1. Comment Israël a orchestré la
colonisation "sauvage" par Patrick Saint-Paul
in Le Figaro du jeudi
10 mars 2005
Un rapport officiel dénonce l'implication du
gouvernement d'Ariel Sharon
Jérusalem de notre correspondant - Les autorités israéliennes ont
encouragé et financé en sous-main la construction de colonies dites «sauvages»
en Cisjordanie, celles qui sont jugées illégales même au regard du droit
israélien. L'affaire était un secret de Polichinelle. La publication, hier, d'un
rapport officiel, commandé par le bureau du premier ministre, Ariel Sharon, a
fait l'effet d'une bombe : le document met en lumière le système qui a permis
les dérives. Il recommande d'examiner la possibilité de poursuivre en justice
plusieurs responsables gouvernementaux.
«Les violations de la loi sont
devenues la norme au sein de plusieurs organismes officiels pour ce qui concerne
ces colonies sauvages», a déploré Me Talia Sasson, une avocate auteur du
document. Elle s'est plainte de ne pas avoir eu accès à tous les documents au
cours de ses recherches. Me Sasson a recommandé de transmettre les résultats de
son enquête au procureur général, afin qu'il décide d'éventuelles poursuites. Le
gouvernement doit se saisir du document dimanche lors du Conseil des ministres.
L'exemple le plus marquant est celui de la colonie sauvage de Migron, à
travers lequel la juriste décrit comment une fausse antenne de relais pour
téléphone cellulaire s'est transformée en point de peuplement. En avril 2002,
des colons ont réclamé la mise en place d'une antenne sur une colline. De
nombreux Israéliens habitant en Cisjordanie étant victimes de tireurs isolés
palestiniens sur les routes, l'armée a approuvé sans délai cette mesure visant à
améliorer la communication. Un poteau a été dressé sur la colline, une propriété
privée palestinienne. Un grillage a été installé pour protéger l'antenne. Un
garde a été désigné pour prévenir tout sabotage. Un cabanon a été construit pour
le confort du vigile. Une ligne électrique a été tirée pour l'éclairer. Puis une
route a été construite, pour faciliter l'accès à la zone. Tout cela avec
l'assentiment de l'armée, de l'administration civile et de la compagnie
d'électricité israélienne.
Au bout de quelques semaines, cinq caravanes se
sont installées à Migron. L'armée, qui s'est interrogée un temps quant à
l'opportunité de les déloger, affirme que les caravanes ne disposaient pas de
permis pour s'installer, mais qu'il n'existait pas non plus d'autorisation pour
les chasser. Aujourd'hui, trois ans après les faits, plusieurs dizaines de
familles vivent à Migron. Dans son rapport, Me Sasson note que «les fonds pour
financer les infrastructures de Migron ont été fournis par le ministère de
l'Habitat, qui a investi 4 millions de shekels (696 000 euros) pour aménager le
terrain, y amener l'eau et le tout à l'égout et goudronner la route».
Me
Sasson a évalué à 105 le nombre de colonies sauvages, dont 22 ont été créées
après l'accession au pouvoir d'Ariel Sharon, considéré comme le père de la
colonisation, en mars 2002. Elle affirme qu'aucune colonie sauvage, jugées
illégales au regard du droit israélien alors que le droit international
considère comme illégales toutes les colonies construites dans les Territoires
palestiniens, n'a été évacuée. Pourtant dans six cas au moins, l'armée dispose
de toutes les autorisations nécessaires. Mardi, l'Administration de George W.
Bush a prévenu que si Israël ne respectait pas ses engagements de démanteler
toutes les colonies sauvages construites depuis mars 2001, cela pourrait porter
tort aux relations entre les deux pays et avoir un impact sur l'aide américaine
à Israël.
La secrétaire d'État, Condoleezza Rice, a demandé au gouvernement
israélien de donner suite immédiatement aux recommandations formulées par le
rapport. Me Sasson a suggéré toute une série de réformes et de procédures de
contrôle qui permettraient de mettre fin aux pratiques illégales, recommandant
notamment que le ministère de
l'Habitat soit privé de toute autorité concernant la construction de
colonies en Cisjordanie.
2. Traiter avec les terroristes ? Ce qui compte le
plus est la vie humaine par Giulio Andreotti
on Aprile (quotidien
online italien) du jeudi 10 mars 2005
[traduit de
l’italien par Marie-Ange Patrizio](Giulio
Andreotti est italien, plusieurs fois Président du Conseil italien, sénateur à
vie, ancien dirigeant de la Démocratie Chrétienne, notamment au moment de
l’assassinat Aldo Moro - http://biografieonline.it/biografia.htm?BioID=397&biografia=Giulio+Andreotti.
Voir aussi "L’Affaire Moro" de Leonardo Sciascia aux éditions Grasset - Coll.
Les Cahiers Rouges - ISBN : 2246423627.) Enlèvements. Nous publions
l’intervention du sénateur Andreotti lors du débat d’hier [1] sur la libération
de Giuliana Sgrena et la mort de Nicola Calipari.
Monsieur le Président, je
prends la parole avec embarras car dans des moments comme celui-ci on est plus
enclin au silence et à la méditation. Cependant, il est nécessaire que notre
petit Gruppo senatoriale per le Autonomie [2] n’échappe pas à son rôle,
qui n’est pas corrompu par ces questions préalables de coalition qui
malheureusement nécrosent souvent –mais pas aujourd’hui- notre travail.
La
dernière implication d’italiens dans la chronique noire de l’Irak ne pouvait
pas, à cause du rôle joué par des militaires étasuniens, ne pas susciter des
polémiques et des spéculations bien au-delà du cas particulier. Dans la brièveté
de cette intervention, je ne m’attarderai pas sur cela, parce que, aussi, sans
me référer à toute notre histoire, les américains sont avec nous dans une
Alliance qui fut contestée au départ, mais qui depuis 1976 a recueilli l’accord
de tous les Groupes politiques ou presque. Il n’est pas utile, donc, de répéter
que nous sommes amis.
Je souhaite par contre attirer l’attention du Président
du Conseil sur deux problèmes, avec un petit préambule : l’enquête
italo-américaine sur la triste fusillade constitue une solution sage et
opportune, mais engage aussi à réfléchir sur l’anormalité de la situation
là-bas. De fait, malgré l’existence d’un Gouvernement, fut-il même provisoire,
et après les élections, ce sont les occupants qui doivent mener les enquêtes
sans aucune participation des irakiens.
Je n’ai pas partagé, ces dernières
semaines, les positions de ceux qui exigeaient notre retrait immédiat et, le 30
juin demeurant le terme fixé par la loi de financement que nous avons approuvée,
nous avons l’engagement du Gouvernement de promouvoir rapidement un débat
approfondi sur toutes nos présences militaires au-delà des frontières. C’est à
ce moment-là qu’on approfondira aussi la nature de notre intervention irakienne,
advenue sur la base d’une menace qui s’est avérée dépourvue de
fondement.
Mais je soumets aujourd’hui un autre problème. Ces jours-ci, les
projecteurs internationaux se focalisent sur le Liban. Hier soir, notre
télévision a retransmis le passage d’un discours du président Bush dans lequel
il somme les syriens de quitter immédiatement le Liban, en invoquant les
résolutions de l’ONU.
A part le fait que depuis cinquante ans et plus, les
résolutions de l’ONU pour cette zone sont inappliquées, on ne peut pas oublier
qu’une initiative imprévoyante de l’ambassadeur américain itinérant Habib
aboutît à un accord fragile entre le Liban et Israël, qui coûta la vie au pauvre
président libanais Gemayel. Mais plus encore. Ces jours-ci, on parle beaucoup du
Liban, mais personne ne parle des centaines de milliers de réfugiés
palestiniens, concentrés au Liban même, mal vus par la population libanaise.
Qu’arrivera-t-il à ces pauvres gens si vraiment les syriens se retirent à
l’improviste ? Au moment justement où naissent des lueurs d’espoir entre
palestiniens et israéliens, il convient de faire très attention de ne pas
accomplir de pas hâtifs.
Je me souviens bien de la position de Assad père au
moment de la Conférence de Madrid. Il est juste –disait-il- de prévoir des
ententes bilatérales entre Israël et la Jordanie, la Syrie, le Liban et les
palestiniens, mais la conclusion devait être simultanée. Nous ne sommes pas
disposés à finir comme les Horaces et les Curiaces.
Un pays comme le nôtre
qui a toujours été politiquement très attentif au Moyen-Orient, doit aider tout
le monde à ne pas faire de faux pas. Nous avons toujours apprécié, par exemple,
la position silencieuse de la Syrie à propos de l’occupation de leur
province du Golan.
Vous qui en avez les moyens, Monsieur le Président,
rappelez l’attention du président Bush sur cela. Peut-être que personne ne l’a
jamais informé.
Mais je dois, pour finir, faire une glose. Je ne sais pas
s’il est vrai qu’aient été payées des rançons pour sauver cette vie et d’autres
vies humaines. Je comprends qu’il est douloureux de donner de l’argent à des
malfrats et peut-être même de prendre le risque de les encourager, mais le droit
à la vie, quoi qu’il en soit, prévaut.
A cette occasion, on s’est rappelé que
pendant la détention d’Aldo Moro, le refus de traiter avec les brigadistes -qui
voulaient, à travers cela, devenir un sujet politique en soustrayant la
représentation du prolétariat de gauche au Parti Communiste - étant décidé, il
est pourtant vrai qu’une tentative de rançon se fit, avec notre approbation
totale – notre gratitude, même- au nom du Saint Père Paul VI. Malheureusement,
leur intermédiaire se révéla inefficace ou carrément hâbleur. Il était
nécessaire de ma part que je saisisse cette occasion pour le préciser ici ce
soir.
- NOTES :
[1] Débat à
Montecitorio, Chambre des députés.
[2] Groupe sénatorial pour les
Autonomies, auquel appartenait aussi Gianni Agnelli.
3. Bush tance la Syrie par Jean-Christophe
Ploquin
in La Croix du mercredi 9 mars 2005
Le
président des États-Unis a appelé, dans un discours prononcé mardi 8 mars, les
peuples du Moyen-Orient à prendre avec «courage» leur destin en
main
George W. Bush s’est attardé sur le Liban et sur le conflit
israélo-palestinien mardi 8 mars, dans un discours consacré au Moyen-Orient.
Intervenant devant une assistance spécialisée dans les questions de défense, le
président américain s’est directement adressé au «peuple libanais». «La
dynamique de la liberté est de votre côté et la liberté prévaudra au Liban»,
a-t-il lancé.
Le président américain s’est montré très critique envers la
Syrie, qualifiant de «tactiques dilatoires» et de «demi-mesure» la décision de
repli annoncée samedi dernier par le président Bachar Al Assad et les mouvements
de troupes constatés depuis lors. «Toutes les forces militaires et les agents
des services de renseignement syriens doivent se retirer avant les élections
libanaises, pour que ces élections soient libres et justes», a-t-il martelé. Ce
scrutin législatif est prévu en mai.
George W. Bush a aussi dénoncé le
soutien que la Syrie et l’Iran apportent, selon lui, à des actions terroristes
en Israël. «Le temps est venu pour la Syrie et l’Iran d’arrêter d’utiliser le
meurtre comme un instrument politique et d’en finir avec tout soutien au
terrorisme», a-t-il souligné, mentionnant l’attentat du 25 février dernier à
Tel-Aviv qui a fait six morts, dont le kamikaze palestinien.
Le président
américain a donné les orientations de son administration vis-à-vis du conflit
israélo-palestinien. «Les États arabes doivent en finir avec l’incitation (au
terrorisme) dans leurs médias, couper les fonds publics et privés au terrorisme,
arrêter de soutenir des programmes d’éducation extrémistes, et établir des
relations normales avec Israël, a-t-il détaillé. Israël doit geler le
développement des colonies, aider les Palestiniens à bâtir une économie robuste,
et faire en sorte qu’un nouvel État palestinien soit vraiment viable, avec une
continuité territoriale en Cisjordanie. Les responsables palestiniens doivent
combattre la corruption, encourager la libre entreprise, demeurer une véritable
autorité avec le peuple, et combattre activement les groupes terroristes.»
La stabilité du Proche-Orient passe par une rupture du statu
quo
Sur l’Irak, le président américain a été bref, soulignant que
l’élaboration d’une nouvelle Constitution devra s’y dérouler «sans influence
extérieure».
Dans ce discours tout entier consacré au «Grand Moyen-Orient»,
George W. Bush s’est une nouvelle fois arrimé aux attentats du 11 septembre 2001
aux États-Unis, dressant un parallèle avec l’attaque japonaise sur Pearl Harbor
en 1941 pour indiquer que «deux fois en soixante ans, une attaque soudaine sur
les États-Unis a lancé notre pays dans un conflit total», cette fois-ci contre
le terrorisme. Au-delà de la traque des terroristes, il a expliqué combien la
sécurité des États-Unis exigeait le basculement du Moyen-Orient dans une ère de
«progrès, d’espoir et de liberté».
De passage mercredi 9 mars à Paris, l’un
des responsables du département d’État chargé du Moyen-Orient, Scott Carpenter,
a souligné que les États-Unis n’entendaient pas agir seuls. Il a reconnu que les
Européens avaient déjà mis la démocratisation du bassin méditerranéen à leur
programme il y a dix ans en lançant le «processus de Barcelone». «Nous avons des
partenaires, nous voulons des partenaires», a-t-il souligné devant quelques
journalistes. Selon lui, la stabilité de la région passe par une rupture du
statu quo politique qui a figé l’évolution des États arabes depuis de longues
années.
Scott Carpenter est responsable de l’Initiative de partenariat au
Moyen-Orient (Middle East partnership Initiative), un programme bilatéral doté
de 300 millions de dollars (227 millions d’euros), qui vise à promouvoir la
démocratie, l’économie de marché, une éducation de qualité et l’accès des femmes
aux responsabilités. Ses relais dans les pays arabes sont le plus souvent des
organisations non gouvernementales, parfois dans l’opposition. Les États-Unis,
qui ont lancé par ailleurs l’an dernier au sein du G8 une autre initiative pour
le Moyen-Orient, cette fois multilatérale, envisagent à moyen terme la création
d’un Forum régional.
4. Le triangle
libanais par Richard Labévière
on Radio France Internationale du
mercredi 9 mars 2005
«Le Liban n'est ni la Somalie, ni l'Ukraine ni la
Géorgie. Le Liban, c'est le Liban», lance Hassan Nasrallah à une foule qui
rassemble plus d'un million de personnes -et pas seulement des chiites- à savoir
près d'un tiers du pays. Aucun emblème du Hezbollah, seulement des drapeaux
libanais afin de bien signifier la dimension nationale de cette énorme
mobilisation destinée à répondre, sinon contrer, la vague anti-syrienne qui
semblait submerger le pays depuis l'assassinat de l'ancien Premier ministre
Rafic Hariri.
Les Etats-Unis sont abondamment conspués. La France, un peu
aussi. Et c'est surtout la résolution 1559 des Nations unies qui est dénoncée,
résolution réclamant un retrait syrien total du Liban et le désarmement du
Hezbollah. Depuis plusieurs jours la Syrie a entamé le retrait de ses 14 000
soldats mais personne, ou presque, n'a jugé utile ou possible de rappeler que la
Syrie est aussi un pays occupé, l'armée israélienne campant sur le plateau du
Golan depuis juin 1967. Quant au désarmement réclamé du Hezbollah, il ne tient
absolument pas compte d'un contexte régional qui demeure extrêmement
déséquilibré et qui signifierait que le Liban s'engage, de fait, à conclure une
paix séparée avec Israël.
Depuis le retrait de l'armée israélienne du Sud-Liban, en mai
2000, le Hezbollah a confirmé qu'il est un des acteurs importants de la vie
politique libanaise. Avec douze députés au parlement libanais, l'organisation
chiite incarne également une indéniable capacité de dissuasion appréciée par de
nombreux Libanais. L'armée israélienne ne peut plus attaquer le Liban, à tout
bout de champ, comme elle le fit pendant des années, sans s'exposer aux
représailles des combattants chiites.
On touche ici à la quadrature du triangle libanais. Le premier
côté se constitue, bien-sûr, d'une relation syro-libanaise complexe. C'est à la
demande des Libanais eux-mêmes, au début de la guerre civile, que Damas est
intervenu. Le deuxième côté, on l'a noté, c'est la confrontation entre Damas et
Tel-Aviv avec l'occupation israélienne du plateau du Golan. Enfin, la base du
triangle nous ramène inévitablement à la dimension israélo-palestinienne. Car si
l'attention s'est focalisée sur le désarmement du Hezbollah, n'oublions pas que
400 000 Palestiniens restent cantonnés au Liban, et que cette population pèse
aussi sur l'avenir politique tant qu'elle ne peut regagner son pays.
Il reste difficile, par conséquent, d'envisager une application
pure et simple de la résolution 1559 sans tenir compte de ce contexte régional
triangulaire. Depuis 1948, plus de quatre cents résolutions du Conseil de
sécurité, de l'Assemblée générale ou de la Commission des droits de l'homme des
Nations unies ont été adoptées.
A ce jour, aucune d'entre elles n'a connu le plus petit début de
mise en application et la posture du "deux poids-deux mesures" est de plus en
plus difficilement tenable à l'heure où l'on vante tant les bienfaits irradiants
de la démocratie planétaire.
5. La préparation de la "révolution des
cèdres" - Les plans de l'US Committee for a Free Lebanon
in Voltaire
du mardi 8 mars 2005["Voltaire" est un
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Pendant huit ans, l'U.S. Committee for a Free Lebanon a
patiemment élaboré un dossier médiatique et juridique pour créer la situation
actuelle. Cette association, liée aux phalangistes et proche des gouvernements
israélien et états-unien, a préparé l'attaque de la Syrie et manipulé
l'assassinat de l'ancien Premier ministre Rafik Hariri. Elle est parvenue à
intoxiquer l'opinion publique internationale et à faire croire à la culpabilité
des ba'asistes dans cet attentat. Jusqu'à ce que, hier, un million et demi de
Libanais manifestent contre l'ingérence US et en soutien à la
Syrie.
Le Comité états-unien pour un Liban libre (U.S. Committee for a Free
Lebanon - USCFL) a été créé fin 1997 par un banquier de Wall Street, Ziad K.
Abdelnour. De double nationalité états-unienne et libanaise, ce financier est
issu d'une famille de politiciens libanais : son père, Khalil Abdelnour, fut
député de 1992 à 2000 ; son oncle, Salem Abdelnour, de 1960 à 64, puis de 1972 à
92 ; son cousin par alliance, Karim Pakradouni, est le président des Phalanges.
La création de cette association répondait au vœu des néoconservateurs de «
remodeler le Proche-Orient », elle correspondait à une stratégie formulée à
l'intérieur de l'American Enterprise Institute et de sa branche électorale, le
Project for a New American Century, et coordonnée avec le Likoud israélien via
le Jewish Institute for National Security Affairs (JINSA). L'USCFL était conçu
pour jouer, dans sa zone d'action, un rôle équivalent à l'Iraqi National
Congress d'Ahmed Chalabi pour l'Irak. D'ailleurs, son objectif principal n'était
pas de prendre le pouvoir au Liban, mais de « renverser le régime en Syrie ».
À partir de 1999, le Comité commença à publier le Middle East Intelligence
Bulletin (MEIB). La rédaction de ce mensuel est composée de Michael Rubin et
Thomas Patrick Carroll, sous l'autorité de Gary C. Gambill.
Ces trois hommes
sont connus pour leurs liens avec la CIA. Michael Rubin s'est trouvé pendant
l'année et demi qui a suivi l'invasion de l'Irak, conseiller spécial de Donald
Rumsfeld et de L. Paul Bremer III ; Thomas Patrick Caroll est un ancien agent de
la CIA. Quant au rédacteur-en-chef, Gary C. Gambill, c'est un salarié de la
Freedom House (une officine de l'Agence).
En mai 2000, l'USCL et le Middle
East Forum de Daniel Pipes [1] se sont associés pour créer un Groupe de travail
commun sur le Liban et publier un rapport intitulé Mettre fin à l'occupation
syrienne du Liban : le rôle des États-Unis [2]. Il assure que l'intérêt des
États-Unis est d'utiliser le Liban comme moyen de pression sur la Syrie afin de
la contraindre à accepter l'occupation israélienne du Golan et à cesser de
soutenir les revendications palestiniennes. Il préconise de soutenir
l'opposition libanaise, de prendre des sanctions économiques contre la Syrie,
voire d'engager une action militaire contre elle. À ce propos, le rapport
indique que Washington ne doit pas tarder car Damas serait en train de se doter
d'armes de destruction massive. Rétrospectivement, la lecture de ce document,
passé presque inaperçu à l'époque, surprend par sa franchise. Il emprunte
certains éléments à un projet rédigé en 1996 pour Benjamin Netanyahu, Une
rupture nette : une nouvelle stratégie pour sécuriser le royaume (d'Israël) [3].
La rhétorique et les objectifs de la future administration Bush y sont déjà
entièrement énoncés. Le rapport est signé par les 31 membres du Groupe de
travail, tous des personnalités néoconservatrices ou sionistes. Plusieurs
d'entre eux occupent aujourd'hui des postes clé dans l'administration Bush :
Elliott Abrams [4] est n°2 du Conseil national de sécurité ; Paula Dobriansky
est sous-secrétaire d'État ; Douglas Feith est sous-secrétaire à la Défense ;
Jeane Kirkpatrick est ambassadrice à Genève ; Richard Perle est le conseiller de
l'ombre au Pentagone ; David Wurmser est devenu conseiller du vice-président
Cheney.
En 2002, l'équipe rédactionnelle du MEIB est rejointe par Daniel
Pipes. Du coup, les liens entre l'USCFL et le Middle East Forum paraissent plus
étroits que jamais.
Le 18 avril 2002, le représentant (républicain) du
Texas, Dick Armey, déposait à la Chambre un projet de loi sur la «
responsabilité syrienne » [5] avec son ami Eliot Engel, représentant (démocrate)
du Bronx.
Engel était membre du Groupe de travail conjoint sur le Liban du
MEF et de l'USCFL. Il s'était déjà illustré en menant campagne pour la
reconnaissance de Jérusalem comme capitale d'Israël. Cette initiative est
soutenue implicitement par le président George W. Bush, le 24 juin 2002, dans de
son célèbre appel pour un nouveau leadership palestinien, que l'on sait
aujourd'hui inspiré par le ministre israélien Natan Sharansky [6]. Dès lors, il
apparaît clairement que la stratégie du MEF/USCFL a été adoptée par la
Maison-Blanche : il s'agit de couper le soutien syrien aux mouvements de
résistance palestinien, en utilisant le Liban comme moyen de pression sur Damas.
Cependant, ce texte s'avère insuffisant. Aussi, le 12 avril 2003,
c'est-à-dire deux semaines après le début des opérations militaires en Irak,
Eliot Engel revient à la charge en introduisant un nouveau projet de loi sur «
la responsabilité syrienne et la restauration de la souveraineté libanaise »
[7]. L'article premier en explicite les objectifs :« Pour arrêter le soutien
syrien au terrorisme, mettre fin à son occupation du Liban, stopper son
développement d'armes de destruction massive, cesser son importation illégale de
pétrole irakien et ses cargaisons illégales d'armes et d'autres matériels
militaires irakiens, et ce faisant pour rendre la Syrie responsable des sérieux
problèmes de sécurité internationale qu'elle a causé au Proche-Orient, et pour
d'autres buts » [8]. Les débats parlementaires se voulurent martiaux.
Le 17
septembre, le général Michel Aoun témoigne devant les Représentants et demande
aux États-Unis d'intervenir militairement pour lui rendre le pouvoir qu'il a
perdu quinze ans plus tôt. Pour les membres du Congrès, il était si clair que la
Syrie serait leur prochaine cible qu'ils donnèrent carte blanche au président
Bush pour l'attaquer lorsque cela lui paraîtrait nécessaire. La loi ne sera
définitivement adoptée que le 15 octobre 2003. Mais le dispositif est déjà en
place.
En septembre 2003, David Wurmser, un membre du Groupe de travail
joint du MEF/USCFL, est nommé a cabinet du vice-président Dick Cheney pour
préparer l'attaque de la Syrie. Wurmser et son épouse, Meyrav, ont participé à
la rédaction du projet de 1996 pour Netanyahu. Meyrav est aussi l'une des
fondatrices du MEMRI, une officine de propagande de Tsahal.
Le 5 octobre,
jour du trentième anniversaire de la guerre du Kippour, Tsahal viole l'espace
aérien syrien et bombarde des villages autour de Damas, qui auraient abrité des
« camps terroristes ». Au passage, les avions israéliens vont faire quelques
loopings au-dessus de la maison familiale de Bachar el-Assad, montrant ainsi
qu'ils sont capables de frapper où ils veulent et quand ils veulent le président
syrien.
En novembre, la National Endowment for Democracy (NED/CIA) crée à
Washington un groupe fantoche, la Syrian Democratic Coalition, autour du Reform
Party of Syria, présidé par le marchand d'armes Farid N. Ghadry. Un congrès est
organisé à Bruxelles les 18 et 19 janvier 2004, mais il échoue à trouver une
personnalité à placer à la tête de la Syrie en cas de « libération » par les
États-Unis.
Dès lors, les membres de l'USCFL cherchent à étoffer le dossier
contre la Syrie [9]. Celle-ci est accusée de servir de refuge à Saddam Hussein
en fuite, puis de cacher les armes de destruction massive irakiennes que l'on ne
parvient pas à trouver, puis de relancer le terrorisme palestinien, etc.
L'USCFL active des soutiens politiques à l'étranger en s'appuyant sur les
services du cabinet de relations publiques Benador Associates. Ainsi, une
délégation comprenant Farid N. Ghadry, un représentant du général Aoun et Walid
Phares, rencontre en France les anciens ministres François Léotard, Alain
Madelin et Philippe de Villiers, en juillet 2004.
Il faut aussi préparer des
justifications juridiques. Le 2 septembre 2004, les États-Unis, soutenus par le
Royaume-Uni, la France et l'Allemagne, font adopter par le Conseil de sécurité
des Nations Unies la résolution 1559 enjoignant les forces étrangères
(c'est-à-dire à la fois syriennes et israéliennes) de quitter le Liban.
La
montée de la tension est soigneusement planifiée :
Le 31 mars 2004, Farid N.
Ghadry lance Radio Free Syria depuis la zone turque de Chypre. La station est
évidemment financée par la NED/CIA.
Dans son discours sur l'état de l'Union
du 2 février 2005, le président Bush déclare aux parlementaires : « Afin de
promouvoir la paix dans le Grand Moyen-Orient, nous devons affronter des régimes
qui continuent d'abriter des terroristes et cherchent à se doter d'armes de
destruction massive. La Syrie permet encore que son territoire, ainsi que
certaines parties du Liban, soient utilisés par des terroristes qui cherchent à
détruire toute chance de paix dans la région. Vous avez adopté et nous
appliquons la Loi sur la responsabilisation de la Syrie : nous attendons
du gouvernement syrien qu'il cesse tout appui au terrorisme et ouvre la porte à
la liberté ». [10]
Le 7 février 2005, le Dr Imad Mustafa, ambassadeur syrien
à Washington, est convoqué au département d'État. Il est reçu par le responsable
du département Proche-Orient, David Satterfield, qui le prie de transmettre au
président Bachar el-Assad la « dernière sommation » de retirer ses troupes du
Liban.
Le 14 février, l'assassinat de l'ancien Premier ministre libanais,
Rafic Hariri, donne le signal des opérations. L'attentat est conçu de manière
particulièrement spectaculaire pour frapper les esprits. Dans les minutes qui
suivent, l'USCFL diffuse un communiqué intitulé : Mettons fin au régime
ba'asiste syrien et mettons le président Émile Lahoud et les autres fantoches
libanais à genoux. En voici le texte : « Avec l'assassinat du Premier ministre
Rafic Hariri au Liban, les ba'asistes syriens sont hors de contrôle. Qui est le
prochain ? Les Syriens tuent des Américains, des Irakiens, et des Libanais et
nous sommes toujours en train de discuter avec eux par la voie diplomatique.
S'il vous plaît, rejoignez-nous et soyons entendus autant que nous le pouvons en
écrivant et en intervenant dans chaque média possible pour faire avancer le
calendrier du changement de régime en Syrie. C'est la seule manière de sauver
les États-Unis des politiques extrémistes ba'asistes, de libérer le Liban, et de
sauver les Syriens des nazis ba'asistes. Bien sûr, avec le Premier ministre
Hariri rejoignant l'opposition et formant une équipe avec le leader druze Walid
Jumblatt, cette Coalition allait obtenir la majorité des sièges à Beyrouth et
faire gagner le vote chrétien… c'était la seule manière pour les Syriens
d'arrêter ce processus. Les jours de la Syrie au Liban sont comptés » [11].
Ainsi est lancée, sans aucune preuve et contre toute logique, l'accusation selon
laquelle des éléments incontrôlés du Ba'as syrien auraient organisé
l'assassinat. En quelques minutes, la rumeur est relayée dans le monde entier
par les hommes de l'USFCL, manifestement mobilisés à l'avance.
- NOTES :
[1] « Daniel Pipes, expert de
la haine », Voltaire, 5 mai 2004.
[2] Ending Syria's Occupation of Lebanon :
The U.S. Role
[3] A Clean Break, a New Strategy for Securing the Realm,
Institute of Advanced Strategic and Political Studies, Jérusalem-Washington.
[4] « Elliott Abrams, le gladiateur converti à la Théopolitique » par
Thierry Meyssan, Voltaire, 14 février 2005.
[5] Syrian Accountabilty Act,
H.R. 4483, S. 2215.
[6] « Natan Sharansky, idéologue de la démocratisation
forcée », Voltaire, 7 mars 2005.
[7] The Syria Accountability and Lebanese
Sovereignty Restauration Act, H.R. 1828, S. 982.
[8] « To halt Syrian
support for terrorism, end its occupation of Lebanon, stop its development of
weapons of mass destruction, cease its illegal importation of Iraqi oil and
illegal shipments of weapons and other military items to Iraq, and by so doing
hold Syria accountable for the serious international security problems it has
caused in the Middle East, and for other purposes ».
[9] « La cible syrienne
» par Paul Labarique, Voltaire, 27 janvier 2004.
[10] To promote peace in
the broader Middle East, we must confront regimes that continue to harbor
terrorists and pursue weapons of mass murder. Syria still allows its territory,
and parts of Lebanon, to be used by terrorists who seek to destroy every chance
of peace in the region. You have passed, and we are applying, the Syrian
Accountability Act -- and we expect the Syrian government to end all support for
terror and open the door to freedom.
[11] « End Syria's Ba'athist Regime and
bring President Emile Lahoud and other Lebanese puppets to their knees (February
14, 2005) With the killing of Prime Minister Rafik Hariri in Lebanon, Syrian
Ba'athists are out of control. Who's next ? It is anybody's guess at this time
given the timid policies of the United States vis-a-vis Syria ? Syrians are
killing Americans, Iraqis, and Lebanese and we still "talk" to them through
diplomacy. Please join us in being as voiceful as you can by writing and
appearing on every media outlet you can think of to push for the agenda of
REGIME CHANGE in Syria. This is the ONLY way to save the United States from the
egregious Ba'athist policies, to liberate Lebanon, and to save Syrians from the
Nazi Ba'athists. Obviously, with Prime Minister Hariri joining the opposition
and teaming up with Druze leader Walid Jumblatt, his block was going to win the
majority of the seats for Beirut and win the Christian vote... which was the
only way for the Syrians to stop him. Syria's days in Lebanon are numbered
».
6. Réponse aux chantres de la normalisation
avec Israël par Hannibal Barca
on TUNeZINE (e-magazine tunisien
hébergé à Paris) du lundi 7 mars 2005
Plusieurs personnes ont exprimé
l’idée qu’il fallait normaliser les relations entre la Tunisie et Israël. Que
nous n’avions pas à être plus royaliste que le roi (ou plus palestinien que les
palestiniens), qu’il ne fallait pas se mettre en marge de l’histoire, et
reconnaître finalement en Israël un état légitime consacré par les résolutions
de l’Onu, et bénéficiant du soutien des grandes puissances.
Bref qu’il faut
oublier ce vieux leitmotiv panarabe faisant de la cause palestinienne un fond de
commerce, où dominerait selon leurs dires la démagogie et le manque de
clairvoyance politique.
Plusieurs textes dans les forums tunisiens semblent
converger en ce sens, l’interprétation des faits et de la situation peuvent
certes différer, mais la conclusion est la même la Tunisie devrait ou doit en
toute logique normaliser ses relations avec Israël !
Je tiens à rappeler à
toutes ces personnes qu’une normalisation entre des pays en conflit ne se fait
qu’après et seulement après la conclusion d’une paix, la situation actuelle ne
répond pas à ce critère. Il y a toujours une occupation sur le terrain, une
usurpation des droits et des terres, une paupérisation et une ghettoïsation
délibérée du peuple palestinien, la pratique d’un terrorisme d’État israélien
soutenant un plan de colonisation et de nettoyage ethnique au profit de colons
juifs, à Gaza et en Cisjordanie, toujours en vigueur d’ailleurs. Bref, je ne
comprends pas que certains parlent de paix, c’est une guerre, et la plus sale
qui soit puisque c’est des civils (des deux bords d’ailleurs) qui sont en
majorité tués.
Je passe au deuxième point, à savoir que nous tunisiens
n’avons pas à être plus palestinien que les palestiniens eux-mêmes. Je rassure
ces messieurs, nous ne le sommes pas. Si les palestiniens sont obligés de
négocier face à un ennemi d’occupation, jouissant d’une suprématie militaire et
économique, tel n’est pas le cas de la Tunisie. Notre conflit avec Israël à nous
n’est pas territoriale, il en est un de principes, soit le refus de toute forme
de colonisation, d’occupation territoriale par la force, et la résistance à
toute forme d’usurpation des droits humains et des peuples quelle qu’elle soit.
Pour l’heure, il serait aberrant de réévaluer notre position, vu qu’Israël
transgresse toujours tous ces droits. Établir une normalisation dans ces
conditions reviendrait à renier nos principes, renier notre sens de la justice
et de la dignité, bref tout simplement renier son humanité au profit de vils
gains matériels ou politiques.
La Tunisie, en tant que peuple et gouvernement
se doit de renforcer dans la mesure de ses moyens, la position déséquilibrée des
palestiniens dans leurs pourparlers. Les palestiniens contrairement aux
israéliens n’ont pas de moyens de pression militaires ou économiques pour
influer sur le cours des événements. Leur seule carte de pression encore viable
est l’aspiration ardente des israéliens de jouir d’une forme de sécurité mais
d’une certaine normalité avec une majorité de pays encore hostiles. Cette
normalité recherchée est prioritairement celle d’une reconnaissance et d’une
pacification avec ses voisins directs (le Monde Arabe et la Tunisie). Une telle
normalisation soulagerait stratégiquement Israël, au niveau militaire (baisse
des dépenses, baisse du niveau d’alerte des forces armées), économiquement
(accès aux ressources et matières premières de la région, ouverture de nouveaux
marchés) et politiquement (reconnaissance de l’état, fin de la marginalisation
d’Israël par une partie de la communauté Internationale).
Dans ce contexte,
l’invitation de Sharon à Tunis s’inscrit dans un processus de normalisation de
fait, les palestiniens qui compte sur le soutien de pays comme la Tunisie, perde
leur seul atout et moyen de pression à un moment crucial des négociations.
L’invitation de Sharon dans ce contexte revient à trahir les palestiniens qui
faute de compter sur le soutien d’une stratégie arabe concertée face à Israël
sont laminés, par qui ? Par ceux qui sont sensés être leurs alliés, leurs frères
indéfectibles (Égypte, Jordanie, Tunisie et j’en passe).
Alors prière, qu’on
ne parle pas de normalisation avant la proclamation et l’établissement d’un état
palestinien viable, jouissant d’une réelle souveraineté. Cessons d’avoir une
attitude conciliante et défaitiste, dont la seule conséquence concrète est notre
affaiblissement géostratégique et politique. Tergiverser sur les principes et
condamner ceux qui manifestent actuellement contre la venue de Sharon, est
déplacé, injustifié et indigne. Avec un ennemi on peut négocier mais nullement
capituler.
La négociation suggère l’établissement peut être des contacts mais
jamais l’invitation d’un ennemi au plus haut niveau de représentation
gouvernementale (le premier ministre Sharon), surtout si ce dernier reste
intransigeant et ferme dans ses prises de positions politiques. Ariel Sharon
reste logique et cohérent dans sa dialectique à savoir l’établissement d’une
paix, non pas de justice et de droits, mais une paix fallacieuse, une paix
israélienne ou les palestiniens n’auront que pour seule option d’accepter les
diktats imposés. Sharon et Israël sont fermes dans leurs principes (bons ou
mauvais d’ailleurs), soyons de même. J’espère seulement que le gouvernement
entendra au final l’appel de la raison et surtout celui de son peuple, qu’il
revienne sur sa décision et se sauve, nous sauve, la face d’une humiliation
supplémentaire qu’on peut éviter.
7. Il suffit de lire le journal
par Danny Rubinstein
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du lundi 7 mars
2005
[traduit de l'hébreu Michel
Ghys]
On connaît l’exigence – légitime – d’Israël à
l’égard de l’Autorité Palestinienne de mettre un terme aux incitations
anti-israéliennes dans les médias et dans le système d’enseignement. Depuis la
signature de l’Accord d’Oslo, il y a plus de dix ans, le thème est revenu bien
des fois à l’avant-plan ; les livres scolaires ont été examinés en Cisjordanie
et à Gaza, des commissions communes ont été mises sur pied qui n’ont pas fait
grand-chose et dans presque chaque discours du chef du gouvernement et de ses
ministres apparaît la demande que cesse cette incitation.
L’incitation est
définie par le dictionnaire comme excitation, provocation ou tentation offerte
en direction d’une transgression. Toutefois, celui qui écoute les émissions
palestiniennes de radio et de télévision peut en témoigner : ces derniers temps,
un changement s’y est produit. On n’y trouve plus ce ton véhément comme par le
passé. Mais il y a dans les médias palestiniens, et à foison, des nouvelles sur
ce qui se passe sur le terrain. Des informations détaillées, quotidiennes, sous
des titres dramatiques accompagnés de nombreuses photographies, sur ce que
l’armée israélienne et les colons font en Cisjordanie et à Gaza.
Voici
quelques exemples : tous les jours de la semaine écoulée, les médias
palestiniens ont révélé, avec beaucoup d’insistance, l’existence de deux plans
israéliens, de grande ampleur, visant à l’expropriation de terres arabes et à la
construction de nouvelles unités de logement dans les colonies de Cisjordanie.
L’expropriation porte sur 10 677 dounams appartenant à des villages du sud du
Mont Hébron, en vue de l’érection de la clôture de séparation et de la
construction de 6 400 unités de logement dans les colonies. La source de ces
informations, ce sont les médias israéliens, et elles sont accompagnées des
réactions de porte-parole palestiniens. Il est évident que tout Arabe est rempli
de colère en entendant ces nouvelles.
Et tout ça n’est rien à côté des
dizaines d’informations sur les « petites » injustices qui se produisent en
permanence dans les Territoires. Par exemple : dans la petite ville de Doura,
sur le Mont Hébron, « trois enfants ont été blessés lors de heurts avec l’armée
d’occupation ». « A Hébron, les colons ont renouvelé leur tentative de tracer
une route sur les terres des Arabes ». « Un adolescent du camp de Jénine est
décédé de ses blessures ». « Un enfant de Rafah a été blessé par le tir d’un
char ». « Les bulldozers de l’occupation ont arraché des dizaines d’oliviers à
Maskha, à l’ouest de Ramallah ». « L’armée d’occupation a annoncé son intention
de détruire un bâtiment et trois puits dans l’oued Poukine ». « Des unités
d’occupation ont harcelé un civil de la petite ville de Yata, transformant sa
maison en avant-poste militaire ». « Couvre-feu dans le village de Salam et dans
les villes d’Abou Dis et d’Azzariyeh ». « Très importants retards au barrage
d’Atara ».
Et ce ne sont que deux ou trois exemples pris parmi tout ce qui a
été publié. Ce samedi, il y a eu un déluge de nouvelles et d’images à propos des
heurts qui ont opposé l’armée aux habitants de Beit Sourik, Safa, Balin et Deir
Balout, dans le district ouest de Ramallah. Les habitants de ces villages,
était-il rapporté, tentent de protéger leurs terres contre les projets
d’expropriation de l’armée d’occupation qui menace d’y ériger la « clôture de
séparation raciste ». Les photos montraient de vieux fellah agenouillés pour la
prière du vendredi, des femmes, en robes villageoises, pleurant dans un cortège,
une vieille dame tenant un drapeau, le visage malheureux. Ces comptes-rendus et
ces photos proviennent de journalistes locaux et de l’agence de presse
palestinienne officielle Wafa.
Cette information est devenue routinière,
communiquée dans une langue sèche, toute entière à décrire vol, humiliation,
mauvais traitements à l’encontre de gens sans défense, femmes, enfants, détenus
malades placés en isolement ou dont la détention administrative est prolongée,
encore, et encore. Un Palestinien qui lit et entend, jour après jour, ce déluge
de nouvelles, n’a besoin d’aucune incitation, aucune provocation à l’encontre
d’Israël. Même quand les faits ne l’atteignent pas personnellement, il comprend
parfaitement ce que les autorités israéliennes font à son peuple.
8. Israël, l’antisionisme et
l’antisémitisme par Avi Shlaim
in L'Intelligent - Jeune Afrique du
dimanche 6 mars 2005
(Né en 1945, à Bagdad, dans une famille
juive fortunée, Avraham (« Avi ») Shlaim a grandi en Israël. Historien de
renommée internationale et spécialiste du conflit israélo-palestinien, il
enseigne aujourd’hui au St. Anthony’s College d’Oxford, au Royaume-Uni. Il est
l’auteur de nombreux ouvrages dont le plus connu est sans doute The Iron Wall :
Israel and the Arab World (« Le Mur de fer : Israël et le monde arabe »), publié
en 1999 chez W.W. Norton.)
L'Etat d'Israël fut longtemps un symbole
de liberté et une source de fierté pour tous les Juifs de la diaspora. En raison
du traitement qu’il inflige aux Palestiniens, il est aujourd’hui une honte et un
fardeau pour la fraction libérale de la communauté juive. L’occupation illégale,
depuis 1967, des territoires palestiniens est le problème de fond. Elle a fait
du sionisme, qui était, à l’origine, le mouvement de libération nationale du
peuple juif, une puissance coloniale. Par sionisme, j’entends aujourd’hui les
colons ultranationalistes et leurs soutiens au sein du gouvernement à majorité
Likoud. Ces colons ne sont qu’une petite minorité, mais ils bloquent le système
politique israélien. Le sionisme n’est évidemment pas une forme de racisme, mais
une partie des colons fanatisés sont des racistes éhontés. Leurs excès
conduisent certains à remettre en question non seulement le projet colonialiste
sioniste, dont la caractéristique est de ne tenir aucun compte des frontières de
1967, mais la légitimité même de l’État d’Israël à l’intérieur de ces
frontières.
Le Premier ministre Ariel Sharon incarne cet aspect xénophobe,
agressif et expansionniste du sionisme. L'une des figures les plus emblématiques
du judaïsme est le rodeph shalom, le pacificateur. Mais Sharon est tout sauf un
homme de paix. C'est un homme de guerre, un Rambo juif aux antipodes des valeurs
traditionnelles juives de vérité, de justice et de tolérance. Son plan
d'évacuation de Gaza n'est que le prélude à l'annexion d'une partie de la
Cisjordanie. Sa politique, c'est la confiscation de la terre ; la destruction
des maisons ; l'arrachage des vergers ; les couvre-feux, les barrages et les
postes de contrôle ; la violation systématique des droits des Palestiniens et la
construction illégale du mur de Cisjordanie, qui sert autant à annexer des
parcelles de territoires qu'à assurer la sécurité des Israéliens.
On parle
beaucoup actuellement de l'apparition d'un « nouvel antisémitisme ». La thèse
est, pour faire vite, que la résurgence de l'antisémitisme n'a rien à voir, ou
très peu, avec le comportement d'Israël. L'antisionisme ne serait qu'un nouvel
habit du vieil antisémitisme. Mais, d'abord, qu'est-ce que l'antisémitisme ?
Isaiah Berlin disait qu'un antisémite est « quelqu'un qui déteste les Juifs un
peu plus qu'il n'est nécessaire ». Cette définition malicieuse a le mérite de
s'appliquer aux deux antisémitismes, l'ancien et le nouveau. Mais il faut aller
plus loin. Y a-t-il aujourd'hui des survivances de l'antisémitisme classique ?
La réponse est : oui. L'antisémitisme connaît-il un regain en Europe ? Oui, avec
une force inquiétante. Y a-t-il des gens qui utilisent l'antisionisme comme une
couverture pour leur méprisable judéophobie ? Hélas ! oui encore. Quel est le
poids relatif de la haine d'Israël et de la judéophobie dans le nouvel
antisémitisme ? Je ne sais pas. Ce que je sais, en revanche, c'est que nombre de
personnes de qualité qu'on ne saurait soupçonner d'antisémitisme en veulent
beaucoup à Israël du sort qu'il inflige aux Palestiniens. Il ne fait aucun doute
que l'attitude à l'égard d'Israël évolue à mesure de sa propre évolution vers le
sionisme de l'extrême droite et des rabins radicaux. Pendant les années du
processus d'Oslo, Israël avait les faveurs de l'Occident parce qu'il paraissait
prêt à se retirer des territoires occupés. Son image actuelle est négative non
pas parce qu'il est un État juif, mais parce qu'il transgresse les normes d'un
comportement international acceptable. En vérité, Israël est de plus en plus
perçu comme un État voyou et une menace pour la paix mondiale.
C'est là un
facteur important de la récente résurgence de l'antisémitisme, en Europe et
ailleurs. Et c'est une tragédie qu'un État censé constituer un refuge pour le
peuple juif après l'Holocauste soit aujourd'hui l'un des endroits de la terre où
les Juifs sont le moins en sécurité. Israël devrait évacuer les territoires
occupés non pas pour le bien des Palestiniens, mais pour son bien propre. Et
celui de tous les Juifs du monde. Comme le disait Karl Marx, un peuple qui en
opprime un autre n'est pas un peuple libre.
9. L’occupation, ça suffit. Mais seulement
au Liban par Zvi Barel
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du dimanche
6 mars 2005
[traduit de l'hébreu Michel
Ghys]
La joie qui a saisi les défenseurs de la
démocratie en Israël était compréhensible. Voilà qu’enfin une opinion publique
arabe, ou ce qu’on a coutume d’appeler « la rue arabe », se dresse contre son
créateur, révoque son gouvernement installé et demande à être libéré de
l’occupation pour préserver un Etat indépendant. Il ne s’agit bien sûr pas de
l’Autorité Palestinienne, qui a organisé des élections libres et demande à être
libérée de l’occupation israélienne : elle devra encore parcourir un long
chemin, l’Autorité Palestinienne, avant que la démocratie israélienne
reconnaisse la démocratie palestinienne. Et nous ne trouverons apparemment rien
à lire à ce propos dans la copie de Nathan Charansky sur la démocratie.
Cette
fois, c’est le Liban qu’Israël s’excitait tellement de voir comment il écartait
le gouvernement fantoche lié à la Syrie, au point qu’Ouri Loubrani s’est
empressé de rapporter que des « personnalités libanaises » s’étaient tournées
vers Israël pour les aider dans le processus. Afin que le Liban, si la
démocratie s’y installe, se rappelle à qui il le doit. La nostalgie de l’époque
des phalanges est effectivement dure à porter.
Juste pour modérer ceux qui
parlent des « moments historiques » vécus au Moyen-Orient, le Liban est l’Etat
le plus libre de la région avec un parlement qui a un véritable pouvoir et une
presse et des médias électroniques qui ont dessiné les frontières de la liberté
d’expression bien avant Al Jazira. La satyre contre les régimes y existe depuis
belle lurette, et ses citoyens, plus encore que les citoyens turcs, se
considèrent comme plus occidentaux qu’arabes.
Mais là n’est pas l’essentiel.
Il reste trois Etats occupants au Moyen-Orient : la Syrie, Israël et les
Etats-Unis. Les deux Etats occupants occidentaux exigent maintenant que l’Etat
occupant arabe mette fin à son occupation. En son honneur, ils ont tout fait
pour concocter la Loi sur la responsabilité syrienne [« Syria Accountability Act
»] – une loi permettant d’infliger des sanctions – et rédiger la résolution 1559
des Nations Unies.
Le statut de cette résolution ne diffère pas de celui des
résolutions 242 et 338 qui exigent d’Israël d’évacuer les territoires qu’il a
conquis. A ces résolutions, Israël a opposé un argument légaliste selon lequel
il ne s’agit pas d’occupation mais de libération, ou tout au plus de territoires
administrés. C'est-à-dire, un dépôt. La Syrie a, elle aussi, son argument
littéraire qui ressemble à celui d’Israël : elle a été invitée par le
gouvernement libanais. Quant aux Etats-Unis, ils sont évidemment venus en Irak
pour détruire des armes de destruction massive. Mais en l’absence de telles
armes, ils se contentent de l’établissement d’une démocratie.
Là n’est pas
non plus l’essentiel. L’hypocrisie des Etats occupants n’est pas neuve, et la
tentative de trouver des différences entre un occupant et un autre impose des
tours de passe-passe sémantiques. L’essentiel de ce qui se passe au Liban, du
point de vue israélien, n’est pas non plus la démocratie libanaise dont, pour le
moment, on n’attend pas qu’elle nous rapproche d’un accord de paix entre Israël
et le Liban. Ce qui doit préoccuper Israël, c’est l’effondrement d’un autre
paradigme politique et des services de renseignements, qui veut que la Syrie
contrôle et dirige tout ce qui bouge au Liban. Il se pourrait bien que la Syrie
contrôle difficilement ce qui se passe en Syrie. Durant les années de la guerre
du Liban et les cinq années écoulées depuis le retrait de l’armée israélienne du
Liban, Israël s’est dissimulé le fait qu’à l’intérieur du Liban, agissent des
forces qui peuvent déterminer l’avenir du pays. Des forces qui n’ont pas moins
horreur de la Syrie que d’Israël.
L’idée israélienne était que si on frappait
la Syrie, le Hezbollah se calmerait lui aussi et que peut-être même l’Iran se
montrerait plus prudent. Et tout à coup, il se révèle que même le Hezbollah
avait maintenu des contacts étroits avec le défunt chef du gouvernement
libanais, Rafik Hariri, dans le but de parvenir à un accord politique d’un genre
ou d’un autre. Maintenant, l’opposition se presse chez Hassan Nasrallah pour lui
rappeler que c’est envers le Liban qu’il s’est engagé et pas envers la Syrie.
Cette même organisation terroriste contre laquelle Israël met en œuvre toutes
ses forces diplomatiques, est susceptible de se révéler comme une organisation
qui aiguisera la force politique d’une opposition démocratique que tout le monde
appelle maintenant, et à juste titre, à grands cris. Si le Hezbollah la rejoint,
l’opposition pourra former un gouvernement et faire une belle moisson de voix
aux élections parlementaires.
Tout à coup, est susceptible d’apparaître aux
yeux d’Israël que le relâchement du contrôle syrien sur le Liban renforce le
pouvoir de l’ennemi le plus dangereux, le Hezbollah. Israël a, évidemment, un
moyen de neutraliser la menace du Hezbollah, ou du moins de la réduire. Il peut
se retirer des fermes de Shaba qui ne répondent plus à aucun besoin de sécurité.
Mais pourquoi diable irait-il faire cela ? Que l’occupant syrien commence par
sortir du Liban et après, on verra.
10. Le maire de Londres qualifie Ariel
Sharon de "criminel de guerre"
Dépêche de l'agence Associated Press du vendredi 4
mars 2005, 12h50
LONDRES - Le maire de Londres Ken Livinsgtone
qualifie vendredi le Premier ministre israélien Ariel Sharon de "criminel de
guerre" et accuse l'Etat hébreu de nettoyage ethnique. Dans une tribune publiée
par "The Guardian", Ken Livingstone, déjà auteur d'une remarque controversée
après avoir comparé un journaliste juif à un gardien de camp de concentration
nazi, a également accusé Sharon d'avoir organisé le terrorisme contre les
Palestiniens et mettre les Londoniens en danger en alimentant la colère dans le
monde. A Jérusalem, un responsable des services d'Ariel Sharon a déclaré que les
commentaires du maire de Londres étaient "trop bas pour être relevés". "Ariel
Sharon, le Premier ministre d'Israël, est un criminel de guerre qui devrait être
en prison plutôt qu'à ce poste", écrit notamment Livingstone avant de faire
clairement allusion à l'implication de Sharon dans les massacres de centaines de
Palestiniens dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatilla au Liban en 1982.
"L'expansion d'Israël inclut le nettoyage ethnique", poursuit le maire de
Londres avant de souligner que "Sharon continue d'organiser le terrorisme":
"Plus de trois fois plus de Palestiniens que d'Israéliens ont été tués au cours
des violences actuelles". Livingstone répondait ainsi à un autre article écrit
par Henry Grunwald, le président de l'association des parlementaires juifs
britanniques, exhortant le maire de Londres à présenter des excuses après sa
remarque en direction du journaliste juif.
11. Vincent-Mansour Monteil, un maître de
l'Ecole française d'islamologie par Malek Chebel
in Le Monde du
vendredi 4 mars 2005
(Malek Chebel est
anthropologue.)
Vincent Monteil, grand spécialiste de l'islam, qui
fut militaire puis universitaire, est mort, dimanche 27 février, à son domicile
parisien. Il était âgé de 91 ans.
Il est donc mort le professeur inspiré, le
poète shirazien, l'ami fidèle. Celui qui se convertira à l'islam sous le nom de
Vincent-Mansour Monteil, et qui, des années durant, traversera le monde arabe et
les pays d'islam, d'abord sous les couleurs de l'armée française, puis en tant
que chercheur infatigable, a été l'un des savants les plus féconds de sa
discipline et un des plus pudiques.
Avec sa bienveillance d'un autre âge, son
écriture translucide, ses trouvailles stylistiques et sa profonde connaissance
de la psychologie arabe, Vincent-Mansour Monteil a été la fierté de la
corporation, aujourd'hui en désuétude, des "ethnologues coloniaux" et des
administrateurs de l'armée.
De fait, la première partie de la carrière de ce
brillant soldat, né le 27 mai 1913 à Bellac (Haute-Vienne), lui a permis
d'arpenter les terres ocres de l'Afrique du Nord, jusqu'à Dakar où il séjourna
au milieu des années 1960, et de pratiquer la plupart des idiomes du sud et de
l'est de la Méditerranée, persan compris, allant jusqu'à mettre sa connaissance
du dialecte local au service des autochtones eux-mêmes.
RIGUEUR ET
ÉLÉGANCE
Mais, contrairement à d'autres chercheurs dont la carrière allait
s'arrêter à l'uniforme, Vincent-Mansour Monteil embrassera, à la fin des années
1950, une deuxième carrière, universitaire celle-là, qui débouchera presque
aussitôt sur une troisième - que nous lui connaissons tous -, celle d'auteur et
de traducteur.
En quelques années, l'officier de réserve est devenu le
penseur, l'enseignant, l'écrivain. Plus de trente ouvrages à son actif, tout
aussi riches et substantiels les uns que les autres. Son Islam noir (Seuil,
1982) me semble encore inégalé à ce jour, comme le sont aussi, dans un autre
genre, ses belles fresques ajourées qui ont pour titre Le Vin, le Vent, la Vie
d'Abû Nûwas (Sinbad, 1998) ou, autre merveilleux titre, L'Amour, l'amant, l'aimé
de Hafez Shirazi (Sinbad, 1990).
Les étudiants d'aujourd'hui lui doivent
aussi les Prolégomènes (Al-Muqaddimah) d'Ibn Khaldûn (1332-1406), qu'il
traduisit avec rigueur et élégance dès 1967. Le prénom Mansour, littéralement
"Le Victorieux", a été porté, entre autres, par un grand mystique iranien, sans
doute le plus emblématique de tous, Hussayn ibn Mansour al-Hallaj (857-922).
Ceci explique peut-être cela. En effet, Al-Hallaj a été rendu célèbre en France
par Louis Massignon (1893-1962), c'est-à-dire par l'un des maîtres à penser de
l'Ecole française d'islamologie, à laquelle appartient de plein droit
Vincent-Mansour Monteil.
Cette filiation n'est pas gratuite, et je l'ai senti
dès le premier jour où il m'avait reçu, rue Jacob, à Paris, dans son appartement
gorgé de livres, lorsque nous devions mettre la dernière main à la thèse
d'anthropologie que j'ai soutenue devant lui en 1982. Ce jour-là, celui que nous
appelions encore Vincent Monteil m'avait parlé de Louis Massignon et de Jacques
Berque. Or, dans Parole donnée, un petit livre de la collection 10/18 qui
reprend un certain nombre d'articles de Louis Massignon, et que Vincent Monteil
a préfacé, j'ai retrouvé cette phrase énigmatique du mystique Al-Hallaj que j'ai
entendue chez mon professeur, une "phrase-clé", disait-il : "Deux prosternations
suffisent dans la prière du désir, mais l'ablution préalable doit se faire dans
le sang."
La conversion de Vincent-Mansour Monteil restera ainsi comme "un
sceau en cristal de roche" - c'est encore un mot de lui -, un secret bien gardé.
12. Pas l’Etat, mais la libération
par Amira Hass
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du mercredi 2 mars
2005
[traduit de l'hébreu par Michel
Ghys]
L’excitation qui a accompagné le rejet de la
composition initiale du gouvernement par le Conseil législatif palestinien, la
semaine passée, a voilé le fait que le débat demandé sur les visées du
gouvernement palestinien n’a tout simplement pas eu lieu. On n’a pas vu
contester la manière dont les gouvernements palestiniens, depuis 1994, se
tiennent pour le « gouvernement d’un Etat qui est en route ». Cette conception
des choses a trouvé place à côté de la croyance – qui a été partagée aussi par
beaucoup d’Israéliens – qu’il suffisait qu’un accord nébuleux soit signé pour
créer une dynamique devant forcément conduire en fin de compte à un état. Il
s’agit, autrement dit, de la croyance que la mission de libération du territoire
destiné à cet état s’accomplirait d’elle-même.
Mais la thèse selon laquelle
le processus d’Oslo devait conduire de lui-même à un état palestinien digne de
ce nom, s’est effondrée. Les années d’Oslo ont démontré que les gouvernements
israéliens ont profité de la période de négociations pour approfondir la
colonisation en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Cette construction – qui se
poursuit aujourd’hui encore – sape l’espoir d’un règlement de paix fondé sur un
état palestinien indépendant à côté d’Israël.
Durant les années d’Oslo,
Yasser Arafat et les parrains de l’Accord étaient pressés d’en agir comme s’il
s’agissait déjà d’un véritable état, et pas d’un état qui serait en route.
Arafat aimait le titre de Président de l’Etat de Palestine et il prenait plaisir
à développer les appareils de pouvoir et de contrainte qui sont ceux de vrais
états. Dans le cadre du budget limité, il a continué à verser un salaire honteux
aux travailleurs les plus vitaux pour l’avenir palestinien, en particulier dans
le domaine de la santé et de l’éducation. Il a ainsi renoncé aux conditions
nécessaires à un processus de libération nationale : la création d’une
solidarité sociale et l’investissement dans le potentiel humain de toutes les
classes sociales. Les systèmes de charité et de protection corrompues ont
prospéré parce que l’Autorité a renoncé à toute tentative de créer une société
de bien-être (ce qui signifie un partage équitable des revenus) et par là, de
gagner la confiance de la société.
Les états européens et les Etats-Unis
étaient, eux aussi, tout heureux de voir dans la « Palestine » un Etat. Ils se
sont dégagés de l’obligation oppressante de traiter Israël comme un état
occupant, qui continue de contrôler toute la réserve territoriale de l’état
naissant. Comme à la conférence de Londres, ils ont voué leurs efforts au
contrôle des premiers signes d’écarts et de la corruption de l’administration
palestinienne. Comme à Londres, à côté des slogans sur les deux états, ils ont
accordé à Israël de poursuivre sa corruption parfaitement anti-démocratique : le
vol de la terre du peuple palestinien. Avec leurs généreuses contributions en
faveur de l’Autorité, ils ont régulé et régulent encore les dégâts de
l’occupation.
Ce n’est pas la question de la libération de leur peuple qui a
guidé la pensée d’Arafat et de ses collaborateurs, mais la question du contrôle
sur le peuple. La pensée de la libération signifie que même du côté de
l’opprimé, du peuple sous occupation, il y a un espace de manœuvre dans le
rapport de forces, qu’il faut exploiter en dépit de l’inégalité. Elle ne prône
pas une « lutte armée ». Bien évidemment pas des actions terroristes en Israël,
ni la rivalité dans le genre de celle qui a existé entre les organisations
palestiniennes où c’est à qui parviendra à la meilleure vengeance. Les
opérations de représailles ont démontré leur échec complet pendant ces quatre
dernières années. L’idée de libération n’est pas le renoncement à la
transparence et à la nomination des personnes compétentes aux postes adéquats.
Dans le contexte de l’occupation israélienne, elle signifie l’enrôlement de
toutes les institutions et de la population dans une désobéissance civile
massive et continue. Elle signifie la « nationalisation » de la créativité
présente, individuellement, chez les Palestiniens pour les besoins de leur
combat contre l’occupation israélienne.
La pensée de la libération est
contrainte de poser des défis aux états du monde occidental afin qu’ils se
dégagent du cocktail répugnant créé par Israël – mélange d’occupation, de
colonisation et de discrimination ethnique. Un tel désengagement serait aussi un
véritable soutien à la paix et à l’avenir du peuple juif dans la région. Les
Palestiniens peuvent, par exemple, établir de nouveaux ordres de priorités dans
le transfert des dons pour que ceux-ci cessent de subventionner l’occupation.
Une désobéissance civile signifie de renoncer à investir les dons dans
l’infrastructure inférieure – tant que cet investissement ne pourrait se faire
que dans les enclaves palestiniennes et pas en territoire C – au profit d’un
investissement dans les gens : amélioration des structures d’enseignement et de
santé, accent mis, par-dessus tout, sur les camps de réfugiés et les villages, «
importation » temporaire de l’étranger d’enseignants et de médecins de qualité,
formations de perfectionnement pour les enseignants et les médecins,
identification et ouverture de classes pour tous les analphabètes, allongement
de la journée d’école.
La pensée de la libération métamorphoserait le «
bureau des affaires civiles » qui cesserait d’être un symbole de collaboration
docile avec l’occupation pour devenir l’avant-garde de la désobéissance civile
populaire. Un peuple capable de résister aux bombardements incessants et au
manque chronique de nourriture, pourra trouver des voies pour ébranler la
confiance en soi de la bureaucratie de l’administration civile, avec l’octroi de
permis pour toute action vitale, si ses dirigeants démontrent leur intérêt pour
cette libération et pas pour le cérémonial étatique. Le peuple palestinien est
capable de tenir face à des malheurs terribles : physiques, psychiques et
économiques. Il pourra certainement y résister si ces malheurs sont transformés
en instruments dans le cadre d’une action stratégique à la fois planifiée,
coordonnée et dirigée, qui visera à rompre des règles du jeu qui se limitent à
contrefaire une paix et un Etat, règles qui ont été établies pendant les années
Oslo et qui reviennent nous abuser maintenant.
13. Il tirera et ne pleurera pas par Gideon
Lévy
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du lundi 28 février
2005
[traduit de l'hébreu par Michel
Ghys]
La nomination du général Dan Haloutz comme chef
d’état-major, c’est la nomination de l’homme qu’il faut, quand il faut. L’armée
de défense d’Israël mérite aujourd’hui un homme qui s’exprime sans inhibition
morale, après ces trois années où la fonction a été remplie par un chef
d’état-major dont les actes étaient marqués par très peu d’inhibitions
morales.
Les protestations suscitées à gauche par la nomination de Haloutz
étaient superflues, tout comme la tempête qui avait été soulevée en son temps
par ses propos, lorsqu’il avait déclaré à propos du largage d’une bombe d’une
tonne sur une maison d’habitation à Gaza, que dans de tels cas, tout ce qu’il
ressentait c’était « un léger tremblement dans l’aile de l’avion ». D’un point
de vue moral, il n’y a aucune différence entre Haloutz, homme « de droite », et
son prédécesseur, Moshe Ya’alon, homme « de gauche ». Tous deux sont
responsables de la politique brutale contre les Palestiniens.
Dans ses
déclarations, Haloutz représente fidèlement la politique de la force aérienne et
de l’armée de défense d’Israël de ces dernières années, politique dans laquelle
il n’y a plus place pour les débats moraux sur notre guerre au terrorisme. Selon
cette politique, larguer une lourde bombe sur des maisons d’habitation est un
moyen légitime et juste, et le fait de tuer des civils innocents, dont des
enfants, ne ressemble en rien à la cruauté du terrorisme palestinien. Il faut
mettre un terme à cette hypocrisie. Et donc un chef d’état-major comme Haloutz,
qui dira ce qu’on pense vraiment dans l’armée de défense d’Israël, est
préférable à un chef d’état-major qui se dissimule derrière une trompeuse
honorabilité morale, comme a fait Ya’alon.
Et puis pourquoi ce que ressent un
pilote au moment où il largue une bombe d’une tonne sur des maisons d’habitation
serait-il important ? Dès lors qu’il fait cela, ses sentiments et ses
déclarations n’ont aucun poids. Et même si Haloutz se tourmentait violemment à
l’intérieur de son cockpit en pensant à ses victimes, cela ne changerait encore
rien. Pas même au niveau de l’image morale de sa force aérienne.
La mort
semée par la bombe que le général Haloutz a donné l’ordre de larguer exprimait
bien davantage que tout ce que pouvait lui dire l’aile de son avion. Quand on a
vu les ruines laissées par la bombe qui visait Salah Shehadeh dans le quartier
Daraj de Gaza, le 22 juillet 2002, quand on a rencontré les rescapés, le
lendemain, on ne pouvait plus porter aucun intérêt à ce que pouvait dire le
général. Quand on a vu le berceau brisé d’Ayman Mattar dont le petit corps n’a
été retrouvé que deux jours après le largage de la bombe, on ne pouvait se
consoler avec aucune excuse morale. Quand on a parlé avec Mohamed Mattar, au
milieu des ruines de sa maison, lui qui a travaillé 30 ans en Israël, qui a
perdu dans l’explosion sa fille, sa belle-fille et quatre petits-enfants et qui
a lui-même été blessé comme trois de ses fils, on ne serait pas consolé même par
un commandant moins arrogant que Haloutz. Celui qui avait vu les maisons à
appartements détruites, savait aussi que l’armée de défense d’Israël et la force
aérienne mentaient effrontément quand elles ont essayé, au début, de diffuser
l’argument qu’il n’y avait là que des cabanes dont on ne pouvait pas savoir que
des gens y habitaient. La véritable image morale de la force aérienne apparaît
au milieu des ruines du quartier Daraj bien plus que dans toutes les
déclarations de son commandant.
Dès lors, peu importe ce que dira ou pensera
en son fors intérieur le chef d’état-major Haloutz. Ce qui importe, c’est ce
qu’il fera et, de ce point de vue, on peut estimer qu’il sera exactement aussi
moral que son prédécesseur. Le fait que Ya’alon soit tout à coup dépeint comme
une autorité morale et comme un héros de la Gauche est tout à fait révoltant.
C’est sous son mandat que l’armée de défense d’Israël a adopté à l’égard des
Palestiniens une politique plus cruelle que par le passé, et voyez, ô miracle :
à peine a-t-il été limogé par le Ministre de la défense, lui-même collaborateur
majeur de cette politique, que les dirigeants du mouvement kibboutzique, les
représentants de la morale, sont sortis manifester contre ce limogeage et que,
dans les colonnes même de ce quotidien, Ya’alon s’est vu conféré, dans un
article d’Ari Shavit, le titre de « chef d’état-major de l’intégrité », pas
moins (Haaretz, 24 février). L’homme qui a été responsable de dizaines
d’assassinats, de la destruction de centaines de maisons et de l’emprisonnement
d’un peuple, est décrit comme « l’homme qui incarne un Israël de valeurs, un
Israël intègre, en train de disparaître sous nos yeux ». De quelles valeurs
parle-t-on ? De quelle intégrité ? Quel Israël ?
Il n’y aura plus place pour
cette vertu-là avec la nomination d’un chef d’état-major qui ne présentera plus
une trompeuse façade morale. Haloutz n’est pas un kibboutznik de Grofit, pas un
ancien soldat de Nahal, ni un garçon d’étable occasionnel. C’est un soldat de
métier. Le temps est venu de se dégager de ceux qui tirent puis pleurent, qui
mènent une politique cruelle et jouissent d’une image d’humanité. Haloutz tirera
et ne pleurera pas. Les gens des kibboutz ne manifesteront pas en sa faveur et
les éditorialistes ne pourront pas le décrire comme un personnage modèle, et
c’est mieux ainsi.
La nomination de Haloutz aidera dès lors à arracher ce
qu’il reste du masque de moralité dont se couvre l’armée de défense d’Israël.
Lorsqu’à la tête de la pyramide se trouve un homme qui a formulé ses principes
moraux d’une manière aussi brutale et obtuse, il sera très difficile de
maintenir, dans l’armée israélienne, des journées de discussions sur « les
droits de l’homme », « la pureté des armes », « la dignité de l’homme et sa
liberté », ou de commander un « code éthique » à un philosophe.
Avec la
nomination de Haloutz, le cercle est bouclé dans l’armée israélienne. Maintenant
se tiendra à sa tête un chef d’état-major qui donnera l’expression la plus
exacte de sa véritable image morale. Ce seront maintenant la brutalité et
l’arrogance qui parleront, non seulement dans les comportements sur le terrain
mais aussi dans le bureau du chef d’état-major.
14. Etats-Unis, de l'eau dans leur
bourbon par Pascal Boniface
in Libération du lundi 28 février
2005
(Pascal Boniface directeur de l'Institut de relations
internationales et stratégiques. Dernier ouvrage paru : l'Année stratégique,
Armand Colin, 2005.)
Le fiasco irakien, entre autres,
aura conduit les Américains à parcourir un chemin vers les
Européens.
'est à une véritable opération de séduction que
George W. Bush s'est livré au cours de son séjour en Europe. Confirmant les
messages délivrés quelques jours auparavant par Condoleezza Rice et Donald
Rumsfeld, le Président a voulu enterrer la hache de guerre que l'Irak avait fait
surgir entre Washington et les Européens.
Lorsque la France et l'Allemagne
s'étaient opposées aux projets américains de guerre contre l'Irak, de nombreuses
voix s'étaient élevées pour les mettre en garde contre les dangers qu'elles
couraient à s'opposer à la première puissance mondiale, quelle que soit la
justesse de leurs arguments.
Lorsque la guerre fut terminée, en avril 2003,
les mêmes ou presque recommandaient à Paris et à Berlin de se
joindre à l'occupation militaire de l'Irak, l'opposition aux Etats-Unis pouvant
les exposer à de graves déconvenues. On entendit de nouveau ce genre d'arguments
après la capture de Saddam Hussein en décembre, et après la mise en place d'un
gouvernement provisoire irakien en juin 2004. En novembre 2004, on nous
affirmait que, Bush ayant été réélu, ceux qui s'étaient mis en travers de son
chemin allaient payer le prix de leur dissidence. Or, depuis le mois de janvier,
c'est exactement le contraire qui se produit : Condoleezza Rice, qui parlait de
«punir la France», a fait de Paris le moment fort de son séjour européen. Donald
Rumsfeld s'est moqué de lui-même à propos de la distinction entre vieille et
nouvelle Europe. Et le président Bush a fait assaut d'amabilités tant envers le
président Chirac que le chancelier Schröder.
Cela montre que, si le monde
n'est pas multipolaire (les Etats-Unis n'ont pas de rivaux en terme de
puissance), il n'est pas non plus unipolaire, car les Américains ne peuvent ni
faire face seuls aux grands défis internationaux, ni imposer aux autres leur
agenda stratégique. Il est toujours possible d'avoir une politique différente de
Washington pour peu qu'elle soit fondée sur des arguments qui résistent à
l'épreuve du temps et qui aient un écho auprès de l'opinion publique
internationale.
Si un rapprochement euroaméricain a bien eu lieu, les
Etats-Unis ont parcouru plus de chemin que les Européens. Les réunions au sommet
n'ont pas fait disparaître la longue liste des désaccords (Iran, Chine,
protocole de Kyoto, etc.). Du moins peut-on éviter qu'ils ne dégénèrent en
motifs de crises . Les Américains acceptent de mettre de côté le principe selon
lequel «ceux qui ne sont pas avec [eux], sont contre [eux]». Ils prennent acte
que la situation n'est pas aussi confortable en Irak qu'ils veulent bien le
dire. L'ayatollah Sistani est le net vainqueur des élections, et le candidat
proaméricain, Iyad Allaoui, est le perdant malgré les moyens mis à sa
disposition. Il faudra aussi contenir la poussée sécessionniste kurde. Enfin la
violence n'a pas cessé, loin de là. Ici comme ailleurs, la première puissance
mondiale a besoin du soutien, de l'appui des autres pays.
Les Américains
prennent également acte du caractère vain de leur effort de casser le couple
franco-allemand renforcé par le changement de majorité politique en Espagne qui
a fait basculer la majorité stratégique en Europe. Ils prennent acte, plus que
les Européens eux-mêmes, de la montée en puissance de l' Europe. Les Etats-Unis
ne sont pas devenus un pays multilatéraliste soucieux de respecter le droit
international. Disons que leur slogan «Multilatéraux si nous pouvons,
unilatéraux si nous devons» s'est transformé en : «Unilatéraux si nous pouvons,
multilatéraux si nous devons». Le multilatéralisme est dicté par les réalités
des rapports de force.
Les Etats-Unis maintiennent la même politique avec
une plus grande dose de réalisme moins d'arrogance et un peu plus souriante.
Après avoir mis le feu à l'Irak, ils ont besoin des pompiers des autres
pays.
15. Le Jérusalem de Sirine Husseini
Shahid par Françoise Germain-Robin
in L'Humanité du samedi 26 février 2005
La mère de Leïla Shahid, la déléguée générale de la
Palestine en France, raconte son enfance à Jérusalem dans un livre
particulièrement émouvant.
Une enfance à Jérusalem, c’est ce que raconte le très émouvant livre publié
par Sirine Husseini Shahid (1), qui n’est autre que la maman de Leïla Shahid,
déléguée générale de Palestine en France. Des souvenirs qui nous touchent
d’autant plus qu’ils ont été écrits par une très vieille dame - elle est née en
1920 - aujourd’hui malade, mais qui a voulu, comme un dernier message, faire
savoir au monde que des Palestiniens et des Palestiniennes avaient pu avoir, eux
aussi, des enfances heureuses, pleines de promesses, avant que leur monde ne
s’écroule et que la création d’Israël ne fasse d’eux et d’elles des réfugiés. «
L’espoir d’un avenir meilleur ne peut se nourrir que d’une vraie connaissance du
passé », dit-elle en préambule. « La première chose que je tiens à dire est que
rien ne nous distinguait des autres habitants de cette planète, mais notre
destinée ne fut pas la même. »
Le livre se présente comme une succession de récits d’événements, heureux
ou tragiques - le départ à la campagne avec la rencontre des Bédouins, la mort
de sa petite soeur - et un « recueil d’images » fait de nombreux portraits.
Parmi ces portraits, celui du père, Jamal Al Husseini, occupe une place toute
particulière. La petite fille lui est très attachée. À travers lui, elle
comprend dès son plus jeune âge que son univers, aussi privilégié soit-il, est
fragile et menacé. Elle n’a que quatre ans quand, lui montrant le flot des
réfugiés arméniens fuyant le génocide turc et tout juste arrivés à Jéricho, il
lui dit : « Si nous, Palestiniens, ne travaillons pas de toutes nos forces, ce
sera bientôt à nous de parcourir le monde en quête d’un refuge. » Quelques
années plus tard, ce père visionnaire sera arrêté par les Britanniques puis
exilé, avec d’autres militants nationalistes palestiniens. Il finira par
s’installer avec sa famille à Beyrouth, alors que Sirine n’est encore qu’une
adolescente. Rien, pas même la fortune, n’aura pu leur épargner les chemins de
l’exil et les malheurs qui l’accompagnent, jusqu’à l’éclatement de la famille et
sa dispersion.
On est frappé par l’importance que prennent, dans les récits de Sirine
Husseini Shahid, les maisons de son enfance, jusqu’à en devenir des personnages
vivants. La famille Husseini, l’une des plus illustres de Palestine, en
possédait plusieurs à Jérusalem même, dans les environs, et à Jéricho. Ces
maisons furent toutes confisquées par l’État d’Israël, sauf celle de Jéricho, en
Cisjordanie, où elle retournera plus tard, pour assister sa mère dans ses
derniers moments. C’est là que se situe un moment saisissant, celui où Jamal
Husseini, convoqué par le gouverneur de Jéricho, un juif yéménite qui lui
demande si la paix entre juifs et Arabes lui semble possible, répond en citant
un poète yéménite : « Quand la guerre est jeune, elle séduit les jeunes gens
comme une jolie femme parée de bijoux. Mais lorsqu’elle vieillit et que ses
traits sont défigurés, les jeunes gens s’enfuient, dégoûtés. »
C’était en 1977. Jamal Husseini est mort en 1982. Depuis, la guerre a
encore vieilli.
(1) Sirine Husseini Shahid, Souvenirs de
Jérusalem. Préface d’Edward Said. Fayard (265 pages, 19
euros).
16. Pour les religieux de "Neturei Karta",
l’État d’Israël est contraire à la Torah - "Juifs et arabes peuvent vivre
ensemble", assurent des rabbins ultraorthodoxes à Beyrouth
in L'Orient - Le Jour (quotidien libanais) du jeudi
24 février 2005
La salle de conférences de l’hôtel « Safir Heliopolitan » à Raouché a été
le théâtre hier d’une scène pour le moins rarissime à Beyrouth : la présence,
côte à côte, de représentants du Hamas, de députés iraniens et palestiniens, de
représentants du Hezbollah ... et de rabbins. Des rabbins d’un genre un peu
particulier toutefois puisqu’il s’agissait de cinq religieux ultraorthodoxes
venus apporter leur soutien à la cause palestinienne dans le cadre d’une
conférence sur le droit au retour des Palestiniens.
Difficile de les rater
entre les turbans et les abayas avec leurs papillotes, leurs longs manteaux
noirs et leur chapeau. Hier, cinq rabbins venus des États-Unis et de
Grande-Bretagne, à l’invitation du forum organisé par l’Union internationale
pour la défense de la cause palestinienne, ont créé l’événement. Membres du
mouvement « Neturei Karta » (« Gardiens de la cité »), ces juifs ultraorthodoxes
étaient porteurs d’un message assurément doux aux oreilles des autres
participants, à savoir une condamnation en bonne et due forme du sionisme.
«
Nous sommes ici pour corriger l’idée répandue à travers le monde selon laquelle
Arabes et juifs sont en conflit. C’est une erreur tragique ! Nous avons vécu
ensemble pendant des milliers d’années en paix et en harmonie. Juifs et Arabes
peuvent vivre ensemble ! C’est le sionisme qui a créé, voilà une centaine
d’années, cette rupture entre juifs et Arabes. Or le sionisme est diamétralement
opposé au judaïsme », déclare Yisroel Dovid Weiss, un rabbin de Monsey, dans
l’État de New York, aux États-Unis. « En tant que juifs, nous avons été envoyés
en exil. Et selon la Torah, il nous est interdit d’avoir notre propre État. Leur
terre doit être rendue aux Palestiniens, Jérusalem doit devenir leur capitale et
bien sûr, ils doivent pouvoir revenir sur leurs terres », ajoute-t-il, arborant
sur son manteau un autocollant où l’on peut lire « Juif n’est pas sioniste
».
Étant donné les conditions actuelles, quelle est alors la solution ? «
L’État israélien doit être démantelé car c’est la voie prescrite par Dieu. Nous
devons vivre dans un État en nous soumettant aux règles palestiniennes. Nous
étudions et nous prions pour cela, et cela arrivera un jour. Oslo n’a pas
marché, et rien ne marchera, car Dieu interdit l’établissement d’un État juif »,
assure-t-il.
Des juifs ultraorthodoxes, notamment ceux du parti Shass, ont
toutefois participé à des coalitions gouvernementales israéliennes. « Ils ont
rejoint ces coalitions pour des raisons pratiques, pour ne pas être misérables.
Ils nous ont dit qu’ils lutteraient contre le sionisme de l’intérieur. Mais nous
les avions prévenus qu’ils seraient pris au piège. Et beaucoup d’entre eux
aujourd’hui sont tombés sous l’influence de la propagande qui vise à faire
croire que si les Arabes récupèrent leurs terres, ils tueront les juifs
».
Concernant leur visite à Beyrouth, les rabbins se disent ravis. « C’est un
grand honneur pour nous d’être à Beyrouth. Le Liban a toujours été une terre de
refuge pour nous, et ce depuis l’Inquisition en Europe. Nous remercions les pays
musulmans pour leur hospitalité », a conclu le rabbin Weiss.
L’arrivée du
groupe à Beyrouth n’a toutefois pas été des plus aisées. « On nous avait
expliqué qu’un visa nous serait donné à l’aéroport de Beyrouth. Mais la Middle
East Airlines n’a pas voulu nous laisser embarquer. Ensuite, Air France nous a
orientés vers la Lufthansa. Mais quand nous sommes finalement arrivés à
Beyrouth, nous avons reçu un traitement de VIP », s’exclame le rabbin Aron
Cohen, venu de Grande-Bretagne. Symbole de leur engagement aux côtés des
Palestiniens, des représentants de « Neturei Karta » rendaient de fréquentes
visites à Yasser Arafat, auprès duquel ils s’étaient également recueillis lors
de son hospitalisation à Paris.
Les participants à la conférence semblent
également heureux de cette présence. « Nous n’avons rien contre les Juifs en
tant que peuple et que religion », assure Abdallah Kassir, député du Hezbollah.
« Nous sommes opposés aux sionistes en tant que représentants d’une pensée
raciste visant à asservir les Palestiniens. Mais les juifs appartiennent à une
religion divine et sont une communauté comme n’importe quelle autre communauté
dans le monde que nous respectons et avec laquelle nous pouvons coexister »,
ajoute-t-il.
« Notre conflit à nous Palestiniens n’est pas avec les Juifs,
renchérit Oussama Hamdane, représentant du Hamas à Beyrouth. Notre problème
concerne l’occupation sioniste. »
Présents pour une semaine à Beyrouth, les
rabbins devraient visiter le camp de réfugiés de Sabra et Chatila.
17. Le bercail de Bush par Luciana
Castellina
in Il Manifesto (quotidien italien) du mardi 22 février
2005
[traduit de l'italien par
Marie-Ange Patrizio]
(Luciana Castellina, plusieurs fois élue député (PCI
puis Rifondazione Comunista), est une des fondatrices du journal Il
Manifesto, et membre du comité de rédaction de La rivista del
manifesto.)
Il n’est pas vraiment exact, comme on l’a dit ces jours ci,
(peut-être pour donner encore plus de relief à la mission de Bush en Europe) que
la visite d’hier a été la première qu’un président américain ait faite aux
institutions européennes. En 1985, quarante ans après la fin de la guerre,
Ronald Reagan vint même parler au Parlement européen. Mais comme on était au
fort de l’installation des missiles, une grosse tranche de l’assemblée de
Strasbourg accueillit son discours en montant debout sur les bancs, avec des
pancartes sur la poitrine, qui disaient « non » et réclamaient le désarmement.
Parmi eux, non seulement l’extrême gauche mais aussi de nombreux, et influents,
députés socio-démocrates, anciens ministres, ou ministres : anglais, allemands,
grecs, espagnols. Cette fois – les temps ont changé- tout le monde semble
beaucoup plus « correct » (du reste la rencontre a été restreinte aujourd’hui
aux représentants des exécutifs)) ; mais il n’est pas vrai du tout que le
sourire inédit arboré par Condoleeza Rice et le ton captivant de Bush aient
ramené tout le monde au bercail atlantique, malgré les termes courtois de
circonstance. Le plus franc est le chancelier allemand, qui du reste avait déjà
exprimé ses humeurs il y deux semaines à la conférence pour la sécurité de
l’OTAN, à Munich, en proposant qu’une commission d’experts indépendants
étudie une réforme de l’institution méritante, dont le statut est désormais,
depuis des décennies, totalement privé de toute correspondance avec la
réalité. Et ceci afin que l’Europe compte davantage et qu’ainsi se crée un lieu
où les américains discutent leurs projets mondiaux, tous décidés aujourd’hui de
façon unilatérale. Mais Rumsfeld, qui avait tout de suite abandonné sa nouvelle
jovialité, lui avait répondu sèchement que les américains faisaient ce qui leur
semblait bon. Même les polonais, champions de la nouvelle sujétion à
Washington, se sont mis en colère. Et quand la nouvelle délégation Us a
développé ses dernières idées sur ce qu’il y aurait à faire en Irak,
c’est-à-dire : un « contrat entre Etats-Unis et Europe » dans lequel cette
dernière devrait engager et entraîner 5 000 fonctionnaires et 25 000 policiers
irakiens ; verser un milliard de dollars pour reconstruire tout ce qu’ils
avaient, eux, détruit dans le pays et annuler 50 pour cent de sa dette, c’est le
chancelier Helmut Schmit, toujours très autorisé, qui a pris la plume pour dire
qu’il fallait en finir avec l’utilisation de l’alliance atlantique pour « des
actions destinées à la diffusion de la liberté et de la démocratie au-delà des
frontières géographiques » ; que, bien que les européens craignent la
prolifération des armes nucléaires, ils sont conscients qu’ « un espoir dans ce
sens ne pourrait s’obtenir que si c’était les états privilégiés par le Traité
qui donnaient le bon exemple », ceux qui les détiennent déjà, Etats-Unis en
tête, « à travers une autolimitation efficace » ; que pour Bush il ne sera pas
facile d’ « effacer l’impression que Washington, même dans l’avenir aura
tendance à agir sans égards vis-à-vis des traités et des institutions
internationales, encore moins vis-à-vis de l’UE » ; enfin qu’il serait bon de
faire comprendre « à l’opinion publique américaine que nous, européens, ne
voulons pas être des vassaux ».
Au-delà des belles paroles que Bush a prononcées à Bruxelles, il n’a en
effet pas changé d’une virgule la substance de sa ligne qui se heurte maintenant
à pas mal de pays (en plus de la grande majorité de l’opinion publique de notre
continent). Sur des points non secondaires : avant tout la perspective néfaste
d’une extension sans limites de la guerre préventive, qui voit déjà Syrie
et Iran comme premières victimes, mais, dans une perspective à plus longue
échéance, n’exclut pas non plus de sa liste la Chine, devenue
dangereusement compétitive sur le marché mondial. En échange d’un renoncement à
la possession d’armes nucléaires, la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne
ont en fait offert à l’Iran un accord économique qui prévoit une aide
technologique et financière ; à la Chine, ils ont promis de mettre fin à
l’embargo sur les armes (que bien sûr nous préfèrerions qu’ils n’aient pas, mais
il est difficile de le soutenir si les autres l’ont et que déjà certains sont
prêts à l’avoir parmi les états voyous). Sur ces deux points, l’administration
américaine a fait comprendre qu’il ne fallait même pas en parler, affirmant que
dans les deux cas une action militaire punitive n’était pas à exclure (comme du
reste signer le protocole de Kyoto ou renoncer au statut privilégié de ses
soldats de par le monde, non soumis à la justice comme le reste du commun des
mortels). Il ne s’agit pas de détails. En ce moment se joue une partie décisive
: ne pas le voir tout de suite et ne pas dénoncer le danger que court le monde à
cause de cette folle stratégie de guerre sans fin signifie conforter Washington
dans l’idée que l’Amérique peut désormais faire ce qu’elle veut. Les
divers votes sur la présence militaire en Irak ont d’ailleurs cette
signification : ne pas légitimer une telle ligne, arrêter la chaîne des «
agressions » menées au nom de la démocratie. Répondre avec des sourires cordiaux
aux sourires de Condoleeza Rice et de son président, est dangereux.
Malheureusement, et même un politologue américain pro européen mais appartenant
à l’establishment comme Arthur Shlesinger, l’écrit, en ce moment nous ne pouvons
pas ne pas être pessimistes ; d’autant plus au moment où en Irak, à Ramadi, se
prépare une deuxième Falluja. Difficile franchement, face à ce scénario, de
comprendre l’optimisme de Romano Prodi qui, à propos de la stratégie du sourire
inaugurée avec ce voyage par la Maison Blanche, a parlé d’ « un pas
extraordinaire, d’une nouvelle phase de dialogue ». Il n’est malheureusement pas
isolé : une large tranche des Ds paraît aussi être pathétiquement séduite, à la
différence d’une grande partie de ses camarades européens, bien plus
prudents.
18. Stratégies en Palestine : un château croulant en
Espagne, des plans sur la comète par Michael Neumann
on CounterPunch
(e-magazine étasunien) du lundi 21 février 2005
[traduit de l’anglais par Marcel
Charbonnier]
(Michael Neumann est professeur de philosophie à l’Université
Trent, dans l’Ontario, Canada. Ses opinions ne sont pas représentatives de
celles de son université. Son livre What's Left: Radical Politics and the
Radical Psyche vient d’être republié par Broadview Press. Il a contribué à
l’essai « What is Anti-Semitism » [Qu’est-ce que l’antisémitisme ?] ainsi qu’à
l’ouvrage édité par CounterPunch : The Politics of Anti-Semitism. On peut le
joindre à son adresse courriel : mneumann@trentu.ca.)Dans
la période à venir, nous allons sans doute assister à la répétition d’un certain
pattern en Palestine. Diverses avancées vers la paix et négociations vont se
poursuivre.
Israël va faire des gestes de bonne volonté. Mahmoud Abbas
apportera des réponses gratifiantes, et entrera en conflit avec des groupes
divers, dits activistes ou encore extrémistes. Enfin, mais nullement moins
important, il y aura des attaques palestiniennes contre des Israéliens : des
soldats, des colons, voire même des civils, en Israël proprement dit.
A
l’extrême droite, la réaction à ces événements se caractérisera par une
indignation extrême et par des débordements. Les Israéliens modérément à droite,
les racistes chaleureux et les musulmans de service chouchous de l’Occident
parleront avec une douleur pleine de compassion de la mentalité retorse des «
Arabes ». Plus près du « centre » et en allant un petit peu vers la gauche, nous
entendrons beaucoup parler de « haine » et « des fanatiques » en train de casser
la baraque des Bons Palestiniens.
Puis nous arrivons à la gauche du spectre
politique : c’est là où l’analyse se difracte en diverses directions. Là, on
nous dit que les Israéliens sont tout simplement aussi mauvais que les autres,
non sans embarras, car on fera tout pour énoncer clairement l’implication
évidente que les Palestiniens, en ce cas, doivent être eux-mêmes « mauvais ».
Nous aurons droit à quelques psychologismes au sujet des mentalités des peuples
marginalisés, ghettoïsés, opprimés. Nous entendrons des explications sur la
manière dont le fanatisme du Hamas trouve son homologue dans le fanatisme
chrétien de l’Occident. Nous entendrons opposer beaucoup de réfutations peu
convaincantes à l’aveu de mauvaise interprétation. Ainsi par exemple, le «
problème », ce ne serait pas la violence palestinienne, mais le fait que les
Etats-Unis fournissent des bulldozers blindés et d’autres armes à Israël. Nous
entendrons un tas d’excuses justifiant les attaques, pour la bonne raison que
des excuses sembleront appropriées à la situation.
Mais, dans tout ceci, un
message sous-jacent sera véhiculé par des auteurs de toutes obédiences
politiques, parfois peu intelligemment, la plupart du temps au moyen de
sous-entendus et de préjugés, mais aussi parfois tout de go, à haute et
intelligible voix, en particulier lorsque des gringalets « amis » des
Palestiniens offriront généreusement de partager avec nous leurs audacieuses
visions stratégiques, glanées sur les campus bucoliques des universités
américaines. Le message sera le suivant : soit les Palestiniens sont fous, soit
ils sont idiots. Plus vous passerez de la droite à la gauche, plus « les
Palestiniens » seront vilipendés – oh, pas tous les Palestiniens : non,
simplement ceux qui sont favorables aux attentats. En continuant dans la même
direction, vous entendrez tout d’abord que « les Palestiniens » seraient de vils
antisémites poussés par la haine, puis que la plupart d’entre eux sont des gens
charmants, mais qu’il y a ces fanatiques, enfin que ces connards de Palestiniens
recommencent leurs conneries. Et les gens vont demander : « Pourquoi ? Pourquoi
? » Les réponses contraindront le fondamentalisme islamique à de profondes
ruminations, avec un petit peu de Franz Fanon pour épicer le plat.
Autre
théorie possible sur les raisons qu’auraient les Palestiniens de continuer à
procéder à des attaques : les Palestiniens sont rationnels. Le fait que ces
attaques soient une réponse logique ne signifie ni qu’elles soient justifiées,
ni qu’elles soient efficaces ; cela signifie simplement qu’une personne dotée de
raison peut être amenée, à l’analyse des alternatives offertes aux Palestiniens,
à le penser. Les attaques palestiniennes peuvent être une réponse erronée, pour
toutes sortes de considérations stratégiques que je n’ai pas la prétention de
connaître : personne ne saurait affirmer connaître l’effet sur leur sort final
d’une stratégie palestinienne quelle qu’en soit la nature. Mais parmi toutes les
stratégies incertaines que les Palestiniens pourraient adopter, la continuation
des attaques n’est certainement pas la plus stupide ni la plus suicidaire, et
elle ne saurait par conséquent être écartée au motif de fanatisme. Même si des
fanatiques « sont derrière » ces attaques, les Palestiniens ordinaires et
rationnels auraient de bonnes raisons, quand bien même elles ne seraient pas
décisives, d’adopter une telle stratégie.
Pour comprendre la rationalité
inhérente à la réponse palestinienne, il n’est pas inutile de comparer la
Palestine à l’Algérie du début des années 1960. Dans ce pays, aussi, la
population indigène combattait une puissance occupante et des « colons » bien
implantés. Les Français ayant fini par comprendre qu’ils ne pourraient pas
éliminer les révolutionnaires indépendantistes algériens, il y eut des
négociations, qui durèrent pas mal de temps. Les colons tentèrent par tous les
moyens de saper ces négociations au moyen d’une campagne de terreur ; les
Algériens ne les ont pas imités. Pour quelles raisons la situation dans les
territoires (palestiniens) occupés est-elle différente ?
La différence –
cruciale – tient à ce qu’en Algérie, tout au moins du point de vue des
révolutionnaires, la situation était statique. Les colons n’étendaient pas leurs
activités de colonisation. En Israël, non seulement ils les étendent, mais ils
les étendent au-delà de leurs besoins d’espace « vital » ! Comme l’indique le
mouvement pacifiste israélien Gush Shalom, « Bien qu’il y ait quelque 3 700
maisons inoccupées dans les colonies juives de la bande de Gaza et de
Cisjordanie, ce sont pas moins de 6 130 maisons supplémentaires qui sont
aujourd’hui en chantier. Dans la plus grande colonie de Cisjordanie, Maale
Adumim, 47 % des unités d’habitation n’ont toujours pas trouvé acquéreur, et ce
chiffre culmine 97 % dans la colonie de Givat Ze’ev, au nord de Jérusalem ». La
journaliste israélienne Amira Hass nous informe du fait que la dépossession des
Palestiniens continue, en application d’une véritable politique gouvernementale.
« A partir de juillet 2005 », explique-t-elle, « les Palestiniens habitant à
Jérusalem Est, titulaires de cartes d’identité israéliennes, ne seront plus
autorisés à se rendre à Ramallah. C’est (en effet) à cette époque que le mur
sera achevé, ainsi que le point de passage de Kalandia, du type Erez, situé dans
la profondeur du territoire palestinien. Seuls ceux d’entre eux qui obtiendront
une autorisation (israélienne) de pénétrer en territoire palestinien (et
l’expérience a montré à quel point c’est difficile) pourront franchir ce point
de contrôle. J’ai demandé au bureau du cabinet du Premier ministre et à l’armée
israélienne si cette mesure ne risquait pas d’entrer en contradiction avec deux
développements récents : a) la permission accordée aux résidents palestiniens de
Jérusalem Est d’aller voter aux élections destinées à la désignation du chef de
l’Autorité palestinienne et, b) la possibilité d’un retour du calme et de la
reprise des négociations sur le statut définitif. Je n’ai pas reçu de réponse…
Ce silence assourdissant, tout comme les bulldozers et les militaires qui
empêchent d’ores et déjà les Palestiniens hyérosolomitains de se rendre à
Ramallah, nous indiquent qu’Israël poursuit son plan : Jérusalem Est sera
séparée de Ramallah et, bien entendu, de Bethléem. »
Le tracé du mur
israélien « de séparation », qui devait initialement suivre la frontière de 1967
[la « ligne verte », ndt], serpente désormais en Cisjordanie, et pas seulement
autour de Jérusalem, faisant de l’accaparement des terres par les colons un fait
accompli lourdement imposé sur le terrain. En Palestine, de ce fait, la
situation – le « statu quo » - est loin d’être statique. Les Palestiniens qui
poursuivent leurs attaques n’essaient nullement de « casser » tout ce qui
pourrait ressembler, de près ou de loin, à un quelconque processus de paix : ils
tentent de contrer un processus d’incrustation (des colons) qui travaille
constamment contre eux, et sur lequel le processus de paix – il l’a amplement
démontré – n’a absolument aucun effet.
Les gestes de bonne volonté d’Israël –
aussi sincères soient-ils – concernent tous les aspects possibles et imaginables
du problème, sauf le principal : l’incrustation. Des checkpoints sont supprimés
ou allégés, des troupes sont retirées, des prisonniers sont élargis. Certaines
colonies sont évacuées. Mais l’activité de colonisation se poursuit au même
rythme, grosso modo, qu’avant et les colonies continuent à s’agrandir, comme en
compensation : on assiste à un véritable phénomène de vases communicants. Ceci
se traduit, jusqu’ici, par des souffrances toujours accrues pour les
Palestiniens : moins de terres arables, moins de revenus, des conditions de
déplacement plus difficiles, des services sanitaires en constante dégradation,
la malnutrition et l’implantation de populations hostiles, protégées par l’armée
israélienne et arc-boutées à chasser les Palestiniens des derniers pieds carrés
de terres qui leur restaient.
Quant à l’avenir ? C’est simple : les colonies
s’inscrivent dans une politique israélienne, qui ne date pas d’hier, consistant
à créer des faits accomplis servant à étendre un Etat juif absolument unique en
son genre, aux dépens de l’autre population de cette région. Ce fut la
raison pour laquelle les premiers sionistes se sont acharnés à encourager une
immigration juive illimitée en Palestine et pour laquelle, en 1948, Ben Gourion
transféra d’énormes superficies de terres d’Etat au Fonds National Juif. C’est
aussi pourquoi en 1967 les colonies ont été encouragées. De nos jours, ce
processus est tombé dans une large mesure aux mains de juifs fanatiques, venus
essentiellement des Etats-Unis, qui s’acharnent à « rédimer » la Palestine et à
« reconstruire » un empire juif, lequel n’a d’ailleurs jamais existé
historiquement - c’est aujourd’hui une quasi certitude.
De ceci, il découle
que tout ce qui nous est présenté comme une pause dans le conflit n’est en
réalité qu’une situation dans laquelle les Palestiniens sont contraints de
rester assis sur leurs mains, tandis que l’incrustation mortelle des colons
continue au même rythme qu’auparavant. Et à quelle fin ? Sans doute pour
s’enthousiasmer sur le genre de processus de paix qui a échoué tellement de fois
déjà, dépourvu non seulement de garanties, mais même de la moindre assurance
qu’il y aura un gel de la colonisation… Tandis que les Palestiniens doivent se
contenter d’un château en Espagne toujours plus réduit, les colons se voient
accorder l’autorisation de s’accaparer autant de territoires qu’ils le peuvent,
impunément. Même là où les colonies ne peuvent plus s’étendre, ils déploieront
des efforts acharnés afin de s’enterrer eux-mêmes si profondément que les
enclaves israéliennes en Cisjordanie, qui empêchent la création d’un Etat
palestinien viable, deviendront irréversibles. Sans attaques (palestiniennes),
et avec des négociations en cours, le mouvement colon aura beaucoup plus de
facilités à trouver de nouvelles recrues pour ses activités de déplacement de
populations. De plus, les colons actuels ne verront plus aucune raison
d’envisager de partir – ce que très peu d’entre eux font, d’ailleurs, pour le
moment. Des « faits accomplis sur le terrain » plus amples, plus forts, plus
étendus seront créés, minute après minute, et tous les Israéliens ordinaires,
dont la plupart honnissent les colons, cesseront de se plaindre : en effet, il y
aura moins de violence, moins de risques pour les militaires et moins de
dépenses budgétaires : donc moins de motifs de mécontentement.
Pendant ce
temps-là, les Palestiniens, impuissants et enfermés dans les restes de leur
territoire surpeuplés d’une manière affolante, seront encore un peu plus
pressurisés, et encore un peu plus, et encore un peu plus… Jusqu’à quand les
Palestiniens continueront-ils ainsi à capituler, à souffrir une défaite
s’aggravant lentement mais sûrement ? Eh bien, tous les gens qui sont impliqués
dans le processus de paix assurent (en s’en réjouissant) que cela prendra du
temps, beaucoup de temps. Personne ne se risque à faire de pronostic. Le 13
novembre dernier, le Washington Post a annoncé que « Le Président Bush s’est
fixé pour but, hier, d’assurer la création d’un Etat palestinien pacifique et
démocratique, aux côtés d’Israël, avant la fin de son deuxième mandat, en 2009 »
[http://www.washingtonpost.com] [Soit : dans quatre ans]. La moitié de ce délai,
ce serait déjà bien trop long, pour les Palestiniens, car cela donne aux colons,
leurs ennemis, carte blanche pour intensifier un processus de dépossession déjà
dévastateur.
Dès maintenant, il est fréquent qu’on entende des commentateurs
(et même des commentateurs soi-disant « pro-palestiniens ») affirmer que les
colonies sont trop bien établies pour pouvoir les démanteler. Alors qu’en
sera-t-il a fortiori dans un ans, dans deux ans ou dans cinq ans, délais durant
lesquels le mouvement des colons aura carte blanche ? Que se passera-t-il si, en
dépit d’un arrêt de toute attaque (palestinienne), le processus de paix
s’effondre et laisse les colonies ainsi renforcées en place ? C’est là une
réelle possibilité, que seul un fou pourrait écarter.
Il est irrationnel de
renoncer à vous défendre alors même que votre ennemi poursuit son agression.
Même s’il y avait un gel total de la colonisation, la destruction de la
Palestine n’en ferait pas moins un endroit où les Palestiniens auraient de moins
en moins d’espoirs de pouvoir y édifier un jour leur société.
Ce qui est
rationnel, c’est poursuivre la résistance, continuer à rendre la vie des colons
invivable, continuer à exercer la pression sans laquelle il n’y aurait jamais eu
aucune concession israélienne, pour commencer. Si cette pression cessait, les
colons se terreraient encore plus profondément en Palestine, laissant de moins
en moins de terres et de moins en moins d’espoir aux Palestiniens.
Cela ne
signifie pas que la continuation des attaques soit la meilleure politique
possible.
Peut-être cette meilleure politique possible consisterait-elle à
manifester pacifiquement, avec des fleurs dans les cheveux ? Tout est
envisageable. Mais la poursuites des attaques est une politique rationnelle ;
c’est une politique qui a autant de chances de réussir que n’importe quelle
autre.
Pour comprendre cette réponse à la situation, il n’est nul besoin de
comprendre quoi que ce soit à l’Islam, au fondamentalisme musulman ou à je ne
sais trop quels traits spécifiques de la culture palestinienne, et encore moins
à la psychologie de la haine.
Il suffit simplement de voir dans les
Palestiniens des êtres humains dotés de raison.
19. Le remodelage du Moyen-Orient par Béchir
Ben Yahmed
in L'Intelligent - Jeune Afrique du dimanche 20 février
2005
Le Moyen-Orient est réputé « compliqué » et, plus que d'autres
parties du monde, sécrète en permanence « du bruit et de la fureur ».
Si
vous avez du mal à trouver la signification de ce qui s'y passe en ce moment,
prenez ceci pour fil conducteur : tout procède du plan de remodelage de la carte
de la région par les États-Unis et Israël.
Bush et Sharon ont décidé de
conjuguer les moyens de leurs deux pays pour refaçonner le Moyen-Orient. Il
s'agit, pour eux, d'en éliminer ou de réduire toutes les forces hostiles à
l'Amérique ou à Israël, et de les remplacer par des entités favorables.
Rien
de moins.
Ce qu'ils ont fait en Irak depuis deux ans, ce qu'ils ont initié
en Palestine il y a deux mois et ce qu'ils entreprennent en ce moment même pour
régler son compte à la Syrie entrent dans ce cadre. Ils sont aidés
principalement par Tony Blair et Silvio Berlusconi - et bénéficient de la
passivité-inertie des dirigeants arabes : apeurés, ces derniers préfèrent
courber l'échine, attendre que « ça se passe... ».
1. L’Irak
: c’est le 9 avril 2003, le jour où l’armée américaine a occupé sa
capitale, que Saddam Hussein a perdu le pouvoir. Ses troupes se sont alors
liquéfiées et son gouvernement s’est désintégré ; lui-même a dû se résoudre à
devenir… un clandestin dans le pays dont, la veille encore, il se disait (et se
croyait) le chef.
Et c'est le 13 décembre de la même année, lorsqu'il a été
débusqué dans « un trou à rats », qu'il a perdu la liberté.
Tout de suite
après, Saddam a été exhibé à son peuple et au monde dans des positions
humiliantes avant de se retrouver dans la condition de vulgaire détenu
incomunicado.
Mais ce n'est qu'à l'issue du scrutin tenu le 30 janvier
dernier, et seulement après que les résultats de ce vote sont devenus officiels
- ce 13 février -, que le régime qu'il avait instauré le 16 juillet 1971 a
définitivement rendu l'âme : ce jour-là, la minorité sunnite (le quart de la
population) qui, sous son règne plus encore qu'auparavant, a tenu les rênes du
pouvoir, l'a perdu, pour toujours, je pense.
Deux fois plus nombreux, les
chiites vont enfin accéder au pouvoir, et ce n'est que justice !
En ce mois
de février 2005 est en train de naître, à côté de l'Iran gouverné (depuis cinq
siècles) par les chiites, le premier État arabe chiite de l'époque
contemporaine.
Sa naissance introduit plus de justice dans la société
irakienne. Mais aussi un facteur d'incertitude, voire d'instabilité.
Nul ne
sait, en effet, comment le pouvoir chiite irakien se comportera :
- à
l'intérieur vis-à-vis des autres composantes minoritaires de la nation irakienne
(sunnites, Kurdes et Turkmènes)
- et à l'extérieur vis-à-vis de son voisin
iranien (et chiite), des pays arabes, gouvernés, eux, par des sunnites,
vis-à-vis de son parrain américain (allié d'Israël).
Puissance occupante,
ayant beaucoup investi dans l'affaire, l'Amérique a, en principe, les moyens -
et les hommes - qui lui permettront de « tenir » le pays, de le mettre dans son
orbite. Elle le pense, en tout cas, et agit en conséquence.
Cela dit, il
faut le souligner : l'événement que constitue la conquête du pouvoir en Irak par
les chiites est aussi considérable que l'arrivée au pouvoir de la majorité noire
en Afrique du Sud, au début des années 1990. Elle en a alors écarté la minorité
blanche qui l'avait accaparé, elle aussi, pendant près d'un siècle.
Dans ce
même Moyen-Orient, consécutifs à la conquête de l'Irak qui les a rendus
possibles, sont intervenus deux autres événements de même amplitude et qui
procèdent, eux aussi, de la volonté israélo-américaine de remodeler la carte de
la région.
2. Israël-Palestine
Les meilleurs
observateurs de cette affaire croient que la mort d'Arafat a donné naissance à
un « nouveau Sharon » : de même que le général de Gaulle s'est résigné à
l'indépendance de l'Algérie et au rapatriement des Français qui s'y étaient
installés, s'inclinant devant les réalités politiques et démographiques, le
général Sharon ferait évacuer la Cisjordanie après Gaza pour y faire place à
l'État palestinien dont il a accepté la création.
C'est du moins ce que
croient pouvoir annoncer ces observateurs.
Je ne crois pas une seconde à
cette étonnante et tardive conversion de Sharon au processus d'Oslo ou au plan
de Genève, que lui-même dit continuer à combattre.
Je pense qu'en faisant le
pronostic résumé ci-dessus, ces observateurs, de très bonne foi, prêtent à
Sharon une évolution qu'il n'a pas faite - et ne fera pas.
Plus manoeuvrier
et plus têtu qu'ils ne le pensent, l'actuel Premier ministre israélien applique
le plan qu'il avait en tête lorsqu'il a accédé au pouvoir il y a quatre ans et
qu'il a formulé plusieurs fois : garder pour Israël 52 % de la Cisjordanie et
n'en concéder aux Palestiniens que 48 % (plus Gaza) pour qu'ils y installent «
l'État » palestinien, soit quelques bantoustans où ils s'entasseront comme ils
pourront, cernés de tous côtés et surveillés tout le temps par un Israël riche
et puissant.
Ce plan, dont l'exécution va débuter par l'évacuation des 7 000
colons de Gaza - réinstallés en... Cisjordanie ! -, Sharon l'a fait approuver -
explicitement - par George W. Bush.
Et, Dieu les ayant opportunément
débarrassés d'Arafat, Israël et les États-Unis se font fort désormais d'amener
l'Autorité palestinienne à se contenter de ce qu'on lui accorde, agrémenté d'une
aide financière « généreuse ». Ils comptent en particulier sur son président
Mahmoud Abbas, sur le ministre des Finances Salem Fayyad et sur l'homme de la
Sécurité Mohamed Dahlan, jugés acquis à une coopération avec Israël.
Ils
comptent sur Abdallah II de Jordanie et sur Moubarak Ier d'Égypte pour les aider
à réussir leur entreprise : faire de la Palestine une deuxième Jordanie, un
mini-État amical, inféodé et dépendant.
3. Liban-Syrie
Dans une confidence faite à son ami William Safire à la fin de 2004, Ariel
Sharon a murmuré :
« La Syrie ? Après l'Irak, les choses changeront aussi
avec la Syrie : un problème à la fois... »
On ne saurait mieux dire !
Bush et Sharon ont dû estimer qu'avec les élections du 30 janvier dernier le
cas de l'Irak était virtuellement réglé puisque, comme chacun peut s'en rendre
compte, l'attaque du tandem États-Unis/Israël contre la Syrie vient de
commencer.
On en est pour l'heure à l'intimidation et aux escarmouches. Mais
le but est affiché, et l'on ne s'arrêtera pas avant l'évacuation du Liban par
les Syriens, la renonciation par eux à leur soutien au Hezbollah et, très
probablement, « le changement de régime ».
Après avoir détruit en 2003
l'armée et le Baas irakiens, considérés par Israël comme une menace, il faut, en
2005, toujours dans le cadre du remodelage de la carte du Moyen-Orient, changer
la donne à Damas : se débarrasser d'un pouvoir minoritaire lui aussi,
semi-dictatorial, pas assez coopératif, et... baasiste de surcroît, comme celui
qu'on a abattu à Bagdad.
Dirigé par un président inexpérimenté et faible,
tenu par des dinosaures dépourvus de toute imagination politique (comme
d'ailleurs les collaborateurs de Saddam), le pouvoir syrien ne tiendra pas
longtemps devant l'attaque américano-israélienne.
20. Un sioniste de la variété
peccamineuse par Meron Benvenisti
in Ha'Aretz (quotidien israélien)
du jeudi 10 février 2005
[traduit de l’anglais
par Marcel Charbonnier]
Il y avait
longtemps que le sionisme n’avait été tellement à l’ordre du jour. Tout le monde
y va de son mot, affirmant les avis les plus contradictoires sur ce qui est
censé incarner le cœur et l’âme du sionisme, à savoir : la « rédemption de la
terre »…
La décision prise par l’avocat général [d’Israël] de
mettre un terme aux discriminations du Fonds National Juif [KKL] en matière de
location de terres à des Arabes – et aussi, il faut le dire, le biais qu’il a
trouvé afin de perpétuer cette discrimination en recourant à la notion de «
terres de rechange » – a suscité les louanges de Yossi Beilin, qui y a vu rien
moins qu’une « renaissance du sionisme » et qui a condamné les députés de droite
à la Knesseth, qui avaient accusé cette décision d’être « antisioniste ».
Le
ministre des Finances (Benjamin Netanyahou) est même allé jusqu’à mobiliser le
sionisme pour rendre légitime l’injustice consistant à appliquer la loi sur les
propriétaires absents à Jérusalem Est, qualifiant cette mesure de « décision
authentiquement sioniste ».
Quand le sionisme est ainsi invoqué afin de
justifier le vol et la discrimination, de les rendre légitimes, et lorsque des
faits bien connus sont manifestement déformés, cela finit par devenir
embarrassant et outrageant. Les gens capables de se vanter d’agissements
répréhensibles qu’il vaudrait mieux taire sont les premiers à s’insurger lorsque
des contempteurs d’Israël et du sionisme excipent de leur exemple afin d’étayer
leurs accusations.
Prenons l’exemple de la « décision authentiquement
sioniste » concernant le vol de propriétés d’habitants de la Cisjordanie, qu’on
a définis « absents » de leurs terres, à l’intérieur de l’emprise territoriale
de Jérusalem Est… A nouveau, le gouvernement israélien vient de tirer du
fourreau le sabre rouillé jadis utilisé par l’Etat d’Israël qui n’avait alors
que deux ans d’existence, afin de s’arroger plus d’un million de dounoms (soit
plus de cent mille hectares, ndt) de propriétés abandonnées, et il a décidé
derechef de recourir à la « loi » afin de continuer à « racheter la terre
»…
Comme en écho aux Palestiniens qui prônent « le retour », Netanyahou a
déclaré que « Jérusalem ne diffère en rien de Jaffa, de Ramléh, de Saint-Jean
d’Acre et de Haïfa », ouvrant ainsi la boîte de Pandore du supposé « absentéisme
» des Arabes de Jérusalem-Ouest…
Les données sont bien connues : elles sont
sur la table, et personne ne les conteste. Entre 60 % et 70 % des terres de
Jérusalem Ouest appartenaient à des Palestiniens « absents » (= non résidents),
dont beaucoup étaient des Hyérosolomitains auxquels étaient revenues en mémoire
leurs maisons situées dans les quartiers de Katamon, Baka et Malha. Si les juifs
peuvent tirer de l’ « absence » de gens qui sont bel et bien là un « acte de
souveraineté sioniste », alors leur reflet dans le miroir [= les Palestiniens
partisans du droit au retour, ndt] peut considérer sans ambages le retour des
absents comme un objectif national légitime. L’approche consistant à dépeindre
le « retour » [des réfugiés palestiniens, ndt] sous les traits d’une volonté
terroriste de détruire Israël, tout en considérant que le vol de terres par la
force et par la haute fantaisie juridique seraient de nobles hauts-faits
sionistes, n’est acceptable que pour des gens qui pensent que les valeurs
universelles s’appliquent à tout le monde, sauf à eux-mêmes !
C’est
précisément cette contradiction que les gens qui avaient décidé en 1968 de NE
PAS appliquer la loi des propriétaires absents à Jérusalem Est s’efforçaient de
neutraliser, en s’appliquant à démontrer que ce qui avait été admissible en 1948
– au plus fort de la tourmente de la guerre – était totalement exclu en 1967. Et
ces gens n’étaient certes pas moins sionistes que Benjamin Netanyahou ! Ils
étaient assurément plus intelligents que lui : ils voulaient disjoindre le « cas
» de 1948 du « cas » de 1967 et faire de la victoire [acquise] en six jours un
levier grâce auquel les relations israélo-palestiniennes pourraient être tirées
vers le haut, jusqu’à un nouveau palier : celui de la paix et de la
réconciliation. Cette aspiration fut par la suite rapidement condamnée par ces
gens qui ne voient dans le sionisme qu’une sorte de révolution permanente et
donc, inéluctablement, une idéologie imposant [à autrui] une éternelle
hostilité.
Ce contexte justifie les discriminations racistes cleptomaniaques
à l’encontre de l’ « ennemi » arabe, et il permet les déformations de
l’histoire. Les détails sont déjà connus, concernant les fausses allégations du
KKL selon lesquelles la terre aurait été acquise « contre des kopeks, des
pennies et des centimes recueillis jour après jour dans les fameuses petites
tirelires bleues ». Les Palestiniens déracinés, dont des dizaines de milliers de
citoyens israéliens « absents-présents », n’ont pas perçu une seule agora [=
centime de shekel, ndt] pour leur terre, qui fut donnée au KKL, alors même que
le gouvernement israélien s’est vu dédommagé, en leur lieu et place, en vertu
d’un marché dont l’illégalité a été avouée y compris par les responsables du KKL
!
Ce pacte entre voleurs a créé délibérément un écran de fumée à base
d’acquisition volontaire de terres auprès de propriétaires [terriens
palestiniens] à l’époque du Mandat britannique et de « rachat de la terre » par
le gouvernement d’Israël. Le tout, pour la simple raison que David Ben-Gourion
aurait nourri quelque inquiétude au sujet du pouvoir réel des Nations Unies. Il
avait promis, conformément à la résolution de partage [de la Palestine – 1947,
ndt] « qu’il ne serait procédé à aucune expropriation de propriétés arabes par
l’Etat juif » : c’est donc par les voies détournées de ventes au Fonds National
Juif qu’il avait décidé de contourner cette interdiction.
Mais Ben-Gourion
apprit très vite qu’il n’y avait absolument rien à craindre : le besoin de
recourir au Fonds National Juif s’évanouit donc. Mais un fait accompli avait été
posé : un mécanisme de discrimination à l’encontre des citoyens arabes de l’Etat
[d’Israël] avait été institué… Et voici qu’aujourd’hui, en 2005, on voudrait le
remettre à l’ordre du jour…
Deux conclusions sont à retirer de cette éruption
de sionisme exacerbé.
La première sera personnelle : si c’est çà, le
sionisme, il vaut mieux ne pas être sioniste !
Quant à la seconde, la voici
: une société ne saurait s’appuyer très longtemps sur une fondation pourrissante
faite de vol et de tromperie : si elle n’en change pas totalement, elle est
condamnée.
21. Sans justice, il n’y aura pas de paix
au Moyen-Orient par Robert Fisk
in The Independant (quotidien
britannique) du mercredi 9 février 2005
[traduit
de l'anglais par Marcel Charbonnier]
A
aucun moment, hier, personne n’a jamais mentionné le mot « occupation ». C’est
comme le sexe : de ces choses-là, on ne parle pas…
Ainsi, les Palestiniens vont mettre fin à leur occupation d’Israël. Les
tanks palestiniens n’écraseront plus tout sur leur passage, en fonçant sur Haïfa
ou Tel-Aviv. Les F-18 palestiniens ne bombarderont plus les concentrations de
population civile israélienne. Les hélicoptères palestiniens Apache
n’effectueront plus d’ « assassinats ciblés » [lire : d’assassinats de
dirigeants israéliens].
Les Palestiniens ont promis de mettre un terme à «
tous les actes de violence » à l’encontre des Israéliens, et ceux-ci ont promis
de cesser « toute activité militaire » contre les Palestiniens. Donc : ça y est.
La paix ! Enfin ! Et de notre vivant !…
Un Martien – même un Martien très au
courant de l’actualité – aurait pu comprendre que tel était le message, à
supposer qu’il lui ait pris la fantaisie d’aller se poser un moment dans le
monde fantasmatique de Sharm el-Sheikh, hier. Les Palestiniens commettaient des
« violences », les Israéliens se contentant d’effectuer d’ « innocentes »
opérations militaires. Ainsi, la « violence », ou « la terreur et la violence »
palestiniennes - la seconde expression étant nettement plus en vogue,
puisqu’elle véhiculait les stigmates des attentats du 11 septembre 2001 – a donc
pris fin. Mahmoud Abbas, qui a dit l’année dernière à un ami libanais très
proche que s’il portait le costard-cravate, c’était afin de se « différencier »
de Yasser Arafat – a supporté tout ça. Simplement, la question de savoir lequel
des deux peuples occupait les maisons de l’autre peuple est restée un mystère.
Le cheveu grisonnant, confit dans la bonne conscience, Mahmoud Abbas a bien
joué. Force nous a bien été d’oublier que ce fut ce même Abbas qui écrivit les
accords d’Oslo, lesquels ne mentionnent pas même une seule fois le mot «
occupation » en quelque mille pages, et qui parla non pas d’un « retrait »
israélien des territoires palestiniens, mais d’un « redéploiement ».
Hier, à
aucun moment, personne n’a parlé d’occupation. Comme le sexe, l’ « occupation »
a été expurgée du discours historique. Comme d’habitude – comme à Oslo – les
véritables problèmes ont été renvoyés à plus tard. Les réfugiés, le « droit au
retour », Jérusalem Est en tant que capitale de la Palestine : nous en
parlerons, mais pas maintenant : plus tard…
Jamais auparavant nous n’avions
eu autant besoin de la voix acerbe du regretté Edward Said. Les colonies – ces
colonies juives, destinées à être habitées par des juifs, et seulement des juifs
– n’ont pas, bien entendu, été discutées hier. Ni Jérusalem Est. Ni le « droit
au retour » des réfugiés palestiniens de 1948. Tout ceci, ce sont les « rêves
irréalistes » auxquels les Israéliens ont fait allusion, hier.
Tout ceci
sera examiné « plus tard » - comme cela était censé l’avoir été lors de la
signature, par Abbas, des funestes accords d’Oslo. Dès lors que vous pouvez
renvoyer à plus tard l’examen des causes véritables de la guerre, c’est parfait.
« Une fin de la violence » qui a causé 4 000 morts : tout a été dit, hier, si ce
n’est ce petit détail : les deux tiers de ceux qui ont perdu la vie étaient
palestiniens. Paix, paix, paix ! On aurait cru réentendre : « Terrorisme,
terrorisme, terrorisme ! ». Le genre de truc que vous pouvez trouver en rayon au
supermarché. Et encore : si ça pouvait être vrai ? ! ? A la fin de la journée,
voici à quoi on en était arrivé : les Israéliens vont-ils démanteler leurs
colonies massives en Cisjordanie, y compris celles qui cernent Jérusalem ?
Aucune allusion à cela, hier. Vont-ils mettre un terme à l’expansion des
colonies juives – réservées aux seuls juifs, dans l’ensemble du territoire –
palestinien – de Cisjordanie ? Rien n’a été dit à ce sujet, hier. Vont-ils
permettre aux Palestiniens d’avoir leur capitale à Jérusalem Est ? Rien non
plus, à ce sujet… Les Palestiniens vont-ils réellement mettre un terme à leur «
intifada » - y compris à leurs attentats suicides meurtriers – en réponse à ces
promesses non-existantes ? Comme les élections en Irak – elles aussi tenues sous
occupation militaire étrangère – les pourparlers israélo-palestiniens furent
historiques parce qu’ils furent… comment dire ? … « historiques » ! La
Secrétaire d’Etat Condoleezza Rice a « averti » les Palestiniens qu’ils doivent
« contrôler la violence ». Mais, comme d’habitude, nulle exigence que l’armée
israélienne « contrôle » sa violence ne s’est fait entendre.
La raison ?
C’est tout simplement que la condition sine qua non de l’équation était que les
coupables étaient les Palestiniens. Que les Palestiniens étaient le parti «
violent » - d’où l’admonition que les Palestiniens doivent mettre fin à la «
violence », alors que les Israéliens mettraient à la rigueur fin à leurs «
opérations ». Les Palestiniens, semble-t-il, sont intrinsèquement violents. Les
Israéliens, eux, sont intrinsèquement respectueux de la loi ; eux, ils procèdent
à des « opérations ». Nuance ! Pas un seul instant, Mahmoud Abbas n’a tiqué
devant ces absurdités.
Tout ceci était par trop évident dans les reportages
sur les événements d’hier. Ce qui était proposé, a dit la chaîne CNN, c’était «
une fin à toutes les formes de violence » - comme si l’occupation et la
colonisation illégale n’étaient pas des formes de violence ! L’agence américaine
Associated Press a parlé sans gêne de « villes [palestiniennes] qui, jusqu’à
nouvel ordre, continuent à être soumises au contrôle sécuritaire israélien » -
comprendre : « sous occupation israélienne ». Mais, cela, ils ne le diront
jamais à leurs lecteurs.
Ainsi, Mahmoud Abbas est en passe de devenir le
Hamid Karzai de Palestine, sa cravate étant l’équivalent de la tunique verte de
Karzai. Mahmoud Abbas est en passe d’être « notre » nouvel homme de confiance en
Palestine, le « tsunami » qui a balayé la contagion de Yasser Arafat, duquel
Condoleezza Rice a réussi – véritable tour de force - à ne pas voir le tombeau.
Mais les chausse-trappes demeurent : Jérusalem Est, les colonies juives et le «
droit au retour » des Palestiniens chassés en 1948 dans les maisons qu’ils
perdirent alors.
Si nous nous apprêtons à applaudir comme les « faiseurs de
paix » de Sharm El-Sheikh hier, nous ferions mieux de nous rendre compte qu’à
moins que nous ne résolvions ces grands problèmes d’injustice, et au plus vite,
ce nouveau chapitre dans la « fabrication de la paix » s’avèrera tout aussi
sanglant que celui d’Oslo.
Posez donc la question à Mahmoud Abbas.
Lui,
il sait : c’est lui qui a signé ce premier accord désastreux !
22. La Turquie et son jeu de triangulation
régionale par Philip Robins
in The Daily Star (quotdien libanais) du
jeudi 13 janvier 2005
[traduit de l'anglais par
Marcel Charbonnier]
(Philip Robins est maître
de conférence en sciences politiques et relations internationales à l’Université
d’Oxford. Il est membre du St Antony’s College. Auteur de l’ouvrage « Suits and
Uniforms : Turkish Foreign Policy Since the Cold War » [Smokings et uniformes :
La politique étrangère turque depuis la Guerre froide] (Hurst & University
of Washington Press), Philip Robins a réservé ce commentaire au Daily
Star.)
Au début des années 1990, le ministre turc des Affaires
étrangères de l’époque, Hikmet Çetin, se rendit en visite officielle en Israël à
trois reprises, dans le cadre de premiers pas (chaotiques et spasmodiques)
visant à rapprocher les deux pays. Avant l’une de ces visites programmées, les
hommes en costard d’Ankara firent carrément avorter tout le pan israélien de la
tournée régionale de Çetin, alors même que celui-ci se trouvait déjà en
Jordanie, en raison des très vives réserves soulevées par la dernière opération
militaire israélienne en date, au Liban. Mais la partie turque en vint très
rapidement à regretter cette décision. Avant même qu’un mois se soit écoulé, les
négociations secrètes menées à Oslo par les Israéliens et les Palestiniens
furent rendues publiques, révélant une percée majeure dans le processus de paix.
La presse turque fustigea les diplomates et les hommes politiques turcs pour
leur pusillanimité et pour leur myopie : la diplomatie turque venait de manquer
une opportunité d’être partie prenante, d’une certaine façon, en un moment clé
de la décennie passée.
C’est avec bien moins de réticence (disons même : de
haut-le-cœur) que le ministre turc des Affaires étrangères Abdüllah Gül effectua
sa première visite depuis sa prise de fonction en Israël et en Palestine, la
semaine passée. Contrairement à l’hésitant Çetin, Gül a pris à bras-le-corps les
incertitudes de l’heure, sa visite intervenant juste après la disparition du
dirigeant palestinien Yasser Arafat et peu après la publication du résultat de
l’élection de son successeur à la présidence de l’Autorité palestinienne. Ayant
su percevoir des vibrations palpables dans l’air, Gül a compris,
instinctivement, que l’endroit où il fallait être, pour discuter des
perspectives d’action dans la reprise du processus de paix, c’était sur place.
Ce faisant, il s’est montré à la hauteur des hommes d’Etat occidentaux de
quelque importance, qui ont parlé d’opportunités renouvelées d’amener les
Israéliens et les Palestiniens à la table de négociations. Gül a également joué
le rôle du petit télégraphiste pour le compte des Syriens, en apportant un «
message de paix » de Damas aux dirigeants de l’Etat et du gouvernement, en
Israël.
« Le temps est venu de servir la paix », a déclaré Gül avant de
quitter Ankara pour le Moyen-Orient. De même que le style de relaxation zen de
Gül contrastait avec l’anxiété névrotique de Çetin, on relèvera des différences
substantielles, dans la politique extérieure de la Turquie, par rapport à ce
qu’elle était voici douze ans. Si l’establishment diplomatique turc – séculier
et européen – du temps de Çetin, était généralement très méfiant vis-à-vis du
Moyen-Orient, et attentif avant tout à s’y engager le moins possible afin
d’éviter de se brûler les doigts, le gouvernement actuel du Parti de la Justice
et du Développement [AKP] met l’accent sur la nécessité de tenir compte des
voisins de la Turquie. Le meilleur signe en fut la déclaration du Premier
ministre turc Recep Tayyip Erdogan, résumant le moment dynamique impulsé à la
stratégie turque par la visite de Gül. Erdogan a parlé du désir de la Turquie de
remplir le vide qu’elle a créé dans la région, par le passé, en se repliant sur
elle-même. « Nous ne pouvons nous payer le luxe de rester insensibles aux
problèmes de nos voisins », a-t-il déclaré, évoquant, comme justifications de
cette nouvelle attitude : « notre situation géographique, notre histoire, notre
civilisation et nos intérêts nationaux ». En s’exprimant en ces termes, Erdogan
a voulu signifier qu’à l’avenir, son gouvernement a l’intention de mener une
politique beaucoup plus active dans la région. L’accueil, généralement positif,
reçu par ces déclarations, en tous les cas par l’opinion publique, fournit une
bonne indication de l’assurance qui caractérise dans une large mesure la
politique extérieure de la Turquie depuis deux ans.
En reconnaissance de ce
que Gül faisait, le Département d’Etat américain a déclaré que la Turquie
pourrait jouer un rôle constructif dans les efforts internationaux visant à
promouvoir la paix et le dialogue entre Israéliens et Palestiniens. Les
Etats-Unis estiment depuis longtemps que, quelle que soit la nature de
l’implication de la Turquie dans le processus de paix israélo-palestinien, cette
implication ne saurait aller qu’apporter de l’eau au moulin de Washington.
L’armée turque est susceptible de jouer un rôle important dans un désengagement
militaire sur le terrain. Une présence turque dans le cadre d’une force
internationale modeste, à Hébron, a montré le professionnalisme des forces
armées turques, ainsi que leur acceptabilité par les deux camps. Les pays
arabes, la Syrie en tête, sont généralement très satisfaits de voir le
gouvernement AKP actuel aux manettes en Turquie. En raison de ses racines
islamiques, ils le considèrent instinctivement plus favorables à leurs positions
que la plupart des gouvernements turcs laïcs précédents. Les Syriens, en
particulier, sont satisfaits de l’excellence et du dynamisme de leurs relations
avec la Turquie, qui représente désormais un important interlocuteur défendant
leurs positions face à Israël et aux Etats-Unis. Les Palestiniens, eux aussi,
sont conscients depuis longtemps de l’importance qu’il y a, pour eux, à
développer de bonnes relations avec la Turquie, en particulier en raison de
l’alliance très ancienne de ce pays avec les Etats-Unis.
C’est dans le
domaine des relations bilatérales turco-israéliennes que l’ambiguïté est le plus
vivement ressentie. La tournée proche-orientale de Gül fut conçue, en partie,
comme une visite d’apaisement après le discours tranchant tenu par Erdogan, l’an
dernier, au sujet du « terrorisme d’Etat » pratiqué par Israël à l’encontre des
Palestiniens. Très peu de dirigeants, dans le monde, se seraient estimés quittes
après ce langage fleuri. Mais le prestige régional de la Turquie est tel,
aujourd’hui, que bien loin de châtier Gül pour les rodomontades de son patron,
Israël a décidé, au contraire, de lui offrir des douceurs. Le geste israélien
consista à éliminer les obstacles aux investissements (israéliens) dans la
partie nord de Chypre (occupée par la Turquie, ndt). C’est là un geste
extrêmement habile : en effet, Ankara a été fortement désappointé par les pays
de l’Union européenne, qui n’ont pas honoré leur promesse de savoir gré aux
Chypriotes du Nord d’avoir plébiscité cet autre processus de paix en
Méditerranée orientale : le processus chypriote. Quand la Turquie a réalisé sa
toute récente percée dans les négociations d’admission au sein de l’Union
européenne, il y a tout juste trois semaines, l’observateur généraliste aurait
pu être excusé d’avoir pensé que l’intérêt de la Turquie pour le Moyen-Orient se
serait affaibli, plutôt qu’accru. Toutefois, la visite de Gül en Isaël, et
l’insistance mise par Erdogan sur la destinée régionale de la Turquie indiquent
que la direction du parti AKP est déterminée à éviter à son pays la bévue que
représenterait pour la Turquie une politique étrangère mono-régional et
exclusivement azimutée « Europe ». Pour Erdogan, la situation géographique de la
Turquie, ainsi que son histoire et sa civilisation, lui imposent d’avoir
une orientation aussi bien moyen-orientale qu’européenne. De fait, Erdogan
pourrait même invoquer l’argument que, dans les circonstances présentes, les
relations moyen-orientales de la Turquie l’ont rendue plus attractive pour les
Européens, du point de vue stratégique, qu’elle ne l’a jamais été à l’époque
d’Hikmet Çetin.
23. Le drame palestinien - La
responsabilité de l’Occident par Roland Laffitte
in Témoignage
Chrétien du samedi 11 mai 1991
Le simple fait qu'Israël
ait représenté un enjeu de la guerre que nous venons de vivre suffirait à jeter
un doute sur la prétention de contenir la Palestine dans les limites d'un «
conflit israélo-arabe ».
La réalité est qu' « à travers Israël,
c'est l'Occident qui pèse (...) de tout son poids sur le peuple palestinien »
(1). L'immense responsabilité de l'Occident tient en ceci : il « n'a pas
commencé à régler sa dette infinie envers les Juifs, et l'a fait payer à un
peuple innocent, les Palestiniens » (2). Sans tenir aucune culture pour une
entité homogène, rigide et close, nous devons dire que l'Occident n'a pas
éradiqué en lui le mal qui a produit le génocide des Juifs. Car ce mal, bien au
delà des Juifs, c'est la négation de l'autre.
Nous avons connu
l'extermination des Indiens d'Amérique par les émigrés européens, les WASP -
White Anglo-Saxon Protestants -, ainsi que la traite des Noirs d'Afrique, leur
déportation massive vers l'Amérique, ces Noirs dont l'Eglise décréta fort
opportunément qu'ils « n'avaient pas d'âme » ! Jamais aucune civilisation, pour
cruelle quelle fut - même la mongole, tristement célèbre pour ses dévastations
-, n'en a décimé d'autres avec une telle ampleur et une telle rage.
Nous
avons connu la négation des Juifs, brûlés sur les bûchers de l'Inquisition
médiévale sous prétexte d'avoir « livré le Christ » puis d'être la « cinquième
colonne de l'Islam » - mais avant eux les Cathares, premiers bénéficiaires de
cette sainte institution , et ensuite et avec eux et en nombre plus grand
encore, les Musulmans d'Espagne. Nous avons connu la négation des Juifs, à
l'époque contemporaine déportés puis gazés dans les camps nazis sous prétexte d'
infériorité absolue dans l'échelle des races - mais avec les Tziganes et combien
d'autres hommes pour leurs idées.
Les sentinelles de l’Occident
D'abord
persécutés comme symbole de l'altérité au sein de l'Occident, les Juifs ont donc
été arrachés par la démocratie universaliste à l'Orient imaginaire où ils
étaient jusque là fixés. Mais c'est pour être finalement retournés contre l'
Orient réel, transmués là en sentinelles de l'Occident. Et les voilà entrés en
Palestine - providentiellement reconnue par Théodore Herzl comme « terre sans
peuple pour un peuple sans terre » -, sous le drapeau du sionisme et la tête
pleine de la l'épopée biblique de Josué entrant dans Canaan : on ne compte pas
les Jericho modernes qui, comme Deir Yassin et Kafr Kassem, furent voués à
l'interdit.
A-t-on vraiment guéri le mal occidental, la schizophrénie du
rapport à l'autre? L'Occident démocratique victorieux du nazisme s'est lavé du
génocide juif en le stigmatisant dans sa forme paroxystique chez le vaincu,
désigné comme responsable exclusif. Mais le 8 mai 1945 que la France fête comme
Libération du joug nazi, ce même jour, elle évacue l'extermination de 45.000
Algériens de Sétif, Guelma et Constantine par l'armée et les milices des colons
sous le prétexte que la protestation nationale était manipulée par des
agitateurs nazis... Ainsi se clôt la boucle des justifications.
L'Occident et
son « droit international » ont érigé le génocide des Juifs en « crime contre
l'humanité ». Il en fut un, abominable. Mais conférer au génocide de l'autre
annexé et érigé en symbole d'identification, l'exclusivité de cette
dénomination, cela revient à évacuer et à justifier la massive et monstrueuse
négation de l'autre figé dans sa différence absolue: négation d'hier, celle des
Indiens et des Noirs qui se perpétue sous d'autres formes, négation
d'aujourd'hui, dont les Palestiniens déracinés et déportés sont un exemple et un
symbole.
L’œil des caméras de télévision a longuement braqué notre regard sur
l'angoisse des familles israéliennes sous la menace des scuds - une menace qui a
pris dans la psyché occidentale une force d'évidence démesurée de sa mise en
résonance avec le gazage d'Auschwitz, fiché au cœur du grand sacrifice fondateur
de l'Occident contemporain. Mais cet oeil a effacé la douleur des familles
palestiniennes soumises au couvre-feu israélien, quand aller chercher de l'eau à
la fontaine expose à la mort.
Il ne s'agit pas là de simple propagande de
guerre. La croisade du Golfe a vu une armada technologique frapper avec une
sauvagerie inouïe un pays tout entier sous prétexte d'« éviter les pertes
humaines », signifiant par là que les centaines de milliers d'Irakiens sacrifiés
à l'idole du « droit international » étaient bannis de l'humanité. Et l'on ne
distinguait pas encore en ce temps là les Kurdes, soumis au même titre que les
autres Irakiens aux bombardements de la coalition...
Sionisme n’est pas
judaïsme
Le 10 novembre 1975, l'Assemblée générale de l'ONU « considère que
le sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale »:
insupportable offense pour la conscience occidentale, où s'est établie
l'identification judaïsme/sionisme qui rend toute critique du sionisme
sacrilège. Cependant, pris dans l'ivresse de ses auto-justifications, l'Occident
prête peu d'attention au fait cette identification soit niée par des voix qui
témoignent du sein même du judaïsme.
C'est le cas du rabbin Moshe Hirsch, de
Jérusalem. Pour lui, « le sionisme est diamétralement opposé au judaïsme. Le
sionisme veut définir le peuple juif comme entité nationale (...). C'est une
hérésie. Les Juifs n'ont pas reçu de Dieu la mission de forcer le retour en
Terre Sainte contre la volonté de ceux qui l'habitent. S'ils le font, ils en
assument les conséquences » (3). Son attitude s'inscrit dans la grande tradition
spirituelle du judaïsme qui ne saurait justifier aucun privilège
national.
Dans un magnifique documentaire d'Eyal Sivan intitulé Izkor, les
esclaves de la mémoire, le professeur Yeshayahou Leibovitz livre ces paroles : «
Rien n'est plus commode que de nous définir par rapport à ce que les autres nous
ont fait subir. Cela nous permet d'éviter de nous demander ce que nous voulons,
ce que nous valons. Toutes ces horreurs nous d‚gagent de notre responsabilité
(...) et nous pouvons tirer sur des Arabes dans un camp de réfugiés »
(4).
Plus royaliste que le roi
Au lieu d'attaquer le mal à la racine, à
savoir la négation de l'autre, le sionisme se love dans cette négation: pour
mériter de l'Occident, il se fait plus royaliste que le roi, devient négateur
acharné du Palestinien et de l'Arabe. Mais cette conduite pathologique ne
saurait guérir les Juifs de la peur secrète de leur négation par l'Occident, qui
perdure chez eux.
« La Shoah n'est pas une question pour les Juifs, mais une
question pour les non-Juifs » (5), affirme encore le professeur Yeshayahou
Leibovitz. Elle n'est pas en tout cas de la responsabilité des Arabes et des
Musulmans, mais de celle de l'Occident, lui qui croit s'en libérer en idolâtrant
le sionisme comme combattant de l'Occident sur la frontière de l'altérité
absolue tracée en Palestine. Mais la fuite de cette responsabilité opère en lui
comme retour du refoulé, comme culpabilité qui pervertit toute la société :
toute critique du sionisme devient suspecte d'" antisémitisme ", toute critique
de la démocratie occidentale dans sa négation de l'autre est clouée au pilori du
" tiers-mondisme ", devient blasphème de l'Universel.
Sur le terreau fertile
de la négation de l'autre par l'universalisme exclusif, se développe dans la
société un climat d'inquisition sourde qui nourrit le racisme qu'elle prétend
combattre. Et le Juif - pas plus qu'un autre - n'est épargné par cette montée du
racisme, dont il pense se protéger par la puissance de réaction du
sionisme.
Il existe ainsi une sorte de complicité diabolique entre un
Occident exclusif et le sionisme, une complicité interne à l'Occident. Et comme
elle a besoin, pour se lier, du feu de la négation de l'autre, la Palestine est
le foyer de cette fusion: elle est le lieu symbolique où se noue, non tant le
rapport entre Juifs et Arabes - nombreux sont les Juifs arrachés à la
nationalité arabe et à la culture arabo-islamique -, que le rapport entre
l'Occident et le Monde arabo-islamique et, bien au-delà, tous les exclus d'un
Occident fermé, négateur et brutal.
Tout allègement momentané du sort des
Palestiniens serait naturellement une bénédiction. Mais bannir l'injustice
radicale qui s'enracine en Palestine exige d'éradiquer en Occident même la
prétention à se considérer comme le « peuple élu » - de Dieu ou de l'Universel,
cela revient au même -, et à justifier ainsi l'interdit des autres cultures.
Cela exige que se fortifient en son sein les tendances qui reconnaissent, par
une plongée dans l' intériorité de sa propre culture, que l'autre est en soi et
qu'il faut apprendre à vivre avec lui. Nous en sommes encore loin aujourd'hui.
C'est dire que n'est pas terminé le martyre de la Palestine.
- NOTES :
(1) Thierry Hentsh, " La
responsabilité de l'Occident ", Proche-Orient, une guerre de cent ans,
publication du Monde diplomatique, mars 1991.
(2) Gilles Deleuze, " Les
pierres ", in Les pierres qui t'ont fait renaître, Ed. Contexte, Paris,
1989.
(3) Washington Post du 3/10/1978.
(4) "Océaniques", FR3, le
25/3/1991.
(5) Toujours "Océaniques".
[Selon le logiciel de messagerie que
vous utilisez, les accents peuvent présenter des défauts d'affichage. Nous vous
remercions de votre
compréhension.]