1. Dennis Ross, ancien envoyé américain
chargé du "processus de paix" travaille aujourd’hui pour l’Agence Juive et
Israël
in The Mid-East Realities (mensuel étasunien) du lundi 7
juillet 2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Vous vous souvenez de lui, maintenant ?
Oui : il s’agit bien de l’ « Ambassadeur » Dennis Ross, en personne, de celui
que les Américains, ces « courtiers équitables », comme chacun sait, avaient
insisté à nommer chef « négociateur du processus de paix » entre Israël et
les Palestiniens, pour une décennie et des poussières. Souvenez-vous aussi que
c’est ce fameux « processus de paix » dirigé par ce même Ross – objet de tant
d’illusions constamment démenties – qui a explosé, voici quelques années,
produisant le pire des chaos et des bains de sang jamais encore connus dans la
région – issue que nous avions prédite depuis le début, à Middle East Realities.
C’est aussi ce même « processus de paix » qui a placé le peuple palestinien dans
des conditions pires que l’apartheid et causé une escalade dans la haine et dans
ce que les Américains aiment à appeler de manière simpliste « le terrorisme »,
sans le moins du monde se préoccuper de ses causes, de ses différentes tendances
partisanes, de ses variantes régionales et de ses réalités de terrain.
Et
voilà qu’aujourd’hui, immédiatement après avoir cessé d’émarger au budget du
gouvernement américain pour émarger au budget du puissant lobby juif de
Washington – avec lequel son association ne date pas d’hier, signalons-le au
passage – Ross est allé directement travailler à l’Agence juive, et chez les
responsables israéliens qui pressent de manière toujours plus lourdement
insistante les juifs, dans le monde entier, « de retourner en terre promise » et
d’aller s’installer dans l’ « Etat juif ».
L’Agence juive, d’ailleurs,
existait avant la création de l’Etat d’Israël, et elle avait pour objectif
principal de pousser des juifs d’où que ce soit dans le monde à s’installer dans
ce que le monde entier appelait alors la Palestine. Et donc, que ce soit de
prime intention, ou par voie de conséquence, à chasser le peuple arabe
palestinien qui vivait à l’époque dans ce pays.
La responsabilité historique
doit aujourd’hui être imputée à qui de droit, en particulier au vu des
conséquences des événements survenus dans l’ensemble du Moyen-Orient, événements
dans lesquels les Etats-Unis et Israël assument une part considérable de
responsabilité politique.
Il n’est pas douteux (quelles que soient les
dénégations publiques des responsables officiels en la matière) que ces
politiques ont considérablement contribué à alimenter la haine toujours
croissante envers les Etats-Unis et Israël, ainsi que – oui, c’est très triste,
mais il faut le dire – envers « les juifs », dans le monde entier.
La
terrifiante machine de propagande qui a tellement encensé Ross et son « équipe
de négociateurs (presque exclusivement juifs et sionistes) », est devenue encore
plus audacieuse et plus outrageusement arrogante, durant ces dernières années.
Elle a tragiquement réussi, pour l’instant, à prendre le contrôle du discours et
du commentaire « acceptables », dans les milieux officiels de Washington.
Les
médias américains n’en feront rien : c’est, par conséquent, au-delà des rives
américaines que les médias doivent se mettre à enquêter beaucoup plus
profondément, à faire des reportages beaucoup plus objectifs et à dénoncer
beaucoup plus courageusement tous les mensonges et toutes les duplicités qui
interdisent, en réalité, de comprendre les conflagrations historiques
contemporaines. En effet, à moins d’un changement radical et rapide en la
matière, c’est sans doute une aspiration catastrophique dans des chutes du
Niagara historiques qui risque fort de nous attendre au tournant.
[Un nouvel institut prévoit l’avenir juif par
Jessica Steinberg
in The Jewish News of Greater Phoenix du
lundi 17 mai 2004 - Vol. 54 - N° 35 (http://www.jewishaz.com/jewishnews/020517/new.shtml)
Jerusalem - Dennis Ross, qui fut l’envoyé de
l’administration Clinton au Moyen-Orient, tient aujourd’hui un rôle totalement
différent, auprès d’une boîte à idées qui a été créée par l’Agence Juive (pour
Israël). Ross était au premier plan, lorsque l’Institut de Planification
Politique du Peuple Juif [Policy Planning Institute for the Jewish People] a
ouvert ses portes, le 14 mai dernier, à Jérusalem. Cet institut « étudiera les
défis, les menaces, les besoins et les opportunités » auxquels les juifs sont
confrontés dans le monde entier, a indiqué l’Agence juive. Il veillera également
à « définir une politique pour le peuple juif, en assurant la réalisation
d’études d’un grand professionnalisme » et en encourageant « la réflexion
stratégique à long terme ». D’après Ross, tout récemment nommé secrétaire du
bureau des secrétaires (d’associations juives, ndt) et directeur de l’Institut
Washington pour la Politique moyen-orientale, « Nous devons penser aux problèmes
qui ne manqueront pas de surgir devant nous, sur notre route. »
Un groupe
comportant Ross, Sallai Meridor, président de l’Agence juive et Yehezkel Dror,
professeur de science politique, préparait la mise sur pied de cet institut
depuis plus d’un an. Ses membres, de quinze à vingt personnes, environ – la
moitié originaires d’Israël, l’autre moitié de pays du monde entier – se sont
réunis à plusieurs occasions pour discuter des problèmes majeurs auxquels les
juifs sont confrontés, notamment l’évolution démographique israélienne et les
problèmes relatifs à l’identité juive. L’idée de cet Institut fut lancée avant
le début de la seconde Intifada, en septembre 2000. A l’époque, les dirigeants
communautaires juifs se préoccupaient du manque d’outil de long terme,
nécessaire pour planifier stratégiquement l’avenir. « Nous (= les juifs) sommes
une nation qui excelle dans la réponse du tac au tac », a ainsi expliqué
Meridor. « Mais nous devons aussi penser au futur, et le planifier. » Des
délibérations émergea la décision collective de créer l’institut, qui recevra de
l’Agence juive un budget de fonctionnement annuel d’un million de dollars, des
fonds additionnels étant attendus de philanthropes juifs. La boîte à idée est en
train d’être structurée sous la forme d’une entreprise publique, à but non
lucratif. Les sujets de recherche envisagés comportent, en tout premier lieu, la
démographie israélienne (le problème étant la croissance de la population arabe
israélienne, plus rapide que celle de la population juive) ; la cohésion du
peuple juif ; l’action collective et son financement ; les technologies de
l’information dans le monde juif des affaires, et le bien-être, de manière
générale, de la nation juive. Ross a indiqué avoir décidé de travailler pour cet
institut parce qu’ « il s’agissait là du minimum qu’il pouvait faire "en tant
que membre du peuple juif". » « Si je ne pensais pas qu’il s’agisse
là de quelque chose de très important, je ne le ferais pas », a-t-il expliqué,
concluant : « Je pense que l’avenir le démontrera ».]
2. Solidarité avec
Leila Shahid
in Le Monde du vendredi 2 juillet
2004
Depuis des années, parfois des
décennies, nous tentons de mobiliser l'opinion française et européenne en faveur
du peuple palestinien en lutte pour la réalisation de son droit à
l'autodétermination. Nous n'ignorons pas que des différences d'appréciation
peuvent surgir quant aux meilleures modalités de soutien et d'action. Les débats
sur ce point sont légitimes. Mais, dans un contexte dramatique, alors que le
gouvernement israélien annexe et asphyxie les territoires occupés, multiplie les
crimes de guerre et tente de détruire l'Autorité palestinienne élue, nous
estimons qu'ils ne peuvent dégénérer en insultes, en attaques personnelles et en
procès d'intention. Comme la cause qui les motive, ils doivent demeurer
exemplaires. Dans le sillage de certaines controverses ravivées à l'occasion des
élections européennes, une campagne violente et sectaire vise la déléguée
générale de Palestine en France, dont l'action publique a tant fait pour
susciter la solidarité avec son peuple, démontrer aux yeux de l'opinion publique
la légitimité de la cause palestinienne et l'inscrire dans l'ensemble des
combats du monde d'aujourd'hui pour la justice et le droit. Cette campagne
détourne et risque de dénaturer la lutte pour une paix juste au Proche-Orient.
Elle ne peut que porter gravement préjudice à la solidarité plus que jamais
nécessaire avec les Palestiniens. Nous demandons qu'elle cesse immédiatement.
Nous réaffirmons notre estime et notre admiration pour Leila Shahid. Nous
appelons tous ceux qui veulent aider effectivement la Palestine à concentrer
leurs efforts contre ses oppresseurs et à travailler en vue de la plus large
unité politique dans la diversité des expressions militantes. Cet
appel est signé entre autre par Etienne Balibar, Pascal Boniface, Monique
Chemillier-Gendreau, Jacques Derrida, Gisèle Halimi, Alain Joxe, Marcel-Francis
Kahn, Henri Korn, Georges Labica, Gilles Manceron, François Maspero, Maurice
Rajfus, Jack Ralite, Madeleine Rebérioux, Danièle Sallenave, Denis Sieffert,
Pierre Vidal-Naquet...
3. La séparation génère le racisme
par Azmi Bishara
in Al-Ahram Weekly (hebdomadaire égyptien) du jeudi 1er
juillet 2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Les sondages confirment, l’un
après l’autre, un racisme profondément ancré dans la société israélienne. La
lutte pour les droits des Palestiniens reste, par conséquent, comme cela a
toujours été le cas, un combat universel, écrit Azmi
Bishara.
Israël poursuit la construction du mur de séparation. Il s’apprête à
sceller la dernière interruption entre Jérusalem et Ramallah. Parmi les
modifications définitives aux traits topographiques de la région, cela aura pour
effet de couper la voie de circulation – historique – entre ces deux
villes.
Certains d’entre nous ont tenté d’ignorer la relation entre les
agissements d’Israël – la construction du mur de séparation en Cisjordanie et le
désengagement unilatéral de Gaza – ainsi qu’entre leurs mobiles. Ou encore,
lorsqu’on évoque des « considérations démographiques israéliennes », nous le
faisons comme s’il s’agissait d’une expression banale ou d’une raison
parfaitement naturelle qu’aurait Israël de vouloir se séparer des Palestiniens.
De plus, certains parmi nous ont cédé à la tentation de menacer Israël au moyen
du taux de fécondité palestiniens, comme si les utérus des femmes palestiniennes
fussent des armes, ou comme si le taux de fécondité arabe représentât, de fait,
un « danger ». En réalité, les « considérations démographiques », dans ce cas,
sont synonymes de racisme. De notre part, y attacher foi, les intégrer et les
brandir comme s’il s’agît d’une menace, cela reviendrait à admettre le racisme,
et à le normaliser.
Les territoires arabes occupés connaissent aujourd’hui un
processus de réclusion raciste. Les mur israélien ne signifie pas autre chose.
Certains, parmi nous, sont allés jusqu’à proclamer qu’ils n’auraient pas
d’objection à ce que ce mur soit érigé, eût-il suivi le tracé des frontières du
4 juin 1967, puisque cela signifierait implicitement qu’Israël aurait
l’intention de se retirer jusqu’à ces frontières. Toutefois, la différence entre
ce qui est en train de se passer aujourd’hui – à savoir : la construction du mur
sur son tracé actuel et le désengagement israélien unilatéral de la bande de
Gaza – et les frontières du 4 juin 1967 n’est pas seulement quantitative. Il
s’agit d’une différence totale, qualitative. Pourquoi ? Parce que ce qui est en
train de se passer ne vise pas à établir des frontières politiques entre deux
entités souveraines. Non, la logique et l’inspiration, derrière ce projet et
ceux qui le planifient et le mettent en application, est de poursuivre avec
froide détermination et mûre préméditation la mise sur pied d’une Autorité
palestinienne restreinte, dont la fonction première sera de faire en sorte que
les détenus palestiniens enfermés derrière des murs et des barrières, en
Cisjordanie et à Gaza, ne représentent plus aucune menace potentielle pour la
sécurité d’Israël, à l’avenir.
Cela ne rendra en rien Israël moins raciste,
plus calme ou plus en paix avec lui-même. Bien au contraire : la logique
sous-jacente au projet, ainsi que les affirmations et les confirmations venant
de tous côtés au sujet du caractère juif de l’Etat, représentent la recette
infaillible pour propulser Israël vers un racisme encore plus enragé et vers une
détermination encore renforcée à pérenniser ces mesures et ces moyens, jugés par
lui nécessaires au maintien de sa majorité démographique juive. Dès lors
qu’Israël serait reconnu par les Arabes et le reste de la communauté
internationale comme un Etat exclusivement juif, il ne saurait y avoir de place,
chez lui, pour des Palestiniens. Autrement dit, les habitants indigènes du pays
– les Palestiniens qui vivent à l’intérieur de la Ligne Verte – pourraient être
considérés tout au plus comme des hôtes de passage ou, dans le meilleur des cas,
comme des sujets. Difficile d’imaginer que ces invités / sujets pourraient être
très longtemps tolérés dans cette « démocratie unique au Moyen-Orient », où le
spectre de la démographie arabe rendrait acceptables les pratiques les plus
discriminatoires et où l’hostilité anti-arabe aurait donné l’ascendant à une
ambiance et à une culture politique anti-démocratiques.
Assurément, les
élites, tant politique qu’intellectuelle, ainsi que les médias israéliens, ont
joué un rôle déterminant dans la création de ce climat délétère, dans lequel la
rhétorique raciste est devenue discours officiel. Il ne serait nullement exagéré
d’affirmer qu’Israël en est venu à représenter la société moderne la plus
intolérante, de nos jours. Des sondages d’opinion effectués en Israël révèlent
un racisme tellement flagrant et véhément que, se fût-il manifesté dans un
quelconque autre pays, il aurait entraîné un scandale majeur et soulevé de
dégoût la société des nations civilisées. Impossible d’imaginer une société
occidentale qui affirmât que l’état d’esprit populaire en Israël soit acceptable
et normal, dans le cadre d’une culture démocratique.
Le 21 juin dernier, la
presse israélienne a publié les résultats d’un sondage qui confirme la marche
victorieuse d’Israël vers l’apartheid. Cette étude, effectuée courant mai par le
Centre des études de sécurité nationale de l’Université de Haïfa, portait sur 1
016 répondants appartenant à tous les secteurs de la population : juifs, Arabes,
colons, conservateurs religieux et nouveaux immigrants. Elle a révélé qu’une
majorité d’Israéliens – environ 64 % d’entre eux – pensent que leur gouvernement
devrait encourager les Arabes israéliens à quitter Israël. Autrement dit, une
majorité d’Israéliens soutiendraient une politique de « transfert », comme
diraient les Israéliens. L’étude nous laisse imaginer les lourds sous-entendus
de l’expression « encourager » ; quels moyens ne risquent-ils pas d’être
employés, afin de persuader les Arabes de se sentir « encouragés »…
De plus,
55 % (environ) des juifs interrogés pensent que les citoyens arabes d’Israël
représentent un danger pour la sécurité nationale ; 48,6 % ont le sentiment que
le gouvernement est trop favorable à la population arabe (il s’agit bien du
gouvernement Sharon, lequel est notoirement discriminatoire à l’endroit des
Arabes, dans tous les domaines de l’existence), tandis que 45,3 % se disent en
faveur de la suppression du droit de vote des Arabes, ainsi que de leur
éligibilité. Près de 80 % des répondants juifs sont favorables à la politique
des « éliminations ciblées » (lire : assassinats) dans les territoires arabes,
et près d’un quart d’entre eux se déclarent prêts à voter pour un parti
ultranationaliste comme le Kach, si un parti tel celui-là présente un candidat
aux prochaines élections. Le parti Kach, rappelons-le, est ce parti fondé par le
rabbin fasciste Meir Kahane, qui prêchait l’expulsion de force des Arabes
d’Israël, de la Cisjordanie et de Gaza. Ce parti fut interdit en 1994. Non pas,
à notre humble avis, à cause de son racisme flagrant, mais en raison de la
concurrence menaçante qu’il représentait, pour le système partisan de la droite
israélienne.
Mme Dafna Kaneti-Nassim, assistante de recherches au Centre
d’études de sécurité nationale de Haïfa, fait observer que ce sondage, rapproché
de deux autres, effectués précédemment par son institut en 2001 et en 2003,
montre une augmentation marquée de la haine anti-arabe, ainsi que de l’hostilité
vis-à-vis des travailleurs immigrés (quelle que soit leur nationalité). Elle
suggère l’idée que cette tendance résulte de la menace sécuritaire prolongée –
interprétation à la fois trop simpliste et trompeuse. Car, en réalité, qui est
menacé ? Ce sont les Palestiniens ! La judaïté, lorsqu’on l’applique à l’Etat,
n’est pas un simple épithète, un simple trait distinctif ni un banal terme
générique entendant regrouper diverses tensions de nature sécuritaire. Il s’agit
d’une idéologie dominante, qui interdit toute séparation entre l’Etat et la
religion, et qui tend vers la traduction de l’affirmation d’une identité
religieuse sous la forme d’un titre de propriété sur l’Etat. Une telle idéologie
entre en conflit avec le concept de citoyenneté individuelle, tel que défini par
un ensemble établi de droits inaliénables et de devoirs incombant à tous, dès
lors qu’elle affirme l’appartenance (à la nation) en fonction d’une affiliation
à un groupe spécifique qui revendique un titre quelconque à exercer son monopole
sur l’Etat. Dans ces circonstances, la haine anti-arabe devient une manière
d’affirmer son identité et son appartenance au groupe et, partant, de
revendiquer sa « part » dudit monopole.
Non qu’en Israël, le racisme soit
quelque chose de bien nouveau. Simplement pour nous rafraîchir la mémoire,
jetons un coup d’œil à quelques études plus anciennes. Le 12 mars 2002, le
quotidien Ha’aretz a publié les résultats d’un sondage effectué par le Centre
Yaffe pour les études stratégiques : 46 % des juifs étaient favorables au «
transfert » des Arabes des territoires occupés, et 31 % soutenaient
l’application d’une telle politique aux Israéliens arabes. Ce dernier chiffre
suffit, à lui seul, à faire un sort à l’interprétation discutable selon laquelle
l’augmentation enregistrée par le phénomène raciste, en Israël, mise en évidence
par l’étude de l’institut de Haïfa, serait due au facteur « sécurité », puisque
le « danger sécuritaire » a diminué de manière significative depuis le sondage
effectué par le Centre Yaffe. D’après ce sondage, toujours, 61 % des répondants
juifs avaient le sentiment que les Arabes représentaient une menace pour la
sécurité en Israël. Comment expliquer la chute dans le ratio de répondants ayant
le sentiment que les Arabes mettent Israël en danger et l’augmentation –
simultanée – de ceux qui prônent leur expulsion ? Quels facteurs jouent-ils un
rôle dans ces courbes inversées ? Enfin, selon le même sondage, 60 % des
répondants juifs soutiennent l’idée d’ « encourager » les citoyens arabes
d’Israël à partir.
Un autre sondage est venu confirmer la vague montante de
la droite ultra-religieuse et son opposition au concept généralement reçu de ce
qu’est la citoyenneté, dans une société démocratique. 80 % des répondants à un
sondage effectué en mars 2002, étaient opposés à la participation des Israéliens
arabes à toute « décision critique affectant l’Etat », à comparer aux 75 %
seulement des répondants en 2001, aux 67 % en 2000 et aux 50 % en 1999
[Ha’aretz, 12 mars 2002]. Il s’est déjà vu qu’un Premier ministre israélien soit
assassiné sur fond d’une haine anti-arabe chauffée à blanc. Néanmoins, bien que
Rabin ait été tué parce qu’il avait pris à son bord plusieurs députés arabes
afin de créer (de toutes pièces) la majorité qui approuva les accords d’Oslo,
les statistiques montrent que les Israéliens n’ont pas encore digéré la leçon de
cette tragédie. La montée de la droite antidémocratique en Israël se manifeste à
ce genre de petits détails qui retiennent insuffisamment l’attention.
Tous
les sondages que nous avons examinés, au cours des années passées, montrent
qu’une majorité d’Israéliens est favorable à la création d’un Etat palestinien
et qu’une majorité encore plus confortable pense qu’un Etat de cette nature est
absolument inévitable, en tout état de cause.
Cela n’est pas aussi
contradictoire qu’on pourrait le penser, au premier abord, avec le glissement
vers la droite religieuse et les vociférations croissantes accompagnant le
soutien aux opinions et aux politiques racistes en Israël. Porter la « judaïté »
au niveau de valeur suprême de l’Etat, cela a un corollaire : l’impossibilité
d’une « coexistence » avec les Palestiniens – à un point tel que, dans l’un des
sondages, 52 % des répondants soutenaient l’idée de remettre les régions
d’Israël peuplées majoritairement d’Arabes au futur Etat palestinien…
Non
seulement la séparation, soit au moyen d’une solution à deux Etats adoptée d’un
commun accord, soit unilatéralement, est-elle soutenue par une majorité des
Israéliens : c’est aussi la seule idée que le Likoud, de toute son
histoire, ait piquée au parti Travailliste. Le Likoud est déterminé à
l’appliquer à sa manière, voilà tout, comme cela apparaît à l’évidence dans les
développements actuels dans les territoires occupés. Les attitudes de l’opinion
publique vis-à-vis des colonies juives sont cohérentes avec cette position.
D’après divers sondages, 65 % des Israéliens sont en faveur du démantèlement des
colonies lorsque ce démantèlement est imposé par une séparation effective
[Ha’aretz, 6 juin 2002] ; 52 % soutiennent le démantèlement de toutes les
colonies, par la force, au besoin, dans la bande de Gaza ; 70% soutiennent le
démantèlement de toutes les colonies situées dans des zones densément peuplées
de Cisjordanie, et 60 % celui de certaines, seulement, des colonies en
Cisjordanie [Yediot Aharonot, 29 mars 2002].
Lorsqu’on l’examine, avec toutes
ces tendances, le premier sondage que nous avons pris en considération au début
de cet article, il est confirmé que le soutien à un désengagement – concerté, ou
unilatéral – n’émane nullement d’une quelconque conviction généralement partagée
(en Israël) qu’une solution à la cause palestinienne soit possible, qu’elle soit
juste ou injuste étant une autre question. Et aussi que la tendance est à
l’apartheid à Gaza et en Cisjordanie, ainsi qu’à un climat incendiaire en ce qui
concerne les Arabes vivant à l’intérieur de la Ligne Verte. Le désengagement ne
saurait être pris en considération isolément de ce dernier facteur. Le retrait
des forces Israéliennes n’est que le revers de la médaille de la politique
d’assassinats ciblés, du mur, des démolitions de maisons et des autres formes
prise par l’imposition par Israël, tant de ses conditions à la séparation, que
d’une direction palestinienne qui doive s’y conformer.
Les projets
politiques d’Israël doivent être perçus dans le contexte de la culture politique
dominante qui les sous-tend : une culture politique indiscutablement raciste.
Pour les Arabes et les Palestiniens, reconnaître les exigences et les conditions
basées sur cette logique et y accéder, non seulement ne saurait être pour eux
d’aucun bénéfice, mais confèrerait même une certaine légitimité à un racisme qui
n’a aucune légitimité d’aucune sorte dans aucune des nations civilisées
auxquelles les Arabes sont tellement désireux de plaire. Il s’agit d’un racisme
intégrale et structurel, et la lutte nationale doit le prendre en compte pour ce
qu’il est – à savoir : un problème central – si elle veut être authentiquement
démocratique. En réalité, le fait de se concentrer sur ce problème est
précisément ce qui rend démocratique et compréhensible, car exprimée dans un
langage universel, notre lutte nationale.
Quant à reconnaître l’identité
juive d’Israël, comme Arafat l’a fait, récemment, au cours d’une interview
accordée au quotidien Ha’aretz, cela ne fait que confirmer la triste réalité
qu’une large composante de la direction palestinienne a depuis longtemps
abandonné les attitudes, le discours et l’essence fondamentaux, propres à la
Libération. La conséquence pratique de ce comportement politique – incarnée par
ces déclarations arabes et palestiniennes reconnaissant non seulement Israël,
mais même le caractère juif de cet Etat et, par voie de conséquence, l’idéologie
sioniste – c’est qu’il conforte le racisme israélien et les dimensions
effrayantes qu’il a pris aujourd’hui. En tout état de cause, Israël n’attache
aucune foi à ces grandes déclarations, le cœur sur la main. Autrement dit : ceux
qui les font ne jouissent d’aucune légitimité aux yeux des gens auxquels ils
s’ingénient à complaire.
Difficile, de comprendre ces cadeaux unilatéraux au
sionisme même, de la part du leadership d’un peuple sous occupation. A la fin
des fins, si notre lutte n’a pas été livrée contre le racisme et l’occupation,
quel besoin avions-nous de faire autant de sacrifices ? Dans quel but les
avons-nous faits ? Question – ô combien – légitime.
4. Diplomatie : Barnier plaide le retour du
processus de paix par Valérie Féron
in L'Humanité du jeudi 1er
juillet 2004
Le ministre français des Affaires étrangères,
qui a qualifié Arafat d’acteur " incontournable ", demande un retour vers la "
feuille de route ".
Jérusalem, correspondance particulière -
Michel Barnier est venu à Ramallah porteur d’un triple message : solidarité avec
le peuple palestinien par la poursuite de projets de coopération bilatéraux,
soutien au président Arafat confiné dans ses bureaux, et nécessité urgente de
remettre sur les rails le processus de paix. Le ministre français des Affaires
étrangères s’est exprimé sur le plan israélien de retrait de la bande de Gaza,
qui vise aussi à une large annexion de la Cisjordanie. Selon lui, ce plan doit
être compris comme " une étape utile " vers la feuille de route qui prévoit la
fin totale de l’occupation israélienne non seulement de la bande de Gaza mais
également de la Cisjordanie. Il a précisé que " la France et les pays européens
croient que l’on peut et que l’on doit sauver le processus de paix " pour
parvenir à la création d’un État palestinien souverain et viable à côté
d’Israël.
Pour ce faire, a-t-il reconnu néanmoins, malgré les efforts déjà
accomplis " il reste beaucoup à faire ", en particulier dans le domaine
sécuritaire. Michel Barnier s’est donc employé à convaincre ses interlocuteurs
de l’intérêt à " saisir l’occasion " fournie par le plan israélien pour " mettre
toutes les chances de son côté " en poursuivant les réformes entreprises et en
arrêtant " toute violence ". Yasser Arafat, qui a salué le rôle que s’apprête à
jouer l’Égypte dans la restructuration des forces de sécurité à Gaza, a promis
de " mettre tout en ouvre " pour aller dans cette direction. Ceci passe
cependant par un transfert de pouvoir délicat, les services de sécurité devant
être regroupés en trois branches supposées ne plus se trouver, du moins
exclusivement, sous la supervision du dirigeant palestinien. D’où l’importance
de la présence du chef de la diplomatie française à Ramallah, qui tout en
s’exprimant fermement sur les réformes a su parallèlement insister sur le fait
que le président palestinien reste un acteur incontournable.
Pour les
Palestiniens, cette visite de Michel Barnier a été ressentie comme d’autant plus
importante qu’elle s’est déroulée dans un contexte extrêmement difficile pour
les populations, qui se sentent plus que jamais seules face aux chars et aux
soldats, et fait figure de contrepoids à la volonté de l’occupant israélien et
de Washington d’isoler Yasser Arafat. Pour que la force du message soit bien
entendue il reste à présent à Michel Barnier, qui a dénoncé la politique de "
répression " israélienne et le mur en construction en Cisjordanie, à porter au
gouvernement d’Ariel Sharon un message similaire de fermeté, lors de sa visite à
venir en Israël.
5. Vivre avec les Arabes par
Maxime Rondinson
in Le Monde diplomatique du mois de juillet
2004
Le sociologue et historien orientaliste Maxime Rodinson nous a
quittés le 23 mai 2004. Autodidacte, devenu un linguiste exceptionnel et un
écrivain prolifique, il s’est notamment battu pour que justice soit rendue au
peuple palestinien. A la veille du déclenchement de la guerre de 1967, il avait
publié, dans Le Monde des 4-5 juin, cet article
prémonitoire.
Le 9 août 1903, le comte Serge de Witte, ministre des finances du tsar
Nicolas II, expliquait benoîtement au journaliste viennois Theodor Herzl, qui
venait lui démontrer comment l’application de la doctrine du sionisme politique
(qu’il venait de fonder) devrait être soutenue par l’empereur orthodoxe : «
J’avais l’habitude de dire au pauvre empereur Alexandre III : « S’il était
possible, Majesté, de noyer dans la mer Noire six ou sept millions de juifs,
j’en serais parfaitement satisfait. Mais ce n’est pas possible. Alors, nous
devons les laisser vivre ! » » D’autres trouvèrent les possibilités techniques
qui manquaient aux antisémites russes. Cela même, en définitive, ne leur servit
pas à grand-chose. Peut-être malgré tout y a-t-il quelque chose à tirer de la
résignation du comte russe.
L’Etat sioniste a choisi de vivre en Palestine,
c’est-à-dire au milieu du monde arabe. Le choix était dangereux. Les
avertissements ne lui ont pas manqué, venant surtout de la part des juifs non
sionistes, ni sionisants, qui furent très longtemps la grande majorité. Mais
enfin ce groupe de juifs qui a projeté, puis réalisé, cet Etat a maintenu ce
choix. Celui-ci a maintenant eu le temps de déployer toutes ses conséquences. Il
n’est plus temps de revenir là-dessus. Mais tout arbre se juge d’après ses
fruits.
La crise actuelle fait apparaître un fait nouveau (sous réserve du
déroulement des événements). Israël, jusqu’ici, avait eu vis-à-vis du monde
arabe un langage simple et clair : « Nous sommes ici parce que nous sommes les
plus forts. Nous y resterons tant que nous serons les plus forts, que vous le
vouliez ou non. Et nous serons toujours les plus forts grâce à nos amis du monde
développé. A vous d’en tirer les conclusions, de reconnaître votre défaite et
votre faiblesse, de nous accepter tel que nous sommes sur le terrain que nous
vous avons pris. » Comment répondre à cela, sinon par la résignation ou le défi
?
La paix peut se gagner par la résignation arabe. Mais cette résignation,
qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, ne paraît pas en vue. Les Arabes ne
veulent pas « entendre raison », c’est-à-dire accepter la défaite qui leur a été
infligée, sans contrepartie, comme l’Irlande a fini par accepter (mais est-ce
vraiment sans contrepartie ?) l’amputation de l’Ulster sur la base d’une
colonisation anglaise et protestante vieille de trois siècles. Peut-être
l’accepteront-ils un jour. Libre aux politiques israéliens de miser là-dessus
s’ils croient pouvoir tenir jusque-là.
La crise actuelle amène seulement à
penser que les hommes politiques israéliens commencent à douter de pouvoir
attendre si longtemps et à prendre conscience que les Arabes ne se résigneront
pas dans un avenir prévisible.
Que voyons-nous en effet ? Alors que les
sionistes et leurs partisans avaient toujours déclaré que l’hostilité à Israël
était en pays arabe un phénomène artificiel, savamment attisé par les
dirigeants, nous voyons les chefs arabes qui ont le plus à craindre d’une
mobilisation populaire donner des armes à leurs pires ennemis, nous voyons les
rivaux les plus féroces [du président égyptien] Nasser venir à son secours ou se
mettre sous ses ordres. Il est pourtant de notoriété publique que le plus cher
désir de ces rivaux arabes serait de s’allier à Israël pour étrangler
l’encombrant Egyptien. La réciproque est d’ailleurs souvent vraie. Seulement
cette attitude est impossible aux uns et aux autres. Ils ne peuvent que suivre
leurs troupes. Comment expliquer ce fait sinon par la force du ressentiment
populaire contre Israël ?
Que faire, donc ? Israël peut certes continuer le
dialogue à lui tout seul, comme dit Robert Misrahi. Il peut continuer à
expliquer ou à faire expliquer par ses amis aux Arabes qu’ils ont grand tort
d’agir ainsi, en appeler à leur sens de l’humanité, les stigmatiser comme
arriérés, fanatiques, antisémites, fascistes, etc. Il ne semble pas que vingt
ans de pratique de ces exhortations et de ces dénonciations encouragent à
beaucoup espérer de cette méthode.
Certains, comme le marxisto-sioniste arabe
A. Razak Abdel-Kader, seul de son espèce, peuvent encore espérer en une
révolution politique ou sociale qui amènerait au pouvoir dans les pays arabes
des éléments disposés à accepter Israël. Les révolutions que ces pays ont
connues ont plutôt amené des éléments dont la politique était de plus en plus
anti-israélienne. Ou, s’ils voulaient un règlement, la pression des surenchères,
uniquement rendue possible par la sensibilité de leur opinion publique au
problème, les ramenait vite à l’anti-israélisme habituel. Libre à chacun de
rêver encore à une révolution inédite qui serait le miracle et la divine
surprise pour Israël. Peu de réalistes le feront. L’année dernière, Abdel-Kader
dédiait son dernier livre à Mao Tse-Toung [Le Conflit judéo-arabe, Maspéro, «
Cahier libres », Paris]. Celui-ci s’est révélé plus radical dans
l’anti-israélisme que tous ses précurseurs. Ironique leçon !
Les Arabes
s’obstinant à choisir le défi, il ne reste que la force. Mais, pour la première
fois, Israël semble douter de sa force. Du moins ses amis nous le donnent-ils à
entendre.
Et puis, supposons que le conflit éclate et qu’Israël soit
vainqueur. Que faire des Arabes ? Revenons au comte de Witte. Est-il possible de
les noyer tous dans la mer Rouge ? Les maintenir sous administration directe
israélienne ? Encore plus impossible. Installer partout des régimes
pro-israéliens ? Nul ne doute, les Israéliens moins que quiconque, que ce
seraient des régimes fantoches secoués par les révoltes, en proie à une guérilla
incessante. Encore une solution impraticable.
Il faut donc vivre avec les
Arabes, bon gré mal gré. Et avec les Arabes non résignés. Alors comment faire
?
Il n’est qu’une chance peut-être, même si elle est minime, en dehors de
cette impasse où se sont précipités les sionistes comme les mercenaires de
Carthage dans le défilé de la Hache. C’est d’offrir aux Arabes de négocier, non
plus comme on le fait depuis vingt ans sur la base de l’acceptation pure et
simple du fait accompli à leur détriment, mais en proclamant en principe qu’on
veut leur rendre justice, réparer le tort qu’on leur a fait. C’est, je pense, le
seul langage qui ait quelque chance d’être accepté par l’autre partie. Le seul
langage qui puisse peut-être provoquer chez l’autre cette reconnaissance tant
attendue du fait national israélien, maintenant acquis par les travaux et les
souffrances de ces dernières décennies, nullement par le souvenir d’un mythe de
vingt siècles.
Israël peut refuser une telle concession, hautement déclarée.
Le chauvinisme développé, hélas, dans une grande partie de sa population peut
s’indigner d’une telle « lâcheté » et ne pas permettre aux dirigeants cette
sagesse. Et puis, Israël peut encore gagner cette manche, notamment grâce à ses
puissants protecteurs. Mais qui ne voit que cette victoire ne pourrait
indéfiniment se répéter ? L’émotion actuelle n’en est-elle pas le signe ?
Aux
zélotes d’Israël et à leurs amis, ne peut-on rappeler que les sionistes ont
bien, et avec acharnement, recherché l’accord des puissances européennes dès le
temps de Herzl ? Ils ont sollicité le tsar, le sultan, le pape, l’Angleterre.
Leur installation ne se serait pas faite, quoi qu’ils en disent, sans la
déclaration Balfour, acte politique britannique, sans la décision de partage de
l’Onu en 1947, acte politique soviéto-américain.
Nous sommes en 1967. Il
serait temps de rechercher l’accord des Arabes à qui cette terre fut enlevée.
Non pas d’Arabes mythiques, d’Arabes souhaités, d’Arabes tels qu’on les voudrait
convertis miraculeusement aux thèses israéliennes par les exhortations
pro-sionistes du monde, les leçons des professeurs de morale, la lecture de
l’Ancien Testament ou des classiques du marxisme-léninisme. Mais des Arabes tels
qu’ils sont, refusant d’accepter sans contrepartie une conquête réalisée à leur
détriment. On peut déplorer qu’il en soit ainsi. Mais ce n’est là qu’une façon
de perdre son temps.
S’il est une tradition de l’histoire juive, c’est celle
du suicide collectif. Il est permis aux purs esthètes d’en admirer la farouche
beauté. Peut-être, comme Jérémie à ceux dont la politique aboutit à la
destruction du premier temple, comme Yohanan ben Zakkai à ceux qui causèrent la
ruine du troisième, peut-on rappeler qu’il est une autre voie, si étroite que
l’ait rendue la politique passée ? Peut-on espérer que ceux qui se proclament
avant tout des bâtisseurs et des planteurs choisiront cette voie de la vie
?
De Maxime Rodinson, on lira notamment Mahomet (Club français du
livre, 1961, rééd. Seuil), Islam et capitalisme (Seuil, 1966), Marxisme et monde
musulman (Seuil, 1972), Les Arabes (PUF, 1979), La Fascination de l’islam
(Maspero, 1980), Peuple juif, ou problème juif ? (Maspero, 1981), L’Islam,
politique et croyance (Fayard, 1993) et Entre islam et Occident, entretiens avec
Gérard D. Khoury (Les Belles Lettres, 1998).
[Ajoutons, à cette bibliographie non-exhaustive du Monde
diplomatique : "Israël et le refus arabe - 75 ans d’histoire" aux éditions du
Seuil (1968). Ndlr du Point d’Information Palestine.]
6. Devant les griffes du mur par
Tanya Reinhart
in Yediot Aharonot (quotidien israélien) du mercredi 23 juin
2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Tout au long du tracé de la barrière de
séparation, en Cisjordanie, une nouvelle culture se fait jour : d’un côté, des
soldats et des bulldozers ; de l’autre, des Israéliens et des Palestiniens
enlaçant la terre et les arbres, en tentant de sauver l’une comme les autres. La
semaine passé, Sharon a décidé qu’il était assez les coudées franches, depuis
qu’il assume son nouveau rôle d’ « homme de paix », pour décider de faire
avancer la construction du mur en direction des colonies d’Ariel et de Kedumim,
profondément implantées dans le territoire de la Cisjordanie, à environ vingt
kilomètres du territoire israélien. Depuis lors, les Israéliens et les
Palestiniens sont, eux aussi, sur place.
Le paysage à couper le souffle du
district d’Ariel est saucissonné par les nouvelles routes construites par les
maîtres, à leur usage exclusif. Entre ces routes neuves, on trouve les autres :
les vieilles routes, défoncées, des vaincus. C’est là, sur le bas du pavé, que
marche l’autre Israël – Palestine. Des jeunes israéliens arrivent, à bord de bus
appartenant aux colonies, après quoi ils se fraient un chemin, qui à pied, qui
en taxi palestinien, à travers les checkpoints. Ils vont de village en village,
seuls, ou en groupe. Certains d’entre eux passent la nuit dans un village.
D’autres referont le même chemin en sens inverse, le lendemain, pour se rendre à
la manifestation. Partout où ils se rendent, on les accueille avec force
bénédictions et des visages radieux. « Tafaddalû ! », « Entrez, je vous en prie
! », disent les enfants sur le seuil des maisons. Clairement, ceux-là n’ont
jamais entendu parler de lancer de pierres… Comme les habitants d’autres
villages palestiniens situés sur le tracé de la barrière de séparation, ceux de
la région d’Ariel ont ouvert leur cœur et leur maison aux Israéliens venus
soutenir leur résistance non-violente contre le Mur, qui leur vole leurs
terres.
Les Israéliens qui vont dans les villages n’ont pas peur du Hamas.
S’ils ont peur de quelqu’un, c’est de l’armée israélienne, qui peut décider, à
tout moment, sur un coup de tête d’un commandant, de sulfater les manifestants
d’une quantités invraisemblable de gaz lacrymogènes ou de déclarer zone
militaire fermée le coin où ils se trouvent (« fermée », pour les Israéliens),
et d’arrêter tout Israélien qui tenterait de se maintenir dans les lieux.
Ce
qui amène de jeunes Israéliens à se tenir aux côtés des Palestiniens, face à
l’armée (israélienne), c’est leur conviction que la justice élémentaire a une
frontière, et que cette frontière ne saurait être violée. Ce ne sont pas des
considérations sécuritaires qui ont déterminé le tracé actuel du mur. Si
l’objectif était d’empêcher l’infiltration de terroristes, le mur aurait dû être
conçu autrement. Le tracé défini par le colonel réserviste Shaul Arieli,
directeur de l’ « Administration de Paix » du gouvernement Barak, déviait déjà
de la frontière de 1967 et incluait de grands blocs de colonisation, en les
plaçant bien entendu du côté israélien. Mais les 300 kilomètres carrés du
territoire cisjordanien que ce tracé aurait dû engloutir représentent moins du
tiers de ce que le tracé actuel extorquera. Le projet d’Arieli aurait coupé 56
000 (cinquante-six mille) Palestiniens de leurs rapports de voisinage avec la
Cisjordanie ; le projet actuel en isolera quelque 400 000 (quatre cent mille)
[Akiva Eldar, in Ha’aretz, 16.02.2004].
En choisissant le tracé du mur,
Sharon et l’armée avaient l’intention d’arroger à Israël le plus de territoire
cisjordanien possible, tout au long de la frontière avec Israël, et aussi de
vider de ses habitants le territoire ainsi accaparé. Qalqiliyah, qui a été
isolée de ses terres et du reste de la Cisjordanie, est d’ores et déjà une ville
morte. Beaucoup d’habitants sont partis, allant chercher une subsistance aux
marges d’autres villes cisjordaniennes ; ceux qui sont restés ont succombé à ce
désespoir et à ce déclin si caractéristiques chez les prisonniers. C’est ce même
sort qui attend Biddu, Beit Sureik et les autres villages situés entre la
colonie de Giv’at Zeev et la ville israélienne de Mevasseret Zion. Dans
l’immédiat, c’est au tour de Zawiya et de Deir Ballout, situés entre la colonie
d’Ariel et le village israélien de Rosh Ha’ayin. Dans le jargon militaire, Ariel
et Kedumim sont les « serres » de la barrière de séparation, des serres qui sont
désormais enfoncées dans la chair de la Cisjordanie, enserrant un gigantesque
morceau de terre palestinienne, qui sera transféré à Israël. Au programme, là
encore, la nécessité de « nettoyer » la terre de ses habitants, par une
strangulation à petit feu, comme cela fut fait à Qalqiliyah.
Ces Israéliens
qui font face à l’armée sont allés en Cisjordanie parce qu’ils savent que le
droit, cela existe. Et que ce droit est supérieur aux règlements de l’armée,
notamment la définition d’une région : « zone militaire fermée ». Il existe ce
qu’on appelle le droit international, qui prohibe l’épuration ethnique. Et puis
il y a aussi la loi que dicte la conscience. Mais ce qui amène ces Israéliens à
revenir, jour après jour, c’est la nouvelle alliance conclue entre les peuples
de cette terre : un pacte de fraternité et d’amitié entre Israéliens et
Palestiniens, qui aiment la vie, la terre, la brise du matin. Ils savent qu’il
est possible de vivre autrement. Sur ces mêmes terres. (traduit de l’hébreu en anglais par Mark Marshall et Edeet
Ravel)
7. Les colons de Gaza partagés par
Joël David
in La Croix du mardi 22 juin 2004
Les 7.500
colons israéliens de la bande de Gaza savent qu’Ariel Sharon envisage de
démanteler leurs implantations. Certains se font une raison.
Goush Katif (bande de Gaza) - «Avec la foi, nous
vaincrons.» Cette banderole déployée au détour d’une route sinueuse à l’entrée
du Goush Katif, un bloc d’implantations situé au sud de la bande de Gaza, en dit
long sur l’état d’esprit des 7.500 colons juifs de la région, que le cabinet
d’Ariel Sharon a décidé d’évacuer unilatéralement et progressivement à compter
de mars prochain.
Éparpillés en tout dans 21 colonies, ils essaient depuis trois
décennies de s’enraciner dans le sable, entourés de 1,4 million de Palestiniens.
Les traces de la guerre sont omniprésentes. À quelques mètres seulement du
barrage routier de Kissoufim, qui relie l’État hébreu à la région, un tas de
pierres surmonté d’un drapeau israélien rappelle qu’une mère de famille a été
tuée ici même à l’arme automatique à bout portant avec ses quatre petites
filles, le 2 mai, par des activistes palestiniens.
Le voyage est à haut risque, comme en témoignent les murs de
béton pare-balles qui bordent la route, ainsi que les miradors et positions
fortifiées de l’armée israélienne. Pas moins de six bataillons sont en
permanence déployés sur place, soit 2 500 soldats. 400 militaires protègent
notamment la soixantaine de familles de la colonie de Kfar Darom, où des femmes
en fichu et jupe longue poussent des landeaux entre des chars Mer kava. Depuis
le déclenchement de l’Intifada, en septembre 2000, des milliers d’obus ont été
tirés contre les colons de Gaza, faisant seize tués et des dizaines de blessés
parmi eux.
Pourtant, dans la colonie de Morag, Haim, 28 ans et père de
quatre enfants, est déterminé à s’accrocher. «Je suis ici depuis quatre ans, et
je ne bougerai pas», dit-il. Jeans, T-shirt, sandales et kipa des juifs
religieux, il n’a apparemment rien d’un foudre de guerre. Mais il a un pistolet
à la hanche et c’est lui qui supervise la sécurité des 35 familles de la
colonie.
Convaincu que le retrait de Gaza n’aura jamais lieu, il assure
que «personne n’aura à lever la main sur les soldats de Tsahal» qui seraient
éventuellement appelés à évacuer les lieux. «Sharon nous a trompés et se trompe
lui-même», dit-il encore en indiquant que cinq nouvelles familles doivent
s’installer à Morag cet été.
Fusil M-16 en bandoulière, son voisin, Yaacov Souweta, 46 ans,
surveille l’unique ouvrier palestinien qui achève la construction de sa maison.
«À l’intérieur des implantations, c’est la règle. Il faut toujours être armé
lorsqu’on emploie un Palestinien. On ne peut pas prendre de risques»,
explique-t-il en montrant une cicatrice à l’épaule. Il y a deux ans, il a essuyé
une rafale de dix balles alors qu’il circulait au volant de sa voiture à
l’entrée de la colonie. «Depuis, je suis en traitement psychiatrique à cause du
traumatisme, ajoute-t-il, en soulignant cependant que son avenir est ici. Dans
quelques années, la région sera un centre touristique […] Je viens de planter 2
000 oliviers et grenadiers, et mon fils Amitzur, 4 ans et demi, espère en
cueillir les fruits», dit-il.
Une méfiance
constante
Quelques kilomètres plus loin, à la pointe méridionale de
la bande de Gaza, s’étend Rafah Yam, créée en 1989, où vivent 26 familles de
colons, plutôt laïcs, dans de coquettes villas aux murs de crépi blanc et aux
toits de tuiles rouges, entourées de jardins. Palmiers et bougainvilliers
bordent les rues tracées au cordeau, sur fond de littoral méditerranéen. Le
cadre semble enchanteur. Mais la ville de Rafah, à cheval entre la bande de Gaza
et l’Égypte, se profile en contrebas, comme une menace.
La ligne Philadelphie, où l’armée patrouille pour empêcher la
contrebande d’armes par des tunnels creusés sous la frontière, se faufile entre
les deux parties de l’agglomération. «Regardez : ils (les Palestiniens) ont
crevé mes serres avec leurs canons de mortier», affirme Socrate Soussan, 48 ans,
qui a quitté Mulhouse et émigré en Israël en 1983 pour suivre sa femme Brigitte.
D’abord éclairagiste de théâtre à Beersheba, au sud d’Israël, il est venu ici il
y a seize ans presque par hasard.
«J’ai été séduit par une annonce publicitaire de la colonie qui
recrutait des candidats. Elle proposait d’intéressantes conditions de
financement et, avec le temps, je suis devenu agriculteur», raconte-t-il. Ses
serres s’étendent aujourd’hui sur 10 000 m2, et il produit 350 tonnes de tomates
en dix mois. «Délicieuses, et sans saleté chimique», précise-t-il avec un accent
qui trahit ses origines tunisiennes.
Son personnel : deux Thaïlandais et dix-huit Palestiniens. «Les
Thaïlandais sont supers. Mais il faut les payer trois fois plus cher et,
malheureusement, il y a des quotas. Le travail est très dur dans les serres, où
la chaleur étouffante atteint souvent 50 degrés.» Il parle de ses employés
palestiniens venus de Rafah comme d’«amis, puisqu’ils me donnent à manger et que
je leur donne à manger». Pourtant Socrate se méfie. Il dispose d’un pistolet
Smith and Wesson et d’un fusil M-16. «Dans les serres, lorsqu’ils s’approchent
de moi, ils doivent me prévenir. C’est une précaution nécessaire. Il y a un peu
d’hypocrisie, mais on s’aime bien. Ils sont chaleureux et intelligents», dit-il
avec paternalisme.
Apparemment, Rafah, le contremaître palestinien surnommé «el
Rais» (le chef, en arabe), lui rend cette estime. Mais cet homme de petite
taille, au sourire édenté, ne cache pas que les conditions d’emploi sont dures :
60 shekels (environ 10 euros) pour huit heures de travail par jour, en sus des
humiliations imposées lors des contrôles de l’armée. «Le matin quand nous
arrivons, les soldats nous font relever nos chemises et baisser les pantalons
pour vérifier que nous ne transportons pas de bombe, et au retour, ils
contrôlent que nous ne volons rien», explique-t-il. L’avenir n’est guère plus
rose : «Beaucoup de balagan» (tohu bohu, en hébreu), estime-t-il.
Dans son confortable salon, qu’il vient tout juste de commencer
à agrandir, Socrate laisse, lui aussi, poindre son inquiétude. «Ici, c’est un
paradis», dit-il en caressant ses trois chiens, Candy, Zoe et Plouk. Il raconte
qu’il ramène souvent jusqu’à 35 kg de poisson lorsqu’il va à la pêche en apnée.
«Mais c’est fini. Nous ne pouvons pas garder la bande de Gaza , et il faut
partir. Les indemnisations n’empêcheront pas le déchirement. Nous n’avons pas le
choix, car les Palestiniens ont droit à un État et ont le soutien des Américains
et des Européens, dont Israël dépend. Je ne voudrais pas qu’on casse ma maison.
Je préférerais la donner à mes employés», dit-il.
8. Les Israéliens se servent des Kurdes
pour édifier leur base avancée par Gary Younge
in The Guardian
(quotidien britannique) du lundi 21 juin 2004
[traduit de l'anglais par
Marcel Charbonnier]
New York - Les agents de l’armée et des services de renseignement
israéliens sont actifs dans les régions kurdes de l’Iran, de la Syrie et de
l’Irak, où ils assurent la formation d’unités commandos et mènent des opérations
secrètes qui pourraient à l’avenir déstabiliser encore un peu plus l’ensemble de
la région, d’après un reportage publié par la revue New Yorker.
Cet article a
été écrit par Seymour Hersh, reporter lauréat du prix Pulitzer, lequel a révélé
le scandale des tortures perpétrées notamment dans la prison américaine d’Abu
Ghraïb (à Bagdad). Ses sources sont d’anciens et d’actuels responsables du
renseignement israéliens, américains et turcs, dont le nom, on le comprendra,
n’est pas cité.
Israël, pense Hersh, a pour objectifs de renforcer la
puissance militaire des Kurdes, afin de contrebalancer celle des milices chiites
et de créer, en Iran, une base à partir de laquelle les Israéliens pourront
espionner les installations nucléaires iranienne, soupçonnées de procéder à des
recherches dans le domaine des applications militaires.
« Israël soutient
depuis toujours les Kurdes d’une manière tout à fait machiavélique : ils
représentaient un contrepoids, face à Saddam », a déclaré un ex-officier du
renseignement israélien au New Yorker. « C’est de la Realpolitik. En s’alignant
sur les Kurdes, Israël y gagne des yeux et des oreilles. En Iran, en Irak et en
Syrie. La question fondamentale est la suivante : « Que fera l’Iran si un
Kurdistan indépendant est créé, lequel entretiendrait vraisemblablement des
relations très étroites avec Israël ? L’Iran ne veut pas d’un porte-avion
israélien échoué dans les montagnes, juste à sa frontière...»
En soutenant
les séparatistes kurdes, Israël risque aussi de s’aliéner son allié turc et de
saper les tentatives visant à mettre sur pied un Irak un tant soit peu stable. «
Si on s’achemine vers un Irak déchiré, il y aura encore plus de sang, de larmes
et de douleur au Moyen-Orient, et ce sera de votre faute (i. e. : aux
intervenants étrangers à la région) », a déclaré un haut responsable turc à M.
Hersh.
Au début du mois, Intel Brief, une newsletter spécialisée dans le
renseignement et éditée par d’anciens responsables de la CIA, faisait observer
que les manœuvres israéliennes font peser une pression accrue sur leurs
relations avec la Turquie, pays déjà très affecté, voire même épuisé, par la
guerre (en Irak). « Les Turcs sont de plus en plus inquiets au sujet de
l’expansion de la présence israélienne au Kurdistan et des encouragements
qu’Israël prodiguerait aux ambitions kurdes quant à la création d’un Etat kurde
indépendant. »
D’après M. Hersh, Israël a décidé de renforcer son entrisme au
Kurdistan, l’été dernier, après qu’il fut devenu très clair que l’incursion
américaine en Irak était vouée à l’échec, principalement parce qu’il (= Israël)
redoutait que le chaos (en Irak) n’ait pour effet de renforcer la position de
l’Iran. Les Israéliens sont particulièrement préoccupés par le fait que l’Iran
est susceptible de mettre au point l’arme nucléaire.
L’Iran a déclaré samedi
dernier qu’il envisageait de suspendre certaines de ses activités
d’enrichissement de l’uranium, après que l’Agence Internationale de l’Energie
Atomique eut publié une résolution déplorant le manque de coopération de l’Iran
en matière de contrôle.
A l’automne, l’ancien ministre israélien des Affaires
étrangères Ehud Barak avait dit au vice-président américain (Dick Cheney) qu’il
considérait que les Etats-Unis avaient perdu la guerre, en Irak. « Israël a
appris à ses dépens qu’il n’y a aucun moyen de perpétuer une occupation »,
a-t-il dit à Cheney, ajoutant que le seul problème était « celui de choisir
l’ampleur de (votre) humiliation ».
Depuis juillet 2003, argue M. Hersh, le
gouvernement israélien s’est lancé dans ce qu’un ancien responsable israélien du
renseignement a appelé le « Plan B », afin de se protéger contre les retombées
résultant du chaos provoqué par le fiasco américain en Irak, et cela, dès avant
la date fatidique du 30 juin. Si le transfert de souveraineté qui doit
intervenir ce jour-là ne se passe pas bien, « il n’y a pas de matelas où nous
recevoir… il n’y a rien du tout ! », a dit à Hersh un ancien membre du Conseil
National (américain) de Sécurité. « Les néocons persistent à croire qu’ils
pourront sortir le lapin de leur haut-de-forme de prestidigitateur, en Irak… »
ironise un ancien responsable du renseignement. « Un plan, c’est quoi, ça, un
plan ?… », s’offusquent-ils, «… mais nous n’avons pas besoin de plan : la
démocratie est assez forte. Nous allons l’établir (en Irak !…) et la faire
fonctionner… »
Israël entretient de longue date des relations étroites avec
les Kurdes, en qui ils voient, à juste titre, l’un de leurs rares alliés
non-arabes dans la région. Les Kurdes d’Irak, qui ont joué un rôle clé dans la
fourniture de renseignement aux Etats-Unis, avant et en préparation de la
guerre, ont été ulcéré par la résolution adoptée, au sujet de la situation en
Irak, par l’ONU, il y a quelques jours. Cette résolution ne réaffirme nullement
la constitution intérimaire (irakienne), laquelle leur accordait l’inscription
d’un droit de veto (et même : minoritaire) dans une (hypothétique) constitution
(irakienne) définitive. Cette omission risque fort, potentiellement, de les
laisser sur le bas-côté de la route.
Un responsable turc a indiqué à M. Hersh
que l’indépendance kurde serait catastrophique pour l’ensemble de la région. «
La leçon infligée par la Yougoslavie, c’est que lorsque vous donnez à une
province (qu’on a décidé d’appeler « pays ») son indépendance, tout le
monde veut la déclarer la sienne : Kirkouk risque de devenir la Sarajevo de
l’Irak. Si quelque chose de fâcheux se produit là-bas, bien malin qui saura
contrôler la crise qui en découlera. »
9. Projet du "Grand Moyen-Orient" entre
politique-fiction et réalité par Hichem Ben Yaïche
on Vigirak.com le
samedi 19 juin 2004
Jour après jour, le monde entier
découvre, en Irak, l'« œuvre destructrice » du président George W. Bush et des
faucons de son administration. Le désastre - tant craint par ceux qui
connaissent le sujet - est là, sous nos yeux.
En quelque treize mois de présence militaire US, on est passé de l'Etat
irakien à une entité ectoplasmique, où tout est mesuré -- et ramené -- à l'aune
de l'identité ethnico-religieuse. Il ne s'agit pas, dans mon esprit, d'attribuer
aux USA tous les maux de l'Irak, mais il n'en reste pas moins qu'ils ont
largement généralisé et amplifié cette pratique. Certes, l'anthropologie et
l'ethnologie permettent de comprendre les ressorts profonds d'une société et de
sa culture, mais ce savoir ne tire sa validité que s'il est constamment mis à
l'épreuve du réel, à travers des hommes et des femmes qui ont les outils
nécessaires pour l'interpréter et le traduire correctement dans les faits. Tout
cela pour dire que, dans le cas de l'Irak, les Etasuniens sont certes
d'excellents techniciens, mais qu'ils sont de piètres praticiens. Les moyens
techniques et militaires considérables du CentCom, le centre de commandement
militaire US basé au Qatar, et les quelque neuf cents fonctionnaires travaillant
sous l'autorité de Paul Bremer n'ont pas suffi d'éviter que des erreurs majeures
soient commises. L'actualité dramatique de ces dernières semaines montre que les
architectes en chef de la politique irakienne des Etats-Unis d'Amérique ont tout
compris et fait de travers. Pis encore : la généralisation du désordre et le
profond rejet que suscitent les forces militaires US auprès de la population
irakienne indiquent clairement que celles-ci sont bel et bien dans une impasse.
Détestation, ils sont devenus.
Hier au Vietnam, aujourd'hui en Irak, on
croit venir à bout d'une rébellion par la seule force des armes, en n'hésitant
pas à utiliser, à Falloudja par exemple, des avions AC130, dont la puissance de
feu détruit tout sur son passage (1).
Incontestablement, les USA sont
enlisés, mais ils n'abandonneront pas, pour autant, l'Irak. Les néoconservateurs
au pouvoir à Washington ont réussi à faire passer leurs idées dans tous les
rouages clés de l'Etat fédéral. L'ère du « Global War On Terrorisme » (Gwot) --
la guerre globale contre le terrorisme -- n'est qu'à ses débuts. De
l'Afghanistan en Irak, en passant par d'autres pays arabes, les ambitions
géostratégiques US dans l'Orient arabe sont loin d'être au stade de l'épure. Le
paradigme ne relève plus, en effet, de la seule rhétorique : il est largement
entré dans le champ de la concrétisation (2). Ce projet s'appelle le « Grand
Moyen-Orient » (3). Les deux maîtres mots de cette « nouvelle frontière » :
démocratie et libre-marché. Voici les deux mamelles -- nous dit-on dans les
milieux politiques US -- qui vont nourrir des sociétés arabo-musulmanes, «
enfermées dans des archaïsmes moyenâgeux », dont l'intégrisme n'est que le bras
armé.
Depuis le 11 septembre 2001, le complexe militaro-industriel US, les
services de renseignement, le travail d'expertise polémologique, etc., se sont
redéployés et recentrés sur l'univers arabe et musulman. Il s'agit d'une option
doctrinale majeure pour les USA. Il n'est guère difficile, à cet égard, de
vérifier cette réalité : les sources ouvertes sont nombreuses et diverses. Rien
n'est dit que l'Amérique réussira son nouveau messianisme. En tout état de
cause, ses multiples « ratés » en Irak n'augurent rien de bon. L'amplification
de la violence montre les limites de la méthode US. Vous avez beau avoir les
meilleures technologies du monde et les armes les plus sophistiquées, mais gare
aux erreurs psychologiques à l'endroit des Irakiens ! L'antiaméricanisme qu'on
observe en Irak et ailleurs sert de ciment à toutes les oppositions, en
réveillant parfois les « vieux démons » des peuples. Le dilemme de Bush est de
ne pas admettre ses erreurs sur les « faux prétextes » sur les armes de
destruction massive de Saddam Hussein. Cette attitude est en train de le
conduire dans une « fuite en avant » dont on peut craindre les conséquences. Un
autisme qui nourrit tous les extrêmes. Mais qui arrêtera les jardiniers de
l'enfer moyen-oriental ?…
Des aspirations longtemps bridées…Pendant ce temps,
que font les Arabes ? Pourquoi cette absence de prise sur les événements et les
choses ? Il est grand temps que les langues se délient pour que chacun entre
dans une clarification nécessaire par rapport aux grandes questions de notre
époque moderne. Le débat démocratique, pluraliste, ouvert, est la meilleure
maïeutique pour accoucher du nouvel homo arabicus. Les dirigeants arabes, qui
ont souvent ignoré les vraies aspirations de leurs peuples, sauront-ils tirer
les bonnes leçons de l'Histoire ? Dans un contexte de spasme et de crispations
des sociétés arabes, le temps presse pour éviter que la religion soit la seule
explication de la complexité du monde.
Je ne sais pas vraiment si l'on
mesure suffisamment l'ampleur de la tâche à entreprendre. Mais le salut passe
par là, obligatoirement !
- NOTES
:
(1) Il suffit de cliquer sur ce lien pour connaître les caractéristiques de
cet avion « tueur ». http://www.sftt.org/AC130_Gunship.wmv et http://news.ft.com/servlet/ContentS...
(2) Lire ma chronique, « L'Orient arabe :
le nouveau paradigme US » in www.vigirak.com.
10. Israël : Ariel Sharon, jardinier
de l’enfer par Hichem Ben Yaïche
on Vigirak.com le mercredi 16 juin
2004
La guerre d’Irak et ses suites constituent une vraie aubaine pour
Israël. Ariel Sharon et ses éminences grises ont compris l’urgence de mettre
vite en œuvre leurs plans d’action, à l’heure où le monde entier a le dos
tourné, polarisé par l’affaire irakienne. Inutile de rappeler ici les chiffres
de morts et de blessés depuis le début de l’Intifada II, en septembre 2000, tant
la routine du discours médiatique a désincarné une réalité dramatique et cruelle
que les Palestiniens vivent au quotidien.
Pour mieux comprendre la stratégie
sharonienne en cours d’exécution et saisir ses véritables implications locales
et régionales, j’articulerai mes analyses autour de trois points essentiels.
Sharon et les Arabes
Ariel Sharon est un sioniste
messianique, dont le pedigree est facilement repérable dans l’immense
littérature journalistique. On connaît presque tout de ce personnage : ses
idées, son discours, ses pratiques, etc., en tant que militaire ou homme
politique [1]. Malgré un passé redoutable et contestable – notamment dans les
massacres de Sabra et Chatila (1982) vices rédhibitoires –, cela ne l’a pas
empêché, en février 2001, d’être élu Premier ministre. Sa lecture du conflit
israélo-palestinien est archiconnue : pour lui, la guerre d’indépendance
d’Israël de 1948 n’est pas terminée. Il s’agit de la poursuivre en s’appuyant
sur un rapport de forces écrasant en faveur de l’Etat hébreu. Fini le plan de
paix d’Oslo ! Place à la pax hebraica où Israël dicte ses conditions aux
Palestiniens et aux Arabes. Le plus inquiétant, c’est que cette vision des
choses est partagée, pour ne pas dire cautionnée, par le président George W.
Bush et ses principaux collaborateurs néoconservateurs (lire plus bas).
Construction du mur de séparation, réoccupation de la Cisjordanie,
destruction systématique de tout embryon de pouvoir palestinien, embastillement
de Yasser Arafat (depuis près de 3 ans), politique d’assassinat des dirigeants
du Hamas et du Djihad islamique, et d’autres aussi, cette politique de la terre
brûlée semble n’émouvoir personne dans le monde ! L’impunité est parfaite.
L’intifada II et l’impuissance structurelle des Arabes ont largement
conditionné, nourri et même encouragé Ariel Sharon et son équipe à passer à
l’acte.
On peut cependant s’interroger sur cette ivresse de la puissance,
qui sembler combler ceux qui président à la destinée de l’Etat hébreu. Mais gare
au grain de sable qui viendra enrayer cette belle machine!
Sharon et les Etats-Unis d’Amérique
Jamais la
politique étrangère des Etats-Unis d’Amérique n’a été aussi alignée sur l’équipe
au pouvoir en Israël. Une dizaine de visites d’Ariel Sharon à Washington ont
fini par convaincre George W. Bush de partager le point de vue israélien. Plus
besoin d’AIPAC, la puissante structure du lobbying en faveur des intérêts
d’Israël, les lobbyistes œuvrent au cœur même de l’exécutif US (Paul Wolfowitz,
Douglas Feith, Richard Perle, et bien d’autres) [2]. Cet inestimable appui
américain et, n’ayons pas peur des mots, la consanguinité idéologique entre les
deux pays poussent Ariel Sharon à aller encore plus loin dans l’application
méthodique de sa politique. Le providentiel chaos irakien est le meilleur atout
pour masquer l’ampleur des opérations israéliennes à Gaza et en Cisjordanie.
Lors d’un séjour d’une semaine dans un pays arabe, j’ai pris la mesure de
l’antiaméricanisme dans l’opinion arabe. Jamais ce sentiment n’a autant
prospéré. Le président Bush est comptable de cette réalité. Israël, Irak,
Afghanistan… constituent autant de raisons servant à alimenter cette commune
aversion pour l’Amérique. Se rend-il suffisamment compte des effets pervers de
sa politique au Moyen-Orient ? En tout état de cause, les Etats-Unis d’Amérique
ont besoin d’un véritable sursaut de lucidité pour sortir de cette vision
caricaturale du monde !
Sharon et l’alibi de l’antisémitisme
Pour couper court
à toute critique concernant sa politique de répression tous azimuts, menée
contre les Palestiniens, Ariel Sharon a réussi à réactiver les vieilles
accusations d’antisémitisme. De véritables concepteurs (Cabinet du Premier
ministre, ministère des Affaires étrangères, services de renseignements,
universités) ont élaboré un véritable argumentaire, en direction de l’opinion
européenne surtout, dénonçant dans le traitement médiatique la résurgence de
l’antique " haine du Juif ". Au fil du mois, en France, ce discours s’est
progressivement sophistiqué et complexifié en recevant l’onction d’un certain
nombre d’intellectuels juifs et non-juifs. Du Moyen-Orient, on s’est orienté
vers cette idée que les banlieues françaises sont devenues le terreau d’un
nouvel antisémitisme, arabo-musulman celui-là. S’il est vrai qu’il faut dénoncer
avec vigueur tout acte antisémite d’où qu’il vienne, il est tout aussi
inacceptable de procéder à des généralisations faisant de tout Français
d’origine arabe un " authentique antisémite ". Ce confusionnisme est en train de
produire des effets dévastateurs. Des deux côtés – je dis bien des côtés –, on
observe une montée du racisme qui se transforme progressivement en une guerre de
religion.
Aujourd’hui, plutôt que demain, il faut que les hommes de bonne
volonté – et ils existent –, dans les deux sociétés, tissent des liens dépassant
le conjoncturel pour conjurer les scénarios du pire. Et pour abattre le " mur "
qui s’érige un peu partout. Le temps de l’incantation n’est plus permis.
- NOTES :
[1] Pour mieux
comprendre ce personnage, il faut lire notamment " Ariel Sharon, mémoires ",
éditions Stock (1990).
[2] Lire mes précédentes
chroniques.
11. L’Agence Juive s’apprête à lancer une
campagne massive en faveur de l’aliyah de juifs français par Arik
Bender
in Maariv (quotidien israélien) du dimanche 13 juin
2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Par centaines, des émissaires
de l’Agence vont tenter de persuader les juifs français d’immigrer en Israël,
après qu’un sondage ait indiqué que 6 % d’entre eux désiraient le faire. Les
responsables communautaires critiquent cette décision.
L’Agence Juive est sur le point de se lancer dans une mission généralisée
pour tenter de convaincre les juifs français de « faire leur aliyah »
(c’est-à-dire : d’émigrer vers Israël). Dans les semaines à venir, des centaines
de missionnaires de l’Agence Juive iront dans les quartiers juifs de
l’agglomération parisienne, dans le cadre d’une opération dénommée Sarsel Tehila
[Sarcelles étant une ville de la grande banlieue de Paris, (où vit
une communauté juive assez nombreuse, ndt)].
Maariv a percé au jour le
fait que le gouvernement israélien et l’Agence Juive se préparent à mener une
opération sans précédent, dans une tentative de persuader des dizaines de
milliers de juifs d’immigrer en Israël au cours des mois à venir.
Une
réunion, tenue à cet effet le week-end passé, a eu les honneurs de la ministre
de l’Immigration, Tzipi Livni, du directeur général du Cabinet du Premier
ministre, Ilan Cohen et du président de l’Agence Juive, Salai Meridor. Le chef
de la délégation parisienne de l’Agence Juive, Menahem Gur-Ari, a déclaré durant
cette réunion qu’une étude effectuée à Paris a montré que près de 6 % des juifs
(c’est-à-dire 30 000 personnes appartenant à la communauté juive de France,
forte d’un demi million d’individus) ont exprimé la volonté d’émigrer en Israël
en raison de la montée de l’antisémitisme et d’un sentiment d’insécurité
personnelle ; ces personnes s’inquiètent en particulier pour leurs enfants, dans
un proche avenir.
Au cours de cette même réunion, il fut décidé d’envoyer des
centaines d’émissaires dans différentes villes du territoire français, en
particulier dans celles où vit une forte communauté musulmane. De plus, le
ministère de l’Immigration et le Cabinet du Premier ministre (Sharon) mettront
au point un nouveau programme susceptible d’augmenter de manière significative
l’assistance financière accordée aux immigrants français en Israël (notamment :
des rachats de prêts immobiliers à taux préférentiels, des allocations logement,
des prêts, etc…). En même temps, les maires des villes de la région de (la
vallée de) Sharon mettront au point un programme d’urgence destiné à
absorber les nouveaux immigrants dans leurs localités.
Olivier Rafowicz,
directeur de la délégation de l’aliyah de France, dépendante de l’Agence Juive,
a déclaré notamment à Maariv : « En France, l’ambiance est mûre, pour l’aliyah,.
Le phénomène est croissant dans la dernière période. Si, en 2001, moins de 1 000
personnes ont immigré en Israël, cette année, nous en attendons plus de 3 000
».
Quant au président de l’Agence Juive, Salai Meridor, il a déclaré : « Il
est très important de concentrer nos efforts sur l’importation de la juiverie
française en Israël. Nous ne devons en aucun cas rater cette opportunité
historique. »
Toutefois, pour Roger Cukierman, le président du Conseil
Représentatif des Juifs de France (CRIF) – institution représentative de la
juiverie française – « Israël nous court-circuite. Il court-circuite les
dirigeants de notre communauté, et j’ai bien l’intention d’exprimer mes
objections à l’ambassadeur d’Israël (à Paris). »
M. Cukierman a ajouté : « Il
faut se calmer. Le gouvernement français fait tout son possible afin de vaincre
l’antisémitisme. Ce n’est vraiment pas le moment de susciter un conflit entre
nous et les autorités françaises. »
D’autres dirigeants communautaires ont
fait montre d’une approche moins diplomatique. « C’est une décision complètement
dingue ! » a ainsi déclaré Izo Rozenman, dirigeant d’une association juive
laïque française. Il a déclaré à Maariv : « Le gouvernement français fait tout
ce qui est possible afin de lutter contre l’antisémitisme. Cette décision est
irresponsable. »
12. Qui a peur de Yossef Lapid ?
par Jacques Bertoin
in L'Intelligent - Jeune Afrique du dimanche 13 juin
2004
Le 24 mai dernier, lorsque l'armée israélienne s'est retirée de
la ville de Rafah, laissant derrière elle au moins quarante-trois morts
palestiniens - parmi lesquels une fillette de 3 ans - ainsi que des dizaines de
blessés et autant de maisons détruites, « l'affaire » a éclaté en
Israël.
Le scandale qui a secoué la hiérarchie militaire et le
cabinet d'Ariel Sharon, provoquant la fureur du Premier ministre, ne tenait pas
aux dommages inutiles causés par l'opération « Arc-en-Ciel ». Celle-ci,
programmée pour mettre fin à un trafic d'armes supposé avec l'Égypte, n'avait
pourtant pas permis de découvrir, sous les ruines des habitations dynamitées,
beaucoup plus de tunnels secrets que l'offensive américaine en Irak n'avait en
son temps révélé de caches d'armes de destruction massive. Ce n'était pas non
plus l'exode tragique et dérisoire de la population, une fois de plus chassée de
chez elle sans autre refuge, qui déchaîna un tel tollé à Jérusalem, mais les
mots prononcés la veille par le ministre israélien de la Justice, Yossef Lapid :
« Il faut cesser la destruction de maisons... L'image de la vieille femme
cherchant ses médicaments dans les ruines m'a rappelé ma grand-mère, expulsée de
sa maison pendant l'Holocauste. » Lapid fut aussitôt apostrophé, sommé de
vérifier ses informations puisées « sur les télévisions arabes », mis en demeure
de se rétracter, de s'excuser d'avoir ainsi « donné des arguments à la
propagande anti-israélienne » et de présenter sa démission. Le porte-parole des
colons juifs de Cisjordanie alla jusqu'à lui reprocher d'avoir « insulté tous
ceux qui ont été assassinés par les nazis ». Jusqu'ici, Lapid a tenu bon.
Difficile, en effet, de retirer à cet homme de 74 ans le droit de laisser
parler ses souvenirs : ce futur journaliste israélien, qui allait devenir le
directeur du grand quotidien Ma'ariv avant d'être nommé PDG de l'office de la
Radiotélévision par Menahem Begin et de se lancer dans la politique, a passé son
enfance terré dans le ghetto juif de Budapest. Il a eu plus de chance que la
plupart des membres de sa famille, comme son père, enlevé par les nazis, qui a
péri dans le camp de Mauthausen et... cette grand-mère qu'il n'a pas réussi à
oublier. Difficile, aussi, de le traiter de renégat : Lapid, jadis partisan du «
Grand Israël », n'a jamais remis en question son engagement sioniste. Son parti,
le Shinoui, après un succès spectaculaire aux élections de 2003, est un des
piliers de l'actuelle coalition gouvernementale. Il représente les laïcs des
classes moyennes victimes de « la stérilité et du parasitisme des haredim », ces
religieux ultraorthodoxes que Lapid compare à des « talibans juifs ». Hostile
aux colons qui en sont l'émanation, il récuse également Yasser Arafat, qu'il
veut exclure des négociations souhaitées avec les « Palestiniens modérés » sur
la base d'une large évacuation des Territoires occupés. Enfin, impossible de
jouer avec lui la surprise : lorsqu'il avait appris, en 2002, que des militaires
israéliens avaient tatoué un numéro sur le bras de leurs prisonniers
palestiniens, Lapid n'avait alors pas hésité à évoquer publiquement ce que lui
rappelait ce procédé, avant d'en exiger - et d'en obtenir - l'annulation de la
part des autorités.
Ce n'est certes pas la seule allusion à l'Holocauste par
le ministre de la Justice qui a déclenché un tel vacarme : la référence au
génocide des juifs par les nazis fait partie du quotidien des citoyens
israéliens. Depuis sa naissance, l'État israélien n'a cessé de brandir le
spectre d'Auschwitz pour justifier sa politique sécuritaire, jusqu'à légitimer,
quand cela fut nécessaire, l'option du nucléaire militaire. La plupart de ses
hommes politiques ne se sont pas privés d'utiliser un « blindage moral » forgé
dans les charniers, à charge pour eux d'en assumer la contrepartie. Élie Wiesel
ne les avait-il pas engagés à défendre « Un État [...] juif et pour cela [...]
plus humain que n'importe quel autre » ?
Quel leader arabe n'a pas déjà été
comparé à Hitler dans une Knesset (l'Assemblée parlementaire israélienne) où
l'insulte suprême consiste le plus souvent à traiter son adversaire de « nazi »
? Et lorsque Begin avait écrit à Ronald Reagan pour l'informer qu'il irait
jusqu'à Beyrouth pour « appréhender Adolf Hitler dans son bunker » - entendez
Yasser Arafat dans son bureau -, on ne sache pas que l'opinion publique
israélienne en avait été retournée. Seulement voilà : à diaboliser l'autre avec
les armes de l'inacceptable souffrance subie, on s'expose à ce que les
comparaisons ne s'arrêtent pas en chemin. Et, de guerre en Intifada, les ravages
de l'occupation militaire de la Palestine ont convaincu le monde entier que les
fils de la Shoah sont de moins en moins fondés à revendiquer une quelconque «
exception morale » au bénéfice de l'armée de leur pays.
Résultat : longtemps
réservée aux rescapés qui ont constitué le socle de la population israélienne, à
leurs gouvernants et aux sionistes de la diaspora, la référence à l'enfer nazi a
changé de mains. Ou plutôt, elle s'est retrouvée banalisée, instrumentalisée
selon les besoins de chacun, comme n'importe quel argument susceptible
d'alimenter le dialogue de la haine. Le tabou qui consistait, pour les
Israéliens, à s'interdire de « comparer ce qui est incomparable », c'est-à-dire
l'Holocauste nazi avec toutes les autres formes de répression, de violence et
même d'injustice dont leur peuple pourrait se trouver accusé, a explosé sous les
yeux de Yossef Lapid quand les bulldozers arborant l'étoile de David ont ravagé
des rues tranquilles. Pour Oona King, députée juive du Parlement britannique en
visite à Gaza, c'est un petit Palestinien, les bras levés devant le fusil pointé
par un soldat, sur fond de barbelés et de miradors, qui lui a rappelé d'une
manière angoissante des images du ghetto de Varsovie. D'autres, tels le Prix
Nobel portugais José Saramago (« À Ramallah, j'ai vu l'humanité humiliée et
anéantie comme dans les camps de concentration nazis ») ou l'universitaire
orthodoxe Yeshayahu Leibowitz s'étaient, avant elle, engouffrés dans la brèche.
Dès lors, tous les signes sont exploitables, pourvu qu'Ariel Sharon y
pourvoie, comme il sait si bien le faire : le mur, symbole du ghetto, les
postures des soldats israéliens qui en évoquent d'autres, la femme enceinte
empêchée d'atteindre l'hôpital, les bombardements qui mériteraient leur «
Guernica » si Picasso était né un peu plus au Sud et quelques années plus tard,
et ces maisons rasées pour cause de responsabilité collective sous le regard
incrédule des pauvres gens qui viennent de tout perdre tandis que les blindés
caracolent en file indienne, canons braqués, fanions au vent. « Cela me rend
malade que nous ayons l'air de monstres », déclarait encore Yossef Lapid, à la
radio cette fois.
Des signes qui, pour témoigner ici d'exactions
intolérables, là de « bavures » tragiques, quand ce ne sont pas de véritables
crimes de guerre fomentés par des hauts responsables politiques, devraient
néanmoins inciter les historiens d'emprunt à « raison garder ». Car, à vouloir
trop dire - le mépris, les persécutions, les meurtres commis par une armée, ô
combien « performante » et suréquipée, sur une population globalement
impuissante -, on en vient à raconter n'importe quoi.
Ce n'est pas exonérer
Israël de ses fautes ni escamoter la souffrance des Palestiniens que d'admettre,
une fois pour toutes, qu'il n'y a de commun entre la froide détermination de
l'Allemagne nazie qui planifia l'extermination de millions d'êtres humains
coupables d'appartenir à une race dite inférieure et les excès sanglants d'une
soldatesque traumatisée par le terrorisme, conduite dans une impasse par une
politique inepte, mais, on l'espère, réversible, que la parenté des images
produites par l'universelle douleur des victimes. Suggérer que Rafah ou Ramallah
= Birkenau ou Auschwitz représente un amalgame disqualifiant tout autant son
auteur que celui qui consiste à résumer l'islam aux forfaits de Ben Laden. Tant
qu'on en reste à la rhétorique qui, en Mai 68, fit taxer de SS les CRS du
général de Gaulle, on peut justifier l'anathème par un mouvement de colère
facile à expliquer. Mais si on accuse l'autre du crime suprême pour faire
absoudre par avance les actes tout aussi terribles que l'on s'apprête à
commettre, des bombes lancées sur des innocents, des coups de poignard dans le
ventre de jeunes gens qui n'ont à se reprocher que l'étude de la Torah, on doit
bien admettre qu'il est des mots susceptibles de tuer encore, de tuer toujours.
Et qui sont à proscrire.
Primo Levi, dont le témoignage jette une terrible
lumière sur la nuit de l'Holocauste, écrivait en 1947 : « Puisse l'histoire des
camps d'extermination retentir pour nous comme un sinistre signal d'alarme. »
C'est ce signal que nous font entendre Yossef Lapid et les quelques consciences
courageuses qui s'expriment au coeur même du danger. Espérons que leurs
concitoyens, aujourd'hui, leur apporteront la seule réponse qui importe : celle
des faits, pour infirmer au plus vite ces intolérables soupçons.
13. L'autre oeil Tsahal par
Jean-Luc Allouche
in Libération du mardi 8 juin 2004
Ils ont 20 ans. Revenus d'un service militaire à Hébron, ils
racontent en photos, en vidéos, la litanie des Territoires. Pas d'images
sanguinaires, mais la banalité de l'humiliation palestinienne, exposée pour la
première fois à Tel-Aviv, pour ceux qui ne vont jamais
là-bas.
Tel-Aviv envoyé spécial - Momik, Mikha, Yonathan et Yéhouda reviennent
d'une période militaire de plusieurs mois à Hébron ; certains de leurs camarades
sont encore en service actif. Ils ont décidé de «briser le silence» (1), de
montrer leurs photos souvenirs de soldats de 20 ans. Une soixantaine de clichés
grand format, les uns quasi professionnels, les autres plus maladroits. Outre
les photos, des vidéos de témoignages de soldats passent en boucle. Une
collection de clés de voiture confisquées à des Palestiniens est pendue au mur.
Celui-ci : «Ma mère saura enfin à quoi ressemble la casbah de Hébron...» Ou
celui-là : «Je ne veux pas que vous fuyiez devant ce que je fais.»
Ils ne veulent pas parler à la presse étrangère ou sous couvert d'anonymat.
Parce qu'ils se veulent d'abord «patriotes» et, surtout, parce qu'ils veulent
tendre «un miroir à la société israélienne pour ce qui se commet en son nom dans
les territoires occupés». Ils ont invité le chef d'état-major, le commandant de
la région Centre, le procureur militaire, mais ils ne sont pas venus. Seul le
colonel Hen Livni, commandant adjoint du Nahal, le corps auquel ils
appartiennent, a fait le déplacement. L'écho suscité par cette exposition a
entraîné une réplique immédiate du porte-parole de l'armée : «Après les
allégations des témoins [de cette exposition] sur des violences commises sur la
personne et les biens des Palestiniens, une enquête de la police militaire est
ouverte. Tsahal éduque ses soldats pour se conduire selon de hauts critères
moraux (...).»
«Mais comment la meilleure éducation morale peut-elle résister à la réalité
quotidienne de l'occupation ? Surtout à Hébron», s'insurge l'un d'eux. La cité
d'Abraham, révérée par les musulmans et les juifs, qui compte 120 000
Palestiniens, est l'une des villes les plus violentes de Cisjordanie. Près de 1
200 militaires y assurent la sécurité de 600 colons retranchés dans l'ancien
quartier juif de la ville, dont les habitants ont été massacrés et expulsés à
plusieurs reprises dans les années 30. Ici, les colons sont les plus
extrémistes, comme le proclament les nombreux graffitis sur les murs. «Tuez-les
tous ! Dieu reconnaîtra les siens...» ou «Les Arabes à la chambre à gaz...»,
peut-on lire sur une arme ou un mur.
Les images ne sont pas sanguinaires, elles traduisent la banalité de
l'humiliation quotidienne : contrôles d'identité, couvre-feu, murs suintant la
haine des colons. Haine qu'on retrouve sur les murs de Cisjordanie et de Gaza,
cette fois sous la main de Palestiniens. Pour autant, ces images sont
exceptionnelles parce que les Israéliens, à moins d'être soldats ou colons,
n'ont jamais l'occasion de les voir.
Les témoignages vidéo, eux, déroulent la routine de l'arbitraire, de
l'impuissance, de l'ennui parfois, de l'indifférence qui s'installe, de la peur
aussi : «Si j'étais un Arabe, peu m'importerait qu'un soldat ait été correct...
Celui qui viendra, la prochaine fois, enfoncer ma porte ne le sera pas.» «Ce que
j'ai compris, ce n'est pas que nous devons protéger les Juifs des Palestiniens,
mais ces derniers des Juifs.» «Si j'avais été l'un des enfants humiliés par l'un
de nos officiers, je n'en serais pas sorti pacifiste, mais extrémiste...» Femme
enceinte empêchée de franchir un barrage, noce obligée de rebrousser chemin,
familles évacuées de leurs maisons... La litanie de l'occupation. «Pour nous, il
est important qu'une mère dont le fils va s'engager sache où il met les pieds.»
- (1) «Breaking the Silence», Galerie de photographie
géographique, 8, av. Hahaïl, Yad Eliahou, Tel-Aviv. Jusqu'au 25 juin.
14. Le Conseil de Paris unanime pour dédier
une rue à Theodore Herzl
Dépêche de l'Agence France Presse du lundi
7 juin 2004
Paris - Le Conseil de Paris, unanime, a décidé lundi
d'attribuer le nom du fondateur du mouvement sioniste, Theodore Herzl, à une rue
ou une place de la capitale française. La proposition a été faite par deux élus
UMP du centre de Paris, Jack-Yves Bohbot (IIIème arrondissement) et Laurent
Dominati (IVème). Le maire PS Bertrand Delanoë l'avait qualifiée en marge du
conseil, avant le vote, d'"excellente initiative", tout en notant qu'Herzl était
aussi un grand socialiste. M. Bohbot, en défendant son voeu, a souligné que le
"formidable projet" d'Herzl, mort il y a cent ans, le 3 juillet 1904, s'était
formé à Paris. Ce journaliste juif hongrois avait assisté en 1895 à la
dégradation de Dreyfus dans la cour des Invalides, ce qui le poussa à développer
l'idée d'une patrie pour les juifs en butte à l'antisémitisme. Adjoint à
l'Urbanisme, Jean-Pierre Caffet (PS) a salué "une grande figure du combat pour
la liberté". Reste, a-t-il dit, à choisir un lieu à baptiser et aussi "un moment
apaisé" pour le faire.
15. La Guerre des civilisations
par Thierry Meyssan
in Voltaire du vendredi 4 juin
2004["Voltaire" est un magazine quotidien
d'analyses internationales publié par le Réseau Voltaire. Recevez chaque jour le
magazine en format PDF dans votre boîte à lettres électronique. Renseignements :
http://www.reseauvoltaire.net/abonnement.php. Thierry Meyssan affirme que les attentats du 11 septembre 2001
ont bien eu lieu, mais qu’ils ont été orchestrés de l’intérieur des États-Unis.
De nouveaux éléments confortent les démonstrations de ses derniers livres
"L’Effroyable imposture" et "Le Pentagate". C’est le point de départ de son
prochain livre, "Guerre des civilisations" à paraître en septembre 2004 aux
éditions Carnot [224 pages - 18 euros - ISBN : 2848550929], qui traitera de ce
qui a été fait de ces attentats, les objectifs et les événements à venir, à
savoir une guerre des civilisations. Anoter aussi que Thierry Meyssan organisera
une manifestation à l’Unesco les 3 et 4 septembre prochain où des personnalités
politiques de premier plan en provenance de plus de 25 pays se rendront pour une
initiative internationale.](Thierry Meyssan est
journaliste, écrivain et président du Réseau Voltaire.)La
théorie du complot islamique mondial et du clash des civilisations a été
progressivement élaborée, depuis 1990, pour fournir une idéologie de
remplacement au complexe militaro-industriel états-unien après l'effondrement de
l'URSS. L'orientaliste britannique Bernard Lewis, le stratège états-unien Samuel
Huntington et le consultant français Laurent Murawiec en ont été les principaux
inventeurs. Elle permet de justifier, de manière pas toujours rationnelle, la
croisade états-unienne pour le pétrole.
Les attentats du 11 septembre 2001, imputés par l'administration Bush à un
« complot islamiste », ont été interprétés aux États-Unis et en Europe comme la
première manifestation d'un « clash des civilisations ». Le monde arabo-musulman
serait entré en guerre contre le monde judéo-chrétien. Cet affrontement ne
pourrait trouver de solution que dans le triomphe de l'un au détriment de
l'autre, soit celui de l'islam avec l'imposition d'un Califat mondial
(c'est-à-dire d'un Empire islamique), soit celui des « valeurs de l'Amérique »
partagées avec un islam modernisé dans un monde globalisé.
Une doctrine apocalyptique
La théorie du complot
islamique et du clash des civilisations offre une explication holistique du
monde. Elle ordonne le monde d'après la disparition de l'URSS. Il n'y a plus
d'affrontement Est-Ouest entre deux super-puissances animées d'idéologies
antagonistes, mais une guerre entre deux civilisations, ou plutôt entre la
civilisation moderne et une forme archaïque de barbarie.
En posant que
l'islam est en guerre contre les valeurs de l'Amérique, cette théorie
sous-entend en premier lieu que l'islam n'est pas modernisable. Cette culture
est indissociable de la société arabe au VIIIe siècle dont elle perpétue les
structures, notamment le statut inférieur des femmes. Elle ne conçoit son
expansion que par la violence sur le modèle des guerres du Prophète.
Cette
théorie suppose également que « l'Amérique » est porteuse de liberté, de
démocratie et de prospérité. Qu'elle incarne la modernité et représente le point
ultime du progrès et la fin de l'Histoire.
Le 11 septembre 2001 est la
première bataille de cette guerre des civilisations, comme Pearl Harbour est la
première bataille de la Seconde Guerre mondiale vue des États-Unis. C'est dire
que cette guerre ne ressemble pas aux précédentes. Au cours des deux premières
Guerres mondiales, des coalitions militaires se livraient un combat de titans.
Au cours de la Guerre froide, les combats militaires sont limités à des zones
périphériques, voire à des conflits de basse intensité (guérillas), tandis que
l'affrontement central oppose idéologiquement deux super-puissances. Au cours de
la Quatrième Guerre mondiale qui vient de commencer, les batailles militaires
classiques disparaissent au profit des guerres asymétriques : une unique
puissance, leader de tous les États, combat un terrorisme non-étatique
omniprésent.
Il ne s'agit pourtant pas d'une guerre entre le despotisme des
États et des groupes de résistants, mais bien au contraire d'une insurrection
des démocraties contre la tyrannie islamiste qui opprime le monde arabo-musulman
et tente d'imposer le Califat mondial.
Cette lutte du Bien et du Mal trouve
son point de cristallisation à Jérusalem. C'est en effet là que, à l'issue de
l'Armageddon, doit avoir lieu le retour du Christ qui marquera le triomphe de la
« destinée manifeste » des États-Unis, « seule nation libre sur terre », chargée
par la Divine Providence d'apporter « la lumière du progrès au reste du monde ».
Dès lors le soutien inconditionnel à Israël face au terrorisme islamiste est un
devoir patriotique et religieux pour tout citoyen états-unien, même si les juifs
ne peuvent espérer le salut qu'à travers la conversion au christianisme.
Un complexe
Cet exposé de la théorie du complot
islamiste et du clash des civilisations ne force aucunement le trait. Elle est
fidèle à la vulgate des médias et des partis politiques aux États-Unis. On peut,
bien entendu, s'interroger à la fois sur les préjugés qui la fondent, sa
cohérence interne et sa nature irrationnelle.
Les concepts de monde
arabo-musulman et de monde judéo-chrétien sont eux-mêmes contestables.
Originellement le terme judéo-chrétien ne désigne pas l'ensemble Juifs plus
Chrétiens, mais au contraire le groupuscule des premiers Chrétiens lorsqu'ils
étaient encore juifs, avant que l'Église ne se sépare de la Synagogue. Mais à la
fin des années soixante, c'est-à-dire après le rapprochement israélo-états-unien
et la guerre des Six jours, ce terme prend un sens politique. Il désigne le bloc
atlantiste, qualifié d'Occident, face au bloc soviétique, appelé Est.
On
observe ici un recyclage des concepts. L'Occident reste à peu près le même
aujourd'hui, tandis que l'adversaire n'est plus l'Est, mais l'Orient. Ces
concepts n'ont rien à voir, ni avec la géographie, ni avec la culture, mais
uniquement avec la propagande. Ainsi, l'Australie et le Japon sont politiquement
occidentaux, comme d'ailleurs deux États européens à population musulmane, la
Turquie et la Bosnie-Herzégovine. On se heurte d'ailleurs là au plus gros
problème : dans de nombreux États, et particulièrement alentour de la
Méditerranée, il est impossible de distinguer actuellement civilisation
judéo-chrétienne et civilisation arabo-musulmane. La guerre des civilisations
suppose donc que l'on suscite des guerres civiles pour séparer les populations.
De ce point de vue, une expérience réussie a été réalisée en Yougoslavie. La
poursuite et l'achèvement du projet de séparation implique la liquidation de
l'idéalisme laïque. Il est donc inévitable, sur le long terme, que la résistance
structurelle la plus importante à l'intérieur du camp « occidental » soit la
République française [1]
Par ailleurs le préjugé selon lequel l'islam est
incompatible avec la modernité et la démocratie suppose une grande ignorance. À
la fois l'expression monde arabo-musulman souligne que l'islam est aujourd'hui
bien plus large que le monde arabe, mais en même temps la représentation que
l'on s'en fait est on ne peu plus étriquée. Très rares sont les États-uniens qui
savent que l'Indonésie est le premier État musulman au monde. Peut-on
raisonnablement dire qu'Abou Dhabi et Dubaï sont moins modernes que le Kansas ?
Peut-on sincèrement affirmer que le Bahreïn est moins démocratique que la
Floride ? L'un des ressorts de ce discours est d'assimiler l'islam à l'Arabie du
VIIIe siècle, mais vient-ils à l'esprit de quiconque d'assimiler le
christianisme à l'Antiquité proche-orientale ?
Corrélativement, cette
théorie repose sur la croyance dans « les valeurs de l'Amérique ». Et c'est bien
de croyance dont il s'agit car comment peut-on tenir en si haute estime un pays
dont la Constitution ne reconnaît pas la souveraineté populaire, dont le
président n'est pas élu mais nommé, où la corruption des parlementaires n'est
pas interdite mais réglementée, où des justiciables peuvent être tenus au
secret, qui entretient un camp de concentration à Guantanamo, qui pratique la
peine de mort et la torture, où les patrons des grands journaux reçoivent
hebdomadairement leurs ordres de la Maison-Blanche, qui bombarde des populations
civiles en Afghanistan, qui kidnappe un président démocratiquement élu à Haïti,
qui finance des mercenaires pour renverser des régimes démocratiques au
Venezuela et à Cuba, etc. ?
Enfin, cette théorie est indissociable d'une
pensée religieuse à caractère apocalyptique. La révolution américaine est un
mouvement complexe où se sont mêlées des idéologies différentes. Mais en
définitive, c'est sur un projet religieux qu'ils se sont fondés et c'est de ce
projet originel que se réclame l'actuelle administration. Le serment
d'allégeance, en vigueur depuis la Guerre froide et actuellement contesté devant
la Cour suprême, implique qu'il faut croire en Dieu pour être citoyen des
États-Unis. George W. Bush a accédé à la Maison-Blanche en présentant sa foi en
Jésus comme programme politique. Il a professe des croyances fondamentalistes
selon lesquelles l'humanité a été créée il y a seulement quelques milliers
d'années et sans évolution des espèces. Il a installé un Bureau des initiatives
fondées sur la foi à la Maison-Blanche. L'attorney général John Ashcroft a fait
sienne la devise « Nous n'avons d'autre roi que Jésus ». Le secrétaire à la
Santé a coupé des programmes prophylactiques au nom de ses convictions
religieuses. Le secrétaire à la Défense a embarqué les missionnaires de l'Église
du pasteur Graham dans les forces de la Coalition en Irak avec mission de
convertir les Irakiens. Etc. Au vu de tout cela, on peut raisonnablement se
demander si les États-Unis sont bien un pays moderne, ouvert et tolérant, où
s'ils n'incarnent pas le sectarisme et l'archaïsme.
Origine du concept
L'expression « clash des
civilisations » est apparue pour la première fois dans un article de
l'orientaliste Bernard Lewis, en 1990 aimablement intitulé Les racines de la
rage musulmane [2]. Le propos est lancé : l'islam ne donne rien de bon et les
musulmans en conçoivent une amertume qui se transforme en fureur contre
l'Occident. Mais la victoire des États-Unis est certaine, ainsi que la
libanisation du Proche-Orient et le renforcement d'Israël.
Agé aujourd'hui
de 88 ans, Bernard Lewis est né au Royaume-Uni. Il a suivi une formation de
juriste et d'islamologue. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il a servi dans
les services militaires de renseignement et au Bureau arabe du Foreign Office.
Dans les années soixante, il est devenu un expert écouté du Royal Institute of
International Affairs où il est apparu comme le spécialiste de l'ingérence
humanitaire britannique dans l'Empire ottoman et l'un des derniers défenseurs du
British Empire. Mais, en 1974, il a émigré aux Etats-Unis. Il est devenu
professeur à Princeton et a été naturalisé. Il est bientôt devenu un
collaborateur de Zbigniew Brzezinski, le conseiller national de sécurité du
président Carter. Ils ont ensemble théorisé le concept d'« arc d'instabilité »
et mis au point la déstabilisation du gouvernement communiste en Afghanistan. En
France, Bernard Lewis a été membre de la très atlantiste Fondation Saint-Simon
pour laquelle il a rédigé, en 1993, un opuscule Islam et démocratie. À cette
occasion, il a été interviewé par le quotidien Le Monde. Au cours de
l'entretien, il s'est appliqué à nier le génocide arménien, ce qui lui a valu
d'être condamné par la justice.
Cependant la notion de clash des
civilisations a rapidement évolué. Elle est passée d'un discours néo-colonial
sur la suprématie de l'homme blanc à la description d'un affrontement mondial
dont l'issue est incertaine. Cette nouvelle acception est due au professeur
Samuel Huntington qui n'est pas islamologue, mais stratège. Il la développe dans
deux articles, Le clash des civilisations ? et L'Occident est unique, pas
universel, et un livre dont le titre originel est Le clash des civilisations et
le remodelage de l'Ordre du monde [3].
Il ne s'agit plus seulement de se
battre contre les musulmans, mais d'abord contre eux, puis contre le monde
chinois. Comme dans le mythe des Horiaces et des Curiaces, les États-Unis
doivent éliminer leurs adversaires l'un après l'autre pour espérer la victoire
finale.
Samuel Huntington est un des grands intellectuels de notre temps.
Non pas que ses ouvrages soient rigoureux et brillants, mais parce qu'ils
forment le corpus idéologique du fascisme contemporain.
Dans son premier
livre, Le Soldat et l'État, paru en 1957, il tente de démontrer qu'il existe une
caste militaire idéologiquement unie alors que les civils sont toujours
politiquement divisés [4]. Il développe une conception de la société où le
commerce serait dérégulé, où le pouvoir politique serait détenu par les patrons
des multinationales sous la tutelle d'une garde prétorienne.
En 1968, il
publie L'ordre politique dans les sociétés en changement, une thèse dans
laquelle il affirme que seuls des régimes autoritaires sont capables de
moderniser les pays du tiers-monde [5]. Secrètement, il participe à la
constitution d'un groupe de réflexion qui présente un rapport au candidat à la
présidence, Richard Nixon, sur la manière de renforcer les actions secrètes de
la CIA [6].
En 1969-70, Henry Kissinger, qui apprécie son goût pour les
actions secrètes, le fait nommer à la Commission présidentielle pour le
développement international [7]. Il préconise un jeu dialectique entre le
département d'État et les multinationales : le premier devra exercer des
pressions sur les pays en voie de développement pour qu'ils adoptent des
législations libérales et renoncent aux nationalisations, tandis que les
secondes devront faire profiter le département d'État de la connaissance
qu'elles ont des pays où elles sont implantées [8].
Il rejoint alors le
Wilson Center et crée la revue Foreign Policy. En 1974, Henry Kissinger le fait
nommer à la Commission des relations USA-Amérique latine. Il participe
activement à la mise en place des régimes des généraux Augusto Pinochet au Chili
et Jorge Rafael Videla en Argentine. Il teste pour la première fois son modèle
social et prouve qu'une économie dérégulée est compatible avec une dictature
militaire. Parallèlement, son ami Zbigniew Brzezinski le fait entrer dans un
cercle privé, la Commission trilatérale. Il y rédige un rapport, La Crise de la
démocratie [9] dans lequel il se prononce pour une société plus élitiste, où
l'accès aux universités serait raréfié et la liberté de la presse contrôlée.
Alors que les membres des administrations Nixon et Ford sont renvoyés par
Jimmy Carter et que les Etats-Unis renversent leur politique en Amérique latine,
Huntington est repêché par son ami Brzezinski, devenu conseiller national de
sécurité. Du coup, il reste à la Maison-Blanche et devient coordinateur de la
planification au Conseil. C'est à cette période qu'il commence à collaborer
étroitement avec Bernard Lewis et qu'il conçoit la nécessité de dominer d'abord
les zones pétrolières de l'arc d'instabilité avant de pouvoir attaquer la Chine
communiste. Ça ne s'appelle pas encore le clash des civilisations, mais ça y
ressemble.
Mais le professeur Samuel Huntington doit faire face à un bien
pénible scandale. On révèle qu'il est appointé par la CIA pour publier des
articles dans des revues universitaires justifiant le recours à l'action secrète
pour maintenir l'ordre dans les pays où des dictateurs amis décèdent
soudainement. Cet épisode oublié, Frank Carlucci le nomme à la Commission
conjointe du Conseil de sécurité nationale et du département de la Défense pour
la stratégie intégrée à long terme [10]. Son rapport servira de justification au
programme de « guerre des étoiles ».
Le professeur Huntington est
aujourd'hui administrateur de la Maison de la liberté (Freedom House), une
association anti-communiste présidée par l'ancien directeur de la CIA, James
Woolsey.
Jérusalem et La Mecque
La théorie de la guerre des
civilisations se cristallise sur les questions religieuses. Le contrôle
judéo-chrétien de Jérusalem est un talisman nécessaire à la victoire globale. Si
l'Occident perdait la ville sainte, il perdrait la force pour accomplir sa
destinée manifeste, sa mission divine. Réciproquement, si les musulmans
perdaient le contrôle de La Mecque, leur religion se déliterait. Bien sût, tout
ça n'est pas très rationnel, mais ces superstitions sont omniprésentes dans les
médias populaires états-uniens. Elles s'inscrivent aussi dans un discours
politique structuré.
Le 10 juillet 2002, Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz
ont convoqué la réunion trimestrielle du Comité consultatif de la politique de
Défense [11].Seule une douzaine de membres est présente. On y écoute un exposé
d'un expert français de la Rand Corporation, Laurent Murawiec : Mettre les Séoud
hors d'Arabie. La conférence se déroule en trois parties et vingt-quatre
diapositives. Dans un premier temps, Murawiec reprend les théories de Bernard
Lewis : le monde arabe traverse une crise depuis deux siècles. Il a été
incapable de réaliser aussi bien sa révolution industrielle que sa révolution
numérique. Cet échec suscite une frustration qui se transforme en rage
anti-occidentale. D'autant que les Arabes ne savent pas débattre car dans leur
culture la violence est la seule forme de politique. De ce point de vue, les
attentats du 11 septembre ne sont que l'expression symptomatique de leur
débordement.
Dans un second temps, Murawiec décrit la famille royale
saoudienne comme dépassée apr les évènements. Elle a développé dans le monde le
wahhabisme aussi bien pour lutter contre le communisme que contre la révolution
iranienne, mais aujourd'hui, elle est débordée par ce qu'elle a créé.
Enfin,
le conférencier propose une stratégie : les Saoud détiennent à la fois le
pétrole (nous y voilà), les pétrodollars et la garde des lieux saints. Ils sont
le pilier central et unique autour duquel s'organise le monde arabo-musulman. En
se débarrassant d'eux, les Etats-Unis peuvent récupérer le pétrole dont ils ont
besoin pour leur économie, l'argent provenant du pétrole qu'ils ont eu tort de
payer par le passé, et surtout les lieux saints, donc le contrôle de la religion
musulmane. Et lorsque l'islam se sera effondré, Israël pourra annexer l'Égypte.
Laurent Murawiec a été consultant auprès du ministre français de la Défense,
Jean-Pierre Chevènement et chargé de cours à l'École des hautes études en
sciences sociales (EHESS) [12]. Conseiller de Lyndon LaRouche pendant plusieurs
années, il le quitte brusquement et rejoint les néo-conservateurs. Il est
aujourd'hui expert au Hudson Institute de Richard Perle et collabore au Middle
East Forum de Daniel Pipes.
Cette réunion a fait grand bruit. L'ambassadeur
d'Arabie saoudite a demandé des explications et M. Perle, organisateur de cette
réunion, a été prié de se faire plus discret quelques temps et M. Murawiec a été
invité à quitter la Rand Corporation. Quoi qu'il en soit cette réunion avait été
convoquée par Rumsfeld et Wolfowitz en pleine connaissance de cause. Il
s'agissait seulement de tester jusqu'où le Pentagone peut aller.
- NOTES :
[1] Nous distinguons
ici la République française, en tant qu'idée, de la France, en tant
qu'État-nation.
[2] « The Roots of Muslim Rage » par Bernard Lewis, Atlantic
Monthly, septembre1990.
[3] « The Clash of Civilizations ? » et « The West
Unique, Not Universal », Foreign Affairs, 1993 et 1996 ; The Clash of
Civilizations and the Remaking of World Order, 1996.
[4] The Soldier and the
State par Samuel Huntington, Harvard University Press, 1957
[5] Political
Order in Changing Societies par Samuel Huntington, Yale University Press, 1968.
[6] Ce groupe comprenait Francis M. Baton, Richard M. Bissell Jr, Roger D.
Fisher, Samuel Huntington, Lyman Kirkpatrick, Henry Loomis, Max Milliken, Lucian
W. Pye, Edwin O. Reischauer, Adam Yarmolinsky et Franklin A. Lindsay.
[7]
Presidential Task Force on International Development, présidée par Rudolph
Peterson.
[8] The United States in Changing World Economy, US Governement
Printing Office, 1971.
[9] The Crisis of Democracy par Crozier, Huntington
et Watanuki, New York Press University, 1975.
[10] Commission on Integrated
Long-Term Strategy. Elle comprend Charles M. Herzfeld, Fred C. Iklé, Albert J.
Wohlstetter, Anne Armstrong, Zbigniew Brzezinski, William P. Clark, W. Graham
Claytor, Jr, général Andrew J. Goodpaster, amiral James L. Holloway. III, Samuel
P. Huntington, Henry A. Kissinger, Joshua Lederberg, et les généraux Bernard A.
Schriever et John W. Vessey.
[11] Présidé par Richard Perle, le Defense
Policy Board Advisory Committee comprend Kenneth Adelman, Richard V. Allen,
Martin Anderson, Gary S. Becker, Barry M. Blechman, Harold Brown, Eliot Cohen,
Devon Cross, Ronald Fogleman, Thomas S. Foley, Tillie K. Fowler, Newt Gingrich,
Gerald Hillman, Charles A. Horner, Fred C. Ikle, David Jeremiah, Henry
Kissinger, William Owens, J. Danforth Quayle, Henry S. Rowen, James R.
Schlesinger, Jack Sheehan, Kiron Skinner, Walter B. Slocombe, Hal Sonnenfeldt,
Terry Teague, Ruth Wedgwood, Chris Williams, Pete Wilson et R. James Woolsey,
Jr. [12] Créé à la Libération sous l'impulsion de la CIA, l'EHESS devait
contrebalancer le CNRS influencé par les communistes. Aujourd'hui encore, cette
École est largement financée par la Fondation
franco-américaine.
16. A l’ombre du mur, Israël construit des
zones industrielles par Meron Rapoport
in Le Monde diplomatique du
mois de juin 2004
Depuis la mi-mai, l’armée israélienne s’acharne sur le camp de
réfugiés de Rafah, tuant ses habitants par dizaines et détruisant leurs maisons
par centaines. Devant ce carnage, baptisé « opération Arc en Ciel », les «
grandes consciences » se taisent. Ce silence est d’autant plus choquant que,
depuis le début du printemps, l’hécatombe n’a pas cessé : 60 morts en avril, 100
pour les vingt premiers jours de mai. Rien là d’un hasard : Israël entend
cadenasser la bande de Gaza avant de s’en retirer, pour concentrer sa politique
annexionniste sur la Cisjordanie. Le général Sharon espère atteindre ainsi son
objectif : le « politicide » du peuple palestinien, détruit en tant qu’entité
politique. Le mur, à l’ombre duquel il construit des zones industrielles,
enfermera un pseudo « Etat palestinien », coupé en quatre morceaux privés de
toute viabilité.
Envoyé spécial du Monde diplomatique - A Irtah, un village proche
de Tulkarem, les fermiers peuvent encore apercevoir leurs terres depuis leurs
maison situées au-dessus de la colline, mais ils ne peuvent plus y accéder
depuis un an. Les fossés, les murs et les barbelés qui matérialisent la barrière
dite « de séparation » les en empêchent. Mais ce n’est pas tout. L’armée
israélienne menace de confisquer leurs 500 dounams [1] perdus. Quoi qu’il en
soit, une chose est presque sûre : le destin de ces terres est scellé. Une zone
industrielle y sera construite des deux côtés de la barrière, avec l’aide des
autorités israéliennes et d’entrepreneurs palestiniens. Les paysans, privés de
terres, n’auront d’autre choix que de travailler pour les usines. Leur salaire
minimum atteindra à peine le tiers de celui qui est en vigueur en Israël.
Tulkarem ne constitue pas une exception. Certes, la construction de la «
barrière » est loin d’être terminée : 200 kilomètres sur les 700 prévus. Mais le
ministre israélien de l’industrie, du commerce et de l’emploi, M. Ehoud Olmert,
se bat pour la construction d’une chaîne de parcs industriels le long du mur.
Certaines branches de l’armée – notamment celles qui s’occupent de la
surveillance des territoires palestiniens – considèrent ce projet comme la
continuité du mur. « Vous verrez, ce sera très joli », lance le commandant de la
coordination militaire de Tulkarem, en inspectant la porte dans le mur (lequel
s’enfonce d’environ 3 kilomètres à l’intérieur du territoire palestinien). «
Nous établirons ici une zone industrielle et tout ira pour le mieux. La
population et l’Autorité palestinienne ont vraiment besoin de tels sites »,
affirme M. Gabi Bar, directeur général des affaires du Proche-Orient au
ministère de l’industrie. Mais l’insécurité empêche la construction de telles
zones à Naplouse : mieux vaut les implanter le long de la « barrière
».
L’idée en soi n’est pas nouvelle. Après les accords d’Oslo en 1993, des
fonctionnaires israéliens et palestiniens s’entendirent sur la création de neuf
parcs industriels au bord de la Ligne verte [2], en Cisjordanie et à Gaza. De
Jénine au nord à Rafah au sud, ces derniers fourniraient du travail à quelques
100 000 Palestiniens. Ce plan fut rangé dans les tiroirs pour cause d’Intifada.
Une foule de Palestiniens en colère brûla, dès les premiers jours du
soulèvement, l’embryon de parc israélien – baptisé « Bourgeons de la paix » -
près de Tulkarem. La zone industrielle d’Erez, en bordure du barrage du même
nom, sur la frontière entre la bande de Gaza et Israël, a subi les attaques
continues de combattants palestiniens.
Bon an mal an, ces deux parcs
continuent pourtant de fonctionner : quelque 4 500 Palestiniens travaillent à
Erez, 500 dans les « Bourgeons » de Tulkarem, mais nul n’avait jusqu’ici songé à
construire une nouvelle zone industrielle sur la Ligne verte. La construction du
mur a ressuscité cette vieille idée.
Le mur a aggravé, du côté palestinien,
le chômage, déjà très élevé (45 % en Cisjordanie, 60 % dans la bande de Gaza).
Car les 120 000 Palestiniens qui travaillaient en Israël avant l’an 2000,
légalement ou illégalement, ne peuvent plus s’y rendre. De surcroît, des
milliers, voire des dizaines de milliers de paysans n’ont plus accès à leurs
terres, qui se trouvent du côté « israélien » de la barrière : ils n’ont, de
facto, plus d’emploi. Cyniquement, on pourrait dire que le mur représente deux
éléments nécessaires au succès des parcs industriels communs
israélo-palestiniens : sécurité (pour les hommes d’affaires israéliens) et
emploi (pour les ouvriers palestiniens).
M. Olmert l’affirme clairement : «
Les zones industrielles résoudront à la fois le problème du chômage palestinien
et celui du coût élevé de la main-d’œuvre pour les industriels israéliens – qui
délocalisent actuellement en Extrême-Orient – et ce sans aucun risque, puisque
les Palestiniens ne franchiront pas la Ligne verte [3] ». Le ministre a même
exposé, en décembre 2003, une vision proche de celle, presque oubliée, de M.
Shimon Pérès sur le « nouveau Moyen-Orient », lors d’une conférence à Jérusalem,
à laquelle participait M. Saeb Bamya, un haut fonctionnaire du ministère
palestinien de l’économie nationale : « Je ne permettrai pas à la politique
d’interférer dans le développement des liens économiques avec nos voisins
palestiniens », a lancé M. Olmert, oubliant que c’était le gouvernement
israélien qui avait interrompu toutes les relations officielles avec l’Autorité
palestinienne au milieu de l’année 2001 [4].
Et, en janvier 2004, M. Olmert
était invité à une conférence organisée par M. Stef Wertheimer, un célèbre
industriel israélien, qui a lancé un programme de construction de 100 parcs
industriels au Proche-Orient. Selon ce dernier, « il est préférable d’occuper
les gens au travail plutôt que de les laisser se livrer au terrorisme
».
Altruisme ? Désir de paix ? « Pourquoi pensez-vous que la zone
industrielle d’Erez est encore attrayante pour 200 usines, qui sont restées là
en dépit des attaques terroristes ?, demande M. Gabi Bar, du ministère de
l’industrie. Le motif le plus important est le bas salaire des travailleurs :
environ 1 500 shekels [270 euros], comparé aux 4 500 shekels [810 euros] de
salaire minimum en Israël. De plus, les employeurs n’y sont pas soumis à la
législation du travail d’Israël. » M. Bar précise cependant qu’il existe un plan
visant à créer des « enclaves palestiniennes » en territoire israélien, dans
lesquelles les lois israéliennes du travail ne seraient pas appliquées. Mais la
Histadrout, le grand syndicat israélien, refuse toute forme d’apartheid entre
ouvriers israéliens et palestiniens.
Les Israéliens pourraient bien avoir une
autre raison d’investir au bord du mur. La plus grande usine de la zone
industrielle proche de Tulkarem, Geshuri, est spécialisée dans les pesticides et
autres produits chimiques. Jusqu’en 1985, elle se trouvait près de la ville
côtière de Netanya. Mais les voisins se sont plaints des mauvaises odeurs qui en
émanaient. D’où la décision de la déplacer vers un autre site, en Cisjordanie.
L’Autorité palestinienne a exigé, sans succès, que Geshuri soit éloignée de
Tulkarem. M. Raanan Geshuri, directeur général de l’usine, a invité quiconque le
désirait à venir constater par lui-même que l’usine était sûre. S’il n’a pas
convaincu ses voisins israéliens à Nétanya, il y a peu de chances qu’il
réussisse à persuader ceux de Tulkarem… Bien des industriels israéliens
pourraient, comme lui, être tentés de déplacer certaines de leurs usines
polluantes vers les zones où les lois environnementales israéliennes, très
strictes, ne s’appliqueront pas.
M. Bar insiste sur le fait que, malgré tout,
les Palestiniens gagneront à voir s’ériger ces parcs : « De toute façon, un
Palestinien touche plus à Erez qu’à Gaza. » Il a certainement raison. Selon le
rapport de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture
(FAO), depuis mars 2004, environ 40 % des Palestiniens souffrent d’insécurité
alimentaire (autrement dit, ils sont affamés), et 60 % vivent sous le seuil de
pauvreté, estimé par les organisations internationales à 2,10 dollars par jour.
Les Palestiniens ne peuvent donc que se réjouir de travailler afin de nourrir
leurs familles. Mais dans quelles conditions ?
M. Abdel-Malek Jaber, un homme
d’affaires, dirige la Palestinian Estate Development Management Company (Piedco)
[5], acteur essentiel de la création des zones industrielles. Proche, dit-il, du
ministre palestinien de l’industrie Maher Al-Masri, M. Jaber s’attache à
récolter les fonds nécessaires à la construction de cese deux premiers parcs,
seule solution pour sauver l’économie palestinienne – utile aussi à la relance
de celle d’Israël. Car toutes deux sont inextricablement liées : en 2001, un an
après le début de l’Intifada, 86 % des importations des territoires palestiniens
provenaient d’Israël, et 64 % de leurs exportations lui étaient destinées ;
l’Autorité palestinienne est le troisième partenaire commercial d’Israël, après
l’Union européenne et les Etats-Unis.
« Pour que le taux de chômage en
Palestine reste à son niveau actuel, déjà élevé, l’économie palestinienne devra
se développer à un rythme de 7 % à 8 % par an, ce qui est impossible, explique
M. Jaber. Nous devons donc aller plus loin et c’est pourquoi j’en viens à l’idée
de parcs industriels à la frontière. Israël est un pays développé, intégré à
l’économie mondialisée. Nous ne pouvons qu’en tirer bénéfice. Nous avançons à
une vitesse de 100 kilomètres-heure vers l’enfer. Je veux donc donner de
l’espoir au peuple. »
Ses deux premiers parcs seront construits à Jalama, au
nord de Jénine, et en face du village d’Irtah. M. Jaber indique qu’il a «
racheté des terres privées à des Palestiniens », et qu’il en a déjà identifié
d’autres près de Bethléem. Il projette de construire deux autres parcs : un à
Rafah, au sud de la bande de Gaza ; l’autre à Tarkumia, près de Hébron
(Al-Khalil), au sud de la Cisjordanie. Chacun fournira au moins 15 000 emplois,
et le projet global pourra en créer 100 000 (la population active de Cisjordanie
est estimée à 560 000 personnes).
Maquiller l’horrible réalité
Les investisseurs
paraissent déjà intéressés – « Je ne dépenserais pas 40 millions de dollars si
je n’avais aucun client », assure M. Jaber. Il espère que, d’ici à dix-huit
mois, le premier parc commencera à fonctionner. Selon ses calculs, les coûts de
production seraient de 70 % inférieurs à ceux d’Israël, en raison des bas
salaires et de la modicité du loyer. M. Jaber fait tout ce qu’il peut pour que
les Israéliens s’y sentent en sécurité. « Je ne suis pas naïf. Pour que ces
parcs puissent fonctionner, il nous faudra conclure des accords de sécurité
différents. »
Sur la nature de ces derniers, M. Gabi Bar se veut plus
explicite. « La condition fondamentale est que la sécurité de ces parcs soit
exclusivement assurée par les Israéliens. Car, si une usine est située dans un
secteur que nous sécurisons nous-mêmes, nous pourrons dire que cette usine est
située en Israël. Ses marchandises auront moins besoin d’être contrôlées que
celles d’une usine implantée à Naplouse. » La responsabilité en matière de
sécurité est l’un des principaux changements par rapport aux plans d’avant
l’Intifada. A l’époque, aux dires de M. Reuven Horesh, directeur général du
ministère de l’industrie sous le gouvernement Barak, les Palestiniens devaient
se voir confier l’entière responsabilité des zones, la technologie étant
simplement transférée d’Israël en Palestine. Désormais, les Israéliens auront la
pleine responsabilité de la sécurité, même si la terre et la gestion restent
palestiniennes. « De telles déclarations ne nous aident pas », confie, avec une
pointe de colère dans la voix, M. Jaber, conscient de la « sensibilité »
palestinienne.
C’est là le cœur du problème : soit ces parcs industriels
figureront, comme le mur, parmi les innombrables actions unilatérales des
Israéliens imposées aux Palestiniens, soit ils résulteront d’une véritable
coopération. Mais la première option semble la plus probable. Les signes ne
trompent pas. Le 29 février 2004, le ministère de l’intérieur israélien a
annoncé, par l’intermédiaire d’un journal arabe, aux paysans de certains
villages au nord-ouest de Jénine la confiscation, dans les quinze jours, de
quelque 6 000 dounoms de leurs terres « afin de corriger l’organisation
régionale de la zone industrielle de Shahak ».
Autrement dit, de nouvelles
terres palestiniennes seront prises à leurs propriétaires afin d’élargir cette
zone, située du côté « israélien » du mur, mais à l’intérieur des territoires
occupés en 1967.
M. Gabi Bar n’est pas au courant de ces ordres de
confiscation. Il admet toutefois le « grand intérêt » que représente, pour
Israël, l’agrandissement de cette zone industrielle et les « premiers contacts »
pris avec les Palestiniens dans ce but. Les fermiers des villages de Silat
Al-Harithia et de Tura Al-Sharqiyyah jurent que personne ne leur en a parlé –
les fonctionnaires palestiniens leur ont simplement dit n’en rien savoir.
Il
en va de même près de Tulkarem. M. Faiz Al-Tanib, membre de l’Union des
fermiers, indique que des paysans d’Irtah et de Farun ont reçu une lettre des
autorités militaires leur annonçant la saisie par l’armée des 500 dounams qu’ils
possèdent du côté « israélien » de la barrière. Avant une cinquantaine de
familles vivaient de ces terres : désormais, du fait du mur, elles n’en tirent
plus aucun bénéfice. Sans doute la zone industrielle de Tulkarem sera-t-elle
établie sur ces 250 dounams, au pied de la colline qu’Irtah surmonte. Les
responsables de l’armée l’ont dit aux paysans. Et, à en croire M. Al-Tanib, des
hommes d’affaires palestiniens proposent de racheter ou de louer certaines de
ces terres. Le nom de la Piedco, la compagnie de M. Jaber, a été mentionné. « En
quoi la construction d’une zone industrielle va-t-elle nous aider ?, se demande
M. Al-Tanib. On prive cinquante familles de leurs terres, pour que cinquante
autres travaillent dans des usines. Ça ne sert à rien. »
Ainsi les parcs
industriels ressemblent-ils à une nouvelle étape unilatérale dans les relations
israélo-palestiniennes. M. Gabi Bar le dément, affirmant que, si un seul de ces
parcs était construit unilatéralement, il serait immédiatement attaqué. Mais
c’est pour ajouter qu’un accord pourrait se conclure à un niveau local, sans
impliquer l’Autorité palestinienne. M. Jaber pense, lui aussi, que
l’installation de zones n’implique par forcément un accord politique entre
Israël et l’Autorité. Il espère cependant la conclusion rapide : l’Autorité
n’a-t-elle pas modifié la loi sur les investissements étrangers, afin que rien
ne limite ceux-ci dans les zones industrielles ?
Chef de l’Initiative
nationale de Palestine, un nouveau mouvement de gauche, le docteur Mustafa
Barghouti se montre beaucoup plus sceptique : « Ces projets n’ont pas fonctionné
pendant la période qui a suivi les accords d’Oslo, et ils ne marcheront pas plus
maintenant. Il s’agit de maquiller l’horrible réalité. Ces hommes d’affaires
palestiniens ne s’inquiètent pas du chômage de leurs concitoyens ; ils
s’inquiètent du leur. Ce plan ne se comprend que d’un point de vue israélien
:parce qu’il consolidera l’apartheid [6], dans lequel les Palestiniens ne
peuvent être qu’un peuple d’esclaves. Mais cela ne réussira pas.
»
- NOTES :
[1] : Un dounam
équivaut à un dixième d’hectare.
[2] : Nom donné à la ligne d’armistice entre
Israël et la Jordanie avant la guerre de 1967.
[3] : Maariv, Tel-Aviv, 22
septembre 2003.
[4] : The Jerusalem Post, Jérusalem, 16 décembre 2003.
[5]
: Société de développement de la zone industrielle palestinienne.
[6] : Lire
Leila Farsakh, « De l’Afrique du Sud à la Palestine », Le Monde diplomatique,
novembre 2003.
17. Busharon, le compte à rebours
par Uri Avneri
in Le Nouvel Afrique Asie du mois de juin 2004
Le réveil, quoique tardif, de la majorité israélienne dite
“silencieuse” sonne-t-il le glas de la carrière d’Ariel Sharon ? Sa stratégie
fondée sur la seule force des armes, des assassinats et de la destruction
s’effondre soudainement comme un château de cartes dans les sables mouvants de
la petite bande occupée de Gaza. Il se trouve, comme tous ses prédécesseurs,
dans une impasse meurtrière qui rappelle celle de l’occupation du Sud-Liban,
soldée par un retrait sans honneur. Le soutien de son ami Bush, se débattant
lui-même dans un piège semblable, ne lui aura servi à rien. Comme le montre
cette analyse d’Uri Avneri, figure emblématique du camp de paix en
Israël.
L’étrange créature qu’on appelle Busharon a de sérieux problèmes. La partie
face de l’animal – George W. Bush – a des problèmes avec des photos de nus. Non
seulement celles de ces infortunés prisonniers irakiens, avec l’exubérante
soldate montrant leurs parties génitales, mais aussi celle de Bush lui-même,
dont la nudité a été exposée aux yeux de tous.
Celui qui a sauvé le peuple
irakien d’un cruel tyran, le courageux leader apportant la démocratie en
Mésopotamie, le représentant de la civilisation occidentale se battant contre la
barbarie, est apparu tel qu’il était : un barbare cruel.
Ne le laissons pas
se faire d’illusions : ce n’est pas un problème de quelques sadiques, hommes et
femmes, qui se seraient trouvés là. Il apparaît déjà clairement qu’il y a eu des
sévices systématiques sur des prisonniers – les laisser nus, les humilier
sexuellement, leur envoyer des chiens méchants qui les ont probablement mordus,
les priver de sommeil, les garder enchaînés dans des positions pénibles durant
de longues périodes, leur couvrir la tête de cagoules crasseuses, les menacer
d’électrocution –, toutes ces choses ayant été photographiées. Mais il ne fait
aucun doute qu’étant donné un tel comportement à l’égard des prisonniers, des
tortures bien pires leur ont été infligées sans être photographiées.
Il est
maintenant tout à fait clair que c’est devenu une méthode courante utilisée pour
“rendre plus doux” les prisonniers. Pas seulement dans cette prison-là, pas
seulement dans toutes les autres prisons d’Irak, mais aussi en Afghanistan, dans
l’île infernale de Guantanamo et dans tous les autres endroits où de semblables
victimes sans défense – pour la plupart des gens innocents pris par accident –
sont emprisonnées : autrement dit, c’est un problème politique émanant du plus
haut niveau.
Les soldats, hommes et femmes, qui se sont complaisamment laissé
photographier dans ces scènes pornographiques sont certainement haïssables, mais
tous ceux qui connaissent la vie militaire savent que cela ne relevait pas de
l’initiative personnelle. De tels actes, montrés sur des centaines de photos, ne
peuvent pas se poursuivre longtemps sans que toute la chaîne de commandement
soit impliquée. […]
Il a été confirmé que les chefs du Pentagone et le
ministre de la Défense connaissaient les faits depuis longtemps. Le général
chargé de l’enquête n’a trouvé aucun ordre écrit, mais de tels ordres sont
toujours transmis oralement et quelquefois par un simple geste ou un clignement
de l’œil. Ces soldats, pour la plupart venant de familles normales, se sont
conduits comme dans des scènes de lynchage, et pour la même raison : le déni de
l’humanité des autres races, considérées alors comme infrahumaines. Le racisme
transforme les membres de la race supérieure eux-mêmes en sous-hommes.
George
Bush a perdu son crédit avec la publication de ces photos. Il aurait pu renvoyer
toute la chaîne de commandement, du secrétaire d’Etat au directeur de prison. Il
ne l’a pas fait, bien sûr. Tous les arguments tendant à justifier cette guerre
contre l’Irak se sont effondrés. Ni démocratie, ni libération, ni civilisation.
Il ne reste qu’une pure et simple agression de magnats, voleurs, cyniques et
cruels, exactement comme les hommes de main de Saddam Hussein.
Si je peux me
permettre un pronostic : le compte à rebours de la fin de la carrière de George
W. a déjà commencé…
La partie arrière de l’animal – Ariel Sharon – a
également de sérieux problèmes. Ceux-ci ont commencé avec le rejet du plan de
“désengagement unilatéral” par les membres du Likoud, une infime partie de la
population manipulée par les colons. Depuis lors, Sharon tourne en rond comme un
animal en cage. Il n’a pas la majorité parmi ses ministres et les membres du
Parlement (tenus par le référendum du parti), il est incapable de former un
autre gouvernement (les députés de son parti ne le lui permettront pas), il est
incapable de remplir la promesse faite à Bush (il l’a même ridiculisé).
Il a
commencé à blablater sur “d’autres plans” qu’il serait en train de concevoir –
ce qui rappelle une des blagues de Groucho Marx : “Ce sont mes principes. Si
vous ne les aimez pas, j’en ai d’autres.” Si Sharon avait vraiment eu
l’intention de quitter Gaza, il l’aurait fait tout de suite et sans tout ce
raffut, en fixant un calendrier précis et sans en changer les termes tous les
deux jours. Il aurait inclus dans son plan l’évacuation de l’“axe Philadelphie”,
l’étroite bande large de quelques centaines de mètres entre Gaza et l’Egypte,
qui, presque chaque jour, coûte des vies humaines.
Une semaine après le
référendum du Likoud, deux coups terribles ont été portés. Un véhicule blindé
transportant une grande quantité d’explosifs est entré à Gaza-ville pour faire
sauter des immeubles et a été atteint par une bombe placée au bord de la route
par la guérilla palestinienne. Elle a explosé, déchiquetant les six soldats
israéliens. Le jour suivant, exactement la même chose a eu lieu sur l’”axe
Philadelphie” : un camion blindé de transport de troupes plein d’explosifs,
envoyé là pour faire sauter des tunnels sous la frontière, a été touché par une
fusée palestinienne et a explosé avec ses cinq occupants. Pour la première fois,
les Israéliens ont vu la véritable image de Gaza : ni “terreur”, ni
“terroristes”, mais une classique guerre de guérilla, toute la population
participant à la lutte contre les forces d’occupation. Gaza d’aujourd’hui,
Cisjordanie de demain. Dans une telle lutte, nous ne pouvons pas gagner. On peut
tuer des Palestiniens à grande échelle, détruire des quartiers entiers comme
aujourd’hui. Mais on ne peut pas gagner. Les gens commencent à le comprendre. La
“gauche sioniste”, semble-t-il, est également en train de se réveiller d’un coma
qui dure depuis quatre ans. Israël va quitter la bande de Gaza comme il a quitté
la “bande de sécurité” au Sud-Liban. La similitude entre les deux bandes est
tellement évidente que les gros titres le proclament dans tous les médias.
Si
je peux me permettre un second pronostic : le compte à rebours de la fin de la
carrière d’Ariel Sharon a lui aussi déjà commencé…
18. La terreur comme politique par
Michele Giorgio
in La Rivista del Manifesto (mensuel italien) du mois de mai
2004
[traduit de l’italien par Marie-Ange
Patrizio]
Ces dernières semaines, le Hamas a atteint
des objectifs d’une signification politique exceptionnelle, dans les Territoires
occupés en Palestine.
Plusieurs évènements ont contribué aux succès du
mouvement islamique :
a). L’assassinat du fondateur et leader spirituel du
Hamas, Cheikh Yassine exécuté le 22 mars par les hélicoptères
israéliens, a accru la popularité dont les islamistes radicaux jouissaient déjà
chez les palestiniens.
b) Le renvoi tumultueux du sommet de la Ligue arabe,
prévu fin mars à Tunis, pendant lequel les leaders de la région auraient dû ,
parmi les différents points prévus à l’ordre du jour, examiner aussi une
résolution de condamnation dure d’Israël concernant l’exécution de
Yassine.
c) L’approbation à la mi-avril par le président américain G. Bush du
soi-disant « Plan de désengagement » du Premier ministre Sharon, qui - à côté de
l’évacuation des colonies juives de la Bande de Gaza- prévoit aussi
l’annexion de « blocs » d’implantations de colons en Cisjordanie et, en
conséquence, d’amples portions de terres palestiniennes à l’Etat d’Israël.
d)
L’amorce de négociations visant à donner à Gaza, pour l’ « après-Israël », une
administration ouverte à toutes les forces politiques palestiniennes, islamiques
comprises.
e) Dernièrement, l’assassinat immédiat -et barbare- de Rantisi,
le nouveau leader du Hamas, successeur de Yassine, survenu au moment où une
discussion sur la direction à prendre dans l’organisation était en cours. Tout
est allé dans la direction voulue par le Hamas, qui même s’il a perdu son leader
charismatique puis son successeur, a vu par ailleurs ses dirigeants persuader
plus facilement d’amples secteurs de l’opinion publique palestinienne que les
faits sur le terrain « prouvent » la validité de la ligne intransigeante et de
la lutte armée conduite jusqu’à présent par le mouvement islamique.
«
L’alliance toujours plus étroite des Etats –Unis et d’Israël a montré en
particulier aux palestiniens que Washington n’exercera jamais une médiation
impartiale. En général elle a contribué ici à convaincre largement que dans les
Territoires occupés, la négociation avec le Premier Ministre israélien est
impossible et que l’unique voie reste celle de la lutte armée », explique
l’analyste politique et islamiste modéré Ghazi Hamad. Celle qui a directement
fait les frais des conséquences du soutien garanti par Bush au plan de Sharon,
c’est l’Autorité nationale (ANP) de Yasser Arafat qui, explique Hamad, continue
à soutenir la voie de négociations avec Israël ; voie que les palestiniens ne
pensent plus crédible au moins dans les prochaines années. Un sondage, effectué
en février par le Centre palestinien pour les recherches politiques et sociales
et publié début avril, a révélé qu’une partie importante des palestiniens
préfèreraient justement que ce soit le Hamas qui mène les négociations avec
Israël. Parmi les personnes interrogées, 86 % pensent en outre « ne pas pouvoir
compter sur les états arabes pour les aider à récupérer leurs droits ». Deux
tiers de ces palestiniens pensent que le retrait des israéliens de Gaza a été
décidé grâce à la « résistance armée » conduite par le Hamas ; même si 61 %
pensent que « Sharon ne le fait pas sérieusement et qu’il n’accomplira pas ce
retrait ». Dans le cas où cela se produirait, cependant, pour 58 % qui confient
à l’Autorité nationale d’Arafat la tâche de négocier avec Israël, 41 %
voudraient au contraire que ce soit le Hamas qui mène ces
tractations.
Du reste une indication claire du souhait de la
population des Territoires occupés que la participation politique du Hamas soit
plus importante, a déjà été donnée dans les rencontres entre les différentes
factions palestiniennes qui ont eu lieu au Caire du 4 au 8 décembre
dernier. A cette occasion, l’accord proposé par l’Egypte pour la cessation des
attentats suicides contre les israéliens n’a pas pu être conclu ; le Hamas a
affirmé son refus d’arriver à un affrontement avec l’Autorité nationale mais une
volonté de se poser comme interlocuteur direct dans d’éventuelles futures
négociations avec Israël. D’aucuns firent même l’hypothèse que le Hamas
était en train de tenter d’établir des contacts avec Washington pour se proposer
comme l’unique et réelle force en mesure de faire cesser les violences du
côté palestinien. En échange toutefois de l’arrêt des attentats ciblés de la
part d’Israël.
L’élimination de Cheikh Yassine a fait s’écrouler toute
hypothèse de « compromis » entre l’islamisme radical et Israël ou d’une hudna
(trêve islamique) que le fondateur du Hamas avait lui-même soutenu, au moins à
certaines périodes .Dans les années 80, les autorités militaires israéliennes
avaient sciemment favorisé l’enracinement à Gaza (et en Cisjordanie aussi) de
l’idéologie des Frères Musulmans, l’organisation militante islamique née en
Egypte en1929 et qui s’était propagée dans tout le Moyen-Orient ; et ceci dans
le but de freiner la popularité de l’Organisation pour la libération de la
Palestine (OLP) conduite par Arafat. « Tout comme le président égyptien Anouar
El Sadate, qui avait encouragé le développement des organisations islamiques
contre la gauche dans son pays, de nombreux officiers israéliens croyaient que
le développement du fondamentalisme à Gaza aurait affaibli le pouvoir de l’OLP.
Le destin de Sadate fut de mourir de la main de ceux à qui il avait
consenti d’agir librement ; et maintenant il se passe la même chose à Gaza pour
le mouvement islamique (palestinien), qui se révèle être une force bien
organisée et enracinée dans le territoire. Le dessein de ceux qui croyaient
pouvoir orienter la renaissance islamique vers la tradition et le conservatisme
(dans les territoires occupés, Nda) s’en est trouvé déjoué» écrirent les
journalistes israéliens Zeev Schiff et Ehud Yaari, dans leur livre de 1989, qui
analysait les causes et le développement de la première Intifada palestinienne
(1987-1993).
Shiff et Yaari ne manquèrent pas en outre de souligner qu’Israël
a permis le développement, entre le début de l’occupation militaire en 1967 et
le début de l’Intifada en 1987, du nombre des mosquées à Gaza et Cisjordanie.
Sans compter les autorisations accordées à de nombreuses organisations de
charité islamiques qui opéraient en fait une œuvre de prosélytisme politique et
religieux. Aujourd’hui encore le rôle d’Israël se révèle fondamental
dans
l’expansion du Hamas. Les coups dévastateurs inférés par l’armée de Sharon à
l’Autorité nationale, et les assassinats ciblés des dirigeants islamiques ont
été en fait déterminants pour favoriser la croissance du Hamas ; jusqu’à en
faire, au moins dans la bande de Gaza, la force politique majoritaire au
détriment du Fatah et des autres formations laïques palestiniennes qui, même
dans des options différentes les unes des autres, continuent à croire que la
seule solution possible au conflit soit un compromis territorial avec Israël et
la naissance d’un Etat palestinien indépendant en Cisjordanie et à Gaza, avec
une capitale dan le secteur arabe de Jérusalem (Est), sous occupation depuis
1967.
Les « assassinats ciblés » accomplis par Israël ont par ailleurs
éliminé dans le Hamas des personnalités qui, en tout cas par rapport à d’autres,
n’excluaient pas la possibilité d’ ententes « politiques », même temporaires
avec l’ « ennemi ». Le cheikh Yassine avait bien sûr avalisé des attentats
suicides qui ont causé la mort de centaines de civils israéliens, et il n’avait
jamais proposé la reconnaissance du droit d’exister pour l’état hébreu dans ce
qu’il considérait comme la « terre islamique ». Mais en même temps, le fondateur
du Hamas accompagnait souvent ses appels à la guerre de déclarations plus
pragmatiques. Ceci à la différence de son successeur au leadership du mouvement
islamique à Gaza, Abdel Aziz Rantisi – lui aussi assassiné par la suite- qui
soutenait ouvertement la poursuite des attaques armées et des attentats, même en
Israël. Au début du mois de mars, quelques jours avant sa mort, Yassine avait
affirmé dans deux entretiens que le Hamas se serait engagé à ne pas tenter de
coup de force pour avoir le contrôle de Gaza, quand les colons et les soldats se
seraient retirés ; et il préparait un « plan » sur la façon de l’administrer
dans la période de l’après-Israël. « Nous devons établir dès maintenant un «
pacte d’honneur », qui établisse des directives acceptables pour toutes les
factions de la résistance », avait-il proposé dans un entretien avec les
journalistes d’une chaîne télévisée arabe. « Le but de ce « pacte
d’honneur » est d'empêcher toute lutte fratricide » à la suite du retrait
israélien. Pour favoriser le retrait, Hamas aurait été prêt à suspendre les
actions militaires pendant « un certain laps de temps ». Dans une autre
interview, au quotidien de Jérusalem Est Al Quds, Yassine avait donné
l’assurance de son soutien aux rencontres entre courants palestiniens. « Nous
n’avons pas encore pris de décisions, dit-il. Nous sommes en train d’étudier,
d’examiner les documents. Nous avons pris note de toutes les positions. De toute
façon, rien n’arrivera tant que les sionistes (les israéliens, Nda) ne se seront
pas retirés ». En janvier par contre le leader du Hamas fit une petite ouverture
à un compromis avec Israël. Il se dit prêt à « laisser à l’histoire » la
responsabilité de décider du futur de l’état d’Israël.
Le cheikh affirma que
le Hamas pourrait accepter une « paix temporaire » avec Israël en échange de la
constitution d’un état palestinien « provisoire »en Cisjordanie et dans la Bande
de Gaza. Ce fut une affirmation volontairement vague, qui laissait la
possibilité de différentes interprétations. Quelqu’un commenta que le Hamas
s’était résigné de cette façon à l’existence d’Israël.
Yassine, en tout cas,
déclara clairement que même après la création d’un état palestinien, son
mouvement ne serait pas disposé à reconnaître « l’autre Etat (Israël, Nda)
qui se trouve en Palestine ». Et il précisa que les conditions du Hamas pour une
trêve étaient « la fin de l’occupation dans les Territoires occupés, le
démantèlement des colonies juives et le retour des réfugiés palestiniens de 1948
dans leurs maisons et leurs terres en Israël ».
Le pragmatisme même ambigu de
Yassine a été mis en pièces par les hélicoptères israéliens le matin du 22 mars
à Gaza. Par contre restent les voix intransigeantes, les plus militantes,
d’un mouvement islamique qui est bien conscient de sa force et de sa popularité,
et pas seulement dans les Territoires occupés, et n’accepte plus d’être un
subalterne dans l’Autorité nationale. « Les accords d’Oslo sont morts. Quand les
sionistes partiront de Gaza nous nous trouverons dans une terre « libérée », qui
aura besoin d’une administration ouverte à toutes les forces en présence de
façon paritaire. Nous n’accepterons d’y entrer qu’en faisant partie du processus
décisionnel », a prévenu Saïd Siam, déjouant le plan d’Arafat prêt à faire
entrer le mouvement islamique dans l’Autorité Nationale sans toutefois lui
concéder un pouvoir réel.
La structure actuelle du Hamas comprend une
direction à l’étranger –conduite par son nouveau leader suprême Khaled Mashaal-
et un groupe dirigeant dans les Territoires dont, outre le nouveau leader à
Gaza, dont l’identité est tenue secrète après l’assassinat de Rantisi- font
partie Mahmud al Zahar et Ismaïl Hanyie, auparavant directeur du bureau du
Cheikh Yassine. « Nous nous battrons, s’il le faut, jusqu’à ce que le dernier
sioniste ait quitté notre terre », avait proclamé Rantisi juste après sa
nomination comme leader dans les Territoires. Rantisi avait en outre défini Bush
comme « ennemi de Dieu, ennemi de l’Islam et des musulmans ». Soutenant que «
l’Amérique a déclaré la guerre à Dieu. Sharon a déclaré la guerre à Dieu et Dieu
a déclaré la guerre à l’Amérique, à Bush et à Sharon ». Il avait ensuite accusé
les leaders arabes de faiblesse à cause du renvoi du sommet (NDT: de la Ligue
arabe), à la fin du mois de mars. De la guerre de Sharon à l’Intifada
palestinienne a émergé un Hamas encore plus intransigeant, et conscient de son
énorme influence. Mais peut-être cela fait-il partie de la stratégie de ceux qui
cherchent à propager l’incendie et à ne pas résoudre le conflit
israélo-palestinien.
19. Un Etat providence par-dessus la Ligne
Verte par Hannah Kim
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du mardi 25
mai 2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
L’alliance entre résidents des villes de
développements et colons – reflétée par le référendum interne aux adhérents du
Likoud, sur le plan de désengagement – a fait ressurgir tous les stéréotypes :
une fois encore, il s’avère que les résidents des villes de développement
tendent vers l’extrême droite, manquent de compréhension des événements et sont
ingrats envers ceux qui tentent de les aider à mettre fin au régime
d’occupation. Ils sont toujours prisonniers des charmes de la religion et de la
tradition – comme l’a montré leur réponse aux colons, qui insistaient sur ces
aspects dans leur appel. Au lieu de soutenir l’évacuation des colonies, la
plupart des habitants des villes de développement ont voté pour ceux qui
extorquent des aides très importantes à l’Etat, à leur détriment.
En
réalité, ce n’est pas seulement dans les villes et les quartiers limitrophes du
Gush Katif qu’une majorité des membres du Likoud a voté contre le plan [de
retrait] (73 % à Sderot, 69 % à Ofakim, 86 % à Netivot, 58 % à Yeruham, 62 % à
Dimona et 67 % à Mitzpeh Ramon) : ce fut aussi le cas dans des localités qui en
étaient éloignées (76,5 % à Beit She’an, 73,2 % à Beit Shemesh, 67 % à
Maalot-Tarshiha, 63 % à Pardes Hanna, et 77 % à Rosh Ha’ayin – ce sont des
villes de développement, ndt). La peur des fusées Qassam ne pouvait, dès lors,
être incriminée, face à ce vote « irrationnel ».
La question posée consiste à
savoir si nous avons été confrontés à un vote plus sentimental que rationnel.
Cette hypothèse ne résiste pas au test des élections aux conseils locaux,
intervenues depuis : dans la plupart des localités où les opposants au retrait
l’avaient emporté (lors du referendum), le Likoud a été battu aux élections
municipales. Dans beaucoup de grandes villes et de villes moyennes, les
candidats du parti Travailliste ou du parti Une Nation l’ont emporté,
contredisant l’idée reçue qui assigne aux habitants des villes de développement
des modèles de vote tribaux, favorables à la droite. Il est vrai que, depuis
1977, la plupart des Israéliens considérés appartenir aux classes économiquement
les plus défavorisées votent pour la droite. Mais démonstration a été également
faite qu’ils savent de quelle manière sanctionner la droite et changer de
bulletin de vote – à l’intérieur de la droite, et à l’extérieur – comme ils le
firent en 1992.
N’empêche… Pourquoi la majorité des habitants des villes de
développement restent-ils indifférents devant le slogan de la gauche : « Du fric
pour les quartiers à faibles revenus – pas pour les colonies ! » ? Pourquoi
semblent-ils agir à l’encontre de leurs intérêts bien compris ? Il y a une
explication tout à fait rationnelle à cette attitude, et cette explication tient
toute entière dans le comportement de ceux qui, précisément, ont pensé ce beau
slogan. Le deuxième gouvernement dirigé par Yitzhak Rabin a certes investi plus
de financements dans l’éducation et les infrastructures, mais il a aussi
encouragé la privatisation de l’économie, la domination des compagnies de
main-d’œuvre dans le champ des relations sociales, et la Loi de l’Assurance
Maladie Nationale, qui a dressé contre elle tant la médecine au noir que la
médecine grise. En Israël, à l’intérieur de la Ligne Verte, l’éducation, la
santé, les infrastructures et les services municipaux sont devenues des services
et, en tant que tels, on s’est mis à les gérer en vertu du principe qui veut que
les membres de la société les plus à l’aise financièrement sont en mesure de les
monopoliser, en grande partie.
Concomitamment au démantèlement de l’Etat
providence à l’intérieur de la Ligne Verte, un remarquable Etat providence se
mettait en place, de l’autre côté. Les services fondamentaux ayant été mis hors
de portée pour les Israéliens à bas revenus, les colonies devinrent le seul lieu
où ils purent trouver leur salut.
Il suffit de parcourir le supplément du
Ha’aretz pour les fêtes de Rosh Hashanah (26.09.2003) pour le comprendre : un
investissement massif dans l’éducation a produit des taux de réussite élevés au
baccalauréat (71,4 % en Cisjordanie et 69,6 % dans la bande de Gaza, à comparer
aux 47 %, seulement, dans les villes de développement (en Israël « de 1948 »,
ndt)). Les dépenses exceptionnelles (rallonges budgétaires) consacrées à la
santé, au-delà de la Ligne Verte, s’élèvent à environ 75 millions de NIS
(nouveaux shekels) annuellement. Les allocations logement et les aides à la
production de biens durables dans les colonies ont atteint un total d’environ
400 millions de NIS en 2003 – dans la seule vallée du Jourdain. Soixante
colonies ont bénéficié de 13 % de réductions de taxes. Tous ceux qui ont acheté
un appartement dans une colonie ont reçu un apport et un prêt pour une valeur
d’environ 90 000 NIS par logement. Les enseignants ont bénéficié de nombreuses
primes.
L’effondrement de l’Etat providence à l’intérieur de la Ligne Verte,
et les investissements massifs dans les territoires, ont créé une nouvelle
réalité démographique, qui a pour effet de solidariser Sderot (symbole des
villes de développement, ndt) et le Gush Katif (symbole des colonies, ndt). Le
prolétariat israélien est devenu un des facteurs déterminants dans l’effacement
de la Ligne Verte et dans le renforcement du régime d’occupation. Ceci explique
pourquoi on peut trouver des enfants d’une même famille, séparés entre les
colonies du Gush Katif et les villes (de développement) de Sderot ou d’Ofakim :
ce sont ceux qui ont emménagé – et prospéré – dans les premières – des colonies
; et ceux qui ont sont restés sur place, dans les villes de développement.
La
politique proposée par les (travaillistes) Shimon Peres, Ehud Barak, Amram
Mitzna et Yossi Beilin n’améliorera pas le niveau de vie des résidents des
villes de développement, quand bien même toutes les colonies seraient-elles
évacuées. Au contraire. Cela les privera de la seule option qui s’offrait encore
à eux, susceptible d’améliorer leur niveau social. Les dirigeants de la gauche
sont partisans de continuer la privatisation des services essentiels. On se
souviendra, à ce propos, du fait que Mitzna avait soutenu le projet économique
de Silvan Shalom consistant à élaguer les prestations de la Sécurité sociale et
des autres services sociaux.
La seule manière de vaincre la droite consiste à
casser ce mécanisme de compensation. La tentation de déménager de l’autre côté
de la Ligne Verte ne disparaîtra que lorsqu’une incitation en sens contraire
sera créée au sein de l’Etat d’Israël. Semblablement, il est temps de modifier
le slogan creux « Des sous pour les quartiers défavorisés, pas pour les colonies
! », qui ne tient plus debout. Jusqu’à ce que les colonies soient évacuées, le
slogan devrait être : « Des sous pour les quartiers défavorisés : les gens
reviendront des colonies ! ». En dernière analyse, cela contribuera, plus que
tout le reste, à la réalisation d’un règlement pacifique.
20. Palestine et Israël : des articulets du
Monde" aux titres trompeurs par Michel Robin
on Acrimed le mardi 18
mai 2004
[Action Critique Médias :
http://www.acrimed.org]Tout journaliste a appris qu’un
titre de journal sert à attirer l’attention du lecteur et que ces quelques mots
choisis doivent proposer en un clin d’oeil un condensé de l’article qu’ils
surplombent. Les titres de deux articulets parus fin avril 2004 dans Le Monde
contreviennent pourtant à cette règle élémentaire.
Le 24 avril 2004, un titre du grand quotidien du soir nous
apprend ceci : « Heurts en Cisjordanie et à Gaza, où deux fillettes ont trouvé
la mort ».
Des heurts, qui n’en a pas connus, lors de manifestations ou dans
des concerts ? Ce n’est jamais bien méchant. Si on est courageux, on se frite ;
sinon on fait chauffer ses baskets et on s’esquive. Ce même titre ajoute,
séquence émotion, que deux fillettes « ont trouvé la mort ». Généralement, c’est
dans un accident qu’on “trouve la mort”. En d’autres mots, ce serait surtout la
faute à pas de chance, si ces heurts ont provoqué la mort des enfants. Et
surtout, la nationalité de ces fillettes n’est pas précisée. Normal, après tout,
pour des êtres si petits, à peine ébauchés, des êtres génériques, sans passé et
pour le coup sans avenir, n’ayant pas encore eu le temps de se trouver des
racines dans un pays qui n’existe pas, à peine remarquées dans leurs familles si
nombreuses. Ce titre, finalement gentillet, chargé de compassion mais pas trop,
n’incite pas à lire plus loin.
Sauf si, par mégarde ou par curiosité, on
pose son regard sur la première ligne de l’article : aussitôt, c’est l’horreur
qui nous saute au visage, nous agrippe, nous entraîne dans une équipée
meurtrière. En deux jours d’opérations, les 22 et 23 avril, l’armée israélienne
a non seulement provoqué la mort des deux fillettes palestiniennes, mais aussi
massacré dix-neuf Palestiniens, sans compter « des orangeraies rasées, un
bâtiment abritant un centre pour handicapés servant de position de tirs aux
combattants palestiniens dynamité, une maison détruite et une dizaine d’autres
bâtiments endommagés », et sans oublier un Palestinien grièvement blessé. Ce
massacre, rapporté à la France, se monterait à 420 victimes... Mais, grâce au
Monde, on saura désormais qu’on peut qualifier de « heurts » des actes
considérés comme des crimes de guerre par le droit international.
Venons-en au deuxième titre, tout aussi anodin, paru dans le
numéro du 28 avril 2004 : « Le cinéaste israélien David Benchetritt molesté ».
Ici, le métier, la nationalité et le nom du protagoniste sont donnés dans le
titre. Après tout, c’est un adulte et il mérite le respect. S’il a été molesté,
cet homme de culture, fragile à coup sûr, idéaliste certainement, ce ne peut
être qu’au cours d’une petite altercation. Manifestement, ce titre dit tout, pas
besoin d’aller plus loin dans la lecture.
Mais on a du temps devant soi, on
baguenaude entre les pages, on traîne le long des colonnes, on laisse son oeil
glisser sur les premiers mots de l’article, et à nouveau un scénario stupéfiant
de violence nous foudroie le cerveau, sorte d’Orange Mécanique made in Israël.
Les faits : le 21 avril, David Benchetritt a été grièvement blessé par des
vigiles en civil devant le ministère de la Défense, à Tel-Aviv, sous le regard
de « soldats en faction qui se sont abstenus d’intervenir ». Il subira une
intervention chirurgicale de plus de quatre heures et sera obligé, selon ses
propos sur France-Inter, d’interrompre pour six mois le montage de son film
consacré... au comportement de l’armée israélienne et aux objecteurs de
conscience. Eh oui, monsieur Benchetritt, quand on est trop curieux sur l’armée
israélienne, on risque sa vie et on paie cash ! Mais, grâce au Monde, on aura
appris que le vocable « molesté » peut correspondre à une agression d’une
extrême violence.
A quoi il faut ajouter que la visibilité de ces deux
articles est des plus réduites : à peine 10% de la surface de la page pour
le premier et sa relégation en bas à gauche, et 5% pour le second, coincé tout
en haut à droite.
Mais ce n’est pas tout. Le premier article, sur le
massacre des Palestiniens, non seulement est signé « AFP » (autant dire que son
auteur est anonyme, ce qui pose l’énorme problème, souvent posé mais jamais
résolu, des dépêches d’agence), mais surtout, la source - le commandement
militaire israélien - n’est pas mentionnée. Quant au second article, rédigé par
un journaliste du Monde, qui a pu parler au téléphone avec le molesté, il n’est
pas signé ! Pas de source, pas de signature : au Monde, on sait s’asseoir, ni vu
ni connu, sur la charte rédactionnelle du journal et sur les règles élémentaires
du journalisme.
Difficile de savoir à qui il faut imputer la responsabilité
de ces titres biaisés, qui donnent une présentation tronquée des faits. L’effet,
lui, même s’il n’est pas intentionnel, est indiscutable : banalisation de
l’horreur et absolution de Sharon, de sa politique et de ses crimes
Alors,
gardons les yeux ouverts, car même malmenée, la vérité peut parfois se nicher
dans les coins d’un grand journal comme Le Monde, tout en bas à gauche ou tout
en haut à droite...
21. L'an prochain à Jérusalem ?
par Valérie Féron
on Entrefilets.com le samedi 15 mai
2004
Vieille Ville de Jérusalem - «Jérusalem ne ressemble à
aucune autre ville sur terre. Elle est sainte pour les trois principales
religions monothéistes » , déclare le site officiel de la municipalité
israélienne de la ville qui affirme aussi qu'elle « est la capitale de l'Etat
d'Israël et du peuple juif », et conclut qu'en un sens « elle appartient à
tout le monde ». Cette description prometteuse est celle en fait de la «
capitale de la Terre Promise » Yérushalaim, qui a droit en Arabe à son
néologisme « Ourshalaim » (inscrit sur les panneaux routiers). On ne
pourrait la confondre avec celle de Jérusalem, al Qods en Arabe, qui
ne ressemble certes « à aucune autre ville sur terre », qui est certes « sainte
» pour les trois grandes « religions monothéistes », mais qui vit,
elle, au rythme de l'occupation et la colonisation israélienne. Offrons
nous donc un instant de magie dans cette dernière le temps d'une promenade
dans la Vieille Ville.
Jérusalem/Al Qods
Dans cette Jérusalem/Al Qods c'est du
Saint Sépulcre que part chaque année vers le monde entier le feu saint
annonçant la résurrection du Christ. Pâques a été en cette année 2004 un temps
particulièrement fort pour les chrétiens, les différentes Eglises l'ayant
célébré en même temps, les dates des différents calendriers coïncidant. Les
commerçants palestiniens espéraient un afflux de pèlerins, même en ces temps
noirs où la Vieille Ville est désertée par les touristes. On aura surtout eu un
afflux de policiers et de soldats israéliens solidement armés, déployés en masse
à l'intérieur du Saint Sépulcre, et sur le parvis. Comme tous les ans, les rues
qui mènent à la « Knisset el Qyame » (l'Eglise de la Résurrection/Saint
Sépulcre) avaient été bloquées, empêchant pendant de longs moments les pèlerins
et les Palestiniens chrétiens de la Ville d'y accéder. Sur les toits, là aussi
des soldats, en plus des quelque deux cents caméras installées à tous les coins
de rues lors de la venue du Pape en l'an 2 000, et que l'on n'a pas jugé utile
d'enlever depuis. « Sécurité » disent les Israéliens. Pèlerins ou chrétiens
locaux effectueront donc le jour du Vendredi Saint le chemin de
croix dans la Via Dolorosa au son des talkies walkies des policiers
passant et repassant au milieu des processions au lieu de se tenir uniquement de
chaque côté comme le bon sens populaire l'imaginerait en matière de « sécurité
». D'autres, Palestiniens, habitant à deux rues du Saint Sépulcre
renonceront bien avant d'être arrivés, les laisser passer octroyés (pourtant
écrit en hébreu) laissant généralement de marbre soldats et
policiers. Beaucoup, locaux ou étrangers, se feront rabrouer, bousculer et
injurier (sans s'en douter s'ils ne comprennent pas l'hébreu), dans une
ambiance digne de celle aux checkpoints. Le tout avec la phrase magique «
Ici c'est nous qui décidons ! ». Cette phrase que même les responsables
religieux s'entendent répéter en permanence par la hiérarchie policière. Pour
cette Pâques, celle-ci, prenant pour justification les vives querelles
notamment entre les orthodoxes et les arméniens avait mis en garde :
« nous leur avons dit que nous ne tolérerons pas d'émeutes a déclaré
le porte-parole de la police Shmoel Ben-Ruby, cité par le quotidien
Haaretz. S'ils ne parviennent pas à un accord, il n'y aura pas de
cérémonie, ou juste une petite » ! la Pâques chrétienne risque t-elle donc
un jour ou l'autre d'être sacrifiée sur l'autel sécuritaire israélien ?
Dans
le même temps, tous les vendredis, les fidèles musulmans tentent de venir prier
à Al Aqsa. La plupart du temps seuls les hommes âgés de plus de quarante ans y
sont autorisés et les femmes. La Vieille Ville est de nouveau quadrillée par
l'armée et la police qui décident de qui passe et qui ne passe pas. La tension
peut monter à chaque instant mais la plupart du temps les fidèles se contiennent
face aux provocations. Ceux qui sont refoulés attendent l'heure de la prière
diffusée par hauts- parleurs dans les ruelles intérieures ou les axes routiers
extérieures. On voit alors des dizaines de jeunes Palestiniens le nez sur
le goudron, dans les bottes des Israéliens ou des sabots de leurs chevaux (la
police montée étant généralement également présente), effectuer leur prière? en
toute sécurité !
Ces scènes, seuls un petit nombre des chrétiens et des
musulmans Palestiniens ont « la chance » d'y assister. La grande majorité
d'entre eux sont bloqués, bien avant d'atteindre leurs lieux de
cultes, aux chekpoints placés aux entrées et sorties des localités qu'ils
habitent. La liberté de culte s'arrête donc là où commence la « sécurité »
de l'Etat d'Israël ?
Yérushalaim
Tous les ans à la fin du mois de mai,
les Israéliens fêtent Yom Yérushalaim (le Jour de Jérusalem) sensé
célébrer « la réunification » depuis la guerre de 1967 de la Ville sous leur
autorité. C'est l'occasion pour des centaines d'entre eux de littéralement
prendre d'assaut la partie occupée de la Ville Sainte jusqu'au Mur des
lamentations sous la protection de l'armée. Chacun assiste à un
déferlement en danse et en chanson à l'intérieur de la Vieille Ville
où se précipite de toutes les portes une foule compacte, en majorité des
colons. Un flot ininterrompu pendant deux à trois heures jusqu'au Kotel (le Mur
des Lamentations) où l'on a dressé un immense podium musical qui empêchera les
habitants de la vieille ville de dormir une bonne partie de la nuit. A
l'intérieur des murs, dans les ruelles commerçantes, on n'entend plus qu'un
bruit de portes de magasins qui se ferment précipitamment les unes après les
autres. Les Palestiniens de la Vieille Ville savent ce qui les attend et ne
veulent pas prendre de risques. Le climat ressemble soudain à celui qui prévaut
quotidiennement dans la Vieille ville de Hébron. Porte de Damas, une
poignée d'entre eux, vieillards, femmes et quelques jeunes assistent
en famille au « spectacle « qui manque cruellement de la présence de
caméras. De 15 à 40 ans c'est une foule qui hurle en l'honneur de « Am Israël !
» (Peuple d'Israël) sous l'oeil des soldats dont l'attitude n'a rien à voir avec
celle d'un policier parisien chargé du maintien de l'ordre. Les groupes
s'arrêtent en bas des marches le temps d'entamer des chants plus proches
des rituels guerriers que des ritournelles amoureuses ou des incantations
religieuses. On fait face aux Palestiniens relégués sur le bas côté. Quand
un jeune bouscule, difficile de lui rappeler qu'on existe, sans se faire
agresser ou qu'un soldat ordonne de reculer... pas aux Israéliens bien entendu,
qui narguent pendant de longues minutes les Palestiniens présents. On
brandit sous leur nez d'immenses drapeaux frappés de la croix de David, en
faisant clairement éclater son refus des « Arabes » et d'un état palestinien.
Pas de crainte sécuritaire cette fois pour les forces de l'ordre qui
prennent soin de laisser leurs concitoyens juifs israéliens libres de tout
mouvement.
A ceux qui auront trouvé cette balade dans Jérusalem/al Qods
quelque peu déprimante, ce que je conçois bien volontiers, ils peuvent toujours
tenter d'en faire une autre, virtuelle, dans « la capitale » de la Terre
promise.
Quant à ceux qui sont tentés par l'expérience du réel, rendez
vous l'année prochaine à Jérusalem/Al Qods ? enfin...si Israël veut
!
22. Les géniteurs d'Al-Qaeda par
François Burgat
in Libération du mercredi 12 mai 2004
L'égoïsme et l'iniquité de ses politiques exposent
l'Occident à la violence terroriste.
L'actualité dément très
régulièrement l'efficacité d'une réponse seulement répressive aux attaques du 11
septembre 2001. Le fait de souligner la permanence des «réseaux terroristes
islamiques» ne permet pas pour autant d'interpréter scientifiquement leur
origine et encore moins d'en tirer d'éventuelles conclusions prospectives. Pas
plus aujourd'hui qu'il y a dix ans, au lendemain des terribles attentats du
métro Saint-Michel, on ne saurait en fait se satisfaire d'arrêter les seuls
poseurs de bombes. Il faut plus urgemment encore identifier aussi ceux qui
construisent et pilotent la terrible machine qui fabrique ces désespérés de la
politique, de l'humanisme et de la vie, fût-elle la leur. Une fois encore, les
pistes ne conduisent pas que dans les banlieues ou même dans les métropoles «de
l'islam». La recherche d'une riposte efficace au terrorisme doit en fait
dépasser le culturalisme et l'unilatéralisme de l'approche dominante pour
redonner sa place à la trivialité profane et universelle du politique.
Les
bribes d'information collectées par les acteurs de la riposte militaire,
policière et judiciaire sont à n'en point douter utiles. Mais elles ne peuvent
fournir les cadres conceptuels de l'analyse. Le piège analytique ne réside pas
dans l'appréciation («optimiste» ou «pessimiste») des performances et de
l'avenir respectifs des «terroristes islamistes» et de ceux qui, à Washington ou
à Paris, à Alger ou à Riyad, les combattent. Il se cache au coeur des catégories
construites pour représenter la confrontation et dans la distribution
parfaitement unilatérale des appellations et des rôles imposée par une pensée
dominante chaque jour un peu moins plurielle. Le credo du moment voudrait que
les «démocraties» et autres «défenseurs de la liberté» ou «de la tolérance»
soient confrontés à une menace à la fois «intégriste» et, plus gravement encore,
«terroriste». Est-ce bien de cela qu'il s'agit ?
Plus vraisemblablement,
l'«Occident impérial» (les Etats-Unis ayant vite rejoint et dépassé l'Europe
coloniale et la Russie) peine d'abord aujourd'hui à admettre la très banale
résurgence du lexique islamique, c'est-à-dire le fait qu'une culture non
occidentale entende grignoter son vieux monopole terminologique d'expression de
l'universel. Plus vraisemblablement ensuite, la violence à laquelle est
confronté l'Occident est moins «idéologique» et «religieuse» que très banalement
politique. Elle n'est que la réponse relativement prévisible à l'unilatéralisme,
l'égoïsme et l'iniquité de politiques conduites, directement ou par dictateurs
interposés, dans toute une région du monde. L'administration américaine et ses
soutiens étatiques européens et arabes ne sont pas les objets d'une quelconque
haine «de la démocratie» et «de la liberté» qui animerait leurs «agresseurs» au
fur et à mesure qu'ils «basculeraient» dans l'«islam radical». Au prix de la
mort de milliers d'innocents, ils sont plus vraisemblablement en train de rendre
des comptes pour des milliers d'autres victimes, tout aussi innocentes, des
politiques parfaitement irresponsables menées depuis trop longtemps.
Pour
entr'apercevoir cette évidence, nos spécialistes ès terrorismes sont
malheureusement bien trop étrangers à la connaissance sociologique, politique et
culturelle des sociétés d'où monte cette violence. La disqualification des
résistances à un ordre dominant a toujours impliqué de dénier toute légitimité,
voire toute cohérence, aux contestataires. «Oussama n'a que faire de la
Palestine !», «Oussama se fiche de l'Irak», nous répètent donc à l'envi nos
spécialistes du «wahhabisme». Il n'en voudrait qu'à notre démocratie, à nos
libertés, à nos valeurs, peuvent alors conclure ceux que réconforte une si
heureuse évidence. Est-ce si sûr ?
De 1990 à 2001, la liste est pourtant
longue des brèches que par son cynisme et l'unilatéralisme de ses politiques
l'Occident a ouvertes dans ses prétentions universalistes. Après leurs parents,
punis par centaines de milliers parce que notre vieil ami le bon tyran «laïque»
qui les martyrisait impunément depuis vingt ans avait brutalement cessé d'être
utile à l'administration américaine, 500 000 enfants irakiens, morts une
première fois d'un impitoyable embargo économique, périssent chaque jour, une
seconde fois, sous la plume de nos exégètes médiatiques et politiques de
l'«islam radical». Leur mort n'a en effet aucun poids politique, elle n'est
susceptible de prendre rang dans aucune explication «géopolitique», ni de
générer la moindre mobilisation ou la moindre résistance légitime. Oussama et la
génération Al-Qaeda n'ont rien à voir non plus avec la terrible forfaiture
occidentale face au coup d'Etat militaire de janvier 1992 en Algérie. Rien à
voir donc avec les dizaines de milliers de disparus aux mains des escadrons de
la mort de «nos amis algériens» ; rien à voir avec l'effarante légèreté de tous
ceux qui, en France ou ailleurs, ont préféré fermer les yeux sur ces crimes ou,
pire, qui s'y sont associés activement pour conserver à leur pays, ou à
eux-mêmes, une part de la rente pétrolière dilapidée ; rien à voir non plus avec
les milliers de torturés d'autres prisons, dans tous ces pays de la région où
notre coopération sans faille permet à des régimes exsangues, piétinant
allégrement nos valeurs proclamées, de se maintenir à l'abri de tout embargo,
voire de la moindre pression du camp occidental «des droits de l'homme et de la
démocratie».
C'est en mars 1996, dans la station balnéaire égyptienne de
Charm el-Cheikh, que la dernière et la plus emblématique des étapes de la
gestation d'Al-Qaeda s'est sans doute déroulée. Pour entonner les incantations
du premier grand forum mondial de l'«antiterrorisme», aucun des puissants de ce
monde ne manquait à l'appel. Le Russe Boris Eltsine était alors en train de
lancer en Tchétchénie, sur un mode particulièrement barbare, l'une des dernières
guerres coloniales du XXe siècle. L'Américain Bill Clinton, abandonnant pour un
temps un Irak déjà affamé, était venu parfaire avec son homologue israélien le
trompe-l'oeil des accords d'Oslo, enjoignant à l'autorité palestinienne
d'éradiquer toute résistance armée à une occupation militaire israélienne qui
était elle-même autorisée à se perpétuer sur un mode plus désespérant que
jamais. L'Egyptien Moubarak et ses homologues arabes, forts de leurs scores
électoraux et des satisfecit démocratiques répétés accordés par les Occidentaux,
étaient, à coups d'arrêt de tribunaux militaires ou, plus rapidement encore, par
la torture et les exécutions extra-judiciaires, en train de triompher de tout
risque d'alternance démocratique dans leur pays respectif. A Charm el-Cheikh,
les puissants de ce monde exorcisèrent leurs autocratismes en tous genres en
communiant dans une identique dénonciation : celle du «terrorisme islamique».
Cette même année, Ben Laden appelait à la guerre «... ses frères musulmans du
monde entier et de la péninsule arabique en particulier», un étudiant en
architecture du nom de Mohamed Atta, pilote présumé du premier des deux Boeing à
s'être écrasé sur une tour du WTC, décidait brutalement de rédiger son
testament. Deux ans plus tard, l'Egyptien Aiman Dhawahiri se ralliait à la
stratégie de Ben Laden.
Bien avant le 11 septembre, l'impasse mortifère d'une
communication réduite à un langage de sourds était verrouillée : en octobre
2000, lors des obsèques des dix-sept marins américains tués à Aden alors qu'ils
partaient vers l'Irak pour y parfaire cet embargo dont on sait qu'il fut aussi
inutile que terriblement meurtrier, le président Bill Clinton, rendant hommage à
ses soldats, «liés par un même engagement au service de la liberté» pour
laquelle l'Amérique «ne cesserait de lutter», stigmatisa ainsi la devise
intolérable qu'il prêtait aux «agresseurs intégristes» des jeunes Américains
«épris de liberté». Chez ces gens-là, s'écria-t-il, c'est «our way or no way»,
(notre manière de voir ou rien d'autre). Quelques mois plus tard,
c'est pourtant à peu de chose près au nom d'une formule aussi terrible («avec
nous ou contre nous») que son successeur lançait le monde occidental sur les
chemins hasardeux de la grande «croisade» contre «la terreur» où il est
aujourd'hui égaré.
23. Palestine : l'apartheid en
pratique par Praful Bidwai
in The News International Pakistan
(quotidien pakistanais) du lundi 19 avril 2004
[traduit de l'anglais par Claude
Zurbach]
(Praful Bidwai est un célèbre
écrivain indien. Il appartient au "Nehru Memorial Museum and Library" et a
remporté le prix "Sean MacBride 2000" du Bureau International pour la
Paix.)
Beaucoup de monde en Asie pense que l'occupation israélienne en
Palestine est aussi oppressive, aussi brutale et intrusive, aussi dégradante,
humiliante et déshumanisante que l'a été le colonialisme en règle générale dans
le monde, à la nuance près que l'injustice actuelle dispose d'une dimension
religieuse du fait du sionisme.
Ces gens se trompent. L'occupation est pire,
bien pire.
Je viens de visiter la Palestine-Israël pendant deux semaines et
je peux en témoigner. Prenons juste le fait suivant en considération. Durant la
première moitié du 20e siècle, la Grande-Bretagne avait progressivement relâché
sa poigne de fer sur l'Inde et était devenue plus accomodante vis à vis des
aspirations populaires. Durant la dernière cinquantaine d'années, Israël n'a
cessé de renforcer sa main-mise sur la terre de Palestine et a pratiqué une
politique d'exclusion de plus en plus forte. Israël a confisqué les 24 % de la
Cisjordanie et Gaza, et 89 % de Jérusalem Est par le moyen d'implantations
illégales, de routes, d'installations militaires, de réserves naturelles
etc...
Israël a réduit la vie quotidienne des Palestiniens à d'insupportables
formes d'une existence en prison. Ils ne disposent d'aucune liberté de mouvement
et parfois même à l'intérieur de leur propre intimité. Ils ne peuvent rentrer
même dans des villes dites "unifiées" comme Jérusalem sans laisser-passer.
Aujourd'hui, il y a 400 000 colons installés dans 300 colonies réparties à
travers la Cisjordanie.
Les colons sont incoyablement privilégiés. On leur
alloue par exemple 1450 mètres cube d'eau par an, alors que le Palestinien ne
dispose que de 83 mètres cube. Israël contrôle 80 % des ressources en eau dans
les territoires occupés et extrait également le tiers de ses besoins en eau du
Jourdain. 80 % des ressources des nappes phréatiques de la Cisjordanie vont en
Israël.
Les disparités entre les économies israélienne et palestinienne sont
stupéfiantes. Israël est le 16e pays au monde en terme de revenu (PIB), avant
l'Irlande et l'Espagne. L'économie palestinienne quant à elle dégringole. Son
volume d'activités a diminué de moitié, juste sur les 3 dernières années. 70 %
de ses entreprises ont soit fermé soit réduit fortement leur activité. Le
chômage se situe à 67 % à Gaza et à 50 % en Cisjordanie. Plus de la moitié des
territoires occupés a besoin d'aide alimentaire en provenance de
l'extérieur.
Les causes de cette grave détresse sur le plan économique
résident dans les bouclages et les confiscations de terres imposés par l'armée
israélienne dans sa soit-disante "lutte contre le terrorisme". Depuis septembre
2000, la pauvreté dans les territoires a gravement empiré - de 20 à 75 % (et
plus de 85 % à Gaza). La campagne militaire israélienne qui a suivi septembre
2000 a tué 2984 personnes dont 500 enfants [chiffres publiés avant le 19 avril
2004, donc avant les derniers massacres à Gaza en mai - N.d.T].
L'opération
"bouclier défensif" a causé la perte de 360 millions de dollars, soit presque le
double de l'investissement annuel dans l'économie palestinienne. Et selon les
estimations d'une conférence des Nations Unies sur le développement, les
bouclages et les dommages infligés aux infrastructures par les opérations
militaires ont entraîné 2,4 milliards de dollars de perte pour l'économie
palestinienne. Les Palestiniens ont également perdu 4 milliards de dollars en
rentrées financières.
La création d'Israël était censée réparer une grave
injustice historique, laquelle avait atteint son point culminant avec
l'holocauste. Mais au contraire, cela a créé une autre catastrophe (la "Nakba"),
c'est-à-dire le déracinement et l'expulsion de 800 000 Palestiniens. Israël
s'est auto-proclamé "état juif" et par cela même a réduit les Palestiniens qui
ont pu rester à l'état de citoyens de seconde zone. En 1967, il a encore occupé
la Cisjordanie et Gaza, déplaçant cette fois-là 325 000 personnes.
Récemment,
le premier ministre Sharon a proposé un "désengagement" unilatéral de la bande
de Gaza. Le plan devrait faire sortir 7500 colons (sur une population
palestinienne de 1,5 million d'individus) qui contrôlent 40 % des terres de
Gaza. Ce plan a été repoussé dans le cadre d'un référendum interne au parti
Likud ce Dimanche [18 avril - N.d.T].
Personne ne doit pleurer à ce propos...
Du point de vue de Sharon, ce désengagement de Gaza n'a rien à voir avec l'accès
des Palestiniens à l'indépendance. Au contraire, il vise à se débarrasser d'un
"point de fixation" afin de consolider les plus grandes colonies en Cisjordanie
et à Jérusalem, et à empêcher l'émergence d'un état palestinien souverain. Ce
plan aurait permis à Sharon de se proclamer "homme de paix", qui sait faire des
"concessions".
En réalité, comme le dit l'écrivain israélien Meron
Benvenisti, cette sortie de Gaza "lui aurait permis d'améliorer la situation
démographique en retirant 1,5 million de Palestiniens du contrôle direct
israélien, et donc de réduire le risque que le pays cesse d'être un état
juif".
Israël a déjà déclaré qu'il investirait des dizaines de millions de
dollars dans les implantations en Cisjordanie. La sortie de Gaza ne signifie
aucunement l'intention de céder une quelconque souveraineté sur Gaza. Israël
continuerait à contrôler l'espace aérien, les accès par la mer et par la terre,
et enverrait des troupes sous le prétexte d'assurer sa propre "sécurité". La
déclaration Bush-Sharon du 14 avril va explicitement en ce sens.
Autant donc
pour le "désengagement".
"Après cette sortie, Gaza deviendrait une prison
république" dit Azmi Bishara, un Palestinien-israélien connu, philosophe et
spécialisé en sciences sociales, membre du parlement. "Ceci ne sera en rien un
pas vers la résolution de la question de la Palestine basée sur la fin de
l'occupation israélienne".
Sharon a temporairement été bloqué par son aile
droite [si ce terme a quelque signification quant il est question de Sharon ...
N.d.T] à savoir le lobby des colons. Mais il est lui-même responsable de la
force de ce lobby. Il n'a eu de cesse de renforcer l'extrémisme sioniste depuis
1977 à travers sa politique agressive de colonisation. Sa stratégie a toujours
été : quand une pression s'exerce pour rendre les territoires occupés, répond
par une extension de la colonisation ! Depuis sa provocation de Septembre 2000
sur le Haram-al-Sharif, la politique israélienne a pris un tour vicieux, et ses
offensives militaires sont devenues féroces.
Le vrai but de Sharon est de
confiner la Palestine en un ensemble de Bantoustans sans continuïté
territoriale, ni souveraineté ni indépendance. Ceci ne peut s'appliquer que par
la mise en pratique d'une sorte d'apartheid, c'est-à-dire par la séparation et
par la ségrégation. Sharon a en train de mettre cela en pratique par :
- le
confinement des Palestiniens dans de petites zones (Zone A sous contrôle de
l'Autorité palestinienne, Zone B sous sécurité "conjointe"), en tentant de les
expulser des zones C qui selon les accords d'Oslo sont sous contrôle total des
israéliens
- la soumission à un harcèlement , une obstruction et une punition
collective sur le plan économique visant à briser leur volonté
-
l'impossibilité de se déplacer en créant 760 points de contrôle (checkpoints)
sans compter les blocs de béton, à travers la Cisjordanie et Gaza
- la
démolition des habitations des Palestiniens, leur déracinement, et l'imposition
d'une ségrégation sur des bases ethniques.
Et c'est dans ce contexte qu'est
apparu le "Mur de l'Apartheid" de 700 kilomètres de long.
Il ve protéger les
colonies et les insérer "géographiquement" dans Israël.
J'ai visité le
chantier du Mur à Abu Dis près de Jérusalem. Il coupe littéralement les villages
palestiniens en deux, avec d'un côté l'école, et la mosquée et le cimetière de
l'autre. Ce mur monstrueux de 2 milliards de dollars n'a rien d'une structure
temporaire. Il est destiné à "changer les faits sur le terrain" par une division
territoriale irréversible. Le Mur va mettre la société palestinienne en
lambeaux.
L'occupation de la Palestine est la pire étape dans l'histoire du
colonialisme, et c'est le problème irrésolu du 20e siècle. Il égale à la fois
l'Algérie de 1960, le Viet Nam des années 1970 et l'Afrique du Sud des années
80. Combattre cette occupation exige le même type de solidarité internationale.
La communauté au niveau international ne va pas trouver facile de bloquer les
visées israéliennes, cet état ayant toujours défié de façon crapuleuse les lois
internationales. Les Etast-Unis ont été son plus fidèle allié et ne peuvent être
considérés comme un partenaire loyal.
Seul un authentique, général et
multilatéral mouvement de solidarité peut tansformer les choses. Beaucoup
dépendra de l'évolution de la situation en Irak, où l'Empire fait face à sa plus
grave crise. Si l'Irak change les rapports de forces au niveau mondial, les
Etats-Unis et Israël seront peut-être obligés d'entendre raison.
24. Universités
en péril par Sara Roy
in The London Review of Books (bimensuel
britannique) du jeudi 1er avril 2004
[traduit de
l'anglais par Ana Cleja]
(Sara Roy est une
chercheuse universitaire émérite au Centre pour les Études sur le Moyen-Orient
de Harvard. Elle est l'auteure de plusieurs travaux sur le conflit
israélo-palestinien.)
Dernièrement, à l'Université de Harvard où je
suis basée, un étudiant juif sous un pseudonyme non juif a commencé à placarder
des déclarations antisémites sur le panneau de l'Initiative for Peace and
Justice (HIPJ:un groupe pro-palestinien et anti-guerre du campus). Il se trouve
que l'étudiant est le secrétaire des Étudiants d'Harvard pour Israël - groupe
qui s'est dissocié de cet incident - et il avait précédemment accusé le HIPJ
d'être trop tolérant envers l'antisémitisme. Maintenant, il fait secrètement son
possible pour provoquer l'antisémitisme sur le campus. Dans une des affichettes,
par exemple, il s'est référé à Israël comme à un État «AskenNAZI». Des incidents
de ce genre, qui deviennent de plus en plus communs sur les campus américains,
sont le reflet d'une détermination plus large de provoquer, dénoncer, diffamer
et punir les individus et les institutions à l'intérieur de l'académie dont ils
considèrent les idées comme étant répugnantes. La campagne est dirigée contre
tous les domaines d'études, mais les attaques les plus virulentes sont réservées
à ceux d'entre nous qui étudions le Moyen-Orient et dont les idées sont
considérées comme anti-israéliennes, antisémites ou anti-américaines.
La
relation entre les tenants pro-israéliens de la ligne dure et le «professorat
arabe» (c'est ainsi qu'ils nous appellent) est tendue depuis longtemps. Après le
11 septembre, la droite a accusé les universitaires traitant du Moyen-Orient
d'enseignement extrémiste et de trahison intellectuelle. Un rapport publié en
novembre 2001 par le American Council of Trustees and Alumni (une organisation à
but non lucratif fondée par Lynne Cheney, la femme du vice-président, et par le
sénateur Joseph Lieberman) «Defending civilisation: How our universities are
failing America and what can be done about it» a effectivement accusé
l'université d'être anti-patriotique et anti-américaine, une cinquième colonne
apportant un soutien intellectuel au terrorisme global. Ce rapport a cité pour
preuve plus de cent déclarations d'universitaires (et d'autres personnalités)
qui demandaient un examen plus critique des causes des évènements du 11
septembre et du rôle qu'aurait pu jouer la politique étrangère des
États-Unis.
Une autre accusation envers les études du Moyen-Orient est
apparue dans le texte de Martin Kramer: «Ivory Towers on sand: The failure of
Middle Eastern Studies in America» publié en octobre 2001 par le pro-israélien
Washington Institut for Near East Policy. Kramer, qui enseigne l'histoire arabe
et la politique à l'université de Tel Aviv, déclare que les études
moyen-orientales aux États-Unis sont dominées - en fait, mutilées - par un
sentiment pro-arabe et anti-américain. L'université, pense-t-il, n'anticipe pas
et même cache la menace islamiste grandissante qui s'est concrétisée par
l'attaque contre le World Trade Center. Il déclare que les études
moyen-orientales passent trop de temps sur les sujets historiques et culturels
qui ne sont n'aucune utilité à l'État et à ses besoins impératifs de sécurité
nationale, et risquent même de leur faire du tort. Il dit qu'une nouvelle
approche est nécessaire pour étudier le Moyen-Orient, approche qui gravite
autour de l'idée que «les États-Unis jouent un rôle essentiel et bénéfique dans
le monde».
Il n'y a pas de répit. Septembre 2002 a vu la création du Campus
Watch, un site web dont le but premier est de surveiller les études
moyen-orientales dans les départements des universités à travers toute
l'Amérique pour chercher des signes d'anti-américanisme et d'anti-israélisme.
Campus Watch a été créé par Daniel Pipes, un collègue de Kramer et le directeur
du Forum sur le Moyen-Orient, un groupe de réflexion dédié à la promotion des
intérêts américains au Moyen-Orient.
«Je ne veux pas voir Noam Chomsky
enseigné dans les universités, au même titre que je ne veux pas y voir les
écrits de Hitler ou de Staline», dit Pipes lors d'un interview. «Voilà des idées
folles et extrémistes qui, selon moi, n'ont pas leur place dans une université.»
Non seulement Campus Watch surveille les universités pour traquer les signes de
«sédition», comme par exemple les opinions sur la politique étrangère des
États-Unis, sur l'Islam, la politique israélienne et les droits des
Palestiniens, que Pipes considère comme inacceptables; mais il encourage
également les étudiants à dénoncer les professeurs dont ils trouvent les idées
offensantes. Bush a dernièrement nommé Pipes au conseil d'administration de l'US
Institut of Peace, une «institution fédérale indépendante et non partisane créée
par le Congrès pour promouvoir la prévention, la gestion et la résolution
pacifique des conflits internationaux».
Étant donné que le climat politique
est ici déterminé en grande partie par une alliance des soutiens d'Israël de
droite avec des membres néo-conservateurs de l'establishment, ce n'est pas
surprenant que l'attaque portée contre les études sur le Moyen-Orient risque
d'être bientôt encadrée par une loi. Le 21 octobre de l'année dernière, la
Chambre des Représentants a proposé un projet de loi, HR 3077, International
Studies in Higher Education Act. Le projet de loi fait partie de la
réactualisation du Higher Education Act connu sous le nom de Title VI qui date
de 1959 et mandate le financement fédéral des études internationales et langues
étrangères. Le Title VI renouvelle les programmes d'éducation internationale et
d'entraînement aux langues et a apporté plusieurs améliorations importantes.
Mais il contient également des dispositions qui affectent le cursus
universitaire, les embauches universitaires et les fournitures pour les cours
dans les institutions qui acceptent le financement fédéral.
Une des figures
clés derrière le HR 3077, est Stanley Kurtz, un collègue et chercheur à
l'Institut Hoover et un associé de Kramer et Pipes. Lors de son témoignage
devant la Chambre des Représentants le 19 juin 2003, Kurtz a accusé les
universitaires spécialistes du Moyen-Orient et d'autres domaines, d'avoir
détourné le Title VI avec «leurs critiques extrêmes et partiales de la politique
étrangère américaine». Il estime que le concept «qu'il est immoral, de la part
d'un universitaire, de mettre ses connaissances des langues et de cultures
étrangères au service du pouvoir américain» est le principe de base de la
théorie post-coloniale, et il cite le travail d'Edward Saïd dans ce domaine
comme étant le plus pernicieux. Le témoignage de Kurtz a été accepté par le
Congrès sans débat, et nombre de ses recommandations pour «réparer» les dommages
ont été adoptées par la Chambre des Représentants.
La plus potentiellement
coûteuse de ces recommandations est la création d'un comité de conseil de
l'éducation supérieure pour s'assurer que les programmes financés par le
gouvernement «reflètent les différentes perspectives et toute la gamme des vues
sur les régions du monde, les langues étrangères et les affaires
internationales». Le conseil se composerait de sept membres: trois nommés par le
secrétaire à l'Éducation, dont deux «représenteront les agences fédérales qui
ont des responsabilités au niveau de la sécurité nationale»; deux, nommés par le
porte-parole de la Chambre des Représentants, et deux par le président en
exercice du Sénat. Une des fonctions du conseil sera de recommander les façons
«d'améliorer les programmes (...) pour mieux refléter les besoins nationaux
ayant rapport avec la sécurité nationale».
Les recommandations du conseil ne
seront pas sujettes à une révision ou à une approbation venant d'un officier du
gouvernement fédéral, y compris du secrétaire à l'Éducation. Et malgré le fait
que ce projet de loi n'a pas le droit de «mandater, diriger ou contrôler le
contenu spécifique de l'enseignement prodiqué par une institution d'éducation
supérieure, ni le curriculum ou le programme d'enseignement», il est autorisé à
«étudier, surveiller, informer et évaluer un échantillon des activités financées
sous le Title VI. Ce qui revient au même: une intrusion sans précédent, mandatée
au niveau fédéral, dans le contenu et la conduite des programmes d'études de
secteurs basées dans les universités.
La liberté universitaire et l'éducation
supérieure américaines sont en jeu. Si le HR 3077 devient une loi - le Sénat va
ensuite en examiner le contenu - cela créera un organisme qui vérifiera jusqu'à
quel point les universités reflètent la politique gouvernementale. Puisque la
législation assume que toute imperfection vient «des experts et non de la
politique», le gouvernement pourrait avoir le pouvoir d'introduire des voix
politiquement sympathiques dans le courant de pensée universitaire et de
réformer les frontières d'enquête universitaire. La résistance institutionnelle
pourrait être punie en retirant le financement, ce qui serait extrêmement
dommageable surtout pour les centres d'études du Moyen-Orient.
Le HR 3077
contient d'autres dispositions qui sont tout autant scandaleuses. Il exige, par
exemple, que les institutions Title VI fournissent aux recruteurs du
gouvernement des informations concernant les étudiants et leur recrutement. Le
projet ordonne même au secrétaire à l'Éducation et au conseil consultatif
d'étudier (c'est-à-dire, d'espionner) les communautés de citoyens américains qui
parlent une langue étrangère, «surtout les communautés qui comprennent des
personnes qui parlent des langues qui sont critiques pour la sécurité nationale
des États-Unis».
Tout cela revient à une tentative de faire taire toute
critique de la politique américaine et de mettre fin au désaccord avec l'agenda
des néo-conservateurs. Ce n'est plus la diversité qui est recherchée, mais la
conformité.