1. Encore à propos de l’initiative de
Genève par Michel Warschawski
in News from Within (mensuel
israélien) du mois de mai 2004
[traduit de
l’anglais Michèle Sibony]On pourrait se demander
pourquoi un nouvel article sur l’initiative de Genève (IG). J’ai déjà exprimé
avec mon ami Moshe Behar [Directeur de l’ Alternative Information Center à
Jérusalem
http://www.alternativenews.org/] mon
analyse sur cette initiative, il y a quelques mois, avant même la signature du
document. Du reste une de nos modestes prédictions s’est déjà confirmée :
l’initiative de Genève n’a pas reçu de soutien populaire, ni côté israélien ni
côté palestinien. Elle a été largement rejetée par la grande majorité de
l’opinion palestinienne incluant des centaines de militants connus pour le
sérieux de leur lutte en faveur d’une paix juste entre les deux peuples et pour
un vrai dialogue entre militants israéliens et palestiniens fondé sur les
principes du droit international et le respect mutuel.
Quant au public
israélien, cette initiative de Genève a disparu de son ordre du jour politique
après quelques jours…
Discuter de Genève n’a pas grand sens, ni auprès du
public israélien ni du palestinien: des deux côtés les gens sont occupés par les
problèmes du mur, des assassinats ciblés, des colonies, du sens et des
implications sanglantes de l’assassinat du Cheikh Ahmed Yassine, et des menaces
de mort proférées par Ariel Sharon à l’encontre de Yasser Arafat.
Nécessité d’un débat public sur l’initiative de
Genève
Contrairement à ce qui se passe en Israël et dans les
Territoires Palestiniens Occupés, des militants dans le monde (occidental)
s’agitent beaucoup autour de l’IG, quelques uns pour des raisons suspectes,
beaucoup d’autres parce qu’ils croient sincèrement que leur implication dans le
processus de Genève peut aider à apporter la paix dans notre région.
Après
avoir échoué à promouvoir des changements au sein de leurs opinions publiques
respectives quelques uns des architectes de Genève se sont aujourd’hui focalisés
sur l’arène internationale, et tentent de pousser la communauté internationale
et les mouvements politiques et sociaux à endosser leur initiative (j’essaierai
plus loin d’expliquer en quoi un tel objectif pourrait être dangereux pour les
chances de paix en Israël/Palestine.)
Le but de ce texte est de clarifier
pour les militants des mouvements sociaux internationaux mon point de vue sur
plusieurs aspects de l’IG qui sont souvent occultés ou mal interprétés. En ce
sens il s’agit d’une contribution à un débat international sur l’IG. Je pense
qu’un tel débat est nécessaire avant d’essayer de recruter la gauche
internationale et les mouvements sociaux dans un soutien inconditionnel à l’IG.
Les militants politiques et du mouvement social ont le droit et le devoir de
discuter, clarifier, exprimer des réserves avant que l’on exige d’eux de
soutenir une initiative politique.
Il faut avoir en mémoire les leçons
de l’échec d’Oslo, lorsque nous avons été confrontés au choix de « soutenir ou
rejeter en bloc» qui a paralysé notre sens critique au moment où nous pouvions
encore influer sur un processus qui a progressivement dégénéré vers la
catastrophe présente. Les personnes qui pensent que l’IG est un grand pas ou
même celles qui (comme moi) pensent qu’il s’agit d’un petit pas en avant, sont
précisément celles qui doivent exprimer leurs réserves et leurs remarques pour
améliorer cette initiative et garantir qu’elle ne sera pas victime de ses
propres faiblesses ou erreurs. C’est la raison pour laquelle les supporters de
l’IG devraient être les premiers à exiger un tel débat de quiconque leur demande
un soutien inconditionnel.
D’un point de vue israélien : un pas en avant
Sans
entrer dans le contenu de ces accords et leurs sous-entendus on peut convenir
que l’IG en tant que telle est un pas en avant, du point de vue
israélien.
Durant les quarante cinq derniers mois l’ensemble de la classe
politique et intellectuelle a clamé à l’unisson que la répression dans les TPO
était nécessaire et due au fait qu’il existait une volonté palestinienne
collective de détruire Israël, qu’il n’y avait pas de partenaire pour un
véritable compromis, etc.… Même ceux qui savaient parfaitement qu’il s’agissait
là d’un énorme mensonge et d’une cynique campagne de propagande initiée par Ehud
Barak en juin 2000, n’étaient pas prêts à affronter publiquement ce nouveau
consensus qui, de fait, a détruit le courant principal et majoritaire du camp de
la paix israélien.
L’IG est une brèche ouverte dans ce consensus national et
une affirmation forte par des membres reconnus de la classe politique et
intellectuelle que le refrain du « pas de partenaire et pas de solution
politique » est une mystification. D’ailleurs son dessein principal, du moins
selon les déclarations de ses porte-parole, est de libérer la majorité de
l’opinion israélienne de ce mensonge. Qui voudrait s’opposer à un tel dessein ?
Une question essentielle demeure cependant: Comment convaincre le public
israélien de croire à nouveau en une perspective de paix ? Et une autre question
: Quid de l’opinion publique palestinienne? Ne doit-elle pas elle aussi être
gagnée à l’idée d’une perspective de paix, et de quelle manière?
Précisément
parce que l’IG est une ouverture d’un point de vue israélien, et parce que de
nombreuses questions restent posées pour remettre sur rails le train des
négociations, il est crucial de mener un large débat public sur l’IG et de
discuter ses points faibles. L’initiative elle-même est le fruit d’un débat (non
public) et un certain nombre de dirigeants du parti travailliste israélien -
dont Shimon Pères par exemple - ne l’avalisent pas.
A propos du texte de l’ «accord»
Sur la formule
politique qui pourrait mettre fin à l’occupation et créer les conditions d’une
trêve entre Israéliens et Palestiniens, le document de Genève constitue sans
doute la meilleure proposition à ce jour, susceptible d’obtenir un large soutien
dans les deux populations. En tant que document prétendant mettre fin au conflit
et préparer le chemin de la réconciliation il est totalement insatisfaisant et
marque même un recul par rapport aux paramètres de Clinton acceptés à Taba en
2001. Il n’est donc pas accidentel que par exemple, les articles concernant la
question des réfugiés aient été présentés par les signataires palestiniens à
leur propre opinion publique comme la première reconnaissance israélienne du
droit au retour, dans le même temps que les signataires israéliens expliquaient
à leur opinion publique que pour la première fois les Palestiniens avaient
accepté de renoncer au droit du retour. Et l’on peut dire la même chose à propos
des articles sur le caractère juif de l’Etat d’ Israël. L’ambiguïté constructive
est peut-être utile dans les contrats d’affaire, certainement pas dans un
document visant à réconcilier deux peuples. Le test qui validerait un document
capable de réussir à établir véritablement la paix entre Israéliens et
Palestiniens serait sa capacité à être présenté aux deux populations sans
commentaire additionnel adapté à chacune d’elle.
Si l’on veut gagner
l’opinion palestinienne à une solution de Genève concrète - et non à la formule
abstraite d’une paix virtuelle- une toute autre approche doit être développée
sur la question des réfugiés : tout Palestinien impliqué dans le processus le
sait parfaitement et la suggestion de Clinton de séparer une reconnaissance par
Israël du droit au retour – point sur lequel aucune direction palestinienne ne
pourrait transiger – d’un processus négocié sur le retour véritable des
réfugiés, pourrait être un point de départ pour un accord sur cette
question.
De même pour la définition d’Israël par les Palestiniens comme Etat
Juif, qui ne relève d’aucune logique : il appartient aux Israéliens uniquement
de décider de la nature de leur Etat, juif ou démocratique, capitaliste ou
socialiste, république ou dictature. Qu’arriverait-il si la majorité des
israéliens se choisissait un Etat démocratique et non celui de tous les juifs du
monde? Devrait-elle en être empêchée parce qu’il existe un accord signé avec les
Palestiniens ?! Dans un accord de paix chaque côté reconnaît avant tout
l’existence de l’autre. La « nature » de l’autre est affaire
d’autodétermination.
Si l’on veut gagner l’opinion palestinienne à la
solution de Genève, elle doit être largement discutée et amendée. Mais l’opinion
publique palestinienne est-elle pour l’IG un objectif d’importance égale à
l’opinion publique israélienne? Rien n’est moins sûr.
Les sous-entendus de Genève
On y trouve comme pendant
tout le processus d’Oslo un immense manque de symétrie entre Israéliens et
Palestiniens : les premiers déterminent les lignes rouges, et pour les
Palestiniens c’est à prendre ou à laisser. Il est tout à fait crucial de
convaincre l’opinion publique israélienne qu’il existe une perspective de paix,
après qu’Ehud Barak les a convaincus que du côté palestinien il n’y a pas de
véritable intention de compromis. Mais la mentalité coloniale israélienne a de
la peine à comprendre qu’il existe aussi une opinion publique palestinienne,
qu’elle aussi a perdu confiance dans la volonté israélienne d’accepter un
compromis honnête. Huit années de « négociations » qui ressemblaient plutôt à
des diktats israéliens, servant de couverture à un mouvement de colonisation
sans précédent, accompagnées d’un bouclage qui a constitué l’une des plus
sévères agressions contre la vie des Palestiniens depuis le début de
l’occupation, ont produit un immense scepticisme palestinien quant à la bonne
foi des Israéliens lorsqu’ils parlent de paix.
Il semble toutefois que pour
la plupart des Israéliens artisans de l’initiative de Genève il n’existe
pas d’ « opinion publique palestinienne », tout au plus un troupeau de chèvres
aisément dirigeable ou manipulable par une direction forte. S’ils avaient pris
au sérieux cette opinion publique palestinienne ils auraient immédiatement
compris que pour commencer à influer sur elle, une prise de position israélienne
claire contre les assassinats ciblés, contre la poursuite de la colonisation,
ainsi qu’une action forte et concrète contre le mur, au côté de leurs
partenaires palestiniens, devait figurer dans l’IG, au côté du projet de paix.
N’est –ce pas évident?
Le peuple palestinien vit quotidiennement une guerre
totale de destruction visant à entraîner sa capitulation : pour qu’il puisse
croire en la bonne foi de ceux qui promettent une paix virtuelle dans l’avenir,
n’a-t-il pas besoin de voir clairement leur forte opposition aux crimes réels de
la guerre réelle perpétrée par le gouvernement israélien, l’armée israélienne,
avec le soutien d’une grande majorité du public israélien ?
Les ambassadeurs de Genève :
Le manque de symétrie
(pour ne pas dire plus) dans l’IG apparaît clairement dans la manière dont la
campagne de soutien est menée à travers le monde. Des « Ambassadeurs de Genève »
ont été nommés en Europe: si je ne me trompe ce sont tous des Juifs Sionistes
qui ont systématiquement refusé de critiquer la politique de Sharon dans les
territoires occupés et ont concentré toutes leurs attaques sur les Palestiniens
; parmi ces ambassadeurs, pas un seul arabe.
Les « amis de la paix maintenant
» monopolisent la campagne publique, rendant impossible avec leur ligne
politique, l’intégration d’une quelconque organisation arabe locale ou
palestinienne dans cette campagne, ils maintiennent cette campagne dans le cadre
étroit d’une connexion israélo internationale, parfois avec un représentant
palestinien de Genève, choisi par eux, selon leurs propres critères de qui
mérite de représenter le côté palestinien.
Comme je l’ai dit précédemment un
débat public est nécessaire autour de l’IG. Cependant il doit être conduit dans
un esprit d’égalité, de réciprocité et de respect mutuel, et non dans un esprit
colonialiste, paternaliste ou pire encore manipulateur.
Les militants du
mouvement social dans le monde doivent prendre leur place dans ce nécessaire
débat public autour de l’IG, et user de leur influence et du respect gagné par
leurs combats pour garantir que le colonialisme et le paternalisme cèdent la
place à un vrai dialogue fondé sur l’égalité.
Ce faisant, non seulement ils
renforceront les meilleurs éléments parmi les artisans de l’initiative de
Genève, qui luttent contre ceux qui refusent de tirer les leçons du fiasco
d’Oslo, mais aideront à améliorer cette initiative, de telle sorte qu’elle
puisse créer une nouvelle dynamique de confiance entre les peuples palestinien
et israélien, une confiance qu’il s’agit encore de
construire.
2. Le gouvernement d’Ariel
Sharon "en guerre" contre ses citoyens ? par Valérie Féron
in
L'Humanité du samedi 8 mai 2004
Malgré les déclarations
politiques optimistes sur une reprise de la croissance, le pays s’enfonce dans
une crise sociale d’une ampleur inédite.
Tel-Aviv (Israël), correspondance
particulière - Les coupes budgétaires ont visé tous les secteurs, dans une
société israélienne minée par l’effort de guerre permanent d’Ariel Sharon : des
allocations familiales au système des retraites. Les réformes de ce dernier ont
constitué " le plus gros coup porté à la société " souligne Shlomo Swirsky,
coauteur du rapport 2003 d’un centre d’information sur l’égalité et la justice
sociale en Israël (ADVA). Et de dénoncer la baisse progressive des pensions dont
le taux risque de descendre, d’ici 2020, à 11 % seulement du salaire moyen alors
qu’il était évalué, en 2002, à 16 % : " On a déstabilisé un système qui n’était
déjà pas très bon, déclare-il. Mais ce n’est pas un sujet qui fait la une des
journaux ici. Et comme ses effets ne sont pas visibles à court terme, les hommes
politiques en place ne s’aventurent pas sur ce terrain. De plus, les principaux
partis de droite comme de gauche sont en faveur du libéralisme. "
Cette
situation est le résultat d’un choix politique gouvernemental délibéré poursuit
Shlomo Swirsky : " La récession, qui a débuté avec l’Intifada fin 2000, a
coïncidé avec la mise en place de cette politique à l’idéologie clairement
néolibérale. " Alors que d’autres choix étaient possibles, estime l’analyste.
Conséquence directe : les plus aisées continuent de se maintenir ou de
s’enrichir alors que les plus démunis ne cessent de s’appauvrir. Le seul secteur
qui semble observer une reprise est celui de la high-tech : " Mais si vous
prenez le bâtiment, l’agriculture et bien sûr le tourisme, c’est catastrophique
! " insiste Swirsky.
La situation actuelle ne fait que renforcer les
traditionnels clivages dans la société israélienne : les Ashkénazes restent en
haut de la pyramide, avec un salaire moyen en 2001 deux fois supérieur à celui
des Palestiniens d’Israël, tout en bas de l’échelle sociale de même que les "
Éthiopiens " et une partie de la communauté russe, les Juifs orientaux se
maintenant juste au-dessus.
Cette politique d’un gouvernement " en guerre
contre ses citoyens " ne fait pas autant de vagues dans l’opinion que les
conséquences des coupes budgétaires pourraient le laisser penser : " C’est
toujours la même méthode : vous parlez retraite et on vous répond lutte contre
le terrorisme ! " s’exclame Shlomo Swirski. Les grèves se succèdent cependant
depuis des mois, notamment dans l’éducation. Les professeurs du secondaire
protestent actuellement contre " l’accentuation des coupes " avec en perspective
le probable licenciement de 2 000 enseignants à la fin du
mois.
3. Des propalestiniens attisent la
campagne européenne - Dieudonné candidat sur une liste Euro-Palestine en
Ile-de-France par Christophe Ayad
in Libération du jeudi 6 mai 2004
Un symptôme de plus de l'importation du conflit
israélo-palestinien en France ? Aux élections européennes, une liste défendra
les couleurs de... la Palestine. L'affiche de campagne rappelle les couleurs du
drapeau palestinien vert, blanc, rouge et noir et les symboles
abondent : l'ombre d'une colombe, un rameau d'olivier en ombre chinoise, et des
étoiles jaunes qui symbolisent, bien sûr, les Vingt-Cinq... Le discours est
clair : anti-Sharon et propalestinien.
Controverses. Pour Christophe
Oberlin, qui dirige la liste Euro-Palestine en Ile-de-France (deux autres listes
pourraient concourir dans le Nord-Ouest et le Sud-Est), «60 % des Européens
estiment que la politique du gouvernement israélien constitue la plus grave
menace pour la paix dans le monde», un chiffre pioché dans une étude très
controversée commandée par la Commission européenne. «La paix en Palestine nous
concerne.» Mais le discours n'est pas toujours pacifique. A plusieurs reprises,
lors de la conférence de presse d'hier, les adversaires de la cause
palestinienne en ont pris pour leur grade : pêle-mêle, le Betar et la Ligue de
défense juive (deux groupes sionistes extrémistes), Claude Lanzmann, Alain
Finkielkraut, Roger Cukierman (président du Crif), le cinéaste Elie Chouraqui,
Patrick Gaubert (président de la Licra et tête de liste UMP en Ile-de-France),
Harlem Désir (tête de liste PS en Ile-de-France), Malek Boutih...
La campagne promet d'être chaude, d'autant que des
membres d'Euro-Palestine comme Olivia Zemor dénoncent les menaces dont ils sont
l'objet. Et les organisateurs de réfuter d'avance le «chantage à
l'antisémitisme» exercé par leurs adversaires. «C'est l'Etat d'Israël tel qu'il
fonctionne depuis 1967 qui est le vecteur d'un nouvel antisémitisme», lâche
l'historien Maurice Rajsfus, pour qui «ce qui est relaté comme de
l'antisémitisme n'est que la réaction de jeunes rejetés de toutes parts, sans
espoir et sans avenir, et qui se posent en vengeurs des Palestiniens réprimés».
Malaise.
Les organisateurs, peu habitués aux prudences du
langage politique, savent qu'ils ont besoin d'une tête d'affiche. Ils se sont
tournés vers Dieudonné, l'humoriste dont les sorties sur Bush et Ben Laden, et
surtout un sketch douteux diffusé chez Fogiel, ont alimenté la polémique. Lui se
dit «ravi» de figurer sur cette liste «aux côtés d'enfants de déportés». Il est
en deuxième position derrière Christophe Oberlin, chirurgien de 52 ans aux
Hôpitaux de Paris, qui a découvert la question palestinienne depuis décembre
2001 à travers la quinzaine de missions qu'il a effectuées à Gaza. Sa seule
expérience en politique a été un mandat de conseiller municipal PS dans le XIXe
arrondissement de Paris, de 1995 à 2001.
La composition de la liste a donné lieu à un savant
panachage. Les candidats insistent sur leur rejet du communautarisme, mais
prennent soin de préciser leurs origines : descendants de déportés, chrétiens
affichés, enfants de républicains espagnols, musulmans pratiquants ou
«beurettes» émancipées...
Concert. Les réseaux
France-Palestine ont fait, depuis le début de l'Intifada, la preuve de leur
capacité à mobiliser via l'Internet et le bouche à oreille : dernier exemple en
date, un concert en faveur d'une «paix juste au Proche-Orient» a regroupé
quelque 15 000 personnes à la porte de Versailles. Reste à savoir si ce
mouvement de sympathie à l'égard des Palestiniens se traduira en bulletins le
jour du scrutin. «Nous espérons mobiliser des gens qui n'avaient pas l'intention
de voter», avance Oberlin.
En 1994 déjà, une liste avait concouru sur un enjeu
de politique étrangère. Baptisée Sarajevo, lancée par BHL, elle avait recueilli
1,57 % des voix. Oberlin récuse la comparaison avec véhémence. Sans doute parce
que celle-là venait «d'en haut», quand France-Palestine est issue «d'en bas».
Probablement aussi à cause du parrainage de BHL, peu suspect de ferventes
sympathies propalestiniennes.
4. La nature des régimes d'Arabie saoudite et du
Pakistan inquiète - La bombe islamique, danger potentiel pour Israël
par Isabelle Lasserre
in Le Figaro du vendredi 5 mai 2004
La bombe nucléaire pakistanaise est-elle islamique ? Pas encore, mais elle
pourrait le devenir. «La bombe pakistanaise est avant tout une bombe nationale,
qui a permis la neutralisation du conflit primal du Pakistan, celui qui l'oppose
à l'Inde. La bombe nucléaire a joué son rôle de dissuasion. Elle a gelé le
conflit», explique Olivier Roy, chercheur de l'IHESS, à la Fondation pour la
recherche stratégique (FRS).
Créé pour soustraire les musulmans de la région du poids et de la pression
de l'Inde, le Pakistan ne s'est jamais voulu un État islamiste, ni même
islamique. Et si sa nucléarisation, considérée comme une question de survie face
à l'Inde, a été présentée à l'étranger avec un habillage islamique, c'est
davantage, affirment les spécialistes, afin de valoriser le projet pakistanais
aux yeux du monde musulman que par idéologie.
Certains groupes radicaux revendiquent cependant, à l'encontre du président
Pervez Musharraf, une légitimité islamique à la bombe nucléaire. C'est le cas
d'Abdul Qadeer Khan, le père de la bombe atomique pakistanaise. A l'origine du
plus grand scandale de prolifération nucléaire de tous les temps, Khan affirme
avoir agi par appât du gain, mais aussi pour des raisons «tiers-mondistes» et
idéologiques, parce que la bombe pakistanaise, a-t-il un jour affirmé,
n'appartient pas qu'au Pakistan.
C'est aussi le cas de l'influent Ahmid Gul, ancien patron de l'ISS, les
services de renseignements pakistanais, qui a canalisé l'aide militaire aux
moudjahidins en Afghanistan, laissé s'y installer al-Qaida et évoqué la création
d'un axe nucléaire Pakistan-Arabie saoudite. Sans compter les groupes islamistes
très actifs dans les zones tribales frontalières de l'Afghanistan, qui
considèrent que la bombe pakistanaise doit être une bombe islamique. Alors, que
se passera-t-il si le régime actuel s'effondre et que les islamistes s'emparent
du pouvoir ? Le Pakistan a récemment revu à la hausse son positionnement
stratégique. Les progrès balistiques, l'acquisition de missiles Shaheen vont
donner à Islamabad la possibilité d'atteindre Israël, faisant ainsi
potentiellement de la bombe pakistanaise une bombe islamique. La question, selon
les spécialistes, est aujourd'hui de savoir si le Pakistan a besoin ou non
d'élargir son assise au sein du monde islamique. Elle ramène, selon Olivier Roy,
à l'ambiguïté initiale du Pakistan. «Ce pays est-il un concept ou une puissance
régionale ? Le problème est le même avec l'Arabie saoudite. Ces deux pays sont
des États neufs, très idéologisés, où le débat sur la nature de l'État-nation
est toujours ouvert. La question du nucléaire doit être départagée entre les
intérêts stratégiques de l'État et les régimes.»
Le problème est très différent en Turquie et en Iran, où les intérêts
stratégiques ne varient guère d'un régime à l'autre. «En Iran, poursuit le
spécialiste, la bombe nucléaire ne serait pas islamique. Car l'Iran se soucie
davantage de maintenir une parité avec d'autres États du Sud, dont le Pakistan,
qu'avec Israël».
5. Israël tire profit des actions américaines, c’est
le moins qu’on puisse dire… Mais les ennuis risquent de ne pas tarder à
commencer… par Yossi Alpher
in Daily Star (quotidien libannais) du mercredi 5 mai
2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier](Yossi Alpher, ancien directeur
du Centre Jaffee d’Etudes Stratégiques de l’Université de Tel Aviv, ancien
conseiller de l’ancien Premier ministre israélien Ehud Barak, est le
co-rédacteur en chef du site web « Citrons amers » http://www.bitterlemons.org,
d’où cette tribune a été reprise.)
Si nous tirons le bilan des événements survenus ces dernières années en
Irak – ce pays représentant un champ d’opération essentiel pour la stratégie des
Etats-Unis post-onze septembre – il semble évident que, pour Israël, le bilan
est positif. Mais cela risque fort de ne pas durer encore très longtemps.
Certes, l’occupation américaine de l’Irak n’a pas amené le fortement
claironné « effet domino » positif, censé amener la paix et la démocratie dans
la région. Mais d’une manière globale, et jusqu’à ce jour, pour Israël, les
actions de l’Amérique dans la région, depuis deux ans et demi, ont été « tout
bénef ». Elles ont éliminé tout vestige d’une menace militaire arabe coordonnée
contre lui, elles ont inauguré la décroissance de la menace des armes de
destruction massive (celles de la Libye, celles de l’Iran, espère-t-on, et le
danger de prolifération nucléaire au Pakistan), et ont gagné à Israël un
puissant allié dans sa lutte contre les mouvements islamistes radicaux.
Après les attentats du onze septembre 2001, Israël a rejoint le club des «
braves garçons », tandis que le président palestinien Yasser Arafat allait se
perdre lui-même parmi les « méchants », en compagnie de l’ex-président irakien
Saddam Hussein. Même les aspects les plus horribles de la guerre américaine
contre le terrorisme – les destructions et les victimes déplorées en Irak, le
spectacle repoussant des geôles de Guantanamo, les révélations récentes de
tortures de prisonniers irakiens par des nervis américains et britanniques… –
ont été bénéfiques pour Israël, en démontrant à ses détracteurs, en Occident,
que sa manière de traiter les Palestiniens, en temps de guerre, aussi
problématique soit-elle, est probablement plus humaine que la « sale guerre » de
certains autres pays civilisés si bien connus qu’il est inutile de les
nommer.
A l’échelle stratégique générale, les offensives américaines en Afghanistan
et en Irak, ainsi que contre Al-Qaida, sont fondées sur une notion quasi
providentielle, pour Israël, à savoir que la véritable dynamique autour de
laquelle la politique américaine devrait être axée est non pas le conflit
israélo-arabe ou israélo-palestinien (comme on voudra), mais bien le besoin de
contrer le terrorisme islamique, les armes de destruction massive et les Etats
voyous, qui représentent autant de menaces directes pour la sécurité
américaine.
Ceux qui disent aujourd’hui que « l’Irak est une nouvelle Palestine » ;
que, dans les deux conflits, des combattants arabes de la liberté luttent contre
des impérialistes et des colonialistes, affirment, en réalité, qu’il n’y a pas
de solution au Moyen-Orient, pas de démocratie, pas de droits de l’homme, pas de
prospérité, pas de stabilité, sans qu’ait été trouvée une solution au problème
palestinien. C’est exactement ce que des pays arabes modérés, comme l’Egypte et
la Jordanie, avaient signifié à l’administration Bush, avant l’invasion de
l’Irak.
Aujourd’hui, il est clair que le président George W. Bush s’est contenté de
marmonner quelques paroles pour se débarrasser du problème sans répondre à leur
appel. Il a adopté la « feuille de route », avant de lancer sa guerre en Irak, à
seule fin d’aider politiquement le Premier ministre britannique Tony Blair, et
il a fait un tiède effort afin de la « lancer », peu après l’occupation totale
de l’Irak. Mais le cœur de l’administration américaine n’y était pas. Elle a
jugé, à juste titre, dans une certaine mesure, que les Etats arabes modérés
concernés par la Palestine n’étaient rien que des « tigres de papier », dans le
contexte irakien. Ce qui désormais importait à Washington, c’était installer un
régime stable et amical à Bagdad, et remporter, dans la foulée, les élections
présidentielles de novembre 2004…
D’ailleurs, le noble objectif que représentait la démocratisation du
Moyen-Orient s’est avéré, au cours de l’année écoulée, n’être rien d’autre
qu’une politique de « changement de régime » hyper banale et totalement démodée.
Posez donc la question à Arafat, dont Washington et Jérusalem exigent mordicus
la mise à l’écart parce qu’il soutient le terrorisme, quand bien même il a été
élu plus démocratiquement qu’aucun autre leader au Moyen-Orient…
Mieux : Bush a dit au Premier ministre israélien Ariel Sharon, il y a moins
d’un an de cela, que les préoccupations des Etats-Unis, tant en matière
d’élections que de gestion de l’Irak, exigeaient qu’il n’y ait pas de processus
de paix israélo-palestinien merdique du tout. Bush s’est mis dans l’embarras en
soutenant le projet problématique de désengagement de Gaza, prôné par Sharon,
mais à condition que cela ne se produise pas avant la fin 2004 (tiens donc :
bizarre, non ?) et que les préparatifs de ce plan apportent à Washington
quelques dividendes de « paix », en échange d’un investissement minimal de sa
part . Et voilà que – patatras ! – dimanche dernier, même ce marché a été remis
en question par le vote négatif au referendum organisé par le Likoud sur ce plan
de retrait de Gaza, …
Bien qu’Israël jouisse d’un statut stratégique amélioré, tous les
développements liés à l’ère post-onze septembre ne sont pas bons pour ses
intérêts à long terme. Pour Israël, un processus de paix israélo-palestinien
vigoureux, sponsorisé par les Etats-Unis, serait préférable – et de loin – à
l’indifférence de l’administration Bush. Dans l’attente, même si l’Irak n’est
pas la Palestine, le placage commence à s’user, laissant apparaître la réalité
de la stratégie américaine globale dans la région, et ça, c’est vraiment mauvais
pour Israël ! De fait, plus les Américains s’enferrent dans une violente guerre
de tranchées en Irak, et possiblement aussi en Afghanistan, plus ils perdent en
dissuasion, plus ils échouent dans leur tentatives de stabiliser un seul pays où
Washington a investi près de 150 000 hommes et des centaines de milliards de
dollars, non seulement les Etats-Unis, mais aussi Israël, doivent s’attendre au
pire.
Si les Etats-Unis choisissent maintenant de lever les flûtes et de se tirer
d’Irak afin d’adopter des expédients politiques plus traditionnels au
Moyen-Orient, Israël devra en payer le prix. Rétrospectivement, la ligne rouge a
sans doute été franchie lorsque Washington a avalisé, avec enthousiasme qui plus
est, les déclaration d’un envoyé spécial de l’ONU en Irak, l’Algérien Lakhdar
Brahimi, pour qui Israël est, comme il l’a déclaré publiquement en France, « le
poison mortel » du Moyen-Orient. Déclarations auxquelles fit suite le projet
ahurissant de promouvoir, comme négociateur de compromis à Fallujah, un homme
choisi parmi les généraux irakiens les plus fidèles à Saddam
Hussein…
6. L’occupation de l’Irak en échec. Chiites
et sunnites unis par le nationalisme par Juan Cole
in Le Monde
diplomatique du mois de mai 2004
(Juan Cole est
professeur d’histoire moderne du Proche-Orient à l’université du Michigan,
auteur, notamment, de Sacred Space and Holy War. The Politics, Culture and
History of Shiite Islam, I.B. Tauris, Londres, 2002.)
Il y a un an, le nationalisme irakien et le panarabisme étaient considérés
comme morts. Le Baas portait une grande responsabilité dans ce discrédit. Le
parti au pouvoir avait vanté partout un nationalisme à la fois « local » et «
régional » : il glorifiait le rôle civilisateur de l’Irak à travers l’histoire,
revendiquant l’héritage de Hammourabi et de Nabuchodonosor. Bagdad voulait se
substituer au Caire comme principal défenseur des intérêts du monde arabe. Mais
le caractère odieux du pouvoir de M. Saddam Hussein avait incité de nombreux
Irakiens à se détourner de ce nationalisme de propagande.
Symboles de ce
panarabisme, les Palestiniens réfugiés en Irak faisaient l’objet de la méfiance
populaire. Les médias panarabes, notamment Al-Jazira, étaient accusés d’avoir
été trop compréhensifs à l’égard de la dictature. Et les politiciens
reprochaient à la Ligue arabe, dominée par des pouvoirs sunnites, de s’être
inquiétée officiellement de la montée en puissance des chiites et des Kurdes en
Irak. Chez les chiites, le radicalisme religieux semblait plus redevable à
l’ayatollah iranien Khomeiny qu’à tel ou tel penseur irakien. D’ailleurs, le
principal dirigeant spirituel chiite, le grand ayatollah Ali Sistani, est
lui-même iranien. Quant aux Arabes sunnites, ils s’ouvraient aux mouvements
intégristes d’origine jordanienne.
La renaissance du salafisme, partisan d’un
retour aux sources de l’islam, s’est développée à la faveur du commerce routier
avec la Jordanie. La version littéraliste de l’islam politique sunnite qui se
propage dans les petites villes de la Jordanie, comme Maan et Zarqa (dont est
originaire le célèbre terroriste Abou Musab al-Zarwqawi), se répand aussi à
l’ouest de l’Irak, et notamment à Fallouja, ville-étape. Vers la fin de son
règne, le Baas, qui se réclamait à ses origines de la laïcité, avait levé
certaines restrictions qui pesaient sur les mouvements religieux, perçus comme
alliés potentiels contre les Etats-Unis.
Cependant, au printemps 2004, les
soulèvements à Fallouja, place forte des sunnites, et dans tout le Sud chiite,
montrent comment l’occupation fait ressurgir un nationalisme transcendant les
divisions confessionnelles. Après l’assassinat, le 22 mars, du cheikh Ahmed
Yassine, un groupe d’habitants de Fallouja prend son nom et tue quatre agents de
sécurité, ancien nageurs de combat américains passés dans le privé, dont les
cadavres seront profanés. Les marines répliquent en investissant la ville, en
déclarant l’état de siège et en faisant donner l’artillerie, ce qui entraîne de
nombreuses pertes civiles. Transmises par les télévisions Al-Jazira et
Al-Arabiya, les images très dures du siège suscitent l’indignation à travers
l’Irak et le monde musulman.
En même temps, la « coalition » décide de s’en
prendre à un dirigeant chiite radical de trente ans, M. Moqtada Al-Sadr, dont le
journal Al-Hawzah a attisé les sentiments anti-américains, notamment après
l’assassinat du cheikh Yassine. Les autorités ferment le journal le 28 mars,
puis délivrent 28 mandats d’arrêt contre ses collaborateurs. Persuadé qu’il va
être arrêté, il déclenche l’insurrection à Koufa, Nadjaf, Bagdad, Nassiriya,
Kout et Bassora, où ses fidèles ont formé des milices.
Comme en 1920, face aux Britanniques
S’il aspire à une
république islamique à l’iranienne, M. Al-Sadr invoque aussi le patriotisme
irakien. Il se plaint amèrement de l’hégémonie iranienne sur le chiisme de son
pays. Sa position contredit les prétentions du Guide suprême de l’Iran,
l’ayatollah Ali Khamenei, qui se veut l’autorité suprême, juridique et
spirituelle, des chiites du monde entier. Son mouvement a été fondé par son
père, Sadiq Al-Sadr, assassiné par le Baath en 1999 pour avoir organisé, dans
les taudis où ce parti pénétrait difficilement, la prière du vendredi que le
tyran avait interdite aux chiites.
Ses prêches attaquaient Israël et les
Etats-Unis, et incitaient les tribus chiites des campagnes à abandonner la
coutume tribale et à opter pour la tradition scripturale chiite. Son mouvement
était puritain et théocratique. Il avait pour but la création en Irak d’une
république islamique de type khomeiniste. Il en vint à disputer le leadership
spirituel des chiites d’Irak au grand ayatollah Ali Sistani, qui s’était montré
très discret sous la dictature pour tenir le clergé à l’écart des affaires de
l’Etat.
Malgré les oppositions entre sunnites salafistes et chiites
sadristes, une solidarité faite de nationalisme irakien et de panislamisme est
apparue entre les deux communautés face à la « coalition ». Ainsi une vieille
rivalité opposait le quartier chiite de Bagdad, Kazimiyah, à son voisin sunnite,
A’zamiyah, plus prospère. Or, ils parvinrent à mettre leur inimitié entre
parenthèses pour organiser un convoi humanitaire de soixante camions, parti pour
Fallouja le 8 avril et accompagné d’une foule brandissant des portraits du
cheikh Yassine et de M. Moqtada Al-Sadr. Les marines durent en laisser passer
quelques-uns.
Composé de sunnites rigoristes et dirigé par M. Abdoul Salam
Al-Kubaisi, le Conseil du clergé musulman a tiré quelque prestige des
négociations qu’il a parrainées entre les assiégés de Fallouja et les
Etats-Unis. Il a également publié un communiqué le 17 avril, soutenant M.
Moqtada Al-Sadr et appelant les Irakien à « expulser les occupants ».
En
dépit d’une perméabilité aux courants religieux et politiques provenant des pays
voisins, le peuple irakien s’est forgé une identité nationale forte. Pour les
composantes confessionnelles du pays, l’identité religieuse ne passe pas avant
l’appartenance à la nation.
Les partis politiques chiites comme Al-Daawa
furent persécutés par le président Saddam Hussein, et beaucoup de leurs
adhérents ont dû se réfugier en Iran ou au Royaume-Uni. Au cours des années 1980
– 1990, la section de Londres d’Al-Daawa s’est scindée en deux : d’un côté les
nationalistes soucieux de maintenir l’indépendance du parti, de l’autre les
cléricaux voulant le subordonner à l’ayatollah Khomeiny. Dans l’ensemble, les
nationalistes l’ont emporté.
Dans les années 1990, Al-Daawa contribuera aux
efforts de M. Ahmad Chalabi pour forger une alliance entre les partis irakiens
en exil. Mais il rompra avec le Congrès national irakien sur la question de la
semi-autonomie des Kurdes. Al-Daawa reste en effet attaché à l’idée d’un Etat
central fort regroupant sunnites, chiites et Kurdes. Son dirigeant, M. Ibrahim
Jaafari, a joué un rôle important, début avril 2004, quand il se rendit à
Téhéran pour susciter une médiation du gouvernement Khatami entre M. Moqtada
Al-Sadr et les Etats-Unis. Sa tentative a échoué, mais M. Jaafari y a gagné en
prestige.
Dès le 18 avril 2003, quelques jours à peine après la fin de la
dictature, le quotidien Al-Hayat, basé à Londres, a publié un entretien avec M.
Mohammad Rida Sistani, le fils du grand ayatollah. Ce dernier déclare que son
père « rejette toute puissance étrangère qui voudrait régner sur l’Irak » et en
appelle à l’unité de tous les musulmans – sunnites et chiites. Il a condamné,
rappelle-t-il, les attaques chiites contre des mosquées sunnites comme des
péchés, et effectué des dons pour leur reconstruction. Pour l’ayatollah, «
l’Irak appartient aux Irakiens. C’est à eux de gouverner l’Irak et ils n’ont pas
à le faire sous l’égide d’une puissance étrangère ». Au début du vingtième
siècle, conclut-il, les clercs allaient à la bataille aux côtés de leurs enfants
pour résister à l’occupation britannique – allusion à la rébellion de 1920,
premier soulèvement national de l’histoire de l’Irak moderne conduit par des
notables et des clercs chiites.
Si le souci de stabilité de l’ayatollah
l’amènera à modérer ses propos, il n’en continuera pas moins de se plaindre de
l’occupation et à rechercher l’unité nationale. En février 2004, un visiteur
décrit ainsi sa position : « Il pense que les différends entre chiites et
sunnites sont beaucoup moins importants que le danger qui menace à présent la
nation irakienne… Le plus important en ce moment est l’unité. « Diviser le
peuple est un acte de trahison [dit-il]. Mes hommages à toutes vos tribus et au
clergé sunnite et dites-leur que Sistani leur baise les mains et les implore de
s’unir avec tous les autres Irakiens, les chiites, les Kurdes, les chrétiens,
les Turkmènes. Unissez-vous et comptez sur moi pour tenir tête aux Américains… »
»
Tout dirigeant chiite qu’il est, M. Sistani rencontre aussi des
responsables kurdes et sunnites, estimant qu’il œuvre ainsi dans l’intérêt de la
nation. Il est peu intervenu dans les affaires politiques, mais, chaque fois
qu’il s’est opposé aux Etats-Unis, c’est lui qui l’a emporté : il a obtenu que
la Constitution définitive ne soit rédigée que par des élus du suffrage
universel, et que le gouvernement légitime de l’Irak soit aussi issu d’une
élection, ce qui a fait dérailler le projet américain d’un scrutin sous tutelle
au printemps 2004.
Paradoxalement, l’émulation qui oppose les différents
groupes peut constituer aussi une sorte de ciment politique. Kirkouk, ville
pétrolière du Nord, est en ébullition permanente. Sa population d’un peu moins
d’un million se compose à parts égales de Kurdes, de Turkmènes et d’Arabes.
Traditionnellement, les Turkmènes – chiites et sunnites – formaient la majorité.
Les Kurdes sont venus, attirés par les emplois que créait le pétrole. La
dictature en expulsera un grand nombre, qu’elle remplacera par des Arabes, y
compris des chiites.
Lorsqu’en août 2003 une lutte éclate entre Turkmènes
chiites et Kurdes sunnites pour le contrôle d’un lieu saint près de Kirkouk, les
chiites arabes de Nadjaf envoient des émissaires pour soutenir les chiites
turkmènes. M. Moqtada Al-Sadr « condamne toute tentative d’isoler le Nord du
reste du pays » et se plaint de la purification ethnique en cours – les Kurdes
affluent dans la ville pour réclamer leurs maisons aux Arabes qui les occupent.
M. Al-Sadr étend ainsi son influence sur la scène nationale.
Les tensions
ethniques vont de nouveau s’aggraver à Kirkouk en décembre-janvier 2003-2004
autour du projet d’incorporer la ville à un canton kurde. En réponse, M. Al-Sadr
fait défiler 2 000 combattants de sa milice, l’armée du Mahdi, pour soutenir les
300 000 résidents turkmènes en grève. Cette entente a quelque peu surpris.
Le
nationalisme ne se forge pas seulement à partir de l’unité de la nation, mais
aussi à travers les conflits en son sein, les luttes et les compromis, qui font
le jeu des partis religieux. Un sunnite radical comme cheikh Yassine (déjà «
martyr » pour ses adeptes) et un chiite radical comme M. Moqtada Al-Sadr (qui
pourrait connaître le même destin) sont tous deux, pour nombre d’Irakiens, des
symboles de la résistance à l’occupation de terres arabes par des troupes
étrangères.
Washington voyait dans sa présence en Irak un exercice de «
nation building ». La grande ironie est que ce projet risque de réussir en se
cristallisant autour de l’objectif d’expulsion des Etats-Unis. Depuis ce jour du
dix-neuvième siècle où le sultan ottoman Abdulhamid II et le réformateur Sayyid
Jamal Al-Din Al-Afghani ont lancé le projet panislamique, à savoir l’alliance
entre sunnites et chiites contre l’impérialisme européen, celle-ci a toujours
échoué. Il semble bien que l’hyper-puissance des Etats-Unis soit en train de la
faire passer du rêve à la réalité.
7. Des balles israéliennes font exploser
les rêves d'une petite fille
Dépêche de l'agence de presse
palestinienne WAFA du mercredi 3 mai 2004
[traduit de l'anglais par Silvia
Cattori]
GAZA - "Avril, c'est le plus cruel des mois".
Des mots que les mères palestiniennes ne disent plus, parce que les forces
d'occupation israélienne (IOF) ont rendu tous les mois aussi cruels que le mois
d'avril. Mais ces mots sont maintenant une réalité dans la vie d'une mère, celle
d'une petite fille palestinienne de onze ans, Mona Abu Tabaq, assassinée par les
soldats israéliens à Beit Lahya, au nord de Gaza.
Dans l'après-midi du 22 avril, après trois jours
d'une campagne israélienne de tuerie et de destruction à Beit Lahya, des médias
ont diffusé la nouvelle selon laquelle les soldats israéliens s'étaient retirés
de la ville. Cela a incité les parents de Mona à permettre à la petite fille de
sortir de la maison pour aller s' acheter des friandises.
Hami Abu Tabaq, 42 ans, le père de Mona, était en
train de faire des travaux dans sa maison nouvellement louée, près de Izbit Beit
Hanoun, attenante à Beit Lahya, quand Mona lui a demandé quelques pièces pour
s'acheter ses gâteaux favoris.
Toute à sa gourmandise, Mona est allée à
l'épicerie. Il y avait des arbres à ricin et des morceaux de métal rouillé au
bord de la route poussiéreuse.
Au moment où Mona a quitté la maison, un tir nourri
des forces israéliennes a troué le silence de ce quartier calme.
Quelques minutes plus tard, le frère aîné de Mona,
Hazem, 18 ans, le visage rouge et éperdu a hurlé "Maman. Papa. Ils ont tué Mona
! Ils ont tué Mona !"
Un tank israélien dissimulé derrière une colline
avait tiré à feu nourri sur Mona. Elle a été touchée à l'abdomen et elle est
morte dans la salle d'opération .
Un témoin oculaire, Hussam Al-Tloli, 18 ans, a dit
à WAFA qu'il avait vu Mona au moment où elle venait de la direction opposée et
que l'écho des tirs isaéliens a rempli l'endroit dans ce quartier proche
d'al-Nada.
"Mona et moi étions les seules personnes à l'angle
du bâtiment numéro 8" dit al-Tloli," tout était calme et serein, elle bavardait
avec une fille sur un balcon quand un tank israélien a ouvert le feu sur nous ;
en courant nous avons fui les tirs. J'ai regardé la petite fille ; elle me
regardait en se tâtant le côté droit de la poitrine. Je n'ai pas compris qu'elle
était blessée.
"Je n'oublierai jamais ses yeux suppliants ; ils
hurlaient à l'aide. Sa tête, son corps effondrés, et ses yeux qui se fermaient
lentement. J'ai essayé de la transporter mais ma main a glissé sur sa poitrine.
J'ai été stupéfait de voir son pull. marine déchiqueté et trempé de sang. Je me
suis mis à crier, à demander de l'aide quand une ambulance est arrivée.
Un
courageux auxiliaire médical est arrivé, avec précaution, au milieu des tirs, il
a emporté la fillette" a ajouté al-Tloli.
Il a dit à WAFA "Quelques minutes plus tard l'écho
des balles remplissait l'endroit, mon fils Hazem était si terrifié, que son
visage est devenu livide, et il a dit :: Maman, ils ont tué Mona, ils ont tué
Mona" et il s'est écroulé en larmes.
A l'hôpital la mère et le père ont attendu à la porte de la salle
d'opération. Les médecins ont d'abord demandé au père d'entrer et peu après, ils
ont fait entrer la mère. Shifa a été saisie de voir son mari en larmes pendants
que les amis et les voisins venaient le consoler. Elle a vite compris que sa
délicieuse petite fille était "partie avec le vent". La maman s'est appuyée
contre un mur, ses genoux se sont dérobés et lentement, elle est tombée. Ses
proches l'ont emportée.
Mona aimait peindre. Elle a toujours rêvé d'être avocate; Tous les matins
sa mère coiffait ses cheveux en chignon et Mona protestait. Elle adorait porter
son pantalon avec des papillons de couleur sur les jambes.
"Maman, fait mon chignon plus haut et mets les épingles et les rubans pour
qu'ils se voient mieux, s'il te plait.
Est-ce que tu as repassé mon pantalon
aux papillons ?" deux phrases que Mona répétait chaque matin avant de partir
pour l'école, se souvient sa maman.
Ses parents empêchaient Mona d'aller à l'école parce qu'ils avaient peur
des tirs israéliens. Mais elle voulait mettre son pantalon favori, celui qui a
des papillons de couleur.
"Ils l'ont tuée et ils ont tout tuée. Elle ne peindra plus jamais. Les
papillons et ses rêves ont été enterrés avec elle" a dit la mère de Mona , son
visage désespéré ruisselant de larmes.
Son père, Hamdi, était bouleversé en exprimant sa "terrible perte" et en
rappelant son innocence.
"Je faisais des travaux dans la maison quand Hazem a
fait irruption en hurlant que Mona était blessée. Je me suis précipité à
l'hôpital" dit-il "
Je suis resté pendant trois heures près de la porte de la salle
d'opération, et ça a été des moments douloureux, et ça m'a paru durer trois
siècles. J'ai tout perdu, son sourire innocent me manque, son rire, elle imitait
son professeur, sa manière de parler, sa langue, ses mouvements et ses gestes,
elle était adorable et drôle" dit Hamdi des larmes plein les yeux.
La soeur aînée de Mona, Nivin, 16 ans, n'oubliera jamais le baiser que Mona
lui a donné avant de partir.
"C'était son dernier baiser, elle s'est arrêtée à la porte et m'a regardée,
elle est revenue pour m'embrasser, avec un curieux regard et elle m'a dit au
revoir, c'était aussi son dernier au revoir" dit Nivin,
"en général elle
m'embrassait mais cette fois sont baiser m'a surprises. Elle courait à la porte
quand je l'ai regardée avec surprise. Je n'oublierai jamais son dernier baiser
et son dernier regard d'adieu. Elle ne reviendra jamais" dit Nivin, des larmes
ruisselant sur ses joues.
Le propriétaire de l'épicerie, Ibrahim Rasheed 19 ans, dit qu'il n'y a pas
eu de confrontation entre les Palestiniens et les soldats israéliens dans les
moments qui ont précédé la mort de Mona.
"Quand la petite fille est arrivée à l'épicerie il n'y avait pas de tirs.
Quelques minutes après qu'elle soit partie, j'ai entendu un feu nourri. J'ai été
terrorisé et je me suis assis tétanisé sur ma chaise ; quelques minutes après
j'ai jeté un coup d'oeil dehors pour voir un homme qui transportait Mona dans
une ambulance" dit Rasheed.
"Quand elle est arrivée à l'épicerie, elle était tellement contente
!
j'étais au téléphone avec quelqu'un,
Mona avait l'habitude de dire :
"Il suffit que j'arrive pour que tu sois au téléphone. Avec qui parles-tu
?"
Je parle avec ma grand-mère, j'avais l'habitude de lui répondre et elle
riait, prenait un paquet de chips et deux sucettes" dit Rasheed. Maman, c'est le
dernier mot que Mon a crié.
"Maman, où est maman ? Est-ce que je vais mourir ? Maman va être si fâchée
contre moi.. Qu'est-ce que je vais faire ? Où est Maman ? Maman.Maman." a répété
Mona pendant qu'elle était dans l'ambulance selon le sauveteur bénévole,
Mohammed Nassar, 18 ans.
"Le conducteur s'était garé près de Mona, quand nous avons essayé de
descendre le tank a ouvert le feu sur nous, l'ambulance a été touchée, bien que
nous ayons cherché à l'esquiver et nous avons évacué la fillette, mais
malheureusement elle est morte" dit Nassar.
Mohammed al-Sultan, chirurgien à l'hôpital Kamal O"dwan à Beit Lahya; a dit
que Mona est arrivée à l'hôpital dans un état critique. Son gros intestin avait
explosé au côté droit de l'abdomen et elle avait une grave hémorragie interne
provoquée par une balle qui avait transpercé sa poitrine.
"Un tir horizontal a pénétré le côté gauche de sa poitrine; le pancréas a
été complètement endommagé" a dit al-Sultan "la rate et le canal du foie étaient
aussi touchés".
Selon le Ministre palestinien de la Santé, 16 citoyens palestiniens y
compris Mona, ont été assassinés et plus d'une centaine blessés par l'IOF au
cours des trois jours d'invasion qui ont commencé le 20 avril à Beit
Lahya.
Mona n'est pas le premier enfant palestinien tué par les soldats
israéliens.
572 citoyens palestiniens de moins de 18 ans ont été assassinés par la
machine de guerre israélienne à Gaza et en Cisjordanie depuis le 28 septembre
2000, date du début de l'intifada al-Aqsa, selon le Centre Palestinien National
d'information .
[Source :
http://english.wafa.ps/ - Traduction pour ISM-France :
http://www.ism-france.org]
8. Nabil Shaath : "La nouvelle position de
Washington détruit le processus de paix" propos recueillis par Randa
Achmawi
in Al-Ahram Hebdo (hebdomadaire égyptien) du
mercredi 21 avril 2004
Ministre des Affaires étrangères
palestinien, Nabil Shaath évoque les conséquences de l'assassinat du chef du
Hamas, Abdel-Aziz Al-Rantissi, et du récent changement de la position des
Etats-Unis sur la question palestinienne.
—
Al-Ahram Hebdo : Comment réagissez-vous à l’assassinat par Israël du chef du
Hamas, Abdel-Aziz Al-Rantissi ? Comment va-t-il affecter la situation dans les
territoires palestiniens ?
— Nabil Shaath : Comme tout le
peuple palestinien, je ressens une très grande tristesse et suis en même temps
très en colère à cause de ce crime. Mais je veux aussi dire que ce crime
n’affectera pas notre détermination, notre résistance et notre persévérance à
poursuivre notre objectif, face à ceux qui s’attaquent à notre peuple, à ses
dirigeants et à ses droits inaliénables. Et ceci en utilisant les moyens les
plus vils : ceux de l’élimination physique des cadres et symboles des
Palestiniens. Il est vrai qu’à l’ombre de cette colère qui se répand parmi le
peuple palestinien, la situation peut paraître désespérante, mais je dois dire
que ceci ne fera qu'engendrer une force, une puissance encore plus importante
chez chacun des Palestiniens. Et ne fera que renforcer leur détermination à
poursuivre la lutte contre la force occupante. Cet assassinat ne fera
qu'approfondir les sentiments de colère et attisera la guerre dans cette région.
— Que pensez-vous du dernier revirement des
Etats-Unis qui acceptent désormais l’existence des colonies israéliennes dans
les territoires palestiniens, la modification des frontières de juin 1967 et
nient le droit au retour des réfugiés palestiniens dans les frontières de 1948
?
— La dernière prise de position de Washington est extrêmement
grave et nie tous les principes qui régissent les relations internationales. Les
Etats-Unis n'ont pas le droit de décider des questions concernant les intérêts
d’un autre peuple se trouvant sous occupation. Les Etats-Unis n’ont aucun droit
de changer les principes fondateurs du processus de paix, en faveur du pouvoir
d’occupation, dans les questions qui doivent être discutées et décidées dans la
phase finale des négociations. Lorsqu’ils parlent de changement des frontières
de 1967, des colonies, de Jérusalem et de la question des réfugiés, ceci veut
dire qu’ils n’ont laissé rien à discuter dans les négociations de paix. Ceci
veut dire qu’ils veulent nous imposer un nombre de décisions comme étant des
faits accomplis, ce qui est inacceptable. Que les Etats-Unis approuvent Israël,
dès maintenant, sur les questions du statut final, y compris la barrière de
sécurité, est totalement inacceptable. Par cette nouvelle position, Washington
détruit complètement le processus de paix.
— Pourquoi les Etats-Unis ont-ils opéré ce
changement inattendu ?
— L’Administration Bush est, sans aucun
doute, en train de vivre une grande illusion : celle que le plan d'Ariel Sharon
pour un retrait de la bande de Gaza est une initiative « grandiose » et mérite
toutes sortes de sacrifices pour qu’il soit mis en place. Ceci d’autant plus que
les Américains ne payent rien de leur poche. C'est le peuple palestinien qui
paye le prix : ils sacrifient nos droits à nous. Les Etats-Unis sont en train de
faire des concessions sur nos droits à nous. Et je me demande comment ceci
peut-il bien se passer ? La réalité, c’est qu’ils sont en train de voler les
droits des Palestiniens.
— Les Etats-Unis ont même promis à l’Etat hébreu
une aide financière supplémentaire pour mettre en place ce plan qui priverait
les Palestiniens de leurs droits ...
— Je ne veux pas parler
des prêts ou de l’aide financière que les Etats-Unis accorderont à Israël pour
mettre en application leur plan unilatéral. Ce que je veux dire, c’est que les
Etats-Unis ne peuvent pas faire de concessions sur ce qui appartient au peuple
palestinien. Ils ne peuvent pas faire de dons à Israël avec nos droits, nos
terres, notre droit au retour des réfugiés. Je pense que le président George W.
Bush imagine que ceci va l’aider pour être réélu. Mais je n’ai vu aucun pays
accorder son soutien à cette position. Le communiqué émis par l’Union européenne
était très positif et la position russe est, elle aussi, très bonne. Je ne vois
personne, que ce soit aux Nations-Unies ou parmi les membres du Quartette (les
Etats-Unis, l'Union européenne, la Russie et les Nations-Unies) accepter les
propos dangereux tenus par Bush et Sharon à Washington.
— Que peuvent faire les Palestiniens pour faire
face à cette nouvelle situation ?
— Nous sommes en train
d'établir des contacts et d'agir au sein du Quartette, notamment l’Europe et la
Russie. En plus, nous espérons une position arabe plus forte dans la période à
venir. Mais les positions russe, européennes et celle des Nations-Unies nous
soutiennent et rejettent toutes les déclarations et communiqués émis
conjointement par Israël et les Etats-Unis.
— Qu’en est-il du voyage que vous devez effectuer
à Washington ? Que pensez-vous dire aux responsables américains ?
— J’ai reporté ce voyage pour protester contre les derniers
événements.
— Le président Bush a lié, lors de son sommet avec
Sharon, l'établissement d'un Etat palestinien à la lutte de l'Autorité
palestinienne contre le « terrorisme » du Hamas et du Djihad islamique. Cette
demande ne risque-t-elle pas de déclencher des querelles interpalestinennes
?
— C’est absolument dégoûtant comme demande. C’est comme
demander à un peuple qui vit sous occupation militaire de ne pas résister contre
celle-ci. En plus de cela, les Etats-Unis accordent à la force occupante
quelques nouvelles concessions tirées sur les droits du peuple occupé. C’est
totalement dégoûtant et on ne peut pas accepter cela. Tout cela n’a comme
objectif que d’alléger la condamnation qui pèse sur Israël à cause de son
occupation de la terre du peuple palestinien et son terrorisme d’Etat. Et puis,
ils viennent jeter la responsabilité sur le dos des victimes, c’est-à-dire le
peuple occupé. Autrement dit, transférer l’accusation du criminel pour l’imposer
à celui qui à subi le crime.
— Quelles sont les dernières évolutions du
dialogue interpalestinien ?
— Le dialogue est très bon et
positif. On discutait dernièrement des modes d'administration de la bande de
Gaza après le retrait prévu d'Israël. Mais sur cela, il faut souligner que le
retrait unilatéral annoncé par Israël ne représente en fait que davantage de
souffrance pour le peuple de Gaza.
— Y a-t-il eu des divergences entre l'Autorité
palestinienne et les différentes factions, notamment le Hamas et le Djihad
islamique, sur un arrêt des opérations militaires anti-israéliennes
?
— Il n’y a pas eu de divergences. On ne leur a pas demandé
des choses qu’ils ont refusées. Tout ce qu’on demande à ce stade, c’est un
cessez-le-feu réciproque entre Israël et les Palestiniens. Et ils étaient
d’accord sur un cessez-le-feu de ce genre. Ce qu'ils ont refusé, c’est un
cessez-le-feu uniquement du côté palestinien. Nous discutons également de leur
participation au gouvernement, mais jusqu’à présent, on n’est pas encore entré
dans les détails.
9. Biddu : protestation contre le mur par
Tanya Reinhart
in Yediot Aharonot (quotidien israélien) du mardi 20 avril
2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Biddu est un joli village palestinien, entouré de vignobles et
de vergers, à quelques kilomètres à l’est de la frontière de 1967 (la « ligne
verte », ndt). Ces derniers mois, ce village, qui n’avait jamais cessé de vivre
en paix – même depuis le déclenchement de l’Intifada – est devenu un énième
symbole de l’histoire du conflit israélo-palestinien.
Pour son malheur, ce village comprend des terres qui, comme d’autres terres
appartenant à de petits hameaux palestiniens voisins, jouxtent le « corridor de
Jérusalem » : une succession de quartiers israéliens, au nord de Jérusalem. Le
contrôle par Israël de cette région lui garantirait une continuité territoriale
« exempte de Palestiniens », depuis ce corridor jusqu’à la colonie de Givat
Zeev, profondément implantée à l’intérieur de la Cisjordanie occupée (près de
Ramallah). Dans le cadre du projet d’annexions massives auquel rêvent Sharon et
l’armée israélienne, il s’agit vraiment là du genre de terres « auxquelles on ne
saurait renoncer ». C’est pourquoi Israël a décider d’emprisonner les villageois
derrière un mur et de s’emparer de leurs terres. A Biddu, et aux villages
avoisinants, il ne reste plus qu’une seule chose à faire : s’asseoir
tranquillement et regarder les vergers d’arbres fruitiers qu’ils ont soignés de
génération en génération se transformer en terrains vagues, qui ne tarderont pas
à devenir des chantiers immobiliers du corridor de Jérusalem.
Mais, loin de se soumettre, le village de Biddu et les villages voisins se
sont groupés pour défendre leurs terres. Suivant le nouveau mode de résistance
populaire qui s’est développé tout au long du trajet du mur en
Cisjordanie,
tout le village – hommes, femmes et enfants – vont faire barrage de leur corps
pour défendre leurs terres, devant les bulldozers israéliens. Le principe de
base, dans cette forme de lutte, c’est la non-violence. Le recours aux armes est
totalement interdit et les efforts des villageois pour dissuader les jeunes de
jeter des pierres sont visibles. Un deuxième principe de cette résistance, c’est
qu’il s’agit d’un combat conjoint réunissant des Palestiniens et des Israéliens
– des personnes appartenant à deux peuples dont le sort et l’avenir sont
indissociables. Comme dans d’autres endroits, sur le tracé du mur, les habitants
de Biddu ont invité les Israéliens à venir se joindre à eux. « Faites entendre
la voix de la raison, la voix de la logique. Qu’elle couvre le bruit des balles
et le bruit de l’oppression… » ont-ils écrit dans une lettre ouverte à
l’intention des colonies et des quartiers israéliens qui les entourent.
Et, de fait, des Israéliens ont répondu à leur appel – depuis des jeunes
militants opposés à la construction du mur, jusqu’à des habitants du quartier
Mevaseret Tzion, situé dans le Corridor de Jérusalem. Trente de ces habitants
ont également signé une pétition envoyée par les habitants des villages
concernés à la Cour suprême d’Israël, en protestation contre la confiscation de
leurs terres. Mais aux yeux de l’armée, ce nouveau mode de protestation, avec
des Palestiniens et des Israéliens manifestant ensemble, représente ce qu’il y a
de plus dangereux. A Biddu, l’armée a d’ores et déjà positionné des snipers sur
les toits, tiré à balles réelles et tué cinq Palestiniens. Il y a des blessés,
par dizaines. En raison de la couverture des médias et des protestations, le
recours aux balles réelles a diminué. Mais ce n’est absolument pas le cas, en ce
qui concerne la violence. Le 17 avril, le Rabbin Arik Asherman a été arrêté, à
Biddu, tandis qu’il tentait de protéger un enfant palestinien qu’on avait ligoté
au capot d’une jeep militaire.
Face à la violence de l’armée, les femmes de Biddu ont appelé à une
manifestation silencieuse, avec peu de participantes (des femmes, uniquement),
le dimanche 25 avril. Près de trente Israéliennes ont répondu à leur appel – des
femmes d’âges divers et d’un très large éventail de catégories professionnelles.
A Biddu, nous avons rencontré des femmes palestiniennes, ainsi que des
militantes d’associations internationales actives dans les territoires occupés.
Un défilé silencieux se mit en marche – nous étions un peu moins de cent femmes
et nous avions des pancartes. Pas un homme en vue, ni le moindre enfant, qui
aurait risqué de jeter des pierres. Nous étions l’incarnation de l’absence
totale de danger. Mais pas pour l’armée ! « Nous n’autoriserons pas cette
manifestation ! », annonça une voix en uniforme. Immédiatement, les gaz
lacrymogènes et les grenades incapacitantes se mirent à pleuvoir. Tétanisée,
j’ai assisté à une scène hallucinante. Dans un brouillard de fumées et de gaz
lacrymogène, quelques femmes étaient encore là, debout, levant silencieusement
leurs pancartes devant les soldats. Mais soudain, des guerriers à cheval
surgirent de ce brouillard et chargèrent ces femmes portant leurs pancartes.
J’avais déjà vu la police montée, mais cette fois ne ressemblait pas aux
précédentes. Il était clair comme de l’eau de roche que leurs matraques étaient
faites pour briser des membres. Molly Malekar, directrice de l’association
Bat-Shalom, termina sa protestation pacifique contre la violence de l’armée
l’épaule fracturée, et un coup sérieux sur la tête.
L’armée bloque toute protestation. Il n’est même plus permis de porter des
pancartes, en silence. Et cela ne vaut pas que pour les Palestiniens. Du point
de vue de l’armée, nous aussi, les Israéliens, nous n’avons plus qu’une seule
possibilité : nous asseoir, et contempler le désastre de notre pays en train de
perdre son visage humain. Mais étant donné qu’Israël est toujours,
officiellement, une démocratie, il n’est pas admissible que l’armée soit
l’institution qui fixe les limites de la liberté de manifestation. Il faut créer
une commission d’enquête indépendante sur la violence de l’armée à Biddu, et
traîner les responsables devant un tribunal. (traduction de
l’hébreu en anglais par Netta Van Vliet)
10. Apocalypse, Please ! par George
Monbiot
int The Guardian (quotidien britannique) du mardi 20 avril 2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
(George Monbiot est l’auteur de l’ouvrage The Age of
Consent : a manifesto for a new world order (L’ère de l’Acceptation : Manifeste
pour un nouvel ordre mondial), publié récemment en livre de
poche.)
La politique
moyen-orientale des Etats-Unis est commandée par une forme de folie
particulièrement rare. Il est plus que temps de nous en préoccuper
sérieusement.
Pour comprendre ce qui se passe au Moyen-Orient,
il faut comprendre, au préalable, ce qui se passe au Texas. Et pour comprendre
ce qui se passe au Texas, il faut au préalable lire les résolutions adoptées par
le parti Républicain, le mois passé. Voyons, par exemple, les décisions adoptées
dans le Comté d’Harris, qui recouvre la plus grande partie de l’agglomération de
Houston…
Les délégués ont commencé par se mettre en appétit en passant
en revue un certain nombre de questions ne faisant pas problème (pour eux…) : «
l’homosexualité est contraire aux vérités décidées par Dieu ; tout système
permettant d’enregistrer, de traiter des informations relatives à – ou de
surveiller la – possession d’armes à feu doit être interdit ; l’impôt sur le
revenu, les droits de succession, les taxes sur les plus-values financières et
les impôts professionnels doivent être abolis ; les candidats à l’immigration
doivent être dissuadés par un barrage électrifié à la frontière (du Mexique) ».
Une fois d’attaque, ils sont passé au vrai problème : ce qui se passe dans un
petit pays, à 7 000 miles de là. C’est alors que, d’après un participant, « les
cris et presque les gnons » ont commencé et que des noms d’oiseaux ont été
échangés.
Je ne sais pas ce que disait la motion initiale, mais
apparemment, on a, par la suite, « mis beaucoup d’eau dans son vin », en raison
de l’empoignade verbale. La motion que les Républicains ont fini par adopter
disait en effet « simplement » qu’Israël avait un droit imprescriptible à
Jérusalem et à la Cisjordanie, qu’il fallait faire pression sur les pays arabes
jusqu’à ce qu’ils absorbent les réfugiés de Palestine et qu’Israël avait le
droit de faire absolument tout ce qu’il voulait, dès lors qu’il s’agissait
d’éliminer le terrorisme. Ah : ça fait plaisir de voir que les extrémistes n’ont
pas eu, finalement, le dernier mot !
Mais pourquoi tout cela serait-il tellement important pour la
population d’un Etat dont le moins qu’on puisse en dire, c’est qu’il n’est pas
vraiment fasciné par la politique étrangère ? Bien que l’Explication devienne
pour nous, lentement, un peu plus claire chaque jour, nous avons encore quelque
difficulté à la prendre au sérieux (mais nous avons quelque
excuse…)
Aux Etats-Unis, des millions de personnes ont été victimes
d’une illusion extraordinaire. Au dix-neuvième siècle, deux prêcheurs immigrés
ont mis côte à côte un ensemble de passages de la Bible, sans aucun rapport les
uns avec les autres, créant ce qui a l’apparence d’un récit cohérent : Jésus
reviendrait sur terre, quand certaines conditions aurient été réunies. La
première de ces conditions étant la création d’un Etat d’Israël, la seconde
étant l’occupation, par cet « Israël », du reste de ses « territoires bibliques
» (la plus grande partie du Moyen-Orient), et la reconstruction du Troisième
Temple, sur l’emplacement occupé aujourd’hui par la Coupole du Rocher (Mosquée
d’Omar) et la mosquée Al-Aqsa (à Jérusalem). Les légions de l’Antéchrist
déferleraient alors sur Israël, et les combats aboutiraient à un face-à-face
final, dans la vallée d’Armageddon. Les juifs seraient soit brûlés vifs, soit
convertis au christianisme, après quoi, le Messie reviendrait sur terre
».
Ce qui rend cette histoire (horrible) particulièrement
attrayante, pour les fondamentalistes chrétiens, c’est le fait qu’avant le début
de la grande bataille décisive, tous les « vrais croyants » (c’est-à-dire, ceux
qui croient ce qu’ils croient, EUX) seront tirés vers le ciel – hors de leurs
vêtements, lesquels resteront sur Terre – au cours d’un événement spectaculaire
appelé l’Enlèvement. Non seulement les plus méritants parmi eux iront s’asseoir
à la droite de Dieu, mais tous jouiront du spectacle, depuis les meilleurs
gradins, offert gracieusement par leurs opposants politiques et religieux se
faisant dévorer par les furoncles, les plaies, les criquets et les grenouilles,
tout au long des sept années de Tribulations qui s’ensuivront. [Pas mal, non
?]
Ces vrais croyants cherchent, de nos jours, à faire que tout
cela advienne. C’est-à-dire qu’ils projettent des affrontements sur
l’emplacement du vieux temple détruit (en 2000, trois chrétiens américains ont
été expulsés d’Israël après qu’ils aient tenté de faire sauter les mosquées de
l’Esplanade), qu’ils financent la construction de nouvelles colonies juives dans
les territoires occupés, qu’ils exigent toujours plus de soutien à Israël de la
part des Etats-Unis, et qu’ils cherchent à provoquer une bataille finale avec le
Monde musulman / Axe du Mal / ONU / Union européenne / France – c’est-à-dire
toutes les légions dont l’Antéchrist est censé disposer.
Ces croyants sont convaincus qu’ils seront bientôt rétribués
pour leurs efforts. L’Antéchrist, apparemment, est parmi nous, déguisé en Kofi
Annan, Javier Solana, Yasser Arafat, ou , plus vraisemblablement, Silvio
Berlusconi. En allant sur le site ouèbe www.raptureready.com, [= L’Enlèvement est
proche.com]vous pouvez découvrir le temps qu’il vous reste à attendre avant de
vous envoler de votre pyjama. Les infidèles, parmi nous, noteront que l’Indice
d’Enlèvement est aujourd’hui à 144, c’est-à-dire seulement un point au-dessous
du seuil critique, au-dessus duquel le ciel se remplira de nudistes volants. Le
Gouvernement Impie, le Mauvais Temps et Israël ont tout au plus apporté cinq
points au jackpot (l’Union européen débat de sa constitution, il y a eu un
ouragan terrible dans l’Atlantique Sud, et le Hamas a juré de venger
l’assassinat de ses dirigeants), mais la Seconde Venue est retardée,
actuellement, par une baisse malheureuse de la consommation de drogues par les
moins de vingt ans, et par une timidité incontestable de l’Antéchrist à se
manifester (les deux ne marquent que deux points chacun).
Il est loisible de rire de ces gens, mais il ne faut surtout
pas les ignorer. Le fait que leurs croyances soient totalement stupides ne fait
aucunement d’eux des marginaux. Les sondages d’opinion, aux Etats-Unis, montrent
que de 15 à 18 % des électeurs américains appartiennent à des églises ou à des
mouvements qui adhèrent à ce genre de doctrine. Une étude, effectuée en 1999,
suggère que ce pourcentage comportait un tiers de Républicains. Les livres les
plus vendus aujourd’hui aux Etats-Unis sont les douze volumes de la série des
Left Behind [Allusion aux réprouvés qui seront « laissés derrière », qui ne
seront pas enlevés dans les Cieux, NdT], qui véhicule ce qui est généralement
décrit comme une narration « science fiction » de l’Enlèvement (voilà,
apparemment, qui la distingue de l’autre…), avec tout plein de détails
sanguinolents sur ce qui va nous arriver, à nous, c’est-à-dire tous les autres…
Et les gens qui croient à toutes ces conneries n’y croient pas qu’un peu. Pour
eux, c’est une question de vie et de mort – éternelles.
Parmi eux se trouvent certains des hommes les plus puissants
en Amérique. John Ashcroft, attorney général, est un vrai croyant, comme le sont
aussi plusieurs sénateurs éminents, ainsi que le chef du groupe majoritaire à la
Chambre des Représentants, Tom Delay. M. DeLay (lequel est aussi le coauteur de
l’Amendement si bien nommé DeLay-Doolittle [ici, jeu de mots sur « Doolittle »,
qui peut se lire « do little », c’est-à-dire : Qui ne fait pas grand-chose…] qui
renvoie à plus tard – aux calendes grecques ? – la réforme des finances) est
allé en Israël, l’an dernier, pour déclarer à la Knesset qu’ « il ne saurait y
avoir de position mi-chèvre mi-chou, de position modérée » en matière de soutien
à Israël.
Ainsi, nous avons affaire à un fief électoral très important –
représentant le noyau dur des soutiens du président actuel – dans le pays le
plus puissant du monde, et qui s’active sérieusement à provoquer une nouvelle
guerre mondiale. Ses membres voient dans l’invasion de l’Irak un simple
échauffement, puisque les Révélations (9:14-15) prétendent que quatre anges «
prisonniers au fond du grand fleuve Euphrate » seront libérés et « viendront
égorger le tiers des êtres humains ». Ils vont frapper aux portes de la Maison
Blanche au point de les faire céder dès que son soutien à Israël donne des
signes de faiblesse : lorsque Bush a demandé à Sharon de faire sortir ses tanks
de Jénine, en 2002, il a reçu 100 000 e-mails haineux de la part de chrétiens
fondamentalistes. Depuis lors, Bush n’a plus jamais osé proférer de tels
propos.
Le calcul électoral, aussi dément cela puisse-t-il paraître,
fonctionne ainsi : seules les considérations de politique intérieure sont
susceptibles de faire chuter le gouvernement – ou de le maintenir en place. Pour
85 % des électeurs américains, le Moyen-Orient est une question de politique
étrangère, et par conséquent, une question d’un intérêt secondaire, lorsqu’ils
pénètrent dans l’isoloir. Mais, pour 15 % de l’électorat, le Moyen-Orient est
non seulement une question intérieure, c’est une question personnelle : si le
président s’abstient de provoquer une conflagration dans cette région du monde,
les plus fidèles parmi ses électeurs ne pourront pas aller s’asseoir à la droite
du Bon Dieu. Autrement dit : Bush risque de perdre beaucoup moins de voix en
encourageant l’agression israélienne qu’en ne l’encourageant pas. Ecouter ces
gens serait, de sa part, pure folie. Mais il serait tout aussi fou de ne pas le
faire...
11. Mahmoud Darwich :"Pour moi, la
poésie est liée à la paix" entretien réalisé par Muriel
Steinmetz
in L'Humanité du jeudi 15 avril
2004
Le grand poète palestinien vit à Ramallah. Dans État de siège,
il ouvre une fenêtre sur son monde en proie à toutes les
souffrances.
Mahmoud Darwich vit désormais à Ramallah après de longues années d'exil. En
1948, il avait six ans quand l'armée israélienne chassa sa famille du village de
Birwa où il est né. En 1950, il rentra au pays mais Birwa avait disparu. À la
place avaient été construites deux colonies israéliennes. L'histoire du poète se
confond avec celle de son peuple, dont le droit au retour demeure plus que
jamais hypothétique. Mahmoud Darwich affirme néanmoins que " le poète n'est pas
tenu de fournir un programme politique à son lecteur ". Il prône une lecture
innocente de son ouvre, si volontiers empreinte d'un " lyrisme épique ", selon
les mots du poète grec Yannis Ritsos. La poésie de Darwich, quelles qu'en soient
les racines, n'est pas inscrite dans un temps et un espace donnés, fussent-ils
toujours brûlants. L'exil demeure son vrai terreau, au plus près d'une
géographie concrète du monde, baignée dans plus d'une époque historique. Mahmoud
Darwich se définit comme un Troyen. C'est dire qu'il revendique, non sans un fin
sourire, le statut de la victime. N'est-il pas plus noble d'avoir loisir de
chanter, fût-ce au cachot, plutôt que de s'occuper à opprimer et contrôler
l'autre ?
De lui, sort ces jours-ci État de siège, témoignage écrit à chaud d'un
homme isolé au sein de sa propre terre encerclée par les blindés. Cette longue
réflexion poétique est née du temps libre imposé à ce héraut d'un peuple placé
lui-même sous haute surveillance. De sa fenêtre, il scrute les rues de Ramallah,
en tient la chronique des heures et des jours. De passage en France, il a bien
voulu répondre à nos questions, traduites par Farouck Mardam-Bey, son éditeur
chez Actes Sud.
- L'Humanité : Un précédent recueil d'entretiens avec vous
avait pour titre la Palestine comme métaphore. De quoi la Palestine est-elle
métaphore ?
- Mahmoud Darwich : Mon éditeur avait choisi le titre. Cette métaphore
permet de dire des choses sur la poésie : la relation de l'être humain à son
histoire, à son existence, à la nature, à soi-même ainsi que sa lutte pour les
libertés individuelles et collectives. Pour moi, la Palestine n'est pas
seulement un espace géographique délimité. Elle renvoie à la quête de la
justice, de la liberté, de l'indépendance, mais aussi à un lieu de pluralité
culturelle et de coexistence. La différence entre ce que je défends et la
mentalité officielle israélienne - je dirais même la mentalité dominante
aujourd'hui en Israël -, c'est que celle-ci conduit à une conception
exclusiviste de la Palestine alors que, pour nous, il s'agit d'un lieu pluriel,
car nous acceptons l'idée d'une pluralité culturelle, historique, religieuse en
Palestine. Ce pays en a hérité. Il n'a jamais été unidimensionnel ni à un seul
peuple. Dans mon écriture, je m'avoue l'enfant de plusieurs cultures
successives. Il y a place pour les voix juive, grecque, chrétienne, musulmane.
La vision adverse concentre toute l'histoire de la Palestine dans sa période
juive. Je n'ai pas le droit de leur reprocher la conception qu'ils ont
d'eux-mêmes. Ils peuvent définir leur identité comme ils veulent. Le problème,
c'est que cette conception de l'identité signifie la négation de celle de
l'autre. Cela nous empêche de vivre libres et indépendants. Ils estiment que
nous n'avons aucun droit sur cette terre, dans la mesure où ils l'appréhendent
comme terre biblique et jugent qu'elle est en attente, depuis deux mille ans, du
" retour " de ceux qui l'habitèrent jadis. Il y a donc une tentative permanente
de monopolisation de la terre, de la mémoire, de Dieu lui-même. C'est pourquoi
la lutte se situe aujourd'hui à maints niveaux. Les gouvernants israéliens
essaient d'appliquer leur conception du passé à une réalité qui ne lui
correspond absolument pas. Parfois, je nargue un soldat au check-point. Je lui
dis : " Si vous voulez la terre sainte telle qu'écrite dans la Torah, prenez-la
et donnez-nous la terre non sacrée, c'est-à-dire tout le littoral palestinien.
Il n'y a pas d'histoire biblique sur ce littoral. " Si la référence est
religieuse, parlons de cet échange entre le littoral et l'intérieur, mais si
elle est juridique, de l'ordre du droit international, revenons aux résolutions
de l'ONU.
- Quelle place occupe la poésie de langue arabe et
singulièrement votre poésie dans la littérature arabe aujourd'hui
?
- Les pays européens et les États-Unis croient que la poésie de langue
arabe occupe la place d'honneur dans la culture arabe, comme ce fut le cas
durant trois siècles. On parle de la crise de la poésie en Occident, du déclin
de son lectorat. Elle existe aussi chez nous. La relation entre la poésie et les
lecteurs est devenue problématique. Peut-être parce que la poésie arabe est
entrée dans des formes d'expérimentations qui l'ont isolée du grand public. Elle
met une distance entre le texte et le réel, en se privant de la richesse des
cadences de la métrique arabe. Il y a aussi une raison d'ordre culturel. La
poésie n'est pas le premier genre littéraire chez les Arabes. Le roman a pris la
relève. C'est là un point positif. J'ajouterai que nous vivons une crise
d'identité culturelle et politique. Les Arabes régressent sur de nombreux plans.
Nous avons le sentiment d'être en dehors de l'histoire qui se fait. On entend,
par exemple, parler d'un grand Moyen-Orient. Les Américains, à l'origine du
projet, estiment que les Arabes ne méritent même pas d'être consultés ! Dans la
mesure où les frontières des pays arabes ont été fixées par des étrangers, ces
mêmes étrangers peuvent les modifier quand ils veulent. Les Arabes ne
participent pas à la définition de leur destin. Que voulez-vous que la poésie
fasse dans ces conditions ? Parler de l'âge d'or ? Adorer le passé ? La vraie
poésie arabe est une poésie critique de la réalité arabe.
- Pardonnez-moi cette question un peu brutale mais est-ce que
la poésie, au plus haut sens, telle que vous la pratiquez aujourd'hui, peut
constituer l'alternative à la religion ?
- William Blake disait que l'imagination est une nouvelle religion.
Tout le mouvement romantique entend substituer l'inspiration poétique à
l'inspiration religieuse et prophétique. Je pense que la religion et la poésie
sont nées d'une même source, mais la poésie n'est pas monothéiste. Comme l'a dit
Heidegger, elle nomme les dieux. La poésie est en rébellion permanente contre
elle-même. Elle ne cesse de se modifier. La religion est stable, fixe,
permanente. La quête de l'inconnu leur est néanmoins commune. La poésie tend
vers l'invisible sans trouver de solution. La religion en trouve une, une fois
pour toutes donnée. Le grand problème du marxisme n'est-il pas qu'il est devenu
une religion à un certain moment ?
- La poésie est-elle compatible aujourd'hui avec la religion
sous sa forme la plus revendicatrice et violente ?
- Bien entendu, l'intégrisme empêche la poésie de s'épanouir. Son
manichéisme sans appel ne convient pas du tout à la poésie. L'intégrisme a des
réponses toutes prêtes. Le poète est celui qui doute et accepte l'autre. Il me
semble que la poésie est liée à la paix. Elle est en adoration devant la beauté
des choses et bien entendu devant la beauté féminine. L'intégrisme isole la
femme et la cache. La poésie aime le vin ; l'intégrisme l'interdit. La poésie
sacralise les plaisirs sur terre. L'intégrisme s'y oppose farouchement. La
poésie libère les sens. L'intégrisme les bride. La poésie humanise les
prophètes. C'est pourquoi la culture engendrée par l'intégrisme religieux est
anti-poétique par excellence. L'intégrisme peut aller jusqu'à supprimer tout ce
qui est contraire à sa conception du monde. En ses formes les plus extrêmes, il
représente un danger mortel pour la poésie et pour les poètes. Durant l'âge d'or
de la poésie arabe (IXe, Xe, XIe siècles) l'État était assez tolérant, ouvert à
toutes les cultures. Il y eut notamment une très belle poésie érotique et
bachique. Le fondamentalisme musulman est lui-même une réaction au
fondamentalisme et à l'intégrisme américain et israélien. Le despotisme
universel américain, tel qu'il se met en place aujourd'hui, est en train de
légitimer l'intégrisme musulman. Lorsque les Américains parlent du terrorisme
comme inhérent à l'islam, ils poussent les musulmans à aller vers certaines
extrémités. La lutte actuelle, qu'on nous présente comme une lutte entre
civilisations, n'est autre qu'une lutte entre intégrismes. Ce n'est pas une
guerre de civilisations mais une guerre entre différentes barbaries.
- On est frappé par la réflexion de Ritsos qualifiant votre
poésie de " lyrisme épique ". Pensez-vous que cela puisse, aujourd'hui encore,
vous définir, compte tenu que l'épopée, en Occident, est une forme disparue
depuis des siècles, tandis que le lyrisme semble considérablement battu en
brèche ?
- La poésie épique, dans le sens traditionnel du terme, a disparu
depuis beau temps. Elle est, comme l'a prouvé Hegel, liée aux anciennes
civilisations. Le lyrisme vaut de tout temps car il existe toujours une
pluralité de " moi ". Ce type de poésie exprime des détails, des parties de
l'âme d'un peuple. Elle se penche sur les individus qui le composent, davantage
que sur le peuple tout entier. Bien entendu, ces concepts n'ont pas de
fondements dans la poésie arabe. Ils sont traduits des langues occidentales. On
dit, en Occident, que le lyrisme, c'est ce qui n'est ni épique, ni dramatique au
sens théâtral. Notre poésie arabe, au contraire, est dès l'origine lyrique, mais
suivant des courants divers. Les formes en sont multiples. Quand Ritsos définit
ma poésie comme un " lyrisme épique ", il veut parler de l'architecture du poème
et de la multiplicité des voix en son sein. Il n'y a pas seulement ma voix, mais
d'autres qui expriment le groupe. Ma poésie ne se situe pas dans un espace
limité et personnel mais dans un espace large, sur le plan historique et
géographique. D'où certains traits qui rappellent la poésie épique. Le lyrisme
de ces poèmes n'est pas très personnel ni individuel, c'est un lyrisme
collectif. Il s'agit d'une poésie qui n'est ni totalement lyrique ni totalement
épique. Le lyrisme est également battu en brèche dans le monde arabe. Les jeunes
poètes un peu perdus ne dominent pas les concepts. Ils confondent souvent
lyrisme et romantisme.
- La poésie peut-elle aider un peuple à être lui-même jusque
dans les pires difficultés de la survie ?
- Je ne crois pas que la poésie ait un rôle évident à jouer dans la
lutte nationale. Son influence n'est pas immédiate. Elle constitue un voyage
permanent entre cultures, temps et espaces. En ce sens, je ne crois pas en une
poésie nationale. Comme le poète est le fils d'une époque et d'une langue
donnée, il contribue sans doute à façonner l'identité nationale d'un peuple, en
jouant un rôle d'ordre culturel mais il n'a pas à inciter à quoi que ce soit.
Dans les années cinquante, sans doute, au sein du monde arabe et dans le monde
entier - je pense à toute la poésie engagée, notamment, chez vous, à Aragon -,
le poète a eu un rôle politique direct. Le monde était un peu moins complexe
qu'aujourd'hui. Dans notre cas, l'occupation israélienne est une occupation
longue à la différence de l'occupation allemande en France. Quel artiste peut
jouer en permanence le rôle de poète de circonstance, de poète engagé dans le
sens ancien du terme ? S'il prétend jouer ce rôle, l'occupation aura réussi à
tuer aussi la poésie.
(1) État de siège, de Mahmoud Darwich (Traduit
de l'arabe par Elias Sanbar) aux Editions Actes Sud/Sindbad - 96 pages - 23,90
euros.
12. Photographie - Le Palestinien longtemps
escamoté de son paysage par Magali Jauffret
in L'Humanité du mardi 13 avril
2004
Il a fallu trois décennies à l'écrivain, historien et
universitaire palestinien Elias Sanbar pour élaborer, en exil, ce livre d'images
personnel et engagé.
Le livre d'Elias Sanbar, Palestiniens, la photographie d'une terre et de
son peuple de 1839 à nos jours, est passionnant, sous quelque angle qu'on le
prenne. Humainement, d'abord. Il y a quelque chose de bouleversant à entrer dans
la peau d'un Palestinien exilé pour tenter de comprendre, à défaut de
l'éprouver, le manque venu de son déracinement forcé : s'imagine-t-on, pour ne
prendre qu'un exemple, ce que représente l'impossibilité de mettre un visage sur
des grands-parents, de retrouver leurs tombes dans un cimetière pillé ?
D'entrée, ce livre nous fait donc entrer dans la démarche personnelle d'un
enfant - mais combien de dizaines de milliers étaient-ils ? - qui, arraché à sa
ville natale de Haïfa, devenue " un trou noir ", a besoin pour se construire,
une fois parvenu à Beyrouth, de se confronter à de vraies images et à d'autres,
rêvées, pour penser son pays. Idéologiquement, ensuite. Connu comme historien,
écrivain, mais aussi comme responsable politique, comme directeur, aux Éditions
de Minuit, de la revue d'Études palestiniennes, Elias Sanbar nous livre-là un
ouvrage critique. Il n'a pas fait, toute sa vie, que collecter une production
photographique, d'autant plus impressionnante que la Palestine, omniprésente
dans les esprits comme pays décor de la Bible, est un lieu chargé, un territoire
hautement symbolique, à partir duquel se déchaînent, depuis toujours, passions
et polémiques. Non, il a scruté et analysé ces tirages en déployant une pensée,
en travaillant un point de vue. Et le plus frappant dans la déconstruction qu'il
opère grâce à la mise en résonance de ces images entre elles, c'est que, selon
lui, les Palestiniens étaient des intrus sur leur terre bien avant l'arrivée des
juifs... Photographiquement, enfin. Elias Sanbar n'a pas fait que se débattre
dans les affres de la technique, se coltinant les archives des débuts de la
photographie, dans les années 1850, avec ses lots de daguerréotypes, talbotypes,
de plaques au collodion, jusqu'aux tirages numériques d'aujourd'hui. Non, il a,
dans des fonds institutionnels, des collections particulières et de ses propres
tiroirs, déterré des trésors, jusque-là restés inédits parce qu'ils étaient
d'autant plus parcimonieux qu'ils étaient pris soit d'un point de vue décalé,
soit de l'intérieur. Il en est ainsi, par exemple, des rares images de 1948
montrant des Palestiniens qui, alors accusés de jeter les juifs à la mer, y sont
eux-mêmes jetés, alors qu'ils sont chassés de leurs terres à Jaffa, Gaza ou
Falouja. De quoi donner corps au point de vue de l'auteur et insister sur le
fait que la photographie a beau documenter le réel, elle ne détient pas pour
autant la vérité. Ce livre n'en fait-il pas, d'ailleurs, la preuve à longueur de
page selon que l'on adopte le point de vue d'Élias Sanba ou celui, fabriqué de
l'autre côté ?
La quiétude des lieux bibliques
Ainsi, aussitôt le livre ouvert, on est comme envoûtés par la quiétude, la
douceur, la lumière qui se dégagent de lieux que l'on croirait figés. Nous
sommes dans la première moitié du XIXe siècle, bien loin de l'imagerie véhiculée
aujourd'hui par les reporters-photographes à l'affût du spectaculaire. Il s'agit
alors, explique Elias Sanbar qui fait parler les images, de faire correspondre
les paysages de la terre sainte avec ceux décrits dans l'Ancien et le Nouveau
Testament, en d'autres termes de montrer la Palestine comme LE pays décor de la
Bible, le photographiant, donc, de façon à ce qu'il soit hissé à la hauteur des
Écritures. L'auteur crée un néologisme pour évoquer un phénomène de " géopiété
". Ainsi le photographe Francis Frith se révèle-t-il l'un des meilleurs experts
dans la fabrication de cette imagerie. D'autres lui emboîteront le pas comme
Maxime du Camp, formé à la photographie par le grand Gustave Le Gray, et qui
débarquera bientôt sur place, flanqué de l'écrivain Gustave Flaubert. Le paysage
est sensuel, mais sans chair, comme désincarné. Le Bédouin, parce qu'il est
nomade et ne fait que se déplacer dans l'image, est tout juste toléré.
L'autochtone est gênant. Il est débarqué du cadre, escamoté, réduit à une ombre
chinoise, ou servant d'échelle humaine dans le paysage. Il devient " squatteur
de son propre pays ". " L'effacement " du peuple palestinien, qui durera des
années, est en marche. Comment fabrique-t-on de l'abstrait avec le plus concret
des procédés, la photographie ? se demande Elias Sanbar, qui dit avoir, en vain,
cherché, dans les tirages d'époque, des vues animées des rues de Jérusalem...
L'époque des studios photo
Le livre ne tombe jamais dans la chronologie. N'empêche ! Le temps passe.
La Palestine se retrouve sous mandat britannique. Les déplacements internes se
multiplient. Cela n'aide pas à rendre visible le Palestinien, toujours aussi
transparent. Pourtant, au début du siècle, des studios photo ouvrent, bientôt
tenus par des photographes du cru. Khalil Raad est de ceux-là. Il est très
mobile. Un jour à Naplouse, un autre à Ramallah, Jérusalem, quand ce n'est pas
dans le village d'Askar. Ses paysages sont sublimes, puissants, pleins de
profondeur de champ ; ses portraits de groupe, saisissants. Les gens, en
confiance, sont captés dans le vif de leur vie, qui ne manque pas d'énergie. Ils
sourient, ils se marrent, ils sont eux-mêmes. L'un des clous du livre met en
scène la rupture entre d'un côté le troublant mimétisme qui se dégage des
portraits exotiques d'une jeune Peau-Rouge des États-Unis, photographiée dans
l'esprit d'Edward S. Curtis, et celui d'une mariée de Bethléem, immortalisée,
dans le même décor, par la Maison Bonfils, et de l'autre, le portrait en pied,
attachant, vivant, espiègle, rieur d'une très jeune femme avec enfant, tenant
son voile dans ses dents. Le jour et la nuit ! Cette dernière photo est prise
par Khalil Raad. On s'en serait douté tant son regard est différent, tant il
révèle une autre relation photographiant-photographié.
La récupération d'une visibilité
Suivent des séries de cartes postales, de vues stéréoscopiques, de photos
coloriées d'avant l'invention de la photo couleur. Magnifiques chromos qui font,
aujourd'hui, la joie des collectionneurs. Et, miracle ! la reconstitution d'un
album photo idéal, totalement improbable tant il envoie bouler la lutte des
classes, mêlant, dans un même élan, portraits de maquisards, cartes de visite de
gens humbles, photos de nantis, de notables, bal masqué à la résidence d'Alfred
Roch, parade au drapeau, orchestre de la radio, enfants, propriétaires terriens,
scènes de combat qui, rarement montrées, opposent Palestiniens et soldats de la
Haganah, saisies entre novembre 1947 et mai 1948.
Enfin, les Palestiniens sont en train de récupérer leur nom, de reprendre
pied dans la vie, sur leur sol, dans la photographie. En 1967, les violences
reprennent. Avec elles, les photos montrant l'exode, l'installation et la vie
quotidienne dans les camps de réfugiés installés aux frontières de Syrie, de
Jordanie, du Liban, avant que ceux-ci ne soient atrocement bombardés par
l'aviation israélienne. Scènes de groupe avec femmes montrées comme des Vierges
à l'enfant. Colonies qui déboulent. Bombardements. Atmosphère de guerre civile.
Les feydayins prennent l'habitude de se faire tirer le portrait avant de
s'enrôler dans les mouvements clandestins. Désormais au centre de l'actualité
internationale, quelle image le mouvement de résistance veut-il produire de
lui-même ? se demande l'auteur qui n'esquive pas les sujets embarrassants comme
la propagande montrant les Palestiniens occupés aux travaux des champs pour
faire croire à une " révolution sociale ".
La première Intifada est marquée par la dangereuse chorégraphie des
lanceurs de pierre, documentée par des clichés ne montrant rien : " Ni le
lanceur, ni l'occupant entre lesquels les photographes ont choisi de
s'interposer ", remarque Elias Sanbar. En tout cas, le peuple, ses enfants
deviennent soudain extraordinairement visibles pour l'artiste Patrick Tosani,
pour le reporter Jean-Claude Coutausse, pour des photographes comme Olivier
Thébaud, Joss Dray ou Antoine d'Agata dont les éuvres, soigneusement choisies,
ne dénaturent pas le propos de l'auteur. Le travail de ce dernier, réalisé en
avril 2002, alors que le camp de Jénine vient de subir le même sort que ceux de
Sabra et Châtila, est exemplaire d'une démarche qui, en multipliant les angles,
cherche à éviter le point de vue simplificateur. Rarement on avait eu sous les
yeux un matériau photographique sur le conflit dans cette région aussi
possiblement complexe pour réfléchir...
Palestiniens, la photographie d'une terre et de
son peuple de 1839 à nos jours, par Elias Sanbar. Éditions Hazan. 400 pages, 650
illustrations. 59 euros.
13. L'Europe, les Etats-Unis et le Grand
Moyen-Orient par Urban Ahlin, Ronald Asmus, Steven Everts, Jana
Hybaskova, Mark Leonard, Michael McFaul et Michael Mertes
in Le Monde du mardi 13 avril 2004
{Urban Ahlin, député suédois, président de la commission des
affaires étrangères du Parlement suédois. Ronald Asmus, directeur de recherches
au German Marshall Fund (Etats-Unis). Steven Everts, chercheur au Centre for
European Reform (Pays-Bas). Jana Hybaskova, ancien ambassadeur de la République
tchèque. Mark Leonard, directeur du Foreign Policy Centre (Grande-Bretagne).
Michael McFaul, chercheur à la Hoover Institution (Etats-Unis). Michael Mertes,
ancien conseiller du chancelier Helmut Kohl, associé-gérant de Dimap Consult
(Allemagne). Ce groupe transatlantique est patronné par le German Marshall
Fund.]
Les dirigeants américains et européens ont commencé à parler de la
nécessité de promouvoir un accroissement de la liberté, de la justice et de la
démocratie dans le "Grand Moyen-Orient".
Si les Américains y voient le champ de bataille décisif de la guerre contre
le terrorisme, les Européens désirent que leurs voisins du Sud soient stables et
bien gouvernés pour endiguer les flux de l'immigration illégale et du crime
organisé. Tous ont admis ce principe : la meilleure façon d'éviter demain une
révolution violente ou une action militaire est de travailler aujourd'hui avec
les partenaires locaux à un changement de régime démocratique et
pacifique.
L'enthousiasme pour les réformes marque une modification exemplaire de la
politique. Par le passé, d'autres intérêts, tels que s'assurer un
approvisionnement régulier en pétrole ou obtenir une coopération contre le
terrorisme, ont trop souvent pris le pas sur les réformes politiques. Malgré les
grands discours sur la promotion de la démocratie, celle-ci n'est toujours pas
étayée par des plans d'action concrets. Une stratégie sérieuse doit avoir trois
priorités : accroître le soutien aux démocrates de la région, y créer un
meilleur contexte afin de faciliter le développement de la démocratie et, enfin,
réorganiser la politique occidentale pour promouvoir et soutenir les politiques
en faveur de la démocratie à l'étranger.
Premièrement, nous devons le reconnaître : s'il est vrai que l'Occident
doit jouer un rôle d'appui crucial, le changement doit venir de l'intérieur de
la région. Notre tâche est de concevoir une politique qui consolide les forces
politiques locales faisant pression pour un changement démocratique -
symboliquement et pratiquement.
Dans de nombreux pays, les activistes démocrates sont emprisonnés à cause
de leur engagement pour les droits de l'homme, et nous ne faisons pas
grand-chose pour les aider. Notre nouvelle stratégie pourrait commencer par
établir une nouvelle référence afin de leur apporter un soutien politique et
moral conséquent. Aucun dirigeant américain ou européen important ne devrait se
rendre dans la région sans évoquer les droits de l'homme et défendre les
personnes courageuses qui combattent déjà pour la démocratie.
En pratique, l'Occident doit accroître considérablement son soutien direct
aux ONG et aux militants locaux (même si, dans des pays comme l'Egypte, il
faudra d'abord obtenir du gouvernement qu'il modifie la loi, de sorte qu'ils
puissent recevoir un financement de l'étranger). Alors que les Etats-Unis
consacrent aujourd'hui près de 400 milliards de dollars à la défense, le
National Endowment of Democracy fonctionnait avec un budget de 40 millions de
dollars, dont une fraction seulement était consacrée au Grand Moyen-Orient.
Washington double actuellement cette somme, mais nous devons réfléchir à plus
grande échelle et avec beaucoup plus d'audace, par exemple en multipliant par
10, voire plus, le montant de notre soutien afin de créer un véritable
impact.
L'Union européenne, pour sa part, devrait accroître considérablement ses
efforts de promotion de la démocratie dans le contexte d'un dialogue
UE-Méditerranée remanié. Il devrait être politiquement possible d'augmenter le
financement du programme de promotion de la démocratie (MDP) de l'UE pour
parvenir au moins à 55 millions d'euros par an.
Cet argent devrait être administré à distance des gouvernements pour
garantir qu'il ne subit pas de pressions diplomatiques. Un nouveau Forum
transatlantique pour la promotion de la démocratie pourrait être créé pour
coordonner toutes les activités dans la région, y compris les programmes
bilatéraux entrepris par les pays européens. Il pourrait être complété par un
organisme indépendant pour la démocratie au Moyen-Orient auquel les pays
européens et le gouvernement américain pourraient verser des fonds et apporter
leurs connaissances.
Tout en travaillant au niveau de base, il nous faudrait nous servir de nos
politiques de commerce et d'assistance pour encourager les gouvernements à
réformer et à agrandir l'espace réservé à une action politique légitime. Par un
processus transparent de références, nous devrons récompenser les pays qui font
des progrès vers la démocratie et un gouvernement correct, et être prêts à
retirer leurs privilèges à ceux qui n'en font pas.
Deuxièmement, les Etats-Unis et leurs alliés européens doivent aider à la
création de l'environnement de sécurité extérieur et du contexte régional dans
lesquels les changements démocratiques peuvent se produire plus aisément.
L'histoire du siècle dernier en Europe montre qu'il est crucial d'apporter la
sécurité pour favoriser le développement de la démocratie. Tout en travaillant à
l'avancement de la paix entre Israël et la Palestine, nous devons aider la
Turquie à réussir sa transformation en une démocratie à part entière lui donnant
les qualités requises pour devenir membre de l'UE. Nous devons renouveler les
pressions sur le régime iranien au sujet de la démocratie et du contrôle de
l'armement. Nous devons éviter un désengagement prématuré dans la transition
démocratique actuellement en cours en Irak.
En travaillant avec les Etats arabes modérés, nous pouvons tenter de créer
un nouveau régime sûr dans la région, modelé sur l'OSCE, pour le Grand
Moyen-Orient. La grande contribution du processus d'Helsinki en Europe a été de
reconnaître qu'une paix véritable nécessite un nouveau type de relations entre
les gouvernants et ceux qu'ils gouvernent, ainsi qu'entre les Etats - et que
cela habilite les sociétés à exiger de leur gouvernement qu'il se comporte en
conséquence. Créer un régime de ce type dans la région signifierait développer
une série d'incitations, de sorte que les pays arabes voient les avantages
qu'ils tireraient en y adhérant (de la même manière que les dirigeants africains
l'ont fait avec le Nouveau partenariat pour le développement de
l'Afrique).
L'OTAN a aussi un rôle à jouer. Elle peut fournir les moyens de maintenir
la paix nécessaires pour aider à la reconstruction de l'Afghanistan et de
l'Irak. Elle peut aussi aider à promouvoir des pratiques plus démocratiques en
temps de paix en étendant à la région la coopération dans le cadre d'une
nouvelle version du programme de l'OTAN de partenariat pour la paix. Son nouveau
rôle au Moyen-Orient serait de maintenir la cohésion des Américains et des
Européens, de chasser les agresseurs et de tenir en échec les terroristes.
La troisième grande étape dans une stratégie d'envergure pour la promotion
de la démocratie consiste à nous réorganiser pour étayer un tel programme au
cours des décennies à venir. En plus de créer une nouvelle génération de
diplomates et de bâtisseurs de la démocratie connaissant la région et ses
langues, il nous faudra aussi réorganiser nos gouvernements pour s'assurer
qu'ils maintiendront leurs engagements à long terme.
La victoire contre le terrorisme nécessitera une combinaison de mesures
offensives et défensives. Pour ce qui est des secondes, les Etats-Unis ont créé
le département de la sécurité intérieure et transforment l'armée américaine pour
répondre à ce défi. En Europe, le commissaire chargé de la justice et des
affaires intérieures et le haut représentant des affaires étrangères augmentent
la capacité à s'attaquer aux nouvelles menaces.
Lorsqu'il s'agit de mesures offensives, cependant - construire la
démocratie, promouvoir un programme de transformation politique, gagner les
cœurs et les esprits des millions de gens ordinaires de la région -, ces
missions sont profondément enfouies dans les bureaucraties américaines et
européennes. Dès lors, ces tâches n'obtiendront jamais des dirigeants
l'attention et les ressources nécessaires. La capacité de nos gouvernements à
contribuer à la construction de nouveaux Etats démocratiques doit être aussi
grande que notre capacité à renverser les régimes autocratiques.
En conséquence, aux Etats-Unis, le président Bush ou son successeur
démocrate devront créer un département pour la promotion de la démocratie dirigé
par un haut fonctionnaire ayant le rang d'un ministre. Les Européens devront
nommer un commissaire à la promotion de la démocratie et des droits de l'homme
dans la nouvelle Commission européenne, qui commencera ses travaux en novembre
2004. L'intérêt d'un tel poste serait de donner un rôle directeur aux efforts
européens pour la promotion d'un changement démocratique et de créer un
interlocuteur efficace de son homologue américain, de sorte qu'une stratégie
transatlantique commune puisse prendre forme.
Tandis que le débat sur le Grand Moyen-Orient s'échauffe, un risque existe
: qu'Européens et Américains poursuivent des stratégies de démocratisation
concurrentes. Alors que les deux parties apportent des idées différentes autour
de la table - et il y a des avantages à la compétition -, nous devons mettre en
commun les meilleures propositions présentées par les deux côtés de l'Atlantique
et coordonner leur mise en œuvre dans un effort commun.
14. La propagation du cancer du colon
stoppée "in vitro"
Dépêche de l'Agence France Presse du mardi 6
janvier 2004, 14h30
JERUSALEM - Des chercheurs israéliens sont
parvenus pour la première fois, en laboratoire, à stopper "in vitro" la
propagation de cellules du cancer du colon, a annoncé mardi l'Institut Weizmann,
près de Tel-Aviv. Cette étude donne l'espoir de mieux soigner le cancer du
colon, particulièrement dangereux quand il produit des métastases, selon un
communiqué de l'Institut. Les chercheurs ont découvert dans les cellules
cancéreuses en voie d'être métastasées une quantité anormalement élevée d'une
protéine, la béta-caténine. La cellule perd alors son adhésion avec les cellules
voisines et peut émigrer par le sang pour former des tumeurs malignes dans
d'autres parties du corps. L'augmentation de béta-caténine s'accompagne d'une
diminution d'une autre protéine, la E-cadhérine, qui est elle indispensable pour
maintenir l'adhésivité.
Opérant en laboratoire sur des gènes de type Slug de
cellules cancéreuses, les chercheurs sont parvenus à diminuer la production de
béta-caténine et augmenter celle de E-cadhérine, stoppant leur migration. "Le
fait que le processus d'invasion du cancer du colon peut être inversé est tout a
fait surprenant et permet d'espérer qu'on pourra le stopper chez l'homme", a
déclaré aux journalistes le professeur Avri Ben Zeev, du département de biologie
responsable de cette recherche, récemment publiée dans le Journal of Cell
Biology. Le cancer du colon est le second en fréquence chez les hommes en
Occident et le troisième en fréquence chez les femmes.
15. Le droit au temps des proconsuls
par Rudolf El-Kareh
in la Revue d’études palestiniennes n° 89 (Automne
2003)
Dix ans après l’avoir promulgué à l’unanimité, le 16 juin 1993,
le Parlement de Belgique a abrogé, le 12 juillet dernier, la loi dite de «
compétence universelle ». Cette loi permettait de poursuivre, en Belgique, les
violations graves du droit international humanitaire, et d’engager des
poursuites contre les auteurs présumés de crimes de guerre. En 1999, la loi fut
élargie aux crimes de génocide et aux crimes contre l’humanité.
En se dotant
de cette législation, la Belgique ne s’est pas particulièrement singularisée par
une initiative nationale isolée, contrairement à ce que la propagande et la «
communication d’Etat », notamment aux Etats-Unis et en Israël ont voulu laisser
accroire. D’autres Etats ont adopté des dispositions de même nature construites
selon les législations nationales particulières. C’est ainsi, pour ne prendre
que quelques exemples, que le général Augusto Pinochet a pu être arrêté à
Londres en vertu d’un mandat d’arrêt espagnol. Pour des faits de torture et
d’autres crimes, commis en Argentine, un tortionnaire argentin arrêté au Mexique
a pu être extradé en Espagne. La Grande-Bretagne a arrêté un résident soudanais
en Ecosse pour crimes commis au Soudan. Les Pays-Bas et l’Allemagne ont
également jugé des crimes commis en ex-Yougoslavie, notamment en Bosnie.
En
Belgique, l’ancien président tchadien Hissène Habré, le dictateur chilien,
Augusto Pinochet furent poursuivis. Des exécutants du génocide rwandais furent
également traduits devant la justice belge et condamnés.
La loi belge dite de
«compétence universelle » s’inscrivait aussi, en tout état de cause, dans un
mouvement plus large. Dès la fin de la Deuxième guerre mondiale plusieurs
engagements internationaux étaient adoptés qui ont constitué les matrices
légales des juridictions et des compétences nationales. La Convention de Paris
de 1948 ratifiée par l’Assemblée Générale des Nations-Unies a formellement
identifié le crime de génocide. La Convention de Genève adoptée en 1949 et
ratifiée par 188 Etats faisait obligation à ces derniers de doter leur
législations nationales de dispositions permettant de réprimer et juger les
crimes de guerre. La Convention de l’ONU adoptée à New-York en 1984 a reconnu le
crime de torture. Enfin, dans le cadre de la création de la Cour Pénale
Internationale ( CPI ), à Rome, en 1998, le crime contre l’humanité a été
défini, énoncé et juridiquement précisé.
C’est également en vertu de cette
loi que des poursuites avaient pu être engagées contre Ariel Sharon et contre le
général israélien Amos Yaaron mis en cause dans les massacres de Sabra et
Chatila (voir le dossier « Vingt ans après Sabra et Chatila » in REP N°87,
printemps 2003 pp.27-84).
Contrairement à ce qui s’était produit en 1993, la
promulgation du nouveau dispositif juridique belge s’est déroulée dans des
circonstances bien peu sereines. C’est par 39 voix pour, 4 voix contre et 20
abstentions que les sénateurs belges ont adopté une « loi sur les violations
graves du droit international humanitaire ». Les députés belges l’avaient
auparavant entériné par 89 voix pour, 3 voix contre et 34 abstentions. La
confusion et le désordre apparents furent tels que Christian Defraigne, le
président du groupe MR (Mouvement Réformateur) au Sénat auquel appartient le
ministre belge des Affaires Etrangères, Louis Michel, n’a pu s’empêcher de
constater que « ce sont les mêmes défenseurs de la loi de compétence
universelle qui ont finalement signé l’arrêt de mort de cette loi ».
Les
organisations de défense des droits de l’homme, et plus particulièrement Amnesty
International (AI)et Human Rights Watch (HRW) ont pour leur part exprimé de très
vives critiques, et le directeur de la branche belge d’AI, Philippe Hensmans a
considéré que « l’abrogation de la loi relative à la répression des violations
graves du droit international humanitaire » est une gifle pour les victimes des
crimes de guerre, de génocide ou contre l’humanité, et pour les citoyens du
monde entier ».
En abrogeant de facto la loi de 1993 sur la "compétence
universelle" les autorités belges ont réduit très nettement la possibilité qui
avait été donnée aux tribunaux belges de poursuivre des crimes contre
l'humanité, quels que soient le lieu où ils ont été commis et la nationalité de
leurs auteurs et victimes. Selon le nouveau dispositif, des poursuites ne seront
possibles que lorsque l'affaire aura un "lien de rattachement" avec la Belgique.
L'auteur présumé d'un crime contre l'humanité devra ainsi être belge ou résider
habituellement en Belgique pour qu'une plainte avec constitution de partie
civile puisse être déposée contre lui. Dans le cas contraire, seules des
victimes belges, ou habitant en Belgique depuis au moins trois ans au moment des
faits, auraient le droit de déposer plainte. La justice devra en outre respecter
« les règles d'immunité en conformité avec le droit international ».
Mais
au-delà des conditions du jeu politique et institutionnel belge, ce sont les
circonstances même de cette abrogation qui méritent d’être relevées.
Il faut
souligner, en premier lieu, que les récriminations contre la loi belge ne sont
apparues qu’après les réactions israéliennes subséquentes à l’action en justice
engagée nominalement contre Sharon par des survivants des massacres de Sabra et
Chatila. Comme si les plaintes pour les crimes suscités devaient être sélectives
et que les crimes commis par des responsables israéliens ne relevaient pas du
droit commun. Il y aurait ainsi – l’usage du conditionnel est bien entendu un
parfait euphémisme - deux poids et deux mesures en matière de répression du
crime international. En d’autres termes, les poursuites engagées, l’éventuelle
extradition ou le jugement d’un criminel de guerre appartenant à un pays
balkanique, latino-américain ou africain serait honorable, et participerait du
rêve d’une justice universelle alors que celui d’un criminel de guerre israélien
ou américain serait une infamie. Les vociférations israéliennes qui ont suivi
l’initiative montre à quel point la sélectivité et le principe des deux poids et
deux mesures font partie de la panoplie politique de l’Etat d’Israël. Ce
dernier qui s’était arrogé le droit de kidnapper, de juger et de condamner Adolf
Eichmann pour des crimes commis en Europe ne trouve rien à redire lorsque le
principe de la loi permet de poursuivre des criminels rwandais mais crie à
l'arbitraire lorsque ses propres criminels de guerre se trouvent poursuivis dans
le cadre de la même juridiction. Certains iront même jusqu’à l’absurde en
prétendant que c’est la plainte déposée contre Ariel Sharon et des officiers
israéliens qui est responsable de la dénaturation de la loi de compétence
universelle.
Les deux avocats belges des victimes, Mes. Michael Verhaeghe et
Luc Walleyn répondent à ces allégations dans le texte que nous publions
ci-dessous [1], et rappellent que « la Belgique avait offert aux victimes du
massacre de Sabra et Chatila la perspective d’une enquête indépendante et d’un
procès équitable ».
Il faut souligner ensuite que l’initiative d’abroger de
facto la loi dite de compétence universelle a été prise dans un contexte
fondamentalement politique.
C’est en effet sous de très intenses pressions
américaines que l’abrogation du texte a eu lieu. Moins par suite d’une plainte
déposée contre George Bush le père pour ses responsabilités en tant que chef des
armées dans le bombardement d’un abri qui fit plus de quatre cent victimes
civiles à Bagdad lors de la guerre de 1991, qu’en raison d’une décision
politique délibérée de Washington de « punir » ( le terme a été utilisé
délibérément par plusieurs responsables de l’équipe au pouvoir à Washington, et
il est totalement inadmissible ) la Belgique en raison de ses positions aux
côtés de la France, de l’Allemagne, et finalement de la quasi-totalité des Etats
de la planète sans compter l’ONU face à l’aventure irakienne. Plusieurs
responsables politiques belges ne s’y sont pas trompés et n’ont pas craint de le
dire ouvertement : « (…) La loi ne concerne pas seulement les dictateurs
africains (…). Ce qu’a déclaré Rumsfeld n’a rien à voir avec la loi de
compétence universelle (…) non, le problème çà reste l’Irak. L’administration
Bush ne supporte pas qu’on ne soit pas d’accord avec elle. Ils veulent qu’on
s’aligne. Ils sont bien incapables de justifier la guerre, illégale, se fichent
du droit international,…et ils ne peuvent accepter qu’un pays montre son
désaccord (…). Tant que c’était Yasser Arafat ou Laurent Gbagbo qui étaient
visés, la loi était bonne…Personne n’a rien dit. Mais dès lors qu’il s’agit de
Sharon ou de Bush le problème devient tout autre» (Patrick Moriau, député PS).
L’ancien sénateur Josy Dubié (Ecolo) qui fut avec Vincent Van Quickenborne, son
collègue du VLD ( opposition, lui-même divisé d’ailleurs ) l’un des concepteurs
de la loi, en sa qualité de président de la Commission Justice du Sénat et de
vice-président de la Commission des Affaires Etrangères, n’a pas lui non plus
mâché ses mots : « A un moment donné, il faut mettre le holà à l’arrogance
américaine. Ils veulent qu’on devienne tous leurs vassaux ! Ce serait donc les
Etats-Unis qui décideraient du sort d’un texte de loi voté démocratiquement par
notre Parlement ? Incroyable. Où va-t-on ? Il n’y a plus de limites » [2].
Il
n’y a pas eu, en effet, de limites.
A fin du mois de juin 2003 Bruxelles a
été le théâtre d’un drame en plusieurs actes. Ses péripéties furent le symptôme
et même plus précisément la métaphore de la nature des relations que la junte
installée au pouvoir à Washington, et qui se veut impériale, entend imposer à
ceux qu’elle considère désormais, pour reprendre l’expression du sénateur Dubié,
comme des vassaux. Les différents actes de ce drame dont Washington voudrait
faire un archétype, ont coïncidé, et ce n’est pas le fruit du hasard, avec la
période de formation du nouveau gouvernement belge.
Tous les moyens de
pression sur les autorités belges furent utilisés sans aucune vergogne. Les
ingérences américaines faisant fi de la souveraineté du pays furent d’autant
plus scandaleuses et abjectes que la volonté d’humiliation était manifeste.
L’ignominie fut d’autant plus grave que Washington entreprit de « mobiliser »
ouvertement avec une grossière incontinence ses cercles d’amis, notamment
conservateurs, l’OTAN, et les milieux d’affaires, tout en exaspérant les
contradictions et les tensions belges internes. L’aspect le plus triste de
l'entreprise aura été que des politiciens locaux et des institutions économiques
aient accepté, pour d’inavouables motivations, de se prêter à ce jeu indigne.
L’affaire prit des tournures « bananières » lorsque des groupes flamands
tentèrent de se servir de la crise pour faire avancer leurs positions dans le
conflit interne linguistique et institutionnel, une spécialité, en matière de
méthode, que certains croyaient confinées aux pays dits du « tiers-monde ». Des
« milieux portuaires anversois » se firent le relais de « milieux maritimes
américains » menaçant de dérouter leurs porte-conteneurs vers Amsterdam ou des
ports de la Baltique. Des éditorialistes de la presse flamande virent là
une occasion de fusiller le ministre des Affaires Etrangères, Louis Michel par
des procédés souvent méprisables, qui leur attirèrent une réplique cinglante
d’un éditorialiste du quotidien « De Morgen », Yves Desmet, qui écrivit :
« Ces éditorialistes flamands sont fraternellement unis dans leur
allégeance au drapeau américain, le petit doigt sur la couture du pantalon,
inspirés par une partie de la caste diplomatique qui a comme ambition première
de ne rien changer à rien. La loi de compétence universelle allait peut-être un
pas trop loin mais cela ne signifie pas que nous devons revenir à une politique
étrangère dont le but suprême est de s’agenouiller devant les faucons qui
occupent provisoirement la Maison-Blanche ».
Donald Rumsfeld, l’occupant du
Pentagone, avec son habituelle délicatesse de pachyderme avertit qu’il
envisageait de transférer le siège de l’OTAN –considérée sans autre forme de
procès comme une chasse américaine pure et simple- vers l’un des pays de la «
nouvelle Europe » si chère à ses élucubrations idéologiques. Le Président de la
Chambre de commerce américaine en Belgique, Leonard Schrank – mais qui
l’autorisait à ce rôle ? - assena « que la loi génocide [loi de compétence
universelle, mais les nuances sont sans doutes inutiles !] doit définitivement
disparaître » et que « les politiques belges ne se concentrent pas assez sur les
atouts exceptionnels de leur pays »– ce qui, de toute évidence, a tout à fait à
voir avec la question, sans compter le ton de concierge d’école primaire !
Simultanément le porte-parole de l’ambassadeur américain à Bruxelles Stephen
Brauer [3], assura que « la loi ne fonctionne pas et les nouveaux amendements
sont indéfendables ». Il fut vite relayé par le Département d’Etat à Washington
dont le porte-parole certifia, en toute simplicité, le 20 juin, que « la loi
belge de compétence universelle doit être retirée », tandis que - réflexe
bananier oblige - le parti chrétien flamand mal remis de sa défaite électorale,
et voyant là une occasion de se remettre en selle, se proposait de jouer les
médiateurs entre les autorités belges et… l’ambassadeur américain.
Sur l’air
du « Temps des Proconsuls », la nouvelle partition imaginée à Washington pour
mettre en musique les nouveaux fantasmes américains d’ordonnancement et de mise
au pas du monde, l’ambassadeur en question révélait ingénument qu’il entretenait
des « contacts avec les officiels du gouvernement belge sur les sujets
politiques et économiques comme la compétence universelle… ». Dans le même
temps, les navettes effectuées par des émissaires spéciaux, entre le siège du
futur gouvernement belge et celui de l’ambassade américaine, devenaient un
secret de polichinelle et l’on apprenait qu’elles avaient pour objet de
soumettre à l’autorité proconsulaire les différentes moutures de la nouvelle
loi.
Il suffit de laisser la parole aux éditorialistes pour donner une idée
de l’atmosphère qui régnait dans la capitale belge. « Inadmissible, écrit la
rédactrice en chef du quotidien Le Soir, Béatrice Delvaux ! Le gouvernement
américain n’a aucun droit de nous dicter nos lois, qui plus est sous le
chantage. Nous l’avons déjà dénoncé : l’arrogance de l’administration Bush, sa
prétention à régenter le monde sont intolérables ». Dans le même quotidien, sous
la plume de Philippe Birkenbaum l’on pouvait également lire : « La Belgique a
donc fini par céder aux pressions américaines qui la mettaient en demeure de
modifier, sinon de supprimer la loi dite de compétence universelle (…) c’est un
échec pour la justice internationale et donc pour la morale (…). Les Américains
– ceux en tout cas qui dirigent actuellement la première puissance
mondiale et impriment à sa politique étrangère le tournant impérialiste et
unilatéral que peu osent encore défier – ont eu gain de cause. Tout démocrate ne
peut que s’en indigner au moment où cet impérialisme conduit les Etats-Unis à
multiplier les aventures militaires ou à menacer de le faire sans retenue, ni
souci du droit international et des instances chargées de le faire respecter. Et
sans autre justification que la défense de leurs intérêts fussent-il économiques
».
En réalité la Belgique a servi de banc d’essai à la politique
d’intimidation et de chantage menée par Washington contre la Cour Pénale
Internationale (CPI). Les Etats-Unis voient dans celle-ci un moyen qui pourrait
servir contre les actions tombant sous le coup des lois internationales dont se
seraient rendus responsables leurs militaires opérant à l’étranger. C’est dans
ce cadre qu’ils tentent d’obtenir par le biais de diverses formes de chantage,
des accords de non extradition avec les pays (plus de 90 à ce jour) qui ont
ratifié le traité instituant la Cour Pénale Internationale. Washington annonce
que 44 d’entre ces pays ont déjà signé des accord bilatéraux correspondant aux
vues des autorités américaines. Au début du mois de juillet 2003, l’urgence
américaine en la matière était telle que 35 pays ayant refusé de se plier aux
desiderata de la Maison-Blanche ont vu l’aide militaire qui leur était accordée,
gelée.
La Cour Pénale Internationale dont les compétences portent sur les
crimes de guerre, les génocides et les crimes contre l’humanité est aujourd’hui
la cible des Etats-Unis d’Amérique. La loi internationale commune n’est pas
conciliable avec la loi de l’Empire.
L’Union Européenne est en opposition,
sur ce sujet, avec Washington. Mais l’Union Européenne et ses Etats, notamment
fondateurs, ont été cruellement absents lors du bras de fer américain avec la
Belgique. Celle-ci s’est retrouvée isolée face au rouleau compresseur américain.
Il faut en tirer les leçons. A l’inverse des repliements autarciques et frileux,
c’est, au contraire, l’ensemble des pays de l’Union européenne qui doivent se
protéger les uns les autres par des dispositifs communautaires soutenus par un
effort incessant destiné à élargir les compétences de la Cour Pénale
Internationale. Celle-ci doit notamment être dotée des moyens de se saisir des
crimes antérieurs à sa mise en fonctionnement en 2002. Il faut ainsi abroger
l’article 98 du dispositif de la CPI invoqué par les Etats-Unis pour obtenir des
accords de non extradition avec le maximum d’Etats de la Planète.
L’équipe
au pouvoir à Washington n’a de cesse, en effet, de mener une campagne musclée
pour vider la Cour Pénale Internationale de sa substance. C’est sur le terrain
international, et par la mise en commun des moyens et des stratégies face à
cette agressivité permanente, et en liaison avec les organisations de défense
des droits de l’homme, que la défense du droit international peut espérer ne pas
plier devant les appétits impériaux et leurs désirs de puissance assortis des
inévitables exceptions à la règle commune. La bataille de Belgique n’aura été
qu’une étape. Car seul le respect du droit commun peut éviter la dégénérescence
des relations internationales et, à terme, le chaos. (Rudolf El-Kareh - Août
2003)
- NOTES :
[1] Texte publié
le 25 juin 2003, dans La Libre Belgique et que nous reproduisons avec l’aimable
autorisation des signataires.
[2] L’ensemble des citations sont reprises des
deux grands journaux francophones belges, Le Soir et La Libre Belgique.
[3]
Ancien président d’une société du secteur automobile, Hunter Engeneering Company
et donateur du président, Brauer révèle en toute simplicité : « Ma femme
Camilla et moi sommes arrivés juste avant la visite en Belgique du président
George W. Bush qui a séjourné dans notre résidence. Nous sommes des amis de
longue date du président comme de son père (…). Lorsque je quitterai mon poste
(…) je retournerai au secteur privé et Camilla et moi travaillerons à la
campagne électorale du président ».
16. Vandalisme et pillages en Irak, berceau de la
civilisation - L'une des plus grande catastrophes de tous les
temps par Joëlle Pénochet
in Combat-Nature N° 143 du mois de novembre 2003 (Révisé
et augmenté le 17 février 2004 dans AFI - Flash)
(Joëlle Pénochet est anthropologue.)
"L'Irak est le berceau de la civilisation. Là sont apparues les
premières cités, la première écriture, les premières réflexions sur les rapports
de l'homme avec Dieu, sur la Mort, la première littérature connue..." McGuire
Gibson, PR d'archéologie mésopotamienne à l'université de Chicago (1)
La Mésopotamie (l'actuel Irak) a été redécouverte au XIXe siècle, après
deux mille ans d'oubli. La reconstitution progressive de sa civilisation a
permis de connaître nos plus lointains ancêtres en ligne directe, grâce aux
archéologues et surtout aux déchiffreurs de textes cunéiformes. Mais la plus
grande partie des vestiges archéologiques de l'Irak, et donc des pans entiers de
notre passé, restent à découvrir. Or, les recherches sont aujourd'hui très
menacées par les conséquences de la destruction du pays commencée en 1990 avec
l'embargo, et parachevée par sa conquête par l'alliance anglo-américaine en
2003.
Il y a huit mille ans, à l'époque où la plupart des peuples de la planète
étaient des chasseurs-cueilleurs, les populations de Mésopotamie, entre le Tigre
et l'Euphrate, avaient inventé l'agriculture et l'irrigation, qui leur avait
permis de fertiliser le désert. A Sumer furent inventés les fondamentaux de
toutes les civilisations ultérieures: l'écriture, les mathématiques,
l'urbanisation, l'administration, l'astronomie, le calendrier, la codification
des lois, l'économie, la médecine, la littérature (avec la poésie épique)... La
première cité du monde connue, Uruk (-2900), bâtie sous le roi légendaire
Gilgamesh, fut à l'origine de la révolution urbaine qui s'étendit aux côtes
méditerranéennes, à la presqu'île arabique, à l'Egypte et à l'Inde(2).
L'HISTOIRE COMMENCE A SUMER AVEC L'INVENTION DE L'ECRITURE
« des
civilisations prestigieuses se sont développées dans le futur espace arabe
plusieurs siècles avant notre ère alors que les pays occidentaux étaient encore
des barbares. Les Européens connaissent l'histoire de la Grèce et de la Rome
antique, mais rien des véritables sources de la civilisation, au mieux quelques
images stéréotypées comme les Contes Mille et Une Nuit. » (Charles
Saint-Prot)
Les Sumériens, dont l'origine reste inconnue, ont inventé il y a cinq mille
ans la première forme d'écriture, dite "cunéiforme" ("en forme de clou"), qui
aurait, selon le sumérologue Jean Bottéro, inspiré les systèmes archaïques
ultérieurs, égyptien, indien et chinois. Leurs premiers documents, écrits à
l'aide d'un calame de roseau sur des tablettes d'argile, sont antérieurs de
1.500 ans aux plus anciens écrits bibliques et grecs ; ils contiennent les
grands thèmes empruntés par leurs successeurs, tels ceux de l'Âge d'or, de l'Eau
originelle, du Déluge, de la Résurrection ou de la Descente aux enfers. La
cosmologie mésopotamienne a été pillée tant par les rédacteurs de la Genèse que
par les auteurs Grecs (notamment Hésiode et Thalès de Milet). Les fables d'Esope
ont également leur source en Mésopotamie.
L'écriture cunéiforme a été utilisée pendant trois mille ans dans des
langues très différentes (dont certaines sont aussi éloignées que le français du
chinois). La centaine de millions de tablettes enfouies en Irak, dont un million
seulement a été exhumé à ce jour, représente une bibliothèque inestimable
relatant toutes les facettes de la civilisation et la vie quotidienne de nos
plus lointains ancêtres (lois régissant le mariage et le divorce, transactions
commerciales, proverbes, blagues.), curieusement négligés de nos livres
d'histoire.
Malgré les peuples très divers qui se sont établi depuis huit mille ans en
Irak, en raison de sa position géographique stratégique (Akkadiens, Assyriens,
Babyloniens, Perses, Grecs, Romains, Ottomans, Arabes...), il existe une
continuité culturelle, entretenue par une longue tradition de d'acculturation
réussie et de transmission de génération en génération. La population, qui avait
bénéficié jusqu'à 1990 d'un enseignement de qualité, obligatoire pour tous,
garçons et filles, était très fière et respectueuse de son patrimoine, dont les
sites archéologiques font partie de l'environnement familier.
L'IRAK: «UN SEUL SITE ARCHEOLOGIQUE IMMENSE» A LUI SEUL, EN GRANDE
PARTIE INEXPLORE
Le nombre de sites est estimé à plus d'un demi-million, dont
25.000 sites majeurs, sur lesquels moins de la moitié ont été fouillés à ce
jour. En réalité, "il n'est pas exagéré de décrire l'Irak comme un seul immense
site archéologique virtuel ", selon John Curtis, assyriologue du British Museum
(3). Ainsi, 99% des collines (Tell) correspondent aux remblais d'anciens
villages, installés successivement sur les fondations des précédents depuis le
XIe millénaire. Chaque tertre est donc formé d'une superposition de strates
d'époques différentes pouvant chacune receler des milliers de pièces.
Au début de 2003, des équipes composées des plus éminents archéologues,
conservateurs de musée et de chercheurs du monde entier, soutenues par des
institutions internationales, avait réitéré leurs démarches auprès des autorités
américaines et britanniques, et des Nations Unies pour leur demander de «tout
mettre en oeuvre pour protéger le patrimoine de l'humanité», en respect de la
Convention de La Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de
conflit armé (ratifiée par 102 pays, dont l'Irak et les USA), et de la
Convention de l'UNESCO de 1970. Ils avaient présenté aux responsables du
Pentagone une liste des quatre mille sites les plus menacés par les
bombardements, en insistant sur le fait « qu'il ne s'agissait que d'une partie
infime des sites iraquiens ». D'énormes sigles «UNESCO» peints sur le toit des
musées rappelaient aux agresseurs qu'il s'agissait d'établissements protégés par
les lois internationales.
Les archéologues craignaient les bombardements et les pillages, alors que,
"depuis sa fondation en tant qu'Etat moderne, et jusqu'en 1990, l'Irak a détenu
un record enviable dans le domaine de la protection de son héritage culture l"
soulignait le PR Gibson. Des monuments avaient été restaurés, comme la
ziggourat(4) d'Ur, un temple et un palais de Nimroud ; la ville de Babylone
avait été en partie reconstruite (dont les somptueux palais de Nabuchodonosor)
dans les années 80, et de nouveaux projets étaient très avancés, avec l’objectif
d’ouvrir le pays au tourisme. La création en 200 de l'Organisation nationale de
l'archéologie et du patrimoine irakien (ONAPI), qui bénéficiait du budget
équivalent à celui d'un ministère, avait permis de relancer les fouilles,
susciter de nombreuses vocations de chercheur chez les jeunes, et de renforcer
la conscience du peuple irakien pour son Histoire.
LES BOMBARDEMENTS DE 1991 ET LES CONSEQUENCES DE L'EMBARGO AVAIENT DEJA
GRAVEMENT ENDOMMAGE LE PATRIMOINE IRAKIEN
Le PR Gibson, qui dirige des
fouilles en Iraq depuis 1964, a dénoncé les dégâts des bombardements de la
première « Guerre du Golfe » sur des merveilles de l'architecture mondiale,
comme la ziggourat d'Ur (-2100), touchée par quatre cents obus (l'armée
irakienne avait installé des avions à proximité, préjugeant que la ville de
naissance d'Abraham ne serait pas attaquée), l'arche de briques monumental de
Ctésiphon, le plus vieux du monde (- 400), un palais d'Assourbanipal à Ninive et
une église du Xe siècle à Mossoul. Des villages antiques reconvertis en sites
militaires US avaient été détruits, comme Kirkuk, dont les maisons
traditionnelles de la citadelle ont été rasées, ou Tell El-Lahm (au sud d'Ur),
dont les ruines ont été écrasées par des bulldozers américains avant d'être
pillées par les soldats. Le poids des tanks ou les chocs d'un bombardement
réduisent en poussière les précieuses tablettes et autres pièces fragiles
enfouies dans le sol.
Par ailleurs, l'embargo est responsable de la détérioration irréversible de
pièces uniques du patrimoine de l'humanité. Les mauvaises conditions de
conservation dues au manque de produits chimiques nécessaires à l'entretien des
collections (interdits d'importation), à des infiltrations d'eau souterraine et
à la chaleur (à la suite de l'arrêt de la climatisation), ont entraîné la
dégradation irrémédiable de milliers d'objets.
SELON LE DROIT INTERNATIONAL, LA PUISSANCE OCCUPANTE PORTE L'ENTIERE
RESPONSABILITE DES PILLAGES ET DES SACCAGES COMMIS
« Ce fut une véritable
invasion. Ils ont brisé de lourdes statues, des lions babyloniens et des
fresques de l'empire néo-babylonien. Ils ont pris des pièces, des têtes, des
masques mortuaires sumériens. C'était horrible». Un assyriologue irakien cité
par Aymeric Marchall (5).
Rappelant que le ministère du pétrole fut protégé par l'armée dès les
premières minutes de la prise de capitale, le Dr Donny George, directeur général
des recherches archéologiques du musée national de Baghdad (6), accuse les
forces occupantes d'avoir refusé d'intervenir, «alors qu'un seul tank et
quelques soldats auraient suffi à empêcher ces actes». Des actes criminels qui
se sont déroulés cinq jours durant, sous l' oeil indifférent ou narquois des
soldats présents dans les tanks parqués à proximité du musée.
Le Dr George et McGuire Gibson, l'un des trente experts nommés par l'UNESCO
pour dresser le constat des dommages causés au patrimoine irakien au lendemain
de l'invasion, sont certains que le pillage avait été commandité de l'étranger
et que les exécutants étaient des professionnels : ils connaissaient exactement
les pièces qu'ils devaient voler (ils dédaignèrent toutes les copies, comme
celle du code Hammourabi), et ils étaient très bien équipés (diamants et de
ventouses pour découper les vitrines, pieds de biche et burins pour desceller
les fresques et les statues).
Plusieurs dizaines de milliers de pièces du
musée (le chiffre exact ne pourra être connu avant plusieurs années) ont été
détruites ou volées, parmi lesquelles la tête de taureau de la fameuse harpe
d'Ur, la statue du roi Naram-Sin (- 2250), une statue monumentale akkadienne,
des pièces d'ivoire sculpté (vers - 800), des marbres de Hatra (site classé par
l'UNESCO), la porte d'une mosquée de Mossoul du XIIe siècle, les monnaies et les
ivoires contenues dans les carrés, et la totalité des 5.000 sceaux cylindres
(7).
En outre, plusieurs musées ont été bombardés par l'alliance
anglo-américaine. Celui de Tikrit, avec sa collection d'objets islamiques datant
de Saladin, a été détruit au motif qu'il s'agissait de la ville natale du
président Saddam Hussein. Celui de Mossoul, ainsi que les bâtiments de
l'université de Al-Mustansrya (13e siècle), deux palais gouvernementaux de
l'époque abbasside et une mosquée chiite du 16e siècle ont également été
gravement touchés ; l'arche monumentale qui marque l'entrée du musée de Bagdad a
été trouée par un obus. Et le bilan des bombardements est loin d'être
définitif.
Lorsqu'il a été demandé à Donald Rumsfeld, ministre de la Défense, de faire
cesser les pillages, il a ricané, affirmant que la télévision diffusait en
boucle l'image d'un unique vase sous différents angles, et il a assimilé le
pillage des musées «à des événements imparables, commis par des garnements,
comparables aux émeutes lors des matchs de football» ! Son attitude a entraîné
la démission du conseiller culturel principal de la Maison Blanche, Martin
Sullivan, qui occupait ce poste depuis huit ans, aussitôt remplacé. par un
marchand d'art ! « Les marchands d'art ont généreusement financé la dernière
campagne présidentielle et comptent beaucoup d'amis au gouvernement» explique
Martin Sullivan (8).
LE MUSEE DE BAGDAD ETAIT AU MOINS AUSSI RICHE QUE LE LOUVRE ET LE BRITISH
MUSEUM
Des pièces uniques, comme un vase sacrificiel sumérien âgé de 5.000
ans, des bas-reliefs et des statues monumentales intransportables en raison de
leur poids (plusieurs tonnes) ont été fracassés à coups de marteau de forgeron
et de haches. Leurs fragments seront revendus à prix d'or sur le marché de
l'art. Des dizaines de milliers d'objets auraient également été dérobés dans les
réserves des musées. Les pièces, dont certaines dataient de plus de 7.000 ans,
avaient été excavées par les équipes d'archéologues au prix de décennies
d'efforts. Le régime de Saddam Hussein châtiait sévèrement les voleurs
d'antiquités ; en 1991, des vandales coupables d'avoir décapité un taureau
ailé du musée de Mossoul furent exécutés.
Certains objets inestimables ont été retrouvés, souvent très endommagés,
comme le fameux vase en albâtre de Warka (- 3100), qui représente des scène de
culte de la déesse Inanna. Mais des dizaines de milliers d'autres pièces parmi
les plus précieuses manquent toujours. D'autres trésors du musée de Bagdad,
comme des malles remplies de bijoux et d'objets en or et pierres précieuses,
avaient été mis à l'abri dans les réserves de la Banque centrale, dont
l'un des deux bâtiments a été incendié par un missile. La communauté des
archéologues a réagi violemment à la campagne de désinformation de grande
ampleur lancée à la fin de la guerre visant à minimiser les pertes, dédouaner
l'alliance anglo-américaine des saccages et des vols, commis sous son entière
responsabilité, et présenter une armée américaine soucieuse du patrimoine
irakien, lors de mises en scène maladroites de récupération de pièces
volées.
LES COLLECTIONNEURS SONT APPROVISIONNES PAR DES RESEAUX ORGANISES
Les
vols et les pillages de biens culturels ont connu un essor sans précédent au
cours des deux dernières décennies. La grande majorité des vols est le fait de
bandes organisées au service de marchands d'art qui alimentent les collections
particulières, dont les certaines n'ont rien à envier aux plus grands musées du
monde. Certains responsables irakiens avaient souligné l'appétit des
anglo-saxons pour leurs richesses, pétrolières, et aussi archéologiques. Depuis
dix ans, le site Internet d'enchères américain «E-Bay» propose régulièrement aux
collectionneurs des antiquités irakiennes, bijoux sumériens et tablettes
cunéiformes, parfois bradées à moins de cent dollars.
Plusieurs filières d'approvisionnement existeraient, l'une partant vers
Israël via la Jordanie, «plaques tournantes» d'un trafic qui aboutit à Londres
et à Tokyo, une deuxième traversant l'Arabie Saoudite et une autre le Kurdistan.
Un magasin de l'aéroport de Tel-Aviv vend même des antiquités irakiennes « hors
taxes». Selon un journaliste spécialiste des mafias, les objets d'art joueraient
un rôle croissant dans le blanchiment de l'argent sale en Suisse. Les courts
délais de prescription jouent en faveur des trafiquants. Ainsi, un objet volé et
stocké en Suisse pendant cinq ans peut être présenté aux acheteurs potentiels
comme provenant d'une collection particulière.
LE PILLAGE DES SITES ARCHEOLOGIQUES EST ENCORE PLUS CATASTROPHIQUE POUR LE
PATRIMOINE MONDIAL QUE LES PERTES SUBIES DANS LES MUSÉES
Cependant que les
archéologues étaient empêchés de travailler en raison de l'embargo, les fouilles
sauvages n'ont jamais cessé : depuis 1991, des milliers d'antiquités sont
exportées illégalement chaque mois, et les archéologues ne peuvent se rendre sur
le terrain sans escorte armée. Les pillards, munis de cartes détaillées,
fouillent la seule couche contenant l'objet commandé, n'hésitant pas à détruire
les strates supérieures.
Depuis l'invasion et le chaos qui en a résulté, les pillages ont lieu à
très grande échelle dans tout le pays, perpétrés par des bandes d'une centaine
de personnes, qui creusent nuit et jour à la pelle ou à la pelleteuse, protégés
par des hommes munis d'armes semi-automatiques « Ce sont des bandes organisées
qui travaillent à l'échelle internationale, appuyés par des financiers et des
acheteurs potentiels » affirme l'assyriologue autrichien Walter Sommerfeld (8).
Ces fouilles sauvages sont encore plus catastrophiques que les pertes subies
dans les musées. Les immenses champs de pétrole irakiens sont gardés par des
dizaines de milliers de soldats, mais les principaux sites archéologiques sont
livrés sans vergogne aux pillards au service de mafias. Le saccage systématique
des quinze principaux sites archéologiques irakiens se poursuit. Isin (-2000),
Larsa, Adab, Umma, et le centre religieux de Nippour sont totalement dévastés.
Les vestiges mésopotamiens qui avaient survécu à plusieurs millénaires ont été
anéantis à tout jamais en quelques semaines. Or, pour les archéologues, entre 80
et 90% de l'information détenue par un objet est perdue si son contexte culturel
n'est pas connu, car « ils ne recherchent pas les objets pour eux-mêmes, mais
pour l'histoire qu'ils représentent », ainsi que le souligne Richard
Zettler.
LE MARCHE DE L'ART EST LE CINQUIEME AU MONDE PAR LE CHIFFRE
D'AFFAIRE
"Le marché de l'art regorge d'antiquités irakiennes, dont la
quasi-totalité a été volée " constate amèrement le PR John M. Russell du
Massachusetts College of Art, qui a vu y apparaître au milieu des années 90 des
fragments de sculptures et des bas-reliefs assyriens qu'il avait photographiés
dans un palais du roi Sennachérib à Ninive avant la guerre du Golfe. Depuis
1991, 4.000 objets répertoriés dans un catalogue officiel ont été retrouvés sur
le marché de l'art à New York et à Londres, notamment à la galerie Mospief,
condamnée par les tribunaux à restituer à l'Irak plus de deux cents objets
volés, dont deux seulement ont été rendus (une tête de Méduse du site de Hatra
pesant 250 kg et un bas-relief d'un rempart du palais de Ninive). McGuire
Gibson, John Russel et les membres de l'IARC (Illicit Antiquities Research
Center, Cambridge) inspectent régulièrement les galeries d'antiquités pour
traquer les pièces volées. Ainsi, en 1999, l'archéologue italienne responsable
des fouilles de Hatra a retrouvé à Londres un bas-relief représentant une femme
hatrienne qui avait été découpé dans le mur d'enceinte de la ville. Depuis
avril 2003, des centaines de pièces ont été retrouvées à Londres,
New-York, Téhéran, Paris, en Jordanie et en Italie.
La destruction des catalogues et des ordinateurs lors de la mise à sac des
locaux administratifs des musées rend impossible l'identification de pièces
mises sur le marché de l'art, évitant ainsi tout risque de poursuites
judiciaires. Les archives écrites les plus anciennes du monde du musée, de la
Grande Bibliothèque, des Archives de Bagdad et de la Bibliothèque du Coran ne
seraient pas toutes parties en fumée : selon des témoins, les bâtiments auraient
été incendiés après le vol des manuscrits les plus précieux.
Début 2003, des membres de l'American Council for Cultural Policy (ACCP),
un groupe de pression influent constitué de riches collectionneurs et de
marchands d'antiquités fondée en 2001 par un ancien avocat du Metropolitan
Museum de New York, avaient été reçus par des hauts responsables du Pentagone.
Officiellement, l'ACCP offrait ses services afin de préserver le patrimoine
irakien. En réalité, ce groupe avait pour objectif une modification de la
législation, qualifiée de « rétentioniste », en vue de faciliter les
exportations d'antiquités, interdites depuis 1920.
Cette démarche a déclenché les foudres de la communauté des archéologues
pour laquelle tout assouplissement de la loi (qui interdit l'exportation des
antiquités) serait «absolument monstrueuse ».
« Je crains le pire, il
y a un vrai marché mondial de la tablette cunéiforme » révèle Jean-Jacques
Glassner, historien de la Mésopotamie. Or, avec la disparition de ces textes,
des pans entiers de notre passé resteront à tout jamais incompréhensibles.
QUEL AVENIR POUR LES RECHERCHES ARCHEOLOGIQUES DANS UN PAYS DEVENU UN
IMMENSE CHAMP DE MINES ET UNE POUBELLE RADIOACTIVE ?
Le black-out sur la
nature, le nombre et les lieux d'impact des nouvelles armes de destruction
massive utilisées lors de l'invasion de 2003 ne laisse pas d'inquiéter, tant sur
le sort des populations locales et de leur descendance, que sur celui des
vestiges archéologiques. Des armes toujours plus sophistiquées, plus puissantes
et plus destructrices (certaines pouvant tout anéantir en profondeur sur
plusieurs km) ont été de nouveau testées sur le sol irakien, devenu depuis 1991
un champ d'expérimentation militaire grandeur nature : obus et missiles à
l'uranium appauvri, « faucheuses de marguerites », bombes à fragmentation, au
napalm, bombes électromagnétiques. La vie des chercheurs sera désormais mise en
danger par les quantités énormes de mines non explosées disséminées sur le
territoire irakien.
L'association Human Right Watch, qui avait recensé quatre
mille victimes de ces mines en 2002 (trente millions de sous munitions avaient
été tirées en 1991), affirme qu'en 2003 la quasi-totalité du pays a été touchée.
Par ailleurs, l'utilisation intensive d'armes à l'uranium appauvri aurait causé
une pollution radioactive et chimique très supérieure à celle de 1991. L'uranium
appauvri, déchet de l'industrie nucléaire, a une demi-vie de 4,5 milliards
d'années (l'âge de la Terre) ; il est mélangé à du plutonium et de l'uranium 236
dans les nouvelles armes nucléaires qui ne disent pas leur nom. Les Etats-Unis
ont refusé d'entreprendre des travaux de décontamination et de déminage.
L'uranium appauvri est responsable de la multiplication des cas de cancers, de
leucémies et de malformations congénitales monstrueuses, notamment dans le sud
de l'Irak.
COMMENT LIMITER L'AMPLEUR DE LA CATASTROPHE ?
Le Conseil International
des Musées (ICOM) a appelé les marchands d'antiquités, les collectionneurs et
les musées à cesser d'acquérir des objets provenant de la région et « d'observer
la plus grande vigilance pour ne pas participer aux atteintes irréparables du
patrimoine de l'humanité. » Le devoir de l'UNESCO (que les USA ont réintégré peu
de temps avant l'agression) est d'utiliser tous les moyens pour faire respecter
les conventions de 1954 et de 1970. La présentation des principales pièces
volées sur son site Internet, ceux d'Interpol et de l'Institut oriental de
l'université de Chicago permettra peut-être de récupérer quelques-uns des
trésors appartenant au Patrimoine de l'Humanité, mais les pièces non recensées
sont à jamais perdues. Sur les 4.000 pièces de valeur volées en 1991 dans les
musées, seules quatre d'entre elles ont été retrouvées. Les spécialistes sont
très pessimistes quant à la possibilité de stopper ce marché illégal extrêmement
lucratif, en passe de surpasser le narcotrafic. La destruction du patrimoine
irakien est un crime contre l'humanité, au même titre que le génocide de sa
population qui se poursuit depuis quatorze ans.
- NOTES :
(1) Science, 21 mars 2003.
(2) La Mésopotamie a
connu une forte concentration urbaine dès le IVe millénaire. C'est seulement au
milieu du XIXe siècle que les archéologues découvrirent les premières cités du
monde. Aucune ville n'a encore pu être dégagée intégralement d'un tell, compte
tenu de leur étendue. Ainsi, Uruk couvrait 550 hectares dès le IIIe millénaire ;
ses remparts s'étalaient sur 9,5 km et possédaient 900 tours. Des plans
d'urbanisme présidaient à la création et au développement des cités, et chaque
ville possédait des quartiers spécialisés : places et rues marchandes, rues
regroupant les différents corps de métiers, quartiers résidentiels, jardins
exotiques en terrasse - tels ceux de Sémiramis à Babylone.
(3) Cité par
Donald MacLEOD, Blown away, The Guardian, 25 mars 2003.
(4) Edifices
religieux monumentaux de forme pyramidale constitués de plusieurs terrasses de
taille décroissante reliées par des escaliers, et surmontés d'un temple consacré
à une divinité. A ce jour, seules 16 ziggourats ont été mises au jour. La plus
célèbre est celle d'Ur, exhumée en 1923 par un archéologue britannique et
restaurée par le département des antiquités irakien. Celle de Babylone, décrite
par l'historien grec Hérodote, a été identifiée comme étant la tour de Babel de
la Bible.
(5) Enquête sur un pillage; Le passé piétiné de l’Irak , Science et
Avenir, juin 2003.
(6) Le musée est composé de 32 galeries qui contenaient
les plus importants vestiges préhistoriques, sumériens, akkadiens, babyloniens,
assyriens, néo-babyloniens, perses, grecs, parthes, sassanides et islamiques au
monde, dont les oeuvres les plus anciennes de l'humanité.
(7) Les sceaux
cylindres, gravés de motifs en miniature qui étaient déroulés sur des tablettes
d'argile, authentifiaient leur propriétaire. Chacun de ces sceaux vaut environ
30.000 $.
(8) Les voleurs de Bagdad, Main basse sur les trésors de la
Mésopotamie, documentaire, GEIE, Arte,
2003.
17. Avertissement aux dirigeants iraniens : faites
attention, avant qu’il ne soit trop tard ! par Saïd
Al-Shihâbiyy
in Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres)
du mercredi 4 juin 2003
[traduit de l'arabe par Marcel
Charbonnier]
(Saïd Al-Shihâbiyy est écrivain et
journaliste bahreïni résidant à Londres.)
Le tour est-il venu, maintenant, pour l’Iran, de resserrer le front
intérieur face aux menaces américaines, le rouleau compresseur américain
semblant avoir inscrit ce pays sur son calepin dévastateur ? Ou bien alors, les
menaces adressées dernièrement à Téhéran n’étaient-elles qu’un moyen de pression
afin de faire en sorte que la République islamique reste neutre face au plan
(dit) de « paix » américain ? Ces menaces sont-elles liées à la mobilisation
politico-médiatique qui a fait suite au déboulonnage du régime irakien en vue de
paver la voie du règlement de la question palestinienne selon les vues
américaines contenues dans la « feuille de route », ou bien s’agit-il d’une
suite naturelle du programme de travail américain au Moyen-Orient – lequel
programme, rappelons-le, a commencé par les bombardements de la Libye en 1986,
puis du Soudan au milieu des années 1990, puis qui s’est poursuivi avec
l’élimination des Taliban en Afghanistan, et enfin s’est parachevé avec
l’éviction de Saddam Hussein ? Quoi qu’il ait pu être dit au sujet de la
campagne récente contre Téhéran, il n’y a aucun doute sur le fait que les
dirigeants de Téhéran ont commencé à prendre les menaces américaines très au
sérieux, en particulier après qu’ils aient pu constater de leurs propres yeux, à
l’instar d’ailleurs du monde entier, qu’ils sont confrontés à une puissance
militaire énorme qui n’écoute que ses propres décisions, en restant totalement
sourde aux avis du monde entier, lequel se retrouve marginalisé. Cette puissance
est même capable de contraindre le conseil de sécurité de l’Onu à reconnaître
son « droit » à occuper l’Irak ouvertement, en plein jour !
Depuis quand le colonialisme peut-il ainsi se permettre de s’assurer la
bénédiction mondiale et le silence absolu de la collectivité internationale ?
Les Iraniens, comme bien d’autres, ont compris que Washington est capable de
défier le monde arabo-musulman, en utilisant les contradictions des pays qui le
composent et en particulier la faiblesse de leurs relations interétatiques et
leur enthousiasme pour l’Etat nation en lieu et place de la solidarité et de
l’union stratégique entre eux, l’absence des pratiques démocratiques qui les
caractérise, et la difficulté d’émergence d’une alliance solide entre eux ou
d’un accord sur une action stratégique unifiée qui soit de nature à les aider à
faire face à des menaces américaines incessantes. L’Iran a pu constater, comme
bien d’autres pays, que Washington est capable de prendre ces pays à part, les
uns après les autres, tantôt au moyen d’accords militaires bilatéraux, tantôt en
intervenant directement dans le processus de prise de décision à l’intérieur de
certains d’entre eux, et enfin en ignorant jusqu’à leur existence, en imposant
les décisions qui lui conviennent dussent-elles porter atteinte à la
souveraineté de ces pays. Ne négligeons pas non plus le procédé consistant à
acheter les prises de position de certains pays à travers des programmes d’aide
financière dont ils ont un besoin impérieux…
L’Iran sait très bien qu’une Nation (musulmane) qui a été incapable de
défendre la Palestine ou la Libye ou le Soudan ou l’Afghanistan ou encore l’Irak
ne sera pas plus capable de lui apporter la moindre assistance politique ou
militaire, dans le cas où il subirait une agression américaine. Il y a une autre
dimension à ce problème, qui réside dans l’isolement de l’Iran en raison de son
refus absolu de reconnaître l’occupation de la Palestine par Israël, qui est
précisément le point où le bât blesse dans le maelström actuel. En effet,
Washington sait très bien qu’il a remporté la victoire dans sa guerre contre
l’Irak – et pour cause – avec facilité et au prix de pertes humaines
(américaines…) extrêmement limitées, mais qu’il est confronté à des difficultés
sans nombre dans le traitement de l’après-guerre et incapable de parvenir à une
configuration politique raisonnable pour l’Irak ni une formule permettant de le
gouverner à l’avenir en raison des polarisations continues entre les différentes
factions irakiennes elles-mêmes. L’Iran a appris, également, qu’en dépit de ses
tentatives de rester totalement neutre face au problème irakien, ses influences
culturelles et religieuses (naturelles) sur l’Irak et son peuple seront
forcément interprétées par les Américains comme une immixtion dans les affaires
intérieures irakiennes. Cela, tout en reconnaissant qu’il ne serait pas
raisonnable qu’un Etat, quel qu’il soit, reste les bras croisés et se comporte
en spectateur de ce qui se passe à ses frontières, en particulier si lesdites
frontières sont soumises à un « lifting » idéologique et politique (américain).
Ainsi, la Turquie, par exemple, a-t-elle annoncé clairement qu’elle ne permettra
pas la création d’un Etat kurde dans le nord de l’Irak, car cela, à ses yeux,
aurait un impact direct sur ses intérêts stratégiques. La Syrie et l’Iran ont
adopté une position identique consistant à ne pas accorder leur bénédiction à
l’élimination d’un régime politique par des forces étrangères. Il n’est pas
douteux que Washington a été fort irrité en apprenant que les pays voisins de
l’Irak ont organisé, il y a deux mois de cela, un congrès afin d’examiner le
dossier irakien. Néanmoins, la position des Etats-Unis sur l’Iran et sa
politique présente deux aspects : l’un d’eux est relatif aux conséquences
immédiates de la politique iranienne pour la situation régionale, en particulier
en Irak et en Palestine ; et le deuxième est lié aux conséquences stratégiques
de l’existence d’un régime islamique en Iran, non seulement dans la région, mais
aussi, plus largement, dans le monde entier.
C’est dans ce contexte que la politique américaine vise depuis longtemps
l’Iran, chaque fois que les intérêts américains sont menacés par des formations
islamistes, quand bien même ces formations n’auraient rien à voir avec l’Iran,
voire même, seraient fortement hostiles à ce pays. Les Etats-Unis, en effet,
voient dans la poursuite de l’existence d’un régime religieux en Iran une source
d’influence non négligeable sur les groupes musulmans, modérés ou non, et que
tant que le régime religieux restera en place dans ce pays, celui-ci demeurera
un foyer d’inspiration et d’influence qui empêche qu’on ne désespère de la
possibilité d’instaurer des régimes semblables dans les autres pays musulmans.
Les Etats-Unis ont pu contenir le projet islamiste dans plusieurs pays,
principalement au Soudan, en Afghanistan, en Jordanie, au Yémen, au Pakistan, en
Egypte et au Maroc, mais ils ont échoué, jusqu’ici, à contenir le projet
islamiste en Iran. Ses efforts afin d’abattre ce régime se poursuivent sans
interruption depuis les premiers jours de son avènement. Ainsi, les Etats-Unis
ont-ils décrété un embargo économique et politique contre Téhéran et ont-ils
pris parti pour Saddam Hussein dans la guerre irako-iranienne, laquelle a duré
huit années, et se sont-ils tenus aux côtés du Koweït dans ce qui fut connu, à
l’époque, sous la dénomination d’ « accompagnement des bateaux » koweïtiens par
des destroyers américains, et ont-ils consacré des budgets énormes à appuyer les
tentatives d’ébranlement du régime islamique. Ils ont soutenu le régime des
Talibans afin de faire pression sur Téhéran. Après la chute du régime de Saddam
Hussein en Irak, les Etats-Unis ont annoncé être parvenus à un accord de «
cessez-le-feu » avec l’organisation des Mujâhidî Khalq [= « les Combattants du
Peuple »] qui ambitionnaient d’abattre le régime islamique de Téhéran, alors
même qu’il s’agit d’un mouvement qui figure toujours sur la liste américaine des
groupes terroristes mondiaux ! Ils n’ont cessé d’annoncer qu’ils soutiennent les
réformateurs iraniens, soutien qui a mis dans le plus grand embarras ces
mouvements, les poussant à annoncer qu’ils refusent ce « soutien » américain. En
effet, l’opinion publique iranienne refuse toujours de traiter directement avec
les Etats-Unis, et considère tout soutien américain à quelque mouvement iranien
que ce soit comme « le baiser de la mort », même si ce sentiment est susceptible
de changer, en particulier dans les périodes où le courant conservateur est
particulièrement affaibli.
Washington n’a jamais fait mystère de son désir de faire tomber le régime
islamique en Iran, ce régime dont l’instauration avait représenté à l’époque la
plus grosse baffe jamais reçue par la politique américaine dans la région.
L’autre dimension de la position américaine hostile à l’Iran est liée à la cause
palestinienne et à la politique iranienne, constante, de refus de reconnaître
l’entité sioniste et de toute participation dans un quelconque processus « de
paix » qui risquerait de conduire à une telle reconnaissance. Depuis la
disparition de l’imâm Khomeïny, dont on commémorera prochainement le quatorzième
anniversaire, (l’Imâm est décédé, que Dieu lui accorde sa Miséricorde, le 4 juin
1989) un changement a pu être constaté. Bien que subtil, ce changement est
important pour la politique iranienne dans la mesure où Téhéran est désormais
engagée à respecter la décision du peuple palestinien et ses choix propres,
alors qu’auparavant, elle était engagée – ouvertement – à œuvrer afin de mettre
fin à l’occupation israélienne – jusqu’au bout . De ce fait, Washington (qui est
engagée publiquement à soutenir l’entité israélienne et à la protéger) considère
la poursuite de la politique iranienne de refus de reconnaître cette entité
ainsi que la politique communicationnelle et religieuse qui consacre ce refus et
la culture de refus de l’occupation comme une menace pour la politique
américaine dans cette région du monde. L’Iran fut parmi les premiers opposants
absolus au projet américain en matière de cause palestinienne, incarné dans la
conférence de Madrid de 1992, et il a manifesté son opposition aux accords
d’Oslo, soutenant l’Intifada palestinienne moralement et politiquement, de la
même manière qu’il a soutenu la résistance islamique libanaise.
Aujourd’hui, après que les Etats-Unis ont réussi à abattre le régime de
Saddam Hussein et que Washington est engagé par ses promesses faites avant le
déclenchement de la guerre contre l’Irak de s’attaquer au dossier palestinien
avant la fin de cette année, et que la feuille de route a été annoncée à cette
fin, et en dépit d’un sentiment excessif de force, les Etats-Unis n’ont pas pour
autant cessé d’avoir conscience du danger pesant sur sa politique palestinienne
en raison de l’insistance de certains groupes palestiniens à résister à
l’occupation et à refuser de reconnaître l’entité sioniste. Ils ont le
sentiment, par ailleurs, que la politique iranienne est de nature à exercer une
influence négative sur leurs projets, en particulier dans le cas où se
poursuivrait la coopération iranienne avec les formations palestiniennes qui s’y
opposent et la Syrie. C’est pourquoi il n’est nullement étonnant que la colère
américaine se soit déversée tant contre la Syrie que contre l’Iran dans les
quelques jours consécutifs à la chute du régime de Bagdad. Afin d’assurer le
succès du projet américain, Washington s’est efforcé, aiguillonné en cela par le
gouvernement israélien, d’éloigner Yasser Arafat et de faire pression sur
Mahmoud Abbas (Abou Mazen) de toutes les manières possibles et imaginables afin
qu’il fasse des concessions et empêche les mouvements Hamas et Djihad islamique
de lancer des opérations militaires contre les forces d’occupation, de lancer
une campagne contre la Syrie et l’Iran grâce à toutes sortes d’accusations et de
prétextes afin de leur imposer la mise en veilleuse de leur opposition au projet
américain. Enfin, de manière à parachever la pression morale sur Téhéran,
Washington a lancé des allégations très graves contre l’Iran, prétendant
notamment que ce pays abriterait des éléments de l’organisation Qa’ida et que
ses ambitions nucléaires représenteraient un danger pour l’ensemble de la
région.
De son côté, l’Iran est aujourd’hui plus conscient du danger américain, et
ses dirigeants se sont efforcés au cours des semaines passées de réviser leurs
calculs et de faire le dos rond sous la tempête comme le roseau qui plie mais ne
rompt pas. D’un côté, ils savent que la situation de l’Iran n’est pas comparable
à celle de l’Irak – en effet, il n’y a aucune résolution internationale du
Conseil de sécurité contre l’Iran, et personne ne prétend qu’il détient des
armes de destruction massive ; de plus, les pays qui coopèrent avec lui dans le
domaine nucléaire sont des grandes puissances comme la Russie, le Japon et
l’Allemagne, et l’Agence Internationale de l’Energie Atomique n’a jamais émis le
moindre doute sur le caractère civil de bon aloi de ces projets nucléaires – et
par conséquent il n’y a que les Etats-Unis pour tenter de criminaliser l’Iran,
tandis que l’Union européenne ne partage absolument pas les « craintes » que
l’Iran inspire à Washington. Cela a été illustré par la quatrième session
consacrée à la coopération économique entre l’Union européenne et l’Iran, tenue
à Téhéran cette semaine, au cours de laquelle les Européens ont affirmé leur
volonté de poursuivre la politique du « dialogue franc et sans concessions »
avec l’Iran. En ce qui concerne son projet nucléaire, l’Iran a déclaré qu’il
était prêt à signer un protocole ad hoc avec l’Agence Internationale de
l’Energie Atomique à condition que soit levé l’embargo qui lui est imposé et qui
lui interdit d’importer des matériaux indispensables à l’industrie nucléaire,
protocole en vertu duquel l’Agence serait autorisée à effectuer des missions
d’inspection de ses installations nucléaires à tout instant et sans préavis. 93
Etats ont signé cette charte. En dépit de la signature par l’Iran de l’accord de
limitation des armes nucléaires et des autres chartes allant dans le même sens,
il est encore en butte à un embargo très sévère frappant ses importations de
matières utilisées dans l’industrie atomique. L’Iran fait observer le refus des
Etats-Unis de soumettre les installations nucléaires israéliennes aux
inspections internationales et son insistance à faire obstacle à tout projet
similaire dès lors qu’il serait arabe ou islamique. Téhéran, de la même manière,
a le sentiment que peu de choix qui lui sont laissés : elle défend une idéologie
islamiste très claire qui ne saurait admettre l’occupation des terres
palestiniennes par Israël, et son intérêt national lui impose de se protéger et
de protéger ses frontières. On remarque la volonté de l’Iran d’échapper aux
pressions américaines en développant son dialogue avec l’Union européenne, ainsi
qu’avec les pays arabes et musulmans.
Au cours de la trentième session de l’union des ministres des affaires
étrangères des pays musulmans, qui s’est tenue à Téhéran la semaine passée,
l’Iran s’est adressé à ces pays et s’est efforcé de renforcer l’axe islamique
sur des bases communes dégagées d’un commun accord et clairement formulées. Cela
s’est manifesté dans le discours de l’Ayatollah Ali Khameneï, du président
Khatami et du Shaïkh Hâshimî Rafsandjânî. Le message de l’ensemble de ces
personnalités se concentre, pour l’essentiel, sur la nécessité d’éveiller la
conscience des nations musulmanes et de consacrer la coopération, la solidarité
et la consultation entre elles. Ces propositions sont extrêmement positives mais
elles n’atteignent pas le degré du projet islamique solidaire requis afin de
faire face aux menaces américaines continuelles contre les pays membres du
Congrès islamique, en particulier. La concurrence pour le pouvoir qui règne à
Téhéran encourage les menées américaines contre l’Iran. Par conséquent, la
situation actuelle exige des dirigeants iraniens qu’ils s’imprègnent
profondément de l’expérience malheureuse de l’Irak et qu’ils oeuvrent afin de
décevoir les espoirs des ennemis de la révolution et du régime islamiques, tapis
en embuscade. Cela ne saurait suffire à déjouer les menaces et les manœuvres
américaines, mais en tous les cas cela ne pourra que rendre le travail de sape
des Américains plus difficile et les convaincra éventuellement qu’il est inutile
de défier Téhéran. Certes, l’Iran n’est pas l’Irak, tant du point de vue de la
nature du régime que de son idéologie, ni en ce qui concerne la complexion
psychologique des Iraniens, ou la position des citoyens iraniens vis-à-vis des
menaces extérieures. Il est certain que la période qui s’ouvre connaîtra une
guerre des nerfs ouverte entre les deux camps, et il est peu probable que les
Américains se livrent à une agression caractérisée contre l’Iran, en particulier
à la lumière de l’extrême modestie des réalisations américaines en Irak après la
chute de Saddam Hussein, et de leur échec à trouver les armes de destruction
massives qui étaient le principal prétexte invoqué afin de déclencher leur
agression contre l’Irak. Néanmoins, la détermination américaine à affronter la
République islamique d’Iran est devenue plus claire au cours du sommet du G8 des
pays les plus industrialisés, qui s’est tenu récemment dans la ville française
d’Evian, lorsque les Etats-Unis ont imposé aux pays participants l’adoption
d’une résolution relative au projet nucléaire iranien. Il s’agit là d’une
initiative particulièrement préoccupante, qui exige des Iraniens qu’ils agissent
sans plus tarder afin d’en contenir les répercussions et d’éviter qu’elles ne
s’enveniment.
18. Les colonies : Guide de l’utilisateur par
Gabriel Ash
on YellowTimes.org (e-magazine américain) du jeudi 15 mai
2003
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
(Gabriel Ash est né en Roumanie et a
grandi en Israël. Il vit actuellement aux États-Unis et collabore régulièrement
à Yellow Times.)
La liste des humiliations essuyées par Colin Powell en Israël s’est
enrichie d’un exposé du premier ministre Sharon lui expliquant pourquoi Israël
ne peut arrêter l’expansion des colonies. Sharon a demandé à Powell « Qu’est-ce
que vous voulez ? Qu’une femme enceinte se fasse avorter pour la simple raison
qu’elle est une femme colon ? »
L’image d’Epinal présentant les colons comme de gentils civils, qui veulent
simplement vivre leur vie, sert l’intention de Sharon d’enterrer la « feuille de
route » et de sauver une fois de plus Israël de la paix qui le menace. En effet,
l’expansion continue des colonies tout au long du processus d’Oslo a déjà «
sauvé » Israël de la paix une première fois. De 1993 à 2001, la population des
colons a augmenté de 91 % en Cisjordanie, ce qui a amplement suffi à prouver aux
Palestiniens qu’Israël n’avait nullement l’intention d’évacuer les territoires
occupés. Mais cette image d’Epinal est fausse. Les colonies de Cisjordanie n’ont
rien des banlieues du New Jersey. Elles sont un élément fondamental de ce qui
fait d’Israël un Etat unique en son genre. Il importe donc de comprendre ce que
sont, en réalité, les colonies : des armes.
Les mots désignant les « implantations » en hébreu sont yishuv et
hityashvut. Les Israéliens n’utilisent pas ces mots pour désigner les
implantations dans les territoires occupés, ils les réservent plutôt à des
implantations plus anciennes : les kibbutzim et les moshavim (fermes
collectives), les uns comme les autres créés avant et peu après 1948, dans des
régions qui sont aujourd’hui en Israël. L’antonyme de yishuv est le mot qui
désigne un terrain vague ou le désert : shmamma. Cela renvoie à la « vacuité »
mythique de la Palestine dans l’imaginaire des balbutiements du sionisme – le
désert attendant les colons qui le feraient « refleurir » ! Ce mythe ignore la
réalité, à savoir que la Palestine était peuplée et que ses habitants, les
Palestiniens, y vivaient depuis des générations.
Par contraste, le mot hébreu utilisé pour désigner les colonies dans les
territoires occupés depuis 1967 est hitnakhlut, mot d’origine biblique qui
signifie en gros « s’installer dans ses propriétés ». La racine antonyme suggère
le nomadisme, l’errance au désert. Ce changement d’usage reflète l’évolution du
sionisme, depuis la mentalité coloniale des premiers pionniers vers le fanatisme
religieux des colons post-1967.
Un autre groupe de termes décrivant les colonies, en hébreu, proviennent de
la terminologie militaire : ces mots désignent des observatoires, des
avant-postes : mitzpe, ma’akhaz, he’akhzut, etc. Les premiers colons sionistes
sont souvent désignés au moyen du terme « pioneers » en anglais, « pionniers »
en français. Toutefois, le mot hébreu qu’ils utilisent eux-mêmes, khalutz,
provient du jargon militaire, dans lequel il signifie «éclaireur ».
Sous tous leurs avatars, les colonies sont par conséquent des bâtiments et
quartiers autres que des habitations civiles. Ce sont des actions sur le front
de la guerre de conquête – une guerre conçue alternativement comme une lutte
contre le désert (hityashvut), comme une lutte contre des squatters (hitnakhlut)
ou encore, plus sérieusement, une lutte aux fins d’un contrôle militaire du
terrain (mitzpe, he’akhzut). Ces trois variantes sont, toutes, des métaphores
d’une guerre : guerre de la civilisation par opposition à la nature ; guerre des
propriétaires « en titre » contre des squatters ; guerre, enfin, entre « eux »
et « nous ». Le problème étant que ce qui apparaît comme « nature » dans
l’équation est en réalité une civilisation réellement existante ; que les
soi-disant « squatters » sont titulaires d’un titre de propriété ; et que le «
nous » est – aussi - « eux ».
S’implanter signifie aussi vaincre le nomadisme interne – celui du juif
errant du discours antisémite européen, qui imprègne de part en part l’imagerie
sioniste. La violence extrême des colons est aussi un avatar de cette identité /
identification refoulée : une haine de soi projetée sur l’autre idéalisé.
Il y a peu de mystère autour de l’objectif de l’activité de colonisation.
Depuis le début, le sionisme utilise un terme militaire pour désigner la
stratégie générale de construction de colonies : « la conquête de la terre »,
kibosh ha’adama. En tant que partie intégrante d’une campagne militaire, les
colonies en Cisjordanie répondent à un plan d’attaque explicite, dont les
objectifs sont clairs et les moyens ouvertement décrits dans des documents
publics aisément consultables : le plan Alon, le plan Drobless, le plan Sharon,
le plan des 100 000, etc.
Comme toute campagne militaire, la colonisation a des objectifs. Ainsi,
Natzeret Illit a pour cible Nazareth ; Kiriat Arba a pour cible Al-Khalil
(Hébron) ; Kedumim a pour cible Naplouse ; Ma’ale Adumim a pour cible la
continuité territoriale entre le nord et le sud de la Cisjordanie ; Ashkelon a
pour cible Al-Majdal, ville palestinienne entièrement nettoyée ethniquement en
1950 – bien après que les fumées de la guerre de 1948 se soient pourtant
dissipées, et ainsi de suite.
Les « implantations » occupent des positions stratégiques, tel le sommet
d’une colline, une route exposée à des tirs éventuels, un puits, etc ; les
colonies peuvent recouvrir les vestiges d’un village palestinien détruit, et
tenir sous leur feu ses terres agricoles ; elles sont nombreuses à contrôler des
ressources hydriques.
Depuis 1948, le premier bataillon lancé à l’offensive, dès lors qu’une
implantation a été décidée, se compose de bureaucrates – cartographes,
hydrologues, ingénieurs du génie civil, juristes, juges et apparatchiks. Leur
tâche consiste à déterminer quelles terres il est intéressant de confisquer aux
Palestiniens, et quelle est la meilleure manière de désorganiser la cohésion
sociétale de la cible.
La terre peut être expropriée sous prétexte d’une utilisation « publique »
- c’est-à-dire juive – ou elle peut être déclarée « abandonnée » si elle
appartenait à un réfugié (parti en exil). Souvent, toutefois, une colonie
commence sous la forme d’un camp militaire, car la « sécurité » est la meilleure
justification « légale » pour confisquer des propriétés privées palestiniennes –
une maison, un potager, un champ. La brigade Nakhal est une unité spécialisée de
paras dont la noble mission consiste notamment à fournir du « personnel », sous
forme de pseudo-troufions déguisés, pour de nouvelles implantations maquillées
en camps militaires !
Souvent, la terre est décrétée « terre d’Etat » afin de repousser toute
offensive légale devant le « comité d’appel » militaire ad hoc, lequel sert à
donner les coups de tampon officiels a ce qui est ni plus ni moins qu’un vol à
main armée. Les « terres d’Etat » constituent le domaine foncier d’Israël,
lequel est réservé au bénéfice exclusif des juifs (c’est d’ailleurs ce que
l’expression « Etat juif » signifie, dans la pratique). Ainsi, les contrats de
location, dans les colonies, interdisent que des non-juifs y habitent.
Il arrive parfois qu’une volonté de donner une honnêteté de façade à ces
pratiques requière que des terres volées à des Palestiniens connaissent quelques
années de « décontamination », sous la forme, par exemple d’un parc naturel,
d’une réserve environnementale, etc, avant d’être « dégelées » pour leur
nouvelle destination exclusive de énième nouvelle colonie juive. C’est tout
particulièrement fréquent à Jérusalem Est.
Au bout du compte, peu importe la manière dont la terre est accaparée. La
colonie de Shilo, créée en 1985, comporte 45 % de terrains déclarés « publics »,
52 % de terrains expropriés pour des raisons de « sécurité », et 3 % de terres
expropriées à des fins d’utilisation « publique ». Shilo n’en est pas moins
utilisée à 100 % comme arme contre la population palestinienne…
Après les bureaucrates vient le tour des bulldozers, suivis par les
roulottes, les ouvriers du bâtiment et, enfin, les colons. Des Palestiniens
possédant la citoyenneté israélienne, et néanmoins exclus comme on sait de la
plupart des emplois en Israël, peuvent au moins nourrir leur famille en
travaillant comme ouvriers du bâtiment dans les chantiers de construction des
colonies, où leur travail consistera à cimenter les pierres tombales de leur
propre disparition.
C’est lorsque des familles (juives, bien entendu, ndt), finalement,
viennent pendre la crémaillère dans une nouvelle colonie, que la guerre
commence. Une colonie (à la différence d’un village palestinien) a besoin
d’espace pour croître, de réserves de terres agricoles, de ressources en eau
abondantes et bon marché, etc., que l’Etat d’Israël lui procurera généralement
en utilisant des ressources déniée à la ville-cible ou au village-cible. Ainsi,
par exemple, chaque colon à Hébron consomme plus de neuf fois plus d’eau
quotidiennement que son voisin palestinien qui est privé du strict
nécessaire.
De plus, une colonie a besoin d’accès – une route – pour la connecter à
d’autres colonies. Les routes représentent l’outil idéal pour la confiscation
des propriétés palestiniennes. Entre août 1994 et septembre 1996, 4 386 dounoms
de terres privées (environ 440 hectares) ont été confisquées au motif de la
construction de dix-sept routes de « contournement ». Les routes sont par
définition longues, mais elles sont dans le cas d’espèce particulièrement
larges, et leur trajectoire peut être déviée, ici ou là, afin de créer le
maximum d’impact en termes de maisons promises à la démolition, de vergers voués
à l’arrachage ou de cultures condamnées à la destruction. Utilisée correctement,
une route peut être une arme de destruction massive. Par exemple, la route 447,
construite afin de réduire de cinq minutes, en tout et pour tout, le trajet
jusqu’à la colonie d’Ariel, a « nécessité » l’arrachage de mille oliviers et la
confiscation de 7,5 hectares de terrains appartenant aux habitants des deux
villages palestiniens situés en ligne de mire de cette colonie. De plus, toute
route reliant entre elles deux colonies juives est aussi une route qui sert à
séparer deux villes palestiniennes. Les Palestiniens ne sont pas autorisés à
utiliser les routes « juives ».
Ainsi, la terre devient un palimpseste, sur lequel chaque action
d’ingénierie civile est aussi son contraire, un acte de guerre : les routes
augmentent les distances entre les hommes ; la construction de maisons aggrave
la surpopulation ; l’extension de réseaux d’eau crée des pénuries, etc. Tous les
aspects de la vie humaine sont transformés en arsenal. Même les eaux d’égout
produites par une colonie sont utilisées à la manière d’une arme contre les
villes palestiniennes situées en contrebas. Chaque élément du paysage peut faire
l’objet d’une double lecture, affectée du signe « + » dans l’écosystème juif et
du signe « - » dans l’écosystème palestinien.
En fin de compte, comme toutes les opérations militaires, les colonies
génèrent une réaction défensive, qu’Israël appelle « terrorisme ». D’où il
découle que les colonies nécessitent une protection, une enceinte, un périmètre
de sécurité, un camp militaire à proximité, un mur, des routes de contournement,
etc. Tout cela exige beaucoup d’espace, justifiant du même coup des
confiscations de terres supplémentaires, de nouveaux champs déclarés
inaccessibles car au-delà des limites autorisées à leurs propriétaires (ce qui
permet de les déclarer terres d’Etat au bout de trois ans, comme le prescrit la
loi ottomane [toujours en vigueur quand c’est opportun ! ndt] ), ainsi que des
checkpoints, des attaques de missiles, des emprisonnements, des assassinats,
etc., etc.
Une colonie est un acte d’agression commis dans le cadre d’une guerre
post-moderne, une guerre génocidaire qui ne peut être télévisée, en dépit du
fait qu’elle se déroule à la vue de tous, cameramen potentiels y compris.
Les stratèges chinois Oiao Liang et Wang Xiangsui écrivent dans leur
ouvrage, paru en 1999, « La guerre illimitée » (Unrestricted Warfare) que dans
la guerre, à l’avenir, il n’y aura pas de champs de bataille classiques, pas de
combattants et pas d’armes non plus… La guerre du futur se déroulera partout,
elle impliquera tout le monde, et elle sera menée en utilisant des objets
banals, de la vie de tous les jours. En résumé, ils nous avertissent qu’il n’y
aura plus désormais de distinction entre la guerre, le terrorisme et la vie
quotidienne.
En Palestine, ce futur a déjà cent ans d’âge.