1. Le souffle sinistre de la mort
par Rudolf El-Kareh
in la Revue d'études palestiniennes N° 94 - Hiver
2005
Palestine qui saigne, Irak détruit, Asie meurtrie…
Suspendre ne serait ce qu’un moment, en cette fin d’année,
l’austérité de l’analyse froide et distanciée. Laisser s’exprimer l’exaspération
retenue. Non pour se libérer des exigences de la rigueur, mais pour retrouver la
dimension humaine d’un courroux légitime devant tant d’indignité, d’hypocrisie
et de cynisme. En finir avec la déshumanisation des neuf dixièmes des êtres
vivants de cette planète. Dénoncer l’arrogance, le mensonge, la fourberie, la
duplicité, l’imposture. Prendre des faits, au fil des événements et les mettre
en contrepoint.
Motifs de la colère ? Prenons l’exemple de la Palestine.
Il suffit seulement d’observer ou de prêter l’oreille.
Prenons le cas de
la novlangue accouchée par les rapports de force du moment. Désormais tout
s’inverse. Ce n’est plus l’occupation israélienne et l’idéologie qui en est le
ferment qui sont le problème, c’est la persistance de la capacité d’endurance
des Palestiniens. Plus précisément notamment leur capacité de résistance civile
et politique malgré l’acharnement à en détruire les potentiels et les structures
par tous les déchaînements imaginables. Et l’imagination de la machine
israélienne à humilier et à détruire atteint désormais des degrés de
sophistication et d’ingénierie inégalés.
Ce ne sont plus les Israéliens qui
doivent être sommés de respecter les dispositions du droit international. Ce
sont les Palestiniens qui sont requis de s’accommoder de l’occupation, et de
démontrer en répondant à des charades à tiroirs – chaque « exigence » de Sharon
en cache une autre et ainsi de suite - qu’ils « seront aptes à être «
désoccuppés ».
Le terme libération est devenu une insulte. Les Palestiniens
sortiront ainsi de l’enfer lorsqu’ils « deviendront des Finlandais »,
selon la formule méprisante pour les uns et les autres de Dov Weisglass, le père
Joseph d’Ariel Sharon. En d’autres termes aux calendes grecques, ces temps qui
ne viendront jamais.
Propos tenus dans une interview publiée à
l’automne 2003 par Haaretz, dans laquelle Weisglass expliquait aussi que
le fameux « retrait unilatéral » annoncé à grand fracas de Gaza, avait pour
objectif de geler définitivement toute possibilité de création d’un Etat
palestinien en le plongeant, disait-il textuellement, «dans du formol », ce
produit utilisé pour conserver les organes inertes ou les foetus. L’acide
formique est un produit dont l’image s’associe à la mort et à la morbidité
pathologique. C’est dans du formol raconte la poétesse et journaliste
sud-africaine afrikaaner – blanche - Antje Krog, dans La douleur des mots
[1], qu’un commissariat conservait la main coupée d’un supplicié noir au temps
de l’apartheid. Ce n’est pas la main, ce n’est pas la langue – «la langue coupée
du palestinien » comme le disait dans son effrayante métaphore Itshak Laor [2] –
c’est tout simplement la vie des Palestiniens que Dov Weisglass veut plonger
dans le formol. Quand la brutalité de l’armée israélienne ne les précipite pas
directement dans le néant.
…La vie démocratique est l’une des formes de
d’expression de la vitalité, de la vigueur et de l’énergie d’une société. La
société palestinienne, fragmentée, disloquée, déchirée par une politique
délibérée inscrite dans l’armature même de l’idéologie sioniste, avait réussi à
élaborer, y compris dans l’exil, des institutions démocratiques étonnantes, que
la propagande israélienne s’est acharnée à tenter de discréditer. Mouvement de
libération nationale, l’Organisation de Libération de la Palestine n’a pas connu
les dévoiements « unificateurs par élimination » y compris l’élimination
physique, qui ont durablement marqué d’autre mouvements anticoloniaux du même
type. Cela gêne sans doute beaucoup. Les institutions palestiniennes de l’exil
ont fonctionné même si la vie politique palestinienne a été durement imprégnée
par les aléas de l’évolution du Moyen-Orient et du monde depuis plus d’un
demi-siècle.
Les élections palestiniennes ( municipales, législatives et
présidentielles ) qui se sont déroulées dans les territoires occupés de
Cisjordanie et de Gaza, dans le cadre des accords d’Oslo – au delà des
conditions surréalistes du contexte dans lequel elles ont été tenues -
bénéficiaient d’un terrain propice au sein de la société palestinienne. Elles
n’avaient pas besoin de la procréation artificielle assistée au dollar qui
semble être devenue le modèle de nouvelles formes d’ingérence impériale, qui
dévoient les aspirations démocratiques réelles et profondes des sociétés
concernées.
Cahin caha, sous occupation militaire, dans la partie de la
Palestine historique que les Palestiniens ont accepté comme territoire de leur
futur Etat, sur les décombres des accords d’Oslo, les institutions
palestiniennes tentent de maintenir ce souffle démocratique, malgré le souffle
de la mort toujours présente, la destruction des maisons et des infrastructures
et des sources de la vie, malgré les terres sans cesse confisquées par un
mouvement expansionniste israélien, plus que jamais déchaîné, maintenant qu’il
bénéficie de son idylle fusionnelle avec l’empire.
Le souffle sinistre de la
mort…
Le 4 janvier 2005, au moment où le candidat Mahmoud Abbas se trouve à
Gaza pour une tournée électorale, sept palestiniens qui ramassent des
fraises dans une ferme de la localité, parmi lesquels cinq adolescents de seize
et dix-sept ans et un enfant de onze ans, sont pulvérisés par un obus de char.
Le porte parole de l’armée israélienne affirme comme d’habitude que « les
soldats ont pris pour cible un groupe de six à huit activistes, un groupe de
terroristes masqués qui se préparait à tirer au mortier ». Le porte parole est
un menteur : le lendemain un autre porte parole « présente des excuses », pour
ce qu’il est contraint de reconnaître comme une « bavure ». Bavure ?
Non, le
souffle sinistre de la mort…
Le culte morbide de la mort est devenu un
élément clé pour comprendre la psychologie de masse de l’armée et d’une fraction
importante de la société israélienne.
Bien sûr « les tueurs d’enfants sont
toujours les Palestiniens, les soldats israéliens ne font que nous défendre »
comme l’écrit avec ironie Gideon Levy le 17 octobre 2004 dans Haaretz, en
énumérant la liste tragique des trente enfants assassinés au cours des deux
premières semaines de l’opération dite « Jours de pénitence » à Gaza. Assassinés
dit-il, par une « politique déterminée (…) et la déshumanisation des
Palestiniens ». Sans compter l’exhibitionnisme de « soldats » se faisant prendre
en photo devant les cadavres de militants palestiniens tués et dénudés, comme
l’ont fait les tortionnaires de la prison américaine d’AbouGraib, en Irak. Dans
les territoires occupés c’est en effet « feu à volonté » selon les directives
directes de l’état-major militaire, comme l’indique Reuven Pedatzur, un autre
éditorialiste du même quotidien. Pourquoi s’en étonner lorsque le premier
ministre israélien, Ariel Sharon a lui-même renouvelé publiquement sa décision
de donner « carte blanche » à l’armée dans les territoires occupés, en
recommandant aux militaires, dans la même déclaration, de « faire preuve de
sensibilité et de comprendre la douleur des colons »…Doit-on s’attendre à des
gestes d’humanité de la part d’un homme au passé si lourd de crimes, et qui
n’hésite pas à annoncer publiquement alors que les obsèques de Yasser Arafat
sont à peine terminées « son intention de lancer une campagne de propagande pour
salir sa mémoire ».
Le souffle sinistre de la mort sur la « société »
israélienne…
Un livre impressionnant l’aborde de front. Celui
d’Idith Zertal, « la Nation et la Mort , la Shoah dans le discours et la
politique d’Israël [3] ». Livre miroir d’une société malade dont on ne sort pas
indemne, et sur lequel nous reviendrons.
Ces quelques mots : « Dans cet
univers où toutes les significations sont inversées et toutes les projections
permises, les peuples conquis deviennent conquérants, les persécuteurs sont
transformés en persécutés, les criminels en victimes, et ce monde à l’envers est
sanctionné par le sceau suprême d’Auchwitz ».
En contrepoint, ce
fragment d’un discours de Moshe Dayan parlant des Palestiniens : « (…) Pourquoi
devrions-nous nous plaindre de la haine féroce qu’ils nous vouent ? Pendant huit
ans [le discours est prononcé en 1956] ils ont vécu dans des camps de réfugiés à
Gaza, et ils ont contemplé la façon dont, sous leurs propres yeux, nous
transformons en notre propre foyer la terre et les villages où eux et leurs
ancêtres ont demeuré ».(…). Dayan prononçait l’oraison funèbre d’un colon
activiste…qui devait devenir un élément du culte et de la mythologie de la mort
dans l’idéologie israélienne.
Le souffle sinistre de la mort qui entretient
et renouvelle, dans le froid d’un discours glaçant d’arrogance cynique, les
mythes « fondateurs »…
Comment ne pas se rappeler alors ce culte de la mort
exalté par le lugubre « Viva la muerte » des fascistes franquistes et surtout,
et en dépit de tout, le courage magnifique de Miguel de Unamuno et ses paroles
de résistance : « Je viens d’entendre un cri nécrophile et insensé, (…) ce
paradoxe barbare est pour moi répugnant. Le général Millan Astray est un
infirme.(…). Cervantès l’était aussi. Malheureusement, il y a aujourd’hui en
Espagne, beaucoup trop d’infirmes (…) Un infirme qui n’a pas la grandeur
spirituelle d’un Cervantès recherche habituellement son soulagement dans les
mutilations qu’il peut faire subir autour de lui (…) Vous vaincrez par ce que
vous possédez plus de force brutale qu’il n’en faut. Mais vous ne convaincrez
pas. Car pour convaincre il faudrait que vous ayez des arguments. Or pour cela
il vous faudrait avoir ce qui vous manque : la Raison et le Droit avec vous (…)
». (Rudolf El-Kareh - 31 décembre 2004)
- NOTES :
[1] Actes Sud, Arles, 2004, 404 pages.
[2]
REP, N°60, Eté 1996.
[3] Ed. La Découverte, Paris 2004,
290p.
2. Alain Minc : "Cukierman franchit la ligne jaune"
propos recueillis par Alexis Lacroix
in Le Figaro du vendredi 18 février
2005
Après les déclarations du du président du Crif sur la
politique étrangère de la France - Essayiste, consultant,
président d'AM Conseil, auteur de Ce monde qui vient (Grasset), Alain Minc
commente les déclarations de Roger Cukierman.
LE
FIGARO. – Le discours tenu par Roger Cukierman lors du dîner annuel du Crif,
samedi dernier, suscite de vives réactions. Qu'en pensez-vous
?
Alain MINC. – Je suis profondément scandalisé par ces
déclarations. Le discours de Roger Cukierman devrait provoquer une indignation
beaucoup plus massive. Le juif que je suis n'a vraiment pas l'habitude de se
mêler de la vie de ce qu'on appelle la communauté juive. La faute, sans doute à
mon penchant instinctif à l'universalisme... Mais la gravité des propos tenus
pousse à réagir. Il n'est pas admissible que le président du Crif, au nom de la
communauté qu'il croit représenter, ait prononcé des paroles si dénuées de
mesure et de maîtrise de soi.
- Etait-ce à ce point impensable de remettre en question
certaines préférences de la diplomatie française ?
- De telles
interrogations sont bien sûr toujours envisageables, et parfois même
souhaitables. Mais pas comme ça! Mais pas sous cette forme accusatoire et, au
fond, populiste.
- Que voulez-vous dire ?
- Le président du
Crif instruit contre les plus hauts dirigeants français un réquisitoire
totalement infondé. Il est absurde et, pour tout dire, grotesque de désigner à
la vindicte des juifs français les hommes qui exercent leurs fonctions au sommet
de l'Etat. Je ne suis pas suspect de chiraquisme, mais je trouve impeccable
l'attitude dont le président de la République n'a jamais dévié depuis dix ans.
Roger Cukierman a-t-il oublié que c'est Jacques Chirac qui a eu le courage de
nommer une réalité que ses prédécesseurs ont inlassablement déniée: la
responsabilité de l'Etat français dans la déportation des juifs français? Le
président du Crif n'a-t-il pas observé que, depuis quatre ans, les juifs
français trouvent dans le président de la République un homme qui n'accepte
aucun accommodement avec l'antisémitisme en ses différentes formes? Que c'est
cet homme qui, après avoir prononcé cet été son discours de Chambon-sur-Lignon,
a redit, très récemment, contre toutes les tentatives de banalisation de la
haine, que l'antisémitisme, cette «perversion», «n'a pas sa place en
France»?
- Il y a d'autres arguments dans le discours de M. Cukierman,
qui se réfère aussi aux positions «pro-arabes» de la diplomatie, en
s'interrogeant sur leurs possibles dérives...
- Un responsable
communautaire juif a le droit de poser ces questions. Mais il franchit la ligne
jaune quand il suggère que son appréciation de l'action politique de la France
est tributaire des analyses israéliennes les moins nuancées. Si l'on voulait
réveiller le fantasme antisémite de la «double allégeance», qui empoisonne la
relation des Français juifs avec leur pays depuis 1967, on ne s'y prendrait pas
autrement. Lorsqu'on s'exprime au nom des Français juifs, on n'est pas comptable
des intérêts légitimes de l'Etat d'Israël. Samedi dernier, M. Cukierman s'est
comporté comme un ambassadeur in partibus de l'Etat d'Israël.
- Jean-Christophe Rufin, dans le rapport sur l'antisémitisme
qu'il a remis au ministre de l'Intérieur, explique lui-même qu'il faut tout
tenter «pour rééquilibrer l'appréciation par l'opinion publique de la situation
au Moyen-Orient»...
- Roger Cukierman s'est cru autorisé à
citer cet extrait du rapport de Jean-Christophe Rufin. Mais – c'est sa troisième
et plus lourde erreur –, il en a fait un usage qui n'est pas recevable.
- Pourquoi ? Est-il absurde de s'interroger sur la
compatibilité «entre la politique étrangère de la France et la politique
intérieure de lutte contre l'antisémitisme» ?
- A condition de
ne pas se leurrer sur le diagnostic de fond! Les préférences et les préventions
qu'on impute à juste titre à une certaine tradition de la diplomatie française
ne sont pour rien dans la fermentation du nouvel antisémitisme. Ce dernier est
le produit des errances d'une extrême gauche qui combine anticapitalisme,
antiaméricanisme et ressentiment contre les juifs. Tout à son combat contre
l'idée qu'il se fait de la diplomatie française, le président du Crif passe
totalement sous silence ce «socialisme des imbéciles». Il faudrait tout de même
se rappeler aussi que le racisme antiarabe est largement plus répandu en France
que l'antisémitisme.
- Ce «précipité idéologique» d'extrême gauche ne peut-il pas
trouver un allié de circonstance chez les tenants d'une géopolitique violemment
antiatlantiste, inspirée par les thèses de Maurras ou de Bainville
?
- Un axe Dieudonné-Bainville ? Mais non ! La vision du monde
d'un Bainville n'exerce plus guère une influence décisive. Roger Cukierman
aggrave sa maladresse par l'aveuglement. Il a cru dénoncer les formes
contemporaines de l'antisémitisme: il s'est trompé sur leur nature réelle. La
matrice de la haine, ce n'est pas tel ou tel avatar de la géopolitique
gaullienne, c'est cette réaction antilibérale qui amalgame dans son délire la
mondialisation, l'argent et les juifs. Je suis très étonné qu'une faute si
manifeste de jugement et une défaillance si patente de discernement n'incitent
pas davantage de représentants de la communauté juive à exiger la démission de
Roger Cukierman.
3. L’ONU : "Les femmes palestiniennes
souffrent de carences alimentaires"
in Hürriyet (quotidien turc) du
mercredi 16 février 2005
[traduit du turc par
Marcel Charbonnier]New York - Le secrétaire général
de l’ONU Kofi Annan affirme dans un rapport consacré à la situation des femmes
palestiniennes que les femmes vivant dans les territoires palestiniens sous
occupation israélienne souffrent de graves carences alimentaires,
particulièrement graves pour les femmes malades et enceintes. Le rapport insiste
sur la très grande précarité dans laquelle vivent les Palestiniennes qui ont
perdu leur mari.
Dans ce rapport présenté par Kofi Annan à la Commission du
Statut des Femmes au sein du Conseil Economie et Social des Nations Unies et à
la rédaction duquel l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) a participé, on
indique qu’entre octobre 2003 et septembre 2004, 69,7 % des 1 768 femmes
palestiniennes dans leur huitième mois de grossesse présentaient des symptômes
d’anémie.
La FAO [Organisation de l’Agriculture et de l’Alimentation], agence
liée à l’ONU, indique par ailleurs que les restrictions imposées par Israël aux
mouvements de marchandises et aux déplacements des personnes en Palestine ont
des conséquences très dommageables pour la sécurité alimentaire. Ainsi, en
Cisjordanie et dans la bande de Gaza, 73 % des habitants ont fait état de leurs
difficultés à se procurer une nourriture satisfaisante, tant en quantité qu’en
qualité. La FAO indique que 4 foyers sur 10 connaissent des difficultés dans le
domaine de l’alimentation.
Une mortalité néonatale (enfants et parturientes) attribuable à
Israël
Le Fonds de la Population (UNFPA) de l’ONU attire quant à lui
l’attention sur le fait que les attentes excessives imposées par Israël à ses
checkpoints provoquent beaucoup trop de décès, tant de nouveaux nés que de
parturientes. L’UNFPA a affirmé que les retards imposés aux déplacements des
femmes palestiniennes par les checkpoints font également parfois obstacle au
planning familial.
Le Comité des Droits du Peuple Palestinien indique
que les difficultés rencontrées par les femmes palestiniennes dans leur vie
quotidienne n’ont cessé d’augmenter, en particulier pour celles d’entre elles
dont les conjoints sont décédés, prisonniers ou au chômage. Rappelons qu’entre
septembre 2000 et septembre 2004, plus de 2 600 hommes, plus de 650 enfants et
plus de 250 femmes ont été tués en Palestine.
Il est indiqué dans le rapport
que le ministère des Questions Féminines, récemment institué, s’attachera
notamment à améliorer l’emploi féminin : aujourd’hui, 11 % seulement de la
main-d’œuvre féminine palestinienne est employée.
L’Organisation
International du Travail [OIT] indique pour sa part que les traditions propres à
la société palestinienne, qui voient d’un mauvais œil le travail des femmes,
représentent l’obstacle principal à l’emploi salarié des femmes
palestiniennes.
4. Hariri, Damas, Tel-Aviv et
Téhéran par Richard Labévière
on Radio France internationale le mardi 15 février
2005
Quelque soit leur appartenance confessionnelle, tous les
Libanais ont vécu la disparition de Rafic Hariri comme la remise en cause la
plus radicale de la reconstruction, sinon de la résurrection de leur pays après
quinze ans d'une guerre régionale fratricide.
En effet, l'ancien Premier ministre libanais incarne non seulement la
reconstruction de Beyrouth, mais aussi la signature des accords de Taëf qui ont
mis fin en 1989 à la guerre du Liban. S'attaquer à un tel symbole, c'est bien
évidemment spéculer sur le redémarrage morbide de la machine confessionnelle,
c'est, bien évidemment ré-ouvrir la boîte de Pandore du fractionnisme
communautaire sinon communautariste.
Le premier examen des modalités pratiques de l'attentat est édifiant: une
charge explosive de 350 kilos placée dans les canalisations d'égout et dotée
d'un dispositif de mise à feu très sophistiqué, échappant au système de
détection radar dont était équipées les voitures de tête et de queue du convoi.
En trois mots: une opération militaire lourde estiment plusieurs services
spécialisés, une opération qui ne peut être que le fait d'un Etat, sinon
d'appareils d'Etat estiment les mêmes sources. Et s'ils peuvent toujours
sous-traiter ce type d'opération avec des organisations terroristes
transnationales, trois Etats sont, aujourd'hui, capables de mettre sur pied une
telle opération en plein cœur de Beyrouth:
- Tous les soupçons se tournent prioritairement et spontanément vers la
Syrie. Mais le plus probable n'est pas toujours le plus crédible. Une telle
initiative se révèlerait, actuellement proprement suicidaire pour Damas qui se
placerait non seulement encore un peu plus dans le collimateur de Washington,
mais qui renoncerait, surtout à ses indispensables soutiens financiers et
politiques saoudiens, autre façon de se tirer dans le pied...
- En second lieu, on ne peut pas ne pas examiner l'hypothèse d'une
opération des services israéliens passés maître dans l'exécution de ce type
d'opération sophistiquée. Historiquement, le dérivatif libanais a permis à
Tel-Aviv de contourner - à plusieurs reprises - les difficultés du face à face
israélo-palestinien. Et il est parfaitement clair qu'une nouvelle
déstabilisation du Liban, voire de la Syrie rendrait inapplicable la Feuille de
route, sinon le retrait annoncé de Gaza.
En troisième lieu, il faut se tourner vers Téhéran, actuellement engagé
dans une triple confrontation avec les Etats-Unis, l'Union européenne et son
vieil adversaire sunnite. L'installation d'un pouvoir chi'ite en Irak ravive le
bras de fer toujours latent entre Riyad et Téhéran, une confrontation de mille
ans.
Hier soir, Anis Naccache, ex-activiste proche de Téhéran expliquait sur la
chaîne quatarienne al-Djazira qu'il faut prendre au sérieux la revendication
d'une organisation inconnue qui se fait appeler «la victoire et le Jihad en
grande Syrie». Cet éclairage comme d'autres commentaire d'Al-Djazira
interprètent la mort de Rafic Hariri comme une conséquence des interventions
américaines dans la région, nous ramenant au différend principal qui oppose
aujourd'hui Washington et Téhéran.
Dans tous les cas de figure, cet assassinat ouvre encore un peu plus les
portes de l'enfer proche-oriental.
5. Interview
d’Hanna Siniora : "Le tournant résulte de nos élections (totalement)
libres" propos recueillis par Umberto De Giovannangeli
in L’Unità
(quotidien italien) du mercredi 9 février 2005
[traduit de l’italien par Marcel
Charbonnier]
« Sharm el-Sheikh est le premier fruit du « printemps » de la démocratie
qui a porté, le 9 janvier, la grande majorité des Palestiniens à utiliser l’ «
arme » du bulletin de vote contre la folie destructrice des kamikazes. Abou
Mazen a tiré force et légitimité de cette investiture populaire. Mais le
cessez-le-feu doit être immédiatement suivi par le redémarrage très rapide du
processus de paix tous azimuts. Le facteur temps est en effet essentiel. Nous ne
devons pas laisser aux ennemis du dialogue le temps d’organiser une nouvelle
offensive de terreur ». Tel est le jugement exprimé, à chaud, par Hanna Siniora,
directeur de la revue Jerusalem Times, représentant de l’aile réformatrice de la
direction palestinienne, l’un des promoteurs de l’ « Initiative de Genève », ce
plan paix mis au point par des hommes politiques, des intellectuels, des
militaires… israéliens et palestiniens.
- Sans les élections du 9 janvier, dans les Territoires, Sharm
el-Sheikh était-il concevable ?
- « Sans doute : non. La paix et la démocratie vont de pair, et la
démonstration de leur maturité apportée le 9 janvier dernier par les
Palestiniens est d’autant plus significative qu’il faut tenir compte du fait que
l’on a voté sous occupation, et que ces élections représentent une « première »
sans aucun précédent dans le monde arabe. Abou Mazen a tiré sa force de cette
investiture populaire, et non plus, en tous cas plus seulement, des ouvertures
de crédit accordés par la communauté internationale… »
- Et par Israël…
- « Sans aucun doute. Même si Sharon a tout de suite compris clairement, y
compris lors du récent sommet, de quel bois est fait Mahmoud Abbas… »
- Pouvez-vous être plus explicite ? De quel « bois » s’agit-il
?
- « Du bois d’un négociateur tenace, qui sait faire valoir ses arguments à
la table des négociations et des tractatives. Abou Mazen n’est pas quelqu’un qui
pratique un double jeu, il croit réellement dans le dialogue, et il a fait
preuve d’un grand courage en dénonçant, à plusieurs reprises, y compris durant
la campagne électorale, les dégâts provoqués par la dérive militariste de
l’Intifada. Il veut traiter, mais il ne conçoit pas la négociation comme une
ratification des rapports de force enregistrés sur le terrain. Israël se
tromperait gravement s’il prenait la disponibilité d’Abbas pour le dialogue pour
du défaitisme de sa part. Sur des points cruciaux, Abou Mazen n’est pas disposé
à signer des accords au rabais. »
- Parmi les questions cruciales, sur la table des négociations,
il y a le droit au retour (des réfugiés). L’alternative est-elle entre le
renoncement pur et simple et la mise en œuvre mécaniste ?
- « Plus que de renoncement, je parlerais de reformulation de ce droit,
dans son application concrète. Dans le « Pacte de Genève » est énoncée une
vérité historique, qui établit que le problème des réfugiés est un problème
politique et non pas une question simplement humanitaire. Concrètement, [dans ce
projet] des compensations économiques sont prévus et on reconnaît le droit des
réfugiés et de leurs familles à s’installer dans l’Etat palestinien ».
- Et en échange, les Palestiniens reconnaissent à Israël le
droit à l’existence en tant qu’Etat juif ?
- « L’option pour les deux Etats est une alternative à la réalisation d’un
Etat unique et binational. A ce propos, il faut prendre acte du fait que le
maintien de l’identité juive de l’Etat d’Israël restera un des points clés, dans
tout accord de paix. »
- Est-ce là une approche à laquelle y compris Abou Mazen est
susceptible de souscrire ?
- « Dans le contexte d’un accord de paix global, je pense que oui. »
- A votre avis, la paix peut-elle être importée de l’extérieur
?
- « La pression internationale est très importante, elle est même
fondamentale, et elle doit être sollicitée en particulier dans un moment crucial
comme celui que nous sommes en train de vivre. Toutefois, cette pression, à elle
seule, ne saurait suffire. C’est pourquoi il faut multiplier les efforts afin de
construire et d’enraciner un mouvement venu de la base. La diplomatie des peuple
n’est pas moins importante que celle des gouvernements. »
- Au Moyen-Orient, « communauté internationale », cela signifie
avant tout « Etats-Unis »… Vous avez relevé un changement, dans l’attitude de la
Maison Blanche ?
- « La mission du nouveau secrétaire d’Etat Condoleezza Rice semble
démontrer la volonté qui est celle du président Bush de raccourcir les temps de
la négociation et de marquer sa deuxième mandature par un résultat historique :
la paix entre Israéliens et Palestiniens. Une paix fondée sur le principe de
deux Etats pour deux peuples. Unis par un destin commun et un choix partagé de
la démocratie.
»
6. Entretien avec Mahmoud Ould Mohamedou,
Directeur-adjoint à l’université de Harvard : "Mensonges, dérapages et
intoxication" propos recueillis par Hichem Ben Yaïche
in Le Quotidien d'Oran (quotidien algérien) du dimanche 6
février 2005
(Arabe d’origine mauritanienne, Mahmoud Ould Mohamedou est
directeur adjoint du programme de politique humanitaire et de recherches sur les
conflits de la prestigieuse université de Harvard. Il vient de publier en France
une contre-enquête sur les attentats du 11 septembre [Dans
le prochain Point d'information Palestine, nous vous présenterons
"Contre-Croisade - Origines et Conséquences du 11 Septembre" de Mahmoud Ould
Mohamedou paru aux éditions de L'Harmattan ] .)
La qualité de son travail, les propos iconoclastes et les analyses
dérangeantes développées dans son ouvrage méritent le détour. C’est le premier
regard arabe sur cet événement dont les conséquences ne cessent d’être
d’actualité. Il explique ici, avec une réelle liberté de ton, les dessous des
cartes. Entretien.
- Avant d’être publié aux éditions L’Harmattan, quel a été
l’accueil des autres maisons d’édition au contenu de «Contre-Croisade - Origines
et Conséquences du 11 Septembre» ?
- Mahmoud Ould Mohamedou : Il était prévisible qu’un ouvrage qui s’attelle
à traiter d’une question essentiellement politique, et bordée de non-dits
culturels, comme celle des opérations du 11 septembre 2001 et leurs
implications, fasse l’objet de réticences de la part des grandes maisons
d’édition parisiennes. La plupart ont poliment décliné de le publier. Certains
ont marqué leur intérêt, mais exprimé des réserves équivalentes à de la censure,
ce que je ne saurais accepter. Toute l’idée de cet ouvrage est de briser le
tabou sur ce débat et analyser, de manière clinique, la nature profonde du
conflit révélé depuis septembre 2001. Une autre dimension-clé est qu’alors même
qu’ils sont les premiers concernés, les intellectuels arabes et musulmans n’ont
droit de voix au chapitre que lorsqu’ils adoptent un discours d’Oncles Tom. Face
à la propagande, aux mensonges, aux dérapages et à l’intoxication - et en
l’absence de véritables enquêtes -, quelques rectificatifs s’imposaient.
- Pourquoi avoir choisi, malgré de nombreux autres ouvrages, de
faire une contre-enquête sur les attentats du 11 septembre 2001
?
- M.M.: Les attaques contre les Etats-Unis ont constitué un véritable
tournant dans les relations internationales. Peu d’événements ont eu, dans
l’histoire récente, un impact aussi fort et aussi durable. Malgré la
surmédiatisation de l’événement, il demeure paradoxalement beaucoup d’ignorance
sur ce sujet. Il me semblait, alors, important de reconstruire et retracer
minutieusement, dans la première partie du livre, les faits et les analyser
objectivement. La plupart des questions relatives au 11 septembre n’ont, en
effet, pas encore été posées rationnellement et objectivement, ce qui n’a cessé
de favoriser ambiguïtés et conjectures. La compartimentalisation et la rétention
d’informations, la systématique répétition d’informations invérifiables,
l’exagération et la complicité des grands médias américains et européens auront
permis de «vendre» une version simplifiée des origines et conséquences du 11
septembre à une opinion américaine à l’attention limitée et une opinion
internationale pour laquelle ces événements n’ont pas la même importance. Un
sentiment anti-arabe, autrefois latent, est désormais affiché en Europe et en
Amérique du Nord, et la griserie de l’action militaire en Afghanistan et en Irak
a fait le reste. Avec plus de superficialité et de sentimentalisme que de
connaissance du problème, on ne cesse de répéter, ici et là, des lieux communs
sur «le terrorisme islamique», sur «les fous de Dieu» et leur «haine de
l’Occident». De fait, il était temps de dire ce que quelques-uns savent, ce que
beaucoup pressentent, et qui, quatre ans après, sous-tend encore la situation
internationale.
- Dans votre livre, vous avez pris le temps de vous attarder
sur les faits, suivant une grille de lecture anglo-saxonne - les faits d’abord,
le commentaire après -, quels sont les «trous noirs» des attentats du 11
septembre ? Qu’est-ce qu’on a essayé de cacher et pourquoi ?
- M.M.: Votre remarque est juste, ce choix est délibéré car il me semble
étonnant qu’en France, les ouvrages sur l’actualité politique sont peu
regardants sur les sources et dénotent souvent un manque de rigueur
professionnelle. Cette approche ne devrait d’ailleurs pas forcément être
l’apanage des Anglo-Saxons. Je pense que la précision et la clarté dans les
informations, surtout lorsqu’elles sont aussi conséquentes, sont impératives.
C’est la même approche que j’avais adoptée pour mon précédent ouvrage sur l’Irak
et la guerre du Golfe (Iraq and the Second Gulf War: State-Building and Regime
Security, 2001). La méthode, «un exposé pour comprendre, un essai pour
réfléchir», permet au lecteur d’aborder l’analyse, ayant, au préalable, été
parfaitement informé. Pour ce qui est des zones obscures et ce qui s’est
réellement passé le 11 septembre, il demeure, indéniablement, des éléments à
clarifier. Je les aborde en détail dans l’ouvrage. Les historiens de l’avenir
s’étonneront sans doute que - premier conflit à être internationalement
médiatisé en temps réel - le 11 septembre est fort rapidement devenu un
événement sur lequel subsiste un grand nombre de mystères. Je dirais que ces
derniers concernent moins quelques conspirations que des aspects de la réaction
américaine, en particulier les avions à destination de Washington. Après quatre
ans de recherches poussées sur le sujet, je considère que nous ne connaissons
pas toute la vérité. Aujourd’hui ceux qui ont intérêt à cacher certaines
informations contrôlent encore une partie du pouvoir au Pentagone ou ailleurs.
Mais, puisque le pouvoir change de main, ce n’est qu’une question de temps avant
que certains éléments fassent surface.
- Qu’est-ce qui vous a le plus frappé dans la série de
portraits des kamikazes ? Comment en sont-ils arrivés là ? Par quel processus
mental et culturel ?
- M.M.: Je pense que les approches cherchant à diagnostiquer le «profil
psychologique» des assaillants sont erronées et dénotent quelque paternalisme.
Ces jeunes hommes, éduqués, modernes, redoutablement efficaces étaient - comme
un certain nombre d’entre eux l’ont déclaré de vive voix dans des testaments
filmés, diffusés plus tard sur la chaîne de télévision Al Jazira - simplement
(mais cette simplicité fait précisément partie des tabous) motivés par un
sentiment d’injustice à l’égard de la politique américaine vis-à-vis du monde
arabe et musulman. Le fait qu’ils soient passés à l’action représente
précisément ce changement de paradigme que la guerre actuelle entre le
gouvernement américain et Al-Qaïda constitue. Le processus mental que vous
mentionnez est à la fois simple et complexe, c’était d’ailleurs le titre
original de l’ouvrage: «l’impulsion de l’évidence». Ce sentiment est très
présent chez nombre d’Arabes et de musulmans, aujourd’hui, car il n’y a rien de
plus frustrant qu’avoir à expliquer et convaincre de ce que l’on ressent dans sa
chair comme évident.
- Soixante mille personnes ont été formées, entraînées et
encadrées par Al-Qaïda. Disposons-nous aujourd’hui d’une cartographie détaillée
de tous ces éléments dispersés dans la nature ? Avons-nous les moyens d’en venir
à bout ? Surtout après la mise en commun de la base de données de quelque
soixante pays...
- M.M.: Al-Qaïda est un phénomène nouveau dans le champ des relations
internationales. Toute la portée de son apparition fracassante sur la scène
mondiale n’a pas encore était entièrement saisie. C’est moins la dimension
quantitative - le nombre des attentats ou le chiffre de ses combattants formés
entre 1995 et 2001 qui oscille effectivement entre vingt et soixante-dix mille
hommes - que l’aspect qualitatif lié au nouveau type de conflit dont elle
participe. L’approche de cette formation comme d’une simple organisation
criminelle, que l’administration américaine et ses alliés combattent, est
trompeuse. Ce n’est pas de quelques brigands qu’il faudrait simplement
appréhender qu’il s’agit. Aujourd’hui le droit international fait face au défi
de définir les paramètres d’un nouveau type de guerre entre une entité
sub-étatique transnationale qui a l’intention politique déclarée et les moyens
militaires avérés de mener le combat globalement et de remporter des victoires
tactiques. Le mouvement est une structure ouverte et les cellules se multiplient
de manière spontanée et indépendante, comme on l’a vu à l’automne dernier avec
la demande de ralliement du groupe d’Abou Moussab el Zarqawi. Le Pentagone qui
commence à réaliser la nature du danger se rend compte de la difficulté qu’il
aura à empêcher d’éventuelles cellules d’apparaître aux Etats-Unis ou de
pénétrer en provenance du Canada ou du Mexique avec des papiers parfaitement en
règle.
- L’explication qui revient comme une sorte de leitmotiv dans
la bouche des dirigeants US: «les terroristes haïssent notre mode de vie et
notre démocratie». Vous qui vivez aux Etats-Unis, comment analysez-vous ce
discours ?
- M.M.: C’est là une question importante, que je traite longuement dans
l’ouvrage, et qui a trait à la délégitimisation de l’ennemi. Les membres du
commando du 11 septembre 2001, Oussama Ben Laden, Aymen el Zawahiri et tous ceux
qui luttent militairement contre les Etats-Unis ont communiqué, à maintes
reprises, leurs motivations, qui n’ont rien à voir avec le mode de vie
occidental - aussi détestable puisse-t-il être. Les attaques et la guerre sont
motivées par des éléments éminemment politiques: la présence américaine au
Moyen-Orient et le soutien politique et militaire à un Israël prédateur. Le
gouvernement américain et les intellectuels, ici et en Europe, je pense à la
troïka André Glusckmann-Alain Finkelkraut-Bernard Henry-Levy qui fait main basse
sur toutes ces questions en France par exemple, cherchent simplement à égarer
l’opinion publique sur les raisons du conflit. La question de fond est assez
simple pourtant. C’est la même qui a motivé Mohamed Atta et son commando: le
sentiment d’impuissance face à l’injustice continue perpétrée par les Etats-Unis
et Israël. Seul cet argument doit être retenu. A nouveau, il est malheureux de
voir des commentateurs arabes reprendre maladroitement ce discours (Mohamed
Sifaoui et Tahar Ben Jelloun, par exemple) qui, par la même faiblesse qui
caractérise les dirigeants arabes, se sentent obligés de condamner d’un même
mouvement les réactions de ceux qui subissent l’injustice. La confusion est
telle que certains sont poussés à croire que si les Etats-Unis ont été attaqués
le 11 septembre 2001, c’est parce qu’il n’y a pas de démocratie dans le monde
arabe.
- Dans la seconde partie de votre livre, vous considérez que
les Etats-Unis d’Amérique sont entrés dans une guerre de civilisations avec le
monde musulman. C’est un argument que vous développez en multipliant les
citations et les exemples. Pourtant, cette théorie est-elle vraiment justifiable
?
- M.M.: Malheureusement, oui. J’en suis convaincu et, n’en déplaise aux
internationalistes cosmopolites, les faits en attestent. Ce que le gouvernement
américain appelle «la guerre contre le terrorisme» (un non-sens sémantique et
juridique) est une croisade moderne à peine dissimulée - qui n’est d’ailleurs
que dans son premier mouvement. Les soupçons d’une campagne régionale imminente
qui commencerait par le bombardement des installations nucléaires iraniennes (à
partir de l’été ou l’automne 2005) ont été confirmés il y a quelques jours par
le journaliste Seymour Hersh dans le magazine The New Yorker. Aujourd’hui, avec
le retour du colonialisme en Afghanistan et en Irak, la stigmatisation de
l’Islam, la criminalisation des communautés musulmanes en Occident et la
rationalisation de toutes ces actions par un grand nombre d’intellectuels
occidentaux, à quelques exceptions près, il est impératif de prendre acte de
cette réalité et comprendre que la période qui s’ouvre - un nouveau mandat pour
George W. Bush, poursuite de la guerre en Irak et décès du Président Yasser
Arafat - ne fera que confirmer ces dynamiques. Cette disposition
confrontationnelle de l’Occident à l’égard des musulmans n’en finit pas de se
décliner à travers des politiques américaines et israéliennes plus que jamais
hégémoniques, ouvertement quasi racistes, bafouant le droit international,
restant obstinément sourdes aux appels de la communauté internationale, et dont
la négligence criminelle contredit et le discours universalisant humanitaire et
l’éthique démocratique dont il se prévaut. Parce qu’ils ont récolté la tempête
du vent d’injustice qu’ils ont semé de par le monde, les Etats-Unis ont décrété
une guerre contre l’Islam qui ne dit pas son nom. C’est à ce nouveau conflit que
les Arabes et musulmans doivent aujourd’hui faire face.
- Le Grand Moyen-Orient vit à l’heure de la «démocratie
héliportée» made in US, comme dit une partie de la presse arabe. Vous qui êtes
un universitaire de Harvard, comment jugez-vous cette vision américaine de la
démocratie ? S’agit-il ici d’un scénario de politique-fiction
?
- M.M.: Le Grand Moyen-Orient est une notion américaine héritière des
processus de refaçonnement dans lesquels le Foreign Office britannique se
spécialisait au début du siècle dernier. Au Mashreq et au Maghreb arabe, des
régimes dictatoriaux, qui n’en finissent pas de déposséder leurs populations, se
sont accommodés du nouveau diktat américain. C’est bien entendu de
politique-fiction qu’il s’agit, puisque ni les uns ni les autres ne sont animés
d’intentions de libéralisation politique. Quant à la méthode américaine, de son
illégitimité originelle aux crimes et chaos auxquels elle a abouti en Irak, nous
avons, malheureusement, eu l’occasion de la voir à l’oeuvre. Que l’Irak domine
ses misères, que les Etats-Unis n’en ressentent point de rancoeur, ce serait
cela l’essentiel. Le reste est subordonné. Mais nous n’y serons qu’après de
longues années de souffrances pour les peuples arabes et musulmans.
- Depuis la réélection de Bush, celui-ci dit et répète qu’il ne
changera pas de cap et appliquera jusqu’au bout sa politique étrangère...
Etes-vous inquiet par cette perspective ? Et comment analysez-vous les
conséquences de l’antiaméricanisme dans le monde arabo-musulman
?
- M.M.: Imaginer, un instant, que le président américain puisse modérer ses
ardeurs serait une sérieuse erreur d’appréciation. Il était parfaitement
prévisible que, peur et consensus mou de la population des Etats-Unis aidant,
une fois réélu il allait poursuivre son dessein politique. Les premières
nominations et limogeages polis ont d’ailleurs confirmé cette tendance qui ira
en s’affermissant, avec une probable campagne de surenchère (dont la forme
surprendra peut-être). Pour autant, les guerres américaines ne régleront rien et
seront probablement des défaites. Elles procèdent, en réalité, d’une politique
contre-productive sous-tendue par une logique émotionnelle, presque hystérique
et reflétant la frustration de la première puissance du monde qui n’arrive pas à
convaincre diplomatiquement ni asseoir définitivement sa domination militaire et
qui a perdu presque tous ses alliés européens. De plus, le jeu politicien de
surenchère à Washington entre l’exécutif et le Congrès impose au pays une
position inflexible irrationnelle. Pour ce qui est des conséquences pour
l’Amérique de ces décisions historiques, je crains fort qu’elles ne soient très
lourdes à moyen et long terme. En normalisant la répression des Arabes, les
autorités américaines auront irrigué le champ international d’une violence sans
impunité s’exerçant principalement aux dépens de sociétés désemparées. A
l’évidence, cela ne saurait rester sans retour de bâton comme on l’a vu avec le
11 septembre.
7. Scénarios pour une paix
improbable par Roger Cohen
in L'Intelligent - Jeune Afrique du dimanche 6
février 2005
L'un des patrons des services de
renseignements de l'État hébreu évalue les chances d'un hypothétique règlement
israélo-palestinien.
Ce qui suit est un résumé des principales questions de sécurité nationale
auxquelles Israël est confronté. Il est l'oeuvre de l'un des patrons des
services de renseignements de l'État hébreu. Le responsable en question est
pessimiste par tempérament, mais aussi parce qu'il est payé pour imaginer les
pires scénarios. Mais l'histoire du demi-siècle écoulé suggère qu'au
Moyen-Orient le pessimisme n'est rien d'autre que le réalisme. Voici comment cet
officier voit la situation sécuritaire en 2005.
« La décision de démanteler les colonies à Gaza est irrévocable. La société
israélienne s'est divisée en deux camps : ceux qui sont hostiles à cette
entreprise et ceux qui, tout en pensant qu'elle est nécessaire, ne l'apprécient
pas. L'opération aura néanmoins lieu, et les risques qu'elle implique ne doivent
pas être sous-estimés.
Imaginons le scénario suivant. Nous avons entrepris d'évacuer cinq mille
habitants des colonies de Gush Katif, au sud de Gaza. Les colons sont rejoints
par quinze mille sympathisants venus des quatre coins du pays. Des enfants
pleurent, des femmes hurlent, des hommes crient. L'évacuation, réalisée à l'aide
de camions et d'autobus, mobilise des milliers de policiers et d'officiers. Au
milieu de cette pagaille, des obus de mortier sont tirés depuis Khan Yunis, la
ville palestinienne voisine, peut-être par une faction soucieuse de renforcer
l'impression que nous partons sous le feu. Dix Israéliens sont blessés. Dans ces
conditions, pouvons-nous poursuivre l'exécution du plan ?
Des problèmes peuvent se poser avant même d'en arriver là. Le gouvernement
a arrêté sa décision de se retirer de Gaza, mais les citoyens concernés n'ont
encore reçu aucune notification officielle. Il n'est pas exclu que des gens qui
vivent là depuis un quart de siècle reçoivent l'injonction écrite de quitter les
lieux avec un préavis de trois mois. Ils s'adresseront alors à la Cour suprême,
dont la décision est incertaine.
La détermination du Premier ministre est telle que nous devons mener à bien
l'opération, peut-être en septembre, quels que soient les obstacles. Beaucoup
sont convaincus que notre sécurité s'améliorera par la suite, à tout le moins
dans la zone de Gaza, parce que les Palestiniens n'auront plus de raison de nous
combattre. Cette hypothèse est dangereuse.
L'absence de Gaza de nos forces armées et de nos services de renseignements
peut conduire à un renforcement de la capacité militaire des Palestiniens. Je
pense aux roquettes à longue portée et au trafic clandestin de missiles sol-air
à partir de l'Égypte... L'hypothèse qu'une ville côtière comme Ashkelon soit
frappée n'est pas à écarter. Comment, alors, pourrions-nous riposter ?
Si Mahmoud Abbas parvenait à transformer l'Autorité palestinienne, à en
faire une institution forte, sur laquelle on puisse compter, il serait possible
d'envisager une action résolue pour mettre fin aux attaques. Mais nous sommes
convaincus qu'il n'existe pas de pouvoir capable de démanteler les groupes
terroristes, à commencer par le Hamas. Les pressions du Hezbollah, de l'Iran et
de la Syrie pour maintenir une pression militaire sur Israël seront sans nul
doute insistantes. Le maximum qu'Abbas pourra obtenir sera une trêve. Laquelle
ne pourra que compliquer notre situation politique.
Retenons l'hypothèse de l'accalmie. Les Palestiniens, soutenus par les
Européens et le monde arabe, diront : vous voyez, tous les problèmes viennent de
l'occupation israélienne. Il suffirait qu'Israël fasse en Cisjordanie ce qu'il a
fait à Gaza, qu'il se retire au-delà des frontières de 1967, pour que le conflit
prenne fin. Nous, nous savons que tout cela est illusoire, mais notre point de
vue est loin d'être partagé. C'est illusoire parce que de nombreux Palestiniens
rêvent encore d'un État qui, loin de cohabiter avec Israël, prendrait tout
simplement sa place. Abbas ne manquerait pas de moyens pour faire pression sur
nous.
Il pourrait invoquer la mise en place d'une démocratie palestinienne qui ne
serait assurément pas pire que celle pratiquée dans le monde arabe,
l'assainissement des finances publiques, la réorganisation des services de
sécurité... Il pourrait souligner que les armes se sont tues... Il pourrait
rappeler au président George W. Bush sa déclaration sur l'existence d'un État
palestinien en 2005... Il se pourrait même qu'il soit pressé. C'est alors que
les complications vont commencer parce que, nous, nous ne le sommes pas.
La feuille de route est claire. Le chemin de la paix qu'elle trace diffère
des accords d'Oslo sur un point crucial. Avec Oslo, c'est la paix qui était
censée conduire à la sécurité. Avec la feuille de route, c'est l'inverse : la
sécurité vient en premier et la paix ensuite. Tant que notre sécurité ne sera
pas garantie, nous ne discuterons pas d'une solution politique. Nous ne sommes
pas en présence d'une décision des Palestiniens de renoncer à toute forme de
violence, conçue comme le moyen d'atteindre un objectif politique. Dans ces
conditions, une trêve ou un cessez-le-feu ne suffisent pas. Nous voulons
qu'Abbas arrête, juge et condamne à la prison à perpétuité les militants qui ont
tué des Israéliens - ce qui n'est jamais arrivé. Nous voulons qu'une loi
interdise le port d'armes. Tant que le démantèlement des cellules terroristes
palestiniennes n'aura pas eu lieu, nous devons résister aux pressions visant à
nous amener à la table des négociations, en vue d'un règlement définitif. On
pourrait penser que la route vers la paix est désormais ouverte, mais ce n'est
pas aussi simple.
Malgré mon pessimisme, je perçois néanmoins quelques signes d'espoir. Le
Hamas a été affaibli. Jusqu'ici, 70 % de ses fonds provenaient de l'Arabie
saoudite. La manne s'étant récemment tarie, il s'est tourné vers l'Iran, avec un
certain succès. Mais, comme tout business, une organisation terroriste a besoin
d'argent pour réussir. Or le Hamas est aujourd'hui moins bien pourvu.
Par ailleurs, les deux parties ont compris la nécessité de parvenir à un
compromis sur les territoires et, notamment, sur Jérusalem. Le fossé qui les
sépare s'est réduit. Un leadership crédible existe des deux côtés. Le soutien de
Washington, de l'Égypte, de la Turquie est acquis. Si les Palestiniens acceptent
l'idée d'un État avec des frontières provisoires, - dans le cadre d'un accord
qui ne soit pas définitif -, nous pouvons aller de l'avant.
Abbas a compris que, dans le monde de l'après-11 Septembre, la violence est
contre-productive. Le prix en est trop élevé. On doit le croire lorsqu'il
s'oppose à la militarisation de l'Intifada. Mais qu'en est-il de sa force réelle
et de sa marge de manoeuvre sur des questions comme le droit au retour des
réfugiés palestiniens ?
En conclusion, je ne vois pas de solution au conflit israélo-palestinien
dans un avenir prévisible. Mais nous devons, si nous voulons être réalistes,
entrer dans une période d'accalmie marquée par la volonté de coopération et
l'intention sincère de résoudre les problèmes. C'est le meilleur scénario
possible : non pas un accord de paix, mais plusieurs accords qui vont dans le
sens de la paix.
Quoi qu'il en soit, parce que les Palestiniens vont vouloir obtenir
davantage, et parce que nos calendriers ne sont pas synchronisés, il sera, comme
toujours, difficile d'éviter le pire. »
8. Conflit israélo-palestinien : "Il faut
aller très vite en besogne", selon Leïla Shahid
Dépêche de l'Agence
Associated Press du jeudi 3 février 2005, 10h45
PARIS - «Il faut aller
très vite en besogne» dans la mise en oeuvre du processus de paix, car le temps
est «très vite remplacé par la violence», a plaidé jeudi matin la déléguée
générale de la Palestine en France, Leïla Shahid.
«Je crois qu'aujourd'hui,
il faut aller très vite en besogne, si on veut profiter de cette petite
opportunité», c'est-à-dire «un nouveau président palestinien, un nouveau
gouvernement israélien, une nouvelle administration européenne et, je pense, une
nouvelle relation euro-américaine», a-t-elle observé sur LCI.
«Si nous
voulons profiter de ce moment, il ne faut pas perdre du temps parce que le temps
est très vite remplacé par la violence, parce qu'il y a une occupation militaire
qui continue pour les Palestiniens», a-t-elle souligné.
«Je pense qu'après
56 années de conflit et 38 années d'occupation militaire, on ne peut pas dire
qu'on aille vite», a renchéri la représentante palestinienne. «Au contraire, on
a perdu beaucoup de temps. C'est une des raisons pour lesquelles nous avons vécu
les quatre dernières années qui ont été tragiques pour les Palestiniens, mais
aussi pour les Israéliens».
Selon elle, si le Premier ministre israélien
Ariel Sharon «a la volonté politique, il a les moyens aujourd'hui d'aller très
loin». Il «est depuis plusieurs années l'homme qui a le plus les moyens
réellement de rentrer dans un processus de paix, car il est l'homme qui
aujourd'hui a un gouvernement qui a la majorité de l'opinion: 70% des Israéliens
soutiennent le retrait de Gaza, c'est très important».
Par ailleurs, elle a
dit attendre de la rencontre entre Ariel Sharon et le président de l'Autorité
palestinienne Mahmoud Abbas, prévue mardi prochain en Egypte, la «mise en oeuvre
de la feuille de route» élaborée par le Quartet «Etats-Unis, Russie, Union
européenne, Nations unies».
Enfin, elle a réagi au discours du président
américain George W. Bush sur l'état de l'Union, qui a promis l'aide des
Etats-Unis pour parvenir à l'objectif de «deux Etats démocratiques vivant côte à
côte en paix». «Nous avons trop cru jusqu'à maintenant toutes les promesses pour
uniquement nous contenter d'encore un voeu».
Cette promesse est
«importante», «puisque pendant son premier mandat, le président Bush ne s'est
pas du tout intéressé au conflit israélo-palestinien et encore moins à la
création d'un Etat palestinien. J'espère que les actes suivront les
paroles».
9. Le négationnisme colonial par Olivier Le
Cour Grandmaison
in Le Monde du mercredi 2 février
2005
(Olivier Le Cour Grandmaison enseigne à l'université
d'Evry-Val-d'Essonne et au Collège internationnal de
philosophie.)
La récente polémique provoquée par les déclarations
obscènes de Jean-Marie Le Pen sur le massacre d'Oradour-sur-Glane et le rôle de
la Gestapo pendant l'Occupation occulte un autre négationnisme qui, portant sur
la période coloniale, prospère allégrement aujourd'hui.
Mercredi 5 mars
2003. Conformément aux règles de la procédure législative, la présidence de
l'Assemblée nationale enregistre ce jour-là la proposition de loi n° 667 déposée
par de nombreux députés. Parmi eux se trouve Philippe Douste-Blazy, aujourd'hui
ministre de la santé.
Les attendus de cette loi, comme le texte lui-même,
sont brefs ; ils sont ainsi rédigés : "L'histoire de la présence française en
Algérie se déroule entre deux conflits : la conquête coloniale, de 1840 à 1847,
et la guerre d'indépendance qui s'est terminée par les accords d'Evian en 1962.
Pendant cette période, la République a cependant apporté sur la terre d'Algérie
son savoir-faire scientifique, technique et administratif, sa culture et sa
langue, et beaucoup d'hommes et de femmes, souvent de condition modeste, venus
de toute l'Europe et de toutes confessions, ont fondé des familles sur ce qui
était alors un département français. C'est en grande partie grâce à leur courage
et leur goût d'entreprendre que le pays s'est développé. C'est pourquoi (...) il
nous paraît souhaitable et juste que la représentation nationale reconnaisse
l'oeuvre de la plupart de ces hommes et de ces femmes qui par leur travail et
leurs efforts, et quelquefois au prix de leur vie, ont ! représenté pendant plus
d'un siècle la France de l'autre côté de la Méditerranée."
Suit l'article
unique de cette proposition de loi, présenté par Jean Leonetti, député UMP des
Alpes-Maritimes : "L'oeuvre positive de l'ensemble de nos concitoyens qui ont
vécu en Algérie pendant la période de la présence française est publiquement
reconnue." Sereinement exprimé au coeur des institutions par des parlementaires
sûrs de leur fait et de leur bon droit, ce stupéfiant négationnisme soutient une
histoire édifiante que les signataires de ce texte voudraient, en plus,
sanctionner par un vote pour en faire une "vérité" officielle engageant la
nation et l'Etat.
Envers et contre toute vérité historique, ces représentants
défendent le mythe d'une colonisation généreuse et civilisatrice conforme aux
idéaux que la France est réputée avoir toujours défendus en cette terre
algérienne. Qu'a fait l'actuelle opposition pour porter à la connaissance du
public cette scandaleuse proposition de loi et répondre à ceux qui en ont pris
l'initiative ?
Oubliés donc les centaines de milliers de morts, civils pour
la plupart, tués par les colonnes infernales de Bugeaud et de ses successeurs
entre 1840 et 1881, entraînant une dépopulation aussi brutale que spectaculaire
au terme de laquelle près de 900 000 "indigènes", comme on disait alors,
disparurent. Oubliées les razzias meurtrières et systématiques, et les
spoliations de masse destinées à offrir aux colons venus de métropole les
meilleures terres. Oublié le code de l'indigénat, ce monument du racisme d'Etat,
adopté le 28 juin 1881 par la IIIe République pour sanctionner, sur la base de
critères raciaux et cultuels, les "Arabes" soumis à une justice d'exception,
expéditive et dérogatoire enfin à tous les principes reconnus par les
institutions et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Oubliés les
massacres de Sétif et Guelma perpétrés, le 8 mai 1945, par l'armée française
avec le soutien de l'ensemble des forces partisanes de l'épo! que, Parti
communiste compris, le jour même où le pays fêtait dans l'allégresse sa
libération. Oubliés les 500 000 morts, les 3 000 disparus - ce dernier chiffre
est équivalent à celui des desaparecidos victimes de la dictature du général
Pinochet - et les milliers de torturés de la dernière guerre d'Algérie.
Plus
récemment, la presse locale et nationale a rendu compte du projet, déjà bien
avancé, de la municipalité de Marignane de construire un monument en hommage aux
"fusillés" et aux "combattants tombés pour que vive l'Algérie
française".
Parmi les "héros" de cette période, on trouve Bastien-Thiry, chef
du commando de l'OAS qui organisa et dirigea la tentative d'assassinat perpétrée
contre le général de Gaulle le 22 août 1962 au Petit-Clamart. Jean-Paul Alduy,
membre de l'UMP et maire de la ville de Perpignan, a déjà inauguré en 2003 un
mémorial du même type. Qu'en pense l'actuel président de cette formation
politique, lui qui prétend "parler vrai" et vouloir rénover la politique
française et qui, comme beaucoup d'autres, s'est indigné des propos tenus par le
chef du Front national ?
Quarante-trois ans après la fin de la guerre
d'Algérie, les tueurs de l'OAS qui ont assassiné, à l'époque, plusieurs milliers
d'Algériens et commis de nombreux attentats dans la colonie et en métropole sont
officiellement célébrés dans certaines communes de France avec le silence
complice des membres du gouvernement et des principaux responsables de
l'actuelle majorité, tous plus amoureux du pouvoir que de la vérité historique,
surtout lorsqu'elle est susceptible de porter atteinte à leurs intérêts
électoraux et à leurs alliances politiques locales.
Singulière époque,
étrange conception du "devoir de mémoire" qui se révèle partiel parce qu'il est
partial, déterminé qu'il est par des préoccupations partisanes. Remarquable
exemple qui illustre, jusqu'à la caricature, la puissance de représentations
idéologiques qu'aucun événement, fait ou argument ne parvient à entamer. De là
cet aveuglement pris pour une preuve de courage et de lucidité. Extraordinaire
persistance, enfin, de ce passé-présent qui, inlassablement, continue d'affecter
notre actualité en y instillant le mensonge et la falsification mis au service
de sordides considérations électoralistes et d'ambitions présidentielles.
10. Des Palestiniens dénoncent la
confiscation de leurs terres par Patrick Saint-Paul
in Le Figaro du
mardi 1er février 2005
Après la construction du «mur», des terrains ont été
annexés par Israël à Bethléem
Une bavure israélienne, qui a coûté
la vie à une petite fille palestinienne dans le camp de réfugiés de Rafah et
suscité une riposte du Hamas contre une colonie juive, a mis à l'épreuve hier la
fragile accalmie prévalant depuis deux semaines dans la bande de Gaza. Le
premier ministre palestinien, Ahmed Qoreï, a qualifié de «crime» la mort de
Norane Dib, 10 ans, touchée à la tête par une balle israélienne dans la cour de
son école. Des groupes armés palestiniens ont menacé de reprendre les attaques
contre Israël si son armée ne cessait pas immédiatement ses opérations.
Bethléem de notre envoyé spécial - Depuis sa maison en pierres de
Bethléem, Johnny Atik peut contempler l'oliveraie qu'il a cultivée toute sa vie.
Mais comme des centaines de propriétaires palestiniens, dont les terres se
trouvent du mauvais côté de la barrière de séparation entre la Cisjordanie et
Jérusalem, il n'a plus le droit d'approcher sa propriété. Tombant sous le coup
de la «loi des absents», sa terre lui a été confisquée. Adoptée par l'Etat
hébreu en 1950, pour annexer les propriétés appartenant à des Palestiniens ayant
quitté Israël au moment de sa création entre 1947 et 1948, cette loi a été
réactivée secrètement par le gouvernement israélien cet été, a révélé le
quotidien Haaretz.
Lorsque commence la construction de la barrière de sécurité séparant
Jérusalem-Est de Bethléem, il y a deux ans, Johnny Atik fait appel à un avocat
israélien pour obtenir le droit de continuer à exploiter sa terre. La clôture,
qui traverse sa propriété, le sépare de trois hectares d'oliveraie. Les
autorités militaires expliquent à son avocat qu'il lui faudra obtenir un permis
pour accéder à ses oliviers en franchissant un portail métallique. Mais celui-ci
ne lui sera jamais délivré. Au bout d'un an de vains efforts, l'administration
finira par répondre à l'avocat que la terre, réquisitionnée par le gouvernement,
n'appartient plus à son client, considéré comme «absent».
Johnny Atik, dont la maison se situe à 100 mètres de la terre confisquée,
reste incrédule. «Je suis là, en chair et en os, devant vous, dit-il. Comment
peut-on affirmer que je suis absent ? Je ne suis pas comme ces Israéliens vivant
aux Etats-Unis, qui viennent ici deux fois par an pour les fêtes. Cette terre,
c'est ma vie. Sans elle je suis ruiné.» Un bruit lointain de marteaux piqueurs
accompagne la conversation. Au bout de la vallée où se trouvent les oliviers de
Johnny Atik, sur une colline, est juchée la colonie juive de Har Homa. Les grues
s'activent pour étendre les frontières de la colonie. Et des projets de
construction existent déjà pour les terres confisquées à Bethléem.
La décision secrète du gouvernement israélien a provoqué la colère des
Palestiniens. Elle confirme leur crainte selon laquelle la construction de la
barrière de béton et de métal en construction en Cisjordanie et à Jérusalem
utilise le prétexte de la sécurité pour confisquer leurs terres. «Le
gouvernement transforme une barrière provisoire en un fait irréversible en
construisant des maisons inamovibles, explique Daniel Seidemann, un avocat
israélien, qui défend les familles palestiniennes spoliées. C'est un acte très
agressif visant à asseoir la souveraineté israélienne sur Jérusalem-Est.»
En 1967, lorsque Israël annexe la partie orientale de la Ville sainte, il
étend considérablement les frontières de Jérusalem, en y incluant de nombreux
villages arabes voisins. Sous souveraineté jordanienne de 1948 à 1967, la partie
orientale de la ville s'étendait sur 38 km2. Dans le «grand Jérusalem», la
partie arabe annexée par Israël (une initiative jugée illégale par la communauté
internationale) mesure 108 km2. La barrière de sécurité épouse le contour de
cette frontière élargie, privant des centaines de Palestiniens de Cisjordanie de
leurs terres. Selon les chiffres avancés par le Haaretz, près de la moitié des
propriétés de Jérusalem-Est appartiendraient à des résidents de Cisjordanie, qui
n'ont pas le droit de se rendre dans la ville sainte sans un permis
spécial.
Depuis les années 50, les gouvernements successifs s'étaient abstenus
d'appliquer la «loi des absents», car de nombreux résidents de Cisjordanie
vivaient à proximité de leurs terres. Mais depuis que la barrière de sécurité a
été érigée, la frontière invisible qu'ils traversaient chaque jour a été
matérialisée par des grillages et des murs de béton. Après que la loi eut été
réactivée, le 8 juillet dernier, plusieurs centaines d'hectares ont été
confisqués sans que leurs propriétaires ne reçoivent la moindre notification
écrite.
«C'est un véritable vol d'État, affirme Hanna Nasser, le maire de Bethléem.
C'est la preuve que ce mur n'est pas une barrière sécuritaire mais une
frontière. C'est un nouvel obstacle pour Abou Mazen. Ce n'est pas ainsi que l'on
parviendra à faire la paix un jour.» L'Autorité palestinienne a protesté
officiellement auprès de l'Administration américaine, la semaine dernière auprès
de l'envoyé spécial du département d'État venu préparer la visite de la nouvelle
secrétaire d'État, Condoleeza Rice, prévue ce dimanche. Selon la presse
israélienne, le gouvernement d'Ariel Sharon envisagerait de s'engager auprès de
l'Administration Bush pour réexaminer cette question avant l'arrivée dans la
région de Condoleeza Rice.
11. Abou Mazen, le dernier Palestinien -
Marge étroite pour le nouveau Président par Hussein Agha et Robert
Malley
in Le Monde diplomatique du mois de février
2002
(Hussein Agha est spécialiste des questions
israélo-palestiniennes, Senior Associate à St Antony’s College (Oxford). Robert
Malley est un ancien conseiller du président Clinton, directeur du programme
Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’International Crisis Group
(Bruxelles).)
Moins d’un mois après son élection, le Président palestinien Abou Mazen
semblait en passe de réussir son pari : obtenir un cessez-le-feu du Hamas, du
Djihad islamique et des Brigades des Martyrs d’Al-Aqsa, intégrées dans les
forces de sécurité. M. Ariel Sharon tiendra-t-il pour autant ses promesses ?
Pour le Quartet (Etats-Unis, Union européenne, ONU, Russie), le retrait de Gaza
s’inscrit dans la « feuille de route » destinée à créer un Etat palestinien dans
les territoires occupés par Israël en 1967.
L’homme choisi par les institutions et par le peuple palestinien pour
succéder à Yasser Arafat, M. Mahmoud Abbas (Abou Mazen), est presque en tout
point différent de son prédécesseur, mais semblable à lui dans un domaine
fondamental. Si l’ascension politique de Yasser Arafat a donné forme à l’entité
palestinienne contemporaine, sa mort va la bouleverser. Abou Ammar était un
dirigeant à part, remarquablement adapté aux conditions auxquelles son peuple a
dû faire face aux lendemains de la guerre de 1948 [1] : défait, dépossédé privé
d’Etat capable de le défendre, de territoire susceptible de le contenir et de
stratégie politique capable de le rassembler. Les Palestiniens souffraient de
divisions familiales, claniques et sociales, étaient disséminés à travers la
région et au-delà, aux prises avec les ambitions de plusieurs et en proie aux
convoitises de chacun. Grâce à son parcours historique et à sa personnalité, à
son charisme et à sa roublardise, faisant usage de persuasion et de pression,
homme chanceux et extraordinairement besogneux à la fois, Arafat aura réussi à
les représenter tous, à leurs yeux comme à ceux du monde.
L’objectif
prioritaire d’Arafat était, depuis le départ, l’unité nationale, sans laquelle
il estimait que rien ne pouvait se faire. Il fut le lien entre Palestiniens de
la diaspora et de l’intérieur, Palestiniens dépossédés en 1948 et occupés en
1967, résidents de la Cisjordanie et de Gaza, jeunes et vieux, riches et
pauvres, honnêtes gens et personnages véreux, modernistes et traditionalistes,
militants et pacifistes, islamistes et laïques. On le vit tout à la fois
dirigeant national, homme de tribu, patriarche, employeur, bon samaritain, chef
d’un mouvement laïque et profondément religieux, se voulant le représentant
prééminent de chacun de ces groupes disparates, même lorsqu’ils adhéraient à des
vues contraires ou contradictoires. Son style fut souvent l’objet de critiques
et de dérision, mais son statut rarement remis en cause. Il est douteux qu’un
autre leader palestinien reprenne ses méthodes politiques ; probablement pas
tant que durera l’occupation, et certainement pas dans l’avenir
immédiat.
Abou Mazen appartient, comme Arafat, à une espèce rare : celle des
figures palestiniennes authentiquement nationales. Mais de façon radicalement
autre. Alors qu’Arafat devint un symbole national en s’identifiant avec chaque
groupe ou faction politique, Abou Mazen l’est devenu en ne s’identifiant avec
aucun. Arafat s’immisçait dans chaque problème local ; Abou Mazen, lui, les
survole, se considérant principalement comme le serviteur du mouvement national
dans son ensemble. Le « Vieux », avec une énergie inépuisable, gouvernait grâce
à une présence physique et rhétorique envahissante. Doté d’une voix à peine
audible et d’un physique sans relief particulier, le nouveau président a
construit sa carrière en fuyant les projecteurs. Avec la mort d’Arafat, la
politique palestinienne sera passée de l’ère de la lourdeur à celle de
l’apesanteur.
Arafat habitait un monde à la Borges, où une chose et son
contraire pouvaient cohabiter dans un même lieu et en même temps ; où comptait
l’impact du langage et non le sens des mots, et où les mythes se mêlaient aux
faits pour constituer la réalité. Le monde d’Abou Mazen s’ancre davantage dans
ce qui lui est familier, reconnu par la plupart comme appartenant à l’ordre des
choses. Son discours paraît plus acceptable, sa réalité moins hantée par les
démons du passé. Adieu la politique de l’ambiguïté ; bienvenue à celle de la
raison, froide et logique.
La violence, une option illogique
Abou Mazen est un
homme politique de convictions – en d’autres termes, pas un véritable
politicien. Il n’est pas du genre à manigancer, ses actions reflétant le plus
souvent naturellement son caractère et son tempérament. De là découlent ses
multiples succès, mais aussi ses nombreux déboires. Inspiré par un profond sens
éthique, un mépris pour l’opportunisme politique et une confiance exagérée dans
le pouvoir de la raison, il est rare qu’il se rende ou se batte lorsqu’il est
contredit ou ignoré. Persuadé d’avoir la logique et la raison de son côté, et
également convaincu que les autres suivent la logique et la raison, il préfère
attendre patiemment que les gens voient les choses comme lui. Il n’a rien d’un
manipulateur, d’un fourbe ou d’un comploteur, ce qui explique sans doute
pourquoi il tolère si mal les manipulations, fourberies ou complots des autres.
De là découle le secret de ses relations en dents de scie avec Arafat : parce
qu’il n’hésitait pas à s’opposer au « Vieux », il préférati opter ensuite pour
l’isolement plutôt que de mener bataille ou de rechercher un compromis ; parce
qu’Arafat savait qu’Abou Mazen – à l’inverse de la plupart de ses collègues –
était sincère plutôt qu’opportuniste, il perdait rarement confiance en lui et
lui pardonnait toujours.
Abou Mazen est également un musulman profondément
pieux. Inspiré par l’islam, mais allergique à ce que celui-ci se mêle de
politique, il prie quotidiennement et jeûne pendant le ramadan sans afficher ni
ses prières ni son jeûne sur la place publique. Pour lui, la religion est
affaire de croyance privée, non de manifestation et encore moins de régulation
publique. Dans ses contacts, désormais fréquents, avec les chefs du Hamas ou du
Djihad islamique, cela lui donne un avantage certain : convaincu de n’être pas
moins bon musulman qu’eux, lorsqu’il rencontre un « politicien islamiste », il
ne voit en lui que le politicien, et non l’islamiste.
Plus important : il
tient à une série de principes qu’il hésite à diluer et dont il répugne à se
détacher. A l’automne 1999, à la suite de l’élection de M. Ehoud Barak comme
premier ministre d’Israël, Abou Mazen a présenté aux officiels américains une
proposition simple en vue d’un accord final : un Etat palestinien dans les
frontières de 1967, avec Jérusalem-Est comme capitale et la reconnaissance du
droit au retour pour les réfugiés. Dans le cadre de ces paramètres, et en
harmonie avec le droit international, il laissait place aux discussions : il
pourrait y avoir des échanges de territoire mineurs et équitables, afin de
prendre en compte certaines colonies de peuplement israéliennes ; aux juifs
serait accordé un accès sans entrave à leurs lieux saints ; et le principe du
droit au retour serait mis en œuvre de façon à sauvegarder les intérêts
démographiques d’Israël.
Mais l’adhésion préalable à ses propositions était
primordiale, faute de quoi il ne pouvait y avoir ni légitimité internationale,
ni paix juste. Les Etats-Unis et Israël ont ignoré ses suggestions. Les
négociations qui ont eu lieu ont pris un tour de marchandage de bazar, détaché
de tout principe de base : le pourcentage de la Cisjordanie devant être restitué
aux Palestiniens changeait de jour en jour, de même que l’attribution de la
souveraineté sur les quartiers de Jérusalem-Est ou que le nombre de réfugiés
pouvant être admis en Israël. Cette manière d’opérer était en tout point
étrangère à Abou Mazen, qui croyait que rien de bon ne pouvait en déboucher : il
l’estimait dommageable aux Palestiniens, et – dans la mesure où elle soulevait
de faux espoirs sur l’étendue des compromis palestiniens possibles – malhonnête
envers les Israéliens.
Mal à l’aise avec le déroulement des négociations qui
précédèrent le sommet de Camp David de juillet 2000 [2], Abou Mazen s’opposait
foncièrement au déclenchement de l’insurrection armée qui le suivit. Pour lui,
la violence constitue depuis longtemps une option à la fois inutile et
illogique, un peu comme si l’on choisissait sciemment d’user de l’arme
palestinienne la plus faible contre le flanc israélien le plus puissant. Il
compare les coûts et les bénéfices de la violence et, alors qu’il voit des coûts
nombreux, il ne distingue que de trop maigres bénéfices : Israël a resserré ses
rangs, les Etats-Unis ont choisi leur camp, la « communauté internationale » a
tourné le dos aux Palestiniens et l’Autorité palestinienne est à
genoux.
Selon lui, l’objectif devait être au contraire de renouer avec divers
groupes israéliens, de parler un langage compréhensible pour Washington et de
rallier le monde à la cause palestinienne. Pour ce faire, les Palestiniens
devaient stabiliser la situation, remettre de l’ordre dans leur demeure,
contrôler les milices armées, établir des institutions transparentes et
centralisées et, surtout, cesser les attaques dirigées contre Israël. A ses
yeux, moyens et fins ne doivent faire qu’un, car de la manière dont sera menée
la lutte dépendra l’écho qu’elle rencontrera. De la retenue palestinienne
découleront à la fois un soutien international plus fort et une plus grande
réceptivité de la part du peuple palestinien à des demandes logiques.
Pour
bien des Palestiniens, le fait de privilégier la persuasion plutôt que la
pression est un pari risqué. Ils contestent la vision d’Abou Mazen : à leurs
yeux, ce ne sont pas les Palestiniens qui ont militarisé la confrontation, c’est
Israël ; au cours des premières semaines de la deuxième Intifada, la majorité
des victimes furent palestiniennes, et non israéliennes ; lorsque des
cessez-le-feu informels furent tentés, c’est Israël qui les fit capoter ; et si
les Palestiniens arrêtaient de se battre, cela équivaudrait à un désarmement
unilatéral, les privant de tout moyen de pression.
La vision d’Abou Mazen se
nourrit de sa longue expérience d’Israël et des Israéliens. Naguère, au cours
des années 1970, il formait avec Arafat et Khalil al-Wazir (Abou Jihad) [3] un
trio chargé des contacts avec les Israéliens. Ceux-ci furent d’abord noués avec
des éléments marginaux et des militants antisionistes. Puis, petit à petit, le
cercle s’élargit pour inclure les citoyens arabes d’Israël, la gauche sioniste,
d’anciens officiers modérés et des membres du Parti travailliste. Après les
accords secrets d’Oslo de l’été 1993, dans lesquels il joua un rôle pivot, Abou
Mazen alla plus loin encore, dialoguant avec des groupes moins intéressants à
première vue, mais selon lui plus déterminants : le Likoud et les juifs
orthodoxes.
De tous ces échanges, il tira la conclusion que, paradoxalement,
la société israélienne se révélait à la fois étrangement compliquée dans son
architecture et remarquablement simple dans ses aspirations : sécurité et
tranquillité. Si on peut les lui proposer, estime-t-il, la vaste majorité des
Israéliens acceptera de faire les concessions requises pour une paix stable et
juste – une conviction qui, selon certains Palestiniens, représente le comble de
la naïveté, et pour d’autres l’apogée du pragmatisme.
Homme sans fidèles
loyaux, Abou Mazen est devenu l’homme sans opposition véritable. Voilà qui
explique son accession, relativement fluide et incontestée, au pouvoir. Après
quatre années de combats acharnés et dévastateurs, et ayant perdu leur seul
dirigeant historique, les Palestiniens étaient sous le choc, anxieux, et
fatigués. Pas plus la société civile que les groupes armés ne souhaitaient
s’engager dans une bataille de succession. Aucune des factions politiques ne
semblait disposée à faire d’Abou Mazen son premier choix ; il est devenu le
choix naturel de chacune d’entre elles. Il s’agit en effet du dernier
Palestinien doté d’une légitimité historique, le seul qui puisse authentiquement
parler au nom de tous. La sélection de tout autre dirigeant aurait
inévitablement provoqué une lutte prolongée, coûteuse et fratricide. Son
élection ne lui aura pas conféré sa légitimité : elle l’aura tout simplement
confirmée.
Une multitude d’intérêts divergents se sont rassemblés autour de
lui. Les Palestiniens effrayés à l’idée que la mort d’Arafat puisse entraîner un
chaos plus grand encore voient en Abou Mazen un symbole réconfortant de sécurité
personnelle et de stabilité collective. Ceux, nombreux, qui sont tout simplement
épuisés par l’Intifada et les représailles israéliennes le perçoivent comme le
seul capable d’apporter un peu de calme et, peut-être, une amélioration de leur
situation. Pour les militants pourchassés par Israël, il pourrait être l’homme
par qui arrivera une amnistie leur permettant de retrouver une existence
normale. Les hommes d’affaires et l’élite sociale considèrent qu’il comprend
leurs besoins et qu’il pourra créer un climat plus propice à leurs intérêts. Les
membres de la bureaucratie, produits du développement de l’Autorité
palestinienne et rêvant de reconquérir les avantages d’antan, perdus lors de
l’Intifada, font le pari qu’Abou Mazen les y aidera.
Ses origines – Safad,
ville désormais israélienne – ainsi que son soutien affiché et répété au droit
au retour rassurent un tant soit peu les réfugiés et membres de la diaspora,
inquiets à l’idée que leurs intérêts soient sacrifiés lors des négociations à
venir. Enfin, nombre de Palestiniens se sont ralliés à celui qui a, pensent-ils,
l’aval des Etats-Unis, la seule puissance qui compte désormais, leur choix étant
en quelque sorte le reflet des préférences présumées des autres.
D’abord reconstruire les institutions
La situation a
donné lieu à d’étranges convergences. La méfiance entre habitants de la
Cisjordanie (qui craignent que le prochain retrait israélien ne coupe le lien
avec Gaza) et habitants de Gaza (qui craignent que ceux de la Cisjordanie ne
fassent leur possible pour le contrarier) ne fait que croître. Pourtant, tous se
sont mis d’accord sur Abou Mazen, car il est perçu comme n’étant allié ni aux
uns ni aux autres, et donc ne représentant une menace pour aucun. Certains
avaient misé sur une rébellion de la nouvelle génération du Fatah [4]. Mais la
succession est venue trop tôt : défier les instances dirigeantes d’un mouvement
déjà terriblement divisé aurait été trop risqué. Ceux qui estiment devoir être
les futurs dirigeants palestiniens ont donc vu en Abou Mazen un homme sans
attaches politiques particulières, un garant de la continuité et, surtout, une
figure de transition idéale, apte à préparer le terrain à ceux qui, un jour
prochain, lui succéderont. Au même moment, les anciens fidèles d’Arafat, qui
tiennent à conserver leurs privilèges et leur statut – en tout premier lieu les
membres du comité central du Fatah –, s’accrochent à Abou Mazen, considéré comme
un ultime rempart contre les ambitions trop empressées de ces nouveaux
venus.
Le Hamas et le Djihad islamique sont, pour leur part, bien conscients
que le programme d’Abou Mazen n’est en rien compatible avec le leur et qu’il
rejette en particulier la violence, le chaos des armes et l’existence de milices
armées. Mais ils l’ont déjà subi par le passé et croient connaître sa façon
d’agir, qui est de coopter et non de réprimer. Convaincus qu’Israël ne lui
donnera pas les moyens de réussir, ils sont prêts, si nécessaire, à patienter
jusqu’à ce que les hostilités s’ouvrent à nouveau. Quant aux Etats-Unis, à
Israël, à l’Europe et au monde arabe, Abou Mazen représente pour eux à la fois
tous les objectifs auxquels ils aspirent – la fin des attaques armées, le
renforcement des institutions palestiniennes, le règne de la loi – et le
dirigeant le plus à même de les réaliser.
Parmi ce très large éventail de
soutien interne et international, ceux qui adhèrent à l’ensemble de son
programme politique sont bien moins nombreux que ceux qui estiment qu’il finira
par se ranger à leur avis. Mais, pour le moment, Abou Mazen est relativement
libre de parler et d’agir, bien plus libre sans doute qu’il ne l’espérait ou que
ne le pensaient nombre d’observateurs. Parce que ce sont eux qui sont venus vers
lui et non l’inverse, les groupes palestiniens qui, autrefois, faisaient
pression sur Arafat et qu’Arafat tentait de satisfaire restent plutôt
silencieux. Les centres de pouvoir qui existaient naguère semblent, pour
l’instant, en hibernation, ne pouvant ou ne voulant pas former une opposition
organisée et efficace. Cette position, Abou Mazen la doit avant tout au fait
d’être – plus que n’importe quel autre dirigeant palestinien actuel – en phase
avec les priorités immédiates de son peuple : la sécurité et le retour à une vie
normale, débarrassée de la crainte d’attaques de l’armée israélienne ou de gangs
palestiniens ; l’amélioration de son niveau de vie et la reprise des activités
économiques ; et la possibilité de se mouvoir à nouveau, libéré des barrages,
des couvre-feux et autres pratiques humiliantes. Ultime paradoxe : les
Palestiniens aspirent à en revenir à la situation qui prévalait à la veille de
leur soulèvement, situation qui justement l’avait provoqué et que, à leurs yeux,
Abou Mazen paraît le plus à même de rétablir.
M. Ariel Sharon a remporté
cette manche du conflit israélo-palestinien. Il a toujours eu l’ambition de
faire en sorte que les Palestiniens se lassent de leur combat national. Les
appauvrir ou les désespérer ne constitue pas, pour lui, une fin en soi, mais un
instrument au service de son objectif. Epuisés et désemparés, les Palestiniens
cesseront de penser aux questions politiques pour se concentrer sur des intérêts
plus quotidiens, plus immédiats.
Voilà qui semble désormais à portée de main,
conformément au scénario qu’Abou Mazen avait prédit dès le début de
l’insurrection armée et qui explique son opposition au déclenchement de
celle-ci. La lassitude palestinienne convient donc aux deux hommes, mais ils
diffèrent sensiblement par ce qu’ils comptent en faire. Pour M. Sharon, il
s’agit d’un moyen commode de dépolitiser le mouvement national palestinien ;
pour Abou Mazen, au contraire, d’une étape nécessaire à sa repolitisation sur
des bases nouvelles, et plus saines.
Le président palestinien ne mise guère
sur un accord final avec M. Sharon. Trop de choses les séparent, en premier lieu
la prédilection du premier ministre israélien pour un accord intérimaire et
partiel à long terme, dans le cadre duquel la négociation des questions les plus
délicates – les frontières, le statut de Jérusalem, le destin des réfugiés –
sera renvoyé à plus tard. Dans de telles conditions, la période immédiate ne
sera pas celle des accords bilatéraux, mais des décisions unilatérales, Israël
se retirant de Gaza et du nord de la Cisjordanie, et les Palestiniens remettant
de l’ordre dans leurs affaires.
Présenter le retrait de Gaza comme un acquis
Certes,
l’objectif ultime d’Abou Mazen demeure de négocier une paix durable, mais il ne
croit pas qu’Israël y soit prêt. En reconstruisant les institutions
palestiniennes et le mouvement national lui-même, en renonçant pour de bon à la
lutte armée, en renouant les liens internationaux et en articulant clairement
les demandes constantes et inaliénables des Palestiniens, il estime que
l’après-Sharon peut être préparé et que, dans l’intervalle, son peuple pourra
enfin bénéficier du calme auquel il aspire.
Cela constitue, sans nul doute,
un audacieux pari. Le soutien dont bénéficie Abou Mazen est aussi large que
fragile, résultant de conditions spécifiques plutôt que d’une adhésion franche à
sa personne ou à son programme. La peur, l’anxiété et l’épuisement ne dureront
pas éternellement. Lorsqu’ils toucheront à leur fin, des demandes autrement plus
politiques – la libération des prisonniers palestiniens, le gel des colonies de
peuplement, la fin de l’occupation – referont très certainement surface. Plus le
temps passera, plus les choix deviendront difficiles et plus nombreux seront ses
adversaires déclarés.
Parmi ceux qui le soutiennent pour l’instant du bout
des lèvres, certains le lâcheront, l’attrait d’une opposition organisée et
efficace augmentera et les appels au retour à la lutte armée se feront davantage
entendre. Abou Mazen espère que, lorsque ce moment arrivera, il aura obtenu des
progrès tangibles – stabilité, ordre, amélioration des conditions de vie,
liberté de mouvement – lui permettant d’accumuler un capital politique qu’il
n’aura pas à dilapider aussi rapidement : autrement dit, il compte compenser la
perte de soutien de la part de certains groupes par le renforcement du soutien
d’autres.
La réussite d’Abou Mazen dépend largement de la « communauté
internationale », et des Etats-Unis en particulier. Mettre un terme à la
violence et réaliser les réformes institutionnelles sont des tâches auxquelles
il tient et qu’il poursuivra de toute manière pour le bien du pays. Mais il y
voit aussi un bénéfice secondaire, qui est de confronter le président George W.
Bush à ses propres engagements et de le mettre dos au mur. Plus d’une fois, le
président américain a affirmé que, si les Palestiniens parvenaient à contrôler
les groupes armés et à démocratiser leur système, ils jouiraient enfin d’un Etat
viable et souverain. Le pari d’Abou Mazen est simple : si les Palestiniens
respectent leurs engagements, les Etats-Unis devront respecter les leurs et
faire pression sur Israël, insistant pour que celui-ci fasse les pas politiques
dont le président palestinien aura désespérément besoin.
Abou Mazen compte
aussi sur les changements à venir en Israël, espérant que le retour au calme
amène ses citoyens à exiger une paix globale plutôt qu’à se satisfaire du statu
quo. Si cette évolution peut se produire dans des délais relativement courts,
Abou Mazen pense pouvoir maîtriser l’impatience populaire et éviter un retour à
la lutte armée. En somme, il a besoin d’arracher assez de gestes à Israël et à
la « communauté internationale » pour éviter que la population palestinienne,
déjà lasse de sa situation, ne se lasse également de lui. Il avait déjà fait –
et perdu – ce pari lors de son bref bail au poste de premier ministre, du 29
avril au 7 septembre 2003. Mais trois données au moins ont changé : Arafat n’est
plus, les Palestiniens apparaissent davantage disposés à lui donner une chance,
et Israël comme les Etats-Unis ont eu le temps de méditer les leçons de ce
triste précédent.
Là encore, la différence avec Arafat est palpable. Alors
qu’Abou Mazen bénéficie de sa position actuelle parce que l’humeur populaire est
en phase avec lui, Arafat a pu bénéficier de sa position pendant de si longues
années parce qu’il s’efforçait inlassablement d’être en phase avec l’humeur
populaire. En restant en contact permanent avec toutes les composantes de la
société palestinienne, Arafat faisait en sorte que son statut soit indépendant
des circonstances ; en restant au-dessus de la mêlée, Abou Mazen risque d’être à
jamais prisonnier de celle-ci. Ce dernier dispose d’un pouvoir à la fois plus
absolu et plus temporaire. Comme il s’est libéré de la nécessité de satisfaire
toutes les demandes, sa marge de manœuvre paraît remarquablement vaste. Mais, si
le sentiment populaire change, si les Etats-Unis n’exercent pas de pressions sur
Israël ou si celui-ci ne propose pas les concessions attendues, le consensus
autour de sa personne se dissoudra aussi brusquement qu’il s’est formé.
Abou
Mazen fait face à deux autres défis en forme de paradoxe. Il doit plus son
pouvoir à son crédit international qu’à sa crédibilité populaire, et l’opinion
palestinienne est convaincue que les Etats-Unis disposent des moyens – que n’ont
pas les Palestiniens – de faire bouger Israël : les Palestiniens attendront donc
plus de lui qu’ils n’espéraient d’Arafat. Ensuite, dans la mesure où le soutien
dont il dispose repose avant tout sur l’épuisement de la population, plus il
réussira à améliorer la situation, et plus ce soutien risque de
s’amoindrir.
A l’horizon, deux écueils significatifs se profilent. Le premier
réside dans le retrait attendu de Gaza. C’est une initiative à laquelle il ne
peut s’opposer : Israël rétrocède des territoires aux Palestiniens, et, pour la
première fois depuis l’origine du conflit, des colonies de peuplement sur les
terres palestiniennes doivent être évacuées. Libérée de la présence israélienne,
Gaza pourra être rebâtie et servir de modèle pour le reste des territoires
occupés. Mais c’est également une opération qu’il ne peut accueillir avec
enthousiasme : de nombreux Palestiniens craignent que le retrait, concentrant
toute l’attention internationale sur Gaza, n’aide M. Sharon à construire de
nouvelles colonies, en Cisjordanie comme à Jérusalem, et à poursuivre
l’édification du mur de séparation, deux éléments d’un plan israélien visant à
imposer arbitrairement des frontières et à diviser la Cisjordanie en cantons.
Naviguant entre ces deux considérations, Abou Mazen présentera le retrait de
Gaza comme un acquis palestinien dans le cadre de la feuille de route [5], en
minimisant toute coordination avec les Israéliens et en s’efforçant d’attirer
l’attention internationale sur la Cisjordanie.
Le second écueil tient à la
proposition israélienne d’établir un Etat palestinien dans des frontières
provisoires pour Gaza et certaines parties de la Cisjordanie. Appâtés par l’idée
d’un pas en avant, obsédés par la volonté de bâtir de nouvelles institutions,
les Etats-Unis et l’Union européenne le presseront vraisemblablement de dire oui
; il en ira de même de certains pays arabes, désireux de stabiliser la situation
à tout prix et de donner un signe de progrès, quel qu’il soit, à leurs citoyens.
Mais ce que d’aucuns percevront comme une concession israélienne apparaît à Abou
Mazen comme un piège : une tentative de diluer le conflit, de lui ôter son
caractère émotionnel, de le réduire à une simple question de frontières, et de
retarder ainsi l’accord global et définitif. Le président palestinien fera à la
fois en sorte de rester fidèle à ses convictions et de ne pas mécontenter la «
communauté internationale » - bien que lui-même, pour l’instant, ne sache pas
trop comment y parvenir.
L’exercice du pouvoir affectera sans aucun doute
Abou Mazen comme tous ceux qui s’y essaient. Déjà, on sent qu’il a acquis – ou
feint d’acquérir – le goût des grands discours et du contact humain auxquels
Arafat devait sa célébrité. Plus généralement, sa survie politique exigera qu’il
s’adonne aux délicats jeux politiques qu’il avait coutume de dédaigner et
laissait volontiers au « Vieux » : accorder la priorité aux progrès immédiats
sans pour autant négliger les questions politiques ; maintenir la confiance
américaine et israélienne sans pour autant perdre celle du Hamas ou du Secours
islamique ; discipliner les milices armées sans pour autant s’y confronter ;
protéger la vieille garde du Fatah sans pour autant décevoir les jeunes ;
préserver l’unité du mouvement national sans pour autant en devenir l’otage ;
répondre aux attentes des Etats-Unis sans pour autant donner l’impression de se
plier à leurs injonctions ; mettre fin à la violence sans pour autant se
soumettre à Israël – et, bien évidemment, prendre ses distances avec l’héritage
d’Arafat sans pour autant l’ignorer.
Avec le temps, son principal défi sera
d’harmoniser les espoirs nombreux qu’il incarne et de transformer le fragile
soutien dont il dispose de la part de groupes souvent rivaux en appui solide
pour sa personne et sa politique. Dans ce sens, il est à la fois plus fort et
plus faible que ne l’indiquent ses résultats électoraux. Les plus de 60 % qui
ont voté pour lui ne sont pas tous de fidèles supporteurs, et les plus de 30 %
qui ont voté pour ses rivaux ne constituent pas une opposition organisée ou
unifiée [6].
Restent toutes les questions actuellement sans réponse. Que se
passera-t-il si Abou Mazen ne peut accomplir ce qu’Israël et les Etats-Unis
attendent de lui et si MM. Bush et Sharon ne lui donnent pas ce dont il a besoin
? Qu’adviendra-t-il si Abou Mazen ne parvient pas à obtenir un accord avec le
Hamas, le Djihad islamique, ou si l’accord passé avec les Brigades des martyrs
d’Al-Aqsa, pour leur intégration dans les forces de sécurité, ne tient pas, ou
si celui-ci tient mais qu’Israël persiste à attaquer leurs militants ? A quoi
ressemblera l’avenir si le consensus politique dont il jouit se désagrège ou si
une guerre civile vient à éclater ?
Pour le moment, Abou Mazen est l’objet de
désirs multiples et souvent contradictoires. Protecteur et sauveur, figure de
transition ou dernier espoir d’une génération révolue, diable pour certains et
moindre mal pour d’autres, aux yeux des Palestiniens, Abou Mazen incarne
désormais tout cela et pour tous. A contempler le chemin à parcourir, il doit
parfois se demander d’où sont sortis tous ceux qui comptent maintenant sur lui,
combien de temps encore ils resteront à ses côtés, et ce qu’il a bien pu faire
pour mériter leur abondante et encombrante compagnie.
[Cet article est tiré d’un texte de la New York Review of Books,
que les auteurs ont eux-mêmes traduit et adapté.]
- NOTES
:
[1] : Pour une brève biographie, cf. www.monde-diplomatique.fr/dossiers/arafat/[2] : Lire Alain Gresh, « Le « vrai visage » de M. Ehoud
Bartak », Le Monde diplomatique, juillet 2002.
[3] : Fondateur avec Yasser
Arafat, en 1959, du Fatah, Abou Jihad a été assassiné par les services
israéliens en 1988, en Tunisie, alors qu’il coordonnait la première
Intifada.
[4] : Lire Graham Usher, « Impasse stratégique pour la résistance
palestinienne », Le Monde diplomatique, septembre 2003.
[5] : Adoptée le 30
avril 2003 par le Quartet (ONU, Etats-Unis, Russie, Union européenne), elle
prône la création d’un « Etat palestinien indépendant, démocratique et viable »
en 2005, sur la base des résolutions des Nations unies, mais aussi des documents
de la conférence de Madrid (1991), des accords conclus entre Palestiniens et
Israéliens et du plan arabe de Beyrouth (2002). Cette création est conditionnée
par la fin des violences et du terrorisme, les réformes démocratiques de
l’Autorité palestinienne et le retrait d’Israël des territoires palestiniens
réoccupés depuis le 28 septembre 2000.
[6] : Selon les résultats définitifs
de l’élection présidentielle du 9 janvier, Abou Mazen a obtenu 62,35 % des voix,
suivi du candidat indépendant Mustafa Barghouti (19,80%), de Tayssir Khaled, du
Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP, 3,5 %), de Bassam Salhi,
du Parti du peuple (PPP, ex-communiste, 2,69 %), d’Abdelhalim Al-Ashqar,
islamiste indépendant assigné à résidence aux Etats-Unis (2,68%), de l’islamiste
indépendant Sayyed Barakah (1,27 %) et d’Abdelkarim Choubeir (0,67 %). Environ
70 % des inscrits auraient participé au vote.
12. Tali Fahima, pacifiste israélienne,
accusée, sans preuves à charge, de collusion avec l’“ennemi
palestinien” par Thérèse Liebmann
in Points Critiques du mois de février
2005
(Points Critiques est le mensuel de l'Union des
Progressistes Juifs de Belgique - 61, rue de la Victoire - 1060 Bruxelles -
Belgique)
Le 26 décembre 2004, la Cour du District de Tel-Aviv a inculpé
Tali Fahima de plusieurs chefs d’accusation, dont celui d’avoir assisté l’ennemi
en temps de guerre, notamment en traduisant en son intention des informations
secrètes.
Si la culpabilité de Tali devait être étayée de preuves, elle risquerait de
nombreuses années de prison, voire l’emprisonnement à perpétuité.
Tali Fahima (28 ans) est une Israélienne sépharade de Kiryat-Gat, petite
ville au Nord du Négev. Elle a dit elle-même qu’elle avait été élevée dans la
haine et la crainte des Arabes et qu’ aux dernières élections elle avait encore
voté pour le Likoud.
Sa métamorphose se produisit il y a environ un an et demi lorsqu’elle avait
vu le film “les Enfants d’Arna” et lu une interview de Zacharia Zubeidi,
précisément un de ces “enfants”. Il expliquait comment, à la suite des raids
israéliens sur Jenin, de pacifiste, il était devenu un commandant des Brigades
des Martyrs d’El Aqsa de sa ville. Sachant qu’il était recherché par l’armée
israélienne, Tali s’est rendue à Jenin et a déclaré publiquement être prête à
lui servir de bouclier humain.
Entre-temps, en mai 2004, elle avait commencé à organiser un programme
théâtral pour les enfants du camp, comme l’avait fait la pacifiste israélienne
Arna Mer (qui était venue à l’UPJB en décembre 1993, en revenant de Stockholm où
elle avait reçu le prix Nobel Alternatif de la Paix). Ce programme
pédagogico-culturel fut interrompu lors de son arrestation.
En effet, l’opération lancée par Tsahal contre Jenin en mai 2004 ayant
échoué (de par la négligence d’un soldat israélien qui avait perdu le document
indiquant les maisons des personnes recherchées), Tali fut accusée de s’en être
emparé, d’avoir transmis des informations à l’ennemi et de l’avoir soutenu en
temps de guerre.
Dès son arrestation le 8 août dernier, elle fut livrée au “Service de
Sécurité Général” (Shabak) qui la soumit à 28 jours d’interrogatoires intensifs,
souvent depuis l’aube jusque tard dans la nuit. Pendant ces longues heures, elle
était entravée par des menottes très serrées qui maintenaient ses mains
attachées dans le dos à une chaise, alors que cette pratique est interdite par
un arrêt de la Cour Suprême d’Israël.
Aucune preuve n’ayant été recueillie contre elle, Fahima fut placée, le 5
septembre, sur ordre du Ministre de la Défense Shaul Mofaz, en détention
administrative (c’est-à-dire sans accusation). Elle passa ainsi trois mois à la
prison de Neve Tirza où elle subit des conditions encore plus dures que les
prisonnières politiques palestiniennes car elle y était presque constamment en
détention solitaire, empêchée de cantine et privée de tout contact, même
téléphonique, si ce n’est avec son avocat.
Transférée, le 5 décembre, aux Services de Sécurité, elle y subit à
nouveau, pendant 12 jours, de longs interrogatoires.
Ces services durent admettre qu’il n’y avait pas de preuve avérée
permettant de poursuivre Tali devant un tribunal. En outre, le Procureur de
l’Etat admit devant la Cour Suprême, saisie par la défense d’un recours contre
le maintien en détention administrative, que celle-ci pouvait être levée. Il
subordonnait cependant cette remise en liberté à deux conditions : qu’elle soit
assignée à résidence et qu’elle soit gardée constamment - et à ses frais - par
un membre des Services de Sécurité.
Mais dès le 26 décembre et en dépit de ces deux prises de position de
l’Accusation, le Tribunal du District de Tel Aviv a spécialement retenu contre
elle le chef d’inculpation suivant : elle aurait aidé des membres des Brigades
des Martyrs d’El-Aqsa et notamment leur commandant à Jenin, Zacharia Zubeidi, à
éviter leur capture par des Forces de Défense israéliennes.
Depuis lors, malgré les audiences du 11, du 18 et du 19 janvier, le
Tribunal n’a même pas encore entamé l’examen de cette affaire. Il s’est donné
jusqu’au 30 janvier pour départager les parties sur le point de savoir si un
procès peut se dérouler en matière criminelle sans que la défense ait accès aux
documents qui, selon l’accusation, fondent celle-ci. Elle soutient que les
dévoiler mettrait en péril la sécurité de l’Etat et de ses citoyens et a déclaré
qu’elle se contentait désormais de requérir contre Tali Fahima une peine de
prison à perpétuité.
On se rappelle que le Conseil de Guerre qui avait jugé Dreyfus avait
répondu positivement à cette question.
Israël s’apprête-t-il à suivre ces “Français antisémites” qui avaient
injustement condamné un capitaine juif en traitant aussi mal et aussi
injustement une pacifiste juive d’Israël?
Pourquoi un tel acharnement contre cette jeune femme aussi honnête et
courageuse que naïve et imprudente, alors que toutes les charges contre elle
semblent rejetées?
En réalité, son seul vrai crime aux yeux des autorités israéliennes - qui
ne peuvent l’avouer depuis qu’il a été question de conclure la paix avec
“l’ennemi palestinien” - c’est d’avoir voulu, en se rendant sur place, connaître
le sort des Palestiniens de Cisjordanie et de leur manifester sa compréhension
et sa sympathie.
La condamner pour des faits qu’on ne se donne même pas la peine d’énoncer
et, a fortiori, de prouver ne serait pas commettre une erreur judiciaire mais un
crime d’Etat.
Décidément, de plus en plus d’Israéliens s’enferment derrière le Mur, en
même temps que, de l’autre côté de celui-ci, ils enferment le peuple
palestinien.
De tels actes doivent être dénoncés et portés à la connaissance de
l’opinion publique internationale dont Israël a dû déjà plusieurs fois tenir
compte.
13. Tsunami : le châtiment pour ceux qui
soutiennent le plan Sharon (Grand-rabbin israélien Mordechaï
Eliahou)
Dépêche de l'Agence France Presse du lundi 31
janvier 2005, 11h38
Le tsunami, qui a fait plus de 283.000 morts le 26 décembre dans l'océan
Indien, est le châtiment divin qui a frappé le monde pour son soutien au plan de
retrait de Gaza, selon un ancien Grand-rabbin d'Israël."Lorsque le Tout-Puissant
se fâche contre les Nations qui n'aident pas Israël, qui veulent une évacuation,
un désengagement (de la bande de Gaza, ndlr), se mêlent de nos affaires et nous
font du tort, (Dieu) joint les mains, et cela provoque le tremblement de terre",
explique Mordechaï Eliahou dans une publication orthodoxe, "Les Sources de la
Rédemption", diffusée dans des milliers de synagogues d'Israël.Selon le Yediot
Aharonot, qui cite lundi cette revue, les propos du Grand-rabbin, considéré dans
le monde juif comme une sommité, "dépassent de loin les inepties les plus
extrêmes" entendues après cette catastrophe naturelle.Le quotidien à grand
tirage indique que Mordechaï Eliahou a l'intention de rassembler une dizaine
d'autres rabbins dans le Goush Katif, le bloc d'implantations de la bande de
Gaza que le Premier ministre Ariel Sharon compte évacuer en été, afin de prier
pour empêcher ce retrait."C'est un retrait qui anticipe une chute. Il n'aura pas
lieu. Je demande à nouveau à tous les chefs d'Etat étrangers de se désengager
vis-à-vis du désengagement", a poursuivi le Grand-rabbin.Le Yédiot Aharonot
rapporte aussi que des responsables politiques israéliens ont fait part de leur
"stupéfaction" et de leur irritation face à de tels propos qu'ils ont qualifiés
de "dénués de bon sens".Plus de 130.000 manifestants israéliens se sont
rassemblés dimanche soir à Jérusalem pour protester contre le plan de retrait
unilatéral de la bande de Gaza de M. Sharon.
14. La démocratie, prétexte pour s’ingérer
dans les affaires arabes et étendre l’hégémonie israélienne par Melhem
Karam
in La Revue du Liban (hebdomadaire libanais) du samedi 29 janvier
2005
L’idéologie sioniste ne reconnaît pas les changements dans le
monde et ne prend pas en considération les rôles et les équations qui
surviennent sur la scène internationale. Depuis la conférence de Bâle jusqu’en
1948, aux stations de 1967 et 1973; puis, à la conférence de Madrid et aux
accords d’Oslo, les constantes de la vision israélienne concernant le conflit
n’ont pas changé.
Puis, des évolutions à caractère sismique se sont produites
dans le monde, tels l’effondrement du mur de Berlin, le démembrement de l’empire
rouge, le changement politique global en Europe orientale, l’absence de leaders
historiques au Proche-Orient, le choc du 11 septembre 2001, la guerre d’Irak,
les deux Intifadas et la trêve américano-égypto-jordanienne.
Tous ces
changements n’ont pas ébranlé le projet sioniste. Quiconque considère que la
visite de Mahmoud Abbas à la Maison-Blanche peut influer sur l’agenda sharonien
et la droite israélienne, se trompe. En tout cas, les observations de Bush et de
sa conseillère pour la sécurité nationale, Condoleezza Rice, ne sont pas
suffisantes pour arrêter la construction du “mur isolant”, intégrer le flux
colonisateur, libérer les pri-sonniers et appliquer la “feuille de route”en vue
d’édifier un Etat palestinien indépendant en 2005.
Car ce qui se passe
maintenant, n’est qu’une action de relation publique nécessitée par l’impasse
irakienne de Bush, à laquelle s’est impliqué Tony Blair, Premier ministre
britannique, à travers une nouvelle “Déclaration Balfour” garantissant
l’extension à Israël et imposant la “médication démocratique” aux Arabes. Deux
projets ont été posés, dernièrement: selon le premier, le conflit
palestino-israélien est devenu plus impérieux aujourd’hui dans le monde. Il en
fera la prio-rité de son second mandat, s’il parvient à évincer Gordon Brown,
mi-nistre du Trésor, en promettant à son allié, le président américain d’en
faire de même. Le second projet vise “à propager la démocratie dans les mondes
arabe et islamique”.
C’est un jeu des convenances, si ce n’est pas un jeu de
relations publiques. C’est que Tony Blair est un allié de Washington, non un
cheval traînant le caravane ou en prenant la tête, celle-ci étant, en parole et
en action, au président Bush qui commence un second mandat en modifiant le
décor, le ton et certains visages. Mais il conserve les bases de la ligne, du
style et des objectifs comme au cours du premier mandat.
Sans procéder à de
multiples comparaisons historiques, il semble que l’environnement politique qui
exige la démocratie en tant que mission civilisatrice, a entrepris dans le passé
les campagnes “colonialistes” les plus féroces, celles-là même qui s’emploient à
Londres et Washington, à masquer des problèmes qui se posent dans d’autres
endroits, dont l’Irak.
Dans ses “Mémoires”, Sharon dit que la grande ambition
de sa vie, du temps où il était un élément ordinaire de la Haganah et, ensuite,
parachutiste dans la première unité régulière de l’armée, est d’être l’un des
pères fondateurs de l’Etat d’Israël, à l’instar de David Ben Gourion. Il avoue
dans ces “Mémoires” que lui a rédigés un journaliste du “Likoud” et ont été
traduits en anglais et en français, que Zaïf Jabontinsky (1880-1940) était son
modèle et son exemple, celui-ci ayant été le fondateur du sionisme qui s’est
opposé au partage de la Palestine et a œuvré en vue de créer l’“Etat des fils
d’Israël” sur l’ensemble du territoire de la Palestine historique. En 1932, il a
écrit son célèbre article: “Derrière le mur, nous et les Arabes” où il a
soutenu: “Je ne vise pas à affirmer l’impossibilité de parvenir à un accord avec
les Arabes sur la terre d’Israël. Seul l’accord facultatif est impossible. Tant
qu’ils conservent une lueur d’espoir qu’ils réussiront à nous expulser un jour,
rien au monde ne les dissuadera de cet espoir, parce que ce ne sont pas des
éléments dispersés; c’est un peuple qui vit sur cette terre. A cause de cela,
ils ne renonceront aux questions vitales que lorsqu’ils perdront tout espoir de
garder la terre et d’en chasser les colons étrangers”.
Disciple de
Jabotinsky, Sharon a joint l’acte à la parole. Le mur en fer n’est que le mur
qui se dresse en Cisjordanie. La force de l’armée spartiate poursuit la mission
de l’assassinat et de la destruction jusqu’aux “colombes du Travail”. C’est un
nouveau leurre ayant berné les Arabes qui sont tombés dans le piège de la
distinction entre “les faucons et les colombes” ayant repris les propositions de
Jabotinsky, le plus en vue ayant été Ben Gourion lui-même quand il a écrit: “Le
dé-sespoir des Palestiniens provient de l’accroissement de notre force et,
alors, les Arabes accepteront l’existence d’Israël la “juive”.
Ces textes
effroyables ont été lus, sans doute, par de grands hommes au Liban, en Syrie, en
Palestine, en Egypte et en Arabie saoudite. Najib Azoury, Amine Rihani, Charles
Malek, Kamal Joumblatt et Michel Chiha y ont mis en garde, en incitant ceux qui
prennent la décision politique et financière de mobiliser une force pour y faire
face. Mais leurs voix se sont perdues comme un mirage. Pour toutes ces raisons,
l’Administration du président Bush a besoin d’un mur ou d’un écran de fumée
diplomatique pour cacher le spectacle irakien qui est dans l’impasse et s’est
retrouvée dans la “feuille de route”. Dans ce contexte, elle pourrait recevoir
Abou Mazen et se préparer à accueillir Sharon, tout en laissant croire que “tout
va pour le mieux Madame la marquise”. Mais tout débouche sur un jeu de
tromperie. Après maints refus, Sharon a accepté de libérer des centaines de
détenus de droit commun. Mais il n’a pas gelé les travaux du “mur”, ni la
judaïsation de la Cisjordanie. Il pourrait faire exploser une bombe de lourd
calibre, pareille à celle au 29 septembre 2000 et ouvrir l’esplanade de la
mosquée d’Al-Aqsa devant les religieux juifs, afin de paralyser les efforts des
colombes ayant succédé à Arafat.
Rien ne prouve mieux cette impasse, que
l’exclusion de Colin Powell, la colombe, en menaçant de le remplacer par Henry
Kissinger dont l’âge constitue un handicap l’empêchant d’assumer une charge
bureaucratique harrassante. C’est l’hiver du tsunami venant après un été
caniculaire, les comptes chauds et les chasses sanglantes.
Le temps n’est pas
encore passé par rapport aux Arabes pour concrétiser une position commune, parce
que tous sont menacés. Le président Bush est embarrassé en Irak et celui qui
cherche un gilet de sauvetage auprès de ses alliés et de ses adversaires à la
fois, pourrait se venger des Arabes. Dans sa tête existent bien des plans qu’on
peut détecter à travers la troïka juive au Pentagone, formée de Richard Perle,
Paul Wolfowitz et Douglas Fith qui proclame: “Plus de saddamisme après Saddam”.
La route mène, alors, vers la porte de l’inconnu.
D’autres vents
s’amoncellent à l’horizon et pourraient être plus violents que d’autres vents
ayant soufflé sur la région depuis le premier revers, suivi d’autres
défaites.
15. Incidents
Extrait de la
revue de presse réalisée par l'Ambassade de France en Israël (Tel-Aviv) du jeudi
27 janvier 2005
Les journaux, en particulier le Yediot Aharonot et le
Haaretz, rapportent que des officiers palestiniens venus hier à Neveh Dkalim,
dans la Bande de Gaza, pour coordonner avec leurs homologues israéliens le
déploiement de leurs forces dans le sud de la bande – afin d’empêcher les tirs
de Qassam et d’obus de mortier – ont « reçu un accueil très inamical ». Des
colons du Goush Katif sont venus semer la zizanie, ont crevé les pneus de la
voiture des Palestiniens, invectivé les soldats en faction et commencé à les
frapper ; ils ont aussi lancé des pierres et se sont violemment heurtés aux
policiers qui venaient rétablir l’ordre.
La rencontre a dû être suspendue et
les officiers israéliens ont présenté des excuses aux Palestiniens – contraints
de repartir à pied. Les milieux sécuritaires affirment que « les colons ont
franchi une ligne rouge ».
16. Tsunami israélien et Tsunami américain par
Xavière Jardez
in AFI-Flash N° 40 du jeudi 27 janvier
2005[AFI-Flash est une publication des
Amitiés Franco-Irakiennes - Contact Gilles Munier : gilmun@club-internet.fr - Fax : 02 23 20 96 58 - Site : http://iraqtual.com]
On aurait aimé pouvoir apprécier sans
arrière- pensée, sans retenue le formidable élan de solidarité qui a déferlé sur
le monde, occidental en particulier, en faveur de l’Asie du sud-est, frappée par
un raz-de-marée que les Japonais appellent tsunami et Condolizza Rice, «
occasion miraculeuse » pour les Etats-Unis. On aurait pu penser, que cet
emballement psychologique des Etats et des individus, magnifiquement happé par
la machine médiatique, opérait en Occident une réflexion sur soi-même, sur les
responsabilités quant à l’avenir du monde, politique, économique, social,
à la résolution de conflits cruciaux, en terme de vie pour des peuples entiers.
Nenni. Il n’a fait que confirmer ce que nous savions déjà, à savoir qu’une
catastrophe détient un potentiel de marketing où s’exerce une surenchère au plus
offrant à des fins de rédemption morale…et d’aide à la reconstruction, elle
remboursable. Que valent alors les 350 millions d’aide, promis par les
Etats-Unis alors qu’un jour de guerre en Irak coûte 4 milliards de dollars,
qu’une rallonge de 80 milliards de dollars est à l’étude au Congrès pour les
guerres en Irak et en Afghanistan, et que des milliards réservés pour la
reconstruction en Irak, 29 millions seuls, provenant des revenus
pétroliers irakiens, ont été dépensés pour payer des mercenaires protégeant des
étrangers.
Quelle est la nature de cette « solidarité » quand, par médias
interposés, elle ignore systématiquement les victimes palestiniennes de la
répression israélienne et les victimes irakiennes de l’agression américaine,
qu’elle choisit entre les victimes à honorer, les « pures » et les « impures »
selon l’expression caustique de Rony Brauman, ancien de Médecins sans
Frontières, à l’émission « Arrêt sur images », les « impures » étant celles
seules responsables de leur mal-être, du désastre dans lequel elles se
trouvent.
Entre Noël et le 3 janvier 2005- au moment donc du cataclysme en
Asie- 23 Palestiniens ont été tués, dix maisons ont été démolies, d’autres
terres palestiniennes ont été confisquées et d’autres colonies juives, édifiées.
Pas un Israélien n’a été tué ou blessé pendant cette semaine-là. Les Israéliens
ont tué plus de Palestiniens (entre 5000 et 6000) depuis septembre 2000
que d’Américains ne sont morts lors des attaques du 11 septembre. Pour l’année
2004 seulement, 808 Palestiniens ont été tués contre 37 Israéliens lors
d’attentats-suicide !! Depuis octobre 2000, 9 970 Palestiniens se sont retrouvés
sans abri, - au cours de la seule année 2004, 102 320 arbres ont été déracinés,
etc…etc…. L’occupation israélienne de la Palestine, et la répression qui
en le pendant, ne s’évalue pas uniquement en termes matériels comme on chiffre
les dommages d’un tsunami. Elle constitue une main mise totale sur la vie du
peuple palestinien et conduit à son enfermement physique, matériel, moral et
psychologique.
Qui se préoccupe de dénombrer les civils tués en Irak ?
Certes pas les Américains pour qui la vie d’un Irakien ne vaut pas une
chiquenaude mais qui offrent des statistiques détaillées sur le nombre de leurs
soldats tués ou blessés. La vague meurtrière qu’est un tsunami entraîne l’Irak
dans un chaos de plus en plus profond ; tous les jours, des centaines d’Irakiens
innocents meurent par un recours disproportionné de la force par les Américains
ou dans des circonstances douteuses. On considère que le chiffre de tués tourne
autour de 100 000 à 150 000 ; un enfant sur huit meurt avant l’âge de cinq ans
de malnutrition ce qui en fait une des mortalités infantiles les plus élevées
dans le monde. A l’instar de leur mentor israélien, les Américains s’appliquent
à la politique de la terre brûlée, détruisant maisons, véhicules,
mobiliers sans aucune justification ou « confisquant » des biens au cours d’une
arrestation.
Qui, d’ailleurs, dans le monde occidental ou à l’ONU, s’est
soucié des conséquences de l’embargo sur la population irakienne, pendant douze
ans, avec son cortège de maladies, de malnutrition, des retombées de l’emploi,
au cours de la Guerre du Golfe I, par les Américains d’armes à uranium appauvri
résultant en une augmentation du nombre de cancers et de malformations à
la naissance, souvent niées dans la presse ? Qui a jeté un cri d’alarme et
précipité les peuples dans une opération de solidarité semblable à celle
d’aujourd’hui ? Personne car les Irakiens étaient des victimes impures,
coupables de soutenir le régime baasiste et méritaient leur sort. Décidément,
les catastrophes naturelles sont moins cruelles que celles déclenchées par
l’homme.
17. Non à la censure à la source
par Charles Enderlin
in Le Figaro du jeudi 27 janvier
2005
(Charles Enderlin est journaliste à
Jérusalem.)
Qui a tué le jeune Palestinien de Netzarin, le 30 septembre
2000 ?
Je dois remercier Denis Jeambar et Daniel Leconte pour
leur tribune publiée par Le Figaro (1). Evoquant la mort à Gaza du petit
Mohammed al-Dura le 30 septembre 2000 et filmée par Talal Abou Rahmeh de France
2, ils admettent qu'il ne s'agit pas d'une mise en scène. Le directeur de
L'Express et mon excellent confrère, journaliste de télévision, considèrent que
la Metula News Agency (NDLR : citée sous l'abréviation «Mena» dans leur article)
a voulu les «instrumentaliser». Ouf !
Pour en arriver là, il aura fallu que
France 2 retourne dans le camp de réfugiés al-Boureij à Gaza chez le père, Jamal
al-Dura, pour lui demander de montrer ses cicatrices devant la caméra. Il a
répété sur la tombe de son fils qu'il était prêt à témoigner.
Les lecteurs
du Figaro doivent savoir que cette «Agency» et d'autres sites Web mènent, depuis
quatre ans, une campagne diffamatoire affirmant que toute cette histoire n'est
que du cinéma tourné par les génies de la propagande palestinienne. Certains
allant même jusqu'à affirmer que l'enfant serait encore vivant ! Bizarre ? Oui,
mais cela a eu pour résultat que ma famille et moi-même avons reçu des menaces
considérées comme sérieuses par la police israélienne.
Nous avons été
obligés de prendre des mesures de sécurité avant de changer de domicile.
Plusieurs plaintes en diffamation ont été déposées. En France, un individu qui
m'a menacé de mort a été condamné et jugé.
Mais revenons à l'article de
Denis Jeambar et Daniel Leconte. Ils posent la question suivante : pourquoi
Enderlin a-t-il dit dans son reportage que les balles venaient de la position
israélienne ? Voici les réponses :
D'abord, parce que, au moment de la
diffusion, le correspondant de France 2 à Gaza, Talal, qui a filmé la scène,
indiquait que tel était le cas. Là, je dois répéter que, journaliste reporteur
d'images, Talal travaille en toute confiance pour notre chaîne depuis 1988. Dans
les jours suivants, d'autres témoignages – de journalistes et de certaines
sources – sont venus me confirmer les faits. Il en était de même pour les
réactions des chefs de l'armée qui allaient dans le même sens tout en rejetant
sur les Palestiniens la responsabilité des affrontements et, plus tard, en
lançant un débat sur l'origine des tirs. Toutes choses dont j'ai rendu compte
dans les journaux de France 2.
Mais, à aucun moment, l'armée ne nous a écrit
pour nous proposer de collaborer à une enquête en bonne et due forme.
Proposition que nous avons malgré tout faite par écrit auprès du porte-parole de
Tsahal sans jamais recevoir de réponse. Sans cela, pour les uns et les autres,
le débat ne sera jamais clos.
Ensuite, parce que, pour moi, l'image
correspondait à la réalité de la situation non seulement à Gaza, mais aussi en
Cisjordanie. L'armée israélienne ripostait au soulèvement palestinien par
l'utilisation massive de tirs à balles réelles. D'ailleurs, Ben Kaspit du
quotidien israélien Maariv révélera un secret militaire deux années plus tard :
durant le premier mois de l'Intifada, Tsahal avait tiré un million de cartouches
de calibre divers, 700 000 en Cisjordanie et 300 000 à Gaza (2). Des enfants
palestiniens se sont retrouvés en première ligne. Du 29 septembre à la fin
octobre 2000, 118 Palestiniens sont morts, parmi eux 33 avaient moins de 18 ans.
Onze Israéliens ont été tués, tous adultes (3). Les envoyés spéciaux sur place
et les reportages filmés sur le terrain peuvent le confirmer.
Dans ce
contexte, Denis Jeambar et Daniel Leconte évoquent l'utilisation qui a été faite
de l'image de la mort de l'enfant et posent ainsi un problème fondamental : lors
de la réalisation de son reportage, un journaliste doit-il tenir compte de
l'usage malhonnête qui pourrait en être fait ultérieurement par des groupes
extrémistes ? Une telle exigence signifierait une inacceptable censure à la
source.
Quant aux éléments de mon reportage qu'ils relèvent par ailleurs, je
suis à leur disposition pour leur fournir toutes les explications nécessaires.
- NOTES :
(1) Le Figaro du 25
janvier 2005.
(2) Maariv, 6 septembre 2002. Ben Kaspit cite le général Amos
Malka, chef des renseignements militaires.
(3) Chiffres du Btselem,
l'organisation israélienne des droits de l'homme (http ://www.btselem.
org/English/Statistics/index.asp).
18. Une façon, parmi d’autres, d’en
finir par Terry Eagleton
in The Guardian (quotidien britannique) du
mercredi 26 janvier 2005
[traduit de l’anglais
par Marcel Charbonnier]
(Terry Eagleton enseigne la théorie culturelle à
l’Université de Manchester.)
Depuis que des insurgés se font
exploser en Israël et en Irak, on tait les significations des attentats à la
bombe kamikazes. A l’instar des grévistes de la faim, les kamikazes n’ont pas
nécessairement un ticket avec la mort. S’ils se tuent délibérément, c’est parce
qu’ils ne voient aucune autre manière d’obtenir justice ; et le fait même qu’ils
doivent faire cela est partie constitutive de l’injustice. Il arrive que l’on
agisse d’une manière qui rend sa propre mort inévitable, sans effectivement la
désirer. Les malheureux qui se sont précipités du haut des gratte-ciel du World
Trade Center afin d’échapper à leur inéluctable incinération vivants
n’aspiraient pas à la mort, même s’ils n’auraient pu en aucune manière l’éviter.
Généralement, les suicidaires non-politiques sont des gens à qui leur
existence a fini par sembler dénuée de valeur et qui ont, de ce fait, besoin
d’en finir au plus vite. Les martyrs sont plus ou moins à l’exact opposé de
ceux-ci. Des personnes telles Rosa Luxemburg ou Steve Biko ont renoncé à ce
qu’ils considéraient avoir de plus précieux – leur propre vie – au service d’une
cause encore plus noble. Les martyrs ne meurent pas parce qu’ils considèrent la
mort désirable en soi, mais au nom d’une vie plus abondante, plus pleine qu’ils
ne la voient autour d’eux.
Les kamikazes qui se font sauter avec leur bombe, eux aussi, meurent au nom
d’une vie meilleure pour autrui ; il est exacte qu’à la différence des martyrs,
ils emmènent d’autres, avec eux, dans la mort. Si le martyr fait le pari que le
sacrifice de sa propre vie amènera un avenir de justice et de liberté, le
kamikaze, quant à lui, mise votre vie avec la sienne propre. Mais l’un comme
l’autre pensent qu’une vie n’est digne d’être vécue que si elle comporte une
dimension pour laquelle il vaille la peine de mourir. Dans cette théorie, ce qui
donne sens à la vie, c’est ce à quoi vous êtes prêt à renoncer pour elle. Cela
s’appelait jadis : « Dieu ». De nos jours, c’est plus connu sous le nom de
Patrie. Pour les islamistes radicaux, c’est les deux à la fois.
Inséparablement.
Vous faire sauter la tronche pour des raisons politiques, c’est un acte
symbolique complexe, un acte qui mêle désespoir et défi. Cet acte proclame que
même la mort est préférable à votre vie misérable. L’acte de dépossession de soi
écrit en lettres dramatiquement capitales la dépossession de soi à quoi se
résume votre existence ordinaire. Porter une main violente sur vous-même, voilà
qui est une image de ce que votre ennemi vous fait déjà, de toute façon.
Simplement, elle est un peu plus frappante. En même temps, le kamikaze impose un
contraste entre l’autodétermination extrême impliquée par le fait de supprimer
sa propre vie et l’absence d’une identique autodétermination dans sa vie de tous
les jours. S’il pouvait vivre de la manière qu’il a de mourir, il n’aurait pas
besoin de mourir. Au moins : sa vie peut lui appartenir, d’où son sentiment de
liberté. La seule forme de souveraineté qui vous est laissée, c’est le pouvoir
de choisir votre mort à votre guise. Le suicide, comme l’a diagnostiqué
Dostoïevski, signifie la mort de Dieu, puisqu’en vous suicidant, vous usurpez
son monopole divin sur la vie et la mort. Pourrait-il exister forme plus
vertigineuse d’omnipotence que celle consistant à en terminer avec vous-même,
pour les siècles des siècles ?
Les kamikazes et les grévistes de la faim ne pensent qu’à une chose : faire
d’une faiblesse un pouvoir. Parce qu’ils sont prêts à mourir alors que leurs
ennemis ne le sont pas, ils remportent sur leurs ennemis une victoire morale. Le
summum de la liberté, c’est de ne pas redouter de mourir. Si vous n’avez plus
peur de la mort, aucun pouvoir politique ne saurait avoir prise sur vous. Des
gens n’ayant plus rien à perdre sont profondément dangereux. Mais les kamikazes
volent aussi à leurs adversaires le seul aspect d’eux-mêmes qu’ils ne sauraient
contrôler : leur propre corps. En privant leurs tourmenteurs et maîtres de cette
partie manipulable d’eux-mêmes, ils deviennent invulnérables. Rien n’est moins
maîtrisable que rien. S’écoulant tels du sable impalpable entre les doigts du
pouvoir, qui se retrouve impuissant et ridicule à essayer de les attraper en
vain, les kamikazes le contraignent à trahir sa propre vacuité. C’est là, à n’en
pas douter, une victoire à la Pyrrhus. Mais cette victoire à la Pyrrhus proclame
que ce que votre ennemi ne saurait anéantir, c’est votre volonté
d’auto-annihilation. A l’instar du héros de la tragédie classique, le kamikaze
s’élève au-dessus de sa propre destruction par la résolution même avec laquelle
il s’y adonne.
Pour le kamikaze, le jour où il se fait sauter en lambeaux de chair dans un
marché bondé représente vraisemblablement l’événement historique le plus
important de toute son existence. Rien, dans sa vie – pour citer Macbeth – ne
saurait lui procurer un plaisir plus grand que de la quitter. C’est à la fois
son triomphe et sa défaite. Aussi misérable et appauvri soient-ils, la plupart
des hommes et des femmes disposent d’un pouvoir formidable : le pouvoir de
mourir de la manière la plus dévastatrice possible. Et non seulement de mourir
de la manière la plus dévastatrice possible, mais aussi de la manière la plus
surréaliste possible. Il y a un petit goût de théâtre d’avant-garde, dans cet
acte horrifiant. Dans un ordre social qui semble de plus en plus sans
profondeur, de plus en plus transparent, rationalisé et instantanément
communicable, le massacre brutal de l’innocent, comme quelque happening
dadaïste, défigure l’âme tout autant que le corps. L’assaut atteint le sens, et
pas seulement la chair. C’est un acte ultime de dé-solation, qui transforme le
quotidien en monstruosité méconnaissable.
19.
Le président chilien Ricardo Lagos : "Nous voulons renforcer nos
relations avec le monde arabe" propos recueillis par Randa Achmawi
in Al-Ahram Hebdo (hebdomadaire égyptien) du mercredi 26
janvier 2005
Récemment en visite en Egypte, le président
chilien Ricardo Lagos parle du prochain Sommet monde arabe-Amérique du Sud ainsi
que de la crise en Iraq et de la question palestinienne.
— Al-Ahram Hebdo : Quels seront les grands thèmes qui
seront discutés lors du Sommet monde arabe-Amérique du Sud qui devrait se tenir
en mai prochain à Brasilia ?
— Ricardo Lagos :
J’espère que le Sommet représentera une sorte de mise à jour des relations entre
le monde arabe et l’Amérique du Sud. Il y a 60 ans, quand la Ligue arabe est
née, le monde arabe a travaillé conjointement avec l’Union panaméricaine pour
qu’il fût inclus, dans la charte des Nations-Unies, un chapitre spécial sur les
blocs régionaux. Déjà à cette époque, nous avons travaillé ensemble et échangé
mutuellement nos idées. Et la charte des Nations-Unies est elle-même, dans ce
sens, un document qui prouve notre capacité à travailler ensemble.
Malheureusement, depuis, nous avons interrompu notre collaboration pour un
certain moment.
Mais je pense que la période de l’après-sommet représentera une grande
opportunité pour la reprise de cette collaboration et de ce travail commun sur
les grands thèmes du XXIe siècle comme le multilatéralisme. Il est évident que
lorsque nous aborderons ensemble ces questions, nous trouverons un grand nombre
de thèmes où il y aura des positions communes. Pour le moment, nous discutons de
la réforme du Conseil de sécurité des Nations-Unies. Aussi bien les Arabes que
les Sud-Américains souhaitent qu’il y ait une réforme au niveau des membres
permanents de cette instance. Ils veulent qu’elle soit représentative de la
réalité de nos jours, en ce qui concerne le droit au veto, par exemple.
— Vous venez d’effectuer la première visite d’un chef d’Etat
chilien en Egypte. Quelles étaient les raisons de votre visite
?
— J’ai décidé de visiter l’Egypte parce que ce pays a un double rôle de
grande importance aussi bien dans le monde arabe qu’en Afrique. J’ai déjà rendu
visite à l’Afrique du Sud. Maintenant, il est nécessaire de suivre les affaires
du continent à partir de la perspective égyptienne. La deuxième raison de ma
visite est liée à nos relations bilatérales, plus spécifiquement au fait que
nous, au Chili, avons constaté que l’échange commercial entre les deux pays
était très faible par rapport au potentiel des deux pays. Si nous observons le
niveau de développement, tant de l’Egypte que du Chili, nous remarquons qu’il
existe de nombreuses possibilités de coopération et de travail conjoints qui
doivent être davantage exploités. La troisième raison de ma visite est liée au
fait que dans mon pays, nous avons constaté qu’il y a en Egypte un regain
d’intérêt culturel, et très important, pour le Chili, où vit une importante
communauté d’origine arabe. Par ailleurs, nous aimerions suivre de plus près le
développement des activités de la Ligue arabe. De cette manière, nous pourrons
trouver de nouvelles formes de dynamiser, aussi bien les relations culturelles
que commerciales avec tous les pays arabes. Le Chili participe activement à un
ensemble significatif de forums internationaux en Amérique du Sud, en Asie, au
Pacifique et sûrement au sein des Nations-Unies. Le Chili, qui maintient déjà un
échange culturel et économique très intense avec l’Union Européenne (UE),
aimerait avoir ce même type de rapport avec le monde arabe. Et c’est avec cet
objectif que j’ai fait mon discours à la Ligue arabe où nous avons signé un
mémorandum de collaboration avec cette institution.
— Pensez-vous que les élections en Iraq, prévues pour le 30
janvier, ont une crédibilité étant donné la violence qui sévit et le boycott
déclaré par les sunnites ?
— Je pense qu’il faut mettre en évidence le rapport entre le
multilatéralisme et l’usage de la force. L’appel à la force ne peut être
possible que lorsqu’il est fait par les organisations multilatérales. Le Chili a
toujours été opposé à l’usage de la force en Iraq. Je suis par contre conscient
des positions des Etats-Unis, de ce que le 11 septembre a représenté, de la
nécessité de punir les responsables. Mais je crois que la légitimité de l’usage
de la force ne peut être donnée qu’à partir des organisations internationales.
Sinon, chacun viendra imposer ses propres règles et moi personnellement, je
crois profondément à l’Etat de droit. Je suis clairement pour des organes
multilatéraux forts et qui ont le pouvoir d’appliquer leurs décisions. Sinon, à
quoi cela peut bien servir, de prendre une décision et de ne pas l’appliquer ?
— Et sur la question palestinienne ?
— La question palestinienne doit être réglée conformément à la résolution
181 des Nations-Unies de 1947, qui a partagé la Palestine historique entre deux
Etats palestinien et israélien. Pour l’instant, il n’y a qu’un seul Etat qui a
été créé, celui d’Israël. Alors que 50 ans après, l’Etat palestinien n’a
toujours pas vu le jour.
— Israël refuse de négocier avec l’Autorité palestinienne tant
que la résistance armée se poursuit. Qu’en pensez-vous ?
— Je comprends que tout le monde cherche à parvenir à un cessez-le-feu dans
le conflit israélo-palestinien. Cependant, si on déclare qu’on ne peut pas
négocier parce qu’il y a de la violence, alors on est automatiquement en train
de transférer le pouvoir de décision entre les mains des ceux qui propagent la
violence. Ceci est une contradiction. Une minorité violente ne doit pas être un
obstacle au dialogue. Sur ce sujet, j’aimerai ajouter que le président de
l’Autorité palestinienne a déjà confirmé sa présence au Sommet monde
arabe-Amérique du Sud et je lui ai dit que celui-ci serait une bonne occasion
pour parler de ce thème, entre autres et pour qu’on puisse accorder l’appui à
une décision civilisée sur cette question.
20. Leïla Shahid, fille de famille
par Mouna Naïm
in Le Monde du mercredi 26 janvier
2005
Les souvenirs de sa mère, Sirine, publiés en
français, racontent les origines de la déléguée générale de Palestine en France,
descendante des Husseini
Leïla shahid exulte. Dans un de ces moments de
lucidité qu'autorise parfois la maladie d'Alzheimer, Sirine, sa mère, a compris
que l'ouvrage qu'on vient de lui soumettre, ces Souvenirs de Jérusalem, tout
juste publiés en français (Fayard), est le sien. Une consécration à laquelle
elle n'osait croire. Lorsque l'édition originale en anglais avait été publiée à
Londres, en 2000, elle avait eu cette réflexion : "Plus rien ne compte désormais
; je peux mourir."
Sirine Shahid semblait enfin apaisée d'avoir apporté sa contribution à
l'histoire de "sa" ville, par le simple récit d'une vie ordinaire avant l'exil,
au sein de l'une des familles palestiniennes les plus prestigieuses et les plus
impliquées dans le mouvement national du temps du mandat britannique, les
Husseini. De cette famille sont issus l'ancien mufti de Jérusalem, Amin
Al-Husseini, personnage controversé, ainsi que le héros de la révolte des années
1930 contre les Britanniques, Abdel Qader Al-Husseini, et son fils, Fayçal
Husseini, ancien directeur de la Maison d'Orient. "Tragique ironie de
l'histoire, qui veut que Sirine perde la mémoire au moment où paraissent ses
Mémoires", commente la déléguée générale de Palestine en France, sa fille.
"Ce sont ces histoires vraies, et non les contes du Petit Poucet ou du
Chaperon rouge que, à Beyrouth, où nous vivions, Sirine nous racontait à l'heure
du marchand de sable, dit une Leïla Shahid attendrie. A cause des soins et de
l'attention qu'exigeaient mes crises d'asthme – ou peut-être grâce à cela –,
j'ai bénéficié, plus que mes sœurs, de ces scènes de vraie vie dans un pays
d'origine dont je n'ai pu fouler le sol qu'en 1994." Plus tard, ajoute-t-elle,
"j'ai compris qu'en racontant ces histoires Sirine cherchait à sauvegarder sa
mémoire, celle de son enfance, de sa jeunesse et d'un pays".
Ce sont ces mêmes histoires que Leïla, devenue, en 1978 l'épouse de
l'écrivain marocain Mohammed Berrada et vivant au Maroc, racontera, à son tour,
aux enfants de ses amis marocains.
C'est peut-être dans cette tendre enfance qu'il faut trouver le déclic qui
a conduit Leïla à la recherche de ses racines, attirée "comme par un aimant"dans
les lieux parfois les plus improbables, puisque "l'histoire des Palestiniens est
celle d'un perpétuel mouvement de départs et d'arrivées, de constants
déplacements".
Après les accords d'Oslo, en 1993 entre Israéliens et Palestiniens, elle se
rend partout où ont vécu les siens : à Jérusalem, bien sûr, où la grande maison
de sa mère est occupée par des familles israéliennes ; à Charafat, près de
Jérusalem, où se trouvait la maison de campagne ; à Saint-Jean-d'Acre, où est né
son père ; à Haïfa, où il a grandi et où sa demeure est aujourd'hui un
conservatoire de musique ; à Jéricho et ailleurs... "On peut déplacer les gens,
mais les lieux gardent leur mémoire. La présence israélienne n'est pas arrivée à
occulter la mémoire palestinienne."
1967 est une année charnière. Le 5 juin – "le jour où je devais passer mon
bac" – éclate la guerre dite de six jours. Le choc de la défaite est "si brutal
et si humiliant qu'il est impossible de ne pas s'intégrer à une famille
politique". "Je suis alors convaincue que quelque chose va se passer", dit-elle.
Un départ prévu pour Londres passe aux oubliettes et, avec lui, un projet
d'études de médecine, dans les pas d'un père professeur et praticien à l'hôpital
américain de Beyrouth. Leïla décide de suivre des études d'anthropologie et de
sociologie à l'université américaine, foyer historique de la contestation
politique à l'échelle arabe.
Membre du Fatah, le principal mouvement de l'Organisation de libération de
la Palestine, dès 1968 elle découvre avec "fascination l'anthropologie des camps
de réfugiés palestiniens". "C'était un bonheur, dit-elle, de retrouver là une
Palestine refabriquée, par familles, par quartiers, villages et villes, une
Palestine qui remplaçait le pays perdu. Ma Palestine, c'était les camps ! Ce
n'était pas un sacerdoce, ou quelque entrée taciturne dans les ordres, mais une
joie immense, un plaisir intense, une vraie fête."
Ce dont nul ne se souvient, mais qui a profondément marqué la jeune
étudiante, c'est l'Intifada, la première, bien avant celle qui allait s'emparer
de la Cisjordanie et de Gaza en 1987, et qui allait devenir le sujet de sa thèse
de maîtrise. C'était en 1969. Les quelque 400 000 habitants de ces quinze lieux
de misère se révoltent contre le corset de fer que leur impose l'armée libanaise
et conquièrent leur liberté dans les camps. "Dès lors, tous les soirs c'était la
fête. Jean Genet est le seul à avoir senti et compris cela. Lui qui a toujours
traversé les lieux sans s'y arrêter, pourquoi a-t-il passé tant de temps dans
les camps palestiniens entre 1970 et 1986 ? Parce qu'il était au cœur d'une
euphorie, d'un bonheur sensuel, drôle, enrichissant. C'est cela qu'il a raconté
dans Un captif amoureux."
L'euphorie ne va pas durer. Leïla Shahid vit la guerre du Liban comme une
déchirure, comme la métaphore d'une guerre entre deux pays qu'elle aime : son
pays d'origine et celui dont elle est citoyenne. Son "exil" marocain, après son
mariage, agit comme une cure. Mais avec l'Intifada des territoires occupés, en
1987, la Palestine la rattrape. Elle y revient, en écrivant dans la Revue
d'études palestiniennes.
Deux ans plus tard, "Yasser Arafat, qui a compris le rôle des femmes dans
l'Intifada, décide qu'il veut nommer des femmes ambassadeurs". Trois sont
sollicitées. D'abord hésitante, manquant de confiance en elle-même, mais très
vivement encouragée par son époux, Leïla est la seule à accepter. Ce fut d'abord
l'Irlande, puis les Pays-Bas (1990) qu'elle cumulera l'année suivante avec le
Danemark (1992) avant l'Unesco, puis Paris.
Compte tenu de son parcours et de celui de sa mère, Leïla Shahid aurait
beaucoup de choses à écrire, mais son rôle, dit-elle, "est de parler,
d'expliquer ce qui se passe en Palestine." C'est un sujet d'autant plus
compliqué que, selon elle, "les Palestiniens subissent les conséquences de deux
faits historiques qui ont lieu sur le continent européen : le génocide du peuple
juif et l'antisémitisme d'une part, la colonisation et le racisme anti-arabe de
l'autre".
21. Commémoration onusienne - La Palestine hante la
commémoration de la libération des camps nazis par Mazin Qumsiyeh
on
Media Monitors Network (e-magazine étasunien) du mercredi 26 janvier
2005
[traduit de l’anglais par Marcel
Charbonnier]
(Mazin Qumsiyeh Ph. D. est
l'auteur de "Partager la Terre de Canaan : Les Droits de l’homme et le conflit
israélo-palestinien" - en anglais - "Sharing the Land of Canaan : Human Rights
and the Israeli Palestinian Struggle".)
Au cours d’une session
spéciale destinée à commémorer la libération des camps de concentration nazis,
[le secrétaire général] Kofi Annan a rappelé qu’il s’agissait en l’occurrence de
la raison même pour laquelle l’ONU avait été instituée et que des documents tels
la Déclaration universelle des Droits de l’Homme avait été adoptée. Il a omis de
mentionner qu’un haut responsable de l’ONU avait été démis de ses fonctions pour
avoir défendu les droits humains des Palestiniens. Il s’agit de Peter Hansen.
Les orateurs sionistes qui prirent la parole à la suite d’Annan ont prétendu que
soutenir le sionisme était la belle manière de soutenir les victimes des nazis.
Confondre la souffrance historique des juifs avec les intérêts du gouvernement
israélien et le sionisme équivaut à faire l’amalgame entre les souffrances des
autochtones amérindiens avec les intérêts du gouvernement des Etats-Unis et le
capitalisme.
Mais l’histoire n’est pas tendre pour ce genre de fiction.
L’influence sioniste a été utilisée afin de briser le boycott imposé à
l’Allemagne nazie, dans les années 1930 (boycott initié par les socialistes
juifs), tout en assénant l’idée que la seule issue laissée ouverte devant les
juifs européens était celle de la colonisation de la Palestine. David Ben
Gourion, le père de l’Etat d’Israël et son premier Premier ministre, a déclaré :
« Si je savais possible de sauver tous les enfants (juifs) d’Allemagne en les
faisant venir en Angleterre, mais seulement la moitié d’entre eux en les amenant
en Eretz Yisrael, alors, oui : j’aurais opté pour la seconde solution. Car nous
ne devons pas nous arrêter au prix de la vie de ces enfants : il nous faut
prendre en considération le prix historique du « peuple d’Israël » [Am Yisrael]
».
Pour quelle raison les juifs non-sionistes ont-ils été tenus à l’écart de
cette conférence ? Il y a tellement d’auteurs (juifs) qui ont écrit des ouvrages
traitant du sionisme : « Les Scandales de Ben Gourion » (Naeim Giladi) ; «
L’Industrie de l’Holocauste » (Norman Finkelstein » ; « Les Mythes du sionisme »
(Rose) ; « 51 Documents concernant la collaboration des sionistes avec les nazis
» (Brenner), pour ne citer que quelques titres parmi des centaines. J’affirme
que les sionistes sont les produits d’une ère révolue, et je laisse les lecteurs
évaluer ces ouvrages. Mais, en tant que Palestino-Américain, je déplore que les
orateurs sionistes aient manqué l’opportunité qui se présentait à eux, à l’ONU,
de reconnaître leurs victimes et d’entamer sincèrement un processus de
réconciliation. Le théologien juif Marc Ellis explique dans son livre « Sortis
des cendres » pourquoi une cicatrisation des plaies béantes est absolument
indispensable, après les atrocités perpétrées par les nazis. Mais il explique
aussi pour quelles raisons cette cicatrisation implique la reconnaissance des
atrocités commises, depuis plus de soixante ans, contre les
Palestiniens.
Dans le concret, le sionisme s’est traduit par la
transformation de la Palestine, d’un pays à 94 % musulman et chrétien, en un «
état juif » exclusiviste autoproclamé, aujourd’hui aux prises avec une grave
crise d’identité et, dit-on, une « menace démographique ». Les 20 % de
Palestiniens qui sont restés en Palestine, devenue Israël, après la guerre de
1947 – 1949, et qui étaient au nombre de 220 000, sont aujourd’hui près d’1,3
millions (ce qui représente 20 % de la population d’Israël). 3,5 millions de
Palestiniens vivent, également, dans les 22 % du territoire palestinien occupé
en 1967. La loi israélienne stipule que tout juif (y compris, converti) est un
citoyen de l’état d’Israël et qu’il peut, sur simple demande, acquérir la
citoyenneté israélienne automatique, alors que les Palestiniens nés sur le
territoire aujourd’hui israélien ne peuvent y retourner au motif qu’ils ne sont
pas juifs. Près de cinq millions de Palestiniens sont, de ce fait, des réfugiés
ou des personnes déplacées.
C’est la raison pour laquelle les sionistes sont
de plus en plus nombreux à promouvoir l’idée d’un mini-état (en fait : une
réserve) destiné aux Palestiniens. Ce projet est contesté par un mouvement pour
la justice et l’égalité, à la fois juif israélien et palestinien, qui prend de
plus en plus d’ampleur. Il est possible d’inscrire dans la réalité une paix
juste et durable, bénéfique pour tous, en substituant aux concepts du
nationalisme ethnocentrique et / ou religieux ceux de l’égalité et de la
citoyenneté. Tous les problèmes, y compris celui des réfugiés, peuvent être
résolus, dès lors qu’on se fonde sur l’égalité et les droits de
l’homme.
Grâce à des milliards de dollars payés par le contribuable
américain, et grâce à l’impunité que lui assure, à l’ONU, l’unique
superpuissance restante, les dirigeants sionistes ignorent le droit
international et persistent à perpétrer de grossières violations des droits de
l’homme fondamentaux (ce sont toutes les associations de protection des droits
de l’homme qui ont étudié la situation qui l’affirment). La Déclaration
universelle des droits de l’homme, mentionnée par Kofi Annan, telle est la
véritable voie royale vers la paix. Ce n’est en aucun cas le chiffon de papier
appelé « feuille de route » par les Américains. Bien que comportant exactement 2
218 mots, celle-ci ne mentionne nulle part ni les « droits de l’homme », ni le «
droit international ». Le mot « droits » n’y figure même pas !
Un changement,
dans la politique étrangère des Etats-Unis, dans le sens d’une réelle promotion
de la liberté et de la démocratie, s’impose, et nous devons commencer avec nos
alliés liges aux Etats-Unis : la Jordanie, l’Egypte, et Israël. Il y faut des
dirigeants courageux. Mandela n’aurait rien pu faire sans un DeKlerk, lequel sut
reconnaître que l’apartheid, en Afrique du Sud, était incompatible tant avec une
paix durable qu’avec la sécurité des Sud-Africains.
Faire des deux tiers des
Palestiniens des réfugiés ou des personnes déplacées n’équivaut certes pas aux
horreurs perpétrées durant la Seconde guerre mondiale. Mais la session
solennelle de l’ONU aurait pu fournir la meilleure des opportunités d’adopter
une déclaration affirmant que lorsque nous disons « jamais plus ! », nous
pensons ce que nous disons, et nous nous engageons à ce qu’une telle souffrance
ne soit plus jamais infligée à aucun peuple. Fût-ce le peuple palestinien.
22. Les fraises de la colère par
Gideon Lévy
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du vendredi 14 janvier
2005
[traduit de l’hébreu par Michel
Ghys]
Un obus de char dans un champ de fraises : sept
enfants tués, quatre enfants amputés des deux jambes et un père qui a perdu
trois fils, deux neveux et un petit-fils. Le porte-parole de l’armée israélienne
n’exprime même pas de désolation.
Quatre enfants amputés des deux jambes, des moitiés d’êtres humains, sont
maintenant alités à l’hôpital Shifa, à Gaza. Trois d’entre eux sont conscients,
le quatrième est sous assistance respiratoire. Chez eux, dans la bourgade de
Beit Lahia, au nord de la Bande de Gaza, leurs parents portent le deuil de leurs
frères tués. Maryam et Kamal Raban, par exemple, ont perdu, en une fois, trois
fils, deux neveux et un petit-fils. Un autre de leurs fils est couché, sous
assistance respiratoire, dans le département des soins intensifs : il a perdu
les deux jambes, une main et un œil. Son père ne sait pas encore que son fils
est amputé des deux jambes, on ne lui a parlé que d’une seule. Combien de pertes
un être humain peut-il supporter ?
La vie de 12 enfants et adolescents qui jouaient un matin, tôt, mardi
passé, premier jour de congé de la Fête du Sacrifice, dans le champ de fraises
de la famille, a été anéantie en une fois. Sept d’entre eux ont été tués, quatre
resteront amputés de membres, gravement mutilés pour toute leur vie. Voilà ce
que peut faire un seul obus de l’armée israélienne. Aucun enfant n’est sorti
indemne du champ de fraises situé près de leur maison. Un officier supérieur de
l’armée israélienne a communiqué, après la catastrophe, qu’au moins une partie
des victimes étaient des « activistes du Hamas ». Qui ? Raja, 11 ans ? Issa, 13
ans ? Bisaam, 14 ans ? Mahmoud, 14 ans ? Jabir, 15 ans ? Hanni, 16 ans ?
Mohammed, 17 ans, le plus âgé ?
Celui qui est arrivé sur place juste après le drame a vu un spectacle
terrible : les 12 enfants et adolescents étaient étendus sur le sentier de
sable, à côté du champ de fraises, leurs membres dispersés en tous sens et
beaucoup de sang ruisselant. Il régnait un grand silence. Seul Islam, blessé,
appelait encore à l’aide. Quatre jours plus tard, lorsque nous sommes allés à
Beit Lahia, on voyait encore des débris humains. Les blessés sont allongés à
l’hôpital Shifa et leurs parents implorent pour qu’Israël, au moins, soigne les
blessures de leurs enfants, à tout jamais infirmes.
Des champs de fraises pour l’éternité : des sillons verdoyants avec des
taches de fraises rouges recouvertes de nylon argenté à l’entrée de la zone des
maisons de la famille Raban (‘Aban) à Beit Lahia. Leurs fraises sont vendues à
la société israélienne d’exportation agricole « Agrexco » qui les vend en Europe
où elles seront recouvertes de crème fouettée. Sur les chaises blanches en
plastique placées dans le sable, à côté des fraises, sont assis les paysans
endeuillés qui ont ajouté au nombre de leurs jours de deuil en raison des
dimensions de la perte. Maryam, la mère qui porte un triple deuil, a fait ce
matin le trajet pour se rendre aux urnes et voter pour Abou Mazen. Son
beau-frère, Abdallah Raban, a travaillé pendant des années à Kfar Hess, Gan Haïm
et Kfar Saba ; il a même été blessé et est devenu invalide dans un accident de
travail en Israël. De la catastrophe présente, il s’en sort avec la perte d’un
seul fils, Jabir, 15 ans. Non rasé, le visage exprimant une grande douleur, cela
fait quatre jours qu’il n’a pas fermé l’œil, il parle en hébreu de son
malheur.
Son neveu, Ghassan Raban, a perdu son fils Raja, 11 ans, et il parle de son
malheur en arabe. Ghassan a été témoin de l’horreur. D’une distance de quelques
dizaines de mètres, il a vu les enfants qui s’étaient rassemblés tôt matin dans
le champ de fraises, frères et neveux avec les enfants des voisins, jouant aux
billes, cueillant et mangeant des fraises avec délice, le premier jour des
congés. Ceux qui avaient tiré des obus de mortiers étaient partis depuis
longtemps, raconte-t-il. Chaque nuit, ils les entendent. « Nous sommes des gens
perdus entre les Israéliens et les Palestiniens », dit le père endeuillé, « Si
nous tentions d’empêcher les Palestiniens de tirer des Qassam, ils nous
tireraient dessus. Nous sommes perdus entre les deux côtés. Parfois ils viennent
ici, ils tirent un Qassam et nous essayons de les en empêcher. Mais ils nous
disent : "Ils nous tirent dessus, ils détruisent nos maisons, alors comment
arrêterions-nous les tirs ?" Quand nous faisons pression sur eux, ils disent :
"Il ne nous reste rien, ni terre ni maison". Maintenant nous espérons que
l’élection d’Abou Mazen amènera le calme. Nous sommes extrêmement proches des
Juifs et ils doivent veiller sur nous et nous sur eux. Mais nous sommes perdus
entre les grands. »
Le char se tenait sous la tour de guet qui se dresse au dessus de la
colonie de Nisnit, recouverte d’un effrayant treillis de camouflage, comme une
œuvre de l’artiste Christo, et qui observe leurs maisons depuis la colline, au
nord. Quelque 800 mètres séparent la colonie barricadée comme une forteresse des
maisons des paysans exposés à tous les coups. Un obus, un coup direct, une
moisson d’enfants parmi les billes et les fraises. Voilà leurs photos, sur
l’affiche à leur mémoire, une affiche avec le plus grand nombre d’enfants qui
soit sortie jusqu’ici : sept enfants, certains d’entre eux souriants, certains
avec un regard perplexe, pas encore l’ombre de la première barbe, des gouttes de
sang dessinées les enveloppent. Ghassan : « Mofaz [ministre israélien de la
défense - NdT] a dit que vous aviez tué des terroristes. C’est ça les enfants
d’un Qassam ? Celui-là est capable de soulever un missile ? Notre cœur est
consumé pour eux. »
Enveloppé dans une cape, un sweet-shirt, un manteau et une écharpe aux
bords dorés, Kamal Raban, de tous le plus frappé par le sort, arrive d’un pas
peu assuré : trois fils, deux neveux et un petit-fils tués, et encore un fils
qui lutte pour la vie, à Shifa. Il était aux obsèques d’un cousin quand il a
reçu l’appel téléphonique : viens vite, il y a eu une grande catastrophe. Hanni,
16 ans, voulait devenir enseignant ; Bisaam, 15 ans, voulait être ingénieur ;
Mahmoud, 14 ans, voulait être médecin ; et puis Mohammed, 17 ans, dont les
jambes, un œil et une main ont été arrachés et qui est sous assistance
respiratoire. Tous étaient ses fils.
Maryam, son épouse, revient du bureau de vote : « Nous en appelons à Sharon
et à Mofaz et à tous les gens de bonne volonté, de bon cœur et de miséricorde :
toutes les chairs de mes enfants, que j’ai ramassées et nouées dans un linge,
jamais je n’oublierai ça. Le premier jour des congés, ils ont reçu un cadeau, un
obus. Si je voyais un Israélien tué, je pleurerais pour lui. Je pleurerais pour
sa mère. Nous ne méritons pas que Sharon et Mofaz tuent nos enfants, des enfants
de cet âge occupés à cueillir des fraises. J’en appelle à Sharon et Mofaz qui
m’ont tué trois enfants : je n’ai personne pour m’aider. Il me reste un enfant à
l’hôpital. Je demande qu’on l’emmène dans un hôpital en Israël. Que simplement
on le prenne dans un hôpital et nous pardonnerons pour les enfants tués. S’ils
les prennent et les soignent, nous dirons merci. Nous regardons vers Dieu et
vers l’Etat d’Israël, pas vers les pays arabes. Nous avons grandi avec l’Etat
d’Israël ».
Il n’y a pas de Zaka ici et les champs de fraises sont encore semés de
débris humains. Ils disent avoir trouvé une main, hier. Des lambeaux de
vêtements roussis, imprégnés de sang, dispersés à côté de la pompe à eau.
Ghassan raconte que depuis quelques temps, il pensait vendre la brebis de la
famille. Raja, son fils, insistait pour qu’on ne la vende pas et qu’on la garde
pour la Fête du Sacrifice, qui approchait. « Maintenant que la fête arrive, la
brebis est restée et Raja n’est plus là ».
Le porte-parole de l’armée : « A la date du 4.1.2005, deux obus de mortier
ont été tirés en direction de la zone industrielle d’Erez. Un des obus est tombé
près du territoire israélien et a fait un blessé, un citoyen israélien. A un
moment proche de cet incident, dans la région de Beit Lahia, un détachement de
l’armée israélienne a identifié un groupe de tireurs d’obus de mortier dont une
partie des membres appartient à l’organisation du Hamas. Le détachement a ouvert
le feu en direction du groupe dans le but de l’atteindre. Il faut signaler que
le groupe de terroristes opérait depuis un territoire palestinien peuplé.
L’armée israélienne enquête sur l’incident et au terme de celle-ci, les
résultats en seront présentés ».
Pas même un mot pour exprimer de la désolation pour la mort des enfants,
pas même un mot pour demander pardon aux familles en deuil, et un désintérêt
flagrant, une absence de cœur, à l’égard de la question adressée au porte-parole
sur le non-transfert des blessés pour des soins en Israël. L’armée israélienne,
comme d’habitude, enquête.
Sur le chemin de l’hôpital Shifa, les souvenirs des employeurs israéliens
remontent à la surface. Dans le taxi, deux pères endeuillés et un proche de la
famille se rappellent les propriétaires israéliens dont ils ne se souviennent
qu’en bien. Moshe Kishana de Kidron dont Ghassan dit qu’il l’aimait comme son
père, et Yaakov de Yad Mordechai qui leur a un jour dit que son âme à lui
n’était pas plus précieuse que la leur et qui alors les amenaient chez eux en
voiture pour aller chercher la carte magnétique qu’ils avaient oubliée. Mounir,
le chauffeur du taxi, demande si quelqu'un dans le taxi hait les Juifs et ils
répondent comme un seul homme : non, on n’a pas de haine. Dans les sacs noirs,
ils emportent des fraises pour les fils blessés.
C’était le jour des élections et ils s’acharnaient sur Abou Mazen : «
Regardez quels yeux il a, des yeux de voleurs », dit Yihie Galia, qui va rendre
visite à son neveu blessé, et il montre du doigt un taxi qui porte la photo du
candidat en tête. « Tous des voleurs. Qui a tué Abou Amar ? Abou Mazen, qui
voulait son fauteuil ». Une odeur de poisson frais monte du marché du camp de
réfugiés de Shati. Dans ses ruelles, on perçoit difficilement les préparatifs
d’élections. « D’ici, on jettera Abou Mazen à la mer », prophétise quelqu'un
dans le taxi. « Si seulement pouvait revenir le temps de la piscine à vagues de
Yad Eliahou [palais des sports au sud de Tel Aviv - NdT] », espère un autre. Et
nous voilà déjà dans la cour de Shifa.
Premier étage, soins intensifs : Mohammed Raban, 17 ans, sous assistance
respiratoire. De temps en temps, il ouvre tout grand le seul œil qu’il lui reste
et jette des regards déments dans tous les sens. De temps en temps, passe aussi
sur son visage un sourire nerveux, dont on ne sait s’il s’agit d’une convulsion,
sans signification. De son corps, il reste la moitié, à peine une main entière.
En est-il conscient ?
Deuxième étage, le département d’orthopédie : Issa Relia, 13 ans, ses deux
jambes amputées au dessus du genou. Dans un lange. Un transistor près de
l’oreille. Il se souvient des gens du Hamas qui ont tiré puis ont fui. Sur un
vieux bout de carton, il a dessiné un char qui tire sur des enfants. Le couloir
du deuxième étage, près de la fenêtre : Imad Al-Kaseeh, 16 ans, et Ibrahim
Al-Kaseeh, 14 ans. Deux cousins, tous deux amputés des deux jambes. Maintenant,
on les a amenés dans le couloir pour qu’ils voient un peu le monde. Deux enfants
amputés des deux jambes, jetant depuis leur lit des regards égarés par la
fenêtre de l’hôpital Shifa.
Pour l’information du soldat qui a tiré, du commandant qui l’a approuvé et
du porte-parole qui n’est pas désolé et ne s’excuse de rien.
23. "Un tsunami provoqué par
l'homme" par Terry Jones
in The Guardian (quotidien britannique) du
mardi 11 janvier 2005
[Traduit de l'anglais par le Réseau
Voltaire]
(Scénariste, acteur et réalisateur, Terry Jones est
membre des Monty Python.)
EXTRAIT - Je suis déconcerté par les réactions
mondiales à la tragédie du tsunami. Pourquoi les journaux, la télévision et les
politiciens en font-ils autant ? Pourquoi les Britanniques ont-ils donné plus de
100 millions de livres sterling aux survivants et pourquoi Tony Blair a-t-il
promis des centaines de millions ? Pourquoi l'Australie promet-elle 435 millions
de livres, l'Allemagne 360 millions et George W. Bush 187 millions. Bien sûr,
c'est merveilleux de voir la race humaine se rassembler pour aider les victimes
du désastre, mais pourquoi aider ces victimes là et pas celles d'Irak ?
D'après la seule estimation scientifique dont on dispose, la guerre aurait
fait près de 100 000 morts chez les civils irakiens tandis que le tsunami en a
fait 150 000. Pourtant, concernant l'Irak, les médias semblent refuser de
montrer les images de ces victimes. Pas de reporters à Fallouja pour expliquer
qu'en 30 ans de métier, il n'a jamais rien vu de tel. Le Pape n'a pas appelé les
croyants à se souvenir des Irakiens dans leurs prières et MTV n'a pas fait de
minute de silence pour eux. Au contraire, George W. Bush et Tony Blair cherchent
à minimiser le nombre de morts (malgré le sérieux méthodologique de l'étude
publiée) tout en interdisant tout décompte.
Les morts causés par les bombes
et les coup de feu méritent-ils moins de pitié que ceux causés par une vague
géante ? Une vie irakienne veut-elle moins qu'une vie indonésienne, thaï,
indienne ou suédoise ? Pourquoi les télévisions et les journaux ne cherchent-ils
pas à lever des fonds pour les victimes irakiennes ? Pourquoi ne pleurent-ils
pas sur ce tsunami que nous avons provoqué au Proche-Orient ? C'est
déroutant.
24. Liban - Un officier
français tué par des tirs israéliens
in L'Humanité du lundi 10 janvier 2005
La
Force intérimaire des Nations unies au Liban sud (FINUL) a confirmé hier courant
de l’après-midi qu’un officier de nationalité française, membre de l’Organisme
des Nations unies chargé de la surveillance de la trêve (ONUST), a été victime
de tirs israéliens au Liban sud. Le porte-parole de la FINUL, Milos Srwjer, a
indiqué à l’AFP qu’un observateur français a été tué et un observateur suédois
de l’ONUST blessé, ainsi que leur chauffeur libanais, par des coups de feu en
provenance du « côté israélien de la ligne bleue », tracée par l’ONU et qui sert
de frontière entre le Liban et Israël. Il a ajouté que les tirs israéliens « ont
été provoqués par des tirs en provenance du côté libanais » de la ligne bleue.
La police libanaise avait indiqué auparavant que la patrouille de l’ONU a été
atteinte par des tirs israéliens dans le secteur de Kfarchouba, qui fait face au
secteur controversé des fermes de Chebaa, à la frontière. Des échanges de tirs
avaient opposé l’armée israélienne au Hezbollah dans les fermes de Chebaa, où la
milice libanaise chiite a affirmé avoir fait exploser une charge au passage d’un
véhicule militaire israélien.
25. Florence Aubenas - Leïla Shahid et le
Conseil des démocrates musulmans de France soutiennent la journaliste
on NouvelObs.com le dimanche 9 janvier 2005
"Le CDMF exige que toute la lumière soit faite sur
le sort de notre compatriote qui s'est rendue en Irak en tant que grand reporter
pour témoigner et ainsi lutter pour la liberté
d'expression."
Le Conseil des démocrates musulmans de France (CDMF) a réclamé
dimanche "que toute la lumière soit faite sur le sort" de la journaliste de
Libération Florence Aubenas, disparue depuis mercredi en Irak. La déléguée
générale de Palestine en France Leïla Shahid s'est jointe à cet appel en
estimant que les ravisseurs de l'envoyée spéciale faisaient "le plus grand tort
à leur cause". "Attristé et inquiet, le CDMF se mobilise afin d'obtenir des
nouvelles de la journaliste Florence Aubenas comme il l'avait fait pour
Christian Chesnot et Geroges Malbrunot, heureusement libérés", indique le
président du CDMF Abderrahmane Dahmane dans un communiqué. "Le CDMF exige que
toute la lumière soit faite sur le sort de notre compatriote qui s'est rendue en
Irak en tant que grand reporter pour témoigner et ainsi lutter pour la liberté
d'expression", poursuit le texte en appelant à "rester vigilants et solidaires
de ses proches" afin que tout soit fait pour la retrouver ainsi que son
accompagnateur. Issu en octobre 2003 de la Coordination des musulmans de France,
le CDMF cherche à rassembler des musulmans qui s'affirment laïques et désireux
de démocratiser la gestion de l'islam de France. Florence Aubenas, 43 ans, et
son interprète irakien Hussein Hanoun ont disparu depuis mercredi matin en Irak.
26. Entretien avec David Baran : "Le processus
politique en Irak a été vidé de son contenu" propos recueillis par
Mouna Naïm
in Le Monde du jeudi 6 janvier 2005
(David Baran
est chercheur, consultant pour l'International Crisis Group. David Baran
est l'auteur de Vivre la tyrannie et lui survivre. L'Irak en transition, Paris,
Mille et une nuits, 2004.)
- Les Américains et le pouvoir intérimaire irakien peuvent-ils ou
doivent-ils se résoudre à un report des élections prévues le 30 janvier en Irak
?
- C'est un véritable dilemme, dont certains Américains rendent compte par
l'expression "damned if you do, damned if you don't". A l'évidence, les
circonstances actuelles ne permettent pas de tenir des élections crédibles. Mais
le processus politique a été vidé de son contenu, au point de se réduire au
respect d'un calendrier strictement formel et, à bien des égards, factice.
Plus les progrès réalisés en matière de reconstruction économique, de
formation d'un nouvel appareil de coercition, ou encore de réorganisation de
l'appareil d'Etat irakien, s'avèrent décevants, plus la "victoire" dépend
d'événements essentiellement symboliques, qui s'organisent en un agenda
totalement déconnecté des réalités du terrain. Cette vacuité exagère
l'importance des dates-clés du processus de transition, toute remise en question
de leur pertinence risquant de décrédibiliser le processus tout entier. D'où la
poursuite presque obsessionnelle de ces dates-clés.
- Outre les sunnites, des chiites et des Kurdes seraient-ils
favorables à un report du scrutin ?
- Certains se sont déjà exprimés en ce sens, à l'instar du ministre de la
défense. Des élections dont les résultats seraient largement perçus comme
illégitimes nuiraient à l'ensemble du pays en fragilisant les autorités élues et
le processus de transition lui-même. A l'heure actuelle, aucun mouvement
politique ni aucune coalition n'a concrètement les moyens de gouverner sans un
certain consensus sur sa légitimité.
- Quelles sont les raisons qui, selon vous, plaideraient pour un
report du scrutin ?
- Un report ne verrait sans doute pas s'installer des conditions de
sécurité plus favorables. En revanche, il pourrait servir à mieux préparer les
élections, voire à modifier un système électoral contestable. Surtout, il
permettrait d'anticiper les lendemains du scrutin. Les futures institutions
élues courent en effet le risque de décevoir rapidement les Irakiens, en se
montrant incapables de satisfaire leurs attentes matérielles, de restaurer un
semblant d'ordre, de s'émanciper de la tutelle des Etats-Unis (dont l'aide est
indispensable, en matière de sécurité notamment), de transcender les divisions
partisanes et sectaires qui ne manqueront pas de surgir lorsqu'il s'agira de
rédiger une Constitution.
Il faudrait donc veiller à ce que les capacités de gouvernance des
autorités irakiennes rattrapent leur retard par rapport à l'agenda formel du
processus de transition, qui voudrait que le gouvernement actuel soit déjà
pleinement "souverain". Telles qu'elles se présentent, les élections pourraient
discréditer la notion de scrutin populaire - et partant, de légitimité
démocratique - tout comme la passation de pouvoir du 28 juin 2004 a gravement
nuit à celle de "souveraineté".
- Comment expliquer que malgré la chute de Fallouja et des
opérations militaires américaines de grande envergure ailleurs, les insurgés,
quels qu'ils soient, bénéficient encore d'une grande capacité de nuisance
pratiquement partout ?
- Les Etats-Unis et certaines personnalités irakiennes actuellement au
pouvoir commettent l'erreur de concevoir l'opposition armée comme un phénomène
limité à des acteurs extérieurs à la population irakienne (islamistes étrangers
infiltrés, éléments de l'ancien régime, etc.), qu'il suffirait donc de
détruire.
En pratique, les combattants se meuvent au sein de la population et
dépendent fondamentalement du soutien, ne serait-ce que tacite, de celle-ci. Ce
qu'il faut expliquer, c'est donc ce soutien largement passif, malgré certaines
pratiques abjectes de l'opposition armée, les entraves qu'elle pose à toute
reconstruction et son incapacité à formuler une alternative politique.
La peur ressentie par les civils n'est ici qu'un facteur. Beaucoup d'entre
eux seraient prêts à la surmonter s'ils estimaient que le processus politique
avait toutes les chances de produire un gouvernement crédible, capable d'assurer
leur protection et de leur offrir des jours meilleurs.
- Faut-il imputer aux seuls attentats, sabotages et autres actes de
violence la lenteur de la reconstruction du pays ?
- Non. Les Etats-Unis et leurs partenaires irakiens tendent naturellement à
se défausser de certaines de leurs responsabilités, en accusant systématiquement
l'opposition de tous les dysfonctionnements. Les accusations faites
régulièrement aux Etats voisins de l'Irak relèvent, elles aussi, en partie d'une
tentation d'exporter les responsabilités.
Cela dit, l'insécurité ambiante et les attaques perpétrées contre les
infrastructures de l'Irak compliquent de fait, de plus en plus sérieusement,
tout effort de reconstruction. Mais parmi les causes de cette insécurité et de
ces attaques figurent justement les incroyables défaillances des Etats-Unis en
des périodes beaucoup plus propices. De très nombreux Irakiens redistribuent
ainsi les torts, en reprochant aux Etats-Unis de se servir de l'opposition armée
pour prolonger indéfiniment sa présence militaire en Irak et défendre ses
intérêts.
27. Le rapport fédéral sur l’extrémisme
crispe les responsables juif et musulman par Emmanuelle Drevon
in La
Tribune de Genève (quotidien suisse) du lundi 3 janvier
2005
Violence - Alfred Donath réclame une modification
substantielle du document.
Alfred Donath est outré. Le président de
la Fédération suisse des communautés israélites (FSCI) n'a toujours pas digéré
la page sur l'extrémisme politique juif dans le rapport du Conseil fédéral sur
l'extrémisme. Il affirme qu'il n'existe aucune preuve de l'existence de ces
«mouvements potentiellement dangereux ou violents». Le rapport publié en août
2004 répondait à un postulat du Parti démocrate-chrétien demandant un compte
rendu décrivant «le phénomène de l'extrémisme de manière détaillée et faisant
état de ses répercussions sur la sécurité de la Suisse».
Dans ce rapport,
l'extrémisme politique juif occupe un peu moins d'une page. En conclusion, les
auteurs précisent qu'aucun acte violent n'a encore été perpétré par «des
sionistes militants présents en Suisse», mais «il n'est toutefois pas exclu que
les personnes de ces milieux en viennent à rendre la justice eux-mêmes au cas où
des actes d'hostilité antisémites surviendraient».
Une supposition qui
déplaît fortement à Alfred Donath: «Laisser croire que l'on a des groupes
extrémistes prêts à intervenir par la violence nous fait du tort. Je ne peux pas
l'admettre. Ce type d'arguments ne repose sur rien de concret.»
«Référence trompeuse»
Pour justifier l'existence d'un
mouvement extrémiste juif, le rapport cite l'Association des étudiants
israélites de Genève (ADEIG). Un exemple qu'Alfred Donath ne peut admettre; une
version corrigée devrait d'ailleurs voir le jour prochainement: «La Commission
juridique du Conseil des Etats avoue qu'il faut supprimer cette référence, mais
cette modification doit encore être débattue au parlement. Cet exemple ne repose
sur rien de concret.»
Une délégation de la FSCI doit d'ailleurs rencontrer
Christoph Blocher le 18 janvier prochain, et Alfred Donath n'hésitera pas à
revenir sur ce qu'il appelle «un dérapage. Je réclame la suppression complète de
cette page dans ce rapport. Je demanderai à Christoph Blocher sur quoi il se
base pour affirmer ce qu'il y a dans le rapport. Et s'il a des preuves, qu'il me
les montre.»
«Extrémisme musulman»
Le rapport indique enfin que
certains membres de l'ADEIG sont armés. Ce fait, Alfred Donath ne le contredit
pas, mais il tient à le nuancer: «Il existe des groupes de surveillance
sollicités pour de grands événements. Certains membres peuvent parfois être
armés, mais ils sont en règle avec la loi et ont tous un port d'arme. Tous les
autres, non armés, sont surtout formés pour exercer une surveillance et ils
savent à quoi il faut faire attention.»
Si l'extrémisme politique juif occupe
un peu moins d'une page de ce rapport qui en compte 75, huit pages sont
consacrés aux différentes mouvances islamistes. Une abondance que ne comprend
pas Hafid Ouardiri: «L'extrémisme islamiste n'existe pas en Suisse». Le
porte-parole de la mosquée et de la Fondation culturelle islamique de Genève
tient d'ailleurs à apporter une précision linguistique: «Il est faux de dire que
l'on peut être extrémiste et musulman en même temps, l'islam condamne
l'extrémisme. Et puis, le terme d'islamiste n'existe pas pour nous, nous nous en
tenons à musulman.» Et si Hafid Ouardiri approuve une des conclusions du rapport
précisant que «dans leur ensemble, les activités des islamistes en Suisse s'en
tiennent à la loi», il tient cependant à mettre en garde les auteurs du
rapport.
Le porte-parole de la mosquée de Genève préfère miser sur la
vigilance: «C'est vrai qu'il faut rester attentif, mais il ne faut pas peindre
le diable sur la muraille. Cette diabolisation risque surtout de donner de
l'importance à des hurluberlus très minoritaires.»
Mesures de prévention déjà prises
Quant au rapport,
tout en concluant qu'«à l'heure actuelle, aucun groupe extrémiste ne compromet
gravement la sécurité intérieure de la Suisse», il se garde de tout optimisme en
précisant que «s'agissant des extrémismes religieux, la situation peut être
décrite comme calme, mais tendue». Et les auteurs d'indiquer que le Conseil
fédéral a déjà pris toutes les mesures nécessaires pour prévenir et combattre
les activités illégales de ces organisations.
28. Les assassins
de l’espoir par Majed Nehmé
in Le Nouvel Afrique
Asie du mois de décembre 2004
Mais de quoi Yasser Arafat est-il mort ? A-t-il été, comme la
rumeur publique qui ne cesse d’enfler le laisse croire, empoisonné par ses
geôliers israéliens ? Et si le tapage médiatique autour de cette question
subsidiaire n’était là que pour étouffer une autre question, autrement plus
fondamentale, à savoir la responsabilité directe de Sharon et de Bush dans ce
meurtre programmé ? Cessons de tourner autour du pot : Yasser Arafat n’est pas
mort, comme l’a diplomatiquement laissé entendre à Paris le ministre des
Affaires étrangères de l’Autorité palestinienne, Nabil Chaath, à cause de ses
soixante-quinze ans d’âge ou de sa dure vie de combattant – combat mené durant
près d’un demi-siècle contre un ennemi implacable, qui ne s’est pas contenté de
le spolier de sa patrie, mais s’était acharné à lui ôter son identité même. Ce
combat qui d’ailleurs lui donnait plus que jamais des raisons de survivre et de
vaincre.
Le vrai poison que le père de la nation palestinienne a bu jusqu’à
la lie aura été l’insoutenable souffrance morale et physique qu’il a dû endurer
durant les trois dernières années qu’il a passées reclus dans les ruines de sa
Mouqata’a, mal nourri, mal soigné et surtout lâché par les grands, et moins
grands, de ce monde qui pensent, à tort sans doute, qu’ils viennent de se
débarrasser d’un “obstacle” sur la voie d’une paix fallacieuse. Les grandioses
adieux populaires que lui a réservés son peuple devraient plutôt les inciter à
revoir leurs calculs. L’assassinat de Yasser Arafat est plus qu’un crime contre
l’espoir de paix en Palestine. C’est une monstrueuse faute politique. Il n’est
pas sûr que ses successeurs auront le courage d’accepter ce qu’il était lui-même
capable de concéder en contrepartie d’un compromis historique, certes réaliste,
mais immoral car injuste.
Paradoxalement, ceux qui, à l’instar de Bush et de
Sharon, avaient décrété que le raïs palestinien n’était plus un interlocuteur
valable ont provoqué l’élimination du seul dirigeant palestinien qui pouvait
faire admettre par son peuple ce compromis historique. Les concessions étaient
colossales : il a reconnu l’Etat israélien, fondé, faut-il le souligner, sur la
terre spoliée de ses ancêtres, contre une vague promesse d’un Etat palestinien
bâti sur moins de 20 % de la Palestine historique. Il a accepté le partage de la
Jérusalem arabe. Il a accepté dans les faits que le droit au retour des 6
millions de Palestiniens expulsés de leur patrie – un droit pourtant
imprescriptible – ne s’applique que dans ce mini-Etat cantonné aux seuls
territoires palestiniens occupés par Israël en juin 1967. Last, but not least :
le mini-Etat en question sera démilitarisé et ses frontières internationales
entièrement contrôlées par l’armée israélienne.
Malgré ces concessions,
Sharon, soutenu par G.W. Bush, a tout refusé. Il a refusé publiquement les
accords d’Oslo. Il a refusé le démantèlement des colonies de peuplement
existantes et en a construit d’autres. Il a construit un mur d’apartheid. Bloqué
toute négociation de paix. Détruit les infrastructures de l’Autorité. Conduit
une politique de la terre brûlée dans les territoires occupés. Assassiné des
milliers de Palestiniens sous prétexte de lutter contre le terrorisme tout en
assiégeant le président de l’Autorité palestinienne dans les conditions
dégradantes que l’on sait.
Yasser Arafat est parti sans signer ce compromis
historique que lui seul pouvait signer sans être accusé de trahison. Les
successeurs de Sharon devront payer maintenant un prix autrement plus élevé aux
successeurs d’Arafat s’ils sont vraiment intéressés par la paix. Il faudra sans
doute attendre longtemps avant qu’une nouvelle génération de dirigeants
israéliens ne prenne la relève et sauve Israël de ses pulsions
suicidaires.
29. Quand l’Histoire bégaye par
Subhi Hadidi
in Le Nouvel Afrique Asie du mois de décembre
2004
En mettant à feu et à sang la ville martyre de
Falloujah, les généraux américains suivent à la trace les pas des généraux
britanniques qui avaient investi en 1920 cette même ville après avoir tué dix
mille Irakiens. Ils avaient gagné une bataille mais perdu la
guerre.
Comme toutes les puissances occupantes de l’Histoire, les forces
américaines qui occupent aujourd’hui l’Irak ne sortent d’une impasse que pour
entrer dans une autre, qui est souvent le prolongement de la précédente. Ce fut
Falloujah au printemps dernier. La ville sainte chiite de Najaf en août. En
septembre, ce fut le tour de Samarra. En octobre, c’est Sadre City dans les
faubourgs de Bagdad et aujourd’hui, c’est de nouveau Falloujah… Mossoul,
Baakouba, Ramadi, et bien d’autres villes irakiennes connaîtront à leur tour le
même sort. Le scénario est quasi immuable : recours massif et exclusif à la
force armée, qui commence par des bombardements aériens et des tirs d’artillerie
lourde avant de passer à l’invasion, le ratissage et, selon le jargon militaire
consacré, au “nettoyage”, avec son cortège habituel d’exactions, de barbarie et
de crimes de guerre. Comme nous en avons eu l’illustration avec le spectacle
d’un soldat américain achevant un prisonnier irakien blessé dans une mosquée de
Falloujah, non pas avec une seule balle, mais une rafale de mitraillette. Les
villes ciblées par les “libérateurs” américains sont auparavant assiégées,
soumises à un embargo alimentaire et sanitaire. L’eau et l’électricité sont
coupées…
Les généraux américains ont la mémoire courte. Car la ville martyre
de Falloujah avait déjà été en 1998 la cible d’une vague de répression et
d’intimidation de la part de l’armée irakienne de l’ancien régime. Elle fut même
soumise à un siège sévère et à une campagne punitive en représailles au refus de
ses imams de chanter les louages de Saddam Hussein, le jour de son anniversaire,
du haut de ses mille mosquées. Les généraux américains savent pertinemment que
la cause directe du déclenchement de la résistance à Falloujah n’est ni Abou
Mouss’ab al-Zarkaoui, ni Ben Laden et encore moins les “baassistes saddamistes”
comme le martèle la machine de propagande et de désinformation américaine. La
cause immédiate du soulèvement fut le carnage perpétré par les forces
américaines à Falloujah le 28 septembre 2003 à l’encontre des élèves qui
manifestaient pacifiquement en réaction à l’occupation de leurs écoles et lycées
par les “libérateurs” américains. Ce jour-là on a compté dix-huit morts et deux
cents blessés parmi les manifestants. L’écrivain et universitaire irakien Sami
Ramadani, à qui la Grande-Bretagne avait accordé l’asile politique pour son
opposition au régime de Saddam Hussein, a écrit un article dans le Guardian dans
lequel il affirmait qu’aucun coup de feu n’avait été tiré contre les Américains
avant ce massacre.
Le comportement des forces d’occupation américaines à
Falloujah semble indiquer que Washington a d’ores et déjà défini les contours de
l’“Irak nouveau” qu’il veut voir émerger. Ce projet reposera sur deux piliers,
chiite et kurde. La composante sunnite y sera marginalisée. D’où l’option prise
par la Maison Blanche qui serait de nettoyer, pacifier et priver de toute
capacité de résistance politique ou militaire ce qu’il est désormais convenu
d’appeler le “triangle sunnite”. L’assaut contre le bastion sunnite de Falloujah
s’expliquerait donc par la nécessité d’assurer le succès des élections prévues
en janvier 2005, en faisant miroiter aux Kurdes et aux chiites des
semi-garanties et des promesses qu’ils pourraient remporter.
Si cette
stratégie devait être celle adoptée effectivement par Washington, les
conséquences sur le terrain pourraient être catastrophiques, dans la mesure où
elle changerait de fond en comble le rapport des forces sur le terrain. Elle
conduirait d’abord à la réunification des rangs sunnites qui sont actuellement
divisés selon des appartenances politiques et ethniques complexes. Les Kurdes,
aujourd’hui alliés au gouvernement intérimaire d’Allaoui et pactisant avec
l’occupation, sont dans leur écrasante majorité des sunnites. Ils sont certes
des musulmans modérés, mais ne pourront pas accepter éternellement que leurs
coreligionnaires à Falloujah, Mossoul, Baaqouba et Ramadi soient massacrés de la
sorte. Les Turkmènes, qui vivent majoritairement dans le Nord du pays, bien que
partagés entre le sunnisme et le chiisme, sont farouchement opposés à
l’occupation et soutiennent la résistance.
Il serait par ailleurs réducteur
d’affirmer que seul l’islam sunnite est en révolte contre l’occupation
américaine. D’autres catégories de la société irakienne, qui sont loin d’être
marginales, ont intérêt à se rallier à la résistance. Si elles ne le font pas
encore, c’est parce qu’elles sont actuellement dispersées et considèrent que les
conditions ne sont pas encore mûres pour franchir ce pas. Dans ce contexte, la
bataille de Falloujah fera tâche d’huile, d’abord en s’étendant du Centre vers
le Nord de l’Irak, avant de gagner finalement les bastions chiites dans le Sud.
Mais quelle que soit l’évolution de la situation sur le terrain, il ne fait pas
de doute que les diverses composantes de la résistance irakienne sont trop
diversifiées, trop complexes et trop étendues pour qu’on puisse les réduire à
des “cellules terroristes”, des “salafistes”, des “moudjahidin” ou des “Afghans
arabes”, comme le laisserait entendre le jargon utilisé par l’occupant américain
et le Premier ministre intérimaire, Iyad Allaoui. La réalité est toute autre. Il
y a un rejet populaire profond de l’occupation et des institutions qu’elle
projette de construire. Il y a aussi l’insupportable situation économique,
sociale et sécuritaire générée par l’occupation et qui pèse sur toutes les
composantes de la société irakienne. A tout cela s’ajoute les violations des
droits des gens, la destruction des rapports sociaux, la confiscation de la
souveraineté nationale et le pillage des ressources du pays…
Il y a quelques
semaines, le vice-Premier ministre intérimaire, Barham Saleh, était parti à
Tokyo pleurnicher devant la conférence des donateurs, pour quémander des aides
financières urgentes pour l’Irak. En même temps, James Baker – ancien secrétaire
d’Etat américain sous Bush père et actuel représentant de la Maison Blanche dans
la négociation pour un rééchelonnement de la dette irakienne – se rendait au
Proche-Orient en jouant sur deux tableaux : d’une part accomplir, selon les
propres termes de G.W. Bush, la “noble mission” qui consiste à effacer ou à
rééchelonner les deux cents milliards de dollars de dettes irakiennes ; d’autre
part remplir une autre mission, qu’on peut difficilement qualifier de “noble”,
et qui consiste à amener l’Irak à s’acquitter de ses dettes vis-à-vis du
gouvernement koweïtien dont l’ancien secrétaire d’Etat défend les intérêts à
travers le groupe américain Carlyle, dont il possède 180 millions de dollars
d’actions ! C’est en tout cas la journaliste d’investigation Naomi Klein qui
l’affirme, dans son excellente enquête publiée par l’hebdomadaire progressiste
américain The Nation. Par les temps qui courent, ce conflit d’intérêts flagrant
n’a pas choqué outre mesure, même si certains médias, comme le New York Times,
avaient déjà mis en garde contre ce genre de pratiques dès décembre 2003 en
demandant que, compte tenu des conflits d’intérêts potentiels, James Baker
démissionne de Carlyle et de son cabinet d’avocats Baker Botts. “M. Baker,
écrit-il, est trop impliqué dans des relations d’affaires lucratives qui le font
apparaître comme quelqu’un de potentiellement intéressé, quelle que soit la
formule retenue de restructuration de la dette.”
Pis encore, le gouvernement
intérimaire irakien continue à observer le plus grand mutisme à propos des
revenus du pétrole irakien : quelle est la quantité de pétrole extraite ? Où va
l’argent de ce pétrole ? Qui en a le contrôle ? Quand sera-t-il enfin mis à la
disposition des Irakiens ? Selon les sources officielles, la totalité du produit
de vente du gaz et du pétrole, en plus d’un milliard de dollars retiré du
programme onusien “Pétrole contre nourriture”, ont été affectés au Fonds pour le
développement de l’Irak, créé il y a plus d’un an par la résolution 1483 du
Conseil de sécurité de l’Onu.
Ladite résolution a confié ce Fonds à la
puissance occupante pour l’utiliser d’une manière transparente, en vue de faire
face aux besoins humanitaires du peuple irakien. A cette fin, elle a nommé un
organisme chargé de contrôler les postes de dépense et de s’assurer de la
régularité des contrats conclus entre l’occupation et les divers contractants.
Mais ce que l’opinion publique ignore, mais que le président irakien
intérimaire, Ghazi al-Yaouar, et son Premier ministre, Iyad Allaoui, connaissent
parfaitement, c’est que cet organisme de contrôle n’a jamais pu jusqu’ici
s’acquitter correctement de sa mission. Notamment en ce qui concerne le contrôle
des contrats de complaisance concédés par l’occupant au géant Halliburton, dont
les liens anciens et récents avec le vice-président Dick Cheney ne sont plus
qu’un secret de Polichinelle.
L’organisation “Contrôle des revenus de
l’Irak”, qui dépend de l’Institut de la société ouverte (Open Society
Institute), accuse ouvertement les autorités d’occupation d’obstruction en
affirmant que les contrôleurs ont été interdits de pénétrer dans le périmètre de
la zone verte au centre de Bagdad. Et depuis le transfert de la souveraineté au
gouvernement intérimaire et le départ progressif de tous les membres de
l’administration civile de l’occupation, il est devenu quasi impossible de
contrôler la manière dont des milliards de dollars appartenant au peuple irakien
ont été dépensés !
Par ailleurs, et contrairement aux idées largement
répandues, l’autorité d’occupation n’a jusqu’ici dépensé, selon le Washington
Post, que 500 millions de dollars sur les 18,7 milliards alloués par le Congrès
pour la reconstruction de l’Irak. Le New York Times va encore plus loin et
affirme que seulement 400 millions de dollars ont été dépensés, en fait dans la
plupart des cas à des sociétés américaines qui n’ont employé que quinze mille
Irakiens. Pour l’anecdote, la part allouée au ministère de la Culture des
immenses revenus pétroliers irakiens en une année a été de 20 000 dollars !
Voilà donc quelques-unes des raisons qui assurent à elles seules l’extension
de la résistance. Les généraux américains qui gèrent l’occupation se
tromperaient lourdement s’ils ne méditaient pas sur les enseignements ténus de
l’Histoire qui nous apprennent que la force, mal utilisée, est une arme à double
tranchant qui se retourne en faveur des faibles qui en sont victimes.
Falloujah, l’indomptable...
Au printemps 1920, les
forces coloniales britanniques avaient perpétré un massacre à Falloujah, qui
s’est soldé par la mort de dix mille Irakiens et mille soldats britanniques et
indiens. Malgré la disproportion des forces, la plus puissante armée du monde à
l’époque n’avait pas réussi à mettre au pas l’Irak ou à soumettre cette ville
rebelle. Commentant ce carnage, T. E. Lawrence, le célèbre Lawrence d’Arabie,
écrivait : “Le peuple britannique a été poussé dans un piège dont il lui est
difficile de sortir avec honneur et dignité. Les communiqués en provenance de
Bagdad sont tronqués et inexacts. Les choses sont pires que ce qu’on nous dit et
notre gouvernement est plus sanguinaire que ce que croit le public. C’est une
honte pour notre bilan impérial. La situation ne tardera pas à s’embraser à tel
point qu’il nous sera difficile de trouver le remède. Aujourd’hui, nous ne
sommes pas si loin de la catastrophe…”
Lors de cette bataille de 1920 à
Falloujah, on comptait parmi les victimes irakiennes le notable de la ville, le
cheikh Al-Dhari, grand-père du cheikh Harith al-Dhari, actuel notable de
Falloujah, qui avait négocié avec les assaillants américains les termes du
cessez-le-feu à l’issue de la première bataille de Falloujah, il y a quelques
mois. De l’autre côté, à la tête des morts britanniques, se trouvait le général
Gerald Leachman, qui pourrait être le grand-père de l’un des soldats
britanniques qui occupent l’Irak aujourd’hui. Entre 1920 et 2004, le monde
a-t-il vraiment changé ?
30. Malbrunot, l'humilité du journalisme de terrain
par Pierre Prier
in Le Figaro du mercredi 22 décembre 2004
Si Georges Malbrunot a fait l'actualité autour de sa personne, c'est bien
malgré lui. La frime n'est pas son genre. Personne ne peut se vanter de l'avoir
surpris vêtu d'un gilet plein de poches. On ne l'a jamais entendu clamer dans
les hôtels des idées simples sur le destin du Proche-Orient. Il n'est pas fils
d'archevêque. Sa carrière, il l'a construite avec son seul travail. Quand il
débarque pour la première fois dans la région, c'est pour participer à un prix
Hachette réservé aux jeunes journalistes. Il deviendra un professionnel réputé
et assuré du seul respect qui compte, celui de ses pairs.
Le malaise de la communauté chrétienne palestinienne lui fournit son
premier sujet. Et la première occasion de confronter les propagandes de tous
bords avec la réalité forcément complexe.
A Jérusalem, où il collaborait régulièrement au Figaro, il était devenu une
autorité sur le conflit. Quand la deuxième intifada a éclaté en septembre 2000,
Georges était déjà installé depuis six ans et connaissait sur le bout des doigts
les acteurs de ce nouveau déchirement. Vivant à Jérusalem-est, côté arabe, il
était l'un des meilleurs spécialistes de la société palestinienne, tout en
arpentant avec sagacité les coulisses israéliennes, de Jérusalem à Tel-Aviv. Ce
séjour prolongé lui interdisait les certitudes. Et lui permettait en revanche de
sourire au passage des innombrables «experts» attirés par les projecteurs.
Georges a l'indulgence des vrais sages, rien ne l'amuse plus que de se
faire expliquer le Proche-Orient par un vantard qui vient de se faire refiler le
dernier rapport secret «de source sûre» ou l'entrevue exclusive avec un brave
chômeur palestinien qui, pour 200 dollars versés à un intermédiaire lui aussi
nanti d'une famille à nourrir, est prêt à vous révéler son rôle caché de
dirigeant suprême de la résistance contre Israël.
A Jérusalem, Georges était un atypique. Son ancienneté lui permettait de
s'affranchir des usages. Il n'adhérait à aucune association, ne chassait jamais
en bande, et semblait se rire de toutes les règles. Personne ne comprenait
comment il arrivait à circuler dans une 205 hors d'âge dégageant une fumée
noirâtre, oubliée de toutes les autorités et dont l'immatriculation française
lui donnait le privilège d'entrer et de sortir de la bande de Gaza, interdite
aux véhicules à plaques jaunes israéliennes. La malheureuse automobile termina
sa vie sur le parking de la frontière israélo-jordanienne, où l'armée
israélienne l'envoya à la casse, non à cause de son pedigree administratif
incertain, mais parce qu'elle était persuadée d'avoir affaire à une épave. Cette
aventure ne choquera que ceux qui lient qualité professionnelle et cylindrée du
4 x 4.
Ce dédain des apparences n'allait pas jusqu'aux vêtements. Georges a
toujours observé la mise de bon aloi qui prévaut au sud de la Méditerranée, ce
qui lui permettait de ne pas attirer l'attention et de se fondre dans les
populations. Son expérience du terrain l'autorisait également à éviter les
«fixeurs», ces guides interprètes palestiniens qui font partie du paysage, et
dont 5% environ sont réellement fiables et introduits. Georges avait ses propres
contacts. Il fréquentait des chefs de la police palestinienne, des «gunmen»
islamistes, des soldats israéliens et des espions de diverses nationalités. Il
les connaissait trop bien et il avait la tête trop solide pour se faire l'avocat
de l'un ou de l'autre côté, selon une mode répandue. Son livre sur l'Intifada
détaille sans complaisance les combines et les coups tordus qui forment la toile
de fond de l'affrontement.
Le mot d'Albert Londres : «Je ne connais qu'une seule ligne, celle du
chemin de fer», lui irait comme un gant s'il y avait encore des trains au
Levant. Il ne s'est d'ailleurs jamais limité à la répétitive bisbille
israélo-palestinienne, voyageant régulièrement en Jordanie, au Liban, en Iran ou
aux quatre coins de l'Europe pour débusquer par exemple, l'ancien médecin de
Saddam Hussein.
Le Georges Malbrunot que j'ai connu à Jérusalem-est, on l'aura compris, est
un journaliste, un vrai. Il a su garder la tête froide là où beaucoup d'autres
ont perdu la leur. Après la chute de Saddam, il a quitté en un jour son
appartement de Jérusalem. «Maintenant, c'est à Bagdad que ça se passe», dit-il
alors comme une évidence.
31. Relire autrement le Coran ? Quatre
sommités mondiales en parlent par Chafik Laâbi et karim
douichi
in La Vie Economique (hebdomadaire marocain) du
vendredi 17 décembre 2004
Interprété par des hommes et figé dans le temps, le
Coran nécessite aujourd’hui une relecture à la lumière de l’évolution de la
société. Des outils existent permettant de lire différemment le texte sans
porter atteinte à sa sacralité.
Relire autrement le Coran ? le sujet est tellement délicat et le tabou
tenace que la simple discussion sur ce sujet provoque inmanquablement une levée
de boucliers. Le colloque intitulé : «De l’exégèse du Coran aux lectures
modernes du fait coranique», organisé à Casablanca par la Fondation du Roi
Abdul-Aziz Al Saoud pour les études islamiques et les sciences humaines, les 10
et 11 décembre 2004, n’a pas échappé à la règle. La veille (9 décembre), le
quotidien islamiste Attajdid tirait à boulets rouges sur l’événement en lui
consacrant son principal titre de une. Un titre qui ne laissait aucun doute sur
le contenu de l’article : «Invasion laïque d’institutions saoudiennes» ! Le
point de vue exprimé dans l’article, un long texte de deux pages, est résumé par
une déclaration de l’ex-président de Attawhid wal Islah, Ahmed Raissouni. Selon
lui, le but inavoué de ce genre de colloque est de «vider le Coran de son sens
et de la désacraliser». La messe est dite... Mais pas encore terminée. Car, tout
au long des deux jours qu’aura duré le colloque, une salle comble,
majoritairement islamiste, restera à l’affût de la moindre déclaration pouvant
donner prétexte à fondre sur des chercheurs auxquels on prêtait, a priori, les
pires intentions. Enfin, le 15 décembre, le même Attajdid enfonçait le clou avec
un article de synthèse des travaux du colloque trempé dans le même vitriol.
Et pourtant, les intervenants du colloque en question sont des sommités dans
leurs domaines respectifs et ont fait preuve de maestria dans de brillants
exposés. Un plateau qui méritait le déplacement: Mohamed Arkoun, Nasr Hamed Abou
Zaïd, Abdou Filaly-Ansary, Moncef Ben Abdeljalil, Mohamed Cherif Ferjani,
Youssef Saddik, Fayçal Awwami, chiite et saoudien, ainsi que Oulfa Youssef une
brillante représentante - qui a impressionné l’assistance - de l’école critique
tunisienne des sciences religieuses.
Chaque génération doit reprendre la relecture de son héritage
religieux
Le public était foncièrement choqué de voir des
chercheurs étudier le texte coranique à l’aide de la linguistique, de l’analyse
littéraire, de la psychanalyse... Ils n’admettaient pas que le Coran soit ainsi
décortiqué. D’où, parfois, des réactions agressives, accusatrices, voire
xénophobes.
Et pourtant, tous les chercheurs invités à s’exprimer l’ont
affirmé, chacun à sa manière. Il allait de soi pour eux que l’on ne peut
demander au texte sacré de l’Islam, le Coran, de changer. Par contre, notre
lecture de ce texte doit changer. Une idée exprimée dans une élégante formule
par Abdou Filali Ansary, directeur de l’Institut d’étude des civilisations
musulmanes de Londres : «Chaque génération est appelée à reprendre la relecture
de son héritage religieux. Chaque génération hérite des interprétations
accumulées du passé et ajoute la sienne et contribue ainsi à une immense
sédimentation».
Mais pourquoi une nouvelle relecture du Coran ? À l’aide de
quels outils d’analyse? Et cela ne risque-t-il pas de désacraliser le Coran ?
(voir les contributions en pages 46 à 48). Pour une raison évidente, les
exégèses (interprétations exhaustives du Coran) coraniques consacrées sont
marquées par leur époque. Aujourd’hui, une très sérieuse actualisation des
conceptions théologiques s’impose. La théologie musulmane classique a été très
fortement influencée par le niveau des connaissances de l’époque en médecine, en
physique, en astronomie... Un travail de mise à niveau des conceptions
théologiques est nécessaire parce que nos connaissances (du monde et de nous
mêmes) ont été, depuis, bouleversées dans tous les domaines. En d’autres termes,
une mise à niveau des conceptions théologiques musulmanes est indispensable.
Cela permettra aux Musulmans de vivre sereinement leur religiosité tout en
étant pleinement intégrés dans la modernité matérielle et intellectuelle
universelle. Autrement, ils continueront à être des musulmans schizophrènes qui
s’appuyent sur le texte pour interpréter le présent au lieu de partir du présent
pour interpréter le texte.
Le Coran est sacré mais la Charia l’est-elle
?
Abdelmajid Charfi, chercheur en sciences islamiques à l’Université
de Tunis, nous disait, il y a quelques mois (voir La Vie éco datée du 5 mars
2004), qu’il était urgent de changer notre rapport aux textes sacrés. Mais sur
quoi doit porter le changement ? La réponse de M. Charfi est limpide :
«Lorsqu’on parle d’Islam, il faut distinguer trois niveaux différents. Le
premier, celui du texte coranique, a pour le croyant une valeur ahistorique.
Quant au deuxième, celui de la pratique historique de l’interprétation des
textes, il est soumis aux aléas du temps et il est donc susceptible de critique
et de changement. Le troisième et dernier niveau, pratiquement indéfinissable,
est celui de la foi personnelle. La réforme de l’Islam porte sur le niveau de la
pratique historique».
A l’appui de cette thèse, il ne faut pas perdre de vue
le fait que les grands exégètes classiques étaient des hommes et avaient produit
des interprétations qui répondaient aux besoins de leur société et aux questions
de leur époque. Ces sociétés ont connu des bouleversements fondamentaux et
l’humanité de notre temps se pose de nouvelles questions.
D’où vient donc
cette fausse idée, par ailleurs très répandue chez les musulmans, de la
sacralité des exégèses et de la Charia ? D’après Mohamed Arkoun, cette sacralité
a été construite et produite dans l’histoire. Ainsi, ce qui n’était au départ
que des lectures, certes savantes, du Coran, sont devenues des textes fondateurs
et incontournables de l’Islam. Ils étaient parfois mis sur le même pied
d’égalité que le Coran.
Cela a jeté le trouble dans les esprits des simples
croyants. Pour ces derniers, tout ce qui relève de la Charia ne peut donc
souffrir aucune critique fût-elle scientifique et rationnelle. Les textes
produits par des mortels relèvent désormais de l’ordre du sacré.
Encore une
fois, le débat et la polémique autour de ce colloque ont démontré, si besoin
est, la nécessité de revisiter, non seulement le Coran, mais également les
approches et les méthodes utilisées dans l’appréhension du fait religieux... Un
vaste chantier est ouvert .
32. Obstacle par Alain Gresh
in Le Monde
diplomatique du mois de décembre 2004
Vendredi 5 novembre, M. Elie
Wiesel, Prix Nobel, a déclaré que Yasser Arafat était « le plus grand obstacle à
la paix entre Israël et les Palestiniens ». « Avec la sortie de Yasser Arafat,
a-t-il poursuivi, disparaît le plus grand obstacle à la paix entre Israël et les
Palestiniens. Sa disparition marque le début d’une nouvelle ère d’espérance au
Proche-Orient (1). »
Passons sur la délicatesse qu’il y a à enterrer
quelqu’un avant son décès. Mais M. Wiesel est-il bien placé pour parler
d’espérance au Proche-Orient, lui qui n’a jamais eu un mot pour les victimes
palestiniennes, qui nie que les Palestiniens aient été expulsés en 1948 et qui,
interrogé sur les massacres de Sabra et Chatila, n’eut pas un mot pour les morts
?
Lors des négociations de Camp David, en juillet 2000, entre M. Ehoud Barak
et Yasser Arafat, la partie israélienne avait envisagé, de manière encore très
floue, le partage de Jérusalem, décrétée en 1967 « capitale éternelle »
d’Israël. La ville pourrait devenir la capitale des deux Etats, même s’il
restait encore à déterminer ce qui appartiendrait à chacun. Cette dernière
proposition suscita une levée de boucliers en Israël, mais aussi dans les
communautés juives du monde. C’est Elie Wiesel, qui écrivit un texte dans Le
Monde du 18 janvier 2001, titré « Jérusalem, il est urgent d’attendre »,
reprochant au premier ministre israélien ses concessions. Mieux vaut le Mur des
lamentations que la paix, expliquait en substance cette « grande conscience
».
- NOTE :
(1) Le Monde du 6
novembre 2004.
33. Le Canada et les réfugiés
palestiniens par Olivier Roy
in Le Bulletin de la Ligue des Droits
et Libertés (Québec) du mois de novembre 2004
[Fondée à
Montréal en 1963, sous le nom de Ligue des droits de l'homme, la Ligue des
droits et libertés est aujourd'hui l’une des plus anciennes organisations de
défense et de promotion des droits des Amériques. La LDL est affiliée à la
Fédération internationale des ligues des droits de l'homme
(FIDH).]
Promulgation d’une nouvelle loi sécuritaire et restrictive
sur l’immigration, mise au jour de corruption au sein de la Commission de
l’immigration et du statut de réfugié, persistance de nominations partisanes au
sein de ladite Commission, plaçant à des postes de décision des individus qui
n’en ont pas nécessairement les compétences, le tout combiné à une détérioration
de la situation politique au Moyen-Orient. On se retrouve donc dans une
situation où une centaine de réfugiés palestiniens, demandeurs du statut de
réfugié au Canada, se voient refuser leur demande et placer devant une possible
expulsion du pays.
C’est dans ce contexte qu’est née, en février 2003, la
Coalition contre la déportation des réfugiés palestiniens, afin d’aider
légalement ces réfugiés et de faire connaître leur situation au grand
public.
Le Canada préside le Groupe de travail sur les réfugiés, qui avait
été créé pour trouver des solutions aux problèmes humanitaires auxquels font
face les réfugiés palestiniens au Liban, en Syrie, en Jordanie et dans les
Territoires occupés et qui a effectivement mis en oeuvre des projets importants
dans divers camps de réfugiés. Toutefois, le groupe, qui réunit des
représentants des pays impliqués dans les négociations (excepté le Liban et la
Syrie), ne s’est plus réuni depuis 1996 et la dernière visite organisée dans les
camps remonte à quelques années déjà. Le ministère canadien des Affaires
étrangères affirme que la reprise des rencontres est sujette à la volonté des
Israéliens et des Palestiniens, se lavant ainsi les mains de sa propre inaction.
À l’image de l’ensemble de la politique étrangère du Canada, pour le moins
ambiguë,le gouvernement n’a jamais reconnu officiellement le droit au retour des
réfugiés palestiniens et affirme que la question des réfugiés devra être traitée
dans le cadre d’hypothétiques négociations sur le statut final. Et aujourd’hui,
ayant en plus modifié la loi sur l’immigration peu après le 11 septembre 2001,
le Canada refuse d’accorder le statut de réfugié à des Palestiniens, soucieux de
ne pas prendre une initiative individuelle qui changerait la donne et de ne pas
apparaître trop favorable aux Palestiniens. Citoyenneté et Immigration Canada
(C.I.C.) menace donc de déportation plusieurs dizaines de Palestiniens. Pour
ajouter à l’ironie, le gouvernement canadien avait annoncé, en janvier 2001,
être prêt à accueillir un grand nombre de réfugiés palestiniens dans le cadre
d’une solution générale.
Le droit international
La Convention de
Genève de 1951 relative au statut des réfugiés avait inclus le principe de «
non-refoulement » dans le droit international. L’article 33.1 de cette
Convention dit : « Aucun pays signataire ne doit expulser ou refouler un
réfugié, d’une quelconque façon que ce soit, vers les frontières d’un territoire
où sa vie ou sa liberté seront menacées sur la base de sa race, de sa religion,
de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social particulier ou de ses
opinions politiques.»
N’obligeant pas les pays à accorder la citoyenneté à
ces réfugiés, la Convention les oblige toutefois à leur accorder certains droits
: des papiers d’identité (article 27), des documents de voyage (article 28), la
liberté de mouvement (article 26), l’absence de restriction quant au travail
(articles 17 et 18), un logement décent (article 21), des soins de santé
(article 23), un accès à l’éducation (article 22), la protection de leurs droits
sociaux et de travail (article 24) et la liberté de religion (article 4).En
vertu de l’article 33.1, le Canada a donc l’obligation légale de ne pas déporter
les réfugiés palestiniens. En effet, la plupart de ceux qui sont menacés
d’expulsion proviennent des camps du Liban, où ils n’ont pas la moindre liberté,
ou bien des Territoires occupés, où leur vie est en danger en plus de vivre une
sévère restriction de leurs libertés. (1)
À ce jour, quelques réfugiés ont
déjà été déportés. Ahmed Abdel-Majeed, du camp d’Ein el-Hilweh au Liban a été
arrêté par C.I.C. le 4 novembre 2003 et reconduit à la frontière états-unienne
deux jours plus tard, où il a été incarcéré avec des détenus de droit commun en
attendant sa déportation vers le Liban. Mariam Ahmad, de Jordanie, et sa
fillette de 3 ans ont été arrêtées le 20 octobre 2003 par C.I.C. Ses deux fils
de 12 et 18 ans qui étaient alors à l’école ont été menacés par C.I.C. de ne
plus revoir leur mère et leur soeur s’ils ne se rendaient pas d’eux-mêmes aux
bureaux de C.I.C.. Ils ont tous été déportés aux États-Unis le 28 octobre 2003.
En ce moment même, trois réfugiés palestiniens ont trouvé refuge dans l’église
Notre-Dame-de-Grâce de Montréal pour échapper à l’ordre de déportation émis
contre eux le 3 février dernier. Nabih Ayoub, 69 ans, ainsi que son épouse
Thérèse Haddad, 62 ans, et son frère Khalil Ayoub, 67 ans, viennent du camp
d’Ein el-Hilweh et sont arrivés au Canada en 2001, via les États-Unis. Ils ont
demandé le statut de réfugié, mais celui-ci leur a été refusé par les juges de
C.I.C.. Ayant épuisé tous les recours légaux, ils seront donc déportés au Liban
si le Parlement ou la ministre de l’Immigration n’interviennent pas pour
renverser la décision des juges. Étant chrétiens, les Ayoub, en cas de retour au
Liban, seraient probablement relocalisés dans le camp de Dbayeh au nord-est de
Beyrouth.
Le camp de réfugiés d’Ein el-Hilweh
Plus
vaste camp de réfugiés palestiniens du Liban, Ein el-Hilweh rassemble quelque
70,000 personnes sur un peu plus de deux kilomètres carrés, dont environ 45,000
réfugiés enregistrés auprès de l’UNRWA, l’organisation des Nations Unies créée
en 1949 pour porter assistance aux réfugiés palestiniens du Liban, de Syrie, de
Jordanie, de Cisjordanie et de la Bande de Gaza.
Construit en 1949, le camp a
complètement été détruit par les bombardements et les bulldozers israéliens en
1982 et un millier de ses habitants sont morts. Reconstruit depuis ce temps,
c’est un microcosme du monde politique palestinien. La majeure partie du camp
est sous le contrôle des miliciens du Fatah de Yasser Arafat, mais une autre
partie est sous le contrôle d’Asbat al-Ansar et d’Asbat an-Nour, deux groupes
islamistes, le premier fondé en 1989 et le second au milieu des années 90,
plutôt marginaux et avec une bien faible base populaire en dehors de ce camp,
voire pas du tout. Les rivalités y sont exacerbées par l’exiguïté et de
fréquents accrochages ont lieu entre factions « ennemies ». Au début des années
90, c’est le Fatah-Conseil révolutionnaire (Groupe Abu Nidal) qui avait essayé
en vain de prendre le contrôle du camp. Depuis quelques années, ce sont les deux
groupes islamistes précédemment mentionnés qui tentent de prendre le contrôle du
camp. Régulièrement, des accrochages ont lieu entre factions rivales. En mai
2001, un responsable du Fatah a été assassiné. Deux ans plus tard, des
affrontements entre miliciens du Fatah et ceux d’Asbat an-Nour ont fait sept
morts dont trois civils et quelques mois plus tard, d’autres affrontements
faisaient 15 blessés au sein des deux mêmes groupes. Tout récemment, le dernier
héritier du fondateur d’Asbat al-Ansar a été assassiné (son frère avait subi le
même sort en 2003 et son père en 1991). Les plus récents rapports font état
d’accrochages presque quotidiens (le 30 août dernier, trois personnes ont trouvé
la mort, dont une fillette de 14 ans), et l’armée libanaise a pratiquement fermé
l’accès au camp pour les étrangers (qui doivent maintenant demander un permis
spécial de l’armée), en plus de resserrer les contrôles d’identité pour les
Palestiniens eux-mêmes, apportant ainsi une détérioration supplémentaire de leur
situation. En plus de cela, le camp est encore occasionnellement sujet à des
survols à basse altitude d’avions de chasse israéliens.
Ces affrontements
s’ajoutent à la misère généralisée. Les entrées du camp étant contrôlées par
l’armée libanaise, les allées et venues peuvent être surveillées, sans compter
que les militaires empêchent l’entrée de tout matériaux de construction puisque
la construction de nouveaux bâtiments dans les camps de réfugiés exige
l’obtention de permis spéciaux que les autorités libanaises accordent
rarement.
Comme dans les autres camps, la situation sanitaire est précaire.
Le personnel médical de l’UNRWA a des ressources limitées et l’accès aux
hôpitaux libanais est sévèrement restreint (1 lit pour 4,000 personnes), L’eau
potable et les égouts sont accessibles pour guère plus que la moitié des
habitants. Quant à l’éducation, les écoles de l’UNRWA sont surpeuplées et,
encore là, l’accès aux écoles libanaises est restreint à quelques élèves par
classe. Pour pallier à cette restriction qui empêchait les jeunes Palestiniens
de faire des études secondaires, l’UNRWA a construit une école secondaire pour
les habitants d’Ein el-Hilweh (quatre autres écoles secondaires ont été
construites au Liban), mais elle ne peut accueillir que quelques centaines
d'élèves.
Le camp de réfugiés de Dbayeh
Le petit
camp de Dbayeh a été construit dans la banlieue nord-est de Beyrouth au milieu
des années cinquante. C’était alors un des trois camps de réfugiés dans cette
partie de Beyrouth à prédominance chrétienne. Déjà à cette époque, la plupart de
ses habitants étaient des Palestiniens chrétiens. Toutefois, lors de la guerre
civile de 1975- 76, Dbayeh a été assiégé, puis envahi et détruit en même temps
que les deux autres camps de ce secteur (Jisr al-Basha et Tel el-Za’atar). Trois
milles personnes ont été tuées dans ce dernier camp par les milices phalangistes
de l’extrême droite chrétienne. Dbayeh a été partiellement repeuplé par la
suite, par des réfugiés palestiniens chrétiens et aussi par des Libanais
déplacés lors des combats. En 1990, lors du dernier épisode de la guerre civile
libanaise, 25% des maisons du camp ont été détruites et une centaine de familles
palestiniennes ont été déplacées. Encore aujourd’hui, le camp subit la pression
d’anciens militants de l’extrême droite chrétienne libanaise et les autorités
libanaises cherchent à le fermer définitivement.
Dû à l’éloignement du camp
par rapport aux installations de l’UNRWA à Beyrouth, Dbayeh ne reçoit qu’une
aide partielle de l’agence et les ONG palestiniennes, souvent dirigées par des
musulmans, ne peuvent s’y rendre en toute sécurité à cause de la présence des
anciens militants phalangistes aux abords du camp. L’essentiel de l’aide que
reçoit ce camp provient d’organisations chrétiennes occidentales et de
missionnaires. La situation sanitaire y est la même que dans les autres camps,
tout comme l’éducation. Être réfugié palestinien au Liban La vie des réfugiés
palestiniens au Liban se résume à l’absence presque totale de liberté. Plus de
78 professions leur sont interdites, y compris la médecine, le droit,
l’ingénierie, etc... Ceux parmi les réfugiés qui ne sont pas handicapés par des
problèmes physiques ou psychologiques graves issus des années de guerre sont
donc limités à des petits métiers qui ne leur permettent que de subsister :
travailleurs agricoles, ouvriers de la construction, mécaniciens, simple
vendeurs au bord de la route, etc... en plus des divers commerces à l’intérieur
des camps.
En 2001, le parlement libanais a promulgué une loi qui interdit à
toute personne qui n’a pas la citoyenneté libanaise d’acquérir ou de léguer une
propriété immobilière au Liban. Comme il n'y a que quelques dizaines de milliers
de réfugiés palestiniens qui ont pu obtenir la citoyenneté libanaise, tous les
autres sont donc directement concernés par cette loi. Par conséquent, tout
réfugié qui aurait réussi à économiser suffisamment d'argent pour pouvoir
s’acheter ou offrir à un fils un appartement à l'extérieur des camps n'a plus
que deux possibilités. Soit il vend immédiatement, à rabais car les acheteurs
savent qu'ils n’ont guère d'autre solution, ou bien il garde cette propriété,
mais celle-ci deviendra propriété de l’État à sa mort, sans aucun dédommagement
pour ses héritiers.
Pire que cela,entre 1995 et 1999, tous les réfugiés
palestiniens qui voulaient quitter le Liban, que ce soit pour un voyage, des
études ou autre, devaient demander un visa de sortie,puis un visa d'entrée pour
revenir, ce qui a considérablement diminué leur liberté de mouvement, d'autant
plus que le simple fait de se présenter dans une ambassade avec des papiers de
réfugié palestinien suscite des regards inquisiteurs.
Conclusion
Comme on peut le voir, les
ordres de déportation que le gouvernement canadien s'apprête à émettre contre
plusieurs dizaines de réfugiés palestiniens, sont contraires au droit
international, en plus d'être tout à fait immoraux. Le gouvernement canadien a
le devoir de protéger les individus, quelle que soit leur origine, de
l'oppression qu'ils sont susceptibles de subir dans leur pays d'exil ou
d'origine. À l'heure actuelle, cinq réfugiés palestiniens vivent dans la
clandestinité, à Montréal seulement, et les Ayoub, huit mois après avoir trouvé
refuge dans l’église Notre-Dame-de-Grâce, y sont encore reclus en attendant que
leur cause soit reconnue. La campagne médiatique menée autour de leur cas a
permis de recueillir le soutien de nombreuses personnes (députés du Bloc
Québécois, du NPD, du Parti libéral même et de syndicalistes, entre autres) et,
de par le fait même, une pression plus grande est exercée sur Citoyenneté et
Immigration Canada. Dans les dernières semaines, un réfugié palestinien de
Cisjordanie, Oussama, a obtenu de la Cour fédérale un sursis, 24 heures avant la
date prévue de son expulsion. Après présentation, par la Coalition contre la
déportation des réfugiés palestiniens, des arguments contre sa déportation, la
Cour fédérale a accepté d'examiner son dossier et une audience aura lieu le 9
novembre.
[Pour en savoir plus : Coalition contre
la déportation des réfugiés palestiniens - Email : refugees@riseup.net - Web : http://refugees.resist.ca - Tél. : (514)591-3171]
- NOTE :
(1)
Pour une description détaillée de la protection à laquelle les réfugiés
palestiniens ont droit selon la loi internationale, voir Susan M. Akram,
Reinterpreting Palestinian Refugee Rights Under International Law, dans
Palestinian Refugees ; The Right of Return aux éditions Pluto Press,
2001.
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vous utilisez, les accents peuvent présenter des défauts d'affichage. Nous vous
remercions de votre
compréhension.]