1. Parcours du combattant pour l’électeur palestinien de
Jérusalem par Valérie Féron
in L'Humanité du vendredi 7 janvier
2005
À deux jours du scrutin présidentiel, les autorités
israéliennes ont multiplié les contraintes pour limiter l’ampleur des opérations
de vote dans la partie est de la ville qu’elles
occupent.
Jérusalem, correspondance particulière -
À deux jours du scrutin présidentiel palestinien, rien ne permet réellement dans
la partie occupée de Jérusalem de « sentir » que l’on est en période électorale.
Dans la Vieille Ville et les rues commerçantes proches, pas d’affiche ni de
slogan permettant au simple passant de se renseigner sur les candidats en lice
ou sur les programmes. Non que les quelque 250 000 Palestiniens de la Ville
sainte ne soient pas concernés par cette élection, mais l’occupation ici «
verrouille », plus que partout ailleurs dans les territoires palestiniens, leur
présence politique.
Les candidats ont tout de même tenté de relever le défi,
comme Mustafa Barghouti, qui y a annoncé sa candidature le 29 novembre dernier,
date anniversaire de la partition de la Palestine par les Nations unies en 1947.
Le numéro un de l’OLP, Mahmoud Abbas, candidat du Fatah, y est attendu ce
vendredi. Associations des droits de l’homme et élus ne cessent en conséquence
de dénoncer les entraves multiples faites aux électeurs palestiniens de
Jérusalem. Entraves d’abord physiques, avec les interdits de passer aux
check-points et le mur qui boucle la ville. Le gouvernement israélien a beau
assurer qu’il facilitera la libre circulation, « rien ici ne peut conforter les
Palestiniens dans l’idée qu’ils pourront se rendre sereinement aux bureaux de
vote », dénonce la députée indépendante Hanane Ashraoui. Les pressions sont
aussi d’ordre psychologique. Comme en 1996, les « rumeurs » sont nombreuses,
jouant le rôle d’intimidation indirecte. La plupart concernent le risque pour
les Palestiniens de Jérusalem de perdre leur carte bleue de « résident » de leur
ville natale s’ils vont voter. Celle-ci leur garantit les prestations sociales
israéliennes et une certaine liberté de mouvement sans leur donner les mêmes
droits que les citoyens israéliens. Voter est également un défi, parce que les
bureaux d’enregistrement ont été fermés en septembre et octobre par les forces
d’occupation, empêchant l’enregistrement normal des votants ; ou encore parce
qu’Israël a ramené, selon les associations des droits de l’homme, à 5 767 le
nombre de votants palestiniens sur les 124 000 que compte la ville, forçant le
reste à s’inscrire ailleurs.
« Les arrangements pour Jérusalem n’ont pas été
assez clairement définis avec l’Autorité palestinienne, regrette Hanane
Ashraoui, Israël a donc imposé sa volonté. » Les électeurs devront en outre
voter dans des bureaux de poste et non dans des bureaux officiels, ce qui
revient à en faire des électeurs votant « par correspondance » sur leur propre
territoire. Face à ces défis, élus, associations et hauts dignitaires religieux
musulmans et chrétiens multiplient les appels aux Palestiniens de Jérusalem, en
particulier aux militants du Hamas et du Djihad islamique, mouvements qui
boycottent le scrutin, à se rendre aux urnes malgré les multiples obstacles pour
accomplir à la fois un « acte de citoyen » et montrer « qu’ils font bien partie
du peuple palestinien ».
2. Vote de raison pour les
Palestiniens par Agnès Rotivel
in La Croix du vendredi 7 janvier
2005
Les Palestiniens éliront dimanche 9 janvier le
successeur de Yasser Arafat. Sans suspense, puisque Mahmoud Abbas, le candidat
du Fatah, est largement favori. En Cisjordanie, la principale préoccupation
porte sur le grignotage des terres par les colonies
israéliennes.
La route 60 relie les grandes villes de Cisjordanie, Hébron, au sud, à
Jérusalem, Ramallah, Naplouse et Jénine, au nord. Elle dessert les bourgs
palestiniens situés à droite et à gauche de cet axe, véritable épine dorsale de
la Cisjordanie. Beit Furik est à une heure et demi au nord-est de
Ramallah.
Une petite route, à droite, y mène une fois passé le barrage
militaire israélien installé à Huwwara, puis celui de Kafr Qallil qui bloque
l’accès à Naplouse, la grande ville du nord. Des plots de béton installés par
l’armée israélienne ont été déplacés par les villageois pour laisser entrer les
véhicules.
Sur les premières maisons, quelques affiches de Moustapha
Barghouti, médecin et directeur d’une organisation non gouvernementale, côtoient
celles de Bassam Al Salhi du Parti du peuple (ex-communiste). Candidats à
l’élection du dimanche 9 janvier, qui permettra de désigner le nouveau président
de l’Autorité palestinienne, deux mois après la mort de Yasser Arafat, tous deux
sont venus en personne à Beit Furik, ainsi que Taysir Khaled, du Front
démocratique de libération de la Palestine (FDLP).
Plus loin, apparaissent
des photos de jeunes Palestiniens morts depuis le début de la deuxième intifada
et une banderole flanquée du drapeau du parti islamique Hamas où il est inscrit
: «Nous avons choisi la résistance.»
La lutte contre l’occupation
israélienne a été cher payée : plus de cent Palestiniens de Beit Furik et des
villages alentour ont été tués, et une cinquantaine de maisons détruites. Les
membres du conseil municipal sont réunis dans le bureau de Muhammed Najah. Parmi
eux, son successeur, Hussam Hanini, membre du Hamas, stature de géant à barbe
rousse, qui prendra ses fonctions à la fin de la semaine.
Aux dernières
élections municipales, deux partis ont remporté chacun 50% des voix : le Hamas
et le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP). Ils se sont entendus
pour gouverner chacun à leur tour durant deux ans. «Nous devons nous entraider»,
dit l’un des membres du conseil.
Manque d'eau et d'équipements scolaires
En effet, les
problèmes s’amoncellent à Beit Furik. Le bourg n’est raccordé à aucun système de
distribution souterraine d’eau potable. Auparavant, celle-ci venait par camions,
livrée de Naplouse. Or depuis le début de l’Intifada en 2000, les Israéliens
imposent un blocus de la ville et les livraisons d’eau sont soumises à leur
autorisation. Les familles doivent récupérer les eaux de pluie. La pénurie d’eau
potable devient cruciale pour Beit Furik et ses 10.000 habitants.
Autre
dossier brûlant, l’école secondaire. «Nous ne pouvons plus loger nos 700 élèves
et 28 professeurs, et la commune n’a pas d’argent pour construire de nouveaux
bâtiments», explique Oussama Samour, son directeur. La cour exiguë fait office
de lieu de récréation, de terrain de foot et de basket. De chaque côté, les
portes ouvrent sur des classes défraîchies : 45 élèves par classe et les
premiers rangs ont le nez sur le tableau noir.
«Le professeur n’a même pas
la place pour circuler entre les tables», poursuit le directeur. La bibliothèque
tient dans un mouchoir de poche, et l’école n’a pas d’ordinateur car pas
d’espace et pas d’argent. «Les résultats scolaires s’en ressentent. On a dû
remonter les notes des élèves sinon beaucoup auraient échoué à leurs examens
l’an dernier», déplore Oussama Samour. Pour l’heure, la mairie a installé deux
classes de fortune dans deux magasins loués juste en face.
"On ne
peut qu’espérer l’aide d’Abou Mazen"
Dans la rue, de vieux
Palestiniens, enroulés dans leur dishdasha, keffieh sur la tête, assis sur le
trottoir malgré le froid, se souviennent des temps difficiles. «Je crois que
beaucoup d’habitants de Beit Furik voteront pour Abou Mazen (candidat du Fatah),
explique Muhammad Najah, l’ancien maire. Par raison. Lorsque l’Autorité
palestinienne avait été créée, elle avait construit des routes, des écoles en
Cisjordanie. On vivait plutôt bien. Mais depuis que les Israéliens occupent la
Cisjordanie, le village est à genoux, le chômage touche 70% des habitants !
Alors on ne peut qu’espérer l’aide d’Abou Mazen.»
Les nombreux barrages
militaires israéliens qui bloquent les routes empêchent la circulation des biens
et des personnes, perturbent l’économie locale, mais ils ne sont qu’un aspect du
problème. Ils se rajoutent à celui, plus grave, de la présence et de
l’agrandissement des colonies juives en Cisjordanie. La colline qui surplombe
Beit Furik est occupée par la colonie d’Itamar, construite en 1984. Un peu plus
loin, se trouve celle de Majoulah construite en 1972.
2003, une année record pour l'extension des colonies
juives
Les deux s’étendent sur les terres confisquées du village
arabe. Ces dernières années, de nouveaux baraquements israéliens ont été
installés à l’est d’Itamar. L’extension de cette colonie, par petits blocs,
coupe et isole Beit Furik des villages palestiniens situés au sud. Une route de
contournement construite par les Israéliens encercle la localité palestinienne
par le nord. Par cette route, les colons peuvent rejoindre la vallée du
Jourdain. Mais Beit Furik et Beit Dajan sont de plus en plus isolées.
Ainsi
en va-t-il du découpage de la Cisjordanie, opéré morceau par morceau par le
gouvernement israélien. Des blocs de villages palestiniens sont coupés les uns
des autres par des implantations juives installées sur des terres confisquées –
2003 a été une année record dans ce domaine – reliées par des routes de
contournement encerclant les villages palestiniens réduits à des enclaves qui ne
peuvent pas se développer.
De retour sur la route 60, Mah moud, le
chauffeur, prend une petite route pour rejoindre A’qraba. Les nids de poule
l’obligent à ralentir. À perte de vue, des deux côtés de la route, des champs
d’oliviers s’étendent. Dans le bureau du maire, cheikh Khaled Mayadmeh, le
drapeau frappé du sceau du village est tendu, deux brins de blé enserrent un
palmier, plus vieil arbre du village, surmonté de six étoiles représentant les
grandes familles locales.
A A’qraba, l'espoir de récupérer des
terres semble éteint
Les hectares de terres des 12.000 habitants
s’étendent à l’est jusqu’à la frontière jordanienne, à quarante kilomètres de
là. Une grande partie d’entre elles ont été confisquées en 1967. Sur celles-ci
ont été construites, à l’est, les colonies juives de Gittit et Maale Efrayim, au
sud, celle de Migdalim. Bonnes pour l’élevage et l’agriculture, elles recèlent
de nombreuses nappes d’eau souterraines.
«L’organisation gouvernementale
américaine Usaid a fait des sondages et ouvert un grand réservoir d’eau à l’est
du village, mais celui-ci est réservé aux colons», explique l’ingénieur Ayman
Fawzi. Depuis l’occupation israélienne de 1967, les Palestiniens ne sont pas
autorisés à creuser des puits. «Pour aller dans mes champs, j’ai besoin d’une
autorisation de l’administration israélienne. Elle ne me l’accorde jamais. Je ne
peux donc pas les cultiver», poursuit-il.
L’avenir s’annonce donc très sombre
pour A’qraba. Selon les accords d’Oslo signés en 1993, ces terres sises dans la
vallée du Jourdain devaient être restituées à leurs propriétaires. Mais l’espoir
semble désormais éteint. Il est doublé d’une nouvelle inquiétude qui porte sur
un projet de mur israélien, à l’est de la Cisjordanie, qui rejoindrait celui de
l’ouest dont la construction est déjà très avancée. Celui de l’est aussi
commence à s’élever. Il atteindra bientôt, au nord, la localité palestinienne de
Tubas.
Si rien n’est fait pour stopper sa construction, en encerclant les
villages arabes de Cisjordanie, il profitera à l’expansion des colonies juives
installées dans la vallée du Jourdain, qui ne seront donc pas démantelées. Du
même coup, il privera A’qraba et les autres villages de leurs terres. Un paysan
palestinien désabusé résume la situation : «Le plan Sharon pour la Cisjordanie,
c’est comme si dans un appartement de quatre chambres qui nous appartient, on
nous supprimait l’accès à trois d’entre elles et on nous disait : vous devez
vous serrer maintenant dans la quatrième chambre et on contrôle vos portes et
vos fenêtres.»
3. "Election ou pas, moi je n'ai plus
confiance en personne" par Luis Lema
in Le Temps (quotidien suisse)
du vendredi 7 janvier 2005
Vivant dans un camp de Gaza et
sans emploi depuis quatre ans, Haïdar Abou Ismaïl n'ira probablement pas voter
dimanche.
Il fut un temps presque heureux où Haïdar Abou Ismaïl se levait toutes les
nuits à 2 heures du matin. Comme des milliers d'autres Palestiniens, il
s'engouffrait dans le passage d'Erez, cette sorte de long couloir à bestiaux
fait de murs, de grillages et de tôle ondulée. C'était là, au terme des
contrôles des soldats qui prenaient plusieurs heures, que se trouvait son moyen
de subsistance: conduisant un autobus, il amenait ses compatriotes travailler
sur des chantiers en Israël. Lui, passait sa journée dans un entrepôt, attendant
de refaire le parcours inverse bien avant que la nuit ne soit tombée.
Tuer le temps
Plus aucun Palestinien, ou presque, ne
passe désormais par ce long corridor vide, rendu encore plus sinistre depuis
qu'il tombe en ruine. Haïdar Abou Ismaïl n'a pas pu voir le renforcement du
dispositif mis en place par l'armée, à la suite de divers attentats-suicides
visant les soldats au point de passage: caméras de surveillance, lourd
tourniquet en fer, et cette voix qui hurle dans un haut-parleur des ordres
incompréhensibles aux rares visiteurs, les sommant de lever leur chemise pour
débusquer une éventuelle charge explosive.
Haïdar Abou Ismaïl reste assis
sur une chaise en plastique dans la cour de sa maison, ses sandales faisant de
petits dessins dans le sable pour tuer le temps. «Vous voyez à quoi j'occupe mes
journées? Parfois, je dors plus longtemps, sinon, je bois du thé.» L'homme, 45
ans, a bien pensé à ouvrir une petite épicerie près de sa maison. Mais dans le
camp de réfugiés de Jabalia, l'heure n'est pas vraiment à l'accomplissement des
initiatives personnelles. «Nous sommes 27 à habiter ici», explique-t-il, sans
accompagner ses mots du moindre geste. Seul l'un des trois frères travaille:
comme conducteur de taxi, il gagne l'équivalent de 10 francs suisses par jour,
alors que les prix, alignés sur ceux d'Israël, n'ont rien à envier aux standards
européens. Les neuf enfants d'Abou Ismaïl ont entre 4 et 18 ans. Les plus jeunes
vont à l'école, administrée par les Nations unies. C'est aussi l'ONU qui, avec
ses distributions de farine, de sucre ou de lentilles permet de faire vivre la
famille. Aujourd'hui, dans la bande de Gaza, plus de deux Palestiniens sur trois
vivent sous le seuil de pauvreté.
«J'étais un passionné de politique»
Haïdar Abou Ismaïl
ira-t-il voter, dimanche, pour désigner un successeur à Yasser Arafat? Pour la
première fois, le Palestinien se permet un petit mouvement: c'est un haussement
d'épaules. «Autrefois, j'étais un passionné de politique. Mais maintenant, à
quoi bon? Les gens vous diront qu'ils vont voter pour Abou Mazen (Mahmoud
Abbas). Mais c'est simplement parce que la télévision leur a dit qu'il était le
bon candidat. Moi je n'ai plus confiance en personne.»
«Abou Mazen est un
combattant», rétorque pourtant la grand-mère, Aicha, 65 ans, ravie de se mêler à
la conversation en défendant celui qu'elle appelle déjà «notre président». Le
fils, piqué au vif: «Moi aussi je suis en faveur de la lutte. Mais il faut que
cela nous mène quelque part. Et où en sommes-nous? Je préférerai encore vivre en
Somalie plutôt qu'ici.»
Haïdar Abou Ismaïl a perdu son travail il y a près
de quatre ans. L'un de ses collègues, qui faisait le même trajet que lui, avait
lancé son autobus sur une foule d'Israéliens, provoquant un carnage près de
Tel-Aviv. Progressivement, les permis de travail délivré par les Israéliens se
sont taris. Une tendance qui devrait encore se renforcer si le plan de
désengagement d'Ariel Sharon devait être mené à bien cette année, comme prévu.
D'ores et déjà, il est prévu de fermer la zone industrielle d'Erez où quelque
6000 Palestiniens produisaient des métaux, des meubles, des jouets ou des
appareils électriques pour des entreprises israéliennes.
«Les Israéliens
veulent nous voir disparaître une fois pour toutes, affirme Haïdar Abou Ismaïl.
C'est cela leur plan. Et nous, nous avons quel plan? Voter pour Abou Mazen et
attendre tranquillement que le diable nous emporte.»
4. Intifada : radiographie d’un échec par
Jean-Paul Mari
in Le Nouvel Observateur du jeudi 6 janvier
2005
Les Palestiniens élisent dimanche le successeur de Yasser
Arafat
Après quatre ans d’Intifada, 3613 morts palestiniens, 970
israéliens, une économie dévastée, beaucoup de Palestiniens, comme Yasser Abed
Rabbo, signataire des accords de Genève, estiment que le recours à la violence
contre les civils israéliens a été une erreur majeure
De notre envoyé spécial - Il y a un grand soleil d’hiver, une
lumière blanche et l’odeur de l’herbe verte qui pousse haut entre les pierres.
Il a beaucoup plu récemment. Ici, depuis quatre ans, il pousse régulièrement des
tombes. Le cimetière de Ramallah est un chantier permanent. Au plus fort des
combats, quelques balles sont venues écorner les pierres tombales, si serrées,
qu’il faut les contourner en piétinant. Certaines sont toutes fraîches, la terre
encore retournée, plantées d’une jeune tige d’olivier; d’autres sont plus
anciennes, bordées de fleurs et d’un petit banc sous un grand pin, à l’époque où
il y avait encore de la place et le choix.
Il suffit d’errer, de relever un
nom, une date, deux drapeaux croisés, un mot, «martyr», pour relire dans le
désordre l’histoire de l’Intifada Al-Aqsa, le deuxième «soulèvement». Il y a les
morts historiques et les autres, oubliés. Ici, le premier manifestant tué en
l’an 2000 à Ramallah; là, Abou Ali Mustapha, chef du Front populaire de
Libération de la Palestine, le premier grand dirigeant palestinien abattu le 27
août 2001, retrouvé assis sur son fauteuil, le corps carbonisé par deux missiles
entrés par la fenêtre de son bureau. Plus loin, une mort ordinaire, Aïda Fathia,
une femme qui rentrait chez elle un soir d’avant la fête de l’Aïd, les bras
chargés de cadeaux, tuée de deux balles dans la poitrine.
Dans un coin, un
mort effrayant, Dia Hussein Tawill, jeune homme solitaire, silencieux et trop
pieux, kamikaze qui s’est fait exploser dans le quartier de French Hill à
Jérusalem et dont le père, furieux, jure qu’il l’aurait ligoté sur son lit s’il
avait pu deviner son projet. Il y a les morts absurdes, comme cette tombe de 7
mètres de long, celle d’une femme et des quatre enfants qu’elle conduisait à
l’école en empruntant le véhicule de son mari, Abou Kouek, leader du Hamas, visé
par le missile tiré de l’hélicoptère. Quatre années d’Intifada de Ramallah à
Jérusalem, de Hébron à Gaza, de Jénine à Naplouse, 3600 Palestiniens tués, par
conviction ou par hasard. Et si tous ces hommes, femmes, enfants, vieillards,
étaient morts pour rien?
La première Intifada de 1987, la «guerre des
pierres», a débouché sur les accords d’Oslo en 1993, un processus de paix, le
retour de Yasser Arafat et la création de l’Autorité palestinienne. Mais
aujourd’hui Mahmoud Abbas, le nouveau chef de l’OLP, l’homme qui promet d’être
le prochain président, affirme: «Le recours aux armes dans l’Intifada actuelle
nous a fait du tort et cela doit cesser.» En clair, la militarisation de
l’Intifada et notamment les attaques suicides en Israël ont abouti à
l’échec.
Au départ, il ne s’agissait pourtant que d’un soulèvement populaire,
frère jumeau de l’Intifada des pierres. Le 28 septembre 2000, quand Ariel Sharon
pénètre sur l’Esplanade des Mosquées, troisième lieu saint de l’islam à
Jérusalem-Est, la visite du chef du Likoud fait l’effet d’une énorme
provocation. Elle déclenche une émeute qui fait plusieurs dizaines de blessés.
Dès le lendemain, 7 Palestiniens sont tués à Jérusalem. Le surlendemain 30
septembre, la Cisjordanie et Gaza s’embrasent, 16 morts et des centaines de
blessés. Les Israéliens envoient des blindés vers Naplouse et tirent des
roquettes antichar. A Gaza, la mort filmée de Mohammed al-Dourra, 12 ans, tué
dans les bras de son père, devient le symbole de l’Intifada. En Galilée, une
manifestation d’Arabes israéliens est durement réprimée: 13 morts. En dix jours,
l’Intifada fait une centaine de victimes et pas un seul mort israélien.
Chez
les Palestiniens, vétérans de la première Intifada, c’est la stupeur. Ils n’ont
pas d’armes et ont repris les pierres du soulèvement de 1987, mais la réponse
cette fois est différente: peu d’arrestations, pas de matraques, pas de
consignes de «briser les os», mais des tirs à balles réelles, pour tuer. Devant
la colonie de Netzarim à Gaza, à l’endroit où le jeune Mohammed Al-Durra est
tombé, les jeunes manifestants qui s’élancent, pierres et drapeaux à la main, se
font faucher dans un sinistre ball-trap par les tirs des snipers de Netzarim
postés à 500 mètres d’eux. En fin de journée, des cris éclatent: «A quoi bon se
faire massacrer? A quoi servent nos pierres? Il nous faut des armes!»
Le 12
octobre, deux soldats israéliens égarés et pris à l’entrée de Ramallah se font
happer par la foule à l’intérieur même du commissariat de la ville. Ils sont
piétinés, lynchés et défenestrés: les deux premiers morts israéliens. La scène
d’horreur, filmée par la télévision, marque un tournant de la crise. Quelques
heures plus tard, le commissariat est détruit par deux missiles tirés
d’hélicoptère et Israël impose un premier blocus des villes palestiniennes. Et
l’escalade continue! Le 20 novembre, un attentat à la bombe contre un bus
scolaire tue deux colons israéliens. En représailles, des hélicoptères de
combats et des navires de guerre pilonnent la bande de Gaza. Sommet arabe au
Caire, conférence à Charm el-Cheikh, négociations de Taba... rien n’y fait,
personne ne parvient à arrêter l’embrasement.
Six mois plus tard, Ariel
Sharon est au pouvoir quand, le 21 mars 2001, le premier kamikaze se fait
exploser au cœur d’Israël. D’un côté, kalachnikovs, mines, roquettes
artisanales, ceintures d’explosifs et série d’attentats suicides; de l’autre,
tanks, hélicoptères de combat, avions F-16, assassinats ciblés, arrestations
massives, bouclages, incursions, siège des villes, réoccupation des territoires
et construction du Mur... les quatre années à venir ne sont que douleur, mort et
destruction.
«Le résultat? C’est une catastrophe historique! On a subi une
terrible hémorragie, développé une culture du sacrifice qui nous était étrangère
et nous vivons tous désormais dans une grande prison», dit le Dr Abdulhadi,
directeur d’un institut d’études palestinien. Du côté des combattants, Saïd, un
cadre des Tanzim, l’unité combattante du Fatah, ne cache pas sa colère: «Rien!
On n’a rien gagné! Politiquement, on a reculé.» Du côté des victimes, Jamal
al-Durra, gravement blessé et père du jeune Mohammed tué à Netzarim, est amer:
«Notre sacrifice n’a servi à rien.» Exténué, un habitant de Ramallah reconnaît:
«Au début, on se battait pour Jérusalem et le droit au retour des réfugiés.
Aujourd’hui, je rêve de voir disparaître ce check-point en bas de chez
moi!»
Les barrages. Ici, ils sont devenus l’obsession du quotidien. La
Cisjordanie en compte 703 au total. Trente-neuf sont tenus en permanence par des
soldats, dont dix-sept sur la ligne verte et douze dans la seule ville d’Hébron.
Ceux-là sont connus, voire célèbres, comme le check-point de Qalandia, véritable
caserne de béton et de barbelés, où des centaines de Palestiniens de tous âges
piétinent parfois quatre heures, papiers à la main, sous la pluie ou le soleil,
pour se voir accorder ou refuser le passage. 700 kilomètres de voies sont ainsi
condamnés ou réservés à la circulation des colons. Les bouclages vers Israël et
les barrages à l’intérieur des territoires forment une infernale toile
d’araignée. Dans certains villages de montagne, les femmes prêtes à accoucher
préfèrent une césarienne avant terme plutôt que de voir l’ambulance arrêtée ou
refoulée à l’inévitable check-point.
Avant l’Intifada, Ihsan Roukab gérait
une flottille de camions qui ravitaillait une cinquantaine de supermarchés à
Beït-Hanina, Jénine, Naplouse, Hébron et jusqu’en Israël. Ici, Roukab est la
plus grande marque de glaces, un label, un nom que des hommes d’affaires de
Tel-Aviv ont proposé d’acheter 6 millions de dollars. A l’automne 2000, les
trois frères Roukab gagnaient 1 million de shekels par an et produisaient 8000
pièces par jour, esquimaux ou cornets. Ihsan Roukab est doté d’un passeport
américain, d’un master en chimie et ses fils étudient à Boston et à Cleveland,
mais cela ne lui donne pas le droit d’aller jusqu’à Jérusalem.
Roukab venait
à peine d’acheter à crédit une machine d’un demi-million de dollars capable de
fournir 5000 pièces à l’heure quand Ariel Sharon a pénétré sur l’Esplanade des
Mosquées. Depuis, ses camions doivent s’arrêter aux barrages, décharger la
marchandise, la faire transporter de l’autre côté et la recharger sur un autre
camion réfrigéré, en moins de dix minutes, sous peine de perdre sa marchandise.
Il y a deux ans, une rafale de mitrailleuse a crevé son freezer géant: «A
l’intérieur, on pataugeait dans une épaisse bouillie qui empestait la fraise et
le chocolat.» Écœuré, l’industriel, qui a perdu les deux tiers de son chiffre
d’affaires, pense à ouvrir un magasin à Prague ou à Milan: «Ici, en Palestine,
l’économie est en ruines.»
John Wetter, expert et coauteur d’un rapport de la
Banque mondiale, ne dit pas autre chose: «En termes d’économie, l’Intifada est
un désastre.» En deux ans, le PIB a chuté de 40% et les revenus sont inférieurs
d’un tiers par rapport à la première Intifada. Le chômage touche 27% de la
population, contre 10% autrefois, essentiellement des jeunes. Dès la signature
des accords d’Oslo, Israël avait commencé à boucler les territoires. Les 150000
ouvriers sous-payés qui travaillaient sur les chantiers ou dans les champs
d’Ashdod ou de Tel-Aviv n’étaient plus que 120000 à l’automne de l’Intifada,
mais ils assuraient encore un cinquième des revenus. Ils ne sont plus qu’un
millier à peine.
Aujourd’hui, un Palestinien sur deux vit au-dessous du seuil
de pauvreté avec moins de 1,6 euro par jour et 16% ont des problèmes de
malnutrition. Sur l’échelle du développement des Nations unies, Israël est au
22e rang et les Palestiniens au 102e. Ici, on vit sept ans de moins et les
enfants meurent quatre fois plus nombreux, en attendant le mur de séparation qui
mettra la touche finale à l’enfermement. Aujourd’hui, seuls le réseau familial
de solidarité et le milliard de dollars annuel de l’aide internationale
permettent d’empêcher l’effondrement du système palestinien. Mais les experts
préviennent que l’aide ne sert à rien sans la levée des barrages: «Pauvreté,
désespoir, violence et extrémisme... le lien est direct, dit John Wetter. Si le
bouclage continue, tous les territoires seront atteints du syndrome de
Gaza.»
Pas besoin d’aller si loin. Il suffit de marcher dans les rues de
Naplouse ou de Bethléem pour constater que l’Intifada a changé le visage des
villes, le visage des hommes, jusqu’à l’intérieur d’eux-mêmes. Dans Ramallah,
capitale intellectuelle de la Palestine, un psychiatre a lancé une enquête sur
l’état psychologique des jeunes de 15-20 ans, soit 35% de la population. «J’ai
trouvé partout des désordres post-traumatiques, de l’angoisse, des phobies, de
la paranoïa et beaucoup d’agressivité, dit le docteur Sahwill. Un tiers des
jeunes souffrent d’un vrai syndrome dépressif.» Un homme sur deux a été arrêté
et emprisonné une ou plusieurs fois et les femmes passent leurs journées au
téléphone à essayer de savoir si le fils ou le mari est arrivé au collège ou au
travail.
Professeur, médecin ou notable, un Palestinien fouillé et humilié au
check-point par un jeune soldat n’est plus rien face au regard de ses enfants.
Mustapha Bargouthi, candidat en campagne pour la présidentielle, interpellé à
l’entrée de Naplouse, a dû rester assis une heure dans l’herbe à côté de son
assistante. Sortir, travailler, se déplacer, tout est porteur de risque et de
frustration. Du coup, le cabinet du docteur Sahwill reçoit beaucoup d’appels de
mères ou de jeunes femmes qui se plaignent de violences domestiques. Les effets
de la deuxième Intifada sont beaucoup plus dévastateurs que ceux de la première
guerre des pierres; cette fois les bouclages, les bombardements mais aussi les
attentats suicides – la barbarie de l’acte, moralement injustifiable contre des
civils innocents – ont affecté profondément l’image que les Palestiniens avaient
d’eux-mêmes.
Qui est responsable de cet énorme gâchis? L’Intifada ou la façon
dont elle a été menée? Beaucoup ici sont convaincus que le soulèvement était
inévitable. L’application des accords d’Oslo exigeait de la bonne volonté et,
après l’assassinat de Rabin, le nouveau Premier ministre Benjamin Netanyahou,
hostile à ces accords, a passé son mandat à claquer toutes les portes
entrouvertes. Oslo s’embourbait, les colonies augmentaient, la logique
sécuritaire faisait office de politique, les leaders palestiniens perdaient leur
crédit et la rue grondait, autant contre la paralysie du processus que contre
l’inertie, l’archaïsme et la corruption avérée de l’Autorité palestinienne. Face
au soulèvement populaire, le gouvernement d’Ehoud Barak a réagi en militaire en
ouvrant le feu. Quelques mois d’escalade et plusieurs centaines de morts plus
tard, l’Intifada s’était transformée en guérilla. Et avec Sharon au pouvoir,
l’escalade était sans limite. «Nous saignons. Il faut qu’ils souffrent aussi!»:
cet argument, désespoir et vengeance, mille fois entendu dans Gaza pour
justifier les attentats suicides, a engendré une politique de kamikazes au cœur
d’Israël. Bus, écoles, cafés, restaurants... le terrorisme aveugle tue, choque
Jérusalem, Haïfa ou Tel-Aviv, mais ne fera pas craquer le pays. Bien au
contraire.
Le grand tournant se produit avec un fait majeur du XXIe siècle,
un événement dont la direction palestinienne sera incapable de tirer la leçon:
les attentats suicides contre le World Trade Center. «Jusqu’au 11 septembre
2001, tout était encore possible, dit Saïd Zedani, philosophe à l’université de
Bir-Zeït. L’Intifada avait atteint son but: dire au monde que les Palestiniens
ne renonceraient pas à un véritable Etat. En fait, elle aurait dû s’arrêter ce
jour-là. Le reste, inutile, n’a été que souffrance et malheur.»
Parmi ceux
qui ont senti le danger, il y a Yasser Arafat, qui convoque aussitôt une réunion
de toutes les factions. Yasser Abed Rabbo, un des négociateurs des accords
d’Oslo, se souvient de la discussion. Arafat propose deux mesures, l’une
purement symbolique, offrir son sang pour les victimes de New York, l’autre,
capitale, mettre un terme à la militarisation de l’Intifada. Mais les jeunes
combattants au sein du Fatah s’inquiètent de perdre du terrain par rapport au
Hamas, Arafat lui-même est obsédé par un risque de guerre entre Palestiniens, il
veut jouer l’équilibre entre les courants; il ne prend pas de décision nette et
progressivement va perdre une partie du contrôle des choses.
Le reste est
écrit: George Bush déclare solennellement la «guerre à la terreur», Sharon
montre du doigt ses terroristes locaux et accuse systématiquement Arafat après
chaque attentat du Hamas, les bombes humaines qui se multiplient et le
fanatisme, l’horreur et la répulsion qui transforment l’image des Palestiniens:
les «victimes» du début de l’Intifada ne sont plus que des «terroristes»
fanatiques islamistes. «Notre erreur majeure a été d’attaquer des civils en
Israël! Une erreur que Sharon a su exploiter au maximum, dit Yasser Abed Rabbo,
qui ne décolère pas. Si le but de l’Intifada était d’attirer l’attention du
monde, le résultat est démesurément bas par rapport à nos pertes: la destruction
de toute une génération! Et ceux qui continuent à parler de "résistance absolue
par les armes" jouent avec le sang des Palestiniens.»
Au sein de l’Autorité
palestinienne, des cadres du Fatah, des combattants Tanzim ou des simples
citoyens, on ne remet pas en cause la légitimité d’une lutte, même armée, dans
la limite des territoires: «J’ai le droit de me battre contre des soldats qui
occupent mon pays depuis trente-sept ans, dit Saïd, militant impressionnant de
solidité, vingt ans de lutte, deux fois emprisonné et torturé, devenu un cadre
influent des Tanzim, mais personne ne peut justifier moralement l’assassinat de
civils innocents.» Ne lui parlez pas d’échec, ni même d’erreur de l’Intifada!
Ces mots lui écorchent les lèvres. Comme beaucoup d’autres, universitaires ou
combattants, il croit que l’Intifada a tracé des lignes rouges sur les questions
de l’État palestinien, de Jérusalem, des lieux saints et des colonies qui n’ont
jamais cessé de croître. Et qu’elle démontre qu’aucun des deux adversaires,
palestinien ou israélien, ne peut vaincre l’autre par la force.
Il n’empêche,
entre les deux communautés s’est creusé désormais un énorme fossé de sang, de
haine, de rage, de méfiance et de vengeance. Les dégâts sont immenses. Et
l’erreur historique: «Je ne peux pas dire que l’Intifada soit un échec. Résister
est légitime. Mais nous n’avons pas le droit d’aider l’occupant à nous maintenir
en esclavage, enrage Yasser Abed Rabbo. Nous n’avons pas le droit d’ajouter la
stupidité à l’oppression!» Pendant la campagne électorale, le nouveau chef de
l’OLP, Mahmoud Abbas, a condamné le recours aux armes et aux attentats contre
les civils: «C’est courageux, dit Yasser Abed Rabbo, mais nous sommes en retard,
très en retard sur l’histoire... On a perdu dix ans.»
5. A Gaza, Mahmoud Abbas cible le Hamas et
"l'ennemi sioniste" par Christophe Ayad
in Libération du mercredi 5
janvier 2005
Le chef de l'OLP fait campagne en rappelant
les principes d'Arafat.
Gaza, envoyé spécial - La
campagne électorale se corse pour Mahmoud Abbas, le successeur d'Arafat à la
tête de l'OLP, et bientôt de l'Autorité palestinienne tant il est le favori
incontesté. Au dernier jour de sa tournée triomphale à Gaza un drame est venu
rappeler les limites de l'élection présidentielle palestinienne de dimanche,
alors que l'occupation israélienne se poursuit. Sept jeunes paysans
palestiniens, dont un enfant de 11 ans, ont été tués hier par des obus de chars
israéliens dans le village de Beit Lehya, au nord de la bande. Six autres ont
été grièvement blessés.
Abbas qui tenait peu après un meeting à Khan Younès a
vivement réagi en qualifiant Israël d'«ennemi sioniste», une première dans la
bouche de cet homme considéré comme un modéré. Depuis son arrivée, vendredi,
dans la bande de Gaza, Mahmoud Abbas avait dû slalomer pour éviter une incursion
israélienne ayant tué 11 Palestiniens à Khan Younès, puis une autre à Beit
Hanoun.
Hier, il a décidé de marquer le coup en durcissant le ton. D'autant
que le drame de Beit Lehya intervient en pleine polémique entre Abbas et les
islamistes du Hamas, très populaires à Gaza, sur l'opportunité de tirer des
roquettes artisanales vers Israël et les colonies.
Ire du Hamas. Dimanche, le
leader palestinien avait provoqué l'ire du Hamas en condamnant publiquement ces
tirs «inutiles» dont celui-ci s'est fait une spécialité. Il citait le cas d'une
fillette de 10 ans tuée la veille dans le camp de Jabaliya par un tir
palestinien. Le porte-parole du Hamas, Sami Abou Zohri, a réagi immédiatement :
«Il inverse le problème, déclarait-il à Libération. Nous sommes occupés. Notre
rôle est de résister. Peu importe où tombent les roquettes, tant qu'elles
effrayent l'ennemi.» Le Hamas a exigé des excuses. Lundi, Mahmoud Abbas a
enfoncé le clou : «Tirer ces roquettes n'a pas d'utilité. [Elles] ne touchent
que notre peuple et entraînent des agressions [israéliennes].»
Hier matin,
des activistes du Hamas tiraient quatre roquettes Qassam vers la zone
industrielle d'Erez et une colonie israélienne, faisant un blessé. L'armée
israélienne a répliqué dans le secteur. Bilan : sept morts palestiniens,
probablement des civils, les activistes décampant tout de suite après la mise à
feu. CQFD. Avant de quitter Gaza pour Ramallah, Mahmoud Abbas a réitéré sa
double condamnation : celle de l'«acte barbare» commis par l'armée israélienne
et celle à l'encontre des tirs de roquettes qu'il a qualifiés d'«actes erronés».
Pour avoir le dernier mot, le Hamas a tiré une nouvelle salve vers la ville
israélienne voisine de Sderot, sans faire ni victimes ni dégâts.
Ce bras de
fer avec le Hamas est la seule ombre au tableau de la tournée de cinq jours qu'a
effectuée le candidat du Fatah.
A Rafah, il a même été porté en triomphe par
les activistes des Brigades des martyrs d'Al-Aqsa, affiliées, il est vrai, au
Fatah. Avec quelque 3 000 maisons détruites et des centaines de morts, Rafah est
la ville la plus touchée par l'Intifada, avec Jénine. Les groupes armés, bien
plus puissants qu'une Autorité palestinienne en ruines, y font la loi. Cette
étape était donc très attendue après les déclarations du candidat en faveur
d'une «démilitarisation» de l'Intifada et du retour au «règne de la loi». Le
soutien massif et discret de Mohammed Dahlan - qui avait été ministre de
l'Intérieur sous l'éphémère gouvernement de Mahmoud Abbas -, qui contrôle
indirectement la moitié des Brigades Al-Aqsa de la bande de Gaza, a certes
facilité les choses.
Etat indépendant. Sans renier ses convictions, Abbas a
insisté sur sa fidélité aux «lignes rouges» tracées par Arafat : un Etat
indépendant et souverain sur les terres de 1967 avec Jérusalem-Est pour
capitale, le droit au retour des réfugiés, le démantèlement des colonies.
Surtout, il a rassuré les activistes, «nos combattants de la liberté», qui
«devraient pouvoir vivre de manière digne et en sécurité». Il a écarté toute
mise au pas des groupes armés, plaidant pour le dialogue.
Ces déclarations
ont «dérangé» Colin Powell, le secrétaire d'Etat américain, qui les a mis sur le
compte de la campagne. A l'inverse, les activistes voient dans les appels
d'Abbas à la «démilitarisation» de l'Intifada, «un discours destiné à faire
plaisir à la communauté internationale», comme le confie l'un d'entre eux.
Jusqu'ici, tout va bien pour Abbas. Mais il lui faudra bien lever le malentendu.
Après les élections.
6. Richard Gere encourage les Palestiniens
à aller voter
Dépêche de l'agence Associated Press du mardi 4
janvier 2005, 17h37
JERUSALEM - L'acteur américain Richard Gere
encourage les Palestiniens à aller voter dimanche pour élire le successeur de
Yasser Arafat.
"Bonjour, je suis Richard Gere et je m'adresse au monde
entier. Nous sommes avec vous pendant cette période électorale. C'est vraiment
important: sortez de chez vous et allez voter", affirme l'acteur américain dans
un spot qui doit être diffusé dans les jours qui viennent sur une chaîne de
télévision palestinienne et sur des chaînes arabes par
satellite.
L'association "One Voice", qui milite pour la paix, a fait appel à
des stars et à des religieux pour soutenir son appel à aller voter. Elle
bénéficie notamment du soutien de Danny DeVito, Rhea Perlman, Brad Pitt,
Jennifer Aniston et Edward Norton.
"Nous avons choisi Richard parce qu'il
croit que la liberté, c'est pour tout le monde", a expliqué Fathi Darwish, un
responsable palestinien de l'association. "On connaît son soutien pour les
Palestiniens".
7. Le baobab lumineux par Francis
Laloupo
in Le Nouvel Afrique Asie du mois de décembre 2004
On
voulait le croire immortel. En réalité, cela fait longtemps que Yasser Arafat
appartient, aux yeux des Africains, à une dimension particulière, celle de
l’intemporel, qui donnait à sa course incessante une formidable densité. On se
souvient de lui, présent parmi ses pairs lors de multiples sommets de
l’Organisation de l’Union africaine. Il était parmi les siens. Les Africains
garderont en mémoire le sourire d’Arafat contrastant discrètement avec un regard
reflétant une sorte de mélancolie éternelle. Ce regard-là était un miroir, celui
dans lequel des millions d’Africains retrouvaient le leur. Celui avec lequel ils
se sont penchés depuis des décennies sur leur propre histoire. Le Journal du
Jeudi, publié à Ouagadougou, rappelle dans son édition du 11 novembre dernier :
“Yasser Arafat a bénéficié du soutien logistique de l’Afrique blanche, mais
aussi du soutien moral de l’Afrique noire. Lorsque les soldats israéliens
prennent d’assaut, en mars 2002, le quartier général du président de l’Autorité
palestinienne, des manifestations se multiplient en Afrique subsaharienne :
Mali, Soudan, Niger, Congo, Mauritanie, Sénégal ou encore Nigéria. Une telle
mobilisation pour un évènement non-africain est quasiment inédite sur le
continent. ‘Chaque Africain porte en lui un peu de la Palestine’, scande un
manifestant de Bamako. L’Afrique noire, aussi ‘mal partie’ que la Palestine,
ressent comme une communauté de destin avec la nation d’Arafat. A Gaza, comme à
Lagos ou à Prétoria, résonnent les mots colonie, autodétermination,
reconnaissance d’un Etat, même si les frontières de celui-ci sont taillées à la
serpette…”
L’histoire du peuple palestinien que Yasser Arafat a restituée au
monde a trouvé en Afrique un territoire, une famille et une tribune. Parce que
le leader palestinien était le véhicule prédestiné de cette histoire-là, sa
parole n’a jamais été celle d’un simple visiteur des instances africaines. Non
pas un appendice, une greffe ou un anachronisme. Sa quête et son combat furent
une évidence, se confondant naturellement avec ceux inscrits dans le destin
contemporain des Africains. Quête d’autonomie, d’indépendance, de justice… Quête
légitime. Aspirations basiques du genre humain. La mémoire encore vive de la
colonisation, le parcours inachevé de la décolonisation, l’insoutenable réalité
de l’apartheid… Histoire commune, cause partagée dans la galaxie commune de
l’oppression où les peuples hurlent, simplement, leur désir de vie, leur besoin
d’exister pleinement. Désir de respect, urgence de s’extraire du purgatoire des
humiliations, du mépris, de la non-existence. Histoire d’Africains et de
Palestiniens. Lors des obsèques d’Arafat, le chef de l’Etat sénégalais,
Abdoulaye Wade, traduisant le sentiment de l’ensemble de ses concitoyens, a
parlé de la disparition d’un “symbole dynamique de la lutte d’un peuple pour la
justice, la paix et la liberté dans la dignité”. Le président sénégalais
souligne “une grande perte pour la communauté internationale tout entière” et
rappelle que "le Sénégal a résolument soutenu le combat du président de
l’Autorité palestinienne parce que fondé sur les impératifs de la résistance à
l’occupation et sur les exigences de la paix pour que triomphe à nouveau en
Palestine l’esprit de partage que véhicule la coexistence [...] des trois
religions révélées”. Rappelons que le Sénégal préside depuis 1975 le comité des
Nations unies pour l’exercice du droit inaliénable du peuple palestinien.
Les Africains se sont approprié la cause du peuple de Yasser Arafat, s’y
sont associés, en ont fait la leur. Comme une évidence, une logique historique,
voire ontologique. Mais au-delà de la cause partagée, nous avons aimé Yasser
Arafat. Pour l’homme qu’il était. L’un des plus grands de l’histoire de la
tumultueuse édification de la communauté des nations acquises aux valeurs
essentielles d’égalité, de justice, de respect et de liberté. “Profondément
affligé” par la disparition d’Arafat, le gouvernement malien rend hommage à “un
combattant infatigable de la juste cause”. En saluant la mémoire du “président
de l’Etat de Palestine”, il renouvelle “sa solidarité totale et son soutien
indéfectible au peuple palestinien”. Le communiqué affirme que “le peuple malien
se souviendra toujours de ce grand homme d’Etat résolument engagé dans le combat
pour la libération de sa patrie, qui n’a ménagé ni son temps, ni ses efforts
pour hisser le flambeau de la lutte contre l’oppression, la domination et
l’hégémonie sioniste.” Les chefs d’Etat africains présents en nombre aux
obsèques de Yasser Arafat ont réaffirmé le même “soutien indéfectible” au peuple
palestinien, et renouvelé leur sentiment de respect à l’égard du combat mené par
le grand homme, à présent installé dans le prestigieux cénacle des ancêtres
lumineux et éternellement présents. Plus présent encore qu’auparavant, dans la
plus subtile dimension de l’expression du vivant.
Nous avons aimé un géant,
inlassable coureur de fond, inépuisable diseur de sa vérité. L’élémentaire
vérité nichée au fond de tous. Jusqu’à ses dernières apparitions publiques, il
aura conservé sur son visage, cette détermination, l’inébranlable permanence de
cette vérité non négociable, qui se justifie d’elle-même, jamais soumise à
l’esquive et à l’altération.
Un baobab est-il mortel ? Même si son rêve ne
s’est pas réalisé durant sa vie terrestre, il aura, entraînant son peuple dans
son sillage, parcouru l’essentiel du chemin : il a planté le rêve, dont les
couleurs sont, pour toujours, imprimées dans la chair et le sang de ses
concitoyens. Alors, qui pourrait désormais douter que l’Etat palestinien est,
depuis quelque temps déjà, redevenu une réalité ? Et les manœuvres politiciennes
qui tiennent lieu de gestion de la “réalité internationale” ne pourront plus
jamais annuler ce qui est déjà ancré dans ce territoire inviolable et
ineffaçable : la conscience humaine. Les tréfonds de l’être. Les baobabs sont
éternels…
8. En colère contre Tali Fahima
par Orit Shohat
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du vendredi 31 décembre
2004
[traduit de l'hébreu par Michel
Ghys]
Il y a quatre mois, le Ministre de la Défense, Shaul Mofaz, a décidé de
placer Tali Fahima en détention administrative. Les descriptions du danger
qu’elle faisait planer sur la population étaient impressionnantes. Mofaz a dit :
« Je connais tous ses faits et gestes. Elle était impliquée et elle a pris part
à la préparation d’un attentat en Israël ». Ensuite le juge Ouri Goren, qui a
confirmé sa détention sans jugement, a déclaré : « Je suis arrivé à la
conclusion que Tali Fahima est déterminée a perpétrer un attentat contre des
objectifs israéliens et à obtenir du matériel de combat auprès d’activistes
terroristes palestiniens ». On a ensuite publié qu’elle avait un lien avec
l’engin qui a explosé au barrage de Kalandia. Le Procureur de l’Etat a lui aussi
apporté sa contribution à la construction de l’image de Fahima en terroriste
lorsqu’il a dit : « Le dossier confidentiel qui m’est parvenu révèle un danger
grave et immédiat pour la vie humaine ».
Cette semaine, a été déposé contre Fahima un acte d’accusation qui ne porte
aucune mention de ces accusations-là. Il apparaît qu’elle ne s’est pas occupée
de terrorisme, n’a pas transmis de matériel de combat, n’a pas organisé
d’attentat et plus personne ne prétend qu’elle a mis en danger la vie humaine.
Au lieu de lui demander pardon et de la renvoyer chez elle, l’Etat s’est
mobilisé pour souffler encore un peu d’air dans le ballon déjà gonflé. Non
seulement sa détention est de nouveau prolongée, mais à mesure que les soupçons
se font moins sérieux, les articles de l’accusation s’aggravent. Fahima
comparait en justice pour les charges les plus graves des textes de lois, et
pour lesquels la peine maximum est la prison à perpétuité.
L’histoire de Fahima n’est pas une histoire banale. Il y a un an et demi,
elle a lu une interview de Zakariya Zubeidi, commandant des Brigades des Martyrs
d’Al Aqsa à Jénine, dans laquelle il racontait comment, de pacifiste, il était
devenu terroriste. Elle a ensuite vu le film « Les enfants d’Arna » dont Zubeidi
enfant est un des héros. Après avoir compris que Zubeidi se trouvait en tête de
la liste des assassinats ciblés de l’armée israélienne, Tali Fahima, 28 ans, a
décidé de se rendre à Jénine, de s’installer chez lui et de lui servir de
bouclier humain. A partir de ce jour-là, elle allait et venait dans la maison de
Zubeidi et tous deux sont devenus des célébrités médiatiques.
A sa manière naïve et impulsive, Fahima est devenue l’opposante la plus
authentique à la politique des liquidations. C’est précisément parce qu’elle
n’était pas connue à gauche, précisément parce qu’elle votait Likoud, a été
sous-off chargée des conditions du service dans les forces blindées et qu’elle
habitait Kiryat Gat, qu’elle a apparemment réussi à susciter la colère et aussi
à devenir un exutoire commode pour des frustrations.
L’Etat l’accuse d’avoir fait échouer une opération de l’armée visant à
attraper des personnes recherchées à Jénine. Lorsqu’on détaille l’accusation, il
apparaît que le 18 mai, au cours d’une opération à Jénine, un soldat a perdu une
carte de photos aériennes sur laquelle étaient indiquées les maisons des
personnes recherchées dans la ville et que cette carte est parvenue aux Brigades
des Martyrs d’Al Aqsa. Au lieu de faire passer en justice le soldat négligent,
il a été décidé d’accuser Fahima de l’échec de l’opération.
D’après l’acte d’accusation, Fahima, qui était chez Zubeidi au moment de
l’opération, lui a « expliqué », à lui et à ses amis, ce qui était écrit sur le
document tombé entre leurs mains. Trois jours plus tard, la photo de Zubeidi
était publiée en première page de « Yediot Aharonot » avec la carte qui avait
été égarée ; l’affront était cuisant pour l’armée israélienne.
Fahima est accusée de soutien à une organisation terroriste, de
transmission d’informations à l’ennemi et de soutien à l’ennemi en temps de
guerre. Si elle est condamnée à de la prison, fût-ce pour une courte période,
elle deviendra une nouvelle édition de Abie Nathan, qui a passé un an en prison
pour une rencontre interdite avec des Palestiniens. Il suffirait de le vouloir
pour envoyer des centaines d’Israéliens en prison pour avoir rencontré des
Palestiniens pendant les années d’Intifada. Eux aussi, on peut les accuser
faussement d’avoir soutenu l’ennemi. Le premier candidat serait Ouri Avnéry qui
s’est offert comme bouclier humain à Yasser Arafat.
On peut espérer qu’après avoir manifesté une affligeante impuissance en
confirmant une détention administrative superflue d’une durée de quatre mois,
les juges ne s’assoupiront pas à leur poste lors de l’examen des preuves et
qu’ils ne s’effraieront pas, même si l’accusation devait leur présenter des
photos aériennes prises par un drone, montrant Fahima faisant bouillir de l’eau
pour du café dans la cuisine de Zubeidi. Cela aussi, c’est du soutien à
organisation terroriste.
9. L'héritage de Yasser Arafat par
Richard Labévière
on Radio France Internationale le mercredi 29
décembre 2004
Le nouveau chef de l'OLP Mahmoud Abbas, candidat favori
à l'élection présidentielle palestinienne du 9 janvier prochain a compris qu'il
ne pouvait pas ne pas s'inscrire dans le sillage et l'héritage de Yasser Arafat
qui a incarné pendant près de quarante ans l'aspiration du peuple
palestinien.
Devant plus de deux mille personnes réunies dans un! stade de
Jéricho, Abou Mazen - le nom de guerre de Mahmoud Abbas - lève toute ambiguïté
en proclamant, et je cite: «le souvenir d'Abou Ammar est toujours dans nos
coeurs et nous continuerons à marcher dans la voie qu'il a tracée». Et sur ses
affiches électorales, on le voit aux côtés d'Arafat avec ce slogan: «Ensemble
sur la route de Jérusalem et pour la fin de l'occupation».
Ces signes
extérieurs de légitimité historique visent un double objectif:
- tout d'abord
rompre avec le sophisme récurrent d'un Yasser Arafat empêcheur de paix, sophisme
central du discours israélien et de l'idéologie de la fenêtre d'opportunité
selon laquelle tout redeviendrait possible depuis la disparition du vieux chef
palestinien.
- il s'agit ensuite de rallier la base sociale des camps de
réfugiés, en! phase avec le prisonnier palestinien le plus célèbre Ma rwan
Barghouti, porte-voix de la résistance et des différentes composantes du
mouvement de libération de la Palestine.
Et pour être parfaitement clair, le
discours du candidat Abbas ajoute, et je cite encore: «l'occupation, les
restrictions, le mur de l'apartheid, l'oppression, les tueries programmées, les
assassinats ciblés sont nos ennemis communs et nous devons être unis pour mettre
fin à l'abjecte occupation». Cette filiation assumée n'annonce rien de bon
estime, pour sa part le ministre israélien des affaires étrangères Sylvan Shalom
qui a déjà condamné tout discours se réclamant d'Arafat «dont l'héritage se
résume au terrorisme», affirme-t-il. Cette rhétorique connue fait craindre à Amr
Moussa, le secrétaire général de la Ligue Arabe, qu'il soit proposé aux Pales!
tiniens seulement la création d'un Etat croupion à titre provisoire ce qui, bien
évidemment, ne favorise aucune lueur d'espoir.
La Feuille de route est au
point mort;du reste plus personne n'en parle.Tony Blair et la diplomatie
britannique viennent de se ridiculiser en proposant dernièrement la tenue d'une
conférence internationale à Londres qui, à défaut de mettre en oeuvre la Feuille
de route, aurait pu au moins en fixer les préalables.. Washington et Tel-Aviv
ont immédiatement calmé les ardeurs britanniques en ramenant l'objectif de la
conférence londonienne à un rendez-vous visant strictement à parfaire les
réformes institutionnelles de la nouvelle administration palestinienne. Et pour
qu'on comprenne bien, Tel-Aviv vient, à nouveau, de refuser toute espèce de rôle
politique et diplomatique à l'Europe dans la recherche et la mise en oe! uvre
d'une solution de paix, cette même Europe qui est pourtant membre à part entière
avec les Etats-Unis, la Russie et l'ONU du Quartette, parrain de la fameuse
Feuille de route, dont plus personne ne parle.
10. Susan Sontag - De l’art à la politique,
une passion au-delà de toute reddition par Francesca
Borelli
in Il Manifesto (quotidien italien)
du mercredi 29 décembre 2004
[traduit de l’italien par
Marie-Ange Patrizio]
Ecrivain, réalisatrice de théâtre et de cinéma,
essayiste explosive, Susan Sontag restera dans l’histoire de la pensée critique
comme une icône « malgré elle » [1]. Elle est morte hier matin à New York [2],
elle avait 71 ans, dix-sept livres publiés chez les plus grands éditeurs dans le
monde entier. Elle avait récemment ré abordé au roman, après les préambules des
années 60 ; mais son dernier travail revenait à la photographie pour traquer
l’alliance historique entre l’objectif et les images de guerre.
Elle n’avait jamais assez de temps, elle dérobait des heures au
sommeil pour économiser sur la nuit ce qui lui servait à voir quelque fois trois
films à la suite, ou pour suivre jusque dans leurs loges les compagnies
théâtrales qui avaient conquis ses enthousiasmes. Et aucun art figuratif ne la
laissait indifférente : Susan Sontag était une explosion de vitalité. Même la
maladie la plus obstinée, qui s’était de nouveau présentée sans aucune
clémence, a dû démordre plusieurs fois jusqu ‘à hier, où elle l’a vaincue. Et la
nouvelle ressemble maintenant à une sorte d’affront : sa survie avait été mise
en doute plusieurs fois, la greffe de moelle effectuée il y a quelques mois
n’avait été que la dernière étape d’une douleur qu’elle avait préféré cherché à
connaître chez les autres, se demandant à qui correspondait ce « nous » que nous
prononçons un peu sans savoir quand nous nous trouvons face à celui qui souffre,
en croyant comprendre. On a dit d’elle qu’elle était « la femme la plus
intelligente d’Amérique » et elle en riait, vaguement indignée ; après le 11
septembre, elle a été associée aux pires ennemis du drapeau, et elle s’en
vantait quasiment. La rencontrer vous réservait ce genre de surprise dont
on ne court pas le risque de prendre l’habitude : elle était dotée d’un
tempérament qui faisait envie, il y avait parmi ses qualités évidentes une
générosité particulière, l’intolérance à toute dérive conformiste, un mélange de
rigueur et de vivacité intellectuelle qui se traduisaient par une capacité à
cultiver des intérêts hétérogènes sans tomber dans l’à peu près. C’est cette
vitalité irréductible qui s’est acharnée sur sa résistance, ne la livrant à
aucune reddition. La mèche blanche qui traversait comme une flamme ses cheveux
de jais avait disparu depuis longtemps, mais elle restera toujours liée à son
image : que la gauche radicale avait convertie en icône depuis le milieu des
années 60, quand, dans Contre l’interprétation elle débuta dans la critique en
contestant l’analyse de contenu appliquée à toute forme de texte artistique.
Ensuite, les écrits militants de Styles de la volonté radicale, et le reportage
sur le Vietnam, Voyage à Hanoi [3], exportèrent dans le monde entier son
jugement sur l’agressivité de la politique américaine.
L’exercice de la
fiction narrative l’avait déjà tenté plusieurs fois, mais le succès vint
tardivement, sur ce rivage là. Ce qui apportait de plus en plus d’autorité à son
nom étaient plutôt les essais, comme ceux qu’on trouve dans Sur la photographie
[4], qui ouvrirent, à la fin des années 70, le chapitre d’une passion à laquelle
elle est revenue il y a un peu plus de deux ans : quand les images de guerre lui
ont dicté des observations recueillies dans un livre au titre éloquent, Devant
la douleur des autres [5].
De la littérature d’essai au roman
C’est d’une autre douleur, plus privée, et objet même d’une sorte de
condamnation sociale, dont elle parle dans La maladie comme métaphore [6], où la
réflexion de sa propre expérience éclaire d’une lumière radicale les lieux
communs que la culture de l’efficience et du succès réservent à celui qui ne
jouit pas d’une bonne santé. Dans les années 90 seulement, la vocation au roman,
en partie nécrosée pendant la saison de l’engagement militant, était revenue
occuper la première place dans l’écriture de Susan Sontag sans toutefois
l’éloigner totalement du terrain des contingences réelles. Nous nous
rencontrâmes, une première fois, en novembre 2000 : Mondadori avait tout juste
publié In America [7], le dernier roman qu’elle ait porté à terme, une trame
tissée autour du personnage de la grande actrice polonaise de la fin du 19ème
siècle, Helena Modrzejewska, livrée à la fiction sous le nom de Maryna
Zalezowska. Dans ce livre, elle avait déversé l’idéal d’un personnage féminin
exceptionnel, à l’intelligence cultivée, à l’esprit révolutionnaire,
délicieusement égocentrique. Et elle lui avait offert les idéaux utopiques de
Fourrier, grâce auxquels Maryna avait réuni autour d’elle l’acolyte des amis les
plus chers, les entraînant en un projet qui se réaliserait dans l’émigration. Au
sommet de sa carrière l’actrice était donc partie, d’abord dans un vieux village
de montagne, au sud de la Pologne, puis en Californie où la scène coïncidait
avec le grand théâtre du nouveau monde. Dans ces pages, l’intelligence
proverbiale de Susan Sontag avait restitué une sorte de virginité au
panorama séduisant , émouvant même, d’une Amérique déjà décrite infiniment de
fois, prisonnière dans ses lieux et ses moments les plus suggestifs de décennies
de cinéma, photographie, documentaires : une Amérique à laquelle elle revenait
par la fiction, après les grandes distances idéales gagnées par la dissidence
politique qui l’avait éloignée des affaires des nombreux présidents qu’elle
avait combattus : Bush n’était que le dernier.
Susan Sontag était fière de son dernier personnage romanesque, elle en
parlait volontiers, mais elle réservait plus d’énergie encore aux contingences
réelles, quelle que soit la géographie où elles se trouvaient : elle avait dédié
In America « aux amis de Sarajevo », qu’elle avait été visiter plusieurs fois.
Elle allait et venait sur les souvenirs en traversant les latitudes des nombreux
lieux auxquels elle avait abordé, ses réflexions couraient le long des années
accostant dans sa mémoire les nombreux amis rencontrés. Elle racontait l’époque
où elle étudiait pour son doctorat de philosophie à Harvard, elle vivait alors à
Cambridge avec son mari Philipp Rieff et Herbert Marcuse vint habiter avec eux :
« quelqu’un d’extraordinaire, à cette époque –dans les années 50- il n’était pas
encore très connu, mais pour moi il était déjà une présence magique chez nous.
On passait des heures à discuter, il était ironique, un grand enthousiaste, il
aimait énormément la littérature, il adorait Goethe. Comme beaucoup dans sa
génération –je me souviens que Hannah Arendt était aussi comme ça- il ne
cultivait pas des goûts à la mode. A l’époque je n’aurais pas imaginé que
Marcuse serait devenu une figure d’importance mondiale et lui non plus ne le
soupçonnait pas. Une fois il me demanda d’appeler Francfort : à cette
époque donner un coup de fil à une si grande distance était tout autre que
banal. Mais il se trouve qu’aujourd’hui c’est l’anniversaire de Teddy. Il
parlait d’Adorno. Finalement je lui téléphonai, ce fut une scène très curieuse :
je fus ébahie par sa nervosité. Il était là figé comme devant un maître, c’était
intéressant de l’entendre parler, de voir avec quelle déférence il s’adressait à
Adorno. Il tenait le téléphone d’une main et avec la tête il faisait oui,
oui, oui… ». Susan Sontag reparcourrait sans complaisance les mythes d’un siècle
désormais passé et dont, malgré elle, elle allait faire partie. Je ne sais pas
comment on se souviendra d’elle en Amérique, maintenant que personne ne pourra
plus avoir peur de sa voix ; il est certain qu’après l’attentat au World Trade
Center de New York peu de gens montrèrent leur approbation de son éditorial,
publié sur le New York Times, dans lequel on appelait à la « conscience
historique » de l’Amérique, à sa conscience politique toute autre qu’immune de
responsabilité dans le fait d’avoir induit une aussi grave rétorsion de la part
de l’intégrisme islamique. En ces jours là, le partage de la douleur d’une ville
très aimée alternait avec l’indignation contre l’étalage d’un patriotisme dont
personne ne semblait vouloir se dispenser : Susan Sontag fut exposée à la
réprobation publique, tous les médias l’accablèrent, l’inscrivant sur le
registre des hôtes indésirables. Chez Farrar & Giroux, quelque jours plus
tôt, venait de sortir son dernier recueil d’essais intitulés Where the stress
falls, mais l’actualité exigeait, dans ces semaines là, que tout autre question
se rétracte face à l’attaque qui se préparait contre l’Afghanistan, avant
l’invasion de l’Irak.
Susan Sontag accepta ainsi de répondre à quelque question, ses paroles
fraîches encore d’émotion ; il ne fut pas difficile pour elle de se faire
prophète et de prévoir que ce ne seraient pas « les terroristes et leurs
alliés qui allaient souffrir des conséquences d’une réponse guerrière à grande
échelle de la part des Etats-Unis, mais d’autres civils innocents, en
Afghanistan et ailleurs ». « Et ces morts », dit-elle encore dans une interview
qui serait ensuite publiée dans ces pages, « ne feront qu’attiser la haine
semée par le fondamentalisme le plus radical, autant contre les Etats-Unis que,
plus généralement, contre l’occident laïc ». Mais elle avait aussi une
tonalité très sombre à l’égard de l’autre front, la démagogie n’a jamais pollué
sa lucidité politique. Ainsi, disait-elle, « la réparation des injustices subies
n’est pas l’objectif de ces terroristes, bien que leurs remontrances
soient légitimes. L’attaque vise notre monde moderne, dont la profonde
vulnérabilité a été démontrée ; et la culture qui rend possible
l’émancipation des femmes, et oui, le capitalisme ».
L’année suivante Susan Sontag la passera à réfléchir sur la prédilection
que la photographie a eue pour les images de guerre : il en sortit un essai
–dernier travail publié à ce jour en italien- intitulé Devant la douleur des
autres, reprenant un intérêt qui avait débuté environ trente ans
auparavant. De tous les arts qui ont attiré l’attention de Susan Sontag, la
photographie est restée pendant des décennies celle pour qui elle a gardé
l’affection la plus constante ; probablement à cause de la séduction exercée par
son caractère de lisibilité universelle, pour le caractère démocratique
intrinsèque de sa valeur de témoignage, qui traverse les frontières
établies par les langues et les décors culturels.
Sous le signe de l’histoire
Le livre, cependant, ne reprenait qu’en apparence les écrits présents dans
Sur la photographie. L’argument d’actualité était, de fait, devenu un, un
seul : l’alliance historique entre deux mises à feu, celle de l’objectif et
celle des armes. La contemplation d’une image nous transforme en voyeur
–observe-t-elle dans ces pages- quand elle représente des violences et des
horreurs de la guerre, elle nous amène à la compassion ; mais on sait que nos
émotions sont instables, donc on ne peut pas leur faire confiance. Surtout parce
que « on ne devrait jamais tenir un « nous » pour sûr quand il s’agit de
regarder la douleur des autres ». Nous en parlâmes l’été 2003, quand elle vint
pour la dernière fois à Rome, pour présenter son livre : « Nous avons grandi en
accumulant des archives d’images mentales –expliquait-elle- images qui dans
certains cas nous font nous souvenir autrement que nous ne le ferions si nous
n’avions accès qu’à des informations non visuelles. La mémoire n’est faite
que de ce que nous acceptons de nous rappeler ; quelques fois pour rendre une
réconciliation possible il faut aussi s’accorder sur la nécessité d’oublier.
Avec le temps, mon intérêt pour la photographie a acquis une valeur plus
politique. En vieillissant je suis devenue plus futée, j’ai commencé à
m’interroger sur la différence qui se trouve entre « nous », qui de notre
position protégée et économiquement aisée nous permettons de changer de chaîne
face à la vision d’un journal télévisé, et, par exemple, les spectateurs de Al
Jazeera. Je ne crois pas qu’ils partagent le désenchantement de Baudrillard pour
lequel il n’existerait aujourd’hui que des réalités simulées. Je me demande
comment il est possible d’être aussi décollés de la réalité, de vivre aussi peu
présents à soi-même et à l’histoire ».
C’était une des plus fortes motivations qui ont gardé Susan Sontag en vie,
au-delà de la limite signée plusieurs fois par la maladie : se tenir très
fort à tout ce qui laisse une trace sur nos jours, définir ce signe et
l’intepréter, ne pas laisser que les faits de la vie quotidienne glissent sur
nous, disposer son regard à prendre tout ce qui s’offre sur la scène du monde,
que ce soit des traits de guerre, de calamités naturelles ou d’éblouissantes
fractures artistiques. Ne pas se distraire était, beaucoup plus qu’un impératif,
une disposition naturelle ; une attitude cultivée dans la grande dépense
d’énergie que Susan Sontag a dispensée jusqu’à ses derniers jours. Et dans ses
réflexions venait toujours, tôt ou tard, la phrase de Henry James qu’elle
gardait serrée comme un talisman, cette phrase où il disait de ne jamais avoir
un dernier mot.
- NOTES :
[1] En français dans le
texte
[2] 28 décembre
2004
[3] Voyage à Hanoi (Seuil, 1969,
épuisé)
[4] Sur la photographie (Bourgois, 1993,
épuisé)
[5] Devant la douleur des autres
(Bourgois, 2003)
[6] La maladie comme métaphore
(Bourgois, 1993
[7] En Amérique (Bourgois,
2000)
11. Angelina Jolie en tournée dans
les orphelinats et les camps de réfugiés palestiniens au
Liban
Dépêche de l'Agence France Presse du vendredi 24 décembre
2004, 14h27
BEYROUTH - L'actrice américaine et ambassadrice de bonne
volonté de l'Onu Angelina Jolie, en visite privée à Beyrouth avec son fils
adoptif cambodgien Maddox (trois ans), a visité des orphelinats et des camps de
réfugiés palestiniens au Liban.
En venant à la veille de Noël au Liban, pays
qui a subi pendant 15 ans les ravages d'une guerre qui a fait des milliers
d'orphelins, la star a sans doute "souhaité établir des contacts directs avec
les enfants abandonnés et les réfugiés, et donner à son fils un sens de la
solidarité avec les plus défavorisés", a indiqué à l'AFP un responsable
humanitaire qui a requis l'anonymat.
Agée de 29 ans, Angelina Jolie, célèbre
pour avoir incarné à l'écran Lara Croft dans les films adaptés du jeu vidéo
"Tomb Raider", est ambassadrice du Haut commissariat des Nations-unies aux
réfugiés (HCR) et a déjà visité à ce titre le Darfour (Soudan) cette année et
des camps de réfugiés en Thaïlande en 2002.
Sa visite au Liban s'effectue
dans la plus grande discrétion. Elle réside sous une fausse identité dans un
grand hôtel au nord de Beyrouth afin d'éviter le harcèlement des médias et s'est
refusée à toute déclaration à la presse.
12. Libérer Barghouti par Luisa
Morgantini
in Il Manifesto (quotidien italien) du vendredi 24 décembre
2004
[traduit. de l’italien par
Marie-Ange Patrizio]
(Luisa Morgantini est Députée
européenne.)Marwan Barghouti a été séquestré dans les
Territoires autonomes palestiniens le 15 avril 2002, au cours de
l’opération « bouclier défensif » qui a mis en pièces les accords d’Oslo avec la
réoccupation israélienne des territoires autonomes palestiniens. La
séquestration et le transfert en Israël de Barghouti, élu au parlement
palestinien, sont une illégalité de plus du gouvernement israélien. Le 6 juin
dernier, anniversaire de l’occupation militaire de 67, Marwan est condamné à 5
réclusions à vie plus 40 ans de prison. Marwan, secrétaire de Al Fatah en
Cisjordanie et de l’organisation (Tanzim), après avoir passé de nombreuses
années dans les prisons israéliennes pendant la première Intifada, a été déporté
et a vécu en Tunisie. Revenu en Palestine après les accords d’Oslo, il n’a
jamais été considéré comme un « tunisien », un leader revenu de l’étranger. Il
s’est battu en même temps que d’autres parlementaires pour la transparence de
l’Autorité nationale palestinienne et contre la corruption ; et il a été en
grande partie le dirigeant qui a su expliquer et faire accepter les accords
d’Oslo à la population des camps de réfugiés. Il le répétait aussi dans nos
diverses rencontres à Ramallah, quand il était déjà dans la clandestinité, après
que le mandat d’arrêt contre lui ait été émis le 23 septembre 2001 : « il n’y a
pas d’autre voie qu’une négociation qui amène à la réalisation d’un état
palestinien en coexistence avec l’état israélien … Israël doit cesser
l’occupation militaire et appliquer les résolutions de l’ONU ». De cette seconde
Intifada, qu’on n’appelait pas d’Al Aqsa mais de l’indépendance et de la paix,
il a été le dirigeant acclamé dans les rues à côté des shabab. Pendant le
procès, sa défense a été un acte d’accusation contre l’illégalité de
l’occupation ; et, tout en revendiquant le droit, garanti par la Convention de
Genève, à la défense même armée du peuple palestinien contre la domination
coloniale et militaire, il a condamné toute attaque palestinienne contre les
civils israéliens et confirmé sa volonté de paix. Aux élections du 9 janvier, où
les palestiniens choisiront leur président, Marwan a renoncé à se porter
candidat. Une fois encore il a eu à cœur l’unité du peuple palestinien et il a
prouvé avec dignité sa conviction d’une vie démocratique à Al Fatah et à l’Anp,
en demandant aussi que lors de chaque négociation la libération de
prisonniers politiques soit une priorité. Libérer Marwan, ne pas tolérer qu’il
pourrisse dans la cellule de deux mètres sans fenêtre où il est enfermé dans un
isolement total, la lumière allumée 23 heures par jour, faire qu’il puisse
reprendre sa place dans la construction d’un état palestinien – comme a écrit
Tommaso De Francesco [1] -, doit être un engagement des individus, mouvements,
partis, gouvernements qui placent le droit et la justice dans leurs fondations.
Peut-être est-ce un rêve, vue l’ « irréductibilité » de Sharon et l’approbation
de la communauté internationale. Mais pour Mandela aussi, ça nous semblait
un rêve ! Pour cette raison, Action for Peace accueille l’appel de la campagne
palestinienne
www.freebarghouti.org ,
et adhère à la campagne internationale pour la libération de Marwan et de tous
les prisonniers politiques. Chacun pourra faire quelque chose, signer l’appel,
écrire à Marwan dans la prison du Neghev, recueillir des fonds pour sa famille
et les dépenses judiciaires des prisonniers politiques. La libération de Marwan
signera un pas décisif pour la fin de l’occupation israélienne et une paix juste
en Palestine et Israël.
(Info : lmorgantini@europarl.eu.int Tél. : 06
69 95 02 17, fax : 06 69 95 02 00)- [1]
"Votons Barghouti libre" Editorial de Il Manifesto du samedi 18 décembre 2004
[traduit dans ce numéro du Point d'information Palestine] http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/18_Dicembre-2004/art55.html.
13. Les Palestiniens élisent des conseils
municipaux, une première depuis 1976
Dépêche de l'Agence France
Presse du jeudi 23 décembre 2004, 11h46
ABOU DIS (Cisjordanie) - Les
Palestiniens élisaient jeudi, pour la première depuis 28 ans, des conseils
municipaux dans des localités de Cisjordanie, un scrutin marqué par la
participation du groupe radical Hamas qui va en revanche boycotter l'élection
présidentielle du 9 janvier.
Le scrutin, qui s'est ouvert à 07H00 locales
(05H00 GMT) se déroule dans 26 localités de Cisjordanie et doit être suivi dans
les prochains mois par des élections similaires, par étapes, dans le reste des
territoires palestiniens.
Le principal enjeu de ces élections est le score
qui sera réalisé par le Hamas face au Fatah, le mouvement du défunt dirigeant
Yasser Arafat et "parti au pouvoir" de l'Autorité palestinienne.
Plus des
140.000 électeurs doivent départager 886 candidats, dont 139 femmes, qui
briguent 306 sièges dans les conseils municipaux des 26 localités. Un quota de
deux femmes par conseil municipal a été fixé.
Le Premier ministre palestinien
Ahmad Qoreï a voté dans sa localité d'origine, Abou Dis, un faubourg de
Jérusalem en Cisjordanie.
Chapka sur la tête et entouré d'une meute de
photographes, M. Qoreï a déposé son bulletin de vote dans une urne placée dans
"le club de jeunesse d'Abou Dis", l'un des quatre bureaux de vote ouverts dans
la localité.
"C'est un premier pas vers la démocratie et l'établissement de
notre futur Etat", a-t-il déclaré à la presse après avoir voté.
"Le succès de
ces élections nous fournira des indications sur l'élection présidentielle ainsi
que sur les législatives prévues à la mi-2005", a-t-il ajouté.
"Ces
élections, les premières depuis 1976, se déroulent dans des conditions
difficiles. Elles reflètent la voie démocratique que nous avons choisie pour
bâtir l'Etat palestinien", a-t-il poursuivi.
M. Qoreï a en outre a salué la
participation du Hamas au scrutin.
"Nous accueillons favorablement leur
participation aux élections municipales. Ils disent qu'ils veulent participer à
la prise de décision et ils sont les bienvenus, que ce soit par les urnes ou par
une entente", avec l'Autorité palestinienne, a-t-il ajouté.
Dans un
communiqué publié à Ramallah, le chef de l'OLP Mahmoud Abbas, grand favori pour
succéder à Arafat à la tête de l'Autorité palestinienne, a appelé les
Palestiniens concernées par les municipales à voter en masse.
"Par ces
élections vous déterminez votre avenir et vous décidez de la gestion de vos
affaires municipales d'une manière démocratique, sans ingérence extérieure et à
l'abri des problèmes créés par l'occupation israélienne", a-t-il dit.
Il a
qualifié ces élections de "grand défi national et démocratique", car elles se
déroulent sous occupation israélienne.
Les 156 bureaux de vote disséminés
dans les 26 localités doivent fermer leurs portes à 19H00 (17H00 GMT). Les
résultats des élections doivent âtre annoncés officiellement samedi.
Le
ministre palestinien de Collectivités locales Jamal Chobaki a estimé dans des
déclarations à la presse à Abou Dis que le "taux de participation pourrait
atteindre 90%".
Les listes qui s'affrontent regroupent notamment des membres
du Fatah, le principal mouvement palestinien, le Hamas, ainsi que d'autres
mouvements palestiniens de moindre importance et des indépendants.
A Abou
Dis, qui compte 11.000 habitants dont près de la moitié ont le droit de voter,
quatre listes regroupant 54 candidats -- du Fatah, du Hamas, du Front populaire
de libération de la Palestinien et des indépendants -- briguent les 13 sièges du
Conseil municipal.
"J'espère que les gens vont élire les candidats qui sont
les plus à même de les servir, sans tenir compte de leur appartenance politique
ou clanique", dit Ahmad Abou Hilal, 60 ans, en entrant dans un bureau de
vote.
14. L’armée pour débutants par
Gideon Lévy
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du dimanche 19 décembre
2004
[traduit de l’hébreu par Michel
Ghys]
Dans un système d’enseignement qui transmet à
ses élèves une narration elle-même enrôlée et qui tient la préparation au
service militaire pour un objectif éducatif, le rattachement d’officiers au
corps enseignant n’est que la poursuite de la politique existante.
Maintenant
qu’il a fini d’orner toutes les écoles du pays de drapeaux israéliens, le
Ministère de l’éducation vient avec une nouvelle initiative, en collaboration
avec l’armée : dans les prochaines semaines, des lieutenants colonels seront
rattachés à des dizaines d’écoles de l’enseignement moyen dans tout le pays,
avec pour objectif « d’accompagner les élèves depuis la 10e jusqu’à la
conscription ». Ce qu’inclura précisément ce nouveau service d’accompagnement
n’est pas encore clair. S’agit-il de la version juive de la mise en place
d’agents des services [israéliens] de la sécurité générale [Shabak] dans les
écoles arabes ? Que fera au juste l’officier avec ses élèves : leur
inculquera-t-il les valeurs de l’occupation ? Et comment sera établie la chaîne
de commandement : le directeur de l’école sera-t-il subordonné à l’officier ou
l’inverse ? Où voit-on, ailleurs dans le monde, des officiers de l’armée siéger
dans les écoles ?
Pourtant, les 150 enseignants et intellectuels qui ont déjà
signé la pétition contre ce projet, font erreur. A l’utilité marginale pour la
sécurité d’Israël, qui proviendra du fait que chaque journée où ces officiers
traîneront dans les salles de professeurs, ils ne seront pas dans la casbah de
Naplouse, s’ajoutera que, comme dans beaucoup d’autres domaines, une situation
où la vérité paraît au grand jour est préférable à une situation de
dissimulation, de simulation et de refoulement. Il est préférable d’avoir un
officier en uniforme dans une école qu’un officier de réserve comme directeur,
ainsi qu’il arrive fréquemment. Dans un système d’enseignement qui transmet à
ses élèves une narration elle-même enrôlée et qui tient la préparation au
service militaire pour un objectif éducatif, comme il est écrit dans une des
dernières circulaires de la direction générale, le rattachement d’officiers au
corps enseignant n’est que la poursuite de la politique existante.
Et puis
aussi, il vaut peut-être mieux exposer précocement la jeunesse à l’armée de
défense d’Israël afin de la préparer comme il faut à servir dans l’armée
d’occupation. Par le biais de ces officiers qui seront envoyés dans les écoles –
bien qu’il faille supposer qu’ils n’appartiendront pas à la crème du corps des
officiers qui est évidemment prise par la guerre contre le terrorisme et par
l’occupation – la jeunesse sera exposée à l’image de ses futurs chefs. Les
jeunes étudiants pourront les entendre parler de quelques unes des opérations de
l’armée de défense d’Israël – détruire des maisons, assassiner des personnes
recherchées, faire attendre des femmes en couches et empêcher l’accès aux soins
médicaux, ‘déblayer’ des terres, encercler, imposer couvre-feu et bouclages – et
ainsi sera formée une nouvelle génération d’occupants.
Lorsque la directrice
générale du Ministère de l’éducation, Ronit Tirosh, voit dans les officiers de
l’armée de défense d’Israël (une armée dont les rapports à la morale sont
pourtant problématiques) « des gens qui règnent sur la tradition des valeurs »
et comme « experts dans le domaine des valeurs », on peut comprendre à quel
point le système de l’enseignement est lui-même atteint par quelque chose de
problématique au plan moral. Un système pédagogique qui invite des officiers
supérieurs à inculquer des « valeurs » aux élèves est un système dans une
mauvaise passe. Ce n’est pas un officier de l’armée israélienne qu’il faut
dépêcher dans les écoles mais des intellectuels qui transmettront à la jeunesse
des valeurs humaines constituant un contrepoids aux dommages éducatifs, moraux
et psychologiques qu’entraîne le service militaire dans les Territoires.
«
L’armée doit demeurer dans ses bases », a déclaré à Maariv le professeur Devora
Bernstein qui compte parmi les opposants au projet. Sauf que jamais l’armée de
défense d’Israël ne s’est contentée de ses bases. Elle est présente, par le
biais de ses officiers à la retraite, dans presque tous les domaines de notre
vie. Depuis le président de la Seconde Autorité, en passant par le directeur
général de l’Association des Pharmaciens, le directeur du Centre Israélien de
Management, le président de l’Union des Industriels, le directeur général de
l’Union des Entrepreneurs et tant d’autres, y compris, bien évidemment, les
chefs de gouvernement et même la plupart des candidats du principal parti de
gauche au poste de chef du gouvernement : les positions-clés dans la société
israélienne sont occupées par des colonels à la retraite qui apportent avec eux
la tradition militaire avec ses conceptions bornées et distordues. Plus que
jamais, tout le peuple est une armée. Et maintenant, l’armée de défense d’Israël
entrera aussi à l’école.
Pourtant, du point de vue de l’armée israélienne, il
s’agit d’une démarche du désespoir. On y a compris apparemment que la
composition sociale, principalement dans les unités de terrain, ne cessait de se
modifier, en dépit des fréquentes déclarations solennelles du chef d’état-major
lors de ses visites au bureau de recrutement, à propos d’une élévation de la
motivation chez les recrues. C’est un secret de Polichinelle que la population
du Nord de Tel Aviv (par exemple) s’oriente de moins en moins vers les unités de
combat et qu’elle y est remplacée par des soldats religieux et provenant de
populations économiquement faibles. Le nouveau programme est destiné à lutter
contre la baisse de motivation au sein des populations nanties et contre
l’augmentation du refus maquillé. Mais peut-être aura-t-il l’effet inverse.
Peut-être ce contact préalable avec l’armée de défense d’Israël amènera-t-il
justement, chez les jeunes gens, les difficiles questions que tout adolescent,
avant la conscription, doit se poser à lui-même comme à son prochain : Où nous
envoyez-vous ? Que nous faites-vous ? Pour quoi sommes-nous tués ? Pour quoi
tuons-nous
?
15. Votons Barghouti libre par Tommaso De
Francesco
in Il Manifesto (quotidien italien) du samedi 18 décembre
2004
[traduit de l’italien par Marie-Ange
Patrizio]
(Tommaso De Francesco est
co-rédacteur en chef de Il Manifesto.)
Silence sur la Palestine.
Pendant que l’acné du leader ukrainien Youschenko parvient aux 5 continents, sur
la mort d’Arafat –« viré », marginalisé, effacé- est tombé un silence
inexorable. Pendant que, en ce moment-même, les chars d’assaut israéliens
continuent à envahir et à tuer dans des exécutions féroces autant que ciblées.
Sharon fait dire que 2005 sera l’année du tournant « historique » avec les
palestiniens. En attendant il les tue. Dommage que restent les nœuds «
géographiques » de son retrait unilatéral pour Gaza seulement et non,
n’est-ce-pas, pour la Cisjordanie, où les implantations et la présence militaire
sont par contre encouragées. Comment, à la fin, la Palestine, sans continuité
territoriale, perdue dans un guêpier de colonies et avant-postes militaires,
pourra-t-elle se définir comme « état » ?
Abu Mazen, le leader palestinien et
nouveau candidat à la présidence de l’ANP, -salué avec ferveur par Israël et les
USA, qui cependant sont prêts à le traiter pire qu’Arafat dès qu’il commencera à
dire non- commence à se défier des offres de Sharon (et de Péres). Il sait que
dès que le brouillard se dissipera, l’obscurité la plus sombre émergera avec
clarté sur les problèmes de fond : le retrait de la bande de Gaza et de la
Cisjordanie, le retour aux frontières de 67, la destruction du Mur qui vole la
terre des palestiniens, le retour des réfugiés, Jérusalem-Est comme capitale.
Connaissance consciente aussi, chez lui, de la faiblesse actuelle du front
palestinien et du Fatah en particulier, par qui il a été désigné et qui pourtant
s’était immédiatement réorganisé après la mort d’Arafat. Bien sûr , le boycott
du Hamas pèse, mais ce qui pèse surtout c’est que le crédit d’Abu Mazen
était, et reste probablement, égal à celui de Marwan Barghouti, le leader
incontesté du mouvement de la deuxième Intifada. Le fait que Barghouti qui
est dans les prisons israéliennes depuis deux ans et demi, ait retiré sa
candidature en invitant à « voter et soutenir avec force Abu Mazen » suffit-il à
renforcer l’équipe palestinienne ? Non, ça ne peut pas suffire. Il est temps que
non seulement, les palestiniens mais nous tous, la gauche qu’on « consulte » et
qui a à cœur la paix au Moyen-Orient –que Bush veut démocratiser à coups
de cannons- nous élevions la voix, en demandant la libération de Barghouti. Seul
leader à pouvoir renforcer toute table de négociations et qui s’est toujours
adressé directement au peuple israélien –même en hébreu. « Je souhaite tout
succès à Abou Mazen dans sa mission pour obtenir la libération, le retour des
réfugiés, l’indépendance et la démocratie nationale- a dit Barghouti en se
retirant- mais dans les négociations il faut maintenir l’option de l’Intifada et
de la résistance».
Bien sûr. L’Intifada. Une révolte de masse contre
l’arrogance de l’occupation militaire israélienne qui n’a pas hésité à utiliser
les F-16 contre les camps de réfugiés ; elle a démarré en octobre 2000 après la
promenade de Sharon sur l’esplanade des Mosquées, qui a coûté plus de trois
mille morts palestiniens et environ mille israéliens, des milliers de maisons
démolies, des plantations entières déracinées pour une terre nettoyée
ethniquement à jamais. Ce mouvement ne peut pas être réduit à la séquence
honteuse et sanglante des attentas kamikazes contre les civils israéliens.
C’était, ça, une dégénérescence contre laquelle Barghouti lui-même s’est élevé
plusieurs fois, en revendiquant cependant le droit à la résistance contre
l’occupant et ses avant-postes coloniaux. Dans la plus totale solitude
palestinienne. Ceux qui ont essayé de se solidariser en arrêtant les scrapers de
Sharon avec leur propre corps, ont été écrasés, comme Rachel Corrie. Barghouti
est enfermé dans la prison de Bersheva, condamné à 5 réclusions à perpétuité, il
« sortira » dans 100 ans. Mais un mouvement d’opinion peut demander sa
libération. Tout de suite. Même le président de la république israélienne Katzav
est un interlocuteur : il a déclaré être « prêt à discuter de la grâce de
Barghouti si on la demande ». En attendant, silence de mort. Et farce.
L’état major israélien fait savoir que pour le 9 janvier, date des élections
palestiniennes, l’armée se retirera pendant 72 heures afin de garantir le « vote
libre ». Après elle
réoccupera.
16. Al-Manar et après ? par
Richard Labévière
on Radio France Internationale du mercredi 15 décembre
2004
En décidant elle-même, hier, de suspendre la diffusion de
ses programmes en direction de l'Europe, la chaîne libanaise Al-Manar se soumet
à la décision du Conseil d'Etat et recherche une solution négociée avec
Paris.
Lundi dernier, la plus haute instance administrative française a rendu
une ordonnance prescrivant l'arrêt de la diffusion de la chaîne à qui différents
mouvements et associations reprochaient des propos racistes et antisémites.
Al-Manar avait pourtant déprogrammé, en août dernier, un feuilleton syrien
précisément antisémite qui avait suscité un tollé en France.
Hormis l'Europe
et le Moyen-Orient, Al-Manar est diffusé par satellite sur l'Afrique et
l'Amérique du nord. En vertu du premier amendement, la chaîne libanaise émet aux
Etats-Unis, sans aucune condition posée quant au contenu de ses programmes. Par
ailleurs, il existe un moyen encore plus simple de regarder Al-Manar, échappant
à toute espèce de contrôle: son site Web, sur lequel est disponible la majorité
de ses programmes. C'est dire à quel point l'affaire est symbolique, revêtant
désormais une dimension essentiellement politique.
En cherchant l'apaisement,
la direction de la chaîne rappelle qu'elle a opté elle-même pour le
conventionnement, manifestant sa volonté de se conformer à la législation
française. Ce vendredi, le directeur général de la chaîne Mohammad Haïdar et son
adjoint seront à Paris pour négocier avec le CSA une sortie de crise. «Sans
renoncer à son engagement en faveur de la résistance du peuple palestinien»,
explique l'avocat d'Al-Manar, «la chaîne se dit prête à faire des efforts pour
comprendre et tenir compte de la différence de perception qu'il peut y avoir
entre eux et nous». Et la chaîne annonce qu'elle va se doter d'un comité
déontologique, chargé d'élaborer un guide pratique du conventionnement à l'usage
des salariés afin d'éviter les dérapages.
Certes, Al-Manar n'est pas Disney-Channel
Cette
télévision est l'organe d'expression d'une organisation politique, le Hezbollah
libanais, qu'il faut, bien évidemment, remettre dans son biotope régional des
plus complexes, dans son contexte d'un région en guerre où des mouvements
politico-militaires sont confrontés à une des plus puissantes armées du monde.
Aussi, et c'est une évidence dans l'Orient compliqué, il n'est pas toujours si
simple de dire le droit.
Mais l'affaire est également révélatrice d'une
évolution significative de la société française où les communautés, sinon les
communautarismes pèsent de plus en plus à travers des relais associatifs et
autres outils d'influence drainant de plus en plus d'argent, afin d'influencer
les choix des pouvoirs publics. En la matière, l'affaire Al-Manar fera
jurisprudence.
Et, il est désormais nécessaire de voir appliquer la même
rigueur à l'encontre des autres médias communautaires et communautaristes -
radios, télévisions et sites internet -, notamment ceux qui continuent, en toute
impunité, de cultiver l'arabophobie et la démonisation, sinon la criminalisation
de la résistance palestinienne.
17. Convoi sans convoyeurs par
Héba Nasreddine
in Al-Ahram Hebdo (hebdomadaire égyptien) du mercredi 15
décembre 2004
Aide humanitaire . Les gardes-frontières
égyptiens ont empêché la délégation composée de plus de 300 personnes, dont 60
Européens, accompagnant le convoi du Comité populaire de soutien à l’Intifada,
d’atteindre la ville de Rafah.
Nord-Sinaï, de notre envoyée
spéciale - C’est devant l’Ordre des avocats, au Caire, que les membres du convoi
s’étaient donné rendez-vous vendredi 10 décembre. Dès six heures du matin, les
militants ont afflué. Parmi eux, des membres du Comité populaire de soutien à
l’Intifada, des représentants des organisations de défense des droits de l’homme
et des différents partis politiques de même que de la confrérie interdite mais
tolérée des Frères musulmans. Des personnalités du monde de la culture et des
arts ont été également présentes. L’écrivain Fathiya Al-Assal, l’acteur Mohamad
Nagui, le poète Mohamad Hégazi, le scénariste et le musicien et chanteur Mohamad
Ezzat. Des membres d’associations françaises, grecques, italiennes,
britanniques, irlandaises, suisses, tunisiennes, autrichiennes, allemandes,
turques et espagnoles ont aussi fait le déplacement en Egypte. Destination du
convoi : Rafah, à la frontière égypto-palestinienne, pour délivrer des vivres et
des couvertures aux Palestiniens. « L’Intifada palestinienne entre dans sa
cinquième année et le peuple palestinien est plongé dans la souffrance. Les
assassinats de Palestiniens et la destruction des maisons se poursuivent. Je
suis venu aujourd’hui pour participer à une action en solidarité avec le peuple
palestinien et exprimer ma colère et mon indignation face à la politique
sanguinaire de Sharon », annonce Pissias Gaugelos, professeur à l’Université
d’Athènes.
Le convoi est à quelques minutes du départ. Tandis que les
organisateurs sont occupés à compter les passagers des cinq autobus qui forment
le cortège, des militants se mettent à coller sur les flancs des autobus des
banderoles sur lesquelles on peut lire : « A bas le sionisme ! » et « La
Palestine est arabe ! ».
7h du matin, tout est prêt. Les cinq autobus du
convoi se mettent en route pour Rafah, suivis de près par un véhicule de la
sécurité centrale. A bord des véhicules, on discute, on fait connaissance et on
récite des poèmes sur la résistance palestinienne. Les cinq véhicules égrènent
les kilomètres au rythme des chansons patriotiques de cheikh Imam, chanteur très
populaire parmi les intellectuels de gauche. Chawqi Zidane est un avocat
égyptien. La quarantaine, farouche militant communiste, il est venu manifester
son soutien au peuple palestinien. « Si nous ne faisons rien, la situation
actuelle ne changera jamais. Après 1973, les Etats-Unis et Israël ont imposé
leur hégémonie sur tout le Proche-Orient », affirme-t-il. Tout comme la plupart
des militants de gauche, il ne croit pas que dans les conditions actuelles, la
paix puisse régner dans la région. Tandis qu’une vidéo diffuse des images de
massacres de civils et d’enfants palestiniens, une pétition sur la rupture des
relations avec Israël est organisée à l’intérieur des cinq bus du convoi.
A
10h du matin, le convoi s’arrête à Qantara-Charq, après Ismaïliya, à 380
kilomètres du Caire. Il est rejoint par six camions transportant des vivres et
des couvertures. « Dans ces camions, il y a 180 tonnes de riz, 170 tonnes de
farine ainsi que 6 500 couvertures collectées de la population égyptienne, d’une
valeur totale de 800 000 L.E. », affirme Mohamad Agati, membre du comité, en
surveillant des yeux de jeunes militants en train de coller sur les camions des
drapeaux palestiniens. Une demi-heure après, le convoi accompagné d’un autre
autobus et de deux minibus transportant une soixantaine de membres du comité
venus du Delta redémarre, toujours sous escorte policière.
Mais à mi-chemin,
les problèmes commencent. Arrivé à 150 kilomètres d’Al-Arich, le convoi est
arrêté par les gardes-frontières. Après avoir minutieusement fouillé les camions
et photocopié cartes grises et permis de conduire, ils autorisent les camions à
continuer vers Rafah. Mais les membres du convoi devront rester sur place. Leurs
papiers ont été confisqués. Ils ne les récupéreront que lorsqu’ils reviendront
au Caire. Face à ce « blocage », plusieurs personnes descendent pour négocier
avec la sécurité. Vêtue de noir et tenant à la main un drapeau palestinien,
Fathiya Al-Assal surgit en hurlant : « Nous avons une autorisation de la police
pour nous rendre à Rafah et livrer cette cargaison. Laissez-nous passer ! ».
Mais la réponse de la sécurité fait monter le tension. « Il est interdit de
passer Madame », assurent les officiers. Des membres étrangers du convoi tentent
de poursuivre les négociations pour convaincre la sécurité de leur délivrer un
droit de passage. « Nous avons réussi à obtenir l’autorisation des autorités
israéliennes pour le passage du convoi en Palestine. Et, vous, les Arabes, vous
nous interdisez l’accès à Rafah. C’est insensé. Laissez-nous passer ! », hurle
Robin Horseman, président du groupe britannique. Mais la sécurité est
intraitable. Elle craint que le passage du convoi ne perturbe la sécurité à
Al-Arich et à Rafah, où 3 officiers égyptiens ont été récemment tués par des
tirs israéliens. Par ailleurs, et suite aux attentats de Taba, 3 500 personnes
ont été arrêtées à Al-Arich et les habitants de cette ville, sur des charbons
ardents, pourraient saisir l’occasion pour se révolter.
« Nous
sacrifions notre sang et notre âme pour toi, Palestine »
Outrés par l’attitude des forces de l’ordre, les membres de la délégation se
rebellent. « La police ne veut pas nous laisser passer pour rejoindre le convoi
», crie Mohamad Agati. Il appelle ses compagnons à marcher dans le désert et
chanter pour la Palestine. Répondant à son appel, les 400 membres du convoi
descendent de leur autobus. Les drapeaux à la main, les membres de la délégation
se mettent à chanter à haute voix. « Non à la normalisation ! », « Nous
sacrifions notre sang et notre âme pour toi, Palestine ! », scandent les
manifestants, qui portent des pancartes en arabe, en français et en
anglais.
Après une heure de manifestation, les Frères musulmans lancent
l’appel à la prière du vendredi. Sur la route, une centaine de personnes, hommes
et femmes, prient Dieu de « sauver le peuple palestinien et de mettre fin à
l’hégémonie américaine au Proche-Orient ». Quelques instants plus tard, ils
apprennent que la police a arrêté les six membres du Comité de soutien à
l’Intifada à Al-Arich qui devaient les accueillir. La tension monte à nouveau.
Un groupe décide de bloquer le passage des véhicules au poste-frontière. « Nous
ne bougerons pas d’ici », crient-ils. D’autres membres du convoi commencent
alors à lancer des slogans hostiles à la sécurité. D’autres se mettent à hurler
: « Nous ne nous laisserons pas faire ! » et appellent à reprendre le trajet à
pied jusqu’à Al-Arich. Mais soudain, comme tombés du ciel, plusieurs centaines
d’agents de sécurité font leur apparition. Ils s’alignent de manière à faire
barrage aux membres du convoi. Des altercations ont lieu. Des coups de gourdins
partent ici et là et la scène se transforme en véritable champ de bataille. Une
Britannique et une Egyptienne perdent connaissance. Un membre du comité de
soutien est atteint d’un malaise cardiaque. Des hurlements se font entendre. Un
journaliste d’Al-Jazeera se voit confisquer sa caméra. « C’est vraiment
désolant. Le monde arabe a besoin de plus de démocratie, plus de liberté
d’expression. Les Israéliens peuvent dormir tranquilles », déclare Alima
Boumediene, sénatrice française.
14h. La bagarre s’est calmée, mais les
esprits restent échaudés. « Si on ne nous laisse pas aller à Rafah, nous allons
camper ici jusqu’à demain », lance Racha Azab, membre du comité. Cette
proposition est accueillie par les applaudissements, que certains tempèrent : «
Ça suffit pour aujourd’hui. Nous avons pris des photos. Nous allons leur faire
un scandale médiatique », hurle Fathiya Al-Assal. Plusieurs jeunes décident
néanmoins de rester. « Vous voyez que nous sommes en nombre limité et que nous
n’avons pas la capacité d’affronter des policiers. Rentrons au Caire maintenant
pour participer demain à une manifestation qui seorganisée devant le palais de
justice. Nous dénoncerons l’interdiction qui nous a été faite de nous rendre à
Rafah », leur est-il proposé. L’enthousiasme affiché par les membres du comité
commence à s’estomper. Le convoi décide finalement de faire demi-tour et de
repartir vers Le Caire. L’amertume se lit sur les visages. « Nous n’avons pas le
droit d’aller combattre auprès de nos frères dans les territoires occupés, ni
même de leur exprimer notre soutien. On nous interdit toujours de passer et
c’est toujours pour des raisons de sécurité. Nos dirigeants sont devenus des
marionnettes », déplore le jeune poète Mohamad Hégazi.
18. Ballet diplomatique par Cherif
Ouazani
in L'Intelligent - Jeune Afrique du dimanche 12 décembre
2004
La période de deuil n'est pas achevée que la nouvelle direction
palestinienne solde les comptes de l'ère Arafat : « nettoyage » des services de
sécurité à Gaza - qui, au mieux, se disputaient les quelques prérogatives et
compétences que voulait bien leur laisser l'occupant, au pire, se livraient à
des exactions -, dissolution des unités spéciales, réorganisation de la chaîne
de commandement... Le type même de réformes auxquelles le défunt était opposé.
En dehors des territoires occupés, cette nouvelle direction, incarnée par
Mahmoud Abbas, successeur de Yasser Arafat à la tête de l'OLP, en attendant
mieux, et par Ahmed Qoreï, le Premier ministre, se prévaut donc d'un droit
d'inventaire par rapport au disparu. Le couple Abbas-Qoreï s'est rendu, le 6
décembre, à Damas, qui boudait Arafat depuis 1986, bien avant qu'il n'ait
l'outrecuidance de signer, en 1993, sans se concerter avec le grand frère
syrien, les accords d'Oslo.
« Nous avons atteint, lors de notre visite en
Syrie, tous les objectifs que nous nous étions fixés », a affirmé Abbas à
l'issue de son séjour damascène. Les objectifs ? Une réconciliation durable avec
le dernier régime baasiste au monde et un dialogue avec les chefs des mouvements
palestiniens en exil. La rencontre avec Khaled Mechaal, chef du bureau politique
du Hamas, s'est révélée moins délicate que prévu. Il est vrai que le rejet de
l'élection présidentielle du 9 janvier par le mouvement islamiste est surtout de
pure forme. Pas de boycottage actif donc, ni d'opérations susceptibles de mettre
en danger le processus électoral. Autrement dit, pas de provocation. Une trêve ?
Le Hamas répond à sa manière : « Nous nous contenterons d'un État palestinien
sur la bande de Gaza et la Cisjordanie. » Pragmatisme chez les radicaux ?
Acceptation, à tout le moins, d'une solution négociée, thème de campagne du
candidat Mahmoud Abbas.
Le couple Abbas-Qoreï s'est ensuite rendu à
Beyrouth, la seule capitale arabe, outre Mogadiscio, qui n'abrite pas de
représentation officielle palestinienne. Le Liban compte pourtant sur son
territoire quelque 350 000 réfugiés palestiniens. Les retrouvailles étaient en
tout cas empreintes d'une chaleur tout orientale : accolades et chapelet,
primauté de la réconciliation sur les sujets qui fâchent (comme le nombre élevé
de milices armées dans les camps de réfugiés).
Mahmoud Abbas en a profité
pour faire campagne, même si les réfugiés palestiniens au Liban ne jouissent pas
du statut d'électeur. « Jamais nous ne renoncerons au droit au retour », a-t-il
réaffirmé au cours d'un meeting devant plus de cinq mille Palestiniens. Une
manière de couper l'herbe sous le pied à Marwane Barghouti, son principal rival
à la présidentielle du 9 janvier. Une façon aussi de rassurer les Libanais, qui
redoutent par-dessus tout l'installation définitive dans le pays du Cèdre des
réfugiés palestiniens.
Abbas et Qoreï ne comptent pas s'arrêter là. Ils
s'apprêtent à effectuer une tournée dans le Golfe. Koweït et Riyad devraient
être leurs prochaines étapes. Ils espèrent convaincre leurs interlocuteurs
d'oublier les querelles du passé et de mettre la main à la poche pour contribuer
au financement du scrutin et à la reconstruction de la Palestine (4 milliards de
dollars au bas mot, selon Nabil Chaath, chef de la diplomatie de l'Autorité).
Les Al Sabbah, dynastie régnante au Koweït, semblent prêts à absoudre la
direction de l'OLP, qui avait soutenu l'invasion de l'émirat par les troupes de
Saddam Hussein, le 2 août 1990. Les Al Saoud, eux, donneront sans hésitation
leur bénédiction au ticket Abbas-Qoreï.
À ce jour, les États-Unis ont d'ores
et déjà décaissé 20 millions de dollars pour les opérations de vote. Quant à
l'Union européenne, elle a promis de tout faire pour que les élections soient un
succès. Une promesse réitérée par l'Allemand Joschka Fischer, le Britannique
Jack Straw et l'Espagnol Miguel Angel Moratinos, à l'occasion de leur passage à
Ramallah.
La nouvelle direction palestinienne emprunte également les relais
de la diplomatie parallèle. C'est ainsi que Djibril Rajoub, ancien patron de la
sécurité préventive en Cisjordanie et qui fait un retour remarqué sur le devant
de la scène, aurait rencontré, à Londres, Omri Sharon, fils du Premier ministre
israélien, pour étudier les modalités de l'organisation du scrutin et du
redéploiement de Tsahal dans les Territoires. D'autres réunions ont regroupé
Israéliens et Palestiniens sur le même thème. Cependant, les engagements pris le
8 décembre par l'État hébreu ont fait long feu. Le 9 décembre, un drone
israélien a lancé un missile sur un véhicule circulant à Gaza. Bilan : trois
militants palestiniens gravement blessés. Si ce n'est pas de la provocation,
cela y ressemble...
19. Le dernier sondage du SIS : Abou Mazen
remporte 53,4 des votes
Dépêche du Centre de Presse Internationale
(Palestine) du samedi 11 décembre 2004
GAZA - Le nouvel sondage
d'opinion publié par le State Information Service (SIS), montre que Mahmoud
Abbas, le président de l'Organisation de Libération de la Palestine, qui
participe comme principal candidat du Fatah dans les élections présidentielles,
a gagné 53,3% de soufrages de ceux questionnés par le SIS. Le troisième de ce
type, effectué entre 7 et 8 décembre, 2004, le sondage indique que les autres
candidats ont gagné des différents pourcentages. Le nombre de ces questionnés
par SIS est de 2 762, au-dessus de 18 ans, dont 1 064 dans la bande de Gaza et 1
698 en Cisjordanie et dans le Jérusalem-est. Les pourcentages des autres
candidats se présentent de cette manière : Marwan Barghouti 18,8%, Mustafa
Barghouti 8,9%, Abdelsatar Qasem, 2%, Tayseer Khaled 1,1%, Hassan Khraisha, 1%,
Bassam Alsahi 0,8%, Abdul Karim Shbair, 0,2%, Alsayed Baraka,0,4%, Abdulkarim
Shbair, 0,2%, alors que 13,3% de ceux questionnés étaient indécis.
80,2% des participants à l'échantillon ont exprimé leur bonne volonté de
voter le 9 janvier, alors que 12,6 ont décliné et 7,2% étaient indécis.
Dans la bande de Gaza, par exemple, 81,9% étaient prêts à voter, 11,7% ne
voulaient pas voter et 6,4 étaient indécis, comparé à la Cisjordanie, où 79,1
ont montré leur désir de voter, 13,1 disaient que non, et 7,8 étaient indécis.
Le peuple palestinien dans la bande de Gaza, Cisjordanie et le Jérusalem d'est,
va choisir le 9 janvier, 2005, leur nouveau président, après le décès d'Yasser
Arafat, le Président de l'Autorité Nationale, le 11 novembre 2004.
20. Frappez à la porte par Gideon Lévy
in
Ha'Aretz (quotidien israélien) du vendredi 10 décembre
2004
[traduit de l’hébreu par
Michel Ghys]
200 nouveaux sans-abri en un jour
En un jour de la semaine passée, Israël a fait encore d’environ 200
personnes des sans-abri, jetés à la rue. Les nouveaux sans-abri ont été
abandonnés à leur sort sans que personne ne les écoute ou s’intéresse à leur
devenir. Lorsqu’il s’agit de Palestiniens et de Bédouins, déracinement et
destructions de maisons ne font pas une histoire. Avec eux, personne ne parle,
personne ne discute ; il n’y a aucun débat public sur les évacuations ;
d’indemnités, bien sûr, ils peuvent seulement rêver ; de soutien psychologique,
on peut seulement fantasmer. Eux n’ont pas de traumatismes – qui sont-ils
d’ailleurs ? – et leur expulsion n’est pas un déracinement. Les maisons qu’ils
ont bâties sur leurs terres privées sont parfaitement « illégales » et pour
elles il n’y a qu’une Loi dans un Etat de droit. Autour d’eux, tout est légal et
casher au plus haut degré : les avant-postes et les colonies, les postes
d’observation et les saisies, les expropriations et les expulsions, le vols des
terres et le pillage des olives – et seul le petit nombre misérable de leurs
baraques et de leurs maisons est « illégal ».
La Loi et l’Ordre doivent
veiller. Alors, lundi de la semaine passée, les bulldozers sont montés à
l’assaut de dizaines de maisons et de baraques illégales à Anata et les ont
rasées. Pour ce méprisable travail, il n’y a pas de refuzniks : les
garde-frontières et la police, dirigés par Zohar, de l’administration civile –
c’est comme ça qu’il est connu parmi les habitants – en compagnie d’un groupe de
travailleurs étrangers d’Afrique, ont exécuté le travail sans scrupule et sans
faire de taches. Les rabbins ne formulent pas de décret rabbinique, leurs
étudiants ne lèvent pas les yeux au ciel, les hommes de Zohar vont dormir
tranquilles à la fin de leur journée de labeur. Ici, on détruit, on déracine, on
dévaste, et voilà tout. Environ 200 habitants, dont une majorité d’enfants, se
retrouvent, terrassés, parmi les décombres, sans « Administration chargée de
l’Evacuation » et sans indemnisation, sans protestation et sans manifestations
d’opposition, seulement avec la perte de leurs biens et la destruction de leur
vie. Ils n’ont nulle part où aller. Pour une partie d’entre eux, c’est déjà la
troisième expulsion et destruction dans leur vie.
Mais ils ne sont pas seuls.
D’après les chiffres de B’Tselem, au cours des quatre dernières années, Israël a
détruit plus de 4100 maisons, privant d’abri 17 000 enfants dont les maisons ont
été détruites pour « dégager » le terrain, comme « punition », ou en tant que «
construction illégale ». Dans les Territoires occupés, tout prétexte est bon
pour détruire la maison d’un non-Juif. On a la gâchette facile, et la commande
du bulldozer aussi.
Des tours de guet verdâtres, comme les tours d’une
forteresse au temps des croisés, s’élèvent au dessus de la nouvelle maison
d’arrêt stylisée de Jérusalem sur la colline face à Anata. Le camp des Russes,
Moskobiya, la terreur des Palestiniens, est maintenant ici. Les chiens de garde
ne cessent d’aboyer. Dorénavant, les prisonniers palestiniens seront interrogés
et torturés sur cette haute colline. Sur la colline proche, de lourds camions
déchargent encore et encore des monticules de terre. On dit que l’armée
israélienne construit là un nouveau terrain d’entraînement. Il y a ici place
pour tout : pour la nouvelle maison d’arrêt de la police, pour le nouveau champ
de tir de l’armée israélienne, pour le mur de séparation qui arrivera bientôt
ici, pour les immeubles à appartements de la méga-colonie de Maaleh-Adoumim et
pour la nouvelle route en train de déchirer la vallée et qui est destinée relier
la colline française au camp d’Anatot, une affaire vitale comme il n’en est pas
deux. La place ne manque que pour la famille Kaboua.
Les tours d’ivoire de
l’Université Hébraïque sur la Colline des Guetteurs (Har HaTsofim), guettent,
silencieuses, selon leur habitude, ce qui se déroule au pied du campus. L’œil de
qui parmi les professeurs a aperçu les décombres qui se sont amoncelés sous leur
nez, la semaine dernière ? Y a-t-il un étudiant quelconque qui ait prêté
attention aux dizaines de baraques qui ont été écrasées en son nom ?
Un four
se trouve là comme un tison sauvé des décombres. Une boîte à conserve de petits
maquereaux à l’huile végétale traîne par terre, la fourchette encore fichée dans
la chair du poisson, témoignage préservé que jusqu’à la semaine passée, il y
avait de la vie, ici. La date de péremption des maquereaux est encore éloignée :
17.01.07, mais leur temps est passé. Un haut-parleur Sony, un matelas crevé, une
machine à lessiver renversée, débris de vies. Seuls les tiges métalliques qui
pointent parmi les décombres implorent le ciel.
Omar Kaboua, 19 ans, est le
fils d’une nouvelle famille de sans-abri. Son père, Bédouin, citoyen israélien,
est arrivé ici, de Beer Sheva, au début des années 80, à la recherche de
travail. Il en a trouvé ici comme gardien et s’est construit une maison en 1995
sur une terre privée qu’il s’était achetée. Toutes ses tentatives pour obtenir
un permis de bâtir avant que la maison ne soit construite ont échoué, comme
d’habitude ici. 21 personnes vivaient dans cette maison : le père, ses trois
filles et leurs enfants, dans quatre appartements de la maison en pierre à deux
niveaux qu’ils avaient bâtie. Tout a été maintenant foulé aux pieds.
Lundi de
la semaine passée, les démolisseurs sont arrivés le matin à neuf heures moins le
quart. Presque tout le monde était à la maison, jusqu’au petit dernier, âgé de
deux mois. Ils ont vu les jeeps et les bulldozers, sous les ordres de Zohar, de
l’administration civile de Beit El, monter de la vallée, et ils se sont
empressés de rappeler de l’école tous les enfants. Des travailleurs noirs ont
commencé à enlever les armoires et alors, les bulldozers sont entrés en action.
Le réfrigérateur aussi, ils l’ont sorti. Tenez, il est ici. Après deux heures et
demie, ils avaient achevé leur saint ouvrage. Sur tout, raconte Kabouah, ils
sont venus, ils ont détruit, ils sont repartis. Maintenant, ils habitent dans
des baraques, en haut. Mais où habiteront-ils ? « Où irons-nous ? C’est notre
terre. »
La première femme, Sabha Kaboua, première épouse du chef de la
maison, surgit elle aussi. A 40 ans, elle ne se rappelle pas le nombre de ses
enfants. Omar dit qu’il y en a dix : huit encore à la maison et deux qui sont
mariés. « On avait économisé chaque shekel. On ne s’habillait pas bien et on ne
mangeait pas bien, pour pouvoir bâtir cette maison. Zohar arrive et en deux
secondes, il efface notre avenir. » La maison de sa sœur, on l’a détruite il y a
six mois et ils l’ont déjà reconstruite, abri temporaire pour la journée. La
nuit, elle la passe dans une cabane, en haut. Son mari est allé à Beer Sheva,
une des autres épouses a trouvé refuge chez ses parents, elle ne sait pas où, et
l’autre habite avec elle dans la cabane. « Dieu aidera. Si nous étions des
terroristes, peut-être qu’ils ne nous feraient pas ça. Nous ne sommes pas le
Hamas, ni le Fatah. Nous sommes des Bédouins. Ils savent que nous sommes
Bédouins, alors pourquoi nous ont-ils fait ça ? Où vont-ils nous envoyer ? Chez
Abdallah qui nous jettera dans le Jourdain ? Chez Moubarak qui nous jettera dans
le Nil ? ». Kaboua se tait.
Un toboggan rose pour enfants se dresse, tout
entier, au cœur des décombres de la maison suivante sur le parcours des
destructions. A la balançoire non plus, on n’a pas touché. Dans les rues d’Anata
partagé en deux, une partie sur le territoire de Jérusalem Est occupé et une
partie en Cisjordanie occupée, les décombres s’amoncellent. Là une maison
détruite il y a quatre mois, celle-ci il y a six mois. Dans les rues ravagées,
les ordures traînent, que personne n’évacue d’ici. La file s’allonge à l’entrée
de la bourgade, au barrage qui la boucle nuit et jour. Ici, dans ce lieu saint,
a vécu jadis le prophète Jérémie.
Les démolisseurs sont passés de la maison
de la famille Kaboua à la maison suivante, dans la pente. La propriétaire de la
maison, Hoda Dandis, sort de la maison des voisins, un bébé d’un an et demi dans
les bras, Rassan, et un petit enfant qui se traîne derrière elle, agrippé à sa
robe, Ramadan, trois ans et demi. A tout jamais, ces enfants emporteront avec
eux le souvenir de la destruction de la maison de leur enfance. Agée de 28 ans,
Dandis a appris l’hébreu à l’école. Six enfants. Son mari est chauffeur dans la
société d’électricité de Jérusalem Est. La maison a été construite il y a 13
ans. Ils se sont réveillés lundi matin à six heures en entendant déjà le bruit
de la troupe de démolition. Un bulldozer et trois autres engins, accompagnés de
nombreuses jeeps de la police des frontières et de la police. La troupe a
progressé vers le haut, passant devant leur maison et Dandis était persuadée
qu’elle allait vers une autre maison. Mais après avoir achevé de démolir la
maison des Kaboua, ils sont descendus vers la sienne.
Dandis a décidé de se
barricader dans sa maison. Elle a envoyé ses enfants et son mari dehors et n’a
pas été d’accord d’évacuer elle-même. Mouvement contre le désengagement. Les
policiers lui ont dit par la fenêtre : « Faites comme vous voulez, nous, on
démolit. » Parce que son père malade, alerté, est accouru, elle s’est inquiétée
pour sa santé et est finalement sortie. Comme sanction, on ne l’a presque rien
autorisée à sortir de la maison. Elle n’a eu le temps de sauver que la nouvelle
machine à lessiver qu’ils avaient achetée, qui était encore dans son emballage
en carton, et le réfrigérateur. Mais la chambre à coucher, elle n’a pas eu le
temps de la sauver.
Elle a passé trois nuits à la belle étoile avec ses
enfants, refusant d’aller chez les voisins. « Je ne voulais tomber sur personne,
m’imposer à personne. Je veux être maîtresse de moi-même. Et si je suis l’hôte
de quelqu'un pour quelques jours, qu’est-ce qu’il en sera après ? Je retournerai
à la rue ? » Finalement, le froid l’y a fait consentir et elle est allée dans
une maison qui lui a été offerte pour un mois. En journée, elle reste dans la
tente blanche que la Croix Rouge Internationale a installée et la nuit, elle la
passe dans la maison provisoire.
On retire des planches et on pénètre sur le
terrain de la maison détruite. C’était une maison de plain pied, le rêve
israélien absolu. Le petit coin ornemental et de jeux qu’ils ont construit ici
pour les enfants est merveilleusement soigné. Une petite pelouse, un toboggan et
une balançoire, des arbres fruitiers, presque toutes les sept espèces, une
rangée de petits cyprès, et les deux chiens de la maison, attachés. Le husky
aboie de désespoir. Il est attaché par une chaîne métallique au volant d’une
carcasse de voiture, les yeux étincelants de colère, l’un bleu clair, l’autre
vert, comme des yeux de husky. Depuis que la maison est détruite, il reste ici,
attaché au volant. La tente de la Croix Rouge est à l’ombre du figuier. L’aspect
de la chambre à coucher jetée de côté, derniers débris du lit de mariage. Le
carton de la nouvelle machine à lessiver traîne sur le côté. La maison voisine
dont le propriétaire est en prison pour atteintes à la sécurité, n’a pas été
détruite, elle. Parmi les décombres, je trouve un vieux masque à gaz. Dandis dit
qu’ils ne reconstruiront pas leur maison.
« Vous avez des jacuzzis et nous,
on a ça ». Na’al Amrin, un jeune homme rieur, célibataire de 27 ans, explore
avec nous l’énorme site des destructions qui ont frappé des membres de sa tribu
et d’autres tribus et il pointe le doigt vers une misérable cabine de toilettes
restée en place. Par ici habitaient et habitent 158 membres des familles Amrin,
Jahalin et Tabana, dont une majorité de petits enfants. Quand l’administration
civile a eu terminé de démolir les maisons de pierre en haut, les hommes de la
troupe de Zohar se sont tournés vers cette zone de tentes et de baraques au pied
de la nouvelle maison d’arrêt, et ont détruit pas moins de 95 cabanes en toile,
baraques, bâtiments d’habitation et enclos. Le tout en un jour, avec une
efficacité qui suscite l’admiration.
Les traces des bulldozers sont encore
marquées dans le sol. « Pourquoi viennent-ils toujours en hiver ? », demande
Amrin. Lui et les membres de sa tribu ont l’habitude des destructions et des
expulsions. En 1948, ils ont été chassés du Néguev. Il y a une dizaine d’années,
ils ont été chassés du terrain sur lequel la base militaire d’Anatot a été
construite et maintenant, on a parlé de les chasser d’ici aussi. « Il n’y a plus
nulle part où aller », dit Amrin, sèchement, « Tout le temps, on nous dit :
bougez-vous un peu plus loin. Quand ils sont venus lundi, ils nous ont dit :
allez en Jordanie ou en Arabie Saoudite. » Sur la porte d’une baraque à moitié
détruite, un autocollant du Seigneur des Anneaux, et un autocollant des Soldats
de l’Anarchie sur la table en formica où sont servies des pitas sorties du four,
des olives amères et de l’huile d’olive de la récolte de l’année. Tout autour :
Maaleh Adoumim et la maison d’arrêt.
Il était déjà deux heures de
l’après-midi : le temps pressait les démolisseurs. « Vous avez cinq minutes pour
tout évacuer. Pas six minutes, seulement cinq. », a-t-on dit aux Bédouins
consternés. Cinq minutes de remue-ménage : les Bédouins se sont dépêchés de
sauver tout ce qu’il était possible de sauver en cinq minutes. Du gaz
lacrymogène a été lancé pour plus de sécurité : en voilà, éparpillées par terre,
les cartouches de la police israélienne. Les hommes de Zohar ont menacé de
revenir le lendemain pour démolir ce que les Bédouins auraient reconstruit mais
ils n’ont jusqu’à présent pas mis leurs menaces à exécution et la ville de
tentes est déjà partiellement reconstituée. Lorsqu’une femme d’ici doit
accoucher, il faut l’emmener d’urgence à l’hôpital de Ramallah, une affaire
d’une heure et demie, les bons jours, avec des barrages accueillants. La route
vers Augusta Victoria, un hôpital de Jérusalem visible juste là haut, leur est
fermée. « Dieu les mettra en morceaux comme ils nous ont mis en morceaux », dit
un homme âgé, Hussein Amrin, père de Na’al, qui se souvient de la première
expulsion, du Néguev, et de la seconde, d’Anatot. La porte-parole de
l’administration civile, Talia Somekh, s’est contentée d’une réponse brève à
propos de toutes ces destructions : « Il s’agit de constructions bâties sans
permis légal et contraires à la Loi, c’est pourquoi elles ont été détruites
».
Un marchand de ferraille annonce sa venue dans un haut-parleur rauque.
Maintenant, il a ici beaucoup de marchandise, restes d’enclos et de maisons, y
compris les étuis en aluminium des « cartouches de gaz à fragmentation. Police
d’Israël. A employer dans les cinq ans à compter de la date de fabrication
».
21. Nouveau couac dans les relations
israélo-françaises
Dépêche de l'Agence France Presse du vendredi 10
décembre 2004, 13h54
Les propos de l'ambassadeur de France en Israël
Gérard Araud, selon lesquels les Israéliens étaient atteints d'une "névrose
anti-française", ont provoqué un couac dans les relations souvent tumultueuses
entre les deux pays.
"Il y a une sorte de névrose dans ce pays. Une névrose
anti-française. C'est très clair", a déclaré jeudi M. Araud à la radio militaire
israélienne.
Le chef du parti travailliste israélien Shimon Peres a cependant
minimisé l'affaire soulignant la nécessité de reprendre le dialogue pour éviter
des frictions inutiles. "Je ne suis pas un expert en psychologie mais je peux
dire que je n'ai pas de problème avec la France" a-t-il ajouté à des
journalistes.
"Il y a eu des hauts, parfois très hauts et des bas parfois
très bas dans les relations et j'aspire à remonter le pente", a souligné M.
Peres qui devrait rejoindre prochainement le gouvernement d'Ariel Sharon.
Les
médias israéliens traitaient plutôt l'affaire avec ironie. "Sacrebleu", titre
ainsi en français le quotidien en langue anglaise Jérusalem Post, et d'ajouter:
"maintenant le représentant de Paris affirme que nous détestons les
Français".
L'ambassadeur "n'arrive pas à décider s'il doit nous verser des
cuillerées de café de sucre ou des cuillerées de soupe de vinaigre", écrit le
journal en référence à une interview que lui avait accordée M. Araud et dans
laquelle il estimait qu'Israël s'efforce de "faire preuve de retenue" face à
l'Intifada.
Le quotidien populaire Maariv titre "La France contre Yaztpan",
un humoriste israélien dénoncé nommément par l'ambassadeur pour ces attaques au
vitriol contre la France et les Français, et accuse M. Araud d'avoir "oublié les
règles de la politesse diplomatique".
Le quotidien à grand tirage Yediot
Aharonot met l'accent sur la visite prévue la semaine prochaine de l'ancien
ministre français Nicolas Sarkozy, le chef de l'Union pour un mouvement
populaire (UMP), le principal parti de la droite française.
Le journal
annonce qu'Israël déroulera le "tapis rouge" pour M. Sarkozy, qui participera le
14 décembre à la conférence annuelle de Herzlya près de Tel-Aviv et sera reçu
par les principaux responsables israéliens, selon une source officielle.
Un
commentateur de la radio militaire israélienne a réagi sans acrimonie aux propos
de l'ambassadeur.
"Au lieu de parler de névrose, l'ambassadeur aurait mieux
fait de parler de schizophrénie, puisque les Israéliens censés détester les
Français adorent se rendre en France, seconde destination préférée de par le
monde monde par les touristes israéliens", a-t-il relevé avec humour.
En
dépit des relations aigres-douces entre Israël et la France, Paris reste aux
yeux des Israéliens, et encore plus des Israéliennes, la "ville la plus
romantique" du monde, selon un sondage publié en juillet. Paris devance dans
l'ordre des préférences Venise, Prague, et de très loin New York.
Néanmoins
selon le sondage effectué auprès de la population juive en Israël quelques mois
plus tôt, 57% des personnes interrogées disaient éprouver de l'antipathie envers
la France contre 25% qui éprouvent de la sympathie.
Le ministère israélien
des Affaires étrangères a jugé dans un communiqué jeudi les propos de
l'ambassadeur "inacceptables" et "ne contribuant pas aux efforts de la France et
d'Israël pour améliorer leurs relations".
Mais un porte-parole du ministère,
Yigal Palmor, a estimé qu'ils "n'affecteraient pas les relations entre les deux
pays" et en particulier la visite de M. Sarkozy.
L'ambassadeur d'Israël à
Paris, Nissim Zvili, a déclaré comprendre la "colère" de M. Araud. "Je pense
qu'il est très proche de la vérité. Je pense qu'il existe une sensibilité
exacerbée en Israël envers l'attitude française, ainsi qu'en France envers le
comportement
israélien".
22. Hans Blix : réformer l'ONU après la
guerre d'Irak
in Voltaire du jeudi 9 décembre
2004
["Voltaire" est un magazine quotidien
d'analyses internationales publié par le Réseau Voltaire. Recevez chaque jour le
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articles du site (les articles de moins de trois mois sont réservés aux
abonnés). Renseignements : http://www.reseauvoltaire.net/abonnement.php]
(Version française : Réseau Voltaire - Cette leçon magistrale,
reproduite avec l'aimable autorisation de l'université de Cambridge, a été
prononcée par le Dr Hans Blix au Hersch Lauterpacht Memorial de Cambridge, le
mercredi 24 novembre 2004. Hans Blix analyse les motivations juridiques de la
guerre d'Irak et leurs conséquences en droit. L'ancien directeur des inspecteurs
de l'ONU récuse point par point les argumentaires britannique et états-unien.
S'appuyant sur le récent rapport des seize sages, il plaide pour une réforme de
l'ONU qui élargisse la représentativité du Conseil de sécurité pour prévenir la
reproduction de ces abus. Hans Blix est Président de la Commission sur les armes
de destruction massive (WMDC) ; ancien président exécutif de la commission de
surveillance, de vérification et d'inspection des
Nations-Unies en Irak (UNMOVIC) ; directeur-général
émérité de l'Agence internationale de l'énergie (IAEA) il a publié "Irak,
les armes introuvables" aux éditions Fayard - 456 pages - 22 euros - ISBN :
2213618305.)
Dans ma première leçon magistrale, j'ai parlé de la manière dont
a évolué, particulièrement durant les 150 dernières années, l'attitude du monde
au sujet du recours à la force entre les États. Dans cette troisième leçon, je
vais me concentrer sur l'attitude radicalement différente vis-à-vis de l'usage
de la force entre la Guerre du Golfe de 1991 et la Guerre d'Irak de 2003.
Les règles de la Charte de l'ONU sur l'usage de la force et la
sécurité collective
Dans la philosophie post-Seconde Guerre mondiale
de la Charte des Nations-Unies, la sécurité collective doit être assurée par le
Conseil de Sécurité, ses cinq membres permanents endossant la plus grande
responsabilité. L'article 2:4 définissait le principe selon lequel les membres
doivent s'abstenir de menacer ou d'avoir recours à la force contre l'intégrité
territoriale ou l'indépendance politique d'un quelconque État. Le chapitre VII
envisageait que le Conseil de sécurité décide au nom de tous les membres de
l'action, ce qui inclue l'action armée, qui doit être menée en cas de menace à
l'encontre de la paix, de non-respect de la paix ou actes d'agression.
Sachant que durant les longues années de Guerre froide, l'action réelle
avait de grandes chances de tomber sous le coup d'un véto de la part de l'un ou
plusieurs membres du Conseil, le système de sécurité collective était, en
pratique, paralysé. Pour leur protection contre les agressions, l'article 51 de
la Charte laissait les États membres s'en remettre comme par le passé à leur «
droit naturel de légitime défense individuelle ou collective ».
La Guerre du Golfe de 1991
Avec la fin de la Guerre
froide, la situation a changé. Un consensus entre les cinq membres permanents du
conseil n'était dorénavant plus indésirable. Il fut obtenu en 1990, lorsque
l'Irak attaqua et occupa l'État du Koweït.
Le président Bush père avait construit une coalition internationale
d'États, incluant des États arabes, et avec l'autorisation du Conseil de
sécurité une action militaire fut engagée en 1991, qui chassa les forces
irakiennes du Koweït. Il s'agissait là d'un acte de légitime défense collective
conforme aux principes de la Charte. On put observer une euphorie à l'ONU et
dans le monde au sujet du fait que le système de sécurité et la Charte puissent
enfin fonctionner comme envisagé à San Francisco. Le président Bush père parla
d'un « nouvel ordre international ». Des commentateurs plus sceptiques notèrent
que cette opération collective coûteuse n'aurait pas vu le jour si ce n'est dans
l'inquiétude que Saddam Hussein, s'il était laissé sans surveillance, aurait pu
continuer à partir du Koweït vers d'autres États riches en pétrole. Il
n'existait aucune garantie, ajoutèrent des commentateurs, qu'un « nouvel ordre
international » préviendrait les agressions contre des États stratégiquement
moins importants. La décision de ne pas avoir recours à la force militaire pour
chasser Saddam Hussein du pouvoir était perçue par les mêmes sceptiques comme un
calcul visant à maintenir en place un régime irakien pouvant contrebalancer le
gouvernement théocratique d'Iran.
Les inspections et les sanctions économiques
(1991-2003)
J'ai décrit le système d'inspection et de surveillance
très intrusif qui fut imposé à l'Irak par la résolution 687 (1991) pour
s'assurer que tous les programmes d'armes de destruction massive et leurs
vecteurs soient éradiqués. Nous savons aujourd'hui que la combinaison
d'inspections, de sanctions économiques, de pressions diplomatiques et
militaires a fonctionné. Concernant le désarmement, l'ONU et le monde connurent
un succès, sans vraiment le savoir.
C'est uniquement au sujet du programme nucléaire qu'un point de vue
généralement partagé par les gouvernements concluait que rien de significatif ne
subsistait fin 1998, une fois tous les inspecteurs retirés. L'AIEA rapporta en
1997 qu'elle pouvait se faire une idée techniquement cohérente du nucléaire
passé, mais mettait en garde sur le fait qu' « une incertitude était inévitable
dans tout programme de vérification technique à l'échelle d'un pays entier,
visant à prouver l'absence de matériel et d'activités facilement dissimulables.
» Il ajoutait que « la limite en deçà de laquelle une telle incertitude est
acceptable relève du jugement politique ».
Bien que M Ekeus et son successeur au poste de président exécutif de
l'UNSCOM, M Butler, aient déclaré que selon eux la plupart des éléments
interdits liés aux points B et C ainsi que les programmes de missiles avaient
été détruits, il demeurait fin 1998 une considérable et troublante incertitude.
Des preuves satisfaisantes de la destruction de quantités significatives de
différentes armes et matériaux prohibées ne pouvaient être trouvées, alors que
des études avaient par le passé montré que l'Irak en possédait. On jugea alors
ces armes et matériaux comme « non comptabilisés ». Ils ont peut-être été
effectivement détruits ou utilisés lors de la guerre contre l'Iran, mais jusqu'à
ce que des documents ou autres preuves soient présentées, on ne pouvait exclure
qu'ils existent.
Les soupçons sur le fait que des armes et autres matériaux prohibés étaient
toujours dissimulés furent renforcés par la conduite de l'Irak vis-à-vis des
inspecteurs de l'ONU, et particulièrement ceux de l'UNSCOM, durant les années
90. Des refus ou délais d'accès à de nombreux sites eurent lieu, des
déclarations « entières, finales et complètes » successives étaient souvent
incomplètes ou manifestement trompeuses. Après l'invasion et l'occupation de
l'Irak en 2003, quand il était devenu clair qu'il n'y avait presque certainement
pas de matériaux prohibés sur un quelconque de ces sites, un monde en proie au
doute demanda pourquoi l'Irak s'était comporté d'une manière qui suggérait une
dissimulation de matériaux. À partir de 2002 cette attitude fut interprétée à
tort par beaucoup comme la preuve d'une dissimulation. Nous pouvons maintenant
identifier différentes autres raisons pour cette attitude :
Le gouvernement irakien avait d'une part affirmé à l'ONU, avec
justesse, que toutes les armes illégales avaient été détruites ou déclarées, et
demandait la levée des sanctions. Néanmoins, simultanément Saddam Hussein
voulait donner l'impression, surtout à l'Iran, qu'il possédait peut-être
toujours des armes de destruction massive ; c'était un exemple de situation où
l'on affiche une pancarte « Attention chien méchant » sans avoir de chien ;
Le gouvernement irakien doutait du fait que les sanctions seraient
levées même s'il coopérait pleinement avec les inspecteurs. Alors pourquoi se
donner de la peine ? L'obstruction devait être particulièrement tentante lorsque
les demandes ou actions des équipes d'inspection semblaient provocantes ou
touchaient leur fierté et leur dignité ;
Le gouvernement irakien était conscient du fait que les équipes
d'inspection pouvaient comprendre des « experts », qui étaient des agents de
renseignement nationaux, et pensait que de telles personnes pouvaient fournir
des informations de ciblage pour les bombardements ;
9/11 - La nouvelle doctrine de sécurité états-unienne - le dossier
britannique de septembre 2002
Avant les attaques terroristes contre
les États-Unis du 11 septembre 2001 et même plusieurs mois après les attaques,
de hauts responsables côté états-unien, dont le vice-président, tout en étant
soupçonneux vis-à-vis de Saddam Hussein, maintenaient leur point de vue selon
lequel l'Irak ne constituait somme toute pas une menace pour la paix. Toutefois,
parallèlement à un intérêt croissant dans l'administration U.S. pour un «
changement de régime » en Irak, émergeait la conviction - sans aucune preuve
pour l'appuyer - selon laquelle l'Irak conservait bel et bien des armes de
destruction massive et était même en train de ressusciter un programme
nucléaire. Les dissidents irakiens, qui souhaitaient une action armée des
États-Unis pour écarter Saddam Hussein, fournissaient généreusement des rapports
infondés sur l'existence de programmes prohibés. Les rapports étaient
chaleureusement et aveuglément accueillis par certains gouvernements et services
de renseignement car ils confortaient les conclusions auxquelles ils
souhaitaient aboutir. Globalement, les autorités d'inspection de l'ONU
n'utilisaient pas les dissidents comme sources.
Le 17 septembre 2002, la nouvelle Stratégie nationale de sécurité U.S. fut
publiée, donnant son soutien et des arguments à de possibles actions préventives
contre les organisations terroristes et les « États voyous ». Dans un résumé,
elle déclarait que « La stratégie nationale U.S. sera basée sur un
internationalisme distinctivement américain qui reflète l'union de nos valeurs
et de nos intérêts nationaux. L'objectif de cette stratégie est non seulement de
rendre le monde plus sûr mais aussi meilleur... »(Sec.1)
Sur la légalité des frappes préventives, le document apportait les
éléments suivants :
« Pendant des siècles, la loi internationale reconnaissait le fait qu'il
n'est pas nécessaire pour les nations d'être victimes d'une attaque avant
qu'elles puissent légalement entreprendre une action pour se défendre contre des
forces qui présentent un danger offensif immédiat. Les chercheurs en droit et
les juristes internationaux conditionnaient souvent la légitimité de l'action
préventive à l'existence d'une menace immédiate - en général une mobilisation
visible d'armées, de forces navales et aériennes se préparant à attaquer.
Nous devons adapter le concept de menace imminente aux capacités et
objectifs des adversaires d'aujourd'hui. Les États voyous et les terroristes ne
cherchent pas à nous attaquer par des moyens conventionnels. Ils s'appuient sur
(…) l'utilisation d'armes de destruction massive, des armes qui peuvent être
facilement cachées, livrées secrètement et utilisées sans avertissement. »
Le message principal était que « Les États-Unis se sont longtemps réservé
l'option des actions préventives pour contrer une menace conséquente pour notre
sécurité nationale. Plus grande est la menace, plus grand est le risque engendré
par l'inaction, et plus convaincant est l'argument d'une action anticipatoire
pour nous défendre, même si l'incertitude demeure quand au moment et au lieu de
l'attaque ennemie. Pour saper ou prévenir de tels actes hostiles de la part de
nos adversaires, les États-Unis comptent bien, si nécessaire, agir
préventivement. »
La Stratégie poursuit en expliquant que pour justifier les mesures
préventives, les États-Unis « se doteront de capacités de renseignement
meilleures et plus intégrées qui puissent fournir des informations précises et
datées sur les menaces, où qu'elles émergent... »
On réalisa donc que si les contre-attaques devaient avoir lieu avant que
les attaques n'aient lieu, il y aurait un besoin crucial de les justifier par
des « informations précises sur les menaces ». Il est quelque peu ironique de
lire cette phrase de septembre 2002, une période durant laquelle l'ambition
dominante des services de renseignement et des gouvernements aux États-Unis et
au Royaume-Uni était de consulter des informations disponibles qui confirmaient
la notion préconçue et erronée d'une menace sérieuse.
Le 24 septembre 2002, le dossier du renseignement britannique fut publié.
Dans la lettre par laquelle il était transmis au président du Conseil de
sécurité, il était décrit comme « basé sur une quantité significative de
nouveaux renseignements, il montre clairement comment l'Irak a développé des
armes chimiques et biologiques, a acquis des missiles capables d'attaquer des
pays avoisinants avec ces armes et a constamment tenté de développer une bombe
nucléaire. »
La lettre se poursuivait en affirmant que « même à l'heure actuelle, l'Irak
s'organise toujours pour dissimuler ses programmes d'armes de destruction
massive ».
L'avant-propos du dossier, rédigé par le Premier ministre Blair contenait
le désormais notoire (en bien ou en mal) passage au sujet de l'organisation
militaire irakienne permettant à « certaines des armes de destruction massive
d'être prêtes en 45 minutes après un ordre pour leur utilisation ». Cependant, à
l'inverse de l'équivalent états-unien qui fut publié à peu près au même moment,
la préface précisait que « les inspecteurs doivent être autorisés à retourner
effectuer leur travail correctement ; et si [Saddam] refuse, ou s'il les empêche
de faire leur travail, comme il l'a fait par le passé, la communauté
internationale devra agir. »
La guerre était-elle « prédéterminée » ?
Beaucoup de
commentateurs ont exprimé la conviction que la guerre en Irak était «
prédéterminée », c'est-à-dire non pas décidée en mars 2003, mais à un
moment-donné en 2002. Nous le saurons lorsque les documents pertinents seront
dévoilés. Il est vrai que le déploiement militaire dans la zone du Golfe
commenca à l'été et à l'automne 2002 ; que le soutien doctrinaire à l'action
préventive survint à la même période, de même que les déclarations de
responsables états-uniens influents sur la nécessité d'un changement de régime
en Irak et l'inutilité des inspections. Sur le souhait d'une poursuite des
inspections, on pouvait clairement noter des différences d'opinion entre les
faucons de l'administration états-unienne, comme le vice-président Dick Cheney,
ainsi que d'autres. Il apparaît aussi clairement, dans les mots de Tony Blair
que j'ai cités, que s'il doutait du fait que Saddam Hussein coopère avec les
inspecteurs, la conclusion qu'il tira du dossier du renseignement était qu'il y
avait un besoin de renouveler les inspections de l'ONU. Les différents points de
vue semblent avoir été conciliés par deux conclusions :
que les armes
de destruction massive de l'Irak devraient être éliminées, et
que les
demandes d'inspections, que les USA et le Royaume-Uni avaient longtemps
soutenues à l'ONU, étaient confirmées, mais sans grande conviction qu'elles
seraient acceptées par l'Irak et que les inspections seraient couronnées de
succès.
La résolution 1441 du Conseil de sécurité (2002)
La
même attitude quelque peu ambivalente fut adoptée tout au long du reste de
l'année 2002. Dans son discours devant l'Assemblée générale des Nations-Unies de
septembre, le président Bush défia l'ONU de faire respecter ses résolutions sur
l'Irak, mais nulle part il ne mentionna les inspections. Lorsque peu après
l'Irak accepta les inspections, une nouvelle résolution du Conseil de sécurité
fut élaborée à Washington, proposant une nouvelle sorte d'« inspections armées »
sous la direction formelle de l'ONU, mais sous le commandement réel du P5 (les 5
membres permanents du Conseil de Sécurité à l'exception des 10 membres non
permanents) ! Sans surprise, cette approche ne fut pas vendeuse à New York.
Après des négociations tendues, la résolution du Conseil de sécurité n° 1441 fut
adoptée à l'unanimité. Elle n'incluait pas la participation du P5.
La nouvelle résolution donnait explicitement aux inspecteurs tous les
droits qu'ils pouvaient souhaiter, y compris le droit de conduire des citoyens
privés irakiens hors de leur pays pour les interroger à l'étranger, et le droit
d'effectuer des inspections de sites présidentiels de la même manière que pour
les autres sites. Différentes demandes spécifiques concernant les inspections à
venir, que j'avais formulées avec le directeur-général de l'AIEA dans une lettre
à l'Irak à laquelle une réponse relativement évasive avait été faite, furent
généreusement déclarées applicables en Irak par le Conseil. Ainsi que je l'ai
noté dans mon livre sur les inspections, ce fut le seul moment de ma vie où une
lettre que j'avais écrite était élevée au rang de loi mondiale !
Il est possible que certains décideurs politiques à Washington aient espéré
que la nouvelle résolution serait trop dure à accepter pour les Irakiens ;
qu'elle serait rejetée et que, de ce fait, un argument contre l'action militaire
serait écarté. Néanmoins, indubitablement averti du déploiement militaire
continu dans le Golfe, l'Irak accepta la résolution en faisant des contorsions.
Je doute que sans déploiement l'accord eut été donné. Je suis pas en désacord
avec l'opinion selon laquelle la diplomatie a parfois besoin d'être appuyée par
une pression significative. La difficulté survient lorsque les pressions ne
fonctionnent pas et que le besoin se fait sentir de montrer que les menaces ne
sont pas creuses. Là où les gouvernements sont incertains quant à leur
disposition à laisser l'action succéder aux menaces, ils doivent veiller à
ajuster les pressions/menaces pour ne pas se montrer dos au mur. Je suppose pour
ma part qu'en ce qui concerne les pressions militaires exercées sur l'Irak
durant l'automne 2002 et l'hiver 2003, le gouvernement U.S. ne voulait
effectivement pas se retrouver dos au mur. Une partie de l'administration était
décidée à y aller aussi vite que possible. Le gouvernement britannique était
vraisemblablement moins enthousiaste pour cette aventure.
Il est inutile que je relate la période d'inspection de trois mois et demi
entre novembre 2002 et mars 2003, mais quelques commentaires s'imposent
peut-être.
Tout d'abord, une fois les inspections démarrées, le soutien concret non
seulement du Royaume-Uni, mais aussi des États-Unis était bon. Si quelque chose
nous inquiétait, c'était plutôt un soutien états-unien trop rapproché : une
proposition d'évaluation bilatérale de la manière dont les inspections devaient
être menées, davantage de personnel et d'experts états-uniens dans les équipes
d'inspection, etc. Nous devions préserver notre indépendance, ce que le Conseil
de Sécurité souhaitait pour nous, et nous le fîmes.
Deuxièmement, il existait un soutien aux inspections au niveau pratique -
peut-être avec des conseils destinés à mener à des actions qui conduiraient les
Irakiens à se braquer et se retrouver coupables de violation de la résolution.
Au niveau politique existait une indéniable ambition de conclure aussi
rapidement que possible à la non coopération et au non respect de la résolution
par l'Irak. L'implication d'une telle conclusion était que le moment approchait
pour entreprendre une action armée.
Troisièmement, alors que le nombre de sites inspectés et le nombre
d'inspections réalisées augmentaient - pour un bilan final d'environ 500 sites
et 700 inspections - il devint clair qu'aucun des nombreux sites proposés par
les services de renseignement que nous avions inspectés ne contenait de «
preuves accablantes ». Cette expérience et notre examen de divers éléments de
preuve censés prouver que l'Irak conservait des matériaux interdits fit naître
des doutes dans nos esprits sur la fiabilité des preuves avancées par les
gouvernements U.S. et britannique.
Ce que nos inspections mirent au jour étaient des résidus d'anciens
programmes d'armement ainsi que des violations et indications de violations des
restrictions imposées à l'Irak sur la portée des missiles. Si l'accès aux sites
que nous souhaitions visiter était presque invariablement et promptement
autorisé, nous avons senti que jusqu'à environ la fin janvier 2003 le côté
irakien ne faisait pas d'effort réel pour clarifier le passé. Nous avions
fidèlement rapporté nos découvertes et expériences au Conseil de sécurité ainsi
qu'aux services de renseignement qui nous avaient indiqué des sites. J'ai peu de
doutes sur le fait que nos rapports aient contribué à influencer la majorité des
membres du Conseil de sécurité et, de fait, de l'ONU, lorsqu'ils décidèrent que
les inspections devaient continuer et que le moment n'était pas venu pour
l'action armée.
J'ai remarqué que le rapport de Lord Butler exprimait sa « surprise » que
les autorités britanniques n'aient pas réévalué leurs preuves à la lumière de ce
que les inspecteurs de l'ONU avaient rapporté. On peut malheureusement conclure
que la diminution progressive de la force de persuasion des preuves avancées en
faveur de l'action armée était accompagnée d'un renforcement progressif de la
détermination à lancer l'offensive. Les initiatives de la part du Royaume-Uni
pour faire un dernier effort dans le sens des inspections échouérent.
Après l'invasion et son unique résultat souhaitable, à savoir le
renversement de Saddam Hussein, il ne suffit que de quelques mois pour
comprendre grâce aux interrogatoires états-uniens de scientifiques, militaires
et autres fonctionnaires irakiens qu'il n'y avait pas de stocks d'armes de
destruction massive. En septembre 2003 David Kay, en tant que chef du Iraq
Survey Group constitué par les États-Unis et en octobre 2004 son successeur,
Charles Duelfer, confirmaient cette conclusion.
J'ai eu vent de critiques portant sur les organisations d'inspection de
l'ONU et moi-même, selon lesquelles nous n'avons pas présenté ces conclusions
qui auraient pu prévenir la guerre. La réponse simple à ces critiques est que si
l'examen critique que nous avons fait de toutes les preuves conduisait au rejet
d'une partie des preuves avancées par les États-Unis et le Royaume-Uni et au
doute concernant d'autres, nous ne pouvions cependant pas exclure que des
éléments « non comptabilisés » existent. Même si les infirmer totalement
demeurait impossible, quelques mois d'inspections en plus auraient été
importants. Ils auraient permis aux inspecteurs de se rendre dans tous les sites
proposés par les services de renseignement et de s'apercevoir qu'aucun d'entre
eux ne renfermait d'armes de destruction massive. En mars 2003, nous n'en avions
pas la possibilité.
Justifications de la guerre
Avant la guerre d'Irak la
présence continue d'armes de destruction massive prohibées et la menace sérieuse
que cela constituait était la principale justification avancée pour une action
armée. J'y reviendrai en évoquant la permissibilité des attaques préventives.
Après la guerre particulièrement, un certain nombre d'autres explications furent
données quant à l'objectif de l'action. Bien que le fait de donner des
explications n'est pas nécessairement la même chose que de donner des
justifications, on peut présumer que certaines explications ont été fournies
dans ce but.
Par exemple, il a été dit que l'un des objectifs était de renverser un
régime brutal, pour réintroduire le respect des droits de l'homme et pour
établir une démocratie qui puisse constituer un modèle au Moyen-Orient. S'il est
évident que la chute de Saddam Hussein était une grande avancée, la
praticabilité, dans le cas de l'Irak, de l'établissement d'une démocratie et des
droits de l'homme par la guerre et l'occupation semble douteuse. Cet argument
aurait difficilement persuadé le Congrès états-unien, le Parlement britannique
ou le Conseil de sécurité de soutenir l'action armée.
De plus, il a été avancé que l'occupation de l'Irak était destinée à servir
d'avertissement à tout État ou groupe sur le fait que la prolifération d'armes
de destruction massive et le terrorisme feraient l'objet de mesures sévères. On
peut noter à ce sujet qu'il est peu probable que l'action ait eu une influence
sur la Libye ; que les problèmes en Iran et en Corée du Nord ne semblent pas
avoir été affectés et que le terrorisme s'en est plutôt trouvé stimulé. Encore
une fois, les soutiens à la guerre auraient difficilement pu être obtenus sur
cette base.
Justifications légales
Si ces dernières
explications/justifications attirent l'attention du débat public, les
justifications légales avancées semblent être relativement peu discutées en
dehors des milieux professionnels de l'ONU et de la loi. Ces arguments semblent
avoir été identiques ou similaires pour les États-Unis et le Royaume-Uni.
Concernant le Royaume-Uni le ministre de la justice, Lord Goldsmith, a déclaré «
La légitimité de l'usage de la force contre l'Irak émane de l'effet combiné des
résolutions 678, 687 et 1441. Toutes ces résolutions furent adoptées selon le
Chapitre VII de la Charte qui autorise l'usage de la force dans le seul but de
restaurer la paix et la sécurité internationales. »
Le fait que le Conseil de sécurité ait été légalement en mesure de donner
son feu vert pour l'action armée n'est pas mis en doute. La question qui se pose
est plutôt de savoir si un membre individuel du Conseil pouvait à n'importe quel
moment entreprendre une action armée contre l'Irak, en se déclarant autorisé par
le Conseil - même lorsqu'il était clair qu'une majorité du Conseil n'acceptait
pas, peut-être même s'opposait à une telle action.
En 2002, avant que soit adoptée la résolution 1441, les États-Unis
insistaient sur le fait qu'il n'avaient pas besoin de mandat particulier pour
entreprendre une action armée. Après la guerre, le Dr Condoleezza Rice, qui est
maintenant secrétaire d'État des États-Unis, suggéra que les États qui se
lançaient dans la guerre « faisaient respecter » l'autorité du Conseil... L'idée
semble pour le moins étrange : les États qui s'abstinrent de soumettre une
résolution à un vote, sachant qu'elle ne serait pas votée, auraient eu le mandat
que précisément ils n'avaient pas obtenu. Qu'auraient donc pu faire les
opposants à l'action armée du Conseil ? Soumettre une résolution interdisant
l'action armée ? Pour faire l'objet d'un véto des membres de la minorité ?
De plus, si les États-Unis, le Royaume-Uni ainsi que d'autres États de l'«
alliance des volontaires » estimaient qu'ils étaient libres, sans aucune
autorisation explicite du Conseil, d'intervenir par la force afin de « faire
respecter » l'autorité du Conseil, on devrait logiquement conclure que la Chine,
la France et la Russie ainsi que les alliés de ces États pouvaient entreprendre
les actions qu'eux-mêmes jugeaient appropriées afin de faire respecter cette
même autorité. Il est difficile d'éviter la conclusion selon laquelle une
décision du Conseil en tant qu'autorité était requise et que les membres
individuels du Conseil n'avaient pas de permission préalable datant de 1990,
1991 ou même 2002.
Le ministre de la Justice britannique a argumenté que la résolution 1441
donnait à l'Irak « une dernière occasion de se conformer à ses obligations en
matière de désarmement » et que l'Irak ne l'a pas saisie. Néanmoins, n'était-ce
pas au Conseil plutôt qu'aux membres individuels de juger cette question ? Du
reste, pendant combien de temps cette occasion devait-elle être donnée ? Aucune
limite particulière de temps ne fut donnée. La seule limite de temps qui fut
donnée en ce qui concerne les inspections était que l'UNMOVIC et l'AIEA fassent
leur rapport au Conseil dans un délai de 60 jours après la reprise des
inspections. Cette date de rapport se trouva être le 27 janvier, mais aurait pu
être des semaines plus tard, si la reprise des inspections s'était avérée plus
lente qu'elle ne le fut. En février et mars 2003 les inspections ont bien
fonctionné : le 7 mars j'ai dit au Conseil de sécurité que « le travail
d'inspection avance et pourrait fournir des résultats. » Il est difficile
d'envisager d'autre raison évidente pour l'empressement en dehors du fait qu'une
armée de 200 000 soldats attendait et que la saison chaude approchait.
Un droit à l'action préventive
Dans ma première
conférence, je me suis référé aux débats de la récente campagne éléctorale
états-unienne et j'ai dit que les deux candidats adoptaient le point de vue
selon lequel les États-Unis devaient pouvoir prendre des mesures préventives
dans certaines situations. Semble-t-il une différence entre eux était que le
Sénateur Kerry a déclaré qu'une telle action devrait passer un « test global »,
alors que le président Bush méprisait l'idée d'une quelconque « permission » de
la part de quiconque.
L'Article 51 de la Charte des Nations-Unies stipule que rien dans la Charte
n'entrave « le droit naturel à la légitime défense individuelle ou collective,
dans le cas où un Membre des Nations Unies est l'objet d'une agression armée,
jusqu'à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour
maintenir la paix et la sécurité internationales... »
En elle-même la règle est très simple et directe.Lorsquel'attaque survient,
vous la voyez et pouvez en toute légitimité agir par légitime défense. Elle fut
écrite avec à l'esprit les vieilles guerres de confrontation directe. Déjà
pendant la Guerre froide des difficultés d'interprétation survinrent avec de
nouveaux types de conflits sous la forme d'actions subversives ou de
guerresparprocuration.Lapossibilitéquel'unedescinqgrandespuissances puisse
lancer de soudaines et dévastatrices attaques nucléaires n'allait pas dans le
sens d'un droit à la légitime défense par anticipation, mais au contraire de
systèmes de détection rapide et la conservation d'une capacité de frappe
secondaire comme moyen de dissuasion. La situation plus récente dans laquelle
des assaillants moins stables - « des États voyous ou des groupes terroristes »-
peuvent rester insensibles aux frappes de représailles dissuasives a compliqué
la situation.
La Stratégie Nationale de Sécurité états-unienne, qui fut écrite après les
attaques terroristes de 2001 sur les États-Unis, faisait référence à l'impératif
souvent cité en provenance du Caroline case (19ème siècle) selon lequel une
attaque connue à l'avance doit être « imminente » pour autoriser une action
préventive, et la considérait comme trop rigide. On cite souvent le président
Bush disant que lorsque l'attaque est « imminente » il est déjà trop tard. Il a
mentionné « un danger croissant » comme suffisant. On l'a également cité disant
que le 11 septembre était le Pearl Harbor de la Troisième Guerre mondiale, la
guerre contre le terrorisme, alors que le vice-président Cheney est cité disant
que cette nouvelle guerre pourrait durer des générations. Cela veut-il dire que
les États-Unis se considèrent maintenant comme engagés dans une « guerre
mondiale » dans laquelle ils s'autorisent à attaquer partout où ils perçoivent
un « danger croissant » ?
La nouvelle secrétaire d'État, Condoleezza Rice, a déclaré qu'il n'est pas
nécessaire d'attendre un « champignon atomique » avant d'entreprendre une action
pour se défendre. Cela implique-t-il que l'Inde aurait eu raison d'attaquer les
installations nucléaires pakistanaises pour l'enrichissement de l'uranium avant
que les pakistanais ne testent une arme nucléaire ? Cela implique-t-il qu'Israël
avait le droit en 1981 d'attaquer et de détruire le réacteur de recherche
OSIRAK, une action qui fut condamnée par le Conseil de Sécurité ? À cette
occasion les États-Unis se sont ralliés à la conclusion du Conseil qui
considérait qu'Israël n'avait pas épuisé les autres moyens d'écarter le danger
que représentait pour lui le réacteur. Quelqu'un peut-il déduire des
déclarations de Dr Rice le fait que les États-Unis - ou Israël - se sentiraient
aujourd'hui dans leur droit en attaquant les installations nucléaires iraniennes
pour l'enrichissement de l'uranium, ou que les États-Unis pourraient se sentir
autorisés à attaquer les mêmes installations en Corée du Nord ?
Si les réponses aux questions que j'ai posées s'avèrent affirmatives, cela
voudrait-il dire que selon les États-Unis tous les États seraient autorisés à
attaquer ce qu'ils voient comme des « dangers croissants » - ou seulement les
États-Unis ?
En observant les attaques-surprise contre les États-Unis en 2001, tous les
gouvernements affirmeraient probablement qu'ils considèreraient comme un devoir
envers leur population de réagir - si besoin est par l'action unilatérale armée
- pour tenter de prévenir une attaque terroriste dont ils avaient appris
l'imminence. Comme les États-Unis, ils ne demanderaient de « mot de permission »
à personne.
Il se pose, cependant, des problèmes cruciaux lorsqu'on proclame le droit à
de telles actions de légitime défense par anticipation :
Avant qu'une
attaque de l'étranger ait lieu, la connaissance de celle-ci incombe
vraisemblablement au renseignement. L'affaire de l'Irak ne rassure pas beaucoup
sur le fait que les services de renseignement nationaux soient une base fiable.
Lorsqu'il s'avère qu'il n'y a aucune base fiable, ce qui était censé être de la
légitime défense par anticipation peut devenir une attaque totalement
injustifiée.
Bien que l'« imminence » puisse être un impératif de
temps sévère, « un danger croissant » serait un critère intolérablement laxiste
et ne serait pas cohérent avec la notion généralement acceptée selon laquelle la
force ne doit intervenir qu'en dernier recours.
À l'évidence, nous avons besoin de discuter de ces sujets dans le conseil
du village global. Ceci m'amène à la dernière partie de ma conférence.
Une réforme de l'ONU ?
Les conclusions d'une commission
nommée par le secrétaire-général Kofi Annan sur le fonctionnement de l'ONU
seront bientôt publiques. Il ne fait aucun doute qu'un débat sur un large
spectre de questions est nécessaire, mais on peut se demander si des discussions
intergouvernementales auraient des chances d'être productives à l'heure
acutelle, alors que l'administration du membre le plus puissant de
l'organisation lui exprime son dédain.
Nous avons appris avant l'action armée en Irak que selon l'administration
états-unienne, le Conseil de Sécurité avait le choix entre voter avec les USA
pour l'action armée ou être non compétent. La majorité du Conseil n'a pas
accepté d'être forcée de soutenir l'action et l'invasion a eu lieu. Beaucoup y
ont vu une perte de prestige pour le Conseil et une crise pour l'ONU. D'une
certaine façon ce fut, et c'est le cas. Les institutions de l'ONU telles que le
Conseil de sécurité sont comme des instruments avec lesquels on joue. Si des
membres importants décident de ne pas jouer ou sont complètement désacordés avec
les autres membres, il n'en résulte aucun orchestre cohérent. C'est seulement
lorsque la fabrication des instruments est défectueuse ou démodée qu'une
réparation présente une utilité.
Le refus de la majorité du Conseil de sécurité de jouer la partition que
les États-Unis voulaient qu'ils jouent l'année dernière peut aussi être vu comme
bénéfique pour sauver l'autorité et la respectabilité du Conseil. On peut se
demander comment le monde aurait perçu le Conseil aujourd'hui, si il avait
cautionné une action armée pour éradiquer les armes de destruction massive qui
n'existaient pas et les preuves qui étaient souvent cuisinées, voire inventées.
Aujourd'hui la plupart des pays et des gens dans le monde considèrent
l'action armée lancée en Irak comme une grave erreur ou pire, et une grande
partie de l'opinion publique états-unienne - peut-être même la majorité -
partage ce point de vue. Pourtant, la nouvelle administration semble considérer
la victoire à l'élection présidentielle non seulement comme un soutien à ses
positions et actions musclées contre les menaces terroristes, ce qui est
probablement une interprétation justifiée, mais aussi comme un soutien à sa
décision de lancer une guerre contre l'Irak et à son dédain pour l'ONU. C'est
comme si l'ONU avait insulté les USA. La Convention républicaine qui a nommé
Bush s'est levée en applaudissant lorsque le vice-président a dit que M Bush ne
« demanderait jamais de permission pour défendre le peuple Américain ». Soit,
excepté que l'Irak n'était pas une menace, ni une menace croissante et
probablement même pas une menace lointaine.
Nous constatons également une intense et large campagne de calomnies
dépeignant l'ONU comme « corrompue » par le programme « pétrole contre
nourriture », qui fut instauré et supervisé par le Conseil de Sécurité et ses
membres les plus puissants, dont les États-Unis, et aurait permis à l'Irak, aux
acheteurs de pétrole irakien et aux vendeurs de biens à l'Irak de détourner
frauduleusement des fonds et de les renvoyer illégalement au régime.
L'existence d'une quelconque corruption dans le vrai sens du terme, au sein
du programme « pétrole contre nourriture », fait l'objet d'un examen par M
Volcker. La fraude que l'Irak et les parties contractantes ont commise, même si
elle est largement soupçonnée et même évaluée dans les médias à l'époque à
quelque chose comme un milliard de dollars par an, n'était probablement pas
facile à tracer et à prouver pour l'administration du programme de l'ONU. Le
Conseil et ses membres l'ont constaté avec de grands yeux comme ils constatèrent
que des milliards allaient dans les coffres de Saddam Hussein en provenance des
exportations de pétrole vers les États avoisinants. Le programme fonctionnait
comme un frein efficace à l'importation d'armes et de matériaux à usage double,
ce qui était son principal objectif. Aujourd'hui il sert de base pour une
campagne contre l'ONU. Tant que le climat actuel persistera il semble improbable
qu'une discussion significative à propos de la réforme de l'ONU puisse avoir
lieu.
Il y a quelque chose de paradoxal à propos de la crise actuelle de l'ONU et
des critiques de l'ONU comme un bureau où l'on brasse de l'air. Nous
n'entendions pas cela durant les longues années de Guerre Froide, quand le
Conseil était habituellement empêché d'agir par la menace ou l'utilisation du
véto russe. Il n'y a aucun obstacle russe ou chinois systématique à l'action du
Conseil aujourd'hui. De nombreuses opérations de maintien de la paix furent
entreprises dans la première période de détente et, soyons honnêtes, un certain
nombre de décisions sont toujours prises par consensus au Conseil. Pourtant,
l'atmosphère reste actuellement empoisonnée.
Il a été suggéré que dans le rapport sur le fonctionnement de l'ONU un
effort soit fait pour examiner les circonstances dans lesquelles l'usage de la
force peut et doit être autorisé. Certains souhaiteraient que l'on fasse
davantage usage du pouvoir du Conseil pour faire en sorte que les membres
observent leurs devoirs de protection de leurs propres citoyens, pour intervenir
par la force, si nécessaire, dans les situations de génocide, comme au Rwanda ou
au Darfour. D'autres veulent se pencher sur une reformulation de l'article 51 de
la Charte pour accorder une place à l'action préventive. Je ne suis pas
optimiste quant aux amendements sur la Charte dans l'un ou l'autre des cas, et
je ne suis pas certain que ce soit nécessaire.
Beaucoup de membres demeureront sceptiques au sujet de toute intervention
armée internationale. Ils émettent des soupçons envers toute interférence
extérieure, même par l'ONU dans le but de faire respecter les droits de l'homme.
D'autres membres ne seront peut-être pas persuadés de dépenser des ressources ou
risquer la vie de leurs soldats, à moins que des intérêts nationaux conséquents
soient en jeu, comme c'était le cas pendant la Guerre du Golfe de 1991 et comme
on considérait que c'était le cas pour la guerre d'Irak en 2003. Là où
l'intervention sera à la fois justifiée comme seul moyen de prévenir de graves
violations des droits de l'homme, et comme acceptable par une large proportion
de membres, je ne crois pas que la règle de la Charte - dans l'article 2:7 - se
posera en obstacle.
Je crois de plus qu'il est improbable qu'un terrain commun quelconque
puisse être trouvé, autorisant explicitement les membres à avoir recours à la
force premptivement ou préventivement sans autorisation du Conseil de Sécurité.
Il est plus probable qu'une réponse au problème émerge progressivement au
travers des précédents. Il est également important, comme l'a noté Kofi Annan,
que le Conseil de Sécurité considère et surveille activement les menaces posées
par les possibles armes de destruction massive, donnant à tous les membres le
sentiment que le problème est pris au sérieux et qu'il existe une disposition à
envisager des actions communes, lorsqu'il y a des preuves convaincantes d'une
menace significative et rapprochée dans le temps.
Je concluerai en affirmant que le Conseil de Sécurité reste potentiellement
une institution vitale. La guerre d'Irak a démontré le handicap qui résulte
d'une action menée sans son autorisation.
Le Conseil bénéficierait même d'une autorité plus grande si sa composition
était modifiée. En 1945, le pouvoir était le pouvoir militaire des États
victorieux. Quand des sanctions et pressions économiques doivent être exercées,
ce qui est préférable à l'exercice du pouvoir militaire, la présence d'États
ayant un grand pouvoir économique présente un avantage.
Pour gagner en légitimité le Conseil doit représenter une large proportion
de la population mondiale. D'où la nécessité d'une présence au Conseil des pays
les plus peuplés de tous les continents. Une proposition fréquemment avancée, et
que je trouve totalement réfutable, veut que les États payant la plus grande
contribution au budget de l'ONU méritent un siège. Les sièges ne devraient pas
être à
vendre.
23. Rebondissements dans le procès
AIPAC par Ron Kampeas & Matthew E. Berger
in The Baltimore
Jewish Times (hebdomadaire américain) du mardi 7 décembre
2004
[traduit de l’anglais par Marcel
Charbonnier]
Envoyés spéciaux à Washington – La
décision prise par un procureur fédéral américain de porter l’enquête concernant
l’American Israel Public Affairs Committee [Aipac] devant un grand jury
constitue, à dire le moins, un contretemps importun pour le principal lobby
israélien. D’aucuns redoutent que cette anicroche n’écorne quelque peu
l’efficacité de l’Organisme.
Des agents du FBI ont perquisitionné le siège de
l’Aipac, ici à Washington, hier, et ont saisi des dossiers liés à deux des
principaux responsables, qui avaient déjà été interrogés, en août dernier, dans
un contexte d’allégations suivant lesquelles un document « secret défense » du
Pentagone avait été exfiltré et transmis à Israël.
Ces agents ont aussi
délivré quatre mise en examen concernant quatre autres hauts responsables,
lesquels devront comparaître devant un grand jury, fin décembre : Howard Kohr
[directeur exécutif] ; Richard Fishman [manager] ; Renee Rothstein
[communications] et Raphael Danziger [recherche].
Bien que l’Aipac se soit
efforcé, ces derniers mois, de présenter l’enquête comme « en train de se
dégonfler », diverses sources ont indiqué à la Jewish Telegraphic Agency que des
enquêteurs fédéraux avaient interrogé plusieurs employés de l’Aipac, au cours
des semaines précédentes.
Les responsables de l’Aipac démentent que l’un
quelconque de ses responsables ait commis une quelconque faute.
« Ni l’Aipac,
ni aucun membre de notre personnel n’a enfreint une quelconque loi », a déclaré
l’Aipac dans un communiqué. « Nous coopérons totalement avec les autorités
gouvernementales. Nous sommes convaincus que tout tribunal ou tout grand jury
conclura que les employés de l’Aipac se sont toujours comportés d’une manière
respectueuse des lois, de la déontologie et de la bienséance ».
Mais les
délibérations du grand jury ne manqueront pas de mettre sur le gril les
principaux responsables de l’Aipac, en des temps où le gouvernement israélien
est à la recherche de soutiens au sein de l’administration américaine et du
Congrès en vue de la reprise de négociations avec les Palestiniens et en
préparation d’un retrait (déjà sur les rails, mais controversé) des forces
israéliennes de la bande de Gaza.
« Bien évidemment, c’est un problème très
sérieux » a estimé Laurie Levenson, professeur(e) de droit à la Loyola Law
School de Los Angeles, et ancienne procureur(e). « Cela ne veut pas dire
nécessairement qu’il y aura des mises en examen, ou que nous sachions quelles
sont les cibles visées par l’enquête… Mais un grand jury détient un pouvoir très
étendu : il peut convoquer des témoins, il peut ordonner des enquêtes, faire
venir des suspects qui ne peuvent être assistés d’un avocat – tout ceci est,
généralement, éreintant. »
Des responsables d’autres organisations juives
américaines ont continué à se tenir aux côtés de l’Aipac, et se sont déclarés
outrés devant la tournure prise par l’enquête.
« Nous assistons à un
comportement très étrange ; dix types font une descente dans une organisation
qui a, depuis le début, manifesté sa coopération », a dit Malcolm Hoenlein, vice
directeur de la Conférence des Présidents des Plus Grandes Associations Juives
Américaines [Conference of Presidents of Major American Jewish Organizations],
dont l’Aipac fait partie. « Apparemment, les méthodes, dans le cas qui nous
occupe, font problème – et ce genre de comportement dure depuis des mois, sinon
des années. »
Des partisans du lobby pro-israélien ont suggéré que l’enquête
serait une sorte de chasse aux sorcières, menée par un ou deux mauvais garçons
du FBI connus pour leur harcèlement des juifs et des associations juives.
Les
personnes proches de l’Aipac ont protesté vigoureusement de son intégrité.
«
Je n’ai pas souvenance d’un seul moment où les dirigeants, depuis Howard Kohr,
et en descendant dans la hiérarchie des responsabilités, n’auraient pas su ce
qu’il était approprié et digne de faire », a ainsi déclaré Steve Grossman,
président de l’Aipac entre 1992 et 1997. « Je ne vois pas ; non – il n’y a pas
eu un seul instant où j’aie eu le sentiment qu’une quelconque information,
transmise, ou débattue, ait pu être en quoi que ce soit inappropriée. Ils ont
toujours eu le plus grand sens de ce qui était convenable. »
En raison de la
nature confidentielle des enquêtes du FBI et des procédures du grand jury, rares
sont ceux qui connaissent l’objet de l’enquête, voire qui savent, même, si
l’Aipac ou les deux responsables interrogés en août – Steve Rosen (directeur des
questions de politique étrangère) et Keith Weissman (adjoint au directeur de la
politique étrangère) - sont bien les cibles qu’elle vise.
Des personnes
introduites à l’Aipac, depuis août dernier, disent que l’affaire semblerait en
voie de faire « pshittt ! ». Les mises en examen et les perquisitions de
mercredi dernier ont coupé court à cette interprétation, et la question est
redevenue centrale, et obsédante, pour l’organisation.
Préoccupés par la
tournure prise par les événements, la plupart des dirigeants de l’Aipac ont
laissé de côté leurs activités coutumières, mercredi et jeudi
derniers.
D’autres ex-employés ont suggéré l’idée que le groupe pourrait être
sous enquête parce qu’il aurait servi les intérêts israéliens illégalement,
jouant le rôle d’agent israélien aux Etats-Unis. Sous l’empire du Foreign Agent
Registration Act, est considéré « agent de l’étranger » toute personne ou tout
groupe travaillant sous la supervision d’un gouvernement étranger.
Toutefois,
l’Aipac a toujours affirmé qu’il représentait les Américains partisans de l’Etat
d’Israël, et non Israël lui-même.
Dans le cas où l’interrogatoire devant le
grand jury aboutirait à des mises en examen et à la culpabilité de membres du
personnel de l’Aipac, l’organisation pourrait en pâtir, a déclaré un observateur
des lobbies de Washington.
« S’il s’avère que des personnels de l’Aipac ont
été impliqués dans des activités illégales, cela portera atteinte à la
réputation de l’Aipac sur la Colline [du Capitole, ndt] », a dit Larry Noble,
directeur exécutif du Center for Responsive Politics [Centre pour des politiques
responsables (devant les citoyens)]. « Cela posera problème, pour les gens qui
auront à traiter avec eux. »
La suite dépendra de la question de savoir si
ceux qui sont au centre d’un scandale en train de faire surface, quelle qu’en
soit la nature, sont des indélicats, ou bien s’ils appartiennent carrément à un
réseau [d’espionnage], a-t-il poursuivi.
« L’Aipac est une puissante
organisation de lobbying, dont le crédit – indéniable – risque de s’effriter
très rapidement, au cas où la situation serait réellement dommageable », a-t-il
expliqué.
Un ancien responsable au ministère de la Justice a suggéré que le
fait qu’on en soit arrivé au grand jury indiquait que l’enquête était passée
à une phase contradictoire.
« On ne peut pas sonner l’alarme à chaque
fois, mais le plus souvent, cela signifie qu’ils ne sont pas persuadés » que les
personnes faisant l’objet de l’enquête « ont été totalement coopératives », a
indiqué Bill Mateja, ex-avocat général fédéral au Texas, qui occupait jusqu’à il
y a un mois la fonction de supervision des contraventions commises par les
entreprises privées.
« Plus rarement, mais cela arrive parfois », a expliqué
M. Mateja, « un avocat général fédéral peut transmettre une affaire à un grand
jury, à seule fin de conclure, en mettant les barres sur les « t » et les points
sur les « i » ».
Il a indiqué qu’il jugeait significatif que ni Weissman ni
Rosen ne figurent au nombre des personnes mises en examen.
Mme Levenson a
dit, pour sa part, que les personnes visées par une enquête n’étaient jamais
convoquées devant un grand jury avant les premières phases de l’enquête.
«
Généralement, les gens qui sont amenés devant un jury, durant les premières
phases d’une enquête, sont convoqués en qualité de témoins, plus que de
personnes visées par l’enquête », a-t-elle expliqué, expliquant : « on travaille
dans le sens : de l’extérieur, vers l’intérieur. Les cibles sont les gens qui se
retrouvent cernés au milieu. »
Après que les enquêteurs eurent perquisitionné
les bureaux de l’Aipac pour la première fois, saisissant des fichiers
informatiques et interrogeant Rosen et Weissman, beaucoup de commentateurs ont
suggéré que l’Aipac était concerné, marginalement, par une enquête centrée en
réalité sur Larry Franklin, un employé du Pentagone suspecté d’avoir transmis
des documents secrets défense à l’Iran.
Toutefois, des personnes bien
informées disent que l’enquête semble s’éloigner, depuis quelque temps, de
Franklin, et se focaliser désormais sur Rosen et l’Aipac.
Mme Levenson a
indiqué que le fait qu’un grand jury avait été réuni devrait servir de coup de
semonce.
Des informations publiées par les médias ont indiqué que l’Aipac
fait l’objet d’une enquête gouvernementale depuis plus de deux ans, et que de
hauts responsables de l’administration américaine étaient au courant, avant même
que le président Bush demande à parler à l’Aipac, en mai dernier.
Des
responsables de l’Aipac confirment que les événements de mercredi dernier
concernaient essentiellement Rosen et Weissman. Un porte-parole de l’avocat
représentant Rosen et Weissman, qui restent des employés en service actif à
l’Aipac, n’avait aucun commentaire à faire sur l’enquête, et un avocat de
l’Aipac n’a pas répondu à nos demandes de commentaires.
Un officiel du FBI a
confirmé qu’une enquête est effectivement en cours, mais a décliné tout
commentaire supplémentaire, et un porte-parole du cabinet du procureur général
des Etats-Unis a observé la même attitude.
Plusieurs personnes se sont dites
surprises de la mise en examen de Fishman et de Rothstein. Fishman s’occupe
principalement de management et de collecte de fonds, et Rothstein est connu
essentiellement pour organiser les conférences destinées à déterminer la
politique de l’Aipac.
Steve Pomerantz, un ancien inspecteur (enquêteur) du
FBI, et qui est aujourd’hui consultant auprès de diverses associations juives, a
dit quant à lui que la nature des mises en examen suggère que les enquêteurs du
FBI savent pertinemment ce qu’ils sont en train de chercher.
« Ce n’est pas
une partie de pêche », a-t-il dit, ajoutant : « Pour moi, c’est évident : ils
ont des informations très précises, qui sont en train de les mettre sur une
piste bien définie. »
Une enquête devant un grand jury permettrait au cabinet
du procureur général des Etats-Unis de contraindre certains témoins à répondre à
ses questions, sans l’assistance d’un avocat et à huis clos. Les témoins
pourraient se voir offrir une immunité les protégeant contre toute poursuite, au
cas où ils penseraient que leurs réponses présenteraient le risque des les
incriminer.
L’enquête sur l’Aipac a semblé dormante, durant quelques mois,
d’aucuns spéculant que cette enquête avait été placardisée, à cause des
élections présidentielles. Pendant ce temps-là, l’Aipac a pu acquérir le soutien
très puissant de certains législateurs et de dirigeants d’associations juives
américaines, et elle a même utilisé l’enquête pour encourager les donateurs à se
montrer généreux.
Condoleezza Rice, conseillère ès sûreté nationale du
président Bush, et nominée pour le poste de Secrétaire d’Etat, a pris la parole
devant le sommet national de l’Aipac, tenu en Floride en octobre
dernier.
Certains officiels d’associations juives ont fait état de leurs
soupçons, par le passé, au sujet de David Szady, haut responsable du
contre-espionnage au FBI, qui supervise le procès, allant jusqu’à faire mine de
s’interroger : « S’en prend-il aussi aux juifs qui travaillent au FBI ?
».
Pomerantz a dit qu’il n’avait jamais été le témoin de quoi que ce soit qui
fût de nature à suggérer que Szady soit antisémite. Il a ajouté que l’idée qu’un
simple quidam puisse prendre en otage la première agence exécutive de la nation
(américaine) pour régler ses petits comptes personnels était « à tout le moins
tirée par les cheveux ».
« Les types du FBI ne sont pas suicidaires »,
a-t-il ajouté. « Ils ne prennent pas l’Aipac à la légère, et ils ne sont pas
sans savoir que c’est là une très puissante organisation, très bien vue par
l’administration américaine actuelle. »
24. La nouvelle
Guerre froide. Nous menons une "guerre de civilisation". Pas seulement contre
l’Islam ! par Justin Raimondo
on Antiwar.com le lundi 6 décembre
2004
[traduit de l’anglais par Marcel
Charbonnier]
Les efforts états-uniens visant à
exporter la « démocratie » en Ukraine laissent la plupart des sceptiques
anti-interventionnisme pantois et confus. Une sorte de fantôme de l’ère
soviétique, Léonide Kuchma, et son prince héritier préféré, le gardien du sérail
Viktor Yanukovich, passent très largement pour avoir volé la récente élection
présidentielle et la Cour suprême ukrainienne – supposée jusqu’ici n’être qu’un
instrument docile, aux mains du régime – en a convenu. S’il est loisible de se
poser la question de savoir, dans cette affaire, QUI a triché et jusqu’à quel
point, la bande à Yanukovich ressemble plus, dans tous les cas de figure, aux
mafiosi de la série Les Sopranos qu’à une meute de boy-scouts et n’importe quel
autre équipe ne peut que sembler préférable. Des centaines de milliers de
protestataires, tout d’orange vêtus, semblent le penser. Mais les choses, vues
de Kiev, sont bien différentes de ce que l’on perçoit à Washington, où la
fracture ukrainienne est présentée en des termes beaucoup plus réalistes : elle
est censée opposer deux camps, de part et d’autre du dernier front d’une lutte
géostratégique pour le pouvoir…
Ecoutons le pamphlétaire néoconservateur
Charles Krauthammer, qui décrit avec une clarté limpide l’hypocrisie et le deux
poids – deux mesures des champions libéraux occidentaux de Yuschchenko, qui
osent remettre en question la bonne foi des efforts déployés par les Etats-Unis
en vue d’implanter la « démocratie » en Irak :
« Zbigniew Brzezinski,
opposant féroce au projet démocratique de l’administration Bush pour l’Irak,
écrit avec passion au sujet de l’importance de la démocratie en Ukraine, dont il
explique, entre autres, qu’elle pourrait produire un « effet domino », répandant
la démocratie dans la Russie, sa voisine. Et pourtant, quand George Bush et Tony
Blair invoquent le même argument à propos de l’effet salutaire de
l’établissement de la démocratie au Moyen-Orient, où nous pouvons effectivement
avoir les premières élections authentiquement libres, dans deux mois, si nous
persévérons [dans notre politique], ces critiques soi-disant « réalistes »
écartent cette hypothèse, en la qualifiant de naïve au dernier degré. »
Le
conflit qui divise l’Ukraine, écrit Krauthammer, est une guerre «
civilisationnelle », avec d’un côté une Russie méchante et autoritaire et, de
l’autre, les anges de l’Occident :
« Bien volontiers, nous joignons les mains
et nous félicitons ces jeunes gens qui bravent le froid dans les rues de Kiev.
Mais dites-moi, alors, pourquoi un tel silence au sujet des Irakiens, jeunes et
courageux, qui bravent les balles et les bombes, organisant les listes
d’électeurs et négociant afin de former des coalitions, à l’heure où je vous
parle ? Où est-il écrit : « La démocratie ? Seulement en Ukraine ! » ? »
Les
contempteurs de l’intervention occidentale en Irak ont remis en question la
bonne foi démocratique et libérale d’une « opposition » dirigée par un corrompu
dont la réputation d’opportuniste à tout crin n’est en rien surfaite, et dont le
Congrès National Irakien financé par les Etats-Unis a alimenté nos services de
renseignement et les médias américains avec un régime constant de mensonges
concernant d’inexistantes « armes de destruction massive » irakiennes. Mais leur
scepticisme s’évapore telle rosée au soleil du matin lorsqu’il est question de
ces deux modèles de « démocratie » à la mode ukrainienne : l’ex-Premier ministre
et directeur de la banque centrale Viktor Yuschchenko et l’oligarque Yulia
Timoshenko (son acolyte et la probable Premier ministre d’un gouvernement «
réformiste ».)
A la tête de la Banque Nationale d’Ukraine (BNU), Yuschchenko
a présidé à une fraude sans précédent, qui a enrichi certains oligarques, et
tout particulièrement le tison de discorde Timoshenko et ses séides, qui
contrôlent la partie occidentale du pays : leur pouvoir est ancré dans le
monopole de l’énergie, qui est le domaine de la « Princesse du Gaz », comme on
appelle populairement la Grajdanka Timoshenko. Il faut se souvenir que Chalabi,
lui aussi, était un banquier. Mais il y a une différence : alors que l’Ali Baba
des néocons a chouravé des milliards, non seulement à la banque jordanienne
Petra, mais aussi aux contribuables américains, et les a utilisés directement à
son bénéfice personnel, le scandale rôde AUTOUR de Yuschchenko, mais il ne
l’affecte jamais directement. Il est perçu comme un « réformateur », précisément
parce qu’il ne s’est jamais enrichi personnellement : il n’a fait qu’arroser ses
bons copains, ses hommes de main et ses soutiens politiques. Nuance !
Le
patron de la Timoshenko, le corrupteur Pavlo Lazarenko, qui a volé, avec la
complicité de la BNU, une grande partie du prêt du Fonds Monétaire International
et l’a passé à la machine à laver en Occident, a dû en fin de compte prendre la
fuite. Mis en examen, il a fini en tôle, aux Etats-Unis.
La fâcheuse tendance
chalabioïde qu’a Yuschchenko à inventer des contes à dormir debout est illustrée
par son insistance à soutenir qu’il a été empoisonné par on ne sait quelle
sinistre conspiration impliquant les forces pro-Yanukovich, sous-entendant par
là, à mots couverts, que ce serait, en réalité, le KGB qui aurait fait le coup.
Cette histoire a été annoncée avec tambours et trompettes, jusqu’à
Pétaouchnoque, par les médias occidentaux pro-Yuschchenko, mais son ubiquité
rappelle le sort de la crédulité pantoise qui accompagna les bobards chalabiens
au sujet des « armes de destruction massive » : comme l’a dit un jour Gertrude
Stein, parlant d’Oakland (Californie) : « Une fois là-bas, il n’y a plus de
là-bas ! ». Le New York Times a publié un article démentant totalement les
affirmations de Yuschchenko, suivi d’un récit plus favorable, mais toujours
aussi sceptique, et en tous les cas fort révélateur :
« Le candidat a refusé
qu’on procède à une biopsie à son visage, parce qu’il ne voulait pas « faire sa
campagne avec des points de suture »… Mais la dioxine et les toxines similaires
sont détectables, dans l’organisme, des années après une éventuelle exposition.
La chargée de presse de Yuschchenko, Irina Geraschchenko, a indiqué que de tels
tests n’avaient pas encore été effectués. »
O.K. Voyons si nous avons bien
compris ? Il voulait bien faire campagne avec une tronche à la Frankenstein, et
avec un cathéter dans la colonne vertébrale pour lui éviter de hurler de
douleur. Mais : oh (chochotte…) ; surtout : pas de points ! De qui se moque-t-on
? L’incision requise par une biopsie n’a rien de véritablement chirurgical.
C’est tout au plus une simple piqûre. Rien de plus.
Une biopsie aurait montré
si, oui ou non, le candidat avait contracté un dysfonctionnement
auto-immunitaire, rare, mais dévastateur, tel le myxœdème cutané qui provoque
des défigurements identiques aux symptômes inesthétiques de Yuschchenko. Elle
aurait aussi permis de détecter la présence éventuelle de toxines, telle la
dioxine, dans l’épiderme, prouvant ainsi – ou écartant – le scénario de l’ «
empoisonnement », une bonne fois.
Je me demande bien pourquoi Yuschchenko a
refusé de se soumettre à cet examen très simple et indolore. Ce qu’en revanche,
je ne me demande pas, c’est si Krauthammer dit vrai lorsqu’il décline les
motivations des Européens à pousser dans le sens d’un « changement de régime »
en Ukraine :
« C’est une question de « La Russie d’abord ; la démocratie, en
second lieu ». Cet épisode ukrainien est un retour inopiné, presque nostalgique,
aux temps de la Guerre froide. La Russie tente de s’accrocher aux derniers
restes de son empire. L’Occident veut terminer le boulot entrepris avec la chute
du mur de Berlin : il veut poursuivre l’avancée de l’Europe, en direction de
l’est. »
C’est tout à fait vrai. Mais les pressions dans le sens de la «
libération » de l’Ukraine ne relèvent pas du seul expansionnisme de l’Union
européenne ; il ne s’agit pas seulement du premier véritable acte d’agression de
la part d’un pouvoir impérialiste émergent : ces pressions s’inscrivent, aussi,
dans une confrontation rôdant dans l’air, et voulue par l’Amérique, avec
Moscou.
Ce que prennent pour cible les promoteurs d’une « guerre entre
civilisation », ce n’est pas seulement le monde islamique : la Russie, elle
aussi, est dans le collimateur du Parti de la Guerre, comme je l’ai déjà fait
observer dans d’autres rubriques publiées sur ce même site. Etant l’épicentre de
la civilisation slave orthodoxe, la Russie se trouve attaquée sur plusieurs
fronts : non seulement en Ukraine, mais aussi en Tchétchénie, où les
néoconservateurs américains ont pris fait et cause pour des « combattants de la
liberté » liés à Al-Qa’ida, et dénoncé le président russe Vladimir Poutine,
qu’ils qualifient de « dictateur en puissance ».
L’Occident s’est retourné
contre Poutine, curieusement, au moment où celui-ci s’en prenait aux «
oligarques », d’anciens responsables du Parti communiste, qui usaient de leur
influence, dans l’Union soviétique en décomposition, pour piller les industries
d’Etat, « propriété collective », dont des grands groupes industriels et des
infrastructures, laissant place nette et exfiltrant leurs biens mal acquis à
l’étranger. Le fait que ce pillage ait été perpétré sous couvert de «
privatisation » a rendu odieuse toute idée de libéralisme et d’économie de
marché en Russie, pavant la voie à l’ascension de Poutine, qui fut porté au
pouvoir par une forte déferlante de rancœur contre la mise en coupe réglée des
richesses du pays par lesdits oligarques.
Ceux-ci, toutefois, ayant déjà
légitimé leur fortune en blanchissant l’argent volé via des investissements dans
des entreprises toutes neuves, répliquèrent et attaquèrent en retour. Ils ne
tardèrent pas à recevoir le renfort de leurs alliés occidentaux et de leurs
agents stipendiés.
A l’Ouest, la réaction à la nouvelle réaffirmation de
Poutine fut immédiate : elle prit la forme d’une campagne similaire à celle qui
avait précédé la démonisation, puis le déboulonnage de Saddam Hussein et de
Manuel Noriega, dans les médias occidentaux, des néoconservateurs du même acabit
que Krauthammer prenant la tête de l’offensive. George W. Bush fit écho à leurs
cris de guerre, quoique faiblement, lorsqu’il fit état de sa « préoccupation »
quant à l’avenir de la « démocratie » en Russie : simultanément, une « lettre
(ouverte » des cent », adressée à Poutine, bénéficia de la sponsorisation du
Projet pour un Nouveau Siècle Américain : elle fut signée par un conglomérat des
estropiés, allant des néocons militants jusqu’aux « progressistes » compatibles
(c’est-à-dire : jusqu’aux fauteurs de guerre peints en rose). Cette lettre
ouverte condamnait essentiellement Poutine et appelait à faire front, dans le
style de la guerre froide, à la « menace » antidémocratique émanant du Kremlin.
Anne Applebaum a donné le ton de cette campagne, lorsqu’elle a déclaré qu’un «
Rideau de Fer » s’était abaissé, en travers des frontières orientales de
l’Europe :
« Pour des Américains, il est vrai, tous ces endroits semblent
obscurs et fort éloignés. Mais il en allait de même, soixante ans en arrière, en
Pologne, tout au moins jusqu’à ce qu’il devint clair que les événements
s’inscrivaient, en fait, dans une sorte de scénario : 1946 fut aussi l’année où
Winston Churchill prononça son célèbre discours où il évoqua le « rideau de fer
» qui s’était abaissé sur l’Europe, prédisant le début de la Guerre froide. En
regardant en arrière, nous pourrions fort bien voir aussi, dans l’année 2004,
l’année où un nouveau rideau de fer se sera abattu sur l’Europe, divisant le
continent non plus en passant par le centre de l’Allemagne, mais tout au long de
la frontière (orientale) de la Pologne. »
On ne sache que Poutine ou ses
alliés aient jamais construit, ni en Ukraine, ni en Biélorussie, ni dans les
environs, une quelconque nouvelle version du mur de Berlin : les citoyens de ces
pays, et les Russes eux-mêmes, sont libres d’en sortir, et les Ukrainiens le
feront par troupes entières lorsque leur absorption planifiée au sein de l’Union
européenne sera éventuellement accomplie. Où sont les goulags ukrainiens, voire
même russes, à propos ? Leur Guerre froide II – Le Retour se résume à des
bobards autour de l’empoisonnement, par le KGB, de leur marionnette-chaussette
ukrainienne.
Que vise, en réalité, la déclaration selon laquelle un « nouveau
rideau de fer » se serait abattu, sinon à conjurer le spectre d’une
confrontation militaire, dans le style de la (véritable) Guerre froide avec les
restes de l’ex-Union soviétique ? Un conflit qui ne manquera pas de se produire,
si nous persistons à montrer nos biscoteaux à Poutine, dans sa propre
arrière-cour ?
Imaginez… Imaginez si la Chine et, disons, la France ou le
Canada, exigeaient que des élections au Mexique soient cassées et refaites afin
que leur candidat préféré puisse les remporter ? Au Kremlin, c’est la
consternation, tandis que les néocons exultent, qui voient dans la Russie (et
aussi, dans la Chine) le principal obstacle à l’hégémonie planétaire des
Etats-Unis. Krauthammer, qui est à la fois le Clausewitz ET le Napoléon des
généraux en peau de lapin, ne peut s’empêcher de s’exclamer :
« On ne peut
presque s’empêcher d’être désolé, pour les Russes. (Presque, j’y insiste). Au
cours d’une seule génération, ils ont perdu l’un des plus grands empires de
toute l’histoire : tout d’abord, ils ont perdu leurs dépendances dans le
Tiers-monde, qui s’étendirent, à un moment donné, du Nicaragua et de l’Angola
jusqu’à l’Indochine ; puis ils ont perdu leur glacis, leur empire extérieur
est-européen, aujourd’hui phagocyté par l’Otan et l’Union européenne ; et voilà
que leur empire intérieur, celui des républiques soviétiques, est à son tour
menacé…
« Les Islami-‘stans’ s’éloignent, lentement, mais sûrement. Les
républiques baltes sont déjà dans l’Otan. La région transcaucasienne est
instable et ensanglantée par les conflits. Toute ce qui reste de la Russie, ce
sont les républiques slaves. La Biélorussie est, de fait, une colonie russe.
Mais le gros morceau, c’est l’Ukraine, pour des raisons stratégiques (la
Crimée…), historique (Kiev est considérée par le Russes comme le berceau de la
civilisation slave) et, enfin, identitaires (la partie orientale de l’Ukraine
est russe orthodoxe et russophone). »
Qu’excellentes nouvelles ce sont là,
pour les guerriers civilisationnels, qui veulent s’en prendre à l’orthodoxie
orientale, aussi bien qu’à l’Islam, dans leur folle entreprise visant à imposer
la suprématie américaine à la planète ! Et quelles nouvelles exécrables, pour
ceux qui redoutent les conséquences d’une politique étrangère (américaine) qui a
réussi, jusqu’ici, à créer un approvisionnement inépuisable en ennemis de
fraîche date, dans le monde entier. Le « bluff » de Poutine a échoué, s’esclaffe
Krauthammer, qui ajoute :
« Il n’a pas le pouvoir de faire à l’Ukraine ce que
ces prédécesseurs soviétiques ont fait à la Hongrie et à la Tchécoslovaquie, à
l’époque de la Guerre froide. D’où le clash des civilisations avec pour enjeu
l’Ukraine et, dans une certaine mesure, à l’intérieur de l’Ukraine : entre
l’est, autoritaire et l’ouest, démocratique. »
Faire un lien entre la
Communauté des Etats Indépendants [CEI] mise sur pied par les Russes, afin de
constituer une zone de libre commerce et un nœud de coopération économique, et
le Pacte de Varsovie, c’est tourner délibérément le dos à la réalité : le modèle
qui correspond au vieux moule de Varsovie, c’est précisément l’Union européenne,
à laquelle l’Ukraine sera rattachée si Yuschchenko et ses potes réussissent leur
coup. L’Union européenne est non seulement vouée à une certaine forme de
socialisme, bien que quelque peu allongé d’eau, et il est également très
difficile d’en sortir, sinon quasi impossible. Comme le fait observer à juste
titre le site Euabc.com :
« Aujourd’hui, un pays ne peut quitter l’Union
européenne qu’après une décision prise à l’unanimité (ou alors, en violant la
loi européenne). La Constitution de l’Union européenne comporte une clause
permettant à un pays membre d’en sortir, après avoir négocié un accord à cette
fin avec l’Union, ou unilatéralement, mais seulement après un délai de deux ans.
»
Quand les Autrichiens ont élu un gouvernement politiquement incorrect,
après des élections tout à fait libres et honnêtes, l’Union européenne a imposé
des sanctions à l’Autriche, et elle a menacé de faire pire. Cela ne l’empêche
nullement, aujourd’hui, de se draper de la toge des démocrates, en
Ukraine…
Examinons qui est derrière les foules aisément manipulées et toutes
d’orange vêtues, dans les rues d’Ukraine, qui sont favorables, on peut le
comprendre, à tout changement, quel qu’il soit, qu’ils considèrent ne pouvoir
être que pour le mieux. La version ukrainienne du Congrès National Irakien est
encore plus équivoque et idéologiquement dérangée que la bande à Chalabi ne le
fut jamais. Voici, par exemple, ce qu’a déclaré au quotidien pro-Yuschchenko,
Ukrainska Pravda, Yulia Timoshenko, l’oligarque-métamorphosée-en-Robespierre de
la Révolution Orange :
« [Timoshenko a juré de donner à la Russie une
révolution similaire] : « Dès que notre révolution orange aura abouti, nous la
porterons en Russie ». Timoshenko a ajouté qu’on pouvait d’ores et déjà voir des
voitures ornées de rubans orange, à Moscou. »
Avec cette princesse Amazone
transcaucasienne au poste de Premier ministre putatif de l’Ukraine, doit-on
encore s’étonner si les Russes sont inquiets devant le risque qu’elle laisse son
pays être utilisé à la manière d’un pion, sur l’échiquier de la nouvelle Guerre
froide ?
Poutine a raison de redouter l’expansionnisme de l’Otan. Sans doute
se souvient-il des assurances du secrétaire d’Etat James Baker et du ministre
allemand des Affaires Etrangères Hans Dietrich Genscher, lors d’un sommet tenu à
Moscou au sujet de la réunification allemande ; assurances rappelées par
l’universitaire russe Susan Eisenhower :
« [Genscher] défendit le concept de
la « non-expansion de l’Otan », une idée que Baker, lui aussi, avait avancée. Ce
fut au cours de cette réunion, en février, que les mots clés furent prononcés,
des mots qui font toujours l’objet de débats. Si une Allemagne unifiée était
ancrée dans l’Otan, dit le Secrétaire d’Etat Baker à Gorbatchev, « la
juridiction, et les forces (militaires) de l’Otan ne s’étendraient pas vers
l’Est. »
« Apparemment, Gorbatchev fut réceptif à ces assurances, et il les
reprit, insistant sur le fait que « toute extension de la zone Otan est
inacceptable. »
« Je suis d’accord avec vous », répondit Baker.
Oh. Super
! Bravo pour CET accord-LA…
Maintenant que l’Occident est en train de
pénétrer en Ukraine, et de parler ouvertement de l’incapacité des pays
orientaux, dont la Russie, à se hisser au niveau du système politique en vigueur
à Chicago, Brooklyn ou New York, Poutine a toutes les raisons de regretter la
décision de Gorbatchev, ou tout du moins de s’en souvenir avec une certaine
colère : la Géorgie, elle aussi, est vouée à l’adhésion à l’Otan, et les
républiques russophones semi-indépendante et en rébellion, telles l’Abkhazie et
l’Ossétie, sont des endroits à problèmes, qui n’attendent qu’une chose :
l’intervention de l’Otan, à l’instar de la partie occidentale de l’Ukraine, qui
menace de faire sécession, en cas de victoire des forces favorables à
Yuschchenko.
Les Etats-Unis, au moyen de leur Fonds National pour la
Démocratie, ont déversé des milliards de dollars afin de financer, de former, et
d’assurer la logistique de l’organisation de Yuschchenko, qui a réussi à couper
Kiev du monde et à tenir le gouvernement ukrainien en otage. Aujourd’hui, ils
espèrent que leur investissement sera payant, sous la forme de l’isolement
militaire, politique et économique, de la Russie.
Si Poutine est tellement
détesté par les élites occidentales, ce n’est pas tant parce qu’il aspirerait à
être un dictateur, qu’en raison de sa méfiance face à cet assaut tous azimuts.
Il a détruit le pouvoir des oligarques russes, et il a misé sur le mauvais
cheval oligarchique en Ukraine : Mme Timoshenko, alias « Princesse du Gaz »
ukrainienne et ses alliés vont énormément profiter de leur alliance avec
l’Occident. Le pipeline Odessa-Brody va commencer à couler à flots, et il en ira
de même des subventions du gouvernement américain aux projets anti-économiques
(de l’Ukraine).
Le vent glacial d’une nouvelle guerre froide doit être stoppé
avant qu’il n’entraîne une congélation à cœur généralisée. L’intervention
américaine en Ukraine, quelle qu’en soit la forme, n’est pas admissible, et elle
devrait être illégale, tout comme est hors-la-loi tout financement d’une
quelconque campagne électorale étrangère par les Etats-Unis. La tragédie de la «
révolution orange » ukrainienne, toutefois, tient au fait qu’un jour, lorsque
les Ukrainiens « libérés » se réveilleront et découvriront qu’ils ont été vendus
contre des marchandises, le certificat de garantie de ces marchandises sera déjà
périmé. Lorsque ces jeunes « révolutionnaires orange », dans les rues de Kiev,
qui proclament les vertus de la paix et de la liberté, découvriront qu’on les a
trompés afin de transformer leur pays en rampe de lancement pour les
interventions militaires de l’Otan dans le Caucase, et au-delà, que feront-ils ?
Rien, probablement, leur « révolution » ayant été déclarée officiellement
terminée, et totalement trahie, depuis belle lurette.
25.
Regards coraniques sur les chrétiens par Maurice Borrmans
in
Etudes du mois de décembre 2004
(Maurice
Borrmans est professeur émérite du Pontificio Istituto di Studi Arabi et
d’Islamistica de Rome. A été longtemps rédacteur en chef de la revue
Islamochristiana. A notamment publié : aux Ed. Saint-Paul, Dialogue
islamo-chrétien à temps et contretemps (2002) ; aux Ed. Desclée : « Jésus et les
musulmans d’aujourd’hui (1996).)
Un précédent article, « Foi chrétienne et versets coraniques [1] »,
évoquait les « paradoxes sans nombre » que la lecture attentive de la Bible et
du Coran ne cesse de faire apparaître aux yeux de qui s’interroge sur l’avenir
des relations entre chrétiens et musulmans. Certes, le musulman ne saurait
s’étonner qu’il n’y ait aucune allusion à l’islam en tant que tel dans l’Ancien
comme dans le Nouveau Testament, puisqu’il n’apparaît dans l’histoire qu’au
septième siècle, bien que l’attitude spirituelle signifiée par le mot ‘islâm’,
soumission totale et confiante à la volonté de Dieu, soit maintes fois évoquée
et personnalisée dans de nombreux chapitres de la Bible, tous Testaments
confondus. Le Coran, en revanche, n’est pas sans faire mention des chrétiens,
qui s’y trouvent désignés sous le nom de Nasârâ (14 occurrences), ou Gens du
Livre lorsqu’ils y sont confondus avec les juifs (32 occurrences), ou Gens de
l’Evangile (5,47) quand ils ne sont pas appelés ‘ceux qui ont suivi Jésus’
(57,27). Il n’est donc pas sans intérêt d’interroger les versets coraniques à
leur sujet et de découvrir comment ils sont connus ou reconnus, estimés ou
contestés, car il y va du dialogue amical que chrétiens et musulmans s’efforcent
de vivre aujourd’hui, malgré les difficultés de l’heure.
Des chrétiens proches des musulmans
Le chrétien qui s’y
trouve engagé à titre personnel y entend souvent ses amis musulmans répéter ce
verset de l’amitié : « Tu trouveras, certes, que les plus proches de ceux qui
ont cru [il s’agit des musulmans] par l’amitié sont ceux qui disent : « Nous
sommes chrétiens », et cela parce qu’il y a, parmi eux, des prêtres et des
moines et parce qu’ils ne sont pas orgueilleux » (5,82) ; bien que la première
partie du même verset ne soit guère agréable envers les « autres », puisqu’il y
est dit : « Tu trouveras, certes, que les plus hostiles envers ceux qui ont cru
sont les juifs et ceux qui donnent des associés à Dieu [en bref, les
polythéistes]. » Mais qui sont exactement ces chrétiens appelés ‘Nasârâ’ par le
Coran, dont il est précisé aussitôt que « lorsqu’ils entendent ce qu’on a fait
descendre vers l’Envoyé, tu vois leurs yeux déborder de larmes à cause de ce
qu’ils savent de vérité » (5,83) ? S’agit-il d’un groupe bien spécifique de
chrétiens que Muhammad aurait rencontré en Arabie, qu’il faudrait appeler
‘Nazaréens’ (comme le font aujourd’hui certains traducteurs musulmans du Coran),
et qui y étaient proches des premiers musulmans ? Ou s’agit-il bien de tous les
chrétiens d’hier, d’aujourd’hui et de demain, comme le pensent nombre de
commentateurs modernes ? Dans ce cas, il conviendrait de donner une
interprétation extensive au terme coranique ‘Nasârâ’, même si, depuis toujours,
les chrétiens arabes s’appellent ‘Masîhiyyûn’, ce qui serait à traduire «
chrétiens » ou « messianistes », puisque Jésus est également nommé Messie dans
les dernières sourates médinoises du Coran (11 occurrences), même si, pour la
plupart des commentateurs musulmans, cela ne signifie pas qu’il soit « l’oint »
du Seigneur, mais qu’il guérissait les malades en les « oignant ».
C’est bien
dans cette deuxième perspective qu’il conviendrait d’accueillir ce verset, même
si son contexte n’annonçait guère une telle « amitié » entre musulmans et
chrétiens. En effet, la sourate 5, à laquelle il appartient, est médinoise et a
pour titre « La Table servie ». Elle développe à partir du verset 41 une longue
diatribe contre les Gens du Livre (les juifs et les chrétiens). Les hypocrites
et les juifs médinois sont d’abord pris à parti, pendant que juifs et chrétiens
sont invités à arbitrer selon la Torah et l’Evangile (5,41-50). Les croyants
(les musulmans) se voient ensuite interdire toute alliance avec les juifs et les
chrétiens : « Ne prenez point les juifs et les chrétiens comme alliés : ils sont
alliés les uns avec les autres » (5,51). Et c’est après avoir renouvelé ses
accusations contre les juifs (5,78-81) que le verset 82, cité plus haut, vient
préciser l’état des rapports entre musulmans et non musulmans. Le fait est que
le Coran prend acte de la grande diversité des nations et des religions, tout en
insistant sur l’unité d’origine de l’espèce humaine, puisqu’Allâh y rappelle aux
musulmans : « Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femme et nous vous avons
constitués en peuples et en tribus pour que vous vous connaissiez » (49,13) ; et
un hadîth célèbre affirme que tous les humains sont « la famille de Dieu » au
nom d’une même dignité qui remonte à Adam que Dieu a créé « en la plus belle
prestance » (95,4) et dont « il a honoré tous les descendants » (17,70). Le
précédent article [2] a insisté, à juste titre, sur cette commune « adamité » de
tous les humains, qui fonde ainsi leurs droits et leurs devoirs tant vis-à-vis
de Dieu que de tous leurs frères en Adam.
Des chrétiens qui « errent »
Si l’amitié des musulmans
avec les chrétiens est ainsi possible au titre de la création et en raison d’une
proximité mystérieuse, il n’en reste pas moins que la première sourate du Coran
soupçonne ces derniers d’être dans « l’erreur » (1,7), et que l’une des
dernières sourates, dans l’ordre chronologique, les admoneste en ces termes : «
Ne soyez pas extravagants en votre religion » (5,77). Car il y est
successivement affirmé : « Impies sont ceux qui disent : « Allâh est le Messie,
fils de Marie » (5,17 et 72), et « Impies sont ceux qui disent : « Allâh est le
troisième de trois » » (5,73), alors qu’ « il n’y a de dieu qu’un Dieu unique »
(5,73). Il reste entendu que « le Messie, fils de Marie, n’est qu’un Envoyé »
(5,75) semblable à beaucoup d’autres : en effet, le Jésus coranique (‘Isâ), à la
différence du Jésus des évangiles (Yasû’), n’est qu’un prophète, sans doute
exceptionnel, parmi les vingt-cinq prophètes dont parle le Coran, venu prêcher
aux siens le pur monothéisme de la religion primordiale telle qu’Allâh l’a
inscrite dans la nature (fitrah) d’Adam. Comme on peut l’entrevoir, il y a
méprise sur la véritable Trinité telle que la professe la foi des chrétiens. De
fait, le texte coranique poursuit, plus loin : « Quand Allâh demanda : « O
Jésus, fils de Marie, est-ce toi qui as dit aux humains : Prenez-nous, moi et ma
mère, comme deux dieux en sus de Dieu ? » » (5,116). Et ‘Isâ de répondre qu’il
n’en a jamais rien dit et que Dieu sait bien qu’il n’a jamais dit cela : « Tu
sais ce qui est en moi et je ne sais pas ce qui est en toi. » Telle serait
l’erreur en laquelle se trouveraient être les chrétiens : accusés d’un étrange
polythéisme (croire en trois dieux !), ils seraient infidèles au strict
monothéisme tel que Jésus le leur aurait transmis. D’autant plus que celui-ci,
‘Isâ, ignore tout de Dieu, son Père, et le fait savoir « aux tout petits […],
car nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, comme nul ne connaît le Père si
ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler » (Mt
11,25-27).
Curieuse méprise, qui brouille les relations amicales entrevues,
car elle entretient le soupçon, même si les représentants actuels de l’islam
reconnaissent que les chrétiens sont des monothéistes et si certains de leurs
théologiens sont mieux informés quant au mystère chrétien du « Dieu unique en
trois personnes, Père, Fils et Saint-Esprit ». Comment interpréter ce profond
malentendu, si souvent exprimé par le Coran ? Maintes fois, celui-ci dénonce le
fait qu’ « Allâh se soit pris [ait adopté@ un enfant » (2,115 ; 10,68 ; 18,4 ;
19,88 ; 21,26 ; 23,91), car alors il ne serait plus l’omnipotent, puisqu’il
aurait besoin d’un fils pour poursuivre ou achever son entreprise ! Qui plus
est, on peut lire ailleurs : « Notre Seigneur ne s’est pris ni compagne ni
enfant » (72,3), avant que le témoignage du pur monothéisme ne soit finalement
proclamé : « Dis : « Il est Allâh, unique, Allâh le seul. Il n’engendre pas et
n’est pas engendré. Nul à lui n’est égal » » (112,1-4). On sait aussi que le
Coran, s’il affirme, deux fois, la naissance virginale de Jésus et s’il fait
souvent l’éloge de sa mère, tout en reconnaissant qu’il fut « confirmé par
l’Esprit de sainteté » (2,87 ; 2,253 ; 5,110), qu’il lui fut donné « le Livre,
la Sagesse, la Torah et l’Evangile » (3,48 ; 5,110) – et plus spécialement «
l’Evangile » (5,46 ; 57,27) –, refuse qu’il soit mort crucifié (3,55 ; 4,158) et
déclare qu’il a été élevé au ciel d’où il reviendra à la fin des temps comme «
signe de l’heure » et mahdî musulman. Un verset décisif dit assez quelle est son
identité dans le contexte qui précède : « Le Messie, Jésus, fils de Marie, est
seulement l’Envoyé d’Allâh, Son Verbe jeté par Lui en Marie et un Esprit
[émanant] de Lui. Croyez en Allâh et en Ses Envoyés et ne dites point : « Trois
! » Cessez. C’est un bien pour vous. Allâh n’est qu’un dieu unique »
(4,171).
Quelques versets coraniques se font l’écho des querelles
christologiques qui agitaient alors les communautés chrétiennes : « Les factions
se sont opposées entre elles » (3,19 ; 19,37 ; 43,65) à propos de « Jésus, fils
de Marie, parole de vérité qu’ils révoquent en doute » (19,34). Il est aussi
affirmé que les Nasârâ ont oublié une partie de l’alliance nouée avec Dieu, si
bien que celui-ci dit alors : « Nous avons excité entre eux l’hostilité et la
haine jusqu’au Jour de la Résurrection » (5,14 ; 5,64). Tels sont les versets
qui font obstacle à l’amitié entrevue plus haut, car comment serait-elle
possible avec des chrétiens accusés de pratiquer un « shirk [polythéisme] mineur
», comme le disait Ibn Taymiyya (1263-1328), hanbalite de stricte observance,
d’autant plus qu’ils font du Messie un Verbe incarné, mort sur la croix pour une
rédemption universelle et ressuscité pour une assomption divine, ce qui
donnerait à sa mère, Marie, une relation privilégiée à sa divinité ? Qui plus
est, ces mêmes chrétiens sont loin de partager la même foi et la même communion
: leurs divisions ne donneraient-elles pas raison aux affirmations mêmes du
Coran ? Telles sont les questions sur lesquelles chrétiens et musulmans se
doivent donc de s’expliquer, dans la clarté et le respect, d’autant plus qu’un
certain verset les y invite : « Ô Gens du Livre ! Venez-en à une parole commune
entre nous et vous : nous n’adorons que Dieu (Allâh), nous ne Lui associons
rien, et nul parmi nous ne se donne de Seigneur en sus de Lui » (3,64).
Invitation pressante à s’expliquer sur le monothéisme des uns et des autres, car
il est bien vrai que les chrétiens n’adorent que Dieu seul, le proclament
Seigneur à l’exclusion de tout autre, et ne lui associent personne, de leur
propre initiative, même si leur foi reconnaît que « Dieu a voulu avoir besoin
des hommes ». Que les musulmans et les chrétiens prennent donc acte de ce que
leurs approches de la transcendance divine s’avèrent de plus en plus divergentes
! S’il apparaît aux premiers qu’Allâh ne saurait jamais « sortir » de sa
transcendance, au risque d’en trahir la grandeur (d’où le Allâh akbar musulman,
car « Allâh est plus grand » que tout autre), il est clair, pour les seconds,
que Dieu peut d’autant mieux affirmer sa transcendance en y renonçant
partiellement pour s’abîmer dans l’immanence ; d’où la merveille de
l’incarnation du Verbe et de son pouvoir rédempteur à travers l’œuvre
re-créatrice de la crucifixion et de la résurrection de Jésus.
C’est ici que,
pour mieux se reconnaître différents en vérité, les uns et les autres devraient
s’expliquer sur leur approche différenciée du mystère divin, par nature
inconnaissable selon les musulmans – car Allâh seul « connaît parfaitement les
mystères » (5,116) – et, par grâce, connaissable selon les chrétiens, car « nul
n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père, lui, l’a fait
connaître » (Jn 1,18). Certes, les musulmans insistent à bon droit, et non sans
fierté, sur la quadruple dimension de leur monothéisme (tawhîd) : tawhîd de
l’essence divine, tawhîd de ses attributs, tawhîd de ses actes et tawhîd du
culte qui lui est rendu – le tout soulignant et exaltant une « passion de
l’unité ». Mais les chrétiens, confidents privilégiés (mais sans mérite de leur
part) du Dieu unique qui se révèle Père par Jésus Christ dans l’unité de
l’Esprit, pourraient insister tout autant sur ce mystère d’unité qui fait que
les trois personnes divines (hypostases, en bonne théologie) ne font qu’un : les
trois personnes sont consubstantielles l’une à l’autre, car la substance divine
est unique, tout comme leurs attributs et leurs actes leur sont communs, même si
la communication des idiomes attribue plus particulièrement la création au Père,
la rédemption au Fils et la sanctification au Saint-Esprit, car ce sont les
trois personnes, dans leur unité même, qui ensemble créent, rachètent et
sanctifient. Splendide mystère d’unité, qui se manifeste encore dans le culte
chrétien et la divine liturgie de l’Eucharistie, puisque « tout honneur et toute
grâce y sont offerts au Père par Jésus-Christ dans l’unité du Saint-Esprit pour
les siècles des siècles ». Tel est donc le monothéisme chrétien où l’unité de
Dieu s’épanouit, par pure révélation gratuite, en ce dévoilement intime du
mystère des trois personnes qui se consume dans l’unité. Chrétiens et musulmans
auraient ainsi bien des choses à se dire quant à leur prière – dont Bâjûrî,
théologien égyptien, disait qu’elle est « le banquet des monothéistes » - et
quant aux modèles qui les inspirent dans leur fidélité à « Dieu, premier servi
».
Des chrétiens « évangéliques »
Comment ne pas lire
alors, avec surprise, les versets coraniques qui renvoient les chrétiens à
l’Evangile et « à le traduire en actes » (bien que l’on ne sache pas s’il s’agit
de leurs quatre évangiles et de leur message commun ou du livre donné à ‘Isâ,
mais disparu, ou bien transmis « falsifié » par les chrétiens) : « Que les Gens
de l’Evangile arbitrent d’après ce qu’Allâh y a révélé » (5,47) ; et surtout : «
O Gens du Livre, vous ne serez pas dans le vrai avant d’avoir observé la Torah,
l’Evangile et ce qu’on a fait descendre vers vous » (5,68). Si l’amitié est
possible entre musulmans et chrétiens, c’est parce que, aux dires des auteurs du
Commentaire du Manâr (1898-1935), les prêtres et les moines savent transmettre à
ces derniers les valeurs de l’Evangile. Si Dieu est proclamé « lumière sur
lumière », à la ressemblance d’une certaine « lampe dans une niche » (24,35),
n’est-ce pas parce que « [cette lampe] se trouve dans les maisons qu’Allâh a
permis d’élever, où son nom est invoqué, où des hommes célèbrent ses louanges à
l’aube et au crépuscule. Nul négoce et nul troc ne les distraient du souvenir de
Dieu (Allâh), de la prière et de l’aumône » (24,36) ? Eloge merveilleux de ces
lieux où des chrétiens consacrés vivent le « Dieu premier servi » de leur
spiritualité monacale ; ou, tout simplement, intérêt étonné pour ces béatitudes
évangéliques que nombre de chrétiens pratiquent dans leur vie quotidienne
partagée avec leurs voisins musulmans ! Certes, il est aussi dit que beaucoup
n’ont pas observé la Torah et l’Evangile, mais « il existe, parmi eux, une
communauté qui agit avec droiture (umma muqtasida) » (5,66).
Il est vrai que
le monachisme (rahbâniyya) suscite étonnement et respect chez les musulmans : ne
s’inscrit-il pas dans la droite ligne des vertus évangéliques ? Le Coran affirme
: « Nous [Allâh] lui [Jésus] avons donné l’Evangile. Nous avons mis dans les
cœurs de ceux qui le suivent compassion et miséricorde, ainsi que du monachisme
» (57,27) ; même si c’est pour affirmer aussitôt que les disciples « l’ont
inventé – Nous ne le leur avions pas prescrit –, uniquement poussés par la
recherche de la satisfaction d’Allâh. Mais ils ne l’ont pas observé comme ils
auraient dû le faire » (57,27). Verset difficile, qui autorise deux
interprétations, car un hadîth de Muhammad annonce péremptoirement : « Il n’y a
ni monachisme ni virginité consacrée en Islam », tandis qu’un autre enseigne que
« notre monachisme, c’est le jihâd », cet effort pour accomplir la volonté de
Dieu sous forme pacifique et parfois belliqueuse. Il n’empêche que le monachisme
des chrétiens n’est pas sans exercer un certain attrait, surtout auprès des
musulmans sensibles aux valeurs du soufisme, même s’ils sont accusés d’ « avoir
pris leurs moines, ainsi que le Messie, fils de Marie, comme « seigneurs » en
sus d’Allâh » (9,31), et si certains de ces moines « dévorent les biens des gens
illégalement » (9,34). Echo lointain de rencontres multiples qui a laissé
maintes traces dans la littérature arabe. Certains « spirituels » en islam
n’ont-ils pas manifesté une curieuse nostalgie du monachisme ? Et pourquoi n’en
serait-il pas de même aujourd’hui ? Les moines trappistes de Tibhirine, en
Algérie, pourraient nous en parler longuement s’ils étaient encore des nôtres
!
Une « table servie » qui demeure une énigme
Il s’avère
néanmoins que les chrétiens évangéliques ne lisent pas sans intérêt les derniers
versets de la sourate de « La Table servie », où les disciples de Jésus
sollicitent de celui-ci un miracle des plus significatifs à leurs yeux : « Ô
Jésus, fils de Marie ! Ton Seigneur peut-il, du ciel, faire descendre sur nous
une Table servie ? » (5,112). Et puisque Jésus, selon le Coran, leur répond
d’abord : « Craignez Dieu, si vous êtes croyants » (5,112), ils se permettent
d’insister en ces termes : « Nous voulons en manger et que nos cœurs soient
rassurés ; nous voulons être sûrs que tu nous a dit la vérité, et nous trouver
parmi les témoins » (5,113). Curieuse insistance et requête paradoxale de leur
part, qui incitent alors Jésus à en solliciter le don auprès du Seigneur qui est
toute « Providence » ; d’où cette merveilleuse prière qui n’est pas sans parfum
évangélique : « Ô Dieu (Allâh), notre Seigneur ! Du ciel, fais descendre sur
nous une Table servie qui soit pour nous une Fête, pour le premier et le dernier
d’entre nous, et un Signe venu de Toi. Donne-nous [notre pain], Toi qui est le
meilleur de ceux qui [le] donnent ! » (5,114).
Quelle serait donc cette Fête
– ‘îd en arabe – (ce mot n’apparaît qu’une fois dans le Coran, et c’est, ici, au
seul avantage des chrétiens !) ? Le texte n’en dit rien, mais de nombreux
commentateurs musulmans ont voulu y voir une allusion à la « multiplication des
pains » par Jésus (Mt 14,13-21 et 15,32-39 ; Mc 6,30 et 8,1-10 ; Lc 9,10-17 ; Jn
6,1-13), ou bien à la demande d’une « manne céleste », faite par le peuple
d’Israël au désert (Ps 78,17-20), ou bien encore à la « grande nappe » qui, à
Césarée, descendit devant Pierre pour lui révéler que tout es licite (Ac
10,11-16). En revanche, les chrétiens y devinent d’instinct (mais seraient-ils «
dans l’erreur » ?) une allusion à la Sainte Cène d’un certain Jeudi soir,
devenue leur Eucharistie dominicale, sinon quotidienne, d’autant plus que la
promesse divine que relate le Coran n’est pas sans leur rappeler les
objurgations de Paul au terme de son récit de l’institution de l’Eucharistie (1
Co 11,27) : « Moi, en vérité, y dit Allâh, je la fais descendre sur vous ; mais
quiconque d’entre vous sera incrédule (à son sujet), moi, je le châtierai d’un
châtiment dont je n’ai encore jamais châtié personne dans l’univers » (5,115).
Lectures parallèles, vraiment contrastées et apparemment opposées, et pourtant
reliées entre elles par le désir d’une Fête qui soit aussi ce « banquet des
monothéistes » dont il a été parlé plus haut. Ceux et celles qui aiment «
partager le pain et le sel » en compagnons de route savent bien que tout
dialogue passe par le repas de l’hospitalité, à l’image de celui qu’Abraham
offrit jadis à ses hôtes inconnus, comme nous le rapportent la Bible et le
Coran.
Chrétiens et musulmans en dialogue
Deux fois il est dit
dans le Coran : « Ceux qui croient [les musulmans], ceux qui pratiquent le
judaïsme, les chrétiens, les sabéens – ceux qui croient en Allâh et au Dernier
Jour et accomplissent œuvre pie –, ont leur rétribution auprès de leur Seigneur.
Sur eux nulle crainte et ils ne seront point attristés » (2,62 ; 5,69), même si
les sabéens précèdent les chrétiens dans le second de ces versets [3]. La
droiture du cœur et la récompense de l’au-delà seraient ainsi garanties à tous
ceux qui croient et accomplissent le bien. Double affirmation, qui devrait
rassurer les uns et les autres, même si beaucoup pensent qu’elle est abrogée par
un verset subséquent qui ordonne : « Combattez ceux qui ne croient ni en Allâh
ni au Jour Dernier, qui ne déclarent pas illicite ce qu’Allâh et son Envoyé ont
déclaré illicite, qui ne pratiquent pas la religion de la vérité, parmi les Gens
du Livre, jusqu’à ce qu’ils paient directement le tribut tout en étant humiliés
» (9,29). Si ce dernier verset est à l’origine du « statut de dhimmitude » en
islam, il n’élimine pas pour autant la teneur des versets précédents, ainsi que
celui qui affirme qu’il n’y a « pas de contrainte en religion » (2,256),
d’autant plus qu’on peut aussi lire, dans le Coran : « Si Allâh avait voulu, Il
aurait fait de vous une communauté unique. [Il ne l’a] toutefois [pas fait],
afin de vous éprouver en ce qu’Il vous a donné. Devancez-vous donc mutuellement
dans les bonnes actions » (5,48). Nombreuses sont ici les interprétations
possibles, mais beaucoup y voient aujourd’hui un verset en faveur d’un
pluralisme communautaire respectueux et d’un dialogue interreligieux possible.
Ne suffit-il pas alors, pour tous les croyants sincères, de pratiquer une «
émulation spirituelle » sous le regard du Dieu qui entend rassembler, un jour, «
sa famille » ? D’ailleurs, n’a-t-il pas pour « beau nom » le « Rassembleur »
(al-Jâmi’) ?
Un autre verset pourrait alors être médité, qui rappelle aux uns
et aux autres : « La bonté pieuse ne consiste pas à tourner votre face du côté
de l’orient et de l’occident, mais l’homme bon est celui qui croit en Allâh et
au Dernier Jour, aux Anges, au Livre et aux Prophètes, qui donne du bien –
quelqu’amour qu’il en ait – aux Proches, aux Orphelins, aux Pauvres, au
Voyageur, aux Mendiants et pour l’affranchissement des Esclaves, qui accomplit
la Prière et donne l’Aumône. Et ceux qui remplissent leurs engagements quand ils
les ont contracté, les Constants dans l’adversité, dans le malheur et au moment
du danger, ceux-là sont ceux qui sont véridiques, ceux-là sont ceux qui
craignent Dieu » (2,177). De plus, d’autres versets conseillent de s’encourager
mutuellement « à la vérité et à la patience » (103,3), ainsi qu’ « à la patience
et à la mansuétude » (90,17), tout en reconnaissant que « le plus noble d’entre
vous, auprès de dieu, est le plus craignant [Dieu]. » (49,13). Qui ne voit les
amples perspectives qu’ouvrent, aux uns et aux autres, ces versets qui semblent
très proches des meilleurs enseignements de l’Ancien Testament et encouragent
les croyants sincères à imiter, à leur manière toute humaine, ces admirables
attributs divins que sont la paix, la justice, la miséricorde, la patience et le
pardon ?
Telles sont les réflexions paradoxales que ne manque pas de susciter
une lecture attentive et critique des versets coraniques quant à ce qu’ils
disent des chrétiens et de leur christianisme. Il faut bien avouer qu’on en peut
faire des lectures contradictoires, qui iraient dans le sens de l’amitié ou de
l’inimitié. Certains versets sont en faveur d’un « rapprochement », mais
auraient-ils un sens global et absolu ? D’autre semblent proposer du
christianisme une image partielle et partiale, dans laquelle les chrétiens ne se
reconnaissent pas : s’agirait-il alors d’un christianisme dévoyé de quelque
secte disparue que le Moyen-Orient aurait connue au septième siècle ? Le fait
est que la théologie classique musulmane a assumé, non sans amalgames et
malentendus, toutes les critiques formulées à l’endroit du christianisme tel que
les chrétiens l’affirment et le vivent. Si les chrétiens se voient ainsi
soupçonnés en leur monothéisme, n’est-il pas souhaitable qu’ils s’en expliquent,
comme tentent de le faire maints colloques amicaux de dialogue spirituel depuis
une quarantaine d’années ? Il n’en reste pas moins vrai que le Coran se fait
l’écho de certaines valeurs évangéliques, que les musulmans aimeraient voir
pratiquer par les chrétiens, même s’ils estiment qu’il n’en est pas de
même pour eux. La conscience des uns et des autres ne demeure-t-elle pas, en fin
de compte, le temple où l’Unique parle au cœur de tout homme pour lui révéler
l’expression de sa volonté ou l’intimité de son être ? C’est jusque-là que les
hommes et les femmes de dialogue devraient faire porter leurs échanges, pour
d’autant mieux s’engager dans la « cité des hommes » qui attend un commun
témoignage et un engagement solidaire des croyants de toutes traditions
religieuses au nom du Dieu unique, qui est Paix, Justice, Pardon et
Réconciliation pour tous, alors qu’Il a des noms plus secrets qu’Il réserve à
ses intimes – et les chrétien sen savent quelque chose ! Malgré les malentendus
répétés que réveillent, hélas, les tragiques événements actuels et leurs
horreurs sans nombre, n’est-il pas plus urgent que jamais, pour les croyants, de
relire leurs livres sacrés et d’y redécouvrir les promesses d’une hospitalité
réciproque, telle qu’Abraham l’offrit en son temps à des hôtes mystérieux qui
s’avèrent être aujourd’hui tous nos frères en humanité ?
- NOTES :
[1] : Dans Etudes, juillet-août 2003,
pp. 59-70.
[2] : Ibidem.
[3] : Les Sabéens, monothéistes baptistes,
seraient à identifier avec les Mandéens ou les Elkasaïtes, non sans lien avec
les Ebionites ou bien avec des « astrolâtres » de Harrân, en
Haute-Mésopotamie.
26. Paul-Marie de La Gorce - Notre
collaborateur est décédé le 1er décembre à Paris par Hamid
Barrada
in Jeune Afrique - L'intelligent du dimanche 5 décembre 2004
Philadelphie. Danièle et Paul-Marie de La Gorce s’attardent aux
États-Unis après la réélection de George W. Bush. Ils sont en train de quitter
leur hôtel. « Attention à la marche », lance Paul-Marie, en retenant
affectueusement son épouse. Et c’est lui qui tombe. Il a très mal mais n’en a
cure. Il ne consulte un médecin que deux jours après. Fracture au pied. Verdict
: plâtre et huit semaines de repos. « Impossible », proteste Paul-Marie, je dois
être en janvier à Bagdad. Les de La Gorce retrouvent leur fille Nathalie à New
York et le 10 novembre ils fêtent ensemble le 76e anniversaire de Paul-Marie.
Dans l’avion du retour, le 12, Paul-Marie, par ailleurs cardiaque, ne peut
plus donner le change. On craint le pire. Et c’est en ambulance qu’il est
conduit à l’Hôpital Pompidou. Il n’y restera guère et signe toutes les décharges
pour sortir. Pas question de mettre en péril le voyage irakien ! Le 14,
Paul-Marie est accueilli à l’Hôpital américain. Coma, opération, affection
imprévue, médication contre-indiquée jusqu’à la fin, le 1er décembre. Un ami est
catégorique : la décision de quitter Pompidou a été fatale.
Générosité, don
de soi, ignorance du risque, décontraction, à la fois feinte et réelle, boulimie
de travail… On retrouve tout Paul-Marie dans ces péripéties dramatiques. Il
avait non pas une, mais plusieurs vies bien remplies. On connaissait le
journaliste multiforme : radio, télévision, presse écrite. Il avait débuté comme
correspondant de journaux étrangers. En pleine guerre d’Algérie, il collabore à
France Observateur, l’ancêtre du Nouvel Obs ainsi qu’à L’Express dont il
provoque la saisie. Directeur de la revue Défense nationale, choniqueur à l’ORTF
ou à RMC, mais la palme de la longévité (ou plutôt de la fidélité) revient à
Jeune Afrique où l’on trouve sa signature dès 1961.
Paul-Marie de La Gorce
était aussi écrivain. Quelques titres donnent une idée de la nature et de
l’étendue de ses préoccupations. De Gaulle entre deux mondes (1963), Clausewitz
et la stratégie moderne (1964), La France pauvre (1965), L’État de jungle
(1982), La Prise du pouvoir par Hitler 1928-1933 (1983), La Guerre et l’atome
(1985), Requiem pour les révolutions (1990). Son œuvre maîtresse reste 39-45,
Une guerre inconnue (1995). L’année suivante, un lustre avant le 11-Septembre,
il livrait une réflexion prémonitoire : Le Dernier Empire.
Paul-Marie de La
Gorce trouvait le temps de tâter de la politique active. Ce gaulliste de gauche
avait appartenu au cabinet de Christian Fouchet (Intérieur) puis à celui d’Yves
Guénat (Information) avant de diriger le cabinet de Léon Hamon et rejoindre
ensuite celui du Premier ministre Pierre Messmer (1972-1974). Les temps ont
changé et, ces dernières années, il ne se reconnaissait des affinités qu’avec un
Michel Jobert (disparu en 2002) ou un Jean-Pierre Chevènement. L’attachement
quasi mystique à la nation et son corollaire, l’indépendance nationale,
demeuraient à ses yeux les valeurs cardinales. À Paris, PMG passait pour un «
ami des Arabes ». Une pièce de musée ou une difformité à cacher. Les Arabes
comptent, à vrai dire, beaucoup d’amis pas toujours désintéressés. Ce n’est pas
le cas de Paul-Marie de La Gorce. Il se montrait parfois inconditionnel (on ne
pouvait pas critiquer la Syrie devant lui), mais sa lucidité était rarement mise
en défaut. Son amitié procédait à vrai dire de la connaissance. Lui continuait à
suivre les affaires du Proche-Orient, y allait régulièrement, connaissait « les
Arabes » de l’intérieur, quand la plupart des faiseurs d’opinion se contentaient
de données périmées ou carrément d’inépuisables clichés.
Et puis, il voyait
juste. À propos de la crise algérienne. Alors que la poussée islamiste semblait
irrésistible et l’effondrement de l’armée programmée, PMG tablait sur un
redressement de la situation et un sursaut de la nation.
J’ai vu Paul-Marie
– avec Danièle – pour la dernière fois la veille des élections américaines : «
Votre pronostic ? » – « Scoop : Kerry a une chance sur deux ! » Le sort de nos
deux confrères otages en Irak ? Il était bien informé et gardait bon espoir. Sur
la rébellion, il se montrait précis et soulignait les différences entre ses
secteurs : « C’est une résistance nationale. » Ses chances de tenir le choc ? «
Elles ne sont pas nulles : n’oubliez pas que c’est une guérilla menée par une
armée de métier disposant d’une stratégie, d’officiers et d’hommes aguerris. »
Il en dirait plus après son séjour à Bagdad. Je guetterai votre retour.
27. Elections, vous avez dit : "Elections"
? par Immanuel Wallerstein
in Commentary N° 150 du mercredi 1er
décembre 2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
(Commentary est une publication
du Fernand Braudel Center, Binghamton University de New York.)
Les
élections sont devenues la chose la plus naturelle qui soit, dans notre monde
contemporain. Presque tous les pays procèdent à des élections, de manière
répétée. Mieux encore, presque tout pays clame qu’il est une démocratie. En
prononçant le mot ‘démocratie’, la première chose à quoi l’on pense, c’est le
fait que ce système politique implique la tenue d’élections. Mais pas de
n’importe quel type d’élections ; on pense à ce qu’il est convenu d’appeler des
élections « libres ». Selon la plupart des définitions, une élection libre,
c’est au minimum une élection où des candidats alternatifs, représentants
différents points de vue, peuvent se présenter à l’électorat, communiquer
librement avec lui et être élus par les votes librement exprimés dudit
électorat. Le résultat d’une telle élection libre est supposé devoir être
considéré comme une décision légitime, en matière de qui gouvernera une unité
politique déterminée (ou, dans le cas d’un référendum, en matière de laquelle
parmi deux décisions acquerra force de loi). Si une élection est libre, la camp
perdant doit reconnaître qu’il a perdu l’élection, honnêtement. Par conséquent,
le perdant est censé accepter les résultats du vote, incarnation de la volonté
majoritaire.
Dans cette description standard, je décèle un nombre énorme de
présupposés. Etant donné que dans beaucoup de cas, sans doute la majorité, les
élections sont importantes, les votants en suivent les résultats avec passion –
avant, pendant et après – et bien souvent, ils n’en acceptent pas les résultats,
passivement. En effet, ils protestent contre le fait que les élections ont été
effectuées de manière malhonnête, voire qu’elles ont été frauduleuses, et que
par conséquent, leurs résultats sont entachés d’illégitimité. Ceci se produit
fort souvent. Si l’on pense à des élections récentes, ou annoncées, partout dans
le monde, il y a eu une série d’élections, avec des résultats contestés : ainsi,
pour le passé, de l’Iran, du Venezuela , des Etats-Unis, de la Géorgie et de
l’Ukraine, en 2004, plus, à l’avenir, l’Irak et la Palestine, bientôt, en 2005 –
élections qui voient leurs résultats contestés par avance. Il est important de
noter que toutes les élections n’ont pas fait l’objet de controverse. Beaucoup
de pays ont tenu des élections, en 2004, au sujet desquelles aucune question
sérieuse de légitimité n’a été soulevée. Citons, comme exemples : le Canada,
l’Espagne, l’Uruguay et l’Inde.
Il est dès lors très intéressant de voir
quels types de questions ont été soulevées par les dernières élections
contestées, ainsi que les raisons pour lesquelles ces élections ne se sont pas
déroulées suffisamment en douceur pour que nul ne prenne la peine d’en parler
autrement qu’afin d’analyser les raisons qui ont fait que celui qui les a
remportées les a remportées. Nous devons commencer par supposer qu’il y a
toujours des pratiques, durant une élection, qui n’obéissent pas aux lois
théoriques de la légalité et de l’honnêteté. Généralement, ce n’est que lorsque
des pratiques frauduleuses se sont produites à un moment où les élections
étaient assez rapprochées pour que les dites pratiques aient été susceptibles
d’en avoir modifié les résultats qu’elles suscitent nombre de
controverses.
La première question – sans doute la plus élémentaire de toutes
– est celle de savoir qui a le droit de voter ? Le concept d’élections libres et
justes présuppose généralement que tous les citoyens au-dessus d’un âge
déterminé (généralement dix-huit, ou vingt et un ans) soient éligibles à la
faculté de voter. Aujourd’hui, toute élection qui ne s’effectue pas au moins
sous la forme du suffrage universel des deux sexes est considérée comme ne
remplissant pas les critères d’une élection libre. Ces garanties tendant à être
légales, dans la plupart des pays, et en vigueur jusqu’à une date butoir
précise, quelques jours avant l’élection, la question de l’exclusion du droit de
vote n’est généralement pas soulevée comme un problème banal. Mais ce problème a
été précisément soulevé par certaines personnes, dans le contexte des élections
(présidentielles) américaines. Aux Etats-Unis, où les lois varient selon les
Etats, la question de savoir si des délinquants [am. : « felons »] peuvent ou
non voter est loin d’être quelconque. Seuls deux Etats, sur les 51, permettent
aux prisonniers de voter. Et certains Etats excluent les « felons » du vote de
manière permanente, même après qu’ils aient purgé leur peine. Les prisonniers
étant originaires principalement de groupes (ethniques) minoritaires, l’effet de
ces mesures est de réduire de manière significative les droits des Noirs à
voter, dans certains Etats. Et cela, le système des collèges électoraux étant ce
qu’il est, peut, à coup sûr, affecter le résultat. Ainsi, par exemple, George W.
Bush aurait perdu les élections, en 2000, si les condamnés n’avaient pas été
très largement interdits de vote, en Floride. Il est tout aussi difficile de
savoir à quel point la levée de cette même interdiction aurait pu affecter les
présidentielles de 2004…
Qui peut être candidat ? Telle fut la grande
question, lors des élections iraniennes. Dans le système actuel, il existe en
Iran un organisme officiel qui doit valider le droit de tel ou tel candidat à se
présenter à une élection. Cette structure était contrôlée par une des
principales factions candidates aux élections, et elle a refusé de valider
beaucoup des candidatures de la faction opposée. Dans le cas des prochaines
élections en Palestine, les Israéliens permettront-ils à Marwan Barghouthi,
aujourd’hui emprisonné, de se porter candidat, et, s’il est élu, pourra-t-il
véritablement exercer le pouvoir ?
Qui a accès aux médias ? Tout dépend de
qui contrôle lesdits média, le plus souvent économiquement. Dans certains cas –
notamment en Géorgie, en Iran et virtuellement en Irak – le gouvernement
exerçait un lourd contrôle sur les médias, privant l’opposition de la
possibilité de défendre ses dossiers dans les médias. Dans le cas de la
Palestine, Israël contrôle les médias, et il nous reste à voir quel impact ce
contrôle aura. La question de l’argent et de son impact sur l’accès aux médias,
qui vendent leur espace, est depuis très longtemps un problème majeur, aux
Etats-Unis.
Mais tous ces problèmes se posent, pour ainsi dire, préalablement au vote
proprement dit. C’est au moment même du vote que la plupart des plaintes les
plus sérieuses sont généralement formulées. La première concerne les tentatives
d’intimider des (ou les) électeurs. L’intimidation peut prendre bien des formes.
Il y a l’effet de la mobilisation de certains électeurs par la force armée ou
des gros bras ; parfois, au contraire, on empêche, par la force, des électeurs
de voter. L’opposition a soulevé cette accusation, au Venezuela. Cela sera
certainement un problème, en Irak. Mais il existe aussi des formes plus subtiles
d’intimidation. Il a été avancé que, dans les élections américaines,
l’intimidation a pris la forme du déni non motivé de leur droit de vote opposé à
certains électeurs, ou encore la diffusion de rumeurs infondées concernant le
droit de vote de certaines catégories d’électeurs. Il est à craindre que la
présence prolongée de troupes israéliennes d’occupation dans les territoires
palestiniens n’ait pour effet de rendre le vote difficile pour les Palestiniens,
et a fortiori – leur campagne électorale, pour les candidats palestiniens…
Le
plus gros problème est – toujours – le décompte des résultats. Cela fut un
problème au Venezuela, aux Etats-Unis, en Géorgie et en Ukraine, et cela se
produira vraisemblablement, à nouveau, en Irak et en Palestine. Jusqu’à ce jour,
l’opposition vénézuélienne conteste le décompte des voix, mais des associations
d’observateurs nationaux ont affirmé que ce décompte avait été honnête et les
résultats de l’élection sont, aujourd’hui, généralement acceptés. Aux
Etats-Unis, le comptage des voix est toujours contesté, dans certains Etats
(parfois, devant les tribunaux). Une plainte, conséquence de la technologie
avancée, concerne l’accusation de manipulation de résultats générés
informatiquement, aucune trace dite « papier » n’étant plus disponible. La
preuve, largement diffusée via Internet, résulte d’une série de calculs, qui
montrent que certains résultats validés sont hautement improbables. En Géorgie,
en raison d’une rébellion de la rue, le gouvernement a reculé et il a
effectivement admis que les résultats initialement annoncés avaient été
bidouillés. C’est le sujet de l’heure, en Ukraine. Ces questions sont toujours
rendues encore plus complexes par les règlements en matière de recomptage, ainsi
que par les décisions des commissions électorales ou des tribunaux (qui sont
susceptibles d’être eux-mêmes contestés, comme au Venezuela, aux Etats-Unis ou
en Ukraine).
Et puis se pose, enfin, la question de savoir si l’on peut tenir
des élections libres et honnêtes dans des situations de désordre politique et
militaire. C’est la question centrale, aujourd’hui, au sujet des élections à
venir en Irak. Ainsi, par exemple, la combinaison de l’insurrection et de
l’appel au boycott ou à l’ajournement des élections lancé par la plupart des
partis et autorités religieuses sunnites aura vraisemblablement pour conséquence
la réduction au strict minimum de la participation sunnite au scrutin, auquel
cas il sera très difficile de considérer légitimes les résultats de cette
élection.
Enfin, il y a le problème des interférences extérieures. Le
gouvernement vénézuélien a accusé les Etats-Unis d’avoir ouvertement aidé
l’opposition. En Géorgie, en Ukraine, en Irak, en Palestine, des forces
manifestement extérieures ne se sont pas contentées de s’intéresser de très près
aux résultats : elles ont exercé leur influence activement, affectant les
résultats, ou affectant le débat post-électoral autour des résultats.
D’une
manière générale, lorsque le concept d’élections libres et équitables est
invoqué, cela s’accompagne d’une bonne dose d’hypocrisie. Des élections sont
censées décider d’un résultat politique. Mais bien souvent, la bijection causale
est orienté dans le sens exactement opposé. Ce sont les politiques qui décident
des résultats apparents. Et parfois, dans les élections contestées, un compromis
politique dans les coulisses affecte la décision de savoir si les résultats
peuvent, ou non, être considérés légitimes.
Ce n’est certes pas que les
élections devraient n’être ni libres, ni équitables. Le problème, c’est que nous
sommes très loin d’être en mesure de garantir que tel sera bien le cas, dans
l’ensemble du monde, au Sud comme au Nord. Et un vieux proverbe nous rappelle
que « Ceux qui vivent dans des maisons de verre devraient s’abstenir de lancer
des pierres ».
Tout au moins, s’ils veulent absolument en lancer, qu’ils le
fassent avec toute la prudence requise !
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