EXCLUSIF
Interview de
Leïla Shahid, Déléguée générale
de Palestine en France
Propos recueillis
par Pierre-Alexandre Orsoni
avec la collaboration
de Marcel Charbonnier,
le dimanche 16
septembre 2001.
Le gouvernement
israélien entretient la confusion entre l’Autorité palestinienne et le
terrorisme islamiste. Il profite du climat inédit créé par les attentats aux
Etats-Unis pour intensifier ses attaques militaires contre la population
palestinienne. Depuis le 11 septembre dernier, une trentaine de Palestiniens ont
été assassinés et de nombreux autres, blessés, dans les bombardements effectués
par la marine, l’armée de terre et l’armée de l’air israéliennes. Leïla Shahid,
Déléguée générale de Palestine en France revient sur cette semaine, dont les
conséquences seront décisives pour l’avenir du
Moyen-Orient.
- Quel impact les attentats du 11
septembre dernier, à New York et à Washington, vont-ils avoir sur le conflit
israélo-palestinien ?
- Leïla Shahid : Je pense que l’impact
des attentats - terribles - de New York et de Washington sera, malheureusement,
grave et dangereux. Cette tragédie - qui affectera le monde entier pendant
longtemps - intervient à un moment où le gouvernement d’Ariel Sharon pratique,
depuis sept mois, une politique de répression sans précédent contre les
populations civiles, refusant aujourd’hui tout dialogue politique.
La
coalition de lutte anti-terroriste mise sur pied par le gouvernement américain
afin de punir les auteurs des attentats - auteurs qu’ils désignent comme faisant
partie des réseaux Bin Laden - risque de se transformer en couverture pour les
agissements d’Ariel Sharon, qui souhaite "terminer le travail" qu’il poursuit
depuis sept mois, à savoir : détruire l’Autorité palestinienne et ce qu’il reste
de ses infrastructures et assassiner le plus grand nombre possible de ses
dirigeants. La stratégie d’Ariel Sharon consiste à faire en sorte que le plus
grand nombre de Palestiniens s’enfuient vers la Jordanie : comme on ne le sait
sans doute pas assez, il a toujours prôné, en guise de "solution" au conflit,
l’établissement d’un Etat palestinien en Jordanie, et non en Palestine.
La
seule chose qui retenait jusqu’à présent Ariel Sharon et, donc, l’armée
israélienne, c’était une forme de veto de la communauté internationale, en
particulier de la Communauté Européenne et aussi - dans une moindre mesure - des
Etats-Unis. Mais désormais, tandis que toute l’attention se tourne vers la
tragédie que le peuple américain est en train de vivre et que tous les efforts
de la diplomatie européenne se focalisent sur la mise en place de l’alliance qui
se dessine en vue d’une riposte, je redoute fort qu’Ariel Sharon ne se croie
tout permis. Il a déjà eu le suprême mauvais goût de déclarer à Colin Powell, en
lui présentant les condoléances d’Israël, que si l’Amérique a son Bin Laden,
Israël a le sien, en la personne de... Yasser Arafat !... C’est vous dire à quel
point Sharon ne va pas manquer de profiter de cette campagne antiterroriste
mondiale afin de brouiller les pistes et d’asséner à l’opinion publique mondiale
un amalgame fallacieux entre la résistance palestinienne et le terrorisme,
emboîtant en cela le pas à un Vladimir Poutine qui a d’ores et déjà fait cet
amalgame entre les terroristes islamistes et, pour sa propre chapelle, le peuple
tchétchène.
- Quelle est votre position à l’égard
du terrorisme ?
- Leïla Shahid : Je définis comme terroriste
toute action militaire menée par des individus, des collectivités ou un Etat,
contre des civils innocents. L’Autorité palestinienne a toujours condamné, sans
la moindre ambiguïté, toute action terroriste, que ce soit celles qui prennent
pour cibles des civils israéliens ou celles qui prennent pour cibles des civils
palestiniens.
Il en va, bien entendu, de même en ce qui concerne les
attentats horribles qui viennent de frapper le peuple américain.
La
condamnation par l’Autorité palestinienne de toute forme de terrorisme n’est pas
uniquement morale, elle n’est pas la traduction du seul refus catégorique de
prendre les populations civiles en otages d’un conflit : il s’agit d’une
position politique. Du jour où l’Autorité palestinienne (et avant elle,
l’Organisation de Libération de la Palestine - OLP) a soutenu l’option de deux
Etats côte à côte - un Etat palestinien et un Etat israélien - nous avons
commencé à travailler avec des partenaires israéliens qui reconnaissaient la
nécessité de la création d’un Etat palestinien. A partir de là, toute action
prenant pour cible des civils israéliens, en Israël même, allait à l’encontre du
principe de la coexistence entre Israéliens et
Palestiniens.
- Quelle stratégie, selon vous, les
mouvements terroristes islamistes poursuivent-ils ?
- Leïla
Shahid : Tout d’abord, je pense nécessaire de rappeler que la stratégie des
mouvements islamistes à travers le monde - et pas seulement aux Etats-Unis - est
un détournement total des valeurs de l’Islam. L’utilisation de cette religion,
son détournement pour en faire une idéologie politique : cela est totalement
inacceptable.
Comme par une traduction tragique des lois de la physique qui
veulent que "la nature ait horreur du vide", ces mouvements islamistes
fondamentalistes sont venus prendre la place qu’occupaient les mouvements
progressistes, de gauche, qui existaient dans l’ensemble des mondes arabe et
musulman.
A l’époque où le nationalisme arabe existait (la période
nassérienne en Egypte en fut l’épisode le plus prestigieux) et où il était le
ferment de nombreux mouvements progressistes, l’islamisme politique n’existait
pas.
L’islamisme politique, il faut que vos lecteurs le comprennent, a été
encouragé et soutenu par les Etats-Unis et la CIA au moment de la guerre contre
le régime communiste de Kaboul. Les Américains avaient fait, à l’époque, le
choix de soutenir l’organisation islamiste des Moudjahidin (les Combattants).
Bin Laden, qui les dirigeait, a été, à l’époque, financé, formé à la lutte
militaire et, pour tout dire, utilisé par les Etats-Unis et la CIA.
Une fois
cette guerre terminée, les "reliquats" de ces mouvements islamistes soutenus et
financés par les Américains se sont "recyclés", d’une part, en Algérie, où ceux
que l’on appelle (ce n’est pas un hasard) les "Afghans" mènent une guerre
terrible et horrible aux forces démocratiques et au gouvernement algérien et,
d’autre part, en Bosnie et ailleurs dans les Balkans. Bin Laden, quant à lui,
issu de cette "école américaine de l’anticommunisme" en Afghanistan, se retourne
aujourd’hui contre les Etats-Unis. C’est, hélas, de sa formation reçue à très
bonne école - la CIA - qu’il tire sa diabolique
efficacité.
- Quels moyens existent-ils pour lutter
contre cette nouvelle forme de terrorisme ?
- Leïla Shahid :
Que ce soit au Moyen-Orient ou ailleurs dans le monde, il n’existe pas de
solution miracle. Une solution militaire, motivée par le sentiment de revanche
d’une population meurtrie comme l’est celle des Etats-Unis aujourd’hui, n’est
absolument pas souhaitable. Tout d’abord, parce qu’il est très difficile de
repérer les mouvements terroristes, par définition clandestins, dont la capacité
à se fondre dans la population d’un pays est remarquable. Des bombardements, en
Afghanistan, ne viendraient qu’augmenter les souffrances d’une population
afghane déjà meurtrie par vingt ans de guerre. Il ne faut pas reproduire les
erreurs du passé. Je pense au Soudan, notamment, au bombardement de cette usine
pharmaceutique, que les Etats-Unis soupçonnaient d’abriter un laboratoire de
fabrication d’armes chimiques. Les Américains ont fini par reconnaître qu’ils
avaient agi sur la foi d’une mauvaise information.
Je pense que la seule
façon de lutter contre le terrorisme est d’avoir une politique à long terme, qui
consiste à en éradiquer la "justification" principale, qui est en général une
dénonciation politique de conflits qui ne peuvent être résolus parce que le
droit international n’est pas appliqué partout avec la même détermination ; le
fameux "deux poids - deux mesures"... La communauté internationale ne doit plus
gérer les conflits en fonction de ses intérêts régionaux. Par exemple, le
conflit israélo-palestinien, qui est utilisé par les islamistes comme un terreau
de haine, n’a jamais reçu l’attention qu’il méritait de la part de la communauté
internationale. Le manque de volonté de celle-ci à faire appliquer les
résolutions des Nations Unis - entre autres, les résolutions 242 et 338, prises
depuis des années, et qui exigent le retrait de l’armée israélienne des
territoires qu’elle occupe en Palestine - en est une illustration des plus
regrettables.
A l’inverse, nous avons vu que la communauté internationale
pouvait se mobiliser lorsqu’il s’agissait de libérer le Koweït de l’occupation
irakienne, puisqu’elle s’est engagée dans une véritable guerre mondiale pour
faire appliquer les résolutions des Nations-Unies.
Il est primordial
d’apporter des réponses politiques, si l’on veut isoler efficacement les
éléments extrémistes qui appellent à des actions terroristes. Les terroristes
profitent du malaise produit par des situations comme celles qui perdurent au
Moyen-Orient, notamment.
- Cette nouvelle forme de terrorisme
n’annonce-t-elle pas un "clash" entre civilisations, comme l’avance Hillary
Clinton ?
- Leïla Shahid : Je récuse totalement la vision
d’Hillary Clinton et de tous ceux qui voient dans cette nouvelle forme de
terrorisme un affrontement de civilisations. Ce que nous sommes, hélas, en train
de vivre, aujourd’hui, est le résultat d’un échec politique à résoudre
correctement les conflits sur la Planète, mais aussi à répartir équitablement
les richesses, ce qui aboutit à la constitution d’un marché global qui
fonctionne, en dernière analyse, selon les intérêts des Etats-Unis et en
fonction de leurs exigences. Ainsi, les nations "périphériques" qui, souvent,
comme en Afrique, sont détentrices des ressources les plus importantes du monde,
se retrouvent en position de consommateurs des produits transformés ailleurs et
mis sur le marché par les économies capitalistes. Ainsi le terme de
"mondialisation" manque, à dire le moins, de précision, puisqu’il ne concerne
que ceux qui détiennent la propriété, les moyens de production et les marchés
solvables. Il y a une dimension économique et sociale très importante dans le
terreau humain qui soutient cette forme de terrorisme, en particulier contre
l’Amérique, perçue aujourd’hui (après la disparition du bloc soviétique) comme
la nation qui détient l’hégémonie totale dans le monde, sur les plans financier,
commercial, politique et militaire.
On voit bien que les attentats récents,
aux Etats-Unis, n’ont qu’un but, animés qu’ils sont par la haine : punir (de
surcroît, hélas, des innocents), faire le plus de mal possible. C’est
l’expression d’un refus total, alimenté par la frustration, la marginalisation
des nations dites "pauvres" à travers un certain nombre de contrées et ce n’est
pas un hasard, si ces réseaux terroristes trouvent leurs militants et leurs
soutiens dans une région comme l’Asie du Sud-Ouest, qui a été victime de guerres
terribles, en Afghanistan, au Pakistan, au Cachemire ou bien encore, au
Moyen-Orient...
Il serait très grave, aujourd’hui, de tomber dans le piège de
l’amalgame qui consiste à voir dans les actions des réseaux islamistes une
dimension culturelle qui ferait de l’Islam, en tant que religion, mais aussi en
tant que culture, l’ennemi à abattre pour la culture judéo-chrétienne.
L’Histoire prouve le contraire.
Des "analyses" de ce type contribuent à
alimenter les idéologies des Bin Laden et consorts, lesquels voient en leur
terrorisme on ne sait quelle lutte du monde musulman contre le monde chrétien.
Les confusions, très dangereuses, qu’elles entretiennent, quand elles ne les
créent pas ex-nihilo, bien loin de seulement constituer les tenants et les
aboutissants d’une lecture socio-politique totalement aberrante, aliènent à la
civilisation occidentale énormément de monde dans un monde musulman dans les
plaies duquel elles ne font que remuer le couteau de frustrations accumulées,
celles-là bien réelles.
- Aujourd’hui, le peuple
palestinien commémore le 19ème anniversaire du massacre des camps de réfugiés de
Sabra et Chatila, au Liban. Qu’évoque pour vous cet anniversaire
?
- Leïla Shahid : En ce 19ème anniversaire, la plus grande
tragédie, c’est de penser que l’homme qui a été dénoncé par ses propres soldats
et par une commission d’enquête israélienne, comme étant directement responsable
des massacres de Sabra et Chatila, se retrouve élu Premier ministre du
gouvernement israélien. Il y a là quelque chose qui devrait interpeller le
peuple israélien qui, à cause de sa peur de l’"autre", a fini par voter pour un
criminel de guerre, Ariel Sharon, qu’il avait dénoncé en 1982, année où 400 000
Israéliens avaient manifesté pour réclamer sa démission. Il faudrait que la
population israélienne ait le courage de regarder son histoire en face et de ne
pas faire l’erreur de rejeter trop facilement la responsabilité qui est la
sienne sur le peuple palestinien. La société israélienne doit maintenant savoir
extirper de son sein ses propres démons.
Sur le plan international, à côté de
ce constat affligeant que nous tirons du triste spectacle que nous donne la
société israélienne, il y a des signes très rassurants. En premier lieu, le fait
qu’aujourd’hui, certaines juridictions permettent l’application des conventions
internationales contre la torture, les crimes de guerre et les crimes contre
l’humanité. Le fait qu’Ariel Sharon soit aujourd’hui interpellé par la justice
belge pour les crimes qu’il a commis en 1982 à Sabra et Chatila, qu’Augusto
Pinochet ait été interpellé par la justice espagnole pour ses crimes commis au
Chili et que Slobodan Milosevic soit emprisonné et jugé par le Tribunal
international de La Haye, montre que le respect des conventions internationales
devient un instrument diplomatique plus fort que la "raison d’Etat", et c’est
encourageant.
Quel que soit le résultat de la procédure lancée par la justice
belge à l’encontre d’Ariel Sharon, les victimes palestiniennes de Sabra et
Chatila ont déjà gagné une bataille, du fait que des juges et des magistrats ont
accepté de plaider le cas de Sharon et que lui-même a dû renoncer, il y a
quelques mois, à son déplacement en Belgique, de peur d’avoir à répondre à la
convocation des magistrats.
Par ailleurs, l’affaire qui a entouré la
nomination au Danemark de Carmi Gillon, le nouvel ambassadeur d’Israël, est
encourageante, elle aussi. En effet, la nomination de Carmi Gillon, ancien chef
de la Sécurité intérieure israélienne, a suscité un tollé au Danemark, après
qu’il eût avoué avoir eu recours à "des pressions physiques modérées" (autrement
dit : à la torture) à l’encontre de prisonniers palestiniens.
Ces affaires
ont le mérite d’avoir amené les services israéliens à formuler la recommandation
que l’on évite, à l’avenir, d’envoyer en poste dans certains pays d’anciens
chefs militaires ou d’anciens responsables des services de renseignement,
susceptibles d’être poursuivis pour des actes de torture ou pour des crimes de
guerre perpétrés sur les populations palestiniennes. C’est un progrès dont
doivent se réjouir tous les démocrates dans le monde entier. C’est aussi, pour
les Palestiniens, une reconnaissance des torts qu’ils ont subis et qui n’avaient
pas trouvé, à l’époque, les Tribunaux internationaux susceptibles d’en condamner
les coupables.
Ariel Sharon, tout Premier ministre qu’il est, devra répondre
un jour des crimes de guerre qu’il a commis et qu’il continue encore aujourd’hui
à commettre (jusqu’à quand, jusqu’où ?) contre le peuple
palestinien.
[Droits de reproduction : Cette
interview est libre de droits, elle peut être publiée sans accord
particulier.]
- Renseignements
:
Délégation générale de Palestine en France : 01 48 28 66
00
Pierre-Alexandre Orsoni : 06 84 05 76
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