1. Le Caire, l’incontournable escale vers
la Palestine par Françoise Germain-Robin
in L'Humanité du samedi 13
novembre 2004
Tout au long de la vie du raïs, la capitale
égyptienne a joué un rôle prépondérant.
La ville du Caire aura marqué la vie de Yasser Arafat : c’est dans la
capitale égyptienne que Mohammad Abdel Raouf Arafat al Qoudwa Al Hussein est né
il y a un peu plus de soixante-quinze ans, le 4 août 1929. C’est là aussi qu’a
eu lieu vendredi la cérémonie officielle de ses funérailles en présence de
nombreux chefs d’État arabes et des représentants de presque tous les
gouvernements de la planète. Un lieu qui s’imposait pour diverses raisons, tant
personnelles que politiques. Parce que la capitale égyptienne est redevenue en
1990 le siège de la Ligue arabe - après dix années d’isolement, punition
infligée à l’Égypte de Sadate pour avoir été en 1979 le premier État arabe à
faire la paix avec Israël. La Palestine, Arafat se plaisait à le souligner, est
le vingt-deuxième État membre de la Ligue arabe. Le Caire sert donc pour la
circonstance de capitale de substitution à un État palestinien toujours virtuel
dont la vraie capitale, Jérusalem-Est, où Arafat rêvait de revenir un jour, mort
ou vif, est toujours occupée par Israël.
Ce n’est pas la première fois que la
mégapole du Nil sert de capitale provisoire aux Palestiniens. Après la création
de l’État d’Israël en 1948 et la cuisante défaite infligée par l’armée de l’État
juif aux Palestiniens et aux États arabes coalisés, ce que les Palestiniens
appellent aujourd’hui encore « la Nakba » (catastrophe), les débris de la
direction palestinienne installent au Caire un haut conseil qui n’aura guère
d’autre existence qu’administrative et symbolique. C’est également au Caire
qu’est créée en 1964 la première Organisation de libération de la Palestine
(OLP). La Ligue arabe - elle-même née à la fin de la Seconde Guerre mondiale à
Alexandrie - lui sert de marraine. Cette OLP-là est totalement sous la tutelle
du président égyptien Nasser, leader incontesté du monde arabe de l’époque, qui
a su faire renaître pour un temps le rêve panarabe. Parce qu’il a été de ceux
qui se sont vraiment et courageusement battus en 1948 contre la Haganah en
Palestine, Nasser dispose de la confiance des Palestiniens qui voient alors
encore en lui leur seul « libérateur » possible.
À l’époque, l’Égypte
administre la bande de Gaza, d’où est originaire la famille paternelle de Yasser
Arafat, qui a fait là ses premières armes, lui aussi, en 1948. Il y a continuité
territoriale entre l’Égypte et la bande de Gaza, mais aussi de nombreux liens
familiaux et politiques entre les deux pays. Ainsi les Frères musulmans
égyptiens, qu’Arafat a côtoyés pendant ses études au Caire, essaiment-ils en
Palestine, particulièrement à Gaza, qui reste aujourd’hui encore le lieu où
leurs idées ont le plus de prise, avec une forte influence du Hamas et du Djihad
islamique. Arafat passera vite de l’islamisme au nationalisme arabe, dont Le
Caire est aussi la capitale, puis au nationalisme palestinien, dont il deviendra
lui-même l’incarnation. Mais l’Égypte et sa capitale, avec son cosmopolitisme,
le foisonnement des mouvements et des idéologies qu’il y rencontre - socialistes
arabes, baasistes, communistes, islamistes - aura été le lieu de sa formation.
C’est aussi là qu’est né le projet politique auquel Yasser Arafat a consacré sa
vie. Avec un but unique : la Palestine. Une destination finale pour laquelle,
une fois encore, il aura fait escale au Caire.
2. L’ultime exil par Christian
Merville
in L'Orient - Le Jour du vendredi 12 novembre 2004
C’est
l’ultime sacrifice consenti à son peuple, le dernier pied de nez fait aux
Israéliens et à leurs protecteurs américains. « Empêcheur de réaliser la paix,
moi ? »... Et il s’en est allé, le guerrier fatigué, après avoir livré son
dernier combat contre cette mort que tant de fois il avait narguée. On
l’imaginerait sans peine, avec sa lippe moqueuse et l’œil goguenard de celui qui
vient de jouer un vilain tour à tout le monde.
Tout de même, quoi de plus
terrible en définitive pour un homme, l’ultime page de sa vie tournée, qu’un
bilan presque entièrement négatif ? Ce raïs, pleuré aujourd’hui par son peuple,
n’a été rien d’autre – mais c’était déjà beaucoup – qu’un symbole, l’incarnation
d’un rêve. Un formidable catalyseur, certes, un excellent tacticien mais un
piètre stratège. Au point que l’Occident, lui, n’a jamais compris comment ce
diable fait homme émergeait constamment en vainqueur de toutes les batailles
qu’il perdait, de Beyrouth à Ramallah, avec une décourageante
constance.
Yasser Arafat parti, on ne le répétera jamais assez, c’est toute
la carte du Proche-Orient qui va s’en trouver bouleversée, tant ce côté-ci de la
planète, et pendant plus d’un demi-siècle, n’avait cessé d’évoluer (que l’on
nous pardonne l’expression) dans l’orbite de la Palestine. Tellement immense est
le vide que nul pour l’heure n’est en mesure de prédire la manière dont il sera
comblé, ni ce qu’il adviendra de cette « révolution jusqu’à la victoire »,
martelée comme un cri de ralliement, comme un exorcisme censé atténuer
l’amertume de tant d’humiliations, de tant de déceptions.
Son dernier héros
mort, c’est d’un guide que la cause palestinienne a désormais besoin. Les choix
qui viennent d’être faits, sans doute dictés par les nécessités immédiates, ne
pouvaient être plus judicieux. Avec Rawhi Fattouh à la tête de l’Autorité
palestinienne, les dispositions de la Loi fondamentale sont respectées même si,
dans la pratique, c’est la sagesse qui prévaut, comme le prouve la mise en place
d’un triumvirat comprenant également Mahmoud Abbas et Ahmed Qoreï. Les temps ne
sont plus ceux des rêves irréalisables mais du pragmatisme, cette qualité qui
aura marqué tout le parcours d’Abou Mazen. Cet ancien instituteur du primaire
avait entrepris il y a quelque temps l’étude de l’histoire et de la politique
israéliennes. Insensible aux foudres de ses pairs, incapables, eux, de
s’expliquer une telle trahison à la Cause. Il était allé plus loin encore,
critiquant l’intifada-II, « une destruction complète de tout ce que nous avons
construit », avait-il jugé un jour. Pour autant, s’agit-il d’un capitulard ? Pas
du tout, car sur les sujets essentiels – la question de l’identité de son peuple
surtout – Abbas sait se montrer intraitable tout en se montrant favorable aux
négociations. Pour faire contrepoids à ce bloc, le Fateh a jugé bon de se doter,
en la personne de Farouk Kaddoumi, d’un nouveau chef qui s’était détaché jadis
de la direction actuelle pour rejoindre le camp des « durs ». Reste à voir si
les nouvelles générations vont être tentées de répondre aux appels des sirènes
et de renoncer au seul recours qui leur est laissé : celui des pierres et des
attentats.
Le présent gouvernement israélien, pour sa part, se trouve
désormais confronté à des réalités nouvelles auxquelles il n’était pas préparé.
L’État sioniste croyait avoir repris l’initiative avec son plan de désengagement
de Gaza. Le voici tenu de revoir ses calculs. Brandir l’épouvantail Arafat pour
justifier son intransigeance pouvait s’expliquer à la rigueur ; s’entêter par
contre à exiger un renoncement au terrorisme avant toute reprise du dialogue –
alors même que l’Autorité palestinienne ne manque pas, à chaque fois, de
dénoncer les attentats du Hamas ou du Jihad islamique contre des civils – a peu
de chances d’être perçu comme un geste positif. D’autant plus que, de manière
spectaculaire, George W. Bush vient d’accomplir un petit pas, que l’on attendait
depuis l’adoption de la « feuille de route ». « Nous espérons, a dit hier le
président américain, que l’avenir apportera la paix et la réalisation des
aspirations pour une Palestine indépendante et démocratique, coexistant avec ses
voisins. »
Le problème avec Ariel Sharon c’est qu’il veut tout à la fois
choisir ses interlocuteurs, fixer les sujets à débattre et déterminer l’issue de
la discussion. Le danger, passés les jours de tristesse, au lendemain des
obsèques au Caire et de l’inhumation à Ramallah, estompé l’espoir qu’aura fait
naître l’émergence d’un nouveau directoire palestinien, c’est de voir la région
retrouver les stériles querelles du passé, source de tous les
extrémismes.
Dans le concert des louanges, on n’aura pas manqué de relever
hier une voix discordante, celle du ministre israélien de la Justice Yosef
Lapid, pour qui Abou Ammar « avait fait du terrorisme une méthode ». Hé ! Hé !
La méthode n’avait pas trop mal réussi à l’Irgoun et au Stern.
3. Yasser Arafat, l'homme qui a su incarner
la Palestine, est mort
Dépêche de l'Agence France Presse du jeudi
11 novembre 2004, 8h32
JERUSALEM - Yasser Arafat, 75 ans, qui a
pendant un demi-siècle incarné la Palestine, donnant une crédibilité
internationale à l'espoir d'un Etat palestinien sans jamais parvenir à
concrétiser cette ambition ni accomplir son rêve de prier à Jérusalem, est
décédé jeudi à l'aube à l'hôpital Percy de Clamart en région
parisienne.
Combattant opiniâtre, doté d'un solide sens politique et grand
communicateur, cette personnalité hors du commun a sans conteste réussi la
gageure d'imposer dans les agendas internationaux la cause de son peuple. Mais
sans toutefois pouvoir concrétiser son principal objectif malgré sa ténacité
légendaire: la création d'un Etat en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, avec
pour capitale Jérusalem-est annexée en 1967 par Israël.
Les Israéliens ont eu
beau essayer de le liquider à plusieurs reprises, de l'écarter en l'enfermant
pendant ses trois dernières années dans son quartier général de Ramallah en
Cisjordanie, ou encore de le menacer d'expulsion, il a su montrer qu'il restait
incontournable. "Ils (les Israéliens) peuvent me tuer avec leurs bombes, je ne
partirai pas", affirmait-il en septembre 2003 après une décision israélienne de
l'expulser de Cisjordanie.
A partir de décembre 2001, le "vieux", comme
l'appelaient familièrement les Palestiniens, n'a plus quitté son QG de Ramallah,
contraint de voir l'Autorité palestinienne perdre lentement sa substance sous
les coups de butoir des opérations militaires en représailles aux attentats
palestiniens. Né Mohammad Abdel Raouf Arafat al-Qoudwa al-Husseini en août 1929
au Caire, il rejoint à 17 ans les groupes armés palestiniens qui luttent contre
la création d'un Etat juif en Palestine et participe aux combats de 1947-48
entre juifs et Arabes.
Brisé par la victoire israélienne, Arafat retourne à
l'université du Caire, où il étudie le génie civil et s'implique davantage dans
les milieux politiques palestiniens. S'attirant les foudres du président
égyptien Gamal Abdel Nasser, il part au Koweit, où il prospère à la tête de son
entreprise, ce qui lui permet de financer la création en 1958 du Fatah. En 1964,
il devient un révolutionnaire à plein temps, installé en Jordanie pour y
organiser des raids du Fatah contre Israël.
En 1969, deux ans après la
déroute arabe de la Guerre des six jours, Abou Ammar, son nom de guerre, est élu
président du Comité exécutif de l'Organisation de libération de la Palestine
(OLP) dont le Fatah constitue le groupe dominant. Il se fait alors connaître sur
la scène internationale par son keffieh à damier et l'habit militaire qu'il ne
quittera plus.
Sous son autorité tatillonne, l'OLP se démarque de ses tuteurs
arabes, devenant un Etat dans l'Etat en Jordanie, jusqu'à la rupture de
Septembre noir en 1970, chassée par l'armée du roi Hussein. Le scénario se
répète au Liban, ravagé par la guerre civile libanaise puis l'invasion
israélienne. Arafat est évacué par mer, protégé par la France, échappant une
fois de plus à la mort le 30 août 1982 quand un tireur embusqué israélien, qui
le tenait dans son viseur, attendra en vain l'ordre par radio d'appuyer sur la
gâchette.
En novembre 1983, c'est l'évacuation de Tripoli (Liban nord), une
fois encore par la mer sous la protection de la France, chassé par l'armée
syrienne et des groupes palestiniens dissidents. Le "général" Arafat, comme il
aimait parfois se présenter, perd une bataille de plus, ses troupes sont
dispersées aux quatre coins du monde arabe, il s'installe à Tunis.
Le combat
politique et diplomatique remplace graduellement la lutte armée. Après le
déclenchement en 1987 de la première Intifada, qu'il inspire et contrôle, Arafat
opte pour des négociations avec Israël. Il dénonce publiquement le terrorisme en
décembre 1988, peu après que l'OLP eut reconnu le droit d'Israël à exister dans
des frontières sûres et reconnues aux côtés d'un Etat palestinien
indépendant.
En 1993, il signe à la Maison Blanche les accords d'Oslo sur
l'autonomie palestinienne, avec le Premier ministre, Yitzhak Rabin et son
ministre des Affaires étrangères Shimon Peres, ce qui leur vaut de recevoir le
prix Nobel de la paix en 1994. En juillet 1994, Arafat effectue un retour
triomphal dans les territoires palestiniens et est élu président de l'Autorité
palestinienne en 1996.
Boycotté par le premier ministre Ariel Sharon, déclaré
politiquement mort par le président George W. Bush, Arafat a continué à les
défier jusqu'à la brusque dégradation de son état de santé fin octobre. Son
souhait de "mourir en martyr" en Palestine ne sera pas satisfait et son rêve
d'aller prier à Jérusalem-est à la mosquée Al-Aqsa, jamais accompli.
4. Visages d’un combattant par
René Backmann
in Le Nouvel Observateur du jeudi 11 novembre
2004
Guérillero, exilé, négociateur, chef d’Etat sans
Etat...
De Beyrouth à Ramallah en passant par Tripoli, Tunis et
Gaza, René Backmann a été le témoin de plusieurs moments importants de la vie du
chef de l’OLP puis du président de l’Autorité palestinienne. Extraits de ses
carnets de reportage
Beyrouth, juillet 1982
«Aujourd’hui, le monde entier nous
regarde»
Mais où dort-il? Comment fait-il pour recevoir les
informations de ses commandants, transmettre ses ordres, rester en contact avec
le reste du monde? En ces journées de fer et de feu de la fin juillet 1982, les
journalistes installés à Beyrouth-Ouest, pour couvrir le siège de la ville par
l’armée israélienne et ses alliés phalangistes, se posaient tous les mêmes
questions sur Arafat. Comment faisait-il simplement pour vivre dans cet enfer,
échapper aux bombes, aux missiles et aux obus? Depuis plusieurs jours, les raids
aériens se succédaient. On en était ce jour-là au huitième en moins d’une
semaine. Dans le quartier de Raouche, près de la résidence du Premier ministre
Chafik Wazzan, un immeuble de sept étages dans lequel des dizaines de familles
de Palestiniens avaient trouvé refuge était frappé de plein fouet par une bombe
israélienne: 84 morts. «Douze heures de démence», avait titré le lendemain
«l’Orient–le Jour», le grand quotidien francophone de Beyrouth.
Combien de
temps allait durer cette folie? Combien de temps Arafat, ses combattants et ses
alliés libanais allaient-ils pouvoir tenir, dans cette demi-ville de 500000
habitants, séparée du reste du Liban par un front de 10 kilomètres et cernée par
35000 hommes, 300 chars et 200 canons? Nous étions une demi-douzaine à poser
cette question à l’un des porte-parole de l’OLP, dans le sous-sol d’un immeuble
du quartier Fakahani, lorsque Arafat était arrivé à bord d’un gros 4x4
américain, entouré d’un groupe de combattants. Ses gardes du corps avaient fermé
toutes les portes derrière lui et interdit à quiconque de sortir pendant qu’il
était là.
Coiffé d’une casquette vert olive portant l’emblème de la branche
militaire du Fatah, vêtu d’un pantalon kaki et d’une sorte de saharienne, armé
d’une kalachnikov qu’il avait posée près de lui, Arafat n’avait pas répondu à
nos questions mais expliqué en souriant qu’il avait rêvé longtemps de cette
situation: «Cette fois, Sharon est pris à son propre piège. Il est devenu notre
meilleur agent de publicité. Aujourd’hui, le monde entier, de Reagan à
Mitterrand, nous regarde et s’efforce de trouver une solution au problème
palestinien. Alors pourquoi céder, sortir de Beyrouth? Je sortirai lorsqu’on me
proposera une solution politique et des garanties. J’insiste sur les garanties.
S’ils nous massacrent, ce sera un tollé dans le monde entier. Même les régimes
arabes qui nous ignorent seront obligés d’intervenir. Ils ne pourront pas nous
laisser massacrer, car ils savent très bien qu’ils n’y survivraient pas. Donc
nous avons décidé de tenir tant que nous n’obtenons rien.» Après quoi il nous
avait remerciés d’être là, souhaité bonne chance et avait disparu dans
l’escalier. Pour des raisons de sécurité, son escorte nous avait demandé
d’attendre une dizaine de minutes avant de sortir à notre tour, «au cas où il y
aurait eu parmi vous un espion à la solde des Israéliens»...
Ses compagnons
de combat ont raconté plus tard qu’entre deux rencontres furtives avec des
journalistes ou des visiteurs étrangers, le chef de l’OLP vivait pratiquement
dans ses voitures pendant le siège de Beyrouth-Ouest, dormant dans des parkings
souterrains, des sous-sols d’immeubles, des garages, sans jamais rester plus de
quelques heures au même endroit.
Quelques semaines après cette rencontre, le
21 août, les premiers éléments de la Force multinationale arrivaient à Beyrouth
pour protéger l’évacuation de Yasser Arafat et des combattants palestiniens. Et
du 16 au 18 septembre, sous les yeux de l’armée israélienne, les miliciens
phalangistes investissaient les camps de réfugiés de Sabra et Chatila et
massacraient près de 2000 civils palestiniens, femmes, enfants et
vieillards.
Tripoli, décembre 1983
L’exilé de l’«Odysseus Elitis»
«Jamais comme maintenant je n’ai ressenti que nous étions un peuple sans
patrie.» Son talkie-walkie à la main, Abou Jihad, chef militaire de l’OLP, l’un
des plus vieux compagnons de combat d’Arafat, vêtu de son habituelle parka vert
olive, parcourait ce matin-là le quai n° 2 du port libanais où cinq ferries
grecs avaient commencé à embarquer les combattants palestiniens de Tripoli.
Trois mois après avoir réussi à s’infiltrer, depuis Larnaca, dans la grande
ville du Nord-Liban, pour prendre la tête de ses combattants et de leurs alliés
libanais assiégés dans Tripoli par l’armée syrienne et les dissidents
palestiniens d’Abou Moussa, Yasser Arafat était contraint, pour la deuxième fois
en seize mois, de quitter le Liban. L’année précédente, plus de 10000
combattants s’étaient embarqués à Beyrouth sous la protection de la Légion
étrangère française et des marines américains. Cette fois, ils n’étaient plus
que 4000 à se presser sur ce quai délabré derrière le chef historique d’une OLP
déchirée. Au large, une dizaine de navires de guerre français, autour du
porte-avions «Clemenceau» et de la frégate lance-missile «Suffren»,
s’apprêtaient à escorter les exilés vers la haute mer.
En attendant
d’embarquer lui aussi à bord de l’«Odysseus Elitis», Yasser Arafat patientait,
abattu, dans la petite maison ottomane où il avait élu domicile, près du port de
pêche. Devant la porte, sa grosse Wagoneer blanche était prête à partir. Les
deux valises marron qui ne le quittaient jamais étaient empilées à l’arrière,
sous des couvertures, avec la petite horloge en forme de globe terrestre qui
trônait sur son bureau, dans son QG de Zaharieh.
Lorsqu’on le prévint que le
moment était arrivé, le chef de l’OLP, en tenue militaire, s’engouffra entre
deux haies de gardes du corps dans sa voiture, sans un mot, sans un dernier
discours, sans le moindre sourire devant les journalistes qui avaient été ses
compagnons de siège pendant trois mois. Et la Wagoneer fut avalée par
l’«Odysseus Elitis». Sur la route du retour vers Beyrouth, les soldats syriens
qui tenaient les check-points interrogeaient les journalistes: «Ça y est, ils
sont partis? Revenez demain, vous allez voir, maintenant, on va liquider les
amis d’Arafat.»
Tunis, avril 1984
«Oui à la reconnaissance mutuelle d’Israël et
de la Palestine »
Même ici, dans ce salon cossu d’une villa voisine
de Sidi Bou Saïd, gardée par deux flics tunisiens débonnaires, où il s’était
installé, Yasser Arafat, l’exilé, s’était habillé en soldat. Pantalon beige,
chemise et parka kaki, revolver à la ceinture. Quatre mois après avoir quitté
Tripoli sous bonne escorte et réussi à se réconcilier avec l’Egypte, c’est
encore en chef de guerre autant qu’en président d’un mouvement de libération en
exil qu’il s’exprimait. «Renoncer à la lutte armée? A ma place, vous y
renonceriez? Contre l’occupation de notre terre, nous avons le droit – ce n’est
pas moi qui le dis, c’est la Charte de l’ONU – d’utiliser tous les moyens, y
compris les moyens militaires. Vous le savez, vous étiez à Beyrouth pendant le
siège, l’armée israélienne n’est pas une armée d’opérette. C’est la plus
puissante du Moyen-Orient. Elle dispose, grâce aux Américains, du matériel le
plus moderne, le plus sophistiqué. Elle en a même expérimenté une partie contre
nous. C’est vrai que nous avons perdu 82000 hommes – morts et blessés au Liban,
dont 2000 à Tripoli. C’est énorme. Mais nous avons fait face.
Le chroniqueur
militaire israélien Zeev Schiff vient d’écrire dans la revue de l’armée un
article sous le titre "La surprise palestinienne". Oui, notre résistance a été
une surprise. Et les Israéliens ont eu plus de pertes que prévu. Ce que
j’espère, c’est que notre résistance, avec ce qui se passe aujourd’hui au Liban,
va leur ouvrir les yeux. En employant comme ils l’ont fait l’extrême violence,
parce qu’ils ne veulent pas de solution négociée du problème palestinien, ils ne
peuvent que susciter l’extrême violence. Le volcan n’est pas près de s’éteindre.
Regardez ce qui s’est passé à Beyrouth avec les attentats contre les soldats
américains et français. En ne croyant qu’à la force, les Israéliens mènent cette
région au désastre. Moi, je ne vois pas l’avenir ainsi. Si je suis prêt à me
battre, si je me bats, c’est pour arracher aux Israéliens une négociation
directe, sous l’égide de l’ONU, avec comme bases les résolutions de l’ONU.
–
Vous seriez prêt à reconnaître Israël?
– Je suis pour une reconnaissance
mutuelle de deux Etats: la Palestine et Israël. Vous pouvez l’écrire.»
Tunis, décembre 1987
«Non, nous ne sommes pas dépassés par
l’Intifada...»
Depuis un an, la révolte des pierres, l’Intifada,
née dans le camp de Jabaliyah, à Gaza, d’un banal accident d’auto, embrasait les
territoires occupés. Surprise et d’abord dépassée par ce soulèvement venu d’en
bas, organisé par des comités locaux où coexistent islamistes du Hamas et
militants du Fatah, l’OLP s’efforçait non sans mal de prendre le contrôle de
cette insurrection qui voyait des enfants et des adolescents armés de pierres et
de bâtons affronter la plus puissante armée du Proche-Orient et jeter le trouble
dans les certitudes israéliennes. A New York, le Conseil de Sécurité des Nations
unies venait d’adopter la résolution 605, qui «déplor[ait] fortement les
pratiques israéliennes dans les territoires occupés».
Dans le salon de sa
villa de Gammarth, près de Tunis, où des combattants qui avaient pris quelques
kilos depuis Beyrouth allaient et venaient, apportant le thé, le café et des
pâtisseries orientales, Yasser Arafat, qui avait troqué sa casquette de soldat
contre le keffieh légendaire, semblait irrité par mes réponses à ses questions
sur ce que j’avais, quelques jours auparavant, vu à Gaza et en Cisjordanie.
«Non, non, nous ne sommes plus dépassés. Je ne nie pas qu’à l’origine le
mouvement ait été spontané, comme vous l’avez constaté, mais il s’agit désormais
d’une opération synchronisée entre les organisations locales et le Comité
exécutif de l’OLP. Un mouvement spontané n’aurait pas pu durer aussi longtemps.
D’ailleurs, nous avons déjà remporté une victoire, c’est ce morceau de papier»,
expliquait-il, en brandissant une copie de la résolution 605. «Chez les
Israéliens, les choses bougent. Je vais vous faire une révélation: je viens de
recevoir une lettre du député israélien Arieh Hess, signée par douze membres du
Parti travailliste. Dans ce texte, Hess et ses amis expriment leur réprobation
pour ce qui se passe à Gaza et en Cisjordanie et évoquent en détail la création
d’une confédération israélo-palestinienne. C’est une idée qui m’intéresse, je
suis prêt à en parler avec eux.
– Quel serait le statut de Jérusalem dans
cette confédération? Une ville coupée en deux, comme Berlin?
– Pourquoi
pas?
– Berlin, ce n’est quand même pas un précédent très heureux?
– Mais
c’est un précédent qui existe déjà depuis plus de quarante-cinq ans. Et puis, si
la division de Jérusalem nous aide à obtenir la paix, pourquoi pas?»
Bande de Gaza, juillet 1994
«Un regard que ses amis n’avaient
jamais vu»
Que s’est-il passé, à cet instant, dans la tête de
Yasser Arafat? Il venait de quitter sa Mercedes blindée et, silhouette frêle, à
peine visible au milieu de ses gardes du corps ballottés par la cohue, il
foulait pour la première fois depuis vingt-sept ans le sol de la Palestine
lorsque, tout à coup, des dizaines de mains l’ont soulevé au-dessus des têtes de
ses soldats. Et son regard, d’habitude perçant et malicieux, s’est alors
brutalement figé tandis qu’il flottait comme un naufragé au milieu des
hurlements de joie. Ce regard, celui d’un homme submergé par l’émotion ou
l’incrédulité, ceux qui connaissent Arafat ne l’avaient jamais vu. Pendant
quelques secondes, le vieux guérillero rusé, le politicien théâtral expert en
fausses manœuvres et en volte-face, le «terroriste» mué en négociateur s’était
éclipsé derrière un personnage inconnu: l’exilé de retour parmi les siens après
un quart de siècle d’errance.
Ensuite, tout était rentré dans l’ordre.
Autrement dit, le retour historique s’était déroulé comme on pouvait l’imaginer
dans l’improvisation, la précipitation, les cris et la bousculade qui
caractérisent les apparitions publiques du chef de l’OLP. Et, comme toujours en
Palestine, après l’émotion patriotique, les querelles s’étaient rallumées et les
critiques avaient commencé à fuser. «Il est rentré trop tard, constataient ceux
qui auraient voulu le voir arriver avec les combattants de l’Armée de Libération
de la Palestine, il y a deux mois. Il aurait dû partager notre joie lorsque nous
avons accueilli nos soldats, lorsque nous avons vécu notre dernière nuit de
couvre-feu...» «Il est rentré trop tôt, protestaient les militants du FDLP, du
FPLP et des organisations islamiques armées, opposées à l’accord Gaza-Jéricho
signé avec Israël. Des milliers de nos frères sont encore détenus. L’armée
israélienne continue d’occuper notre terre, nous n’avons toujours pas d’Etat et
il n’a obtenu aucune garantie sur l’arrêt de la colonisation. Les choses vont
vite devenir difficiles pour lui.»
Gaza, novembre 1995
«La mort de Rabin a été pour moi un choc
terrible...»
Il avait changé. En quelques mois, Yasser Arafat
semblait avoir pris des années. Son visage était blême, ses mains tremblaient,
il semblait avoir du mal à trouver ses mots en anglais et demandait sans cesse
de l’aide. Tout à l’heure, l’un de ses proches collaborateurs m’avait prévenu:
«Pour lui, la mort de Rabin il y a deux semaines a été une épreuve très rude.
Ils n’étaient pas proches mais Abou Ammar avait confiance dans Rabin. Il pensait
qu’il était homme à tenir sa parole. Et il partageait sa vision de la situation:
il faut lutter contre le terrorisme comme s’il n’y avait pas de processus de
paix, et respecter le processus de paix comme s’il n’avait pas de
terrorisme.»
Arafat l’avait lui-même admis: «Oui, c’est vrai, la mort de
Rabin a été pour moi un choc terrible. Pas seulement parce qu’il s’agit de la
disparition de mon partenaire, l’homme avec qui j’avais enfin conclu la paix des
braves, avec qui j’ai obtenu il y a un an le prix Nobel de la paix, mais surtout
parce que cet assassinat nous rappelle à tous que les fanatiques, en Israël
comme chez nous, sont prêts à tout pour saboter la négociation et faire échouer
le processus de paix. Hier, l’organisation qui avait menacé de tuer des
Palestiniens et des Israéliens pour mettre un terme au processus de paix pendant
que nous étions Rabin et moi à Washington a proféré de nouvelles menaces contre
Shimon Peres et moi. A cause de cela, je pense même que nous devrions accélérer
le rythme des négociations. C’est à mes yeux le seul moyen de répondre aux
fanatiques.»
5. Comment Awad reviendra-t-il du mauvais
chemin qui est le sien ? (La non violence fait peur à l’armée) par
Amira Hass
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du mercredi 10 novembre
2004
[traduit de l’hébreu par Michel
Ghys]
Ahmed Awad est dangereux pour la sécurité
publique. C’est ce qu’on pense dans les services de la sécurité générale
[Shabak], c’est ce que pense le colonel Yossi Adiri, c’est ce que pense le
procureur militaire Itaï Pollack. Tous trois sont responsables de l’émission,
fin octobre, d’un ordre de détention administrative à son encontre, c'est-à-dire
d’une détention sans jugement ni possibilité de répondre aux accusations qui lui
sont portées. Face à eux, le juge militaire Adrian Agassi ne pense pas, lui,
qu’il soit dangereux pour la sécurité publique. Il a ordonné l’annulation de
l’ordre de détention administrative. Mais le juge militaire, de la cour d’appel
militaire, Moshe Tirosh est d’accord que Awad est dangereux pour la sécurité
publique. Le 3 novembre, il a ordonné l’annulation de l’annulation de l’ordre de
détention.
Les services de la sécurité générale pensaient que le danger
qu’Awad faisait peser valait trois mois de détention administrative. Le colonel
Adiri pensait, quant à lui, qu’il méritait quatre mois de détention
administrative et l’ordre qui porte sa signature fixe la période du 28 octobre
au 27 février. Mais Tirosh avait, lui, l’impression que deux mois de détention
administrative étaient ce qui convenait à la quantité et à la gravité des
informations qu’il avait trouvées dans la demande de détention. A sa décision de
casser l’annulation de l’ordre mais d’abréger la durée de la détention, il a
ajouté : « J’espère que pour l’intéressé, la détention présente s’inscrira comme
une mise en garde tournée vers l’avenir et qu’il reviendra de ce mauvais chemin
dont nul ne peut prévoir la fin. Il serait bon qu’il examine d’où il vient et où
il va, et qu’il prête attention au fait qu’il y a quelqu'un à qui il aura à
rendre des comptes. »
Mais Ahmed Awad n’a aucune idée de ce à quoi il doit
faire attention, ni à quel mauvais chemin en avait le juge Tirosh. Car Tirosh
s’est appuyé sur des données confidentielles qui sont à la base de la demande
des services de la sécurité générale en faveur d’une détention administrative :
ces mêmes données confidentielles, exactement, où Agassi n’a pas trouvé de quoi
justifier une détention. L’avocate de Awad, Tamar Peleg, du Centre pour la
Défense du Citoyen, ne pourra pas, elle non plus, lui conseiller un moyen pour «
revenir du mauvais chemin dont nul ne peut prévoir la fin» : elle non plus n’est
pas autorisée à consulter les données confidentielles.
Awad, 42 ans,
enseignant dans une école secondaire et père de six enfants, est l’un des
dirigeants du comité populaire de lutte contre la clôture de séparation qui a
été dressée dans le village de Boudrous. L’activité de ce village, depuis
environ un an, a donné le signal d’une lutte populaire palestinienne non
violente contre le tracé de la clôture et contre les bulldozers, les gardes, les
jeeps militaires et les soldats. Les gaz lacrymogènes, les coups, les tirs ne
les ont pas dissuadés. Pas mal d’Israéliens ont pris part à la lutte. Des liens
d’amitié et de confiance se sont tissés entre eux et les villageois.
Ce
combat a porté des fruits : une magnifique oliveraie qui s’étend sur quelques
centaines de dounams, a été sauvée. Au sein des services de sécurité, on a
décidé qu’il était possible de faire passer le tracé à l’ouest et qu’ainsi on ne
toucherait pas aux oliviers. Il restait une centaine de dounams de terres
agricoles que le tracé était censé engloutir : les villageois ont décidé de se
retenir, de renoncer. Ils comprenaient que leur victoire était impressionnante.
Mais il est alors apparu qu’en fait les bulldozers s’écartaient du tracé convenu
par compromis entre l’armée et le tribunal. Alors les habitants ont recommencé à
manifester. Ces trois derniers mois, pour les en empêcher, l’armée et les
gardes-frontières sont intervenus avec force et violence contre tous les
habitants, dispersant les manifestations avec une force plus grande que
d’habitude. Pendant une quinzaine de jours, ils ont imposé, de fait, un
couvre-feu au village : au moment où les enfants arrivaient à l’école, des
forces armées se répandaient dans le village, prenaient position, ne laissant
sortir personnes des maisons et les enfants avaient peur de sortir seuls de
l’école.
C’est à ce moment-là qu’Awad a été arrêté. Contrairement à d’autres
amis du comité, qui sont membres du Fatah, Awad témoigne avoir passé un an en
prison en 1997, pour son appartenance au Hamas. Cette dernière année, il a
collaboré au développement d’une lutte non violente. « A la place de la clôture,
nous sommes parvenus, mes amis et moi, à établir des ponts de confiance entre
nous et les Juifs », a-t-il dit au juge Agassi. « Nous avons aidé le monde à
comprendre qu’entre nous et les Juifs, il pouvait y avoir coexistence.
»
Selon les allégations des services de la sécurité générale, du procureur
militaire et du juge Tirosh, le danger qui apparaît dans les données
confidentielles n’est pas lié à l’activité contre la clôture mais à « une autre
activité ». Il ne reste plus à l’avocate Tamar Peleg qu’à mettre en doute la
gravité de « l’autre activité », occulte. Dans l’activité patente, populaire,
a-t-elle dit, il y a aussi une contribution à la sécurité, puisqu’elle convainc
les jeunes Palestiniens de l’existence d’un autre moyen de combat en faveur de
leurs droits, et qui ne consiste pas à se rendre au marché Carmel pour commettre
des attentats. L’espoir de changement, par la force d’un combat non violent,
constitue un contrepoids au désespoir qui pousse des gens à des actes personnels
de vengeance.
Mais maintenant le désespoir a reçu du renfort : Awad restera
en détention jusqu’à la fin de l’année. Difficile de ne pas avoir l’impression
que c’est précisément « le bon chemin », choisi par lui et ses amis du comité
populaire, qui dérange tellement divers responsables au sein de l’armée : la
fraternisation avec des Israéliens, la reconnaissance de l’importance d’un
combat commun, palestino-israélien, contre l’occupation, le succès d’une lutte
populaire pour modifier des décisions militaires, le refus de se laisser
entraîner à la violence, face à la violence de l’armée et de l’occupation.
6. Arafat, un "résistant" plutôt qu'un
"terroriste" pour les Français
Dépêche de l'Agence France Presse du
lundi 8 novembre 2004, 7h25
PARIS - Le président de l'Autorité
palestinienne Yasser Arafat qui lutte contre la mort dans un hôpital militaire
parisien est considéré comme "un héros d'une résistance nationale" par 43% des
Français tandis que 27% le qualifient de "chef d'un mouvement terroriste", selon
un sondage BVA pour Libération et France Inter rendu public lundi.
Un sondé
sur dix estime qu'il est les deux et 9% jugent qu'il n'est ni l'un ni l'autre.
Les sympathisants de gauche sont plus nombreux à trouver qu'il est un résistant
(52% contre 21% qui le qualifient de chef de mouvement terroriste) que ceux de
droite (41% contre 33%).
Seul un Français sur dix (12%) juge que le président
de l'Autorité palestinienne porte la responsabilité principale dans la violence
au Proche-Orient, une proportion en baisse par rapport à un sondage précédent
d'avril 2002 (20%).
Pour un sondé sur trois (35%), cette responsabilité
incombe au Premier ministre israélien Ariel Sharon (32% en 2002), tandis que 30%
renvoient les deux hommes dos à dos (25% en 2002).
De manière plus générale,
l'opinion publique française semble pencher du côté des Palestiniens, 34% disant
avoir "davantage de sympathie" pour leurs positions que pour celles des
Israéliens, contre 13% qui expriment l'avis inverse.
Une précédente étude de
2000 traduisait un équilibre, avec 14% des sondés qui se disaient pour les
positions israéliennes et 18% pour les positions palestiniennes.
L'attitude
de Jacques Chirac face au conflit recueille l'approbation d'une nette majorité
de Français: 58% la trouvent équilibrée, 15% la trouvent trop favorables aux
Palestiniens et 9% aux Israéliens. Cet accord avec le président de la République
se retrouve aussi bien parmi les sympathisants de gauche (62%) que de la droite
parlementaire (63%).
Ce sondage a été réalisé les 5 et 6 novembre par BVA
auprès d'un échantillon représentatif de la population française de 963
personnes, selon la méthode des quotas.
7. L'inconnue Hamas pour
l'après-Arafat par Christophe Ayad
in Libération du lundi 8 novembre
2004
Les institutions palestiniennes négocient avec le très
populaire mouvement islamiste.
Gaza envoyé spécial - Cela faisait longtemps que l'on ne l'avait pas vu en
public. Samedi soir, Ismaïl Hanieh, l'un des cinq fondateurs du Hamas, le
principal mouvement islamiste palestinien, a participé à une réunion à Gaza avec
Ahmed Qoreï, le Premier ministre palestinien, et de hauts responsables du Fatah,
le parti de Yasser Arafat. Le chef du Hamas, Mahmoud Zahar, a préféré ne pas se
montrer. Trop dangereux : au printemps, le mouvement a perdu, coup sur coup, le
cheikh Ahmed Yassine, son fondateur et chef, et son successeur, Abdelaziz
al-Rantissi.
«Compréhensif». Si un «historique» du Hamas prend la peine de
se déplacer, c'est que l'heure est grave. La preuve, la Coalition des forces
nationales et islamiques, surnommée le «Comité des 13», se réunit
quotidiennement à Gaza. Cette structure, qui regroupe tous les partis
palestiniens depuis le début de l'Intifada mais n'a jamais été effective, a été
réactivée avec la détérioration de l'état de santé de Yasser Arafat. Une
démonstration d'unité destinée à «écarter tous les risques de division en une
période difficile». Les deux partis islamistes, le Hamas et le Jihad islamique,
ont profité de la présence d'Ahmed Qoreï, samedi à Gaza, pour demander une
«participation accrue» et un «commandement unifié», sans pour autant réclamer de
portefeuilles ministériels. Le Premier ministre palestinien s'est montré
«compréhensif», alors que l'Autorité avait toujours fait la sourde
oreille.
Même si les risques immédiats d'instabilité proviennent davantage de
la féroce rivalité entre Moussa Arafat, le cousin du raïs, et Mohammed Dahlan,
l'homme fort de Gaza, l'attitude du Hamas dans cette délicate période de
transition inquiète les observateurs. Les islamistes faciliteront-ils la tâche
du successeur d'Arafat en calmant le jeu sur le terrain des attentats ou le
mettront-ils sous pression ? Accepteront-ils de participer à des élections,
légitimant du même coup les institutions palestiniennes issues des accords
d'Oslo, ou continueront-ils à se tenir à l'écart, soignant leur stature
d'alternative radicale ?
Sami Abou Zohri, le jeune porte-parole du Hamas, se
veut rassurant : «Nous ne profiterons pas des problèmes internes au Fatah. Nous
avons un seul but, et sacré, libérer la Palestine.» De fait, il est de l'intérêt
de chacun de se montrer conciliant. L'Autorité palestinienne, discréditée par
une décennie de corruption et son échec à faire naître un Etat palestinien, a
besoin du Hamas, connu pour l'intégrité de ses cadres et son inflexible
résistance. Si des élections avaient lieu aujourd'hui, le Hamas l'emporterait. A
l'inverse, épuisé par les coups de boutoir israéliens et craignant de se
retrouver complètement isolé sur la scène internationale les Etats-Unis
puis l'UE l'ont classé comme organisation terroriste , le Hamas cherche à
s'adosser aux institutions palestiniennes.
Après avoir boycotté les élections
de 1996, il a annoncé sa participation aux prochaines municipales et réserve sa
réponse pour les législatives. Une stratégie qui correspond à celle des Frères
musulmans, à l'origine du Hamas : une lente et patiente conquête du pouvoir par
le bas. La multiplication des niqab dans les rues de Gaza (le voile intégral qui
ne laisse apparaître que les yeux) et des fonctionnaires à la barbe soignée dans
les ministères a de quoi donner bon espoir au mouvement. «C'est intelligent,
analyse un sympathisant. Ils attendent que le successeur d'Arafat signe un
accord définitif, sans se salir les mains, et, après, ils cueillent le pouvoir
comme un fruit mûr.» En parallèle, le Hamas courtise assidûment l'Egypte, qui
aura un rôle à jouer dans le retrait israélien de Gaza annoncé par
Sharon.
Résistance. En fait, le Hamas lorgne son cousin chiite libanais, le
Hezbollah. Considéré comme un parti politique légitime mais non hégémonique au
Liban, le Hezbollah se distingue par son monopole sur la résistance à Israël. La
résistance, c'est l'obstacle sur lequel le rapprochement entre le Hamas et la
future Autorité risque de buter. «Il est hors de question de décréter une trêve
tant que dure l'occupation», assure Sami Abou Zohri. Personne ne pourra parvenir
à un traité avec Israël sans un accord politique avec le Hamas.» A contrario, un
nouveau dirigeant palestinien sait qu'il bénéficiera d'un court état de grâce
international, à condition qu'il effectue un geste fort comme suspendre
l'Intifada. La lune de miel risque d'être courte.
8. L'incarnation d'un rêve : un
Palestinien par Mouna Naïm
in Le Monde du samedi 6 novembre
2004
A l'agonie, Yasser Arafat, âgé de 75 ans, a incarné les espoirs
du peuple palestinien aspirant à la reconnaissance de ses droits. Mais après des
décennies de combat, le chef de l'OLP n'a pas pu réaliser son rêve : voir le
drapeau national flotter sur Jérusalem-Est. Il aura imposé la tragédie de son
peuple au cœur de l'attention internationale.
Yasser Arafat aurait préféré
entrer dans l'Histoire comme le dirigeant qui a conduit son peuple vers
l'indépendance et la paix. Mais elle en aura voulu autrement, et l'homme dont la
"mort clinique" a été annoncée le 4 novembre disparaîtra usé par l'âge et par la
désillusion de ne pas avoir vu naître l'Etat palestinien auquel il a tant
aspiré.
Onze ans plus tôt, il avait pourtant la certitude, et la majorité
des Palestiniens avec lui, que ce rêve était à portée de main, qu'il suffirait
de six années de négociations avec Israël - mais qu'est-ce que six années au
regard de l'Histoire ? - pour qu'il devienne réalité. Au fil des ans, l'espoir
est toutefois allé s'effilochant, renvoyant quasi à la préhistoire ce 13
septembre 1993, quand, sur la pelouse de la Maison Blanche, devant un parterre
de personnalités internationales et sous les yeux de millions de téléspectateurs
à travers le monde, un Yasser Arafat tout sourire serrait la main de l'un de ses
pires ennemis, le premier ministre israélien d'alors, Itzhak Rabin. Les accords
dits d'Oslo qui venaient d'être signés mettaient en principe l'un des plus vieux
conflits du monde sur les rails d'une solution. Tout le monde voulait y croire.
Yasser Arafat le premier, pour qui l'heure était historique, l'aboutissement
d'une longue lutte, le premier acte de l'avènement de l'Etat virtuel proclamé le
15 novembre 1988, à Alger, devant un Parlement palestinien en exil en délire.
Rien, pourtant, ne permettait alors de croire que le rêve deviendrait
réalité, tant les vents étaient contraires. Le défi était immense.
L'Organisation de libération de la Palestine (OLP) était exilée de force depuis
six ans en Tunisie, après avoir été expulsée du Liban. Israël, les Etats-Unis et
d'autres Etats la tenaient toujours pour une centrale "terroriste". Israël
s'acharnait à en liquider les dirigeants. Khalil Al-Wazir (Abou Jihad), l'une de
ses figures les plus prestigieuses, les plus respectées et les plus actives,
compagnon de la première heure de Yasser Arafat, avait été assassiné quelques
mois plus tôt à Tunis. Les Palestiniens s'entredéchiraient et le soutien des
"frères" arabes n'était ni unanime ni inconditionnel. Et pourtant, la foi
chevillée au corps, Yasser Arafat voulait voir naître cet Etat palestinien pour
lequel il a consacré sa vie depuis une quarantaine d'années.
Yasser Arafat,
c'était d'abord et surtout cela : un homme animé par une foi inébranlable dans
la justesse de la cause qu'il servait et des droits du peuple qu'il
représentait. Il se souciait comme d'une guigne de l'aversion qu'il pouvait
susciter et savait exploiter à merveille les témoignages de sympathie. Il
conjuguait ou alternait l'action militaire et la diplomatie, savait manipuler
amis et adversaires, flatter les ego et tenir en piètre estime, être familier et
tenir à distance, se faire modeste et arrogant, donner généreusement et couper
les vivres, ne jamais prendre pour quantité négligeable une quelconque
manifestation de soutien, si humble soit-elle, ne jamais rompre définitivement
les ponts avec quiconque pour ne pas insulter l'avenir.
Son courage physique
n'était pas la moindre de ses qualités. Jamais Yasser Arafat n'abandonna les
siens dans l'adversité. Il méprisait le luxe, mais prisait les honneurs, surtout
ceux des responsables étrangers, parce qu'ils étaient autant de marques de
déférence et de soutien à sa lutte, face à un ennemi qui bénéficiait de très
grandes sympathies à travers le monde.
Homme aux goûts simples, il n'a jamais
cherché à s'enrichir, alors même que de nombreuses personnes de son entourage
l'ont fait, notamment depuis l'avènement de l'Autorité palestinienne, en 1994.
Non qu'il dédaignât l'argent, mais pour lui l'argent était le nerf de la guerre,
servant aussi bien à financer la lutte armée qu'à entretenir une clientèle. Il
tenait lui-même les cordons d'une bourse qui fut un temps pleine à craquer, tant
était financièrement généreuse - à défaut de l'être autrement - la solidarité
des pays arabes, et plus particulièrement des monarchies pétrolières du Golfe.
Yasser Arafat était un manipulateur presque par nécessité, dans la jungle des
organisations de résistance, parfois inféodées à des régimes plus ou moins
amicaux ou hostiles. C'était aussi un autocrate, exigeant un droit de regard sur
les plus petites comme sur les plus grandes choses. Véritable bourreau de
travail, il se contentait de quelques petites heures de sommeil, au grand dam de
collaborateurs forcés de suivre son rythme infernal. Comme un fauve aux aguets,
se sachant menacé par un ennemi déterminé à l'éliminer, il était un sans-abri
volontaire, se déplaçant sans prévenir par mesure de sécurité, peu soucieux de
son confort. Il savait que, face à un ennemi redoutable, il fallait ruser pour
survivre. Mais il devait aussi sa longévité à une certaine baraka, qui le fit
tant de fois échapper miraculeusement à la mort. Ce fut notamment le cas quand,
en 1982, il venait de quitter un immeuble de Beyrouth-Ouest et qu'une bombe à
implosion israélienne réduisit le bâtiment en poussière ; ou encore en 1992,
quand il ne souffrit que de quelques contusions après que son avion se fut
écrasé dans le désert de Libye.
Obstiné jusqu'à l'entêtement, peu porté sur
l'autocritique, ne s'avouant jamais vaincu publiquement - bien qu'il eût maintes
fois menacé de démissionner, sa manière à lui de se faire prier -, il s'estimait
investi d'une mission envers son peuple et il n'eut de cesse de la mener à son
terme. Non sans avoir rabattu ses aspirations et celles des siens, pour se
contenter d'une partie de la Palestine à laquelle ils rêvaient de revenir tous.
Et non sans le coup de pouce d'une conjoncture qui les a forcés à admettre
qu'une partie était mieux que rien. Car s'il est vrai que la proclamation de
l'Etat palestinien, en 1988, impliquait déjà la reconnaissance d'Israël et
l'acceptation de coexister avec lui, ce n'était qu'une virtualité. Cinq ans plus
tard, l'ostracisme dont l'OLP était frappée pour avoir soutenu l'Irak lors de
l'invasion du Koweït en avait fait réfléchir plus d'un, Yasser Arafat le
premier.
Même alors, rien n'était vraiment joué, et c'est de haute lutte, et
fort de la fidélité de la population des territoires occupés, que Yasser Arafat
finit par obtenir des Etats-Unis, artisans du processus de paix mis en route à
Madrid fin octobre 1990, que l'OLP soit l'interlocutrice de l'Etat juif. C'est
encore de haute lutte qu'il réussit, in extremis, à faire en sorte que cette
même OLP soit nominalement identifiée comme la signataire des fameux accords
d'Oslo. Bref, la voie n'a jamais été facile, et le maintien de l'unité des
organisations de résistance et d'un peuple écartelé entre pays d'accueil et
territoires occupés n'a pas été la moindre des difficultés.
C'est en Egypte,
où il est né le 4 août 1929, que Yasser Arafat est entré en politique après la
création d'Israël, en 1948. Il a toujours dit avoir vu le jour à Jérusalem.
Certains de ses biographes n'excluent pas cette hypothèse, son père, originaire
de Gaza mais installé au Caire dès 1927, l'ayant enregistré au Caire pour qu'il
bénéficie de l'enseignement gratuit ; ou encore que sa mère, Zahwa Abou Saoud,
originaire de Jérusalem, ait tout simplement accouché au domicile de ses
parents, mais n'ait enregistré l'enfant qu'à son retour au domicile conjugal en
Egypte. Sixième d'une ribambelle de sept enfants, Mohammad Abdel Raouf Arafat
Al-Koudwa Al-Husseini, qui allait rapidement être plus connu sous le nom de
Yasser (qui signifie : facile à vivre) Arafat, vit au sein de sa famille en
Egypte jusqu'au décès de sa mère, en 1933. Avec l'un de ses frères, Fathi - qui
allait devenir le président du Croissant-Rouge palestinien -, il est alors
envoyé chez l'un de ses oncles maternels, Salim Abou Saoud, à Jérusalem. Quatre
ans plus tard, il regagne la capitale égyptienne, où son père s'est remarié.
C'est là qu'il fait ses études. De cette période de sa vie, Yasser Arafat garde
un accent égyptien, singulier pour un Palestinien.
Son premier mentor en
politique est la confrérie des Frères musulmans, alors héraut de la lutte pour
la libération de la Palestine. Son flirt avec la confrérie, dont il affirme
n'avoir été qu'un sympathisant, lui vaut de connaître les prisons de Gamal Abdel
Nasser et, plus tard, de gagner les faveurs de l'Arabie saoudite, qui accordera
au Fatah et non à l'OLP les fonds alloués à la lutte contre Israël.
En 1952,
avec Salah Khalaf (Abou Iyad), originaire de Gaza, Yasser Arafat prend le
contrôle de l'Union des étudiants palestiniens. A ce titre, un an plus tard, il
présente au général Neguib, l'homme fort de l'Egypte, une pétition rédigée en
lettres de sang avec ces simples mots : "N'oubliez pas la Palestine." Mais les
officiers libres qui viennent de prendre le pouvoir en Egypte ont d'autres
priorités. En 1957, Yasser Arafat part pour le Koweït, où, ingénieur diplômé, il
est embauché par le département des travaux publics. Il fonde ensuite sa propre
société d'ingénierie, qui lui permet de devenir, à l'en croire, "presque
millionnaire". C'est également à Koweït qu'il rencontre celui qui, jusqu'à son
assassinat par un commando israélien à Tunis, en avril 1988, fut son plus proche
compagnon : Abou Jihad, un homme aussi discret et secret qu'Arafat est
flamboyant et public. Deux contraires, qui furent aussi indispensables l'un que
l'autre au mouvement de libération nationale. Avec un petit groupe d'autres
exilés palestiniens, rejoints par Abou Iyad, ils mettent sur pied, en octobre
1959, l'infrastructure d'une petite organisation militaire clandestine. Le Fatah
est né.
Fatah signifie"conquête". C'est l'anagramme de Hataf (qui veut dire
"mort"), sigle de l'appellation du mouvement : Harakat al tahrir al watani al
filistini (Mouvement de libération national palestinien). Arafat a expliqué à
deux de ses biographes, Janet et John Wallach, qu'il a puisé le mot Fatah dans
le Coran. "C'est quelque chose qui signifie que s'ouvrent les portes de la
gloire." Quant à son nom de guerre, Abou Ammar, adopté à la même époque, il fait
référence à Ammar Ben Yasser, un compagnon du prophète Mahomet. Le Fatah publie
un journal, Filistinouna ("Notre Palestine"), rédigé au Koweït et imprimé à
Beyrouth, qui devient le point de ralliement de ceux qui veulent se battre pour
la Palestine.
Galvanisé par la révolution algérienne, puis par l'indépendance
de l'Algérie, Yasser Arafat déserte de plus en plus fréquemment son entreprise
d'ingénierie, renonce à la vie et à l'argent faciles, pour aller visiter les
petites cellules révolutionnaires qui se sont créées en Egypte, en Syrie, en
Algérie et en Jordanie. Dès 1963, l'Algérie lui offre la première reconnaissance
officielle, avec l'ouverture d'un bureau du Fatah, dirigé par Abou Jihad. Un an
plus tard, le Fatah inaugure un camp d'entraînement près d'Alger. C'est là que
les membres d'Al-Assifa (la Tempête), la branche militaire clandestine du Fatah,
reçoivent leur première formation au maniement des armes. C'est également la
reconnaissance algérienne qui ouvre de nouvelles portes, notamment celles de la
Chine de Mao Zedong, où Yasser Arafat se rend en 1964.
Janvier 1964. Un
sommet arabe se réunit au Caire, après la décision d'Israël de dévier les eaux
du lac de Tibériade vers le désert du Néguev. Le président égyptien suggère la
création d'une organisation officielle palestinienne pour combattre l'Etat juif.
Sa branche politique sera l'OLP, et son bras militaire, l'Armée de libération de
la Palestine, placée sous le commandement des différentes armées arabes. Ahmad
Choukeiri est désigné chef de l'OLP. Trois mois plus tard, celle-ci adopte sa
Charte, qui appelle à la lutte armée et à la destruction de l'Etat
d'Israël.
Refusant toute inféodation à l'Egypte et soucieux de sauvegarder
l'indépendance du pouvoir de décision palestinien, le petit groupe du Fatah,
Yasser Arafat en tête, décide de sortir de l'ombre et de lancer sa première
action militaire contre Israël. Dirigé contre une installation hydraulique,
l'engin déposé par le commando n'explose pas et est désamorcé par les
Israéliens. Le Fatah n'en fait pas moins diffuser un "communiqué numéro un"
annonçant l'opération. Yasser Arafat distribue le texte aux journaux de
Beyrouth. Les Israéliens rient de ce travail d'amateur. Mais, fin 1965, ils
commencent à voir rouge : les Palestiniens ont lancé vingt-huit opérations de
commando.
Yasser Arafat doit toutefois attendre quatre années encore pour
reprendre en main une OLP créée sans lui, voire contre lui. Dans l'intervalle,
son mouvement, le Fatah, s'est illustré par une guérilla anti-israélienne de
plus en plus efficace et spectaculaire, au point d'inquiéter les régimes des
pays arabes à partir desquels les commandos lancent leurs attaques. Les rangs de
l'organisation grossissent, notamment après la défaite arabe de juin 1967 et la
perte de la Cisjordanie et de Gaza.
Les années noires du conflit
jordano-palestinien (1970-1971) et la "perte"de la Jordanie, alors place forte
des organisations palestiniennes, seront en quelque sorte compensées en 1974,
lorsqu'un sommet arabe réuni à Casablanca reconnaît l'OLP comme l'unique
représentant du peuple palestinien. Pour Yasser Arafat, c'est "LA" consécration,
dont l'effet est démultiplié lorsqu'il est admis quelques mois plus tard à
prendre la parole devant l'Assemblée générale de l'ONU. Fort d'une OLP qui a
modifié sa Charte pour accepter d'établir un Etat palestinien sur toute portion
de territoire qui serait libérée - et non plus sur toute la Palestine -, il peut
alors se présenter en homme de paix et brandir le rameau d'olivier. Israël n'en
a cure.
La décennie suivante est un cauchemar pour Yasser Arafat : expulsion
de l'OLP de Beyrouth en 1982 ; massacres des camps de réfugiés palestiniens de
Sabra et de Chatila ; expulsion de Tripoli, dans le nord du Liban, l'année
suivante, qui pis est par des frères ennemis palestiniens et syriens ; exil
lointain à Tunis, tandis que les fedayins sont éclatés entre la Tunisie,
l'Algérie, le Yémen, le Soudan, et l'Irak ; intensification de la répression
israélienne en Cisjordanie et à Gaza. Le rai de lumière émane, en décembre 1987,
de ces deux territoires : le soulèvement d'une population qui n'avait que trop
enduré vient de commencer. Les enfants de l'Intifada se réclament de l'OLP, et
Yasser Arafat est leur emblème.
C'est cette révolte qui aide Yasser Arafat à
proclamer, en 1988, un Etat palestinien virtuel, sur la base des résolutions 242
et 338 du Conseil de sécurité de l'ONU, jusqu'alors rejetées, et qui impliquent
la reconnaissance d'Israël. Yasser Arafat multiplie les déclarations condamnant
le terrorisme, mais les Etats-Unis, avec lesquels un dialogue discret s'est
engagé par Suédois interposés, exigent un renoncement plus déterminé. Quelques
mois plus tard, Washington dit enfin "oui" à un dialogue direct avec l'OLP,
après une conférence de presse du leader palestinien, en marge d'une réunion de
l'Assemblée générale de l'ONU, exceptionnellement convoquée à Genève. Yasser
Arafat y dénonce le terrorisme avec la clarté requise par les Etats-Unis. Yasser
Arafat et les siens exultent. Tous les espoirs sont désormais permis. Le
dialogue s'engage presque aussitôt après à Tunis. En mai 1989, Arafat est reçu à
Paris par François Mitterrand, et s'arrange pour dire, en français, que les
clauses de la Charte de l'OLP impliquant la destruction d'Israël sont désormais
"caduques". Le charme opère, mais Arafat sait que seul le Conseil national
palestinien, la plus haute autorité de l'OLP, peut amender la Charte.
A
peine a-t-il néanmoins le loisir de savourer ces premiers succès qu'un peu plus
d'un an plus tard, le 2 août 1990, Saddam Hussein envahit et annexe le Koweït.
Yasser Arafat ne condamne pas, prône une solution pacifique, se met au diapason
d'un peuple palestinien solidaire du président irakien. Les conséquences sont
désastreuses pour Yasser Arafat et l'OLP. Ses principaux bailleurs de fonds
arabes lui coupent les vivres. Les Etats-Unis lui tournent le dos. Les centaines
de milliers de Palestiniens qui vivent dans les monarchies du Golfe sont
expulsés. C'est la mise en quarantaine. Et, au sortir de la guerre pour la
libération du Koweït, Arafat et les siens sont exclus de la recherche d'une
solution au conflit israélo-arabe. Les seuls Palestiniens agréés sont des
personnalités des territoires occupés. Une nouvelle fois, c'est de ces derniers
que viendra le salut. Ils prennent leurs instructions du chairman en personne.
9. "Le résistant" par Elias
Sanbar
in Le Monde du samedi 6 novembre 2004
Un
personnage "historique et banalement humain" : telle est l'image que retient
l'historien palestinien Elias Sanbar. Il brosse le portrait de celui qui, loin
du mythe, restera pour lui l'ami et l'homme qui avait "ramené son peuple à la
visibilité".
Tout d'abord un souvenir parmi bien d'autres. Tunis, début 1984. Arrivé de
Paris, je me présente à son bureau, dans la banlieue de la capitale. Le but
déclaré de ma visite : l'interviewer après sa sortie sain et sauf du siège de la
ville de Tripoli au nord Liban. La raison secrète, intime, très "enfantine" de
mon voyage, est tout autre : lui dire combien nous sommes blessés par les
rebuffades et les humiliations qu'il subit, combien son nouveau statut de paria
nous est insupportable, lui redire aussi que nous nous tenons à ses côtés, qu'il
peut compter sur nous.
Il me reçoit comme d'habitude avec affection, puis, me
demande d'emblée : "Pourquoi as-tu tellement tardé à venir me voir ?" et comme
je lui réponds que cela ne fait que quelques semaines que je n'ai donné signe de
vie, il m'interrompt en riant : "Non, cela fait exactement six mois, tu es venu
à telle date. N'as-tu pas honte qu'un vieux comme moi ait une meilleure mémoire
que toi ? Je te verrai ce soir, quand tout le monde sera parti et que nous
pourrons parler calmement."
En guise de soir, c'est quasiment la nuit entière
que je passai à attendre, et c'est à l'aube que je me retrouvai face à lui. Je
lui dis notre peine et notre révolte de le voir ainsi traité tant par ses
ennemis israéliens que par ses frères arabes. Mais il m'interrompt : "Sache que
je n'ai aucune fierté personnelle lorsque l'intérêt de mon peuple est en
jeu".
L'homme qui à l'aube, pour me consoler et me rassurer, me donnait une
leçon involontaire d'éthique politique, était le même qui, avec ses compagnons,
avait redonné souffle à nos vies des années plus tôt. Coïncidant avec nos vingt
ans, la déroute de juin 1967 s'était alors confondue avec la terrible
désillusion d'un avenir qui nous apparaissait soudain enchaîné, voué à répéter
notre passé immédiat, ce temps immobile, comme noyé dans la tristesse
silencieuse de nos parents et de nos aînés.
Ce jour-là, la Résistance
palestinienne naissante proclama "l'avènement du climat révolutionnaire", mais
nous n'entendions que l'annonce de temps où il ferait tout simplement beau dans
nos vies.
Par la fierté retrouvée, par la prise en main de nos petites
destinées, par nos voix à nouveau audibles, par nos rêves juvéniles de réussir à
imposer que le monde regardât en face nos beaux visages de résistants venus
d'une terre disparue.
Comment écrire, transmettre, de façon même infime, la
jubilation qui, aux confins des ardeurs guerrières, nous habita ? Comment dire
le rire, nos rires, aux sonorités claires telles celles des matins nouveaux qui
accueillaient notre choix d'ainsi ramener nos noms effacés de Palestiniens en
commençant par nous proclamer résistants.
Le Palestinien qui disparaît
aujourd'hui aura beau être qualifié de chef historique, de symbole de la lutte
palestinienne, de pragmatique chevronné, de lutteur "increvable",
d'interlocuteur incontournable, de dirigeant retors peu enclin à partager ses
pouvoirs, il demeurera pour moi, pour nous, le résistant qui, par-delà louanges
et critiques, fondées ou irrecevables, ne s'est jamais renié quand l'essentiel
était en jeu : ramener son peuple à la visibilité et le sortir de l'absence
forcée dans laquelle ses ennemis avaient rêvé de le voir disparaître.
Et s'il
me fallait résumer en une phrase, une seule, les décennies de fureur et de sang
traversées par le mouvement national palestinien après 1948, je n'écrirai que
ceci : Yasser Arafat a mené le combat des siens pour la reconquête de leur nom,
Palestiniens, et les tirer ainsi de l'effacement imposé vers la visibilité,
évidence incontournable qu'ils existaient et que leurs droits étaient identiques
à ceux de tous les hommes.
Aujourd'hui les anciens ennemis sont subitement
compatissants et les analyses et les commentaires pleuvent qui nous décrivent ce
que nous sommes censés ressentir, nous mettent en garde contre nos lendemains
hasardeux, nous annoncent qu'enfin débarrassés du potentat nous allons accéder à
la reconnaissance de nos droits nationaux.
Mais ils ignorent ou font semblant
d'ignorer que le dirigeant que nous perdons nous était infiniment plus familier
qu'un "président", que nous le connaissions car il nous ressemblait intimement,
par sa chaleur humaine jamais feinte, son hospitalité simple, sa profonde
conviction d'être l'enfant d'une terre des rencontres et non des exclusions, son
obstination calme, sa longue patience et son profond désir de solution d'un
conflit réputé insoluble.
Les Palestiniens perdent en ces heures l'une de
leurs grandes figures. D'autres apparaîtront, sûrement, et que personne ne s'en
inquiète ou ne fasse semblant de s'en inquiéter. Les Israéliens aussi, certains
s'en rendent compte, d'autres s'en réjouissent, sont sur le point de perdre
l'interlocuteur qui avait réussi à persuader son peuple que l'heure du partage
de la patrie avait sonné et que c'était le seul moyen, désormais, pour que la
terre de Palestine revienne à son identité profonde, celle de la paix des cœurs
réconciliés.
Quant à moi, triste et confiant, je garderai la figure d'un
homme tout à la fois "historique" et banalement humain qui nous affirmait, sans
jamais se laisser démonter par nos preuves "historiques", que Spartacus était,
comme chacun le sait, palestinien, que le Christ était notre compatriote et l'un
des citoyens dont il avait la responsabilité ; un stratège qui, affirmant citer
Marx, déclamait du Machiavel ; un chef qui n'acceptait jamais d'entamer un repas
avant de servir lui-même ses hommes ; un résistant qui, après des nuits de
débats interminables et passionnés, suspendait les séances du Conseil national,
notre Parlement en exil, pour que nous écoutions, tous, unis et enchantés,
Mahmoud Darwich déclamer ses beaux poèmes.
Que la paix soit sur toi, Yasser
Arafat. Et que, demain, ta pierre tombale porte, gravés, ces mots simples : "Ici
repose un homme aimé de son peuple."
- Elias Sanbar est écrivain et rédacteur en
chef de la Revue d'études palestiniennes. Dernier ouvrage paru : Figures du
Palestinien, identité des origines, identité de devenir, Gallimard "Essais", 300
p., 19,50 euros.
10. Querelles palestiniennes au chevet
d'Arafat par Christophe Boltanski
in Libération du samedi 6 novembre
2004
Les incertitudes liées à la succession du chef de
l'OLP risquent de plonger la Cisjordanie et Gaza dans une guerre des
clans.
Deux dirigeants au visage serein assis autour d'une
table, séparés seulement par une chaise vide, qui président une réunion du
cabinet palestinien à Ramallah. L'image, maintes fois diffusée ces derniers
jours, se veut rassurante: la succession de Yasser Arafat paraît bouclée. Mais,
à son chevet, les médecins ne semblent guère pressés de prononcer leur verdict.
«Cette histoire ne va pas se régler rapidement», confie-t-on dans l'entourage du
président palestinien. Un délai mis à profit pour sceller à la fois funérailles
et héritage.
Depuis cet exil médical, l'intérim est assuré par le Premier
ministre, Ahmed Qoreï, dit Abou Alaa, et son prédécesseur, Mahmoud Abbas (Abou
Mazen), deux hommes qui ont été étroitement associés au processus de paix. Le
premier a longtemps tenu les cordons de la bourse de l'OLP, avant de conduire
les négociations secrètes d'Oslo. Le second fait partie des fondateurs du Fatah.
Mains. Ils se sont d'ores et déjà réparti les principales prérogatives du
raïs. Arafat tenait fermement entre ses mains les trois leviers du pouvoir :
l'OLP, le Fatah et l'Autorité palestinienne. Mahmoud Abbas a pris les commandes
de la centrale et de sa principale composante. Qoreï dirige de fait l'Autorité.
Sur le papier, ce rôle revient en cas de vacance du pouvoir au président du
Conseil législatif, Rouhi Fatouh. Mais ce personnage terne semble peu à même
d'assumer l'intérim. «C'est personne. Il n'est pas à la hauteur de la situation
!» s'écrie Raji Sourani, défenseur des droits de l'homme à Gaza. D'autant que le
provisoire risque de durer. Difficile, voire impossible d'imaginer la tenue
d'une élection présidentielle dans les soixante jours prévus par les textes,
alors que la Cisjordanie est toujours occupée par l'armée israélienne. «Même
dans un an, ce n'est pas pensable. Les Israéliens ne veulent pas d'un processus
qui renforcerait la légitimité politique des Palestiniens», dit Raji Sourani.
Cette transition en douceur est saluée par l'UE : «Les institutions
palestiniennes sont gérées d'une très bonne manière», s'est félicité son
monsieur Politique étrangère, Javier Solana.
Pions. Mais
derrière l'optimisme affiché, l'inquiétude est perceptible. «Si un scrutin n'est
pas organisé rapidement, ce sera le chaos», prévient-on dans l'entourage
d'Arafat. Les dirigeants palestiniens craignent notamment des interventions
extérieures. «Si Egyptiens, Américains, Jordaniens... continuent chacun à
pousser leurs pions, on va à la catastrophe», ajoute-t-on dans les mêmes
milieux. Au Fatah comme dans les services de sécurité, les luttes internes se
multiplient depuis des mois. Dans une Palestine orpheline et plus que jamais
morcelée, des seigneurs de la guerre pourraient s'entredéchirer. «Il y a un
risque extrêmement fort de prolifération de conflits locaux entre milices
mafieuses», dit Jean-François Legrain, chercheur au CNRS.
L'un des principaux
prétendants au trône, l'ex-chef de la Sécurité préventive, Mohammed Dahlan,
pourrait resserrer un peu plus son étau sur Gaza (lire ci-dessous). Cet homme
qui, selon Jean-François Legrain, «nourrit une forte ambition et n'est pas très
patient» fait partie des nombreux caciques palestiniens accourus au chevet de
leur Président à Paris.
Après une traversée du désert de près de dix ans,
Farouk Kadoumi est lui aussi aujourd'hui à Clamart. Opposé à tout dialogue avec
Israël, le chef du département politique de l'OLP vivait jusque-là dans l'oubli
à Tunis. Selon le quotidien israélien Ma'ariv, Arafat l'aurait cependant désigné
comme son successeur dans un testament. Une information démentie par Qoreï. Le
scénario paraît peu probable. «Kadoumi appartient à une période révolue. Il est
inconnu des nouvelles générations», souligne Legrain. Afin d'éviter le chaos,
les Palestiniens tentent de resserrer leurs rangs. A Gaza, vendredi, 13
mouvements, dont le Hamas et le Jihad, se sont engagés à préserver leur unité.
«Nous sommes soudés par un ennemi commun et une société civile parmi les plus
développées du monde arabe. Une guerre civile est totalement exclue», assure
Sourani.
11. L'intrigant Dahlan verrouille
Gaza par Christophe Ayad
in Libération du samedi 6 novembre
2004
L'ex-ministre de l'Intérieur s'occupe des jeunes,
distribue de l'argent et soigne ses contacts.
Gaza envoyé
spécial - L'un des derniers coups de téléphone que Yasser Arafat ait passés,
alors qu'il était encore conscient, aurait été destiné à Rachid Abou Chbak. De
son lit d'agonie, le raïs malade a ordonné au puissant chef de la Sécurité
préventive de Gaza de faire la paix avec son cousin, Moussa Arafat, qui dirige
les redoutés renseignements militaires et chapeaute tout un pan des services de
sécurité. Qu'Arafat mourant ait eu la force de s'en soucier depuis son lit
d'agonie montre à quel point la guerre larvée qui secoue Gaza depuis plusieurs
mois l'inquiétait. Une guerre de succession derrière laquelle se profile l'ombre
de Mohammed Dahlan, dont Rachid Abou Chbak n'est qu'un lieutenant. Dahlan, 42
ans, n'a aujourd'hui aucun titre mais il est partout. «Qui est Dahlan ? Que
représente-t-il ?, s'interroge Raji Sourani, un militant indépendant des droits
de l'homme. Il n'est plus ministre, il ne siège pas au comité central du Fatah.
D'où vient tout l'argent qu'il distribue ?»
"Il se croit dans une république bananière"
Originaire
de Khan Younès, au milieu de la bande de Gaza, Dahlan se fait remarquer lors de
la première Intifada. Arrêté, il est expulsé et se retrouve à Tunis, dans le
giron d'Arafat. En 1994, il rentre avec son chef à Gaza, où il prend la tête de
la Sécurité préventive dont il fait une garde prétorienne, crainte par la
population et particulièrement haïe des islamistes du Hamas, arrêtés en masse
lors des rafles du printemps 1996 après une campagne d'attentats-suicides.
Dahlan, vite surnommé le «shérif de Gaza», est donc autant un «enfant du pays»
qu'un «Tunisien», un cadre rentré d'exil grâce aux accords d'Oslo. Aujourd'hui,
alors que l'Autorité est violemment contestée dans la rue palestinienne, Dahlan
insiste sur ses racines gazaouies.
Sa rupture avec Arafat est intervenue à
l'été 2003. Dahlan est alors le puissant ministre de l'Intérieur du gouvernement
de Mahmoud Abbas (Abou Mazen) ; il pousse ce dernier à prendre les rênes du
leadership palestinien, convaincu qu'Arafat, ostracisé par Israël et les
Etats-Unis, est devenu un obstacle insurmontable. Le vieux chef ne lui a jamais
pardonné d'avoir voulu l'enterrer et de traiter directement avec les Israéliens.
«Dahlan a fait une grosse bêtise : il a contesté celui qui l'a fait», analyse
Sourani. En septembre 2003, le gouvernement Mazen est poussé à la démission par
Arafat. Dahlan se replie sur son fief de Gaza. Il y tisse sa toile. Rien
d'important ne se passe dans la bande de territoire sans qu'il y soit mêlé : «Il
se croit dans une république bananière, raille Sourani. Ça ne marchera jamais
ici.»
En attendant, le résultat est impressionnant. La Voix des jeunes (Sawt
al-Chebab), la plus populaire des radios privées de Gaza, lui est acquise.
Depuis qu'Arafat est à Paris, c'est Dahlan qui donne des nouvelles en direct à
l'antenne depuis la France alors qu'il a été relégué dans un hôtel loin de
l'hôpital de Percy. Dahlan a compris que rien ne pouvait être fait à Gaza sans
les «chebab», les jeunes qui représentent près de 60 % de la population : il a
donc pris le contrôle de la Chebiba, le mouvement de jeunesse du Fatah,
provoquant une grave crise. Le chef de la Chebiba, Abdel Hakim Awad, se déplace
désormais en Peugeot 406, la voiture «officielle» de la Sécurité préventive, et
entouré de gardes du corps, depuis que son frère a manqué être tué dans une
attaque. Dahlan a même réussi à débaucher des historiques du Fatah, le parti
d'Arafat, comme Abou Ali Chahine, ex-ministre de l'Approvisionnement, Oum Jihad,
ex-ministre des Affaires sociales et veuve d'Abou Jihad, l'ancien frère d'armes
d'Arafat.
Au Fatah, resté fidèle à Arafat, le seul nom de Dahlan donne des
boutons : «Ce bandit ose parler de corruption alors qu'il rackette les
commerçants au point de passage de Karni !, explose Ahmed Helles, chef du Fatah
pour Gaza. Il parle de réforme mais tout ce qu'il veut, c'est entrer dans les
bonnes grâces des Israéliens et des Américains.» Pour donner un contenu à ses
ambitions, Dahlan sponsorise une association, Bina (Construction), fondée par
trois «intellectuels» de Khan Younès, sa ville d'origine. Depuis janvier, Bina
occupe un étage entier dans un bel immeuble du centre de Gaza : 40 ordinateurs
flambant neufs y servent à des cours d'initiation pour les jeunes. Dahlan paye
le loyer. A Bina, qui recrute parmi les cadres et les diplômés, on discute de
l'échec de l'Autorité palestinienne à construire un Etat, de son inefficacité,
de sa corruption... La violence affleure : «La mort d'Arafat ? Elle servira la
réforme», lâche sans ambages Raafat Saadallah, secrétaire général de Bina.
Echange de coups de feu en pleine ville
Dahlan a aussi
fait de gros efforts pour élargir sa stature à l'étranger : il parle bien
l'anglais, grâce à des séjours intensifs à Cambridge. Il a de bons contacts aux
Etats-Unis, et c'est une ONG américaine, l'Union nationale des religions pour la
paix, qui finance en partie Bina. Dahlan soigne aussi la France, auprès de
laquelle il s'est vanté d'avoir libéré cinq Français brièvement pris en otages à
Khan Younès en juillet. Les mauvaises langues à Gaza disent qu'il aurait payé un
groupe armé, les Brigades Aboul Rich, réputées proches de lui, pour monter ce
vrai-faux kidnapping.
L'ambiance est tellement délétère à Gaza que toutes les
grosses légumes se déplacent avec escorte. Il y a encore dix jours, les deux
camps ont échangé des coups de feu en pleine ville. Une rue seulement sépare la
Saraya, QG de Moussa Arafat, de la maison de Dahlan. Pas étonnant qu'avant de
monter dans son hélicoptère pour quitter Ramallah, Arafat ait dit à Dahlan :
«Toi, tu prends l'avion et tu viens avec moi à Paris. Je ne te veux pas à
Gaza.»
12. Inquiétude et tristesse
contenue par Valérie Féron
in L'Humanité du vendredi 5 novembre
2004
Des Palestiniens sous le choc à l’annonce de la
dégradation de la santé du "Zaïm".
Ramallah, correspondance
particulière - À la mairie de Ramallah comme dans l’ensemble de la ville un
calme presque étrange régnait hier matin. Chacun était à son poste de travail et
les conversations se concentraient essentiellement sur les dossiers en cours. Ce
n’est qu’au détour des échanges que tout à coup on sentait percer la vive
inquiétude qui ronge l’ensemble des Palestiniens : « Oui j’ai entendu ce matin
qu’il était dans le coma juste avant de partir travailler », explique Nidal, une
des employées. « Mais je ne sais rien de plus », ajoute t-elle, le ton angoissé.
Fébrilement elle attrape son téléphone pour tenter de joindre son mari puis des
amis dans l’espoir d’en apprendre plus. Sans succès.
À la mi-journée, les
rues du centre-ville sont comme à l’habitude grouillantes de monde spécialement
en cette période de ramadan, où chacun se dépêche de faire ses emplettes puis de
reprendre le chemin de la maison avant la rupture du jeûne. Rien ne laisse
deviner ce qui se passe dans les esprits : « Il n’y a toujours rien de nouveau
aux infos, se désespère Naim, chauffeur de taxi. Il aurait dû rester avec nous.
» Iyad, étudiant de vingt-cinq ans, avait arrêté de fumer depuis trois mois. Il
vient de reprendre : « Je sais c’est stupide mais là je craque. J’ai toujours
été très critique envers l’Autorité mais cela n’a rien à voir : Nous imaginer
sans Abou Ammar, là c’est vraiment très dur », avoue t-il cherchant pudiquement
à cacher les larmes qui lui brouillent le regard.
L’heure n’est pas en effet
aux démonstrations intempestives dans les territoires palestiniens mais plus à
la douleur, la tristesse contenue en attendant la suite des événements : « Cette
attente a quelque chose de très cruelle, on se pose dix mille questions et on
reste la tête vide à tenter de continuer à se concentrer sur son travail mais le
coeur n’y est pas », résume Abou Ibrahim, qui tient un stand de fruits et
légumes sur l’un des marchés où les clients se pressent. Chacun se déclare prêt
à l’inévitable à tout moment, tout en reconnaissant que le choc sera moralement
et politiquement « dur à encaisser ».
13. Nouvelle diatribe du Sun contre Chirac,
vilipendé pour son soutien à Arafat
Dépêche de l'Agence France
Presse du vendredi 5 novembre 2004, 11h36
Le Sun, quotidien le plus
vendu au Royaume-Uni avec quelque 3,5 millions d'exemplaires par jour, a une
nouvelle fois vendredi attaqué violemment le président français Jacques Chirac,
vilipendé pour s'être rendu au chevet du "chef terroriste" Yasser
Arafat.
Dans un éditorial au vitriol intitulé "le ver (NDLR: surnom donné au
président français par le même journal pendant la guerre en Irak) est de
retour", le tabloïde du magnat australo-américain Rupert Murdoch affirme que
"peu (de gens) en Occident pleureront Yasser Arafat qui est en train de
mourir".
"Mais le président français Jacques Chirac sera l'un d'entre eux",
ajoute l'éditorialiste de ce journal notoirement xénophobe et
francophobe.
Jacques Chirac "a montré qu'il n'avait pas de honte en se
rendant au chevet du chef terroriste Yasser Arafat", poursuit-il. "Pourtant, il
ne peut se résoudre à rencontrer (le Premier ministre irakien) Iyad Allaoui, le
visage de la démocratie en Irak".
"Le mépris arrogant de Jacques Chirac vise
(le président américain) George W. Bush et (le Premier ministre britannique)
Tony Blair", estime encore le tabloïde.
"La seule préoccupation du ver est de
ramper vers ses amis arabes et de protéger les intérêts français dans le
pétrole. Avec de prétendus amis comme lui dans l'Union européenne, qui a besoin
d'ennemis?", conclut l'éditorialiste.
Jacques Chirac doit se rendre en visite
officielle au Royaume-Uni les 18 et 19 novembre dans le cadre du 100è
anniversaire de l'Entente Cordiale.
14. Notre ombre par Meron
Benvenisti
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du vendredi 5 novembre
2004
[traduit de l’hébreu par Michel
Ghys]
Les préoccupations au sujet des répercussions de la disparition
d’Arafat démontrent quel est le véritable statut du prisonnier
non-pertinent de la Mouqata'a
Les perspectives exprimées par des experts et des commentateurs, chacun à
leur manière, à propos de la disparition de Yasser Arafat n’étaient pas des
perspectives réjouissantes, mais bien plutôt des craintes devant ce que l’avenir
réserve, sans lui. Même ceux qui n’ont pas hésité à discuter publiquement des
projets d’ « assassinat ciblé » contre lui, sont sortis de leur enclos pour
proposer toute assistance, médicale et logistique. Il y avait là une tentative
d’écarter tout sujet d’accusation contre Israël de faire obstacle aux efforts
menés pour sauver Arafat, mais peut-être aussi le signe d’une espèce de respect
camouflé pour l’ennemi affaibli.
Par elles-mêmes, ces préoccupations
obsédantes autour des répercussions de sa disparition et du pitoyable « héritage
» qu’il laisse – celui du pouvoir sur un peuple persécuté et appauvri –
démontrent quel est le véritable statut du prisonnier de la Mouqata’a. Celui-là
même qui veillait soigneusement à convaincre le monde entier de la
non-pertinence d’Arafat et à humilier le dirigeant du peuple palestinien,
reconnaît le statut historique de l’homme qui incarne depuis un demi-siècle les
attentes de tout un peuple.
Au bout du compte, Arafat est l’ombre qui nous
accompagne et les stations de sa vie – depuis la révolte arabe jusqu’à
l’Intifada Al-Aqsa – sont les stations, inversées, de notre vie. Sans lui – et
sans la génération qu’il a dirigée – notre histoire, nos victimes ni nos
victoires n’ont de sens. Celui qui méprise son ennemi diminue sa propre victoire
et coupe les racines à sa propre histoire. Nous marchons, et avec nous va notre
ombre : le peuple palestinien ; nous frappons l’ombre avec un grand bâton, mais
elle ne nous lâche pas.
Que ferons-nous lorsque le soleil brillera et que
nous découvrirons que l’ombre, incarnée dans l’image de la « bête à deux jambes
», a disparu, qu’elle n’est plus là ? A qui ferons-nous jouer le rôle de
l’infâme démon ? Personne n’est en mesure d’entrer dans les chaussures de
l’homme qui a rempli ce rôle d’une façon aussi accomplie.
Ehoud Barak l’a
compris mieux que personne, lui qui a filé le mythe d’Arafat « le refuznik de
Camp David » : l’homme à qui on a offert la lune mais qui a refusé et a
déclenché une guerre terroriste pour obtenir par le sang ce qui n’a pas été
atteint par la négociation. Qui ne croit en ce mythe ? Et ce n’est pas étonnant
car, sinon, comment serions-nous capables de faire face à la réalité de la
violence, à l’oppression cruelle et à notre conscience tourmentée ? Nous avons
besoin d’un bouc émissaire pour lui attribuer la culpabilité de tout et purifier
notre conscience. Maintenant qu’il est fatigué du rôle de démon et qu’il a
découvert qu’il était mortel, nous lui cherchons un héritier qui remplisse sa
place : pas un partenaire, mais le bouc qui emporte nos péchés, nos frustrations
et notre haine.
Et ce n’est pas la première fois qu’Arafat sert à blanchir la
conscience. La détresse du peuple palestinien et sa propre détresse l’ont
contraint, à la veille d’Oslo, à renoncer à l’arme la plus tranchante qu’il
détenait et à accorder une légitimité à l’essence sioniste. Sans doute les
Palestiniens sont-ils un peuple occupé et vaincu, mais eux seuls, victimes de
l’entreprise sioniste, étaient en mesure d’accorder cette légitimité. Arafat –
avec le soutien de nombreux activistes de la première Intifada et contre la
position d’autres – a décidé de reconnaître Israël, en échange de la
reconnaissance de l’OLP.
Cette reconnaissance a suscité un soupir de
soulagement dans les cercles de la Gauche car, grâce à elle, ils étaient
délivrés de sentiments de culpabilité liés au fait que la réalisation de
l’entreprise sioniste était liée à l’anéantissement du peuple palestinien. Si
Arafat reconnaissait Israël, ils étaient libérés des dilemmes moraux que
faisaient peser sur eux le conflit et leurs victoires dans ce conflit. Il n’a
pas fallu longtemps pour que la démarche historique d’Arafat (en collaboration
avec Yitzhak Rabin) soit oubliée. De nouvelles détresses morales ont imposé de
recommencer à définir Arafat comme terroriste et l’OLP comme organisation
terroriste ; l’aspiration à la reconnaissance a fait place à « il n’y a pas
d’interlocuteur » et on a fait du partenaire un prisonnier humilié. Seuls
quelques uns, peu nombreux, ont compris que l’octroi de légitimité à l’essence
sioniste n’était pas irréversible. Dès lors, le fait d’être revenu de « la
reconnaissance mutuelle » a certes atteint Arafat et les Palestiniens mais aussi
Israël qui ne s’est jamais trouvé face à des contestations de la légitimité de
ses actes comme il l’est aujourd’hui.
Arafat était destiné à être
emblématique dans sa vie et dans sa mort. Ariel Sharon le craint apparemment
lorsqu’il déclare que, lui vivant, Arafat ne sera pas enterré à Jérusalem. Dans
son empressement à humilier Arafat malade, Sharon a donné un signe éclatant de
la communauté de sort existant entre Arafat et beaucoup de Palestiniens : sans
patrie, sans cimetière où rejoindre leurs pères. Combien civilisé cela aurait pu
être si nous avions manifesté de la compréhension et de l’empathie pour notre
ombre – le dirigeant vaincu – pour sa souffrance, ses succès et ses
échecs.
15. Après Arafat, le chaos ? Il n'est pas
interdit de penser qu'il sera, dans quelques mois, regretté par... Israël
! par Taïeb Moalla
in La Presse (quotidien publié à
Montréal) du vendredi 5 novembre 2004
(Taïeb Moalla est journaliste. Il a été correspondant en Tunisie
du journal belge Le Soir.)
La mort de Yasser Arafat a été annoncée à de nombreuses reprises
dans le passé. Ainsi, personne ne donnait cher de sa peau lors de l’héroïque
bataille de Karameh (1968, en Jordanie), durant le siège de Beyrouth (1982) et
encore moins quand son avion s’écrasa dans le désert libyen, en 1992. C’est sans
compter les multiples tentatives d’assassinat dont il a été la cible. Renaissant
de ses cendres, le leader palestinien a toujours fini systématiquement par
reprendre le flambeau de la lutte pour l’édification d’un État indépendant
viable.
Certes, nous n’en sommes pas encore à rédiger sa nécrologie, mais
nous pouvons nous interroger sur ce que l’Histoire gardera de ses 55 années de
vie politique. Pour la droite israélienne, le constat est simple : Arafat est un
chef terroriste qui ne cherche, à terme, que la destruction d’Israël. S’il ne
peut y arriver par les armes, il utilisera l’extraordinaire force démographique
palestinienne (5,9 enfants par femme) ! Pour les travaillistes israéliens,
Arafat restera celui qui a refusé les " offres généreuses " faites par l’ancien
premier ministre Ehoud Barak lors du sommet de Camp David en juillet 2000.
Ce
ne sera évidemment pas le jugement des masses palestiniennes et arabes. Ces
dernières retiendront l’image d’un chef charismatique, d’un combattant de la
liberté qui a milité, par les armes puis par la diplomatie, contre l’occupation
illégale de la Palestine. Malgré ses méthodes autoritaires, il restera "
Monsieur Palestine " comme l’a surnommé la presse internationale dans les années
70. C’est d’ailleurs lui qui a imposé le terme " Palestine " dans la diplomatie.
Ainsi, Arafat incarne et personnifie (parfois à outrance) les aspirations d’un
peuple dans son ensemble.
Les populations arabes retiendront également
qu’Arafat est le seul leader arabe à avoir été élu, en 1996, de façon
démocratique. Dans une région du monde constituée presque uniquement par des
régimes autoritaires, la comparaison est rapidement faite entre, d’un côté, un
leader qui résiste malgré son siège, la privation de lumière et d’oxygène et son
emprisonnement dans son quartier général depuis trois ans et, de l’autre côté,
des présidents " élus " à 99 % des suffrages, qui pillent leur pays, censurent
leur presse et cherchent surtout à maintenir les privilèges d’une caste
affairiste gravitant autour d’eux.
Dans l’imaginaire collectif palestinien et
arabe, ce n’est pas la maladie de Yasser Arafat qui l’aura tué. Il s’agit plutôt
d’un assassinat israélien délibéré. Humilié quotidiennement et menacé
physiquement par les tireurs d’élite israéliens postés dans les immeubles
jouxtant son QG, le " Vieux " partage le quotidien et la destinée de son peuple.
En avril 2002, au moment du siège de Ramallah et des crimes de guerre commis à
Jénine, le pacifiste et ancien député israélien, Uri Avnery, expliquait que "
’les Palestiniens’ ont vu leur dirigeant dans une séquence historique à la TV,
son visage éclairé par une simple bougie dans son bureau sombre et encerclé,
prêt à mourir à tout moment, et ils le comparent avec les ministres israéliens
hédonistes, assis dans leurs bureaux, loin des combats, entourés par des hordes
de gardes du corps. Ainsi naît l’orgueil national. " Cette analyse est partagée
par l’auteur israélien, Michel Warschawski. Pour lui, " Arafat restera dans
l’histoire le symbole du renouveau national palestinien et de la lutte pour la
reconnaissance du peuple palestinien, de ses droits et de sa place dans le
concert des nations souveraines et libres. Tout le reste n’est que détail...
"
Un peuple digne et fier
De son côté, Leila Shahid, la
déléguée générale de Palestine en France, tout en prenant soin de préciser qu’il
" ne faut pas enterrer Arafat trop rapidement " estime que " Monsieur Palestine
a réussi à transformer un peuple d’exilés en un peuple combattant, digne et
fier. Il a initié une organisation de la libération nationale et est reconnu, de
par le monde comme un symbole de lutte pour la liberté "
Outre le maintien de
l’identité nationale palestinienne, l’Histoire retiendra probablement qu’Arafat
est le leader qui a réussi à éloigner le conflit israélo-palestinien de sa
dimension religieuse. D’emblée, il a placé le combat de son peuple dans la
sphère de la lutte pour la libération nationale et contre l’occupation.
Bien
qu’Israël ait détruit toutes les infrastructures de l’Autorité palestinienne, le
charisme d’Arafat permettait de garder un semblant d’ordre. Aujourd’hui, la
seule alternative plausible à son long règne est le chaos le plus total. Arafat
était capable d’imposer à son peuple des concessions extrêmement douloureuses.
Il n’est donc pas interdit de penser qu’il sera, dans quelques mois, regretté
par... Israël !
16. De la critique à
l'antisémitisme par Pascal Boniface
in Libération du mercredi 3
novembre 2004
(Pascal Boniface est directeur de l'Iris
(Institut de relations internationales et stratégiques), il a publié plusieurs
ouvrages dont "Est-il permis de critiquer Israël ?" aux éditions Robert Laffont
en 2003.)
L'assimilation des termes antisioniste et
antisémite est aussi reprise dans le rapport Ruffin.
De nombreux
responsables communautaires juifs et des intellectuels juifs et non juifs
ont largement répandu l'idée que la critique du gouvernement israélien
n'était qu'un alibi pour exprimer au nom des victimes palestiniennes un
antisémitisme que l'on ne veut pas afficher franchement. Cette thèse a été
reprise par Jean-Christophe Rufin dans un rapport au ministre de l'Intérieur sur
la lutte contre le racisme et l'antisémitisme. Il estime qu'il existe «un
antisionisme moderne né au confluent des luttes anticoloniales,
antimondialisation, antiracistes, tiers-mondistes et gauchistes». Selon lui cet
«antisionisme est un antisémitisme par procuration».
Il faut d'abord définir
les termes. Qu'est-ce que l'antisémitisme ? Qu'est-ce que l'antisionisme ?
L'antisémitisme est l'hostilité et même parfois la haine à l'égard
des juifs, pris indifféremment pour la seule raison qu'ils sont juifs. Dans
l'histoire, l'antisémitisme a conduit à des persécutions, des pogroms et à la
Shoah. L'antisionisme est différent, c'est le refus de l'existence de l'Etat
d'Israël. Les deux concepts peuvent être liés, mais ils ne le sont pas
automatiquement. Il y a évidemment des gens qui, étant antisémites, refusent au
peuple juif le droit à disposer d'un Etat. Mais, en même temps, il y a au sein
de la communauté juive de nombreux juifs antisionistes. Ils peuvent l'être pour
des raisons religieuses. Au nom de la Torah, des religieux nient à l'Etat
d'Israël le droit de représenter tous les juifs. Ils estiment même que la
politique d'Israël met les juifs de la diaspora en danger. D'autres sont
antisionistes pour des raisons politiques. Ils estiment que les juifs doivent
être intégrés individuellement dans les Etats où ils vivent et ne se
reconnaissent pas dans un Etat qui serait fondé sur des critères de race ou de
religion.
D'autres, enfin, sont sionistes mais c'est justement leur
attachement à Israël qui les conduit à critiquer Sharon, coupable à leurs yeux
de porter atteinte aux intérêts à long terme d'Israël.
Il peut y avoir des
sionistes antisémites. Une partie de l'extrême droite française l'est. Elle
préfère voir les juifs en Israël plutôt qu'en France. Elle approuve la politique
de répression contre des Palestiniens du fait d'un racisme antiarabe. Les
chrétiens sionistes américains soutiennent la politique de Sharon. Pour eux, le
retour des juifs en Terre sainte servirait de prélude à leur adhésion au Christ
et, pour ceux qui ne le font pas, à leur destruction physique. Ils sont donc
antisémites et sionistes. On le voit, il y a donc de multiples combinaisons des
termes «sionisme», «antisionisme» et «antisémitisme».
L'assimilation des
termes «antisioniste» et «antisémite», si elle est possible, n'est en rien
automatique. Dans le cas présent, elle vise avant tout ceux qui combattent
l'antisémitisme, qui reconnaissent le droit pour Israël d'exister dans des
frontières sûres et reconnues, qui condamnent les attentats-suicides mais qui
critiquent la conduite de son gouvernement. Ils ne reprochent pas à Israël
d'exister, ils critiquent ce que fait Israël. Or le fait de critiquer le
comportement d'un gouvernement ne revient pas à nier le droit à un Etat
d'exister.
Il est indéniable que le peuple juif est celui qui a le plus
souffert du racisme, et le génocide juif a un caractère unique. Cela ne permet
pas pour autant d'accuser d'antisémitisme ceux qui critiquent le gouvernement de
l'Etat d'Israël. Bien sûr, vos accusateurs affirmeront qu'il est possible de
critiquer Sharon sans être taxé d'antisémitisme. Ils disent d'ailleurs
qu'eux-mêmes peuvent exprimer des réserves sur la politique israélienne. Mais,
outre le fait qu'on a du mal à identifier de telles critiques venant de leur
part, ils interdisent aux autres dans la pratique ce qu'ils disent tolérer en
théorie. Car la critique du gouvernement israélien est comparable à ce qu'était
la liberté syndicale ou religieuse dans les pays communistes. C'est
théoriquement possible. Mais, si vous passez à la pratique, vous allez au-devant
de graves problèmes.
Si l'on critique George W. Bush pour son comportement en
Irak, ou pour son refus de respecter le droit international d'interdiction de
recours à la guerre, on ne sera pas accusé automatiquement de faire de
l'antiaméricanisme (bien que cela soit de plus en plus fréquent), ni de faire du
racisme antiaméricain. De même, si l'on critique le gouvernement Poutine en
Tchétchénie, on ne se verra pas reprocher de faire du racisme antirusse, on
constatera un désaccord politique avec les exactions des Russes dans cette
région. On pourra critiquer le gouvernement chinois sans être traité de racisme
antichinois, avoir des jugements très durs à l'égard d'Arafat sans encourir le
procès d'un racisme antiarabe. Ceux qui par exemple désapprouvent la politique
française au Proche-Orient ne sont pas accusés de faire du racisme
antifrançais.
On voit bien le danger d'un tel raisonnement sous couvert de
lutter contre l'antisémitisme, on criminalise la critique politique d'un
gouvernement. Il y a bel et bien une tentative d'empêcher le libre exercice du
débat démocratique sous couvert de lutte contre l'antisémitisme. Cette tactique
peut avoir des avantages. Elle est, dans l'optique du gouvernement israélien,
dans un premier temps efficace.
Qui pourrait assumer l'accusation infamante
d'antisémitisme ? L'accusation d'antisémitisme même injustifiée fait de vous un
paria dans de nombreux cercles. Peu de gens iront vérifier si les accusations
ont un réel fondement ou si elles sont simplement un moyen d'exclure de la vie
de la cité une personne dont le seul tort est d'avoir critiqué le gouvernement
israélien. En ce cas, c'est au défenseur d'apporter la preuve de son innocence
et non à l'accusation de prouver la culpabilité. Il suffit de
l'affirmer.
Mais, à terme, cette politique est catastrophique, elle revient à
banaliser l'antisémitisme. Elle crée une assimilation entre juifs français et
Israéliens qu'elle condamne par ailleurs et qui ne correspond pas à la
réalité.
Si l'on veut combattre efficacement l'antisémitisme, il ne faut pas
pénaliser la critique de l'Etat d'Israël. Il ne faut pas établir un lien
automatique entre Juifs français et Israéliens. Il faut distinguer la lutte
contre l'antisémitisme de la défense d'Israël.
17. Entre nostalgie du rêve et violence du
réel : La vision corrosive des artistes israéliens par Itzhak
Goldberg
in Le Monde diplomatique du mois de novembre
2004
(Itzhak Goldberg est historien d’art. Maître de
conférence à l’université Paris X – Nanterre.)
La déconstruction des
mythes fondateurs du sionisme n’est pas le fait exclusif des artistes – les
nouveaux historiens y ont largement contribué. Mais ils y participent de manière
corrosive, refusant de rentrer dans le rang et de rejoindre le consensus
national qui s’est forgé autour de M. Ariel Sharon. Par leur production, ils
témoignent avec courage de ce que l’on appelle en Israël « la situation »,
c’est-à-dire notamment de la lutte des Palestiniens.
Si l’expression
artistique israélienne garde une spécificité propre, c’est que souvent on y
décèle des signes de tension, de nervosité, qui rappellent la situation
politique dans ce pays. Bien que la société soit divisée sur le conflit
palestinien, son art semble ignorer cette ligne de partage. Tout laisse à penser
que la quasi-totalité des artistes ont fait leur choix, pratiquement depuis la
guerre du Liban (1982), qui a déclenché un traumatisme durable dans l’opinion
publique. De nombreuses expositions, avec parfois la participation d’artistes
palestiniens, sont des actes symboliques qui tentent de renouer un dialogue à
l’aide du langage artistique, mais surtout de gestes qui traduisent
plastiquement l'actualité bouleversante d’une société où la violence est
quotidienne.
Même si tous les créateurs ne reprendront pas à leur compte la
déclaration du peintre Moshé Gershuni en 1977 (« Le seul problème de l’art
israélien est le problème palestinien »), il est clair qu’un artiste israélien
ne peut que rarement faire abstraction de ce contexte. Parfois, on a
l’impression qu’aucune tache de couleur posée sur une toile, aucun trait de
crayon ne sont jamais anodins, jamais éloignés du débat qui secoue cette
société. Un exemple parmi d’autres, l’exposition qui, en 2003, au Musée national
d’Israël, à Jérusalem, a réuni David Reeb et Michael Kratzman, tous deux
Israéliens [1]. Michael Kratzman photographie depuis des années des scènes qui
décrivent les conditions de la vie quotidienne des Palestiniens. David Reeb
réalise des toiles de taille imposante et de facture réaliste, comme des
constats grandeur nature d’une réalité tragique. Les visiteurs défilent à
travers les salles immenses en silence, sans commentaires.
Mais, pourrait-on
dire, en quoi cette situation diffère de celles qui caractérisent d’autres
sociétés, engagées dans une guerre larvée ou ouverte ? La réponse est double.
D’une part, ils suffit de rappeler le silence artistique qui a entouré en France
l’une des dernières grandes guerres coloniales, celle d’Algérie, pour constater
que la réaction « à chaud » n’est pas toujours la règle. D’autre part, la
problématique des artistes israéliens ne s’arrête pas uniquement au conflit armé
; elle pose aussi, inévitablement, la question des rapports entre le destin du
peuple juif et Israël – Palestine.
Certes, il ne s’agit pas de suggérer que,
chaque fois qu’un peintre ou un sculpteur israélien s’engage dans la création,
c’est toujours avec une volonté d’interroger les « racines » ou la notion
controversée de l’appartenance à cette terre. Il n’en reste pas moins que la
position critique, parfois militante, de l’art israélien dépasse le « simple »
dialogue avec la réalité et, plus profondément, s’interroge sur les composants
constitutifs de la nation, sur l’imbrication de la question palestinienne et de
la question juive.
Face aux expositions explicitement politiques, d’autres
manifestations qui jouissent d’un succès immense se développent depuis des
années. Elles ont toutes un point commun, celui d’être chargées d’une forte
sensation de nostalgie, comme celle, au Musée d’art moderne de Tel-Aviv (2003),
où des centaines de clichés permettaient au public local de porter un regard
assoiffé sur la période révolue des pionniers [2]. Tout au long du parcours, les
visiteurs s’arrêtaient et échangeaient des confidences. Certains, les plus âgés,
indiquaient aux jeunes qui les accompagnaient, sur une photo parfois jaunie, un
lieu qu’ils avaient connu autrefois. Tel sentier étroit traversant les collines
de sable, devenu une artère principale à Tel-Aviv. Tel bâtiment blanc de style
ottoman, rasé de nos jours, fut pendant des décennies un cinéma. Telle plage
déserte sur laquelle on a construit depuis les Hilton et les Sheraton…
Là
encore, en apparence, rien de nouveau. Même si la nostalgie « n’est plus ce
qu’elle était », l’attirance vers un passé plus serein, pré-industriel,
écologique, est un phénomène occidental, sinon mondial. La spécificité de la
nostalgie à l’israélienne est que le retour y soit à double tranchant. Soit il
fonctionne comme l’évocation d’une période sanctifiée dans la mémoire de ce
pays, l’époque des pionniers, modèle historique d’héroïsme et de pureté. Soit,
démystifié, déconstruit, il est utilisé à contre-emploi, avec une volonté de
revisiter son aspect idéologique dans un processus qu’on peut nommer « le retour
sur le retour ». En d’autres termes, la nostalgie devient soit une thérapie de
groupe qui permet d’échapper temporairement à une réalité difficilement
supportable, soit une thérapie de choc qui oblige à porter un regard dur mais
parfois salutaire sur le passé et en même temps sur le futur.
Déconstruction des mythes
Rares sont les pays où
l’impact de l’histoire est à tel point inséparable de leur évolution artistique.
C’est une évidence de constater que la création plastique en Israël a eu, comme
point de mire, paradoxalement, l’idée de retour. Cette situation est inscrite
dans le rêve de retour à Sion, la promesse qui a traversé les deux mille ans de
la Diaspora, où se télescopaient le territoire de la réalité, espace fonctionnel
dans lequel les juifs vivaient, et le territoire de l’imaginaire, espace «
promis » où se portent tous les désirs et toutes les aspirations, celui de «
l’an prochain à Jérusalem »…
Inséparable de ce retour rêvé du peuple juif
vers une terre promise, l’art du début du siècle oublie parfois les réalités sur
le terrain, la présence des Palestiniens et leur sentiment d’exclusion et
d’envahissement. D’origine européenne, ces nouveaux arrivants d’alors figurent
sur leurs toiles des paysages bucoliques, un paradis fabriqué, un stéréotype qui
présente de nombreux points communs avec la peinture orientaliste. Une
différence de taille, toutefois : les créateurs orientalistes se plaçaient
toujours dans la position d’un spectateur, d’un touriste muni d’un billet
aller-retour, de préférence en première classe. Pour l’art israélien, muni d’un
‘pass one way ‘, il s’agit davantage de retrouvailles que de retour
[3].
Ainsi, les travaux d’un Reuven Rubin ou d’un Nahum Gutman, qui montrent
les pionniers fraternisant avec les fellahs dans un univers mythique, non
conflictuel, et où l’espoir règne en maître, peuvent être interprétés de deux
manières. On peut y voir des étapes d’un art qui « s’invente » en même temps que
la pensée sioniste et qui s’inscrit dans un long processus de l’inexorable
conquête symbolique de la patrie de l’Autre. Mais on peut également le
considérer comme l’expression du sionisme socialiste, teinté du romantisme
populiste russe, messianique ou utopiste. Naïfs, sans doute, ces artistes
croient véritablement en une société non conflictuelle, où la coexistence de
deux peuples est non seulement imaginable mais souhaitable.
Certes, il est
inévitable qu’une lecture pareille, dans le climat actuel, ne puisse attirer que
des sarcasmes. Manifestement, à partir des années 1970, les créateurs israéliens
font de ces images fondatrices, de ces icônes intouchables, une relecture sans
aucune concession. Ainsi, chez Abraham Offek, La Route vers Jérusalem (1989) est
anguleuse et tortueuse, l’horizon lourd de nuages menaçants, fort éloignée des
visions lumineuses et optimistes des environs de Jérusalem. Chez Yosl Bergner,
Les Idéalistes (1978), des pionniers aux allures de clochards déclarent
clairement la faillite du sionisme dans sa version actuelle. Ailleurs,
L’Enterrement des pionniers, de la même année, est une image terrible d’une Cène
sans espoir de salut. Plus radical et plus explicite encore est Yigal Toumarkin,
qui, en 1979, présente un « portrait de troupe » des dirigeants juifs des années
1920, vêtus d’un keffieh, posant sous un panneau qui dit « Le sionisme, un rêve
; la réalité, une tragédie ». Ici, la contradiction terrible et inexcusable
entre la loi du retour et le droit au retour [4] fait son apparition.
Il est
clair que la déconstruction des mythes n’est pas le privilège du monde de l’art.
Elle fait partie de ce que l’on nomme le post-sionisme, une pensée dont les
représentants les plus connus font partie de la nouvelle génération des
historiens. Leurs études critiques, essentielles pour une vision plus équilibrée
du conflit israélo-arabe, ont ouvert une brèche qui, depuis, s’est transformée
en une déchirure pour la société en Israël.
Ce changement des mentalités
amène les artistes contemporains à porter une vision de plus en plus corrosive
sur ce que l’on appelle pudiquement en Israël la « situation ». Ainsi, Arnon
Ben-David entoure d’un cadre une copie en plastique de la fameuse mitraillette
israléienne Uzi. Le titre de l’œuvre ? Art juif (1988). Tsibi Geva, lui,
recouvre la carte israélienne avec un keffieh, signe incontestable de l’identité
palestinienne : Keffieh (2000). Pinchas Cohen-Gan propose une vision dérisoire à
partir des uniformes de l’armée : L’art est comme le service dans l’armée
(1995). Enfin, pour clore définitivement le chapitre de la nostalgie, le
conservateur Gideon Efrat, à l’occasion d’une exposition récente dans son centre
d’art, réunit de nombreux paysages israéliens considérés désormais comme «
classiques » et les enferme dans une pièce qu’il baptise « débarras »
[5].
Les quelques œuvres de cette liste, qui mériterait d’être plus riche,
sont explicites et d’une efficacité redoutable. Le regard qu’elles posent sur la
réalité, où toute évocation du passé est soit exclue, soit rendue grotesque, est
sans aucune illusion. C’est leur force, mais peut-être aussi leur limite.
Certes, on ne peut pas douter de la sincérité de leurs créateurs, de leur
volonté de montrer un profond écoeurement face à la tuerie interminable à
laquelle ils assistent. Cependant, on a parfois le sentiment que ces œuvres
participent à l’état d’esprit qui caractérise la société israélienne depuis
l’occasion ratée des accords d’Oslo : la seule lucidité admise n’est que le
synonyme du scepticisme et du fatalisme général.
Il est possible que le
retour sur le retour proposé par la génération des années 1970 ne soit plus à
l’ordre du jour. Il est probable que les « avancées » de la guerre fratricide ne
laissent aucune place à la projection du passé dans le futur. Mais, si les
œuvres des « pionniers » de la critique politique semblent parfois plus
bouleversantes, comme peut l’être une blessure douloureuse, c’est peut-être que,
à la différence de celles de la seconde génération, elles contiennent une part
de nostalgie, fût-elle une nostalgie de la déception. Confusément, on y voit
encore les traces de ce que l’on appelle aujourd’hui des mythes qui, dans
d’autres circonstances, étaient malgré tout des idéaux.
- NOTES :
[1] : Contrôle : David Reeb et Michael
Kratzman, Musée national d’Israël, à Jérusalem, octobre-décembre 2003.
[2] :
Photographies, 1905 – 1948, Musée d’art moderne de Tel-Aviv, juillet-novembre
2003.
[3] : L’étude présente n’aborde pas l’art palestinien. Toutefois, on
peut suggérer que, dans cette asymétrie forcée par l’histoire, à la notion
fondatrice israélienne du retour sur le retour, répond chez les Palestiniens le
retour sur le départ, celui de 1948. Lire le livre d’Elias Sanbar, Palestiniens,
images d’une terre et son peuple de 1839 à nos jours, Hazan, Paris, 2004.
[4]
: Loi du retour : loi adoptée par l’Etat d’Israël en 1950 et qui donne la
possibilité à tout juif dans le monde de « retourner » en Israël et d’y obtenir
la nationalité. Droit au retour : droit réclamé par les Palestiniens expulsés en
1948 de rentrer dans leur foyer (droit reconnu par une résolution des Nations
unies de décembre 1948).
[5] : Le Retour à Sion, au-delà du principe de
lieu, Tel-Aviv, 2003. Les ouvrages qui ont été utiles pour cette étude sont trop
nombreux pour être tous cités. On mentionnera les catalogues de deux expositions
principales : Israeli Art Around 90, Düsseldorf, 1991 ; To the East, Orientalism
in the Arts in Israel, Jérusalem, 1998.
18. "Stratégie dormante" et politique
platonicienne par Jean-Luc Perillié
in Etudes du mois de novembre
2004
Après le choc des attentats répétés de New York, de Madrid, et la
flambée du terrorisme en Irak, il peut être utile de s’extraire de la pression
médiatique des faits pour tenter de comprendre, en philosophe, ce que ces
événements ont d’inédit. Certes, cela ne désamorcera pas les bombes. L’arme de
al critique, dit-on, ne remplacera jamais la critique des armes ; mais les armes
matérielles ont aussi leurs faiblesses, et bien comprendre les tenants et
aboutissants de la nouvelle stratégie de la terreur est nécessaire pour mieux
s’en prémunir. A cet égard, la tradition de philosophie politique de la «
vieille » Europe pourrait, paradoxalement, fournir de précieux éléments de
réflexion.
Inversement, d’une manière inattendue, l’apparition de la nouvelle
forme de terrorisme des réseaux d’Al-Qaïda permet de mettre en lumière un aspect
essentiel et jusqu’ici peu commenté de la politique platonicienne. A l’évidence,
il ne saurait être question de cautionner l’injustifiable, et de ramener le
platonisme à un quelconque terrorisme ; mais il reste tout au moins possible de
signaler l’existence d’un élément commun entre les deux mouvements politiques,
par delà les différences culturelles et temporelles considérables : se remarque
la présence d’une stratégie globalement similaire, que l’on pourrait nommer
‘stratégie dormante’. Il nous semble, en effet, que Platon a été le premier
politique à user du concept de « stratégie dormante » - concept subtil et
redoutable que l’islamisme, de nos jours, a élaboré pour le mettre au service du
terrorisme. Nous sommes conscients du fait que nous tentons ici une mise en
relation assez risquée, apparemment très improbable, peut-être même totalement
absurde pour certains. Dans cette courte étude, précisons qu’il s’agit moins de
démontrer une thèse, que d’attirer l’attention sur un concept peu banal,
susceptible de nourrir les méditations relatives à notre époque et à notre
connaissance de la pensée antique, la seconde pouvant venir éclairer notre
compréhension de la première.
Les cellules dormantes et le sens de l’opportunité
Les
attentats de Madrid, le 11 mars 2004, avaient pour but direct de défaire un
gouvernement, tout en commémorant la sinistre date du 11 septembre. L’événement
madrilène révèle encore que l’organisation terroriste a utilisé le moyen des
‘cellules dormantes’, accordant au sommeil une finalité stratégique. Ce qui
signifie que l’organisation a su ‘attendre’ et saisir ‘le moment opportun’ pour
intervenir. Par ce sens de l’efficacité destructrice, doublée d’un impact
symbolique, le militant islamiste d’Al-Qaïda développe une ‘stratégie politique’
adaptée à l’univers hypermédiatique contemporain, tout ne réactivant des
symboles archaïques, tel celui de la Croisade : piège dans lequel le président
Bush est tombé de la manière la plus maladroite, faisant le jeu de la rhétorique
mystico-guerrière des islamistes [1]. E, provoquant l’impression qu’une «
organisation » dispose du pouvoir d’agir quand elle veut, où elle veut et comme
elle veut, la manipulation symbolique et médiatique devient ainsi l’arme de
propagande de cette nouvelle figure du militantisme : elle est à Al-Qaïda ce que
la dialectique était jadis au militant marxiste. Le terrorisme éminemment
sanglant des images-chocs dotées de signification succède à l’ancien terrorisme
intellectuel de la dialectique imparable.
Dans cette nouvelle figure du
combattant de l’ombre, on trouvera aisément une synthèse entre le ‘résistant’,
qui se contente de saboter (qualifié de terroriste par les forces occupantes),
l’’espion’, infiltré en territoire ennemi, et le ‘militant’ au service d’une
idéologie politique. Mais ne nous laissons pas abuser par ces modèles, car la
situation est inédite.
Il est vrai que la stratégie dormante a déjà pu être
utilisée par les réseaux d’espionnage, mais ce qui est différent, avec Al-Qaïda,
c’est l’objectif directement politique et militant des pratiques de
dissimulation ; car le terrorisme est essentiellement politique, même s’il se
pare des attributs de la religion. Il ne s’agit pas exactement de dissimuler une
organisation pour saboter des installations stratégiques ennemies, ou pour
obtenir des informations secrètes, mais de dissimuler pour détruire, purement et
simplement. L’action délibérée d’une cellule dormante de l’espionnage classique
est moyen au service d’une fin militaire ; l’action délibérée d’une cellule
dormante d’Al-Qaïda est en soi une fin politique, et n’a d’autre justification
que cette fin même. L’impératif hypothétique des services d’espionnage (comme
système rationnel des moyens en vue d’une fin externe) se transmue en impératif
catégorique du nihilisme (comme fin en soi de la destruction-spectacle) [2]. Le
système des moyens tend même à coïncider avec la fin : l’idéal du terroriste
serait même qu’il se réduisît à cette fin absolue.
Cela est en partie rendu
possible par la facilité de l’objectif (détruire des populations civiles dans
des lieux publics, plutôt que des militaires dans leurs bunkers). L’économie des
moyens offre, dès lors, une très grande souplesse d’action, et surtout de
non-action. Le militant islamiste a tout son temps, car son action est
relativement simple et peut être mise en place au dernier moment. Là réside son
plus grand pouvoir : alors que le militant classique est un activiste – d’autant
plus vulnérable qu’il s’épuise en des tâches organisationnelles multiples –, le
combattant des réseaux d’Al-Qaïda peut se maintenir solidement retranché dans
son anonymat, car il dispose du loisir de rester longtemps dans l’ombre sans
agir. Confronté à l’activisme occidental, son pouvoir semble même prendre une
dimension illimitée : à travers le conflit extraordinairement disproportionné
entre, d’un côté, une Coalition formée d’une hyperpuissance et de ses
satellites, et, de l’autre, des groupuscules clandestins et éclatés, on voit se
profiler toute l’opposition entre l’ ‘agir à tout prix’ et le sens oriental du
‘non-agir’ au service de l’action ciblée. Et, force est de constater que les
seconds ont manipulé magistralement la première.
En bref, la politique des
nouveaux extrémistes est on ne peut plus claire : déstabiliser les Etats laïques
en s’attaquant aux populations civiles et aux symboles du modernisme ; rebâtir
le monde sous la loi uniformisée de l’Islam intégriste : deux finalités qui se
confondent en une seule dans l’esprit des instigateurs du mouvement, l’une
devant immédiatement impliquer l’autre. Leur tactique pratiquement imparable est
celle de la ‘cellule dormante’ qui, sous une simple impulsion, passe à
l’acte.
Or, un tel concept de « politique dormante » nous est-il si étranger
? Sommes-nous si décontenancés face à lui ? S’il s’oppose à l’activisme de la
modernité, pour le tourner en dérision, il n’est pas forcément antithétique à
toute pensée occidentale : comme nous l’affirmions en commençant, il est
possible d’en trouver une expression exemplaire dans la philosophie grecque de
l’Antiquité. En notre époque désorientée, la philosophie de Platon pourrait
venir faire contrepoids et se présenter comme une excellente école de patience
politique, sachant associer le non-agir au sens de l’action opportune.
La phase dormante de la politique platonicienne
Sans
qu’il soit nécessaire de comparer l’incomparable (la politique platonicienne
dans ses objectifs et celle d’Al-Qaïda), nous pouvons constater qu’il y a bien,
dans les écrits politiques du philosophe athénien, une mise en sommeil préalable
de l’action politique. Se présentent aussi chez lui d’utiles considérations
susceptibles de permettre de mieux saisir la portée et les conditions de
possibilité de cette stratégie paradoxale.
La politique militante
platonicienne, que l’on a cru inexistante, a longtemps été mal comprise,
justement parce que l’on a eu quelque difficulté à saisir l’importance de sa
phase première, qui est véritablement ‘dormante’. Ce que l’on a mis sur le
compte de l’ ‘utopie’ n’est en fait que la conséquence de la non-compréhension
du projet global, dans toutes ses phases. Il est d’ailleurs temps de se rendre
compte du fait que la ‘Constitution’ (Politeia) que le philosophe propose dans
la République, loin d’être une ‘utopie’ ou une ‘Cité idéale’ (notions qui ne
figurent nulle part dans le dialogue platonicien), est destinée à être réalisée
comme accomplissement ultime d’un vaste projet politique [3].
Le plan de
Platon obéit précisément à trois phases bien distinctes. La première est une
phase dormante dans laquelle le philosophe platonicien ne fait qu’ ‘attendre’.
Qu’attend-il au juste ? Que le peuple vienne le solliciter (ce qui peut prendre
du temps !). Au cours de cette première étape de non-intervention directe,
Platon envisage sereinement qu’une vie entière de philosophe puisse se dérouler
sans que la moindre lueur d’accomplissement politique ait pu se produire. (Répu.
VI, 496 de). Cependant, cela n’empêche aucunement ce militant atypique, réduit à
lui-même, de nourrir l’intime conviction que l’accession au pouvoir se produira
tôt ou tard, en vertu d’une ‘certaine nécessité’ (Rép. VI, 499b). Autant dire
que l’impatience politique n’est pas de mise. De son vivant, Platon lui-même a
offert ses services à deux tyrans, père et fils, qui l’avaient invité à leur
cour (Denys 1er et 2nd de Syracuse) [4]. Il s’y est déplacé trois fois sans trop
y croire. Ce furent des échecs prévisibles et presque inévitables, étant donné
le naturel non philosophique des deux souverains. Peu importe, le philosophe
sait pertinemment que la véritable opportunité politique est, de fait, rarissime
bien que non impossible.
Toutefois, si jamais le philosophe parvient
réellement au pouvoir, par chance ou par grâce divine, dit Platon – jamais par
la force, il faut le dire –, la politique platonicienne peut entrer dans sa
deuxième phase active. Le philosophe devenu roi, au chevet d’un corps politique
malade et boursouflé par les humeurs pléthoriques, se comporte alors comme un
médecin hippocratique qui prescrit des remèdes douloureux (cures
d’amaigrissement avec purgations répétées), mais salutaires [5]. On notera, à
cet égard, l’opposition radicale entre le soin thérapeutique avec consentement
du malade chez le philosophe-roi platonicen (Rép. VI, 189bc ; Lois, IV,
719e-723d) et la malignité virale d’Al-Qaïda. D’un côté, la phase dormante
attend son heure pour soigner ; de l’autre, pour attaquer le vivant là où il est
le plus vulnérable.
La seconde phase platonicienne est, il est vrai,
dictatoriale, mais trouve sa légitimité dans le paradigme médical. L’objectif
est alors de permettre au corps malade de recouvrer la santé ; et, pour cela, la
mission essentielle du philosophe-roi est de mettre en place progressivement la
véritable ‘Politeia’, la ‘Constitution’ des Gardiens-dialecticiens, purs
produits achevés d’une longue éducation étatique, particulièrement sélective
[6]. Avec l’avènement au gouvernement de ce nouveau corps d’élite, la politique
platonicienne entre dans sa troisième phase – phase d’accomplissement du
véritable bonheur politique, pensé comme tel par Platon.
Apprendre la patience politique et le sens du « kaïros
»
Il ne saurait s’agir – tant s’en faut ! – d’adhérer à l’ensemble du
programme platonicien, qui appartient à un autre temps, à une configuration
politique révolue. Toutefois, cet exemple nous conduit au moins à nous poser la
question de savoir comment il est possible, de nos jours, d’accepter une phase
dormante plus ou moins prolongée, dès lors que tout le monde est convaincu qu’il
faut agir dans l’urgence. Plus précisément, ce que l’éclairage platonicien nous
apprend, c’est que toute stratégie dormante a son corrélat, qui reste
immuablement le même : il consiste à penser que l’essentiel n’est pas dans
l’action politique à tout prix, dans l’intervention systématique. L’islamiste,
de son côté, a intégré ce corrélat, car il voit dans la prière, dans sa pratique
religieuse, l’essentiel de sa vie, qui n’est pas d’ailleurs cette vie ici-bas :
aussi peut-il se désengager provisoirement de toute action politique et
militante, sans ressentir le moindre dommage. Même chose, d’une certaine
manière, chez le philosophe platonicien : dans le dialogue du Théétète
(179c-174c), Platon décrit le philosophe vivant dans la cité malade, non
sollicité par le peuple, évoluant par conséquent d’une manière totalement
étrangère à la politique, se consacrant uniquement à la contemplation : il
présente l’archétype du ‘philosophe dormant’ sur le plan politique, mais
‘pleinement éveillé’ sur le plan théorétique. Sans vouloir faire l’apologie d’un
total désengagement, c’est cette façon de relativiser l’urgence politique chez
un grand penseur politique qui peut nous inspirer : car, tant que nous serons
des impatients, des interventionnistes, nous resterons toujours en position
d’infériorité. Savoir discerner quand il faut intervenir et quand il ne le faut
pas a toujours été un enjeu politique et stratégique majeur, mais rarement il
nous a été donné d’étudier et d’enseigner ‘comment’ ne pas agir – sauf chez
Platon, en Occident. Certes, le christianisme a pu aussi nous l’enseigner, mais,
contrairement au platonisme, il est bien connu que le principal courant
spirituel occidental n’a jamais été doté, à la base, d’un projet politique : le
désinvestissement politique n’a aucunement été proposé comme un repli
stratégique, dans le cadre d’une finalité politique.
Concrètement, pour
lutter à armes égales contre le nouveau terrorisme, cela signifie qu’il nous
faut cultiver des contrepoids spirituels et philosophiques à l’action politique
ou armée. Le protestantisme activiste de G. W. Bush s’est avéré, sur ce point,
totalement inadéquat… Il nous reste donc à rechercher, non pas forcément de
nouvelles idées ou de nouvelles théories, mais à renforcer le sens de la vie
théorétique qui permet, seule, l’esprit critique, la hauteur, le détachement et,
par conséquent, une meilleure saisie du ‘sens de l’opportunité’. Or, ce sens du
moment opportun, les Grecs l’appelaient le ‘kaïros’, et Platon l’avait placé au
cœur de sa politique non interventionniste [7]. Constatons que les courants
islamistes, actuellement, savent mieux exploiter que nous sce principe d’action.
En sachant mieux le discerner, l’apprivoiser, peut-être serons-nous en mesure de
ne plus nous laisser piéger par les symboles, en produisant des vaccins, des
antidotes contre le virus dormant ? Reconnaissons, à cet égard, qu’en parvenant
à résister à la pression hystérique du pouvoir politico-médiatique anglo-saxon,
Jacques Chirac, en dépit aussi des harangues non moins hystériques de certains
pseudo-philosophes français, a réussi à désamorcer partiellement et
provisoirement le faux symbole de la Croisade, a su momentanément trouver la
réplique contre la nouvelle stratégie du ‘moment opportun’ venue du
Proche-Orient.
En conséquence, cette nouvelle donne des rapports
Orient-Occident nous conduit à réviser sensiblement nos positions habituelles.
Ce ne sont pas seulement les activistes et les intellectuels inféodés qui sont
contraints à l’autocritique, mais, d’une manière générale, les partisans de
toute philosophie qui fait de l’engagement immédiat dans l’histoire une
nécessité absolue. Les intellectuels ont souvent posé le problème de la
légitimité, rarement celui du caractère ‘approprié’ d’une intervention ou d’une
ingérence. Or, l’Histoire ne nous a-t-elle pas suffisamment enseigné que celui
qui veut faire le bien fait souvent le pire, que l’ ‘enfer’, comme le dit le
proverbe, ‘est pavé de bonnes intentions’ ? Faire du sens de l’ ‘opportunité’ et
de son corrélat, la puissance du ‘non-agir’, des concepts fondamentaux de la
pensée politique (non pas seulement de la pratique politique), telle est, à
notre sens, l’utilité d’une réflexion qui s’inspire du modèle
platonicien.
Les hommes d’action, en principe plus familiers avec le
‘kaïros’, ne sont d’ailleurs pas de reste. Même nos respectables stratèges sont
conviés, de nos jours, à prendre quelques distances envers l’ancienne tactique
napoléonienne – tactique inaugurée, en fait, par Alexandre et couronnée par
Aristote, probablement le premier partisan de la guerre préventive contre la
puissance menaçante de l’Orient [8]. Révolue la ‘Blitzkrieg’ ; révolu le temps
où il suffisait de courir sus à l’ennemi en le réveillant brutalement de son
sommeil léthargique. L’actuel conflit irakien consacre le désastre sans
précédent du vieux réflexe belliciste occidental, plutôt malvenu quand
l’adversaire est partout et nulle part à la fois, quand le sommeil est devenu
pour lui un moyen au service de l’action.
- NOTES :
[1] : Consulter à cet égard l’article de Bernadette
Rigal-Cellard : « Le Président Bush et la rhétorique de l’axe du mal », dans
Etudes, septembre 2003.
[2] : Toute action d’espionnage sacrifiant des vies
humaines pour raison d’Etat transgresse forcément l’impératif catégorique
kantien, qui exige que chaque personne soit traitée « comme fin et jamais
simplement comme moyen ». Cependant, Al-Qaïda, qui ne dépend d’aucun Etat, le
transgresse au plus haut point, en faisant de la destruction massive de
personnes non pas un moyen, mais une véritable fin en soi : ce qui distingue,
semble-t-il, le ‘nihilisme’ du ‘machiavélisme’. Il est vrai que, s’il s’agit
d’analyser le phénomène Al-Qaïda sous l’angle moral, l’éclairage kantien, fondé
sur le principe chrétien du respect universel de la ‘personne’, permettra
davantage de discerner les différents degrés de perversion des intentions, que
l’éclairage de la philosophie ancienne – celle-ci n’étant jamais parvenue à
penser universellement l’homme comme fin en soi (cf. Kant, Métaphysique des
Mœurs, 2è section, § 11). Mais une analyse morale plus circonstanciée pourra
faire l’objet d’une autre étude. Pour l’instant, nous voulons seulement
souligner, par l’examen des fins et des moyens, le caractère inédit du phénomène
‘politique’ des cellules dormantes d’Al-Qaïda, qui se distinguent nettement,
dans leur finalité comme dans leur organisation, des cellules dormantes
utilisées parfois par l’espionnage (Mossad, KGB, etc.).
[3] : Cf. Henri Joly,
Le Renversement platonicien, Vrin, 1974, p. 311-312. On peut toujours
considérer, à titre personnel, que la cité platonicienne est utopique, mais H.
Joly a été le premier interprète à montrer qu’il s’agit, dans l’esprit de son
auteur, d’un modèle non idéal, car destiné à être réalisé dans le monde sensible
et historique.
[4] : Cf. Platon, Lettre VII, dans Lettres, éd. GF.
[5] :
Sur les ‘humeurs pléthoriques’, cf. Rép. II, 372e. Pour les purgations, il y a
l’exil bien connu des poètes traditionnels (in III, 398 ac) et la grande
purgation (in VII, 540e-541a), sur laquelle Platon est resté volontairement très
évasif, son objectif premier étant l’accession au pouvoir des philosophes-rois.
L’action politique minimale entreprise par Platon a Athènes a été, d’une part,
‘littéraire’ (redorer le blason de la philosophie par la publication de
dialogues apologétiques comme la ‘République’), d’autre part, ‘éducative ‘
(créer une école, l’Académie, dans le but de former les futurs
philosophes-rois).
[6] : Voir Platon, République, VI et VII et le Commentaire
circonstancié de M. Vegetti, « Le règne philosophique », in Michel Fattal, La
Philosophie de Platon, L’Harmattan, 2001. Précisons que le terme dialectique,
chez Platon, a un sens très particulier, qui n’est pas celui que le marxisme a
vulgarisé.
[7] : Platon, Lettre VII, 326a1-2. « Mais je cherchais toujours
les ‘moments opportuns’ (‘kaïrous’) de l’action succédant à l’attente. » Dans
cette lettre écrite à la fin de sa vie, Platon dit n’avoir jamais abandonné son
projet. On verra, dans ses dialogues tardifs, une solution extrême (Politique),
avec gouvernement du philosophe au-dessus des lois, et modérée (les Lois).
Cependant, aucune solution proposée n’est présentée comme non réalisable. Notons
que, dans Politique 305d, la ‘science politique’ est expressément définie par la
possession du ‘kaïros’, d’où la mise à l’écart des lois. Il reste néanmoins vrai
que vie contemplative et sens de l’action opportune sont apparemment peu
compatibles, et il y a là une indéniable difficulté. Pour Platon, il ne saurait
y avoir de politique véritable sans une dimension surhumaine : le philosophe-roi
est un homme exceptionnel, capable d’être contemplatif et homme d’action. D’une
certaine manière, on peut parler d’un messianisme platonicien.
[8] : Cf.
Diogène Laërce, Vies, V § 4 et W. Jaeger, Aristote, trad. franç. éd. de l’Eclat,
1997, p. 122. Le Stagirite a certainement vu en son royal élève macédonien le
meilleur défenseur potentiel de l’hellénisme contre les Perses. a chaque époque
ses projections dans un passé mythique : Alexandre réactivait, quant à lui, le
symbolisme d’Achille et de la Guerre de Troie. Ce qui montre que toute
réactivation symbolique n’est pas forcément inefficace ; encore faut-il qu’elle
soit appropriée, compatible avec les circonstances du présent.
19. La "quatrième guerre mondiale" a-t-
elle commencé ? par Rudolf El-Kareh
in La Revue d’études
palestiniennes N° 93 (Automne 2004)
L’offensive américaine lancée au
Moyen-Orient se poursuit inexorablement. Sous le générique de « Grand
Moyen-Orient » (cf. Grand Moyen Orient, Vaste chaos, REP printemps 2004) , elle
est entrée dans une nouvelle phase, et il est tout à fait plausible, à lire et
entendre les hiérarques de l’Impérium, lorsque seront publiées ces lignes,
que de nouveaux événements tragiques secoueront plus encore une région qui subit
impitoyablement des traumatismes à répétition ( venant s’ajouter aux chocs
historiques du siècle dernier ) depuis la déclaration de guerre lancée par
Georges W. Bush après le 11 septembre 2001. On le sait désormais clairement, de
cette offensive, le crime du 11 septembre, n’aura été que l’accélérateur.
Le
projet de remodelage du Moyen-Orient est en effet dans les cartons du groupe au
pouvoir à Washington depuis le début de la décennie 1990.
La guerre de
destruction de l’Irak n’en est que la première étape. Les objectifs en sont
maintenant publics : asseoir la centralité américaine du monde ; et, au sein du
«Grand Moyen-Orient», dont le contrôle apparaît essentiel à la stratégie
américaine ( en raison du pétrole et du pitoyable déséquilibre des rapports de
force militaires) consolider les conditions d’une pérennisation de l’hégémonie
de l’appareil militaro-politique et idéologique israélien considéré comme un
élément structurel de l’impérium.
C’est dans ce cadre qu’il faut inscrire la
nouvelle offensive lancée par les Israéliens en Palestine ( le Mur, les
spoliations accélérées, les redéploiements unilatéraux programmés, les efforts
permanents de fragmentation spatiale et d’atomisation de la société
palestinienne , les massacres au quotidien etc…). C’est aussi le sens de
l’offensive tous azimuts lancée directement par Washington contre la Syrie et le
Liban. Il faudra sans doute revenir sur les relations entre ces deux pays depuis
les accords de Taëf et sur leurs déboires. Il y aurait d’ailleurs beaucoup à
dire, ne serait-ce que par ce que leurs péripéties éclairent singulièrement
l’état de dégénérescence du monde arabe qui s’aggrave cruellement depuis
maintenant plus de trente ans. Mais tel n’est pas notre objet ici.
Constatons simplement que pour comprendre les événements qui secouent dans
le temps immédiat le Proche-Orient, et qui semblent devoir impliquer de plus en
plus directement d’autres pays régionaux et plus particulièrement l’Iran, il est
indispensable de remettre chaque événement en perspective, de relier
inlassablement les fragments épars d’un puzzle dont l’impérium s’acharne sans
cesse à masquer les liens et les articulations. Constatons aussi que les
mécanismes de ces rapports et leurs enchaînements sont complexes, et que leur
sens ne peut être saisi que dans leurs articulations. Il ne faut pas se lasser
de répéter, en effet, que c’est dans cette articulation du global, du régional
et du local que les événements prennent leur signification, et s’insèrent dans
le mouvement de leur trajectoire historique.
En période de crise, ces
mécanismes d’articulation et leurs médiations diverses (institutions politiques
économiques et sociales, stabilité des Etats, respect des règles et des
mécanismes institutionnels, consensus des fractions composant les sociétés et
les peuples autour de postulats régissant le « vouloir vivre ensemble »
notamment dans les sociétés plurielles recomposées à partir de la désagrégation
d’empires – ce qui est le cas de la plupart des sociétés du Moyen-Orient, et
l’un des facteurs de leur instabilité, etc..) peuvent être réduits à
leur plus simple expression. Les effets des tensions qui s’expriment au sein
de l’un des termes de la combinaison peut alors faire trembler l’ensemble
de l’échafaudage.
C’est exactement ce qui se produit depuis que l’invasion
de la Mésopotamie est entrée dans une nouvelle phase. A l’initiative de l’empire
global, les édifices régionaux et locaux chancellent sur leurs assises.
Quelle est la signification concrète de cette dynamique ? Des voix se sont
élevées avec une (fausse) naïveté pour louer la reconnaissance par Georges W.
Bush de ses erreurs d’appréciations en Irak. Sans relever pour autant deux
éléments essentiels. D’une part, le président américain-commandant des armées (
il ne s’agit pas, ou pas seulement de dérision, mais de l’accent à mettre sur
l’imbrication du militaire et du politique dans la pratique quotidienne de
l’empire ), persiste et signe et réaffirme imperturbablement avoir eu raison
d’envahir l’Irak ; ce qui signifie que ses appréciations erronées ne portaient
que sur des considérations tactiques, mais que la stratégie n’est nullement
remise en cause. Et, d’autre part, ces erreurs américaines font l’objet d’une «
reconnaissance dans le vide » puisque les rapports de forces sont tels, que cela
ne change rien à la dynamique impériale qui peut modifier son aspect, sans
pour autant changer de nature. Surtout, l’absence de force capable d’équilibrer
l’expansion de l’impérium, laisse celui-ci, pour l’instant, maître de ses
maneuvres dans le champ géostratégique.
Le désordre est donc en marche au
Moyen-Orient. Au delà des péripéties internes sur lesquelles il faudra
revenir, c’est maintenant au tour de la Syrie et du Liban, comme annoncé et
inlassablement répété, d’ailleurs, dans les textes fondateurs de la stratégie
américaine, d’être la cible. Nous reviendrons ultérieurement sur l’usage, par
l’impérium de l’idée de démocratie comme arme de séduction massive, comme leurre
et comme alibi – ce qui ne contredit nullement, il faut y insister, le fait que
la démocratie est une aspiration profonde des sociétés du Proche-Orient écrasées
par les systèmes rentiers et les surdéterminations de la Question de Palestine.
Nous reviendrons également sur le concept lui-même dans sa trajectoire
historique et ses transformations sous l’effet des mécanismes de la
globalisation.
Constatons encore une fois, dans le cadre de cette mise en
perspective l’élargissement de l’offensive américaine. Les «erreurs» de Georges
Bush ne l’empêchent pas d’étendre le champ de l’instabilité et du conflit. Et
c’est par une véritable fuite en avant que l’impérium s’emploie a « répondre »
aux déboires relatifs de sa mainmise sur la Mésopotamie. Les effets
déstabilisants de cette fuite en avant se font désormais sentir clairement, pour
ne citer qu’un seul exemple, au Liban. Encore une fois, au delà des mécanismes
locaux, sur lesquels non seulement il ne faut pas faire l’impasse, mais au
contraire les intégrer dans l’analyse ( i.e. les conditions pratiques de
l’application de l’accord de Taëf qui avait marqué un relatif coup d’arrêt au
processus de dislocation civile de la société libanaise ), il faut
également reconnaître que la dynamique américaine de dislocation et de
remodelage régional a happé à nouveau ce pays dans sa spirale
destructrice.
Et pour en saisir l’intelligence il faut comprendre que la
méthode de l’impérium consiste d’abord à instrumenter les contradictions et les
dynamiques locales en exacerbant les tensions au lieu de les apaiser. Pour
emprunter une formule de boucherie, ces jeux de dislocation pervers ont pour
fonction « d’attendrir » les société ciblées, de les rendre malléables et
perméables afin de les préparer dans le désordre et le chaos au remodelage
souhaité. Quoi de plus facile, hélas, lorsque ces sociétés invertébrées,
dépourvues depuis fort longtemps d’hommes d’Etat, ont vu leurs classes
politiciennes s’enfermer dans leurs égoïsmes, et nourrir leurs « visions »
politique aux deux mamelles de la veulerie servile devant les maître de l’empire
et l’air du temps, et de la satisfaction réjouie devant le malheur de
l’adversaire proche. Les mécanismes structurels de cette dégénérescence viennent
se repaître dans ce terreau corrompu et simultanément l’alimentent. C’est ainsi,
pour ne citer que ce seul exemple, qu’avec le reflux inquiétant des solidarités
politiques du monde arabe, ce sont progressivement des relations perverties
construites sur les notions de « majorités » et de « minorités » communautaires
qui sont devenues les repères dominants d’un langage politique communautarisé.
Il s’agit là d’une régression particulièrement grave, qui empire avec la
déliquescence morale de catégories de notables politiciens repliés sur leurs
espace clos et autoproclamés représentants de leurs communautés respectives.
Cette dégénérescence qui alimente aussi les suspicions mutuelles crée un climat
très malsain dont l’impérium se nourrit avec beaucoup d’aisance. Les chrétiens
d’Orient en sont l’une des principales victimes, sommés désormais de se
considérer comme des « minorités agressées et/ou protégées » alors que leur
histoire millénaire est organiquement pétrie dans l’histoire régionale. Nous y
reviendrons.
…Ils n’ont pas manqué, ces observateurs subtils, attentifs à
théoriser les moindres courants d’air du sérail impérial, depuis l’empêtrement
relatif de Washington en Irak, pour annoncer, en grande pompe, le reflux des
néoconservateurs. Rien n’est moins vrai. Il suffit pour cela de rappeler
l’ampleur de leur infiltration structurelle au sein des appareils de pouvoir
principaux dans la capitale de l’empire. Il suffit aussi de les lire et
d’écouter Georges W. Bush et son « adversaire démocrate » disserter à qui mieux
mieux sur la politique étrangère américaine ( Kerry répète grosso modo : je peux
faire bien mieux que Bush ce qu’il prétend faire, en d’autres termes je serai
meilleur dans le registre du pire ! ).
Mais il faut surtout pour cela
écouter les concordances et la mise en mesure de leurs discours avec les textes
théoriques de leurs mentors (oui, Kerry puise lui aussi son discours de
politique étrangère dans la production « spirituelle » des neocons – «
spirituelle » tant celle-ci est imprégnée de discours religieux magiques). Il
suffit, pour cela de lire l’un d’entre eux, Norman Podhoretz dans la dernière
livraison de l’une de leurs bibles : la revue Commentary. Celui-ci annonce ni
plus ni moins « que la quatrième guerre mondiale a commencé » et que «
l’Amérique se doit de la gagner ». Cette guerre c’est la « guerre contre
terrorisme ». Articulée sur la notion destructrice de « Guerre des civilisations
» chère à Bernard Lewis et Samuel Huntington, nourrie par tous les amalgames,
toutes les extrapolations abusives et criminelles sur « l’Islam », cette vision
du monde fait aujourd’hui des ravages. Et elle porte en elle de nouveaux
malheurs en attirant vers elle de nouveaux adeptes....Alors que paraissait à
Washington la prose de Podhoretz,l’un des plus hauts dignitaires du Vatican, le
cardinal Renato Martino s’écriait, à son tour, à l’autre bout de l’Atlantique :
«La quatrième guerre mondiale a commencé » ! Mêmes mots, mêmes dérives
!
Peut-on s’autoriser à dire : « Que Dieu nous garde ? » (Rudolf El-Kareh -
Août 2004)
20. Arafat jusqu’au bout par François
Soudan
in Jeune Afrique - L'Intelligent du dimanche 31 octobre
2004
Hospitalisé à Paris le 29 octobre, Abou Ammar aura
donné une nouvelle fois toute la mesure de son courage et de son
opiniâtreté.
« Je vais, mais je ne reviens pas. Je viens, mais je n’arrive pas »: ainsi
le grand poète palestinien Mahmoud Darwich résuma-t-il un jour la personnalité,
aussi insaisissable que le mercure, de Yasser Arafat. Depuis la mi-octobre, de
son bunker insalubre de Ramallah à l’aile VIP de l’hôpital militaire Percy de
Clamart, en France, Abou Ammar n’a plus le loisir d’endosser un masque ni de
jouer aux illusionnistes. C’est contre la mort qu’il se bat, et, face à elle,
Janus n’a qu’un seul visage: celui du courage et de l’obstination. Pour lui, qui
a toujours donné le meilleur de lui-même en position de faiblesse, alors que
l’euphorie l’a souvent amené à accumuler les fautes, l’occasion s’offre une
nouvelle fois de donner toute la mesure de son opiniâtreté.
C’est le 15
octobre, premier jour du ramadan, que survient la première alerte: grippe
intestinale, dit-on. Le neurologue jordanien Ashraf al-Kurdi, qui fait depuis
plus de vingt ans office de médecin personnel d’Arafat, accourt aussitôt à son
chevet. Le 18 au soir, une équipe de médecins égyptiens, envoyés par Hosni
Moubarak, le rejoignent au QG de la Mouqataa à Ramallah. Le 22 octobre, l’état
du raïs s’aggravant, c’est au tour du président tunisien Ben Ali – qui s’est
entretenu au téléphone avec Arafat – de dépêcher à ses côtés cinq spécialistes
(dont deux réanimateurs) dirigés par le professeur Taoufik Najjar,
gastro-entérologue à l’hôpital Charles-Nicolle de Tunis. À chaque fois,
l’exécutif israélien, qui maintient Yasser Arafat sous blocus depuis près de
trois ans, donne son feu vert: Tel-Aviv ne veut en aucun cas être tenu pour
responsable d’une mort qu’Ariel Sharon et ses proches ont pourtant ouvertement
souhaitée à plusieurs reprises.
Dans la nuit du 27 au 28 octobre, Arafat
perd brièvement connaissance. Des contacts sont alors pris avec Paris, dans
lesquels Souha, l’épouse du raïs, qui vit dans la capitale française et
s’apprête à rejoindre son mari, joue un rôle clé. Jacques Chirac, qu’Arafat
appelle affectueusement « docteur » et qui a fait parvenir à Ramallah, dans la
journée du 28, un message très chaleureux au président de l’Autorité
palestinienne, donne aussitôt son accord au Premier ministre Ahmed Qoreï pour
une hospitalisation. Israël ne s’y oppose pas et assure qu’Arafat pourra user de
son « droit au retour » à Ramallah. Vendredi 29 octobre, peu avant 13 h 00, un
Falcon 900 médicalisé, affrété sur ordre de l’Élysée, se pose sur l’aéroport
militaire de Villacoublay. Yasser Arafat est désormais entre les mains de Dieu…
et de ses médecins.
Plier, mais ne jamais rompre. Face à la maladie, comme
en politique, Arafat a toujours su jouer au plus fin. Opéré d’un caillot de sang
au cerveau en 1992, puis victime d’alertes cardiaques ou de mystérieuses grippes
intestinales à répétition en 1994, 2002 et 2003, le vieux raïs de 75 ans est
sous médication constante, depuis plus de dix ans, pour troubles neurologiques.
Maladie de Parkinson? Cancer de l’estomac? Leucémie? Les rumeurs récurrentes
d’affections graves et dégénératives l’accompagnent sans cesse – et sans preuves
irréfutables, même s’il va de soi que son état actuel est sans doute le plus
grave qu’il ait eu à affronter. D’autant qu’aux causes physiologiques s’ajoutent
vraisemblablement des facteurs d’ordre psychologique. VRP d’un État virtuel et
d’un peuple éclaté, Yasser Arafat a toujours été un adepte du mouvement
perpétuel. En un demi-siècle de vie militante et d’odyssée arabe, transportant
sans cesse la Palestine sous les ailes de son avion, il a acquis des habitudes
de vie nomade qui lui tiennent lieu d’adrénaline. Il bouge, donc il existe. Or,
depuis décembre 2001, celui qui a introduit la bougeotte sans fin en politique
survit reclus, confiné entre les quatre murs de la Mouqataa, dans l’incapacité
d’emprunter le moindre tapis volant. Il vit chaque jour cet immobilisme comme
une petite mort. Ainsi l’ont voulu Sharon et Bush.
Monter à bord du Falcon
français a donc dû être pour lui, paradoxalement, une sorte de délivrance.
Soulagement éphémère pourtant, car le raïs, clé de voûte d’un système qu’il a
créé et dont il connaît seul les ramifications complexes, sait fort bien qu’il
laisse derrière lui une Autorité palestinienne affaiblie et contestée. Les
islamistes du Hamas et la jeune garde du Fatah ne cessent, depuis des années, de
critiquer l’autoritarisme et la corruption du « système Arafat ». Son mode de
gestion, qui doit beaucoup au style archaïque des potentats arabes – l’argent et
la vénalité des hommes n’ont plus de secret pour lui – ont fait de ce chef
décharné un personnage du passé aux yeux de bon nombre d’observateurs
extérieurs. Lui seul s’y retrouve dans son chaos. Or on ne dirige plus ainsi un
État, fût-il croupion, en ces temps de mondialisation de la bonne gouvernance.
Reste qu’Arafat est incontournable, pour une raison majeure : sa popularité,
auprès des Palestiniens, demeure largement intacte. Les critiques acerbes
n’épargnent pas son entourage, mais il en sort toujours indemne, tel un bon
vizir flanqué de vils flatteurs. L’image de l’ascète marié à la révolution et du
combattant miraculé a cédé la place à celle du père vénéré, craint, capricieux,
mais aussi symbolique, aussi consubstantiel qu’une motte de la Terre sacrée.
Depuis l’assassinat par les Israéliens de Cheikh Yassine, en mars 2004, Yasser
Arafat n’a plus face à lui de rival potentiel, seulement des dauphins ambitieux
qui ne lui arrivent pas à la cheville. Ahmed Qoreï, 66 ans, Premier ministre, et
son prédécesseur Mahmoud Abbas, 69 ans? Respectables, mais sans base électorale.
Mohamed Dahlan, 42 ans, ancien ministre de l’Intérieur ? Fort à Gaza, mais
faible en Cisjordanie, où on lui reproche d’être le successeur adoubé par Israël
et les États-Unis. Rawhi Fattouh, 55 ans, président du Parlement et donc chef de
l’Autorité par intérim (deux mois) en cas de décès du Vieux? Politiquement,
c’est un personnage de second plan. Le seul en fait dont l’étoile brille au
firmament des héros du peuple palestinien est le leader de la seconde Intifada,
Marwane Barghouti, 45 ans. Mais il est en prison, condamné cinq fois à la
détention perpétuelle par un tribunal israélien. Ce qui se passera après Arafat
est donc une énigme, tout comme l’est le scénario qui se déroulera en cas
d’incapacité ou d’hospitalisation prolongée de cet admirateur éperdu du général
de Gaulle.
Incarcéré et impuissant à l’image de ses compatriotes,
considérablement diminué désormais par une maladie dont on ignore l’issue,
Yasser Arafat est donc redevenu, vendredi 29 octobre, un personnage de tragédie.
Avec une indécence qui n’étonnera que ceux qui ne le connaissent pas, le
ministre israélien des Affaires étrangères Sylvan Shalom ne s’est pas privé de
souhaiter sa mort, ajoutant qu’elle permettra enfin à Israël de dialoguer avec
des dirigeants palestiniens « responsables ».
S’est-il réjoui trop tôt?
Outre qu’Abou Ammar est un survivant et que sa dernière heure n’est peut-être
pas venue, sa disparition ôterait à Ariel Sharon l’un des prétextes fondateurs
de sa politique d’étouffement du peuple de Palestine. Pour Israël aussi, au pied
du mur, le « jour d’après » est un mystère.
21. L’Etat d’Israël envisage d’appuyer les
demandes de dommages et intérêts de citoyens israéliens, dans des procès contre
l’Autorité palestinienne par Amira Hass
in Ha’Aretz (quotidien
israélien) du lundi 25 octobre 2004
[traduit de
l'anglais par Marcel Charbonnier]
Israël
couvrira les dommages reconnus à des plaignants israéliens ayant attaqué
l’Autorité palestinienne en justice, et ce n’est qu’ultérieurement qu’il
défalquera ces fonds du budget de l’Autorité palestinienne, a indiqué la semaine
dernière le procureur général Menachem Mazuz.
Mazuz demande aux juges israéliens qui adjudiquent ces procès de cesser
d’imposer des ordonnances de confiscation sur des fonds de l’Autorité
palestinienne. En effet, les juges israéliens ont pris l’habitude d’imposer des
saisies sur les fonds palestiniens en réponse aux demandes de dommages de
citoyens israéliens qui ont attaqué l’Autorité en justice, ces dernières années,
avant que le tribunal ne parvienne à un verdict conclusif. L’Etat israélien a
décidé de garantir les dédommagements financiers, après que les tribunaux eurent
ignoré de nombreuses requêtes gouvernementales leur demandant de ne plus émettre
des ordonnances de confiscation.
La raison que les tribunaux invoquaient pour
motiver ces confiscations de fonds palestiniens était le risque que l’Autorité
palestinienne ne connût la banqueroute avant d’avoir craché au
bassinet…
C’est près de la moitié du déficit budgétaire de l’Autorité
palestinienne qui a été occasionné par des séquestres imposés par les tribunaux
israéliens sur ses finances, disent des sources palestiniennes. Une source
palestinienne proche du trésor indique que le total des fonds palestiniens ainsi
confisqués atteignait le milliard de NIS [nouveaux shekels israéliens],
uniquement pour ce mois, consistant en péages, taxes et droits de douanes
collectés par Israël, sur des marchandises et des services destinés à l’Autorité
palestinienne. Le déficit cumulé atteignait, cette année, 490 millions de
dollars, à comparer au budget global actuel de l’Autorité palestinienne, qui est
de 1 444 millions de dollars.
Le ministre palestinien des Finances, Salam
Fayyad, parviendra sans doute à obtenir 330 millions de dollars avec l’aide des
pays donateurs, mais il n’a pas trouvé de financement pour les 160 millions de
dollars restants. Le déficit rend difficile à Fayyad la mise en pratique de
certaines des réformes administratives et financières auxquelles l’Autorité
palestinienne est tenue.
Les saisies temporaires, sur les deux années
écoulées, contredisent l’engagement israélien, vis-à-vis des Etats-Unis, de
transférer à l’Autorité palestinienne, conformément aux préconisations de la
feuille de route, tous les droits de douane et toutes les taxes prélevées par
Israël sur les services et les marchandises destinés à l’Autorité palestinienne.
Des représentants des trésors israélien et palestinien se sont rencontrés, au
cours des deux mois écoulés, avec une médiation américaine, afin de discuter des
moyens permettant de résoudre les problèmes pendants.
L’avocat Yossi Amon,
qui représente l’Autorité palestinienne, a indiqué que les demandes judiciaires
de dommages étaient bien plus élevés qu’à l’accoutumée. Dans des cas de mort
d’homme, a-t-il précisé, des tribunaux israéliens ont accordé jusqu’à un million
de NIS de dommages, tandis que dans des procès intentés à l’Autorité
palestinienne après des attentats terroristes, les dommages cumulés ont atteint
plusieurs dizaines de millions de shekels.
Voici environ deux mois de cela,
Arnon a envoyé une pétition à la Cour suprême israélienne au sujet de certains
ordres de séquestre temporaire, après que la juge au Tribunal de district de
Tel-Aviv, Altuvia Magen, ait accepté l’appel de l’Autorité palestinienne et
annulé un décret de confiscation sur les fonds de l’Autorité palestinienne,
portant sur 36 millions de NIS.
L’étape suivante a été franchie avec la
requête urgente adressée par Mazuz au Tribunal de District de Tel Aviv mercredi
dernier : il exigeait un réexamen de la décision d’émettre des ordres
temporaires de confiscation. Ce tribunal examine actuellement trois procès
intentés contre l’Autorité palestinienne et l’OLP par trois hôtels, en 2003, au
motif d’un déficit dans les revenus touristiques, du fait de l’Intifada.
En
mai dernier, le juge du tribunal de district Oded Mudrik a rejeté la requête de
l’avocat général, de réexaminer un décret précédent, par lequel il imposait la
confiscation temporaire de 130 millions de NIS sur les fonds de l’Autorité
palestinienne. A l’époque, Mudrik avait résumé la requête de l’Etat (soutenue
par une déclaration du principal conseiller du Premier ministre Ariel Sharon,
Dov Weisglass, à l’époque chef du cabinet du Premier ministre), comme suit
:
« L’Etat d’Israël a un intérêt diplomatique à libérer les finances de
l’Autorité palestinienne des limitations que lui imposent les saisies, à la fois
afin de faire progresser l’arrangement diplomatique et de satisfaire le
gouvernement américain, Israël étant dans l’obligation de faire ce qui lui est
imparti dans ce compromis. »
Ce que nonobstant, Mudrik a rejeté la requête,
en disant que dès lors que Weisglass avait lié l’effacement des ordres de
saisies aux pourparlers diplomatiques, il était possible de conclure qu’il n’y
avait aucun intérêt authentiquement israélien à annuler ces saisies, dès lors
qu’aucune négociation n’était en cours.
La requête actuelle du procureur
général ne mentionne pas des « pourparlers diplomatiques », mais bien, en
revanche, un « intérêt diplomatique » à transférer les fonds concernés de
manière urgente, en indiquant que la somme cumulée en cause est substantielle.
Mazuz a indiqué, dans sa requête, qu’un équilibre pourrait être trouvé entre la
satisfaction des intérêts des plaignants et la restitution des fonds (dus) à
l’Autorité palestinienne.
« L’Etat s’engage à ce que, si un jugement
est rendu en faveur des plaignants, dans une affaire, et que ceux-ci veuillent
obtenir leurs dédommagements… à partir de fonds que l’Etat retiendrait sur
l’Autorité palestinienne à ce moment-là, et si le montant retenu est inférieur
au dédommagement retenu par le jugement… l’Etat couvrira la différence », a
écrit Mazuz.
Sa missive préconise quoi qu’il en soit qu’Israël continue à
recevoir régulièrement l’argent de l’Autorité palestinienne, afin que l’Etat
soit à même de déduire les fonds concernés, conformément aux accords conclu
entre l’Etat d’Israël et l’Autorité palestinienne.
Arnon s’attend à ce que
l’Etat adresse des requêtes similaires, dorénavant, à d’autres juges.
Pour le
moment, l’étude juridique d’Arnon représente l’Autorité palestinienne à un
certain nombre de procès en cours, dont seize procédures financières de
différents types, trente-sept procès relatif à des attentats terroristes et
cinq, concernant des dommages causés à des collaborateurs, s’élevant à un
montant global de six millions de NIS.
Ce sont ainsi quarante-sept procès qui
ont été instruits, à l’encontre de l’Autorité palestinienne à Jérusalem,
dix-sept à Tel-Aviv, deux à Haïfa, deux à Beer Sheva et un à Nazareth.
Cette
année, sept procès ont été intentés à l’Autorité palestinienne, à comparer aux
chiffres suivants : 26 en 2003, 18 en 2002 et 13 en 2001.
22. Des prouesses de propagande ne
parviendraient pas à rendre l’apartheid sexy - Réponse à l’article de Benjamin
Pogrund : "Le bobard de l’apartheid" [The apartheid Lie] par Iqbal
Jassat
in Mail & Guardian (quotidien néo-zélandais) du dimanche 24
octobre 2004
[traduit de l'anglais par
Marcel Charbonnier]
Un journaliste sud-africain à
la retraite, qui vit aujourd’hui en Israël, Benjamin Pogrund, a bien du mal à
reconnaître qu’Israël est un pays d’apartheid.
Son ancienne vocation, à une époque où l’apartheid de style werwoerdien
n’en était encore qu’à ses prémisses, ne semble pas l’avoir alerté quant à
l’apartheid de style sioniste, en vogue en Israël, dès son origine controversée,
en 1948.
Cette incapacité à reconnaître l’existence et la pratique de
l’apartheid en Israël l’amène à remettre en cause cette caractérisation. De
fait, il va même encore plus loin, puisqu’il prétend que quiconque affirme
qu’Israël est un pays d’apartheid n’a pas la moindre idée de ce qu’était, en
réalité, l’apartheid. Bien. Existerait-il quelqu’un de plus qualifié que
l’architecte de l’apartheid, Hendrik Verwoerd, à reconnaître des constructions
socio-politiques similaires, dans d’autres pays que l’Afrique du Sud ?
Il a
noté que les sionistes ont pris Israël aux Arabes, après que ceux-ci aient vécu
sur ce territoire durant un millier d’années. En cela, je suis d’accord avec
ceux-ci : Israël, à l’instar de l’Afrique du Sud, est un pays d’apartheid. [Rand
Daily Mail, 23.11.1961]
Quarante ans plus tard, l’archevêque Desmond Tutu,
observait (dans un commentaire publié par le quotidien britannique Guardian) que
les Israéliens « traitent les Palestiniens de la même manière que le
gouvernement sud-africain traitent les Noirs. »
Des témoignages, tant de
l’oppresseur que des victimes, auxquels nous sommes confrontés depuis près de
quatre décennies, ne peuvent être simplement écartés d’un revers de la main, en
suggérant qu’ils n’étaient absolument pas au courant de l’apartheid !
On peut
légitimement soupçonner Pogrund, lorsqu’il défend Israël contre l’accusation de
pratiquer l’apartheid, de désirer éviter à ce pays d’être classé parmi les pays
racistes. Pas étonnant, dès lors, qu’il reconnaisse la menace pesant sur le
droit d’Israël à exister, au cas où l’accusation d’apartheid serait utilisée
contre lui en guise d’arme politique.
En dénonçant la qualification de
régime d’apartheid, qu’il accuse d’être mensongère, Pogrund entre aussi en
contradiction avec beaucoup de militants des droits de l’homme israéliens, tel
un Uri Davis, qui s’est toujours demandé pourquoi, et de quelle manière, l’Etat
juif, tel que formé par l’idéologie du sionisme politique, réussissait à se
projeter comme « la seule démocratie au Moyen-Orient », et à dissimuler
effectivement à l’examen critique, pour ne pas parler des poursuites devant un
tribunal international, pour crimes de guerre, le crime contre l’humanité que
constitue l’expulsion massive de la population palestinienne indigène.
Dans
sa dernière analyse détaillée, qu’il a intitulée « Apartheid Israel –
Possibilities for the struggle within » [L’Israël de l’apartheid – Des
possibilités de le combattre de l’intérieur], Davis dresse un réquisitoire
impérieux prônant que le voile dissimulant l’apartheid d’Israël soit levé.
L’analyse qu’il fait du jargon juridique soutenant la question centrale de la
citoyenneté révèle un réseau extensible de lois qui impliquent que les citoyens
juifs de l’Etat d’Israël seraient plus égaux que les citoyens non-juifs.
A
cet égard, Pogrund concède que si, théoriquement, la population arabe jouit de
l’entière citoyenneté, dans la pratique, ils souffrent d’une discrimination
généralisée.
Toutefois, la réalité est encore bien pire :
Les droits d’un
« non-juif » à la propriété, aux services sociaux et aux ressources matérielles
de l’Etat ne sont pas égaux à ceux d’un « juif ». Partant, les citoyens
israéliens définis comme « non-juifs » [nommément : les Arabes, aussi bien
chrétiens que musulmans] se voient dénier l’accès à 93 % du territoire de
l’Israël d’avant 1967, superficies administrées par l’Administration des Terres
d’Israël.
Très loin d’être une démocratie, Israël voile son racisme en
définissant trois classes de citoyens : La Classe A est réservée aux juifs ; la
classe B aux non-jufis, et la lasse C aux « présents-absents ».
La question
posée, par conséquent, à Pogrund et à tous les apologistes du régime sioniste
est la suivante : les citoyennetés de second et de troisième ordres et les
discriminations et dénis de droits humains fondamentaux y afférents ne
justifient-ils pas l’affirmation selon laquelle Israël est le dernier Etat
d’apartheid à survivre sur la planète, parmi les pays membres de l’ONU ?
23. Sharon fera la paix... quand les
Palestiniens seront finlandais par Charles Enderlin
in Libération du
mercredi 20 octobre 2004
Le Premier ministre entend empêcher indéfiniment la création
d'un Etat palestinien.
De sa longue carrière politique, Ariel Sharon entend, à 76 ans,
léguer à Israël un élément fondamental : l'impossibilité pour les Palestiniens
de créer un Etat indépendant sur la majeure partie de la Cisjordanie où les
colonies israéliennes pourront se développer dans de vastes secteurs annexés de
fait. Ce seront des zones de sécurité d'où il sera possible de contrôler les
populations palestiniennes vivant sur le reste de ce territoire.
C'est ainsi qu'il faut lire la récente interview de Dov Weisglass, ex-chef
de cabinet, conseiller et avocat du Premier ministre au quotidien Haaretz. Il
confirme que l'évacuation des implantations de Gaza et du nord de la Cisjordanie
a pour but d'empêcher indéfiniment la création d'un Etat palestinien et cela
avec l'accord de Washington. C'est une nouvelle étape du projet d'Ariel Sharon
visant à changer la réalité du conflit avec les Palestiniens et qu'il a commencé
à appliquer dés son élection à la présidence du Conseil en février 2001. Le plan
avait été préparé en détail par le général de réserve Meir Dagan à
l'époque, son conseiller pour les affaires de sécurité. Il prévoyait dans le
détail la neutralisation d'Arafat, «un assassin avec qui on ne négocie pas», et
la destruction de l'accord d'Oslo, «le plus grand malheur qui se soit abattu sur
Israël». Une opération d'intensité croissante visait à isoler progressivement le
président palestinien tant sur le plan intérieur que diplomatique.
Durant les deux premières années de l'Intifada, l'armée israélienne a
presque systématiquement riposté aux grands attentats commis par le Hamas en
attaquant des cibles de l'autorité palestinienne et du Fatah. Leur chef, Yasser
Arafat, n'a jamais réalisé le piège dans lequel il se précipitait en refusant,
par crainte d'une guerre civile en Palestine, de donner l'ordre à ses services
de sécurité d'arrêter les chefs islamistes à Gaza. Ce n'est que le 27 mars 2002,
après l'attentat-suicide commis par un terroriste du Hamas et faisant vingt-neuf
morts israéliens à Netanyah le soir de la Pâque juive, qu'Arafat a appelé son
chef de la sécurité à Gaza pour lui donner le feu vert. «Trop tard, a répondu
Mohammed Dahlan, les Israéliens vont passer à l'attaque.» Quarante-huit heures
plus tard commençait l'opération «Rempart». Elle était dirigée contre l'Autorité
autonome issue des accords d'Oslo. Depuis, Arafat est assigné à résidence dans
les ruines de la Mouqata, son QG à Ramallah. Cohérence et franchise sont deux
qualités dont Ariel Sharon et son équipe ne sont pas dépourvus.
En fait, la seule nouveauté dans les déclarations de monsieur Weisglass
concerne le soutien, sans précédent, accordé par les Etats-Unis à la politique
israélienne. Mais, là aussi, on ne saurait être surpris. Une partie de
l'administration Bush est acquise aux thèses de monsieur Sharon. A la Maison
Blanche et au Pentagone, la plupart des hommes en place ont toujours exprimé des
opinions très critiques de la politique de concession des travaillistes
israéliens. Au Conseil national de sécurité par exemple, Elliot Abrams est
chargé du dossier Proche-Orient. Dès 1993, il a déclaré son opposition au
processus d'Oslo. Au Pentagone, le sous-secrétaire à la Défense chargé des
affaires politiques, Douglas Feith, est proche du mouvement des implantations.
Dans ces conditions, Dov Weisglass n'a probablement pas eu beaucoup de
difficultés à convaincre ses interlocuteurs américains. Pour les colons, c'est
autre chose. Ils refusent ses explications, à savoir que le retrait des colonies
de Gaza et de quatre autres situées dans le nord de la Cisjordanie leur
permettra de conserver le reste ad vitam æternam. Leur réveil est dur : Sharon,
qui fut leur parrain et principal bienfaiteur, n'a jamais accepté l'idéologie du
Grand Israël ou du mouvement messianique. Dans sa vision sécuritaire, la terre
n'est pas sacrée et peut faire l'objet de concessions à des fins
stratégiques.
Dans ses déclarations à Haaretz, monsieur Weisglass se vante d'avoir
«effectivement conclu avec les Américains qu'on ne discutera jamais d'une partie
des colonies. Quant au reste, on en parlera lorsque les Palestiniens deviendront
des Finlandais...». C'est-à-dire lorsqu'ils auront un comportement occidental,
européen, démocratique, non violent et doux, du moins selon la vision du monde
scandinave du conseiller d'Ariel Sharon. Il sait que la société palestinienne ne
prend pas le chemin de l'européanisation. Elle subit une véritable tragédie
humanitaire et se développe dans un environnement de plus en plus répressif.
Dans la bande de Gaza, près de la moitié de la population vit en dessous du
seuil de pauvreté de 2 dollars par personne et par jour. Selon les Nations
unies, quarante-cinq Palestiniens sont tués chaque mois dans ce territoire (pour
deux tiers des combattants). Au cours des quatre dernières années, 25 000
Palestiniens ont perdu leur logis, détruit par l'armée israélienne.
Tout cela signifie une pérennisation du conflit qui restera, en l'absence
de toute possibilité de compromis, le principal élément déstabilisateur du
Proche-Orient et des relations intercommunautaires en Europe. Pour éviter de
nouvelles catastrophes, il faudrait, affirme Michel Barnier, le ministre
français des Affaires étrangères, que le retrait de Gaza réussisse et soit
coordonné avec les Palestiniens dans le cadre de la fameuse «feuille de route
destinée au règlement permanent du conflit israélo-palestinien sur la base de
deux Etats» du quartet. Pour les diplomates européens et américains, ce plan de
paix est toujours d'actualité, comme le répète Ariel Sharon mais en ajoutant :
«Il faudra d'abord que les Palestiniens cessent le terrorisme !» Et deviennent
finlandais ?
24. Comme un monstre métallique
aveugle par Elias Khoury
in Le Monde du mercredi
20 octobre 2004
(Elias Khoury est écrivain libanais.)
Dans son élégie, "Antithèse", à la mémoire d'Edward Said, le poète
palestinien Mahmoud Darwich interroge New York sur son identité : "Est-ce Babel
ou Sodome ?" S'il avait été donné à l'écrivain palestino-américain de répondre à
cette question, il aurait évoqué l'expérience new-yorkaise des exilés et des
étrangers qui ont fait l'éclat culturel de cette ville, il aurait raconté
comment il a tenté d'introduire sa propre expérience arabe et palestinienne au
sein des langues parlées par la "Big Apple", comme les New-Yorkais se plaisent à
appeler leur ville.
Le crime du 11-Septembre a aboli les différences entre Babel et Sodome et,
aujourd'hui, les tours du World Trade Center semblent symboliser l'Amérique. La
distinction préconisée par Paul Auster entre la ville cosmopolite et l'empire
est menacée par les néoconservateurs de la Maison Blanche et du Pentagone et par
une guerre qui a commencé par la destruction de l'Irak et qui finira Dieu sait
où.
Lors de mes nombreux séjours aux Etats-Unis, je n'ai pas trouvé l'Amérique
en Amérique. Je n'ai trouvé ni l'Amérique légendaire fabriquée par Hollywood, ni
l'Amérique de la guerre impérialiste au Vietnam, ni celle des lumières qui ne
s'éteignent jamais. Je n'ai trouvé qu'une image, un ensemble d'hypothèses,
flottant à la surface de la société, ne constituant qu'une petite marge mobile
et vivace qui emprisonne le citoyen américain dans l'image que l'Amérique avait
elle-même créée.
Dans les ruelles d'Harlem, dans les bars du Village et dans les rues de San
Francisco, j'ai rencontré l'autre Amérique et j'ai découvert que la réalité
camouflée derrière l'image était riche, variée, et qu'elle constituait un
magnifique matériau pour des récits innombrables. Je suis parti en Amérique
avec, dans mes bagages, la mémoire des immigrés arabes happés par le nouveau
continent. La pénurie qui avait sévi au mont Liban après l'effondrement de la
sériciculture au XIXe siècle, puis la famine qui l'avait frappé pendant la
première guerre mondiale sont restées liées dans mon esprit à ces immigrés
partis en Amérique pour devenir des marchands ambulants et des poètes et qui
n'ont jamais cessé de porter en eux la nostalgie du pays.
Je suis parti à la recherche de Gibran, et des écrivains de la Ligue des
écrivains (al-Rabita al-Qalamiyya) qui, depuis leur exil américain, avaient
initié de profondes transformations dans la littérature arabe au début du XXe
siècle. Leurs traces m'ont conduit par hasard vers un petit bar en bas de
Manhattan tenu par une juive sexagénaire. En sirotant son verre de Margarita,
elle m'a raconté le drame de son ami, le poète palestinien Rached Hussein, qui,
éreinté par l'alcool et l'exil, était mort dans l'incendie déclenché par sa
cigarette dans son petit appartement new-yorkais.
Ma découverte de l'histoire de ce poète palestinien, qui avait traduit en
arabe des poètes israéliens et qui avait esquissé les premiers fondements de la
littérature de la Nakba ("la catastrophe", l'exode des Palestiniens en 1948)
était bien différente de ma rencontre avec le spectre d'Oussama Ben Laden,
vingt-cinq ans plus tard. Avec le poète, j'ai goûté à l'exil, j'ai compris que,
sous l'image courante de l'Amérique, il existait des dizaines d'images qui
évoquaient la relation des étrangers avec leurs lieux d'exil, engendrant ainsi
une culture spécifique, à la fois nostalgique et révoltée.
En revanche, le spectre de Ben Laden, qui règne dans les aéroports et les
villes fait adhérer l'image au lieu. Ce fondamentaliste saoudien qui avait
échafaudé sa "base" (Al-Qaida) en pleine guerre froide et dans le camp américain
à la faveur de la guerre des Moudjahidins afghans, a réussi à incorporer le
Moyen Age au XXIe siècle. Ben Laden a inscrit le premier mot dans le registre du
nouveau millénaire : la Terreur, le terrorisé a peur du terrorisé. La peur viole
tous les tabous et convertit la vie quotidienne en cauchemar.
L'image de Ben Laden n'est complète qu'avec celle du président américain
George W. Bush. Ils représentent, chacun à sa façon, la crise de la fin des
idéologies totalitaires. Le premier métamorphose les valeurs tribales en
religion, tandis que le second utilise la religion comme écran pour un projet
colonial que l'unique empire de l'après-guerre froide aspire à réaliser.
L'image de Rached Hussein trouve son prolongement chez Saadi Youssef, le
poète irakien qui vit toujours dans son exil londonien. Il avait fui la
dictature de Sad- dam Hussein et n'avait rien d'autre à proposer à l'Amérique
que d'échanger leurs dons : "Echangeons nos richesses, Amérique. Prends les
plans des prisons modèles et donne-nous les chaumières des villages. Prends la
barbe afghane et donne-nous la barbe semée de papillons de Walt Whitman."
L'Amérique de la détresse et de la diversité est marginalisée par
l'Information dominante. Elle se trouve dans les ruelles sordides des Noirs,
dans leurs souffrances, dans leur production littéraire et artistique, dans les
réserves des Peaux-Rouges, dans les quartiers des Hispaniques et des gens de
couleur, dans les universités, dans les mouvements des femmes, dans les écoles
et dans les églises.
Cette Amérique-là, transformée en barbe semée de papillons par la magie de
la plume d'un poète irakien, est occultée par l'autre Amérique, puissante,
arrogante, impitoyable. En effet, vue du monde arabe, la Rome atlantique paraît
effrayante. Les ressources pétrolières de la péninsule Arabique, du Golfe et de
l'Irak ont fait d'eux les plus grandes réserves énergétiques au monde. A cause
d'elles, une guerre mondiale démente et débridée se déroule aujourd'hui. Elle
agresse la langue, vide les mots de leur sens, assassine les valeurs pour mieux
assassiner ensuite les êtres humains.
Dans sa pentalogie intitulée Les Villes de sel, le romancier saoudien Abdel
Rahman Mounif décrit les prémices de la présence américaine dans le monde arabe.
Là-bas, dans la péninsule, dans les années 1930, des villes de métal et de béton
ont surgi sur les ruines des villages et des oasis. Cette étrange modernité
pétrie de fondamentalisme religieux et de structures tribales est devenue une
ligne de front de la présence américaine et une base pour la guerre froide.
Atteint de folie, Mout'eb Al-Hazzal, le héros du roman, disparaît, laissant
derrière lui un pays dévasté et livré au chaos.
Le projet pétrolier américain s'est articulé très rapidement à l'amère
réalité vécue par l'Orient arabe depuis la Nakba, lorsque l'Etat d'Israël a été
fondé sur les décombres de la Palestine. C'est à partir de ces deux axes,
l'Arabie saoudite et Israël, que sera échafaudée dans la région la stratégie
américaine tout au long de la guerre froide.
La chute du bloc soviétique, l'explosion du fondamentalisme depuis sa base
afghane, la persistance d'Israël à refuser au peuple palestinien son droit à
l'autodétermination et à la construction d'un Etat indépendant sur 22 % de la
Palestine feront du Machrek arabe le terrain et le combustible d'une nouvelle
guerre mondiale, déclenchée par l'occupation américaine de l'Irak au mépris de
l'opinion internationale, du droit international et des Nations unies.
Vue du monde arabe, l'Amérique ressemble à un monstre métallique aveugle
dont l'objectif est d'écraser les autres, de s'emparer de leurs richesses,
d'exposer leurs sociétés à la déstructuration et aux guerres civiles. L'image de
l'Amérique est celle des blindés qui règnent sur les rues des villes irakiennes,
elle est tachée du sang palestinien versé quotidiennement.
On dirait que l'Amérique n'a d'autre but que d'imposer aux Arabes son
double fondamentaliste, à la fois antinomique et identique, afin de mettre la
main sur leur pétrole et d'assurer une totale domination israélienne dans la
région. Dans un poème intitulé Tombeau pour New York, le poète syrien Adonis
avait réuni les deux images de New York, celle de la ville préférée des exilés
et des marginaux et celle de la déesse de la Puissance américaine.
Aux yeux des Arabes, Sodome s'est totalement substituée à Babel
aujourd'hui. En guise de conclusion, j'emprunte ces quelques vers au poème de
Mahmoud Darwich intitulé Dernier discours de l'Homme rouge. En peu de mots, ils
disent la détresse vécue par les gens à l'ère de l'empire américain :
Arbre ô mon frère
Comme moi ils t'ont fait souffrir
N'implore pas le pardon
Pour le bûcheron de ta mère
Et de la mienne.
[Traduit de l'arabe par Rania Samara.]
25. Ossama Al-Baz : "La violence israélienne ne peut
pas être comparée à la violence palestinienne" propos recueillis par
Chérif Ahmed
in Al-Ahram Hebdo (hebdomadaire égyptien) du mercredi 20 octobre
2004
Ossama Al-Baz, conseiller politique du président
Moubarak, évoque la conférence internationale sur l’Iraq, le conflit
israélo-palestinien et la crise du Darfour.
— Al-Ahram
Hebdo : L’Egypte a déclaré accueillir une conférence internationale sur l’Iraq
le 25 novembre prochain. Quel est l’objectif de cette conférence ?
— Ossama Al-Baz : L’Egypte a décidé d’accueillir cette conférence après
avoir reçu une demande du gouvernement transitoire iraqien. Cette conférence va
discuter une question essentielle, à savoir la préparation des élections
iraqiennes prévues en janvier 2005, et la désignation d’un gouvernement iraqien
permanent.
En fait, la violence se poursuit en Iraq, des attentats meurtriers sont
menés chaque jour et des factions et des groupes non connus enlèvent des otages
de toutes les nationalités. Pour toutes ces raisons, il fallait tenir cette
conférence sur l’Iraq afin d’éviter le danger qui peut toucher ce pays et ses
institutions et qui en même temps peut le déséquilibrer.
— Il y a eu une certaine confusion concernant les participants
à la conférence. On avait dit dans un premier temps que la France n’y prendrait
pas part. Concrètement, qui va participer à cette conférence
?
— En fait, il y aura deux groupes importants qui vont y participer.
Premièrement, les pays les plus riches du monde, c’est-à-dire le G8, que nous
considérons comme des pays donateurs pour la reconstruction de l’Iraq. Le
deuxième groupe est représenté par les pays limitrophes de l’Iraq qui peuvent
influencer ce pays et en même temps subir l’influence de la politique qui y est
menée. La Turquie et l’Iran vont participer également, ainsi que l’Onu, la Ligue
arabe et plusieurs organisations islamiques.
— La France a jugé préférable que la résistance iraqienne
participe à la conférence et elle a exigé un calendrier pour le retrait des
forces d’occupation d’Iraq. Ces idées ne sont-elles pas contre la position
égyptienne qui est contre la participation de la résistance iraqienne
?
— Si on admet que la résistance participe à cette conférence, il faudrait
tout d’abord la définir et en déterminer les différentes composantes. Il n’est
pas logique de mettre par exemple le groupe de Moqtada Al-Sadr sur la même table
avec le gouvernement. De même, le groupe qui a kidnappé les deux otages français
fait-il partie de la résistance ? A mon avis, tout représentant de l’intérieur
de l’Iraq voulant participer à cette conférence doit être reconnu par les
Iraqiens et avoir un certain poids au sein du pays. On veut un Iraq unifié et
stable à tous les niveaux.
— Lors de la récente visite du président Moubarak à Paris, le
processus de paix fut évoqué. Quelle est la position des deux pays par rapport à
cette question ?
— La France comme l’Egypte pensent que le plan de retrait d’Ariel Sharon de
Gaza doit être suivi d’un autre retrait de Cisjordanie. Le conflit
israélo-palestinien doit être réglé dans la cadre de la feuille de route. De
même, l’Egypte et la France veulent que les discussions sur le volet syrien
aillent de pair avec le volet palestinien et qu’Israël se retire des fermes de
Chébaa au sud du Liban.
La position israélienne n’est pas toujours stable. A mon avis, Israël sent
que la violence qui se déroule sur son territoire n’est pas dans son intérêt.
Les deux parties utilisent la violence. Mais la violence israélienne ne peut pas
être comparée à la violence palestinienne au niveau du nombre de morts et de
blessés. Israël détruit les maisons des Palestiniens et continue la construction
du mur de séparation. Tout cela mène à des difficultés pour relancer le dialogue
israélo-palestinien.
— Et qu’advient-il de la visite du ministre des Affaires
étrangères, Ahmad Aboul-Gheit, et du chef des services de renseignement, Omar
Soliman, qui était prévue en octobre pour relancer ce dialogue
israélo-palestinien ?
— Le dialogue existe toujours, mais au niveau des diplomates. Il y a des
contacts téléphoniques entre les deux parties. Les Palestiniens et les
Israéliens ont des demandes et l’Egypte leur demande de coopérer avec
l’initiative égyptienne pour stopper la violence. Il est très difficile au vu
des frappes israéliennes dans les territoires palestiniens de poursuivre ce
dialogue à un niveau plus élevé. Israël poursuit sa politique d’assassinats
contre le peuple palestinien et ses dirigeants. C’est une forme de terrorisme
international. A mon avis, si la violence diminue ou disparaît, cela peut
encourager une reprise du dialogue et l’application de la feuille de
route.
— La situation au Darfour est très inquiétante ? Comment
évaluez-vous la situation dans cette région ?
— La communauté internationale s’intéresse beaucoup à ce qui se passe au
Darfour. On craint une internationalisation de la crise. Un certain nombre de
pays ont une vision spéciale la concernant. Ils trouvent que le gouvernement
soudanais n’a pas totalement rempli ses engagements. Pour certaines puissances,
il est inacceptable de passer sous silence les agissements des milices
Djindjawides. L’Egypte ne veut pas blâmer une partie aux dépens d’une autre.
Nous ne sommes pas en train de juger le Soudan. Mais nous sommes en face d’une
situation tragique. Il y a au Soudan des gens qui souffrent sur le plan
humanitaire. En même temps, il y a des craintes que cette situation ne donne
lieu à un démembrement du Soudan, ce qui pourrait mettre en péril la sécurité
dans la région. La situation au Darfour pourrait devenir contagieuse et
influencer d’autres régions. L’Egypte essaie d’inciter les diverses parties à
agir sans avoir l’impression d’être sous une pression externe d’une force
étrangère quelconque.
— Concernant l’élargissement du Conseil de sécurité,
existe-t-il un conflit entre l’Egypte et l’Afrique du Sud afin d’obtenir un
siège à l’Onu ?
— Non, il n’existe aucun conflit entre l’Egypte et l’Afrique du Sud. Nous
voulons qu’un plus grand nombre de pays soit représenté au Conseil de sécurité.
L’Afrique du Sud est en bonne position pour y parvenir et également l’Egypte. Il
n’y a aucun problème que deux pays du continent africain obtiennent deux sièges
permanents au Conseil de sécurité. Car les deux pays remplissent les critères
requis.
26. La catharsis d’un écrivain : un député arabe
israélien réussit à faire passer son message, grâce à l’écriture par
Olivia Snaije
in The Daily Star (quotidien libanais) du vendredi 19 octobre
2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
"Check Point" a aidé Azmi
Bishara à traverser une période difficile
Paris – Azmi Bishara, l’homme politique palestinien le plus célèbre en
Israël, irradie d’énergie. Membre de la Knesset depuis huit ans, charismatique
et parlant couramment quatre langues, Bishara est un avocat infatigable des
droits de l’homme et de la cause palestinienne. Il motive les moins combatifs
moralement à se lever le matin. Mais qu’est-ce qui fait courir Bishara ? En des
temps où la situation en Palestine et dans les Territoires occupés semble plus
sombre que jamais, comment fait-il, lui-même, pour se lever le matin
?
« Il y a deux choses, qui m’aident », explique-t-il, sobrement. «
Tout d’abord ; ma fille, et mon fils. Je veux les embrasser avant leur départ
pour l’école. Mon autre motivation, c’est ce sentiment, profond, du devoir. Tu
dois faire ce qu’il faut faire, ce qui est juste, même si tu n’es pas capable
d’expliquer pourquoi tu le fais… »
Bishara – même lui ! – connaît de ces
jours où il doit se tirer du lit par le col du pyjama. La publication de son
premier ouvrage de fiction, « Check Points, Fragments de Roman », en arabe et en
français, est le fruit d’un trop-plein émotionnel, qui l’a soutenu aux moments
les plus durs.
« J’ai écrit « Check Point » durant les moments les plus
difficiles que j’aie jamais connus dans ma vie. C’était au début de la seconde
Intifada, et j’étais moi-même, personnellement, en butte à la violence »,
explique-t-il, évoquant des tentatives d’incendie volontaire de son domicile, à
Nazareth, et de l’obligation à laquelle il fut soumise de vivre et de travailler
dans une atmosphère générale d’intense hostilité.
L’écriture de son livre lui
a permis d’exprimer ses sentiments avec une liberté qu’il a rarement lorsqu’il
écrit des articles ou des manuels politiques ou philosophiques. Ce livre est
aussi un véritable cri du cœur.
« Durant ces trois dernières années, il
y avait quelque chose, à l’intérieur de moi, qui devait sortir, si je voulais
survivre. Le livre que vous avez en mains est au plus près de mes sensations ;
le « je » est tellement plus fort que la tournure impersonnelle et distanciée
propre au style d’un article… »
Ecrit dans un style fragmenté – « parce que
notre réalité est fragmentée, par les check points », explique l’auteur – «
Check Point » est le premier roman d’une trilogie, structurée comme une série de
vignettes sur la vie quotidienne en Israël et dans les Territoires occupés. Tout
tourne autour des check points, où les Palestiniens sont contraints à perdre
énormément de leur temps.
Dans le premier chapitre, une petite fille enjouée,
qui va au jardin d’enfants, perd tellement son temps au barrage routier, sur le
chemin de son école, que lorsque l’un de ses parents lui demande où elle a passé
la journée, elle répond : « au check point ! »
Plus qu’au check point
littéral, physique, Bishara s’intéresse à sa nature symbolique, hégémonique, qui
colore tous les aspects de l’existence (des Palestiniens).
« Nous en sommes
réduits à une situation où nous devons constamment nous justifier », dit
Bishara, titulaire d’un doctorat de philosophie. « Tu es qui ? Tu vas où ? Le
check point est le symbole de « qui domine qui ? » »
L’Etat d’Israël n’est
jamais mentionné. C’est délibéré. Bishara lui préfère la dénomination d’Etat du
check point. Les soldats israéliens sont les maîtres du check point.
Le
paysage qu’il décrit est fait de villages disloqués, définis par leur situation
« avant » ou « après » le check point ; ce sont des sortes d’îles, sortis
desquelles les gens doivent emprunter des routes détournées, parce que les
routes principales, les routes directes, sont condamnées.
« A un check
point, une bâche militaire, tendue pour faire de l’ombre, est tombée. Les gens,
qui font la queue sous un soleil brûlant, la ramassent, et la tendent au-dessus
de leurs têtes, chacun tenant un pan de toile d’une main tendue vers le ciel….
»
Le style fragmenté de « Check Point » n’est en aucun cas un reflet décousu
de la situation régnante. Dans une certaine mesure, le livre rappelle le film
primé d’Elia Suleiman, Intervention divine. Les tranches de vie évoquent le
désespoir, la colère, le cynisme, une profonde tristesse et une sombre comédie.
Mais Suleiman, quant à lui, laisse ses personnages s’abandonner à la comédie.
Tandis que les protagonistes anonymes de Bishara philosophent au sujet de leur
situation, au cours de conversations alambiquées et souvent loufoques, qui ne
laissent pas d’évoquer des monologues intérieurs.
Au cours d’un de ces
échanges, une personne demande à une autre de venir à une manifestation, devant
un… check point. L’autre lui demande pourquoi il le ferait, puisqu’il subit un
check point devant son pas de porte. Son ami lui dit qu’il ne comprend pas.
Comment il peut subir un check point, à Tel-Aviv ? Il s’entend répliquer : «
C’est simple : j’ai un check point interne, un état de siège interne et un
couvre-feu interne, qui ne cessent de me harceler… »
Bishara évoque aussi la
difficulté qu’il y a à être un Arabe israélien. Un de ses personnages raconte
que les Arabes le traitent comme un juif, et les juifs comme un
Arabe.
« Mon peuple se bat contre mon Etat, et mon Etat fait la guerre
à mon peuple », dit-il.
Chaque jour, Azmi Bishara doit affronter cette
dichotomie.
« Jamais tu ne ferais le boulot que je fais ! » dit-il,
poussant un profond soupir.
« Personnellement, j’ai horreur d’être à la
Knesset. C’est un endroit très difficile, pour moi. Je ne veux pas me lever et
aller là-bas. Mais il faut bien que je le fasse. C’est tout. Les gens ne se
rendent pas compte du sacrifice personnel que cela représente. Beaucoup pensent
que c’est un privilège. Pour moi, ce « privilège », comme ils disent, me coûte
énormément. »
Si la rigueur morale permet à Bishara de continuer son combat
politique, écrire une fiction lui offre une certaine catharsis. Il a déjà
terminé d’écrire la suite de Check Point, et il a déjà la structure du troisième
volume (de la trilogie).
Pour Bishara, qui parle couramment l’hébreu, il est
primordial que ses livres soient publiés dans cette langue. Une traduction de
Check Point en hébreu est déjà là, sur son bureau. Il manque de temps, pour
corriger les épreuves. Cela l’arrange plutôt, car il trouve cette tâche
psychologiquement éprouvante.
Aujourd’hui, Israël et la Palestine se résument
à une série quotidienne d’opérations commandos, aux yeux des téléspectateurs
occidentaux. Une fiction est sans doute le genre littéraire qui rende le mieux
la dimension humaine de la tragédie causée par la situation politique. La
prestigieuse maison d’édition Actes Sud a publié Check Point cet automne, et
jusqu’ici, le livre se vend comme des petits pains.
Bishara espère que Check
Point sera bientôt traduit en anglais. Il a l’impression qu’il lui est devenu
plus difficile de transmettre son message, récemment, à cause des développements
mondiaux, qui n’ont pas nécessairement un lien avec la question palestinienne,
mais qui fractionnent le monde.
« Je suis un peu désespéré, parce que
le monde est polarisé à un tel point que je ne pense pas que j’y aie encore ma
place. C’est soit Bush, soit Ben Laden. Et moi, je ne veux être ni l’un, ni
l’autre. C’est un peu comme si tu devais choisir entre l’occupation israélienne,
et les attentats kamikazes… »
« Je suis convaincu qu’on peut être à la
fois rationnel dans la façon de gérer la société, et moral dans ses jugements.
Je pense qu’il y a actuellement une tentative de marginaliser l’humanisme et de
nous rendre hors sujet. Mais si nous réussissons encore à dire ce que nous
pensons, et si les gens peuvent encore nous entendre, alors, nous pouvons
continuer… »
Faisant référence à cette prise de conscience, qui s’est
produite voici deux siècles, qui imposa aux gens de se comporter avec décence,
Azmi Bishara dit, après un petit éclat de rire : « C’est vrai, je vis encore au
dix-neuvième siècle. J’assume… »
[Check Point est
publié en français chez Actes Sud, et en arabe, sous le titre « Al-Hajiz », chez
Riad Al-Rayyes.]
27. Les combats et les provocations de
Mordechaï Vanunu, "l'espion nucléaire" par Patrick Saint-Paul
in Le
Figaro du lundi 18 octobre 2004
L'ancien technicien accuse la France d'avoir changé
la donne du conflit israélo-arabe en ayant fourni l'arme nucléaire à l'état
hébreu
Libéré il y a six mois après dix-huit ans de détention,
Mordechaï Vanunu, «l'espion nucléaire» israélien, est toujours en liberté
surveillée : il lui est interdit de quitter le pays et de parler à des
ressortissants étrangers. Vanunu, 49 ans, a été condamné en 1986 à huis clos
pour «trahison» en raison de ses révélations sur la centrale de Dimona, où il
était employé pendant neuf ans. Les photographies et les croquis de
l'installation ultrasecrète, qu'il a fournis au journal britannique Sunday
Times, avaient permis aux experts militaires étrangers d'évaluer l'état
d'avancement du programme nucléaire israélien, mettant à mal la politique
d'ambiguïté observée par Israël.
Jérusalem : de notre correspondant
Aucun autre Israélien n'aurait osé une telle bravade le jour du
Yom Kippour, la fête la plus importante du calendrier juif. Après avoir sonné
les cloches des églises de la vieille ville de Jérusalem, Mordechaï Vanunu a
posé une croix sur ses épaules avant de remonter la Via Dolorosa jusqu'au
Golgotha, où, selon la tradition, aurait été crucifié le Christ. Libéré il y a
six mois, après dix-huit ans de détention, «l'espion atomique», comme on l'a
surnommé, cultive sa liberté et le goût de la provocation. Héros de la lutte
antinucléaire pour certains, il est considéré comme un traître par beaucoup de
ses compatriotes.
Enfermé dans un patriotisme à toute épreuve, alors qu'ils entrent dans leur
cinquième année d'Intifada, de nombreux Israéliens considèrent Vanunu comme un
«triple traître». Non seulement ce Juif israélien originaire du Maroc a révélé
des secrets d'État, mais il s'est converti au christianisme et il réaffirme à
chaque occasion qu'il ne juge pas indispensable l'existence d'un État juif.
Technicien employé à la centrale de Dimona, il avait couvert de ridicule les
services de renseignements israéliens en prenant des photographies de
l'installation ultrasecrète.
Ces informations ont permis aux experts militaires étrangers d'évaluer
l'état d'avancement du programme nucléaire israélien et mis à mal la politique
d'ambiguïté nucléaire d'Israël. «Israël trompait le monde entier en faisant
croire que le réacteur nucléaire de Dimona était utilisé uniquement à des fins
pacifiques, explique Vanunu. J'ai ressenti un devoir moral de dire la vérité.
Certains pensent que j'ai rendu service à Israël en révélant sa vraie force.
J'ai peut-être aussi empêché son suicide nucléaire. Le monde a compris qu'Israël
n'était plus un ennemi gentil, si faible face aux puissances arabes. Il a vu
aussi qu'Israël avait triché.»
Vanunu a été sévèrement puni pour ses indiscrétions : condamné à dix-huit
années de prison pour «espionnage» et «trahison», il n'a pas bénéficié de la
moindre remise de peine et a passé onze ans et demi en confinement solitaire,
isolé dans une cellule de deux mètres sur trois, sans fenêtre et éclairée jour
et nuit par une lumière bleutée. «Les services israéliens ont voulu me briser,
confie tranquillement Vanunu. Ils ont essayé de me rendre fou, pour me
discréditer. Mais je n'ai jamais craqué. J'ai lu, étudié, écouté de l'opéra.
Pour Yom Kippour, je mettais du Wagner à fond dans ma cellule. C'était ma façon
de rester libre, de leur montrer que je n'étais pas des leurs et donc
inébranlable.»
Vanunu a choisi le christianisme pour renier sa nationalité israélienne. Il
s'est converti en Australie avant son arrestation. «Certains m'accusent
d'antisémitisme, dit-il. Mais tant que vous êtes juif, on vous considère comme
un Israélien dans ce pays. En Israël, la Bible est devenue un outil pour prendre
la terre aux Palestiniens. On y respecte la moindre prescription de la Torah
dans chaque aspect de notre vie quotidienne sans avoir le moindre respect pour
la vie des Palestiniens. Je devais me libérer de cela.» Ses parents
ultraorthodoxes ne le lui ont pas pardonné. D'autant que son père a perdu sa
place de rabbin de Beersheva après sa «trahison». Il n'a plus de contact avec
eux.
Pis encore : Vanunu juge qu'un État Juif n'a pas lieu d'exister et prône la
création d'un État binational dans lequel les Palestiniens et les Juifs auraient
les mêmes droits. «Durant la première moitié du XXe siècle, il y avait un vrai
problème d'antisémitisme, dit-il. Aujourd'hui, des réfugiés de toutes les
guerres sont disséminés à travers le monde et les Juifs ne sont qu'une minorité
parmi d'autres. Ils ne sont plus en danger. Ils n'ont plus besoin d'un refuge.
Ce dont Israël a besoin, c'est d'une vraie démocratie. Le jour où il y aura un
premier ministre et un chef du Mossad palestiniens, je serai fier d'appartenir à
ce pays. Mais pour l'instant Israël est un État juif raciste, où règne un
apartheid antipalestinien. Je ne veux plus y vivre.» Résidant depuis sa sortie
de prison à l'église anglicane Saint-George de Jérusalem, Vanunu n'est pas
encore totalement libre. Il est soumis depuis six mois à un régime de liberté
surveillée de très près, en raison du «danger tangible», constitué par
l'hypothèse de nouvelles révélations. Il a interdiction de quitter le pays
pendant une période d'un an, renouvelable. Il n'a pas le droit d'approcher les
aéroports, ports ou postes frontaliers. Ni le droit de parler à des
ressortissants étrangers sans en avoir au préalable informé les forces de
sécurité, une interdiction qu'il a bravée à plusieurs reprises en accordant des
entretiens à la presse étrangère.
Vanunu juge particulièrement important de s'adresser à des journalistes
français, car la France, estime-t-il, a joué un rôle crucial dans l'histoire du
nucléaire israélien. «La France a vendu à Israël le réacteur de Dimona, où
j'étais employé, rappelle Vanunu. Elle a aussi fourni l'usine ultrasecrète,
située à 23 mètres sous terre, où l'on séparait l'uranium du plutonium, pour
fabriquer des armes nucléaires. Les négociations ont commencé cinq ans après le
traumatisme de l'holocauste et la France était prête à donner beaucoup à
Israël.»
Selon Vanunu, la France est allée trop loin, car elle aurait ainsi
contribué à bouleverser la donne du conflit israélo-arabe. «Si la France n'avait
pas offert ce réacteur, Israël n'aurait pas développé cette capacité nucléaire,
qui l'a poussé à se sentir si fort vis-à-vis de ses ennemis arabes, estime
Vanunu. Israël n'aurait pas osé combattre la totalité du monde arabe et aurait
compris que pour survivre au Moyen-Orient il devait faire la paix avec ses
voisins. A cause de l'atome, l'État hébreu s'est pris pour une superpuissance
nucléaire. La France a donné le réacteur, elle a le droit aujourd'hui et le
devoir de réclamer des inspections de l'Agence internationale de l'énergie
atomique (AIEA). Ce serait sa contribution à la paix.» La centrale de Dimona
serait dangereuse, selon Vanunu, car elle ferait peser sur Israël et ses voisins
la menace d'un nouveau Tchernobyl. «Le réacteur devait avoir une durée de vie de
vingt-cinq ans et cela fait quarante ans qu'il est en service, assure Vanunu. Ce
n'est pas pour rien que le gouvernement a distribué des pilules aux gens qui
habitent près de la centrale. Israël et la Jordanie sont au bord d'un désastre
humain et écologique, qui pourrait avoir des conséquences jusqu'en Grèce. Si
Israël réclame des inspections de l'AIEA en Iran, ce n'est pas parce qu'il se
sent menacé, c'est uniquement pour détourner l'attention de son propre programme
nucléaire. Ensuite, il s'attaquera au Pakistan.»
Le «mouchard atomique» israélien assure aussi que la France a joué un rôle
dans son enlèvement rocambolesque, qui avait suivi la publication de ses
révélations en 1986. Berné par Cindy, une espionne blonde du Mossad, Vanunu
s'est laissé entraîner de Londres vers Rome, où il a été drogué et kidnappé
avant d'être embarqué sur un navire israélien au large des côtes italiennes. Il
a conservé, malgré tout, une certaine tendresse pour Cindy, qui était «gentille»
avec lui et avec laquelle il a «bu du champagne». Vanunu se rappelle aussi d'un
«espion français», qui accompagnait un agent britannique et plusieurs agents
israéliens à bord du bateau sur lequel il a été interrogé et enchaîné à son lit
pendant une semaine. «Je ne connaissais pas son nom, mais nous avons parlé de
littérature, se souvient Vanunu. J'ai essayé de lui demander où on m'emmenait,
mais il n'a rien voulu me dire. J'imagine que sa présence était la suite logique
de la coopération nucléaire franco-israélienne.»
A l'issue de la traversée, Vanunu a été débarqué à quelques kilomètres de
la prison Shikma d'Ashqelon, où il a passé dix-huit ans. Aujourd'hui, il
souhaite recouvrer sa liberté totale. Il consacre ses journées à la natation, la
lecture et milite contre le nucléaire. Il voudrait commencer une nouvelle vie,
s'installer à l'étranger «aux Etats-Unis ou en Europe», pour écrire son histoire
et fonder une famille. Il affirme qu'un ami a déposé pour lui une demande
d'asile en France.
28. Confirmé et avoué. Entre le 29 septembre et le 15
octobre, l’un dans l’autre, j’ai tué trente enfants. Soit : deux enfants par
jour par B. Michael
in Yediot Aharonot (quotidien israélien) du
vendredi 15 octobre 2004
[traduit de l’anglais
par Marcel Charbonnier]
Deux enfants tués par jour,
cela fait, plus ou moins, quatre parents endeuillés par jour. Pourquoi : plus ou
moins ? Parce que certains de ces enfants étaient frères et/ou sœurs. Alors, là,
ça fait deux enfants tués pour un couple de parents endeuillés. Cela vaut
peut-être encore mieux, car ces parents étaient déjà endeuillés, de toute
manière, alors ils le sont simplement doublement et cela épargne, peut-être, à
un autre couple de parents d’être endeuillés ? Mais c’est peut-être aussi pire,
parce qu’être endeuillé, c’est pire qu’être mort, alors : être doublement
endeuillé, c’est deux fois pire qu’être mort. Tiens, du coup, moi, je ne sais
plus vraiment quoi choisir…
Tous ces enfants, je les ai tués dans la bande de
Gaza. Et, tous, je les ai tués par erreur. J’explique :… je savais qu’il y avait
des enfants, là, et je savais que j’allais en tuer quelques-uns. Mais comme je
savais que ce serait « par erreur », cela ne m’a pas particulièrement tracassé.
Tout le monde peut se tromper, n’est-ce pas ? Seul celui qui ne fait rien ne
commet pas d’erreur… Errare humanum est… Tout le monde peut se tromper : nous ne
sommes, tous autant que nous sommes, que des êtres humains. C’est ce qu’il y a
de tellement charmant, dans mes petites erreurs : c’est elles qui font que je me
sens tellement humain, tellement faillible… pas vrai ?
Ces trente enfants, je
les ai tués en commettant toutes sortes d’erreurs. A chaque petite victime, son
erreur bien à elle. Il y en a un dont j’ai pensé, par erreur (bien entendu…)
qu’il n’était pas un enfant. Et il y en a eu un que j’ai buté parce qu’il
s’entêtait à rester exactement à l’endroit que j’avais pris pour cible. Et puis
il y avait cet autre, là, qui lançait des pierres, et qui ne faisait pas du tout
ses six ans. Et puis celui qui, vu d’en haut, ressemblait à un terroriste
recherché. Ou à une roquette Qassam. Ou à un terroriste tenant une roquette
Qassam. Et puis il y a eu ces gamins qui ont reçu dans la tête – par erreur –
les éclats de l’obus que j’avais balancé sur leur maison. Et il y a eu cette
gamine qui s’était cachée – par erreur, sans doute – sous son lit, juste au
moment où j’ai fait sauter le lit, pour faire sortir la bande de terroristes qui
s’était planquée dans la maison. Mais cette gamine-là, elle ne compte pas :
c’était son erreur, pas la mienne…
Je me souviens : le plus dur, ce furent
mes premières erreurs. J’ai tiré et tiré et tiré, et puis un beau jour ils sont
venus me dire que j’avais dézingué un gamin. Je suis devenu tout pâle, j’avais
la bouche sèche, mes genoux jouaient des castagnettes et je n’ai pas très bien
dormi, cette nuit-là. Mais, avec le temps, et mes erreurs, tout est devenu plus
facile. Aujourd’hui, je commets mes erreurs sans pratiquement ressentir aucun
effet secondaire. Par chance, mes amis, mon entourage… personne n’a fait tout un
tintouin autour de mes erreurs les plus minimes.
Tiens, tout juste la semaine
dernière : après avoir tué une fillette (par erreur), je lui ai balancé deux
erreurs supplémentaires dans la tête, histoire de bien confirmer que j’étais en
train de faire une erreur. Et puis tout le reste de mon chargeur y est passé :
il était encore bourré d’erreurs. Naguère, j’aurais bien été infoutu de faire
ça…
Je dois à la vérité de signaler que des gens me disent que je fais une
erreur en faisant cet aveu. Ils disent que je n’ai jamais mis les pieds à Gaza,
que je n’ai pas tiré une seule balle, que je n’ai pas bombardé, que je n’ai pas
balancé d’obus de mortier et que je n’ai pas tiré à vue. C’est vrai : je n’ai
rien fait de tout ça. Mais qui a payé les balles ? Moi. Qui a acheté le flingo ?
Et financé l’obus de mortier ? Et le missile ? Moi. Moi. Et encore : moi
!
Et, aussi, qui ne pâlit plus à chaque nouvelle erreur ? Qui a la bouche qui
ne devient plus sèche à chaque fois qu’un nouvel enfant est porté en terre ? Qui
a les genoux qui ne flanchent même plus quand un énième bébé anonyme gît, mort,
dans un berceau ensanglanté ? Qui va se coucher et dort à poings fermés même
quand le nombre d’erreurs atteint trente en deux semaines.
Moi. Toujours :
moi !
ALORS : S’IL VOUS PLAÎT : NE
VENEZ PAS ME DIRE QUE JE N’AI
PAS TUE !
[traduit de l’hébreu en
anglais par "The Other Israel"]
29. Les rapports entre Israël et l'UE risquent de devenir de plus
en plus tendus, selon un document secret israélien
Dépêche de l'agence Associated Press du mercredi 13 octobre
2004, 20h07
JERUSALEM - Israël se trouve sur une pente menant au conflit avec l'Union
européenne, au risque de devenir un Etat paria, comme l'Afrique du Sud du temps
de l'apartheid, si le conflit israélo-palestinien n'est pas réglé, selon un
document confidentiel du ministère israélien des Affaires étrangères, obtenu
mercredi par l'Associated Press. Selon ce document de 25 pages, réalisé par le
Centre de recherche politique du ministère israélien, l'UE accentue la pression
pour devenir un acteur majeur sur la scène internationale au cours de la
prochaine décennie. Du coup, les Etats-Unis, principal allié d'Israël,
pourraient perdre leur influence internationale.
Selon les experts, si l'UE, alliance de 25 nations, parvient à dépasser ses
divisions internes et à parler d'une seule voix, son influence globale devrait
croître considérablement. Or une Europe plus forte exigerait des Israéliens un
plus grand respect des conventions internationales, et pourrait même tenter de
limiter la liberté d'action des Israéliens dans le conflit contre les
Palestiniens, ajoute le document.
30. Réseau russe d’espionnage en Israël
in
Intelligence & stratégie (IVe année N° 4) du mois de mai
2004[Intelligence & stratégie est une
publication de Intelligence & Sécurité - Lettre confidentielle d'actualité
géostratégique - 5, rue Claude Pouillet, 75017 Paris France - Renseignements et
abonnement : http://www.intelsecu.org]Une note signée par Shlomit Barnea-Fargo
indique que les services russes utilisent leurs rapports commerciaux avec Israël
pour conduire des activités d’espionnage. Ce document émanant des services du
Premier ministre n’aurait pas dû être publié et ressemble à une mauvaise
coordination entre le Shin Beth (contre-espionnage) et les services de M.
Sharon. Selon cette note, un citoyen israélien d’origine ukrainienne, Georgi
Gary Arinson, aurait entretenu une relation suivie avec le Premier secrétaire de
l’Ambassade russe à Tel -Aviv, Andreï Mochalov. M. Arinson est consultant au
profit de sociétés russes commerçant avec Israël, dont Gazprom et Alrosa, le
diamantaire russe. Ces contacts ont rapidement attiré l’attention des services
de contre-espionnage et d’anti-subversion du Shin Beth, qui ont défini, selon la
note de Barnea-Fargo, M. Mochalov comme étant un agent du SVR (le renseignement
extérieur russe) opérant sous couverture diplomatique. Le Shin Beth a averti
Arinson de la situation. Ce dernier a protesté, indiquant par le biais de son
avocat qu’il n’entretenait cette relation qu’à des fins commerciales. Cette
affaire classique pourrait avoir deux conséquences. Côté russe, on voulait
augmenter le personnel diplomatique à Tel -Aviv, côté israélien, on craint que
ce pas de clerc soit exploité pour renf orcer les forces qui, en Russie,
prêchent auprès du Kremlin pour un re nforcement de la politique arabe de la
Russie et d’un démarquage plus net de Moscou vis-à-vis de la politique du
Cabinet d’Ariel
Sharon.