1. L’autisme de l’Empire par Noam
Chomsky
in Le Monde diplomatique, mai 2004
(Noam
Chomsky est professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT),
Boston, Etats-Unis. Auteur, après bien d’autres ouvrages, de Pirates et
empereurs. Le terrorisme dans le monde contemporain. Fayard, Paris,
2003.)
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les occupations
militaires, même quand elles sont le fait des conquérants les plus brutaux,
peuvent réussir. Prenons l’occupation par Hitler de l’Europe de l’Ouest ou celle
par la Russie de l’Europe de l’Est dans l’après-guerre. Dans les deux cas, les
pays occupés étaient dirigés par des collaborateurs disposant d’appareils locaux
civils et militaires et simplement soutenus par les troupes du conquérant. Une
résistance courageuse s’est développée contre Hitler, mais sans aide extérieure
elle aurait été balayée. En Europe de l’Est (comme en Russie), les Etats-Unis
ont tenté d’appuyer la résistance antisoviétique jusqu’au début des années 1950,
sans succès.
Observons, par contraste, l’invasion de l’Irak. Elle a mis fin à
deux régimes monstrueux, l’un dont nous avions le droit de parler, l’autre non.
Le premier, c’était le règne du tyran ; le second, les sanctions imposées par
les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, qui ont tué des centaines de milliers de
personnes, dévasté la société, renforcé le pouvoir du tyran et obligé la
population à se reposer sur lui pour sa survie (à travers le rationnement),
préservant ainsi M. Saddam Hussein du destin d’autres dictateurs soutenus par
divers gouvernements des Etats-Unis, notamment par les membres et amis de
l’actuelle administration américaine – Suharto, Marcos, Duvalier, Mobutu, etc. –
et qui ont été renversés de l’intérieur. Une telle perspective était plausible
avant la guerre.
Nul doute que la population a bien accueilli la fin des
sanctions et la fin du régime de M. Saddam Hussein ; les opposants à la guerre
contre l’Irak de par le monde aussi, bien que ce fait ait été caché par
l’administration actuelle. Mais on pouvait supprimer le régime des sanctions
sans conflit ; d’autre part, si celles-ci avaient été abolies, la population
aurait pu réussir à se débarrasser de la dictature. L’enquête de l’inspecteur
David Kay, nommé par le président George W. Bush après la victoire, a non
seulement démenti de la manière la plus claire la prétendue détention d’armes de
destruction massive par l’Irak, mais elle a montré de surcroît que, dans les
années qui précédèrent l’invasion américaine, le pouvoir exercé par M. Saddam
Hussein était très fragile. Cela a confirmé, a posteriori, les thèses de
nombreux experts qui connaissaient bien la situation intérieure irakienne. Par
exemple, MM. Denis Halliday (1) et Hans van Sponneck, coordinateurs de l’aide
humanitaire pour l’Organisation des Nations Unies (ONU), avaient maintes fois
répété que, si l’embargo et les sanctions imposés par Washington et Londres
avaient épargné la population, les Irakiens eux-mêmes auraient renversé leur
tyran.
Nous savons tous que les interventions militaires peuvent avoir des
effets secondaires positifs : ainsi, le bombardement de Pearl Harbor par
l’aviation japonaise en décembre 1941 a conduit à l’expulsion des puissances
impériales occidentales d’Asie, sauvant ainsi des millions de vies qui auraient
été perdues dans des guerres de libération. Est-ce que cela justifie le fascisme
japonais et ses crimes ? Bien sûr que non. Et je suis convaincu que l’agression
japonaise contre les Etats-Unis était un crime de guerre, le « crime capital »
selon le tribunal de Nuremberg.
C’est à juste titre qu’Arthur Schlessinger,
l’historien américain le plus respecté, a rappelé ce précédent de Pearl Harbor
quand ont commencé les bombardements de l’Irak. Le président Franklin D.
Roosevelt, écrivait-il, avait raison de dire que l’attaque japonaise était une
date marquante dans l’infamie, et que les Américains devraient vivre avec
l’attaque contre Bagdad comme une infamie comparable à la politique impériale
japonaise.
Avec la fin des deux régimes, celui des sanctions et celui de M.
Saddam Hussein, les Etats-Unis disposaient d’immenses ressources pour
reconstruire l’Irak. La population était soulagée et la résistance n’avait
pratiquement aucun soutien extérieur. Mais elle s’est développée de l’intérieur
essentiellement comme une réponse à la violence et à la brutalité des
envahisseurs. Il fallait un réel talent pour arriver à échouer…
Car
l’invasion a enclenché un cycle de violence qui, à son tour, a engendré encore
plus de violences, comme le prouvent les terribles combats à Fallouja dont les
civils irakiens sont les premières victimes. Si les liens entre l’ancien régime
irakien et le réseau terroriste Al-Qaida n’ont jamais existé, tout le monde
admet que l’Irak occupé est devenu un « sanctuaire de terroristes ». Cela a été
bien montré en particulier par Jessica Stern, spécialiste en terrorisme de
l’université de Harvard, dans une étude publiée par le New York Times (2) après
la destruction du siège de l’ONU à Bagdad.
La guerre contre l’Irak a eu lieu
en dépit de l’opposition de l’opinion publique internationale, qui craignait
qu’une telle agression ne conduise à une dissémination du terrorisme. Ces
risques, l’administration de M. George W. Bush les a considérés comme
négligeables comparés à la perspective de prendre le contrôle de l’Irak et de
ses richesses, de lancer la première « guerre préventive » et de renforcer sa
mainmise sur la scène intérieure américaine.
D’autre part, la « guerre contre
le terrorisme » a fait faillite et les attaques meurtrières se sont développées
de par le monde. Pour le malheur de leurs habitants, le nombre de villes
frappées par la terreur depuis le 11 septembre 2001 ne cesse de s’allonger,
notamment depuis la guerre contre l’Irak. Il comprend désormais Bagdad,
Casablanca, Istanbul, Djakarta, Jérusalem, Haïfa, Ashdod, Monbasa, Moscou, Riyad
et Madrid. Tôt ou tard, à ce rythme, il est possible que terrorisme et armes de
destruction massive finissent par se rejoindre au sein d’une même organisation
violente dont les frappes pourraient être plus terrifiantes encore.
Le
concept de « guerre préventive » cher à M. Bush a révélé sa vraie nature : un
simple euphémisme pour pouvoir agresser librement qui l’on veut. C’est le
caractère arbitraire et dangereux de cette doctrine, et non seulement son
application en Irak, qui a suscité, en février 2003, les grandes protestations
contre l’invasion, refus qui s’est étendu depuis, notamment avec l’incapacité
pour Washington de prouver que le régime de Saddam Hussein possédait des armes
de destruction massive, une accusation qui relève du gros mensonge
d’Etat.
Dès avril 2003, les enquêtes d’opinion révélaient que les citoyens
américains souhaitaient que l’ONU exerce la responsabilité principale durant
l’après-guerre pour reconstruire politiquement et économiquement l’Irak. L’échec
de l’occupation surprend malgré tout étant donné la puissance militaire et les
ressources dont bénéficient les Etats-Unis. Il a conduit l’administration Bush a
faire marche arrière et à se résigner à demander l’aide des Nations unies.
Celles-ci aimeraient cependant savoir si l’Irak peut être autre chose qu’un Etat
vassal de Washington. L’Amérique construit à Bagdad sa mission diplomatique la
plus vaste du monde avec plus de 3 000 fonctionnaires, ce qui signifie très
clairement que le transfert de souveraineté prévu le 30 juin 2004 prochain sera
fort limité.
Ce sentiment est renforcé par la demande américaine de maintenir
en Irak d’importantes bases militaires et une considérable présence de forces
armées. Cette volonté de vassaliser Bagdad est également confortée par les
ordres donnés par M. Paul Bremer, le proconsul de Washington, pour que
l’économie locale demeure ouverte et contrôlée par les étrangers. La perte du
contrôle de l’économie réduit radicalement la souveraineté politique ainsi que
les perspectives d’un développement sain. C’est une des leçons les plus claires
de l’histoire. Aucun pays colonisé n’a jamais pu se développer tant que sa
politique et son économie restaient dominées par la puissance occupante.
En
décembre 2003, une enquête du Program on International Policy Attitude /
Knowledge Networks a indiqué que la population américaine elle-même ne soutient
que très mollement les décisions de l’administration Bush de maintenir, en
permanence, une forte présence militaire en Irak. Cette inquiétude populaire
résulte du fait que les gens ne croient pas à la justesse de la cause. Si elle
se traduisait dans les urnes, en novembre prochain, cela pourrait provoquer un
changement politique majeur. Même si l’offre électorale aux Etats-Unis est très
réduite et si les gens savent que les élections sont généralement achetées. Le
candidat démocrate John Kerry est parfois décrit comme un « Bush manquant de
calories ». Cependant, il arrive que les deux factions de ce qu’on appelle le «
Parti des patrons » aient des politiques différentes. De petits écarts, au
départ, entre l’un et l’autre candidat peuvent se traduire, à l’arrivée, par des
impacts gigantesques et de nature très contrastée selon que l’élu sera M. Bush
ou M. Kerry. Ce sera vrai en novembre prochain comme ce le fut en 2000 quand
s’opposèrent M. Bush et M. Albert Gore.
M. Bush formule ainsi sa doctrine : «
Libérer le monde du Mal et du terrorisme. » « Déclarer la guerre au terrorisme,
affirma-t-il après le 11 septembre 2001, c’est aussi déclarer la guerre à tout
Etat qui donne refuge à des terroristes. Car un Etat qui accueille sur son sol
des terroristes est lui-même un Etat terroriste et doit donc être traité comme
tel. » Au nom de cette doctrine, M. Bush fit la guerre à l’Afghanistan en 2001
et à l’Irak en 2002. Et il menace d’autres pays comme la Syrie. On peut
toutefois se demander si M. Bush est vraiment cohérent, car il y a bien d’autres
Etats qui accueillent des terroristes, qui les protègent et qui ne sont ni
bombardés ni envahis. A commencer par… les Etats-Unis eux-mêmes !
Depuis
1959, on le sait, les Etats-Unis ont parrainé des attaques terroristes contre
Cuba. Il y eut l’invasion de la baie des Cochons en 1961, des mitraillages
aériens contre des civils, des bombes dans des lieux publics à La Havane et
ailleurs, l’assassinat de fonctionnaires, la destruction en vol d’un avion de
ligne cubain en 1976 qui fit près de quatre-vingt morts, ainsi que des dizaines
de complots pour tuer M. Fidel Castro. L’un des terroristes anticastristes les
plus notoires, accusé d’être le cerveau de l’attentat contre l’avion civil en
1976, est M. Orlando Bosch. En 1989, M. George Bush père annula la décision du
ministère de la justice qui avait refusé une demande d’asile formulée par M.
Bosch. Celui-ci vit donc tranquillement aux Etats-Unis, où il poursuit ses
activités anticastristes.
La liste des terroristes qui ont trouvé refuge aux
Etats-Unis comprend également M. Emmanuel Constant, de Haïti, connu sous le nom
de « Toto », un ancien leader paramilitaire de l’époque des Duvalier. « Toto »
est le fondateur du Front révolutionnaire pour l’avancement et le progrès
d’Haïti (FRAPH), groupe paramilitaire qui, aux ordres de la junte qui avait
renversé le président Aristide, terrorisa la population de 1990 à 1994. Selon
des informations récentes, « Toto » vit dans le Queens à New York. Et Washington
a refusé la demande d’extradition présentée par Haïti. Pourquoi ? Parce que «
Toto » pourrait révéler les liens entre les Etats-Unis et la junte coupable
d’avoir fait assassiner – par les hommes du FRAPH – entre 4 000 et 5 000
Haïtiens… Il faut ajouter que, parmi les gangsters qui ont participé, aux côtés
des forces américaines, au récent coup d’Etat contre le président Aristide
figurent plusieurs anciens dirigeants de l’organisation terroriste
FRAPH…
Washington répugne toujours à livrer ceux qui l’ont bien servi même
s’il s’agit de terroristes. Ainsi, en février 2003, le Venezuela a demandé
l’extradition de deux officiers qui avaient participé au coup d’Etat du 11 avril
2002 contre le président Hugo Chavez et qui avaient ensuite organisé un attentat
à Caracas avant de fuir à Miami, où ils ont trouvé refuge. Bien entendu,
Washington a refusé.
Car tous les terrorismes ne sont pas de même nature. Et
ceux qui servent les intérêts des Etats-Unis ne sauraient être qualifiés du
vilain terme de « terroristes ». Ils sont les nouveaux « combattants de la
liberté », comme les médias qualifiaient jadis M. Oussama Ben Laden lui-même, du
temps où il terrorisait les Soviétiques pour le compte de
Washington…
- NOTES :
(1) : Lire
Denis Halliday, « Des sanctions qui tuent », Le Monde diplomatique, janvier
1999.
(2) : Jessica Stern, « How America Created a Terrorist Haven », The New
York Times, 20.08.2003.
2. A Jérusalem, le "mur de la honte"
s'attaque aux terres chrétiennes - C'est une atteinte au "concordat entre le
Vatican et Israël", selon le Père Ghilardi par Michel
Bôle-Richard
in Le Monde du vendredi 30 avril 2004
Jérusalem de
notre envoyé spécial - Pour Helmut, le gardien de l'hospice
Notre-Dame-des-douleurs, "le soleil se lève désormais à onze heures". C'est
seulement à cette heure-là qu'il franchit le sommet des 8 mètres de mur que les
Israéliens ont planté juste de l'autre côté de la route, en face du portail
d'entrée de cet établissement religieux situé aux confins de Jérusalem, de
l'autre côté du mont des Oliviers.
De son bureau, Sœur Marie-Dominique
Croyal ne voit plus que ces immenses panneaux de béton gris. Et ce ne sont pas
les inscriptions vengeresses ou humoristiques tracées sur les parois ("Du ghetto
de Varsovie au ghetto d'Abou Dis" ; "Faites l'amour pas des murs" ; "Mur de
guerre + honte = mur des lamentations") qui lui redonnent le sourire. Pour la
supérieure de Notre-Dame-des-douleurs "ce mur est une catastrophe, car les
familles de -ses- cinquante pensionnaires, des personnes âgées, habitent de
l'autre côté ainsi que tous les employés. Certains n'ont pas de laissez-passer,
alors ils ne pourront plus travailler".
Le cauchemar a commencé le 11
janvier. Sans prévenir, les engins de travaux publics sont venus mettre en place
ce que les Palestiniens appellent "le mur de l'apartheid". Un long tronçon a été
édifié, mais, depuis, dit Sœur Marie-Dominique, "on ne peut plus aller faire les
courses à Béthanie et les Palestiniens passent par notre propriété pour se
rendre à Jérusalem. Ils sont pourchassés par les soldats, qui s'introduisent
chez nous et tirent des grenades lacrymogènes. Les gens sont traqués. On ferme
les yeux. Que voulez-vous dire ! La vie est déjà tellement difficile pour eux.
On n'arrête pas de les humilier. On les aligne le long du mur en les obligeant à
regarder le soleil. On les fait se déshabiller et on nettoie les jeeps avec
leurs vêtements avant de les leur rendre. On ne peut rien dire, rien faire. On
ne sait rien. On ne sait même pas s'il y aura une porte dans le mur. C'est
clair, on veut empêcher toute circulation et vider Jérusalem-Est".
Sœur
Marie-Dominique est écœurée et se demande comment son hospice va pouvoir
fonctionner quand le mur sera terminé. De l'autre côté, il n'y a pas de centres
de soins ni d'hôpitaux. Pour le moment, seuls des tronçons de mur se sont
dressés sur les collines. La vie et le trafic sont totalement désorganisés. Il
faut faire d'immenses détours à pied. Des habitants ont été expulsés de leurs
maisons situées en haut des collines.
Le mur se met en place inexorablement à
l'est de Jérusalem et fera la jonction avec celui édifié autour de Bethléem
pour, officiellement, assurer la sécurité des Israéliens. Mais, au pied du mont
des Oliviers, le tracé empiète sur les propriétés religieuses qui se succèdent
sur le versant oriental. Si le terrain de Notre-Dame-des-douleurs n'est pas
touché, ceux des frères passionistes, des franciscains, des orthodoxes, des
sœurs de la charité sont tous plus ou moins rognés pour laisser passer "le mur
de la honte" comme l'appelle le Père Claudio Ghilardi.
Ce frère passioniste
ne décolère pas depuis que, le 6 décembre 2003, en pleine nuit, les bulldozers
ont défoncé le mur d'enceinte sans prévenir, "au mépris, dit-il, du concordat
entre le Vatican et Israël et des plus élémentaires règles de respect envers un
lieu sacré". Depuis lors, rien n'a bougé, car le nonce apostolique, Mgr Pietro
Sambi, a protesté officiellement, et des plaintes ont été déposées.
BALAFRE
GRISE
"Vous voyez cette école des sœurs de la Nigrizia, elle va être séparée
de nous,s'emporte cet Italien. Notre communauté est coupée en deux. Et ce
terrain, c'est une zone archéologique. Il y a dix-sept citernes et de nombreuses
sépultures de premiers chrétiens. Regardez, quatre ont été mises au jour. C'est
un délit contre l'humanité." Il montre les morceaux de poteries, les restes d'un
mur aussi vieux que ceux de Jéricho, une borne de délimitation datant des
Anglais. "En plus, ajoute-t-il, les Israéliens nous reprochent de laisser passer
les Palestiniens par notre propriété. C'est illogique et scandaleux, car on leur
dénie le droit de se soigner, d'étudier et de venir prier dans nos églises. Deux
mille fidèles se trouvent de l'autre côté."
Youssef Radouane habite juste en
contrebas. Sa maison est pratiquement collée au check-point. Seul un passage de
45 cm a été aménagé. Désormais, il faut faire 17 km en voiture pour rejoindre
Jérusalem, alors qu'il en est à la porte. Chez les filles de la charité de
Saint-Vincent-de-Paul, tout le fond de la propriété est désormais barré par le
mur. "Que voulez-vous que l'on fasse. On ferme les yeux sur le panorama, dit la
supérieure Sœur Joséphine. Un jour le mur disparaîtra. Le Bon Dieu ne peut pas
permettre cela. Tant de misère est insupportable. Sharon finira bien par s'en
aller. Alors on en vendra les morceaux, comme pour le mur de Berlin." Sœur Loudy
pleure sur son potager anéanti, sur ses citronniers, ses oliviers et tous ses
arbres arrachés pour laisser la place à une route poussiéreuse et une barrière
qui fend le ciel. "Ils nous ont dit qu'ils feront une porte. Il faudra donc que
je demande la clé, et à qui ?, pour aller chercher des figues sur mon figuier de
l'autre côté, maintenant." Les sœurs dirigent un orphelinat et une colonie de
vacances et se demandent comment elles feront avec les familles et les employés,
qui sont tous de l'autre côté.
Chez les franciscains, d'après le Père
Ricardo, plus de 1 hectare a été confisqué. Un peu moins chez les orthodoxes,
dont la vue sur le désert de Judée jusqu'à la mer Morte est gâchée par cette
balafre grise qui court sur le terrain. "Souvenez-vous d'une chose, dit le père
Innokentios, le Moyen-Orient est la terre de l'inattendu. Alors le mur, comme
tous les murs, ne peut qu'être détruit." En attendant, sa construction continue
à grands pas.
3. Laisserons-nous détruire la Palestine
? par Etienne Balibar et Madeleine Rebérioux
in Le Monde du mercredi
28 avril 2004
(Etienne Balibar est philosophe et Madeleine Rebérioux
est historienne.)
Fort de l'appui inconditionnel du président américain, dont la
politique au Moyen-Orient se résume en une fuite en avant militaire et
impériale, le gouvernement israélien est passé à une nouvelle phase de son plan
d'écrasement de la résistance palestinienne et d'anéantissement de tout
processus de paix, dont l'aboutissement est la création d'un Grand Israël
incluant une proportion plus ou moins importante de sujets arabes et de
bantoustans palestiniens. Il défie ouvertement le droit international et
l'opinion des peuples voisins. Croyant disposer de la force à perpétuité, il
n'hésite pas à semer la haine, la ruine et l'humiliation. Or, il n'a plus, en
face de lui, qu'une Autorité dont il a lui-même sapé tous les pouvoirs et une
société paupérisée, expropriée, atomisée, et pourtant vivante, sur laquelle il
frappe à coups redoublés et qu'il veut pousser aux actions les plus
désespérées.
Dans cette situation, que peut-on attendre de l'opposition démocrate
américaine, dont le candidat, en pleine surenchère électorale, a exprimé son
soutien sur ce point à l'administration Bush ? Rien pour l'instant, c'est à
craindre. Rien non plus, apparemment, de la gauche israélienne, qui - à
l'exception de quelques petits groupes héroïques - a poursuivi et entériné la
colonisation.
Sans doute n'y a-t-il pas non plus grand-chose à attendre des Etats arabes,
plus empêtrés que jamais entre leurs opinions publiques, qu'ils redoutent, leurs
antagonismes nationaux et idéologiques, les intérêts diplomatiques et financiers
qu'ils veulent ménager et leur dépendance de la protection américaine. On peut
compter, en revanche, sur les réseaux terroristes pour exploiter et aggraver la
situation.
Les Nations unies n'ont certes d'autre puissance que celle des Etats
membres, dont la majorité ne se résout toujours pas à faire sauter le verrou du
veto américain au Conseil de sécurité et à faire respecter ses propres
résolutions. Le fait est, cependant, qu'après avoir accepté l'invasion de l'Irak
sans mandat international et la dissymétrie absolue dans la mise en œuvre de
leurs décisions, elles n'ont plus d'échappatoire. Si elles ne réaffirment pas le
droit à l'autodétermination de la Palestine, ne condamnent pas d'une façon enfin
efficace les assassinats ciblés, la construction du mur, l'annexion de fait de
la Cisjordanie, n'exigent pas le retrait israélien complet des territoires
occupés et la mise en œuvre d'un plan de protection des populations, toute
chance pour elles de restaurer la crédibilité de l'institution internationale
sera vraisemblablement perdue.
Les nations européennes n'en finissent pas de payer la note de leur
mauvaise conscience, de leurs refoulements et de leur lâcheté. Après avoir
contribué, à des degrés divers, à l'extermination des juifs pendant la seconde
guerre mondiale et "oublié" la colonisation, elles s'apprêtent maintenant à
sacrifier le peuple palestinien - dont elles prétendent pourtant soutenir le
droit à l'existence et à la souveraineté - faute de savoir faire nettement la
différence entre antisémitisme et critique de la politique israélienne, faute de
vouloir reconstruire leurs relations avec le monde arabo-musulman et constituer
l'espace euroméditerranéen sur des bases de justice et d'égalité, faute de
pouvoir résister à l'hégémonie militaire et au chantage économique des
Etats-Unis, faute de chercher à rassembler au sein de l'Union européenne autre
chose que des intérêts corporatifs et bureaucratiques, pour inventer une
politique mondiale au service du droit.
La catastrophe est donc toute proche. Le peuple écrasé de Palestine en fait
et en fera les frais. Les conséquences s'en feront sentir interminablement, sur
le plan des relations internationales, de la sécurité collective, de la
conscience universelle. Ce ne sera pourtant pas faute d'avertissements, de
preuves, de témoignages, de signes annonciateurs. Nous ne nous lasserons pas,
pour notre part, de réclamer qu'on se ressaisisse, et d'abord que le
gouvernement français, en charge d'une puissance qui se veut méditerranéenne et
membre permanent du Conseil de sécurité, fasse davantage - tout son devoir, tout
ce qui est en son pouvoir - pour que le crime n'aille pas à son
terme.
4. Apparemment, le président Bush m’a volé
mon job… par Saeb Erekat
in The Washington Post (quotidien
américain) du dimanche 25 avril 2004
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
(Saeb Erekat est
négociateur en chef de l’Autorité palestinienne.)
Responsabilité ? Vous avez dit : « responsabilité » ? Sans
doute – à moins que vous ne vous appeliez Ariel Sharon… auquel cas, vous pouvez
librement procéder à vos assassinats, construire toutes les murailles et
colonies que vous voulez, et opprimer une population entière. Après quoi, vous
serez chaleureusement remercié, et vous serez récompensé par un soutien
inconditionnel…
Jusqu’à la conférence de presse Bush-Sharon, le 14 avril, j’étais le chef
négociateur de l’OLP, la seule entité internationalement reconnue à disposer
d’un mandat pour négocier une paix définitive avec Israël. Mais voilà : Bush est
apparu à la télévision, à la Maison Blanche avec, à ses côtés, un Ariel Sharon
rayonnant, et il a annoncé qu’il venait d’accepter la revendication par Israël
des territoires palestiniens qu’Israël occupe en toute illégalité. Après quoi,
il a précisé que les réfugiés palestiniens ne seraient jamais autorisés à
revenir chez eux, en Israël, et qu’ils seraient réinstallés dans un Etat
palestinien, dont il venait tout juste de brader de vastes parcelles.
Ce
faisant, Bush reniait la Lettre d’Engagement américaine de 1991, que
l’administration de son père avait remise aux Palestiniens. Cette lettre disait
qu' « aucune partie ne prendrait de mesures unilatérales visant à prédéterminer
l’issue des négociations », et que « les Etats-Unis se sont opposés jusqu’ici –
et continueront à s’opposer – à l’activité de colonisation dans les territoires
occupés en 1967. » Bush, en sa qualité de négociateur palestinien auto-appointé,
a finalement révélé la mascarade qu’est devenu le « processus de paix au
Moyen-Orient » - lequel n’est plus que le mécanisme grâce auquel Israël et les
Etats-Unis entendent imposer une solution – leur solution – aux
Palestiniens…
A l’ère où nous vivons, caractérisée par le pouvoir inégalé et
incontesté des Etats-Unis, Bush a abandonné le rôle historique de facilitateur
et de médiateur de la paix au Moyen-Orient, en adoptant, en lieu et place, tout
simplement les positions d’un gouvernement de droite, expansionniste : le
gouvernement israélien actuel. Voilà qui défie la raison : un président
américain, qui cite à qui mieux mieux la nécessité de l’état de droit,
n’utiliserait donc plus le pouvoir que lui confère sa position dans le monde
pour opposer le droit international aux colonies israéliennes illégales en
territoire palestinien, mais, au contraire, les légitimerait en considérant
qu’il s’agit « de centres de population israélienne actuellement existants », en
donnant par là même aux Israéliens un encouragement à en construire de nouvelles
? Il est stupéfiant de voir un président qui soutient l’égalité et la
non-discrimination ignorer les droits de réfugiés chrétiens et musulmans à
retourner dans leurs foyers dans l’ « Etat juif » - un terme souvent répété,
mais jamais défini, ni même soumis aux parties, aux fins de la négociation. Et
il est incroyable que le chef du monde libre, le président d’une nation dont
l’existence même se fonde sur la liberté et la justice, se comporte avec une
telle grossièreté, déniant liberté et justice au peuple palestinien.
Les
positions que Bush a adoptées nient – et par conséquent sapent dangereusement –
les objectifs proclamés de la politique américaine de réformes démocratiques
dans un « Nouveau Moyen-Orient ». La liberté ? Of course… à moins que vous ne
soyez palestinien, auquel cas vos droits doivent au préalable être approuvés par
Israël ! L’état de droit ? Absolument… à moins que vous ne soyez Israël, auquel
cas vous n’avez pas à vous préoccuper des résolutions de l’ONU, ni de la 4ème
Convention de Genève, ni du droit des réfugiés, ni des traités afférents à la
protection des droits de l’homme…
La responsabilité, la nécessité d’avoir des
comptes à rendre ? Sans le moindre doute… à moins que vous ne vous appeliez
Ariel Sharon, auquel cas vous pouvez mener à bien sans entrave vos assassinats,
ériger vos murailles et construire vos colonies, opprimer un peuple entier, pour
finir par être récompensé de tous vos hauts faits par un support
inconditionnel…
Bush veut réformer le monde arabe, tout en apportant la
caution de Washington à un gouvernement israélien entièrement mobilisé à
exproprier des terres palestiniennes, à dominer le peuple palestinien et à
l’humilier. Tant que les Etats-Unis refuseront de jouer un rôle équitable dans
le conflit israélo-palestinien, tant qu’ils continueront à sous-traiter à Israël
leur politique moyen-orientale, leurs efforts en vue de remporter la guerre
contre le terrorisme seront sérieusement sapés.
Le désengagement non négocié
d’Israël se retirant de la bande de Gaza amènera beaucoup de Palestiniens à
déduire que la violence – et non la négociation – est la seule option
susceptible de leur garantir leurs droits. La majorité des Palestiniens
favorables à une solution pacifique – à deux Etats – constatent aujourd’hui que
les Palestiniens ne sont même pas les bienvenus à la table des négociations.
C’est avec les Etats-Unis, qu’Israël négocie désormais la paix – ce n’est plus
avec les Palestiniens. Il est impossible de décrire à quel point cette attitude
affaiblit les modérés palestiniens, dont je fais partie, qui ne cessent de
plaider pour une solution fondée sur la réconciliation et la négociation. Et non
pas sur la revanche et les représailles.
Les premiers bénéficiaires de ces
développements très graves sont les groupes extrémistes, partout au
Moyen-Orient. Les dirigeants de ces groupes n’auraient pu inventer meilleure
méthode de recrutement que la conférence de presse commune de Bush et Sharon. La
réalité est qu’en raison des positions adoptées par l’administration Bush, nous
sommes plus éloignés que nous ne l’avons jamais été d’une paix définitive et
qu’en conséquence, beaucoup d’innocents, des deux côtés, vont malheureusement
perdre la vie, dans les mois et les années à venir.
Certes, mon rôle de
négociateur en chef palestinien m’a été subtilisé.
Mais je conserve mon rôle
de père palestinien. Je suis plus déterminé que jamais à enseigner à mes enfants
que la violence n’est pas la solution.
Mais je ne peux pas dire que le
président Bush m’aide beaucoup…
5. Elias Sanbar : "Sharon veut préparer l’opinion à
l’assassinat de Arafat" entretien réalisé par Chafik Laâbi
in La Vie
Economique (hebdomadaire marocain) du vendredi 23 avril
2004
La politique d’assassinat des dirigeants du Hamas vise
l’élimination de tous les interlocuteurs palestiniens possibles, et pas
seulement les plus extrémistes d’entre eux. Processus de Barcelone, initiative
de Genève, feuille de route, tout cela est enterré aujourd’hui avec la
bénédiction des Etats-Unis. Le projet de retrait israélien unilatéral de la
Bande de Gaza présenté comme une concession majeure vise en fait l’annexion pure
et simple de la Cisjordanie.
Elias Sanbar est né en 1947 à Haïfa, en Palestine. Quelques mois après
sa naissance, sa famille est contrainte à l’exil et s’installe à Beyrouth. Elias
Sanbar y passe son enfance, puis rejoint la France où il fait ses études. Sa
vingtième année signera l’acte de son engagement nationaliste : il rejoint la
Résistance palestinienne. En 1971, il achève ses études universitaires à
Paris et devient professeur d’histoire. Il repart ensuite au Liban, où il
enseigne et travaille comme chercheur à l’Institut d’études palestiniennes. Il
vit à Beyrouth durant les premières années de la guerre civile libanaise, avant
de retourner à Paris en 1978. Il fonde la Revue d’études palestiniennes,
accueillie dès 1980 par Jérôme Lindon et les Editions de Minuit. Il
participe parallèlement aux préparatifs des négociations de paix israélo-arabe,
en prenant part à la Délégation palestinienne aux pourparlers de paix à Madrid
et à Washington, avant de diriger la Délégation palestinienne aux négociations
multilatérales sur les réfugiés, de 1993 à 1996. Elias Sanbar a publié un
récit et trois essais. Il a dirigé aux côtés de Farouk Mardam-Bey la publication
de deux ouvrages : Jérusalem, le sacré et le politique, en 2000 et Droit au
retour, en 2002 (Sindbad/Actes Sud). Enfin, il est le traducteur du poète
palestinien Mahmoud Darwich. Dans cette interview, M. Sanbar met en
perspective les événements et donne des clés précieuses pour comprendre les
vraies raisons qui animent les décideurs israéliens, particulièrement en ce qui
concerne le projet de retrait unilatéral de la Bande de Gaza, présenté comme «un
pas courageux sur le chemin de la paix».
- La Vie Economique : Commet lire la récente série
d’assassinats des dirigeants du Hamas. Une mise en œuvre de la doctrine de la
guerre préventive en matière de terrorisme d’Etat ?
- Elias
Sanbar : Oui, à cette différence que cela fait très longtemps que ce
terrorisme-là est pratiqué par l’Etat d’Israël, sous le prétexte de son droit
inaliénable à l’autodéfense. Israël se présente toujours comme un pays placé
sous une menace permanente et, de ce fait, autorisé à se faire justice lui-même.
En Europe, pour qualifier les assassinats des dirigeants du Hamas, une
expression a fait florès, celle de «liquidations extrajudiciaires». C’est comme
si, en procédant à ces liquidations, Israël pouvait être parfois dans le droit
et parfois hors du droit !
Ce n’est pas seulement une politique systématique
de représailles. C’est une politique de non-respect et de déni du droit qui a la
garantie de l’impunité. Les condamnations de ces assassinats sont simplement
verbales. Elles ne sont jamais suivies de sanctions. Cette politique entre dans
le cadre de la stratégie annexionniste d’Israël et vise l’élimination de tous
les interlocuteurs palestiniens possibles, et pas seulement les plus extrémistes
d’entre eux.
Ce privilège d’impunité d’Israël et le soutien inconditionnel
dont il bénéficie de la part du parrain américain ont été mis sous une lumière
crue lors de la dernière visite d’Ariel Sharon aux Etats-Unis.
- Un soutien inconditionnel qui a toujours existé. Cela dit,
est-il plus manifeste aujourd’hui ?
- A partir du contenu de la
conférence de presse conjointe tenue par MM. Bush et Sharon, à l’issue de la
visite de ce dernier aux Etats-Unis ( ), on peut le résumer à travers les
concessions faites par l’administration Bush. Il s’agit là d’un tournant majeur
de la politique américaine au Moyen-Orient. La première concession, et la plus
grave, résultant d’une omission, puisqu’elle a été complètement passée sous
silence dans les déclarations de M. Bush, est celle du statut futur de
Jérusalem. C’est comme si l’annexion de cette ville par Israël était une
question déjà réglée. La deuxième concession réside dans l’appui américain à la
demande israélienne de ne pas revenir aux frontières de juin 1967. C’est une
violation flagrante de la résolution 242 du Conseil de sécurité de l’ONU, alors
que la Feuille de route et tout le processus de paix sont fondés sur cette
résolution. Troisième concession : la reconnaissance américaine que le Mur de
séparation est légitime car il est nécessaire à la défense d’Israël. Si l’on
associait ces deux éléments : non-retour aux frontières de 1967 et la légitimité
du Mur, cela aboutit à un feu vert donné à l’annexion de toutes les terres
situées entre les frontières de 67 et le Mur, soit 56% de la superficie totale
de la Cisjordanie ! La quatrième concession porte sur la colonisation. Les
Etats-Unis ont toujours affirmé, et pas seulement depuis les accords d’Oslo
(1995), que les colonies de peuplement n’étaient pas légales. Une constante de
la politique étrangère américaine balayée par une simple déclaration de Georges
W. Bush. Que dit-il en substance ? «Il y a des réalités sur le terrain qu’on ne
peut plus ignorer». Ce qui est la reconnaissance implicite du droit d’Israël à
garder le contrôle d’importants blocs de colonisation en Cisjordanie. Les
colonies juives de peuplement, sans compter Jérusalem, regroupent à elles seules
200 000 colons. Si l’on ajoute Jérusalem et les colonies qui l’entourent, on
atteint une population de 400 000 colons. Là encore, c’est une violation des
accords de Genève sur le droit de la guerre.
- Et sur le droit au retour des réfugiés palestiniens
?
- Sur cette question, Georges W. Bush a affirmé que les
réfugiés, dans le cadre d’un accord de paix final, devraient êtres accueillis
dans le futur Etat palestinien et non en Israël. Une contradiction ! Si le Plan
Sharon était finalement accepté, il n’y aurait tout simplement pas d’Etat
palestinien. Et là, on ne voit pas comment ces réfugiés pourraient rentrer dans
cet Etat. Si cet Etat parvenait quand même à être bâti, la question de l’accueil
de citoyens palestiniens serait une affaire purement intérieure qui n’aurait pas
besoin de l’accord des Américains ou de qui que ce soit. Non seulement Georges
W. Bush veut abolir ce droit au retour, mais il se prononce sur des questions
qui ne sont pas de son ressort. Globalement, et au-delà des assassinats, nous
assistons à un feu vert donné à l’annexion des territoires palestiniens de 1967
par Israël. On annonce, ainsi, aux Palestiniens, qu’un pays (les Etats-Unis) a
offert à un deuxième pays (Israël) le territoire d’un troisième (Palestine). Ce
n’est donc nullement un hasard si en Israël, aujourd’hui, beaucoup de
chroniqueurs disent que les récentes déclarations de Georges W. Bush constituent
une deuxième déclaration de Balfour.
- Pourquoi assassiner des dirigeants historiques du Hamas,
pourquoi maintenant ?
- On cherche évidemment à maintenir le
Hamas dans une situation défensive permanente. Il y a également la volonté de
rassurer l’opinion publique israélienne, traumatisée par les opérations suicide.
Il est néanmoins étonnant de constater que peu, trop peu d’Israéliens se posent
la question de savoir si cette politique de Sharon est efficace, ou même, en
termes cyniques, rentable. S’il est vrai qu’il n’y a jamais eu autant
d’assassinats de dirigeants palestiniens, il est tout aussi vrai qu’il n’y a
jamais eu autant d’insécurité en Israël. C’est là incontestablement une fuite en
avant. Mais, à mon avis, le but majeur recherché à travers la banalisation des
assassinats est de préparer l’assassinat de Yasser Arafat.
- Comment, à votre avis, réagiront les Palestiniens, face à
autant d’arrogance israélienne.... appuyée par les Etats-Unis
?
- Les Palestiniens n’ont pas d’autre choix que celui de
continuer à résister. La résistance se poursuivra dans des conditions
extrêmement difficiles. Cependant, il y a un nouveau facteur régional à prendre
en compte. Depuis son déclenchement il y a trois ans, l’Intifada est restée
circonscrite à l’espace palestinien.
Or, avec la guerre en Irak, le séisme
politique régional a désormais deux épicentres: un, palestinien, et un autre
irakien. De ce fait, toute réflexion sur l’avenir de la région ne peut plus
faire abstraction de ce cadre élargi. C’est-à-dire qu’on ne peut plus réfléchir
à la Palestine, isolée de ce nouveau contexte régional. Il n’y a plus de doute
que les crises palestinienne et irakienne se fassent écho l’une de l’autre. En
résumé, nous sommes face à une situation instable, à des troubles régionaux en
perspective, à une arrogance israélienne soutenue sans vergogne par
l’administration Bush. C’est un tableau pessimiste et très inquiétant.
- Les attentats-suicide contre des civils israéliens ne
fragilisent-ils pas davantage la position palestinienne, dans un monde qui fait
du terrorisme l’ennemi universel ?
- Je pense que toute
attaque contre l’armée d’occupation est un acte de résistance. Mais tout
attentat contre des civils est désastreux. Certains peuvent les expliquer par le
désespoir et l’impasse du processus de paix, mais ces attentats restent
gravissimes et politiquement très coûteux.
Sur le plan des principes, la
résistance d’un pays occupé ne doit pas, quelles que soient les circonstances,
utiliser les méthodes barbares de l’armée d’occupation. C’est catastrophique que
la résistance puisse répondre au terrorisme d’Etat par des attentats terroristes
parmi les civils.
S’il est vrai que les différentes expériences de
libération nationale ont connu ce genre d’attentats, en faire une stratégie
d’action est dangereux. Nous sommes un mouvement de justice et de libération.
Nous ne pouvons pas utiliser les méthodes de ceux qui nous oppriment et occupent
notre patrie. Aujourd’hui, il est difficile de tenir un tel discours. Mais il
faut s’y tenir.
- Beaucoup voient derrière les assassinats des dirigeants du
Hamas un lien avec le projet israélien de retrait unilatéral de la Bande de
Gaza...
- Vous savez, ces assassinats sont multidimensionnels,
ils ont des aspects tactiques et d’autres stratégiques, mais ce qui est
indiscutable, c’est que le retrait de la Bande de Gaza ne peut pas être analysé
isolément du reste. Ce retrait ne peut être politiquement intelligible que dans
le cadre d’un couple: retrait de la Bande de Gaza/Annexion de la Cisjordanie.
C’est l’un en échange de l’autre. C’est-à-dire 50 km2 de Gaza contre 5000 km2 de
la Cisjordanie !
Il faut voir les deux composantes de ce couple comme un
processus indissociable. Le retrait unilatéral de la Bande de Gaza est présenté
comme une grande concession israélienne, un pas courageux vers la paix... Mais
en fait, c’est un gage pour annexer tout le reste.
- Au vu de l’impasse actuelle, ne faut-il pas se rendre à
l’évidence : on fait fausse route avec le processus de paix déclenché par la
conférence de Barcelone !
- Aujourd’hui, il n’est même pas
besoin de faire un bilan. Le processus de paix de Barcelone est mort et enterré.
La Feuille de route également. Néanmoins, il ne faut pas oublier que la
Conférence de Madrid s’est tenue dans une tout autre conjoncture. Les calculs
des uns et des autres n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui. Il serait erroné
d’analyser a posteriori les choses. C’est-à-dire en disant : puisque le
processus s’est écroulé aujourd’hui, il était prévisible qu’il le soit dès le
début. Je vous donne juste un exemple pour illustrer ce propos. On ne peut pas
refaire l’histoire, mais je reste absolument convaincu que si Itzhak Rabin
n’avait pas été assassiné, les choses auraient pris un autre cours. Cela ne veut
pas dire qu’Israël aurait été d’une immense générosité, mais le processus de
paix aurait pu s’engager dans une autre voie.
Il y a un autre élément, de
fond cette fois-ci : peut-on négocier quand on est dans un extrême état de
faiblesse face à un occupant qui a tous les atouts en main ? La réponse est
malheureusement très prosaïque : les Palestiniens n’avaient aucun autre choix
que d’aller à la négociation. N’oublions pas que nous en étions à la fin de la
première guerre contre l’Irak, à la formation d’une énorme coalition arabe aux
côtés des Américains, et à un pays arabe envahi de façon illégitime: le
Koweït... Nous étions dans une tout autre conjoncture. La direction
palestinienne a eu raison d’aller à la négociation, elle qui était totalement
mise à l’écart (en 1990-91)... Autrement, la question aurait été de toute
manière discutée, mais sans les Palestiniens. Il fallait que la voix
palestinienne soit présente et entendue. Mais vous avez raison, cela s’est fait
dans des conditions extrêmement défavorables.
- Pourquoi l’Autorité palestinienne a-t-elle accepté la Feuille
de route, sachant qu’elle ne pouvait désarmer le Hamas et le Jihad ? Un geste
désespéré ?
- Là encore, il faut voir les choses telles
qu’elles se sont passées. Cette Feuille de route avait commencé par s’appeler
autrement : le Plan du quartet. Ses auteurs n’étaient pas uniquement les
Etats-Unis, mais aussi l’Union européenne, la Russie et l’ONU. Les Palestiniens
avaient, au départ, de fortes garanties, de la part des trois premiers acteurs,
que la question ne serait pas abordée en tête-à-tête avec les Etats-Unis. Et
puis, il y a eu les attentats du 11 Septembre, la guerre d’Afghanistan et la
guerre contre l’Irak et finalement ces trois acteurs se sont retirés du jeu. De
nouveau, les Palestiniens se sont retrouvés en tête-à-tête avec Israël et la
première puissance impériale du monde : les Etats-Unis, dans la conjoncture de
l’occupation d’un grand Etat arabe, l’Irak, et d’une attitude très décevante des
Etats arabes voisins de la Palestine. Cela souligne d’autant plus l’immense
solitude de l’acteur palestinien. Dans un tel rapport de forces, vous ne pouvez
pas dire non !
- Les Etats arabes ont adopté une position de spectateur et de
dénonciation verbale... Disposent-ils encore des moyens ou de la volonté de
s’opposer à la politique américaine ?
- Les régimes arabes ne
se ressemblent pas. Ni les sociétés arabes d’ailleurs. Certaines sont libérales
et démocratiques, d’autres ne le sont pas. Bref, c’est un groupe d’acteurs
nullement homogène. Donc, nous avons 21 pays ayant leurs spécificités et leurs
identités politiques et sociales, mais ils partagent tous un trait commun : ils
sont tous sur la défensive et ne peuvent pas faire grand-chose pour les
Palestiniens. D’ailleurs, la récente visite du président Hosni Moubarak aux
Etats-Unis a été l’occasion d’une série non pas de mauvais traitements, mais de
grossièretés et d’impolitesses qu’on a du mal à imaginer. L’accueil a été très,
très rude. On nous a dit qu’il y avait eu des consultations. C’est faux. La
Maison Blanche a juste communiqué au président égyptien ses desiderata, sans se
soucier de ses réponses. Malheureusement, les pays arabes sont réduits à
recevoir des demandes. Ils n’ont pas voix au chapitre.
- L’alignement des Etats-Unis sur les positions israéliennes et
leur arrogance vis-à-vis des pays arabes n’érodent-ils pas sérieusement la
crédibilité américaine dans le monde arabe ?
- Le sentiment de
critique et de désaveu des Etats-Unis domine, sans exagération, dans toutes les
opinions publiques de la planète et pas simplement dans le monde arabe. J’ai la
conviction que les Etats-Unis eux-mêmes, en poursuivant leur politique actuelle,
vont au désastre et entraînent l’humanité dans ce désastre. On en est là. Pour
moi, il est certain que les Américains n’arriveront pas à se désembourber de la
crise irakienne.
- Et John Kerry, le candidat démocrate aux présidentielles
américaines, semble suivre la même voie que Sharon...
- En
effet. Vous savez que John Kerry avait demandé audience à Ariel Sharon, lors du
séjour de ce dernier à Washington. M. Sharon n’a même pas daigné le recevoir !
Cela montre jusqu’où peut aller l’arrogance israélienne. Et malgré cela, M.
Kerry surenchérit sur la politique de soutien inconditionnel à Israël suivie par
l’administration Bush !
- Dans ce contexte, quelle crédibilité peut encore avoir la
fameuse Initiative américaine du Grand Moyen-Orient ?
- Je suis
convaincu qu’il s’agit d’une initiative mort-née. D’ailleurs, son utilité
première est d’avoir servi de menace contre les gouvernements arabes. Objectif :
les mettre sur la défensive. En un mot, c’est une menace plus qu’un projet
6. Livnat boycotte l’Université Ben Gourion, en raison
des "incitations à la haine" de certains professeurs par Anshel
Pfeffer
in Ha’Aretz (quotidien israélien) du jeudi 22 avril
2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
La ministre israélienne de l’Enseignement, Mme Limor Livnat, boycottera
l’Université Ben Gourion (du Néguev) tant qu’elle continuera à employer le
Professeur Lev Grinberg, spécialiste en sociologie politique. C’est ce qu’elle a
déclaré au président de cette université, le Professeur Avishai Braverman. Après
l’assassinat du Shaikh Ahmad Yassine, chef du Hamas, M. Grinberg avait écrit un
article dans lequel il affirmait qu’Israël était en train de « commettre le
génocide symbolique du peuple palestinien. » [Lire
dans ce Point d'information Palestine "Génocide symbolique" par Lev
Grinberg in La Libre Belgique du lundi 29 mars 2004] Cet
article, publié dans un quotidien belge, a suscité beaucoup de protestations
adressées au sociologue, qui dirige l’Institut Hubert Humphrey de Recherches en
Sciences Sociales.
En réponse d’une invitation adressée par le président de l’Université, M.
Braverman, à assister à une cérémonie de clôture de l’année universitaire, le
mois prochain, Mme Livnat a écrit : « En raison de la décision de votre
université de s’abstenir de prendre les mesures qui s’imposaient après la grave
incitation (à la haine) publiée par M. Grinberg, je ne saurais, en toute bonne
conscience, me joindre aux directeurs de votre université lors de cette
cérémonie. Cela restera le cas tant que l’Université Ben Gourion continuera à
être l’affectation universitaire d’un conférencier de son acabit. » Ce n’est pas
la première fois que Livnat se plaint à Braverman au sujet de Grinberg. Il y a
deux ans, elle avait déjà envoyé au président de l’université Ben Gourion une
lettre lui demandant de dénoncer les critiques anti-Sharon du sociologue, qui
avaient été publiées dans la revue Tikkun. A l’époque, Braverman avait répondu à
la ministre que les commentaires de Grinberg étaient « inappropriés » et qu’il «
aurait été préférable qu’ils n’aient jamais été faits ». Toutefois, ajoutait-il,
« les directeurs d’une institution universitaire ne peuvent contrôler les
déclarations faites par l’ensemble de ses membres, quand bien même
abuseraient-ils de leurs franchises universitaires. »
7. En réalité, Bush et Sharon fondent l’Etat
binational par Meron Benvenisti
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du
jeudi 22 avril 2004
[traduit de l'anglais par
Marcel Charbonnier]
Lorsqu’il a qualifié sans ambages le plan de séparation de Sharon
d’événement historique, le président américain George W. Bush ne croyait pas si
bien dire. Même s’il n’est pas certain qu’il ait compris toutes les implications
de ses propos pour l’avenir de l’Etat juif.
En comparant les déclarations de
Bush à une Déclaration Balfour Bis, les Palestiniens ne se sont pas trompés, eux
non plus, même s’ils n’ont sans doute pas réellement compris qu’elles auront
sans doute des conséquences encore plus graves que la promesse faite en 1917, et
qu’elles les contraindront à changer de stratégie.
Quant à Ariel Sharon, la tête ceinte de lauriers et convaincu d’avoir
révélé une nouvelle initiative audacieuse qui effacera toutes les précédentes –
il aura bientôt la surprise de découvrir qu’à Washington, on l’a en réalité
poussé à accélérer le processus de re-fondation d’Israël en un Etat binational,
fondé sur le principe de l’apartheid.
Quel est le rapport entre, d’une part, la fin de la conquête de la bande de
Gaza et le démantèlement des colonies qui s’y trouvent, et d’autre part, la
création d’un Etat binational ? Après tout, le but du désengagement est bien
d’améliorer la situation démographique en faisant sortir un million et demi de
Palestiniens du contrôle israélien, réduisant de ce fait le danger qui pesait
sur le pays : cesser d’être un Etat juif, non ? La surprise vient de ce que ce «
transfert conceptuel » bénéficie de l’assentiment de la gauche israélienne,
laquelle persiste à croire à des slogans anachroniques sur la « fin de la
conquête » et le « démantèlement des colonies »…
Les informations qui filtrent, sur un accord tacite en cours de discussion
entre La Paix Maintenant et les conseillers de Sharon – La Paix Maintenant
suspendant sa campagne « Evacuons les colonies – Choisissons la vie ! »afin de
ne pas nuire aux efforts de relation publique destinés à vendre le plan de
séparation de Sharon – illustrent l’état de confusion extrême où est aujourd’hui
réduit le débat public, en Israël. Aux yeux de la gauche, le confinement d’un
million et demi de personnes dans un énorme enclos équivaut à l’idéal consistant
à mettre fin à l’occupation, et il lui apporte même un certain soulagement, car
elle s’imagine autorisée désormais à affirmer : « Que ces gens-là se
débrouillent ; nous n’en sommes pas responsables !».
Semblablement, lorsqu’en Afrique du Sud, une tentative – avortée – fut
faite afin de résoudre le problème démographique, en créant des « homelands »
réservés aux Noirs, les libéraux commencèrent par y être favorables. Même, plus
: une partie de la communauté internationale vit dans cette mesure un premier
pas vers la « décolonisation ». Mais, très rapidement, on se rendit compte qu’il
s’agissait de conférer une soi-disant « légitimité » à l’expulsion des Noirs et
à leur déracinement. Les Bantoustans échouèrent, les exigences d’égalité civile
s’intensifièrent, et le monde se mobilisa pour obtenir la défaite du régime
d’apartheid.
Le modèle de la bantoustanisation appliquée à Gaza, contenu dans le plan de
désengagement, est un modèle dont Sharon a bien l’intention de réitérer
l’application, en Cisjordanie. Son annonce qu’il ne commencera pas le
désengagement avant que la construction du Mur ne soit achevé, en suivant un
tracé qui inclut tous les blocs de colonies (satisfaisant, ainsi, aux exigences
de Netanyahu), souligne la cohérence à long terme du concept de
bantoustanisation. Le Mur crée trois bantoustans en Cisjordanie : a)
Jénine-Naplouse ; b) Bethléem-Hébron et c) Ramallah. Tel est le lien, réel,
entre les projets de Sharon à Gaza et les projets de Sharon en Cisjordanie. Ce
lien n’a rien à voir avec ce que les politiciens prêts à assurer un « filet de
sécurité » à Sharon, lors du vote des motions de censure à la Knesset, appellent
« le précédent du démantèlement de colonies ».
Ainsi, avec un culot à vous couper le souffle, Sharon propose un plan en
apparence annonciateur d’un « Etat juif démocratique », grâce à la « séparation
», à la « fin de l’occupation », au « démantèlement de colonies » - mais, aussi,
au prix de l’emprisonnement de quelque trois millions de Palestiniens dans des
bantoustans. Il s’agit d’un « plan intérimaire », ce qui signifie, en novlangue
sharonienne, qu’il durera indéfiniment. Ce plan durera, en tout état de cause,
aussi longtemps que persistera l’illusion que la « séparation » représente un
moyen de mettre un terme au conflit.
Mais le jour finira par arriver où même ceux qui s’illusionnent ainsi
prendront conscience du fait que la « séparation » est un moyen d’oppression et
de domination. Ce jour-là, ils se mobiliseront pour obtenir le démantèlement du
système d’apartheid. Les Palestiniens seront les derniers à consentir à
abandonner l’idéal de « séparation » et à réclamer leurs droits. Mais, dans une
certaine mesure, le plan de séparation de Sharon, et la déclaration de Bush,
vont les inciter à le faire.
On le voit : avec celles de la victoire rhétorique de Sharon ont été semées
les graines de sa propre destruction. Le plan de bantoustanisation bat désormais
son plein. Le scénario que Sharon voulait à tout pris éviter va désormais
pouvoir se dérouler…
8. Quel sorte d'État mérite d'exister ? par
Tanya Reinhart
in Yediot Aharonot (quotidien israélien) du mardi 20 avril
2004
[traduit de l'anglais par Giorgio
Basile]
(Tanya Reinhart enseigne la linguistique à l'université de Tel
Aviv. Elle est l'auteur de "Détruire la Palestine - ou comment terminer la
guerre de 1948" paru en 2002 aux Éditions La Fabrique.)
Au milieu de la tourmente qui agite le monde politique en Israël à propos
du plan de «désengagement de Gaza», un seul fait réellement significatif émerge:
Sharon a reçu l'assentiment de Bush pour poursuivre le mur en Cisjordanie selon
son plan.
En ce qui concerne la bande de Gaza, le plan de désengagement publié le 16
avril par les quotidiens israéliens prévoit que d'ici un an et demi, il devrait
y être mis fin à l'occupation. Pour tout le reste, la situation restera
inchangée. Les Palestiniens seront emprisonnés de toutes parts, sans lien avec
le monde extérieur, excepté via Israël. Israël se réserve également le droit
d'intervenir militairement à l'intérieur de la Bande de Gaza. [1]. Mais puisque
la bande de Gaza ne sera plus considérée comme un territoire occupé, Israël ne
sera plus soumis à la Quatrième Convention de Genève. Dans le plan publié, la
clause f de la section I mentionne que «la mesure de désengagement dégagera
Israël de sa responsabilité envers les Palestiniens de la bande de Gaza». En
d'autres termes, ce qu'Israël commet aujourd'hui en violation du droit
international deviendra légal: vraisemblablement, il sera officiellement
acceptable d'affamer la population et de tuer toute personne qu'Israël voudra -
de l'enfant lançant des pierres au successeur d'un chef spirituel, lui-même
exécuté un mois auparavant.
Le texte du plan déclare également qu'Israël évacuera les colonies et les
postes militaires à l'intérieur de la bande de Gaza. Comment cela pourrait être
accompli n'est pas clair, compte tenu de l'intention déclarée de conserver la
bande de Gaza sous complet «contrôle sécuritaire» israélien. Après tout, la
colonie isolée de Netzarim (tout comme les autres) a été fondée précisément dans
le but de diviser la bande de Gaza en entités séparées, afin d'en permettre le
contrôle de l'intérieur même du territoire. Ceux qui le veulent peuvent croire
que Sharon finira par démanteler Netzarim. Cependant, en attendant, Israël
investit pour la fortifier. Au journal télévisé de Channel 1, le 15 avril, on a
montré l'interview d'un colon de Netzarim, qui paraissait franchement
décontracté. «Si le ministre de la Défense est en train de nous construire une
nouvelle clôture de sécurité», a-t-il dit, «c'est sûrement qu'il n'a pas
l'intention de nous évacuer.» En tout cas, la position sur laquelle se sont mis
d'accord Sharon et Netanyahou, et qui a été confirmée le 18 avril en conseil des
ministres, est qu'aucune colonie de Gaza ne sera évacuée avant que le mur en
Cisjordanie ne soit achevé.
Pour ce qui est de la Cisjordanie, la nouveauté dans l'accord Bush-Sharon
ne doit pas être recherchée au niveau des déclarations. Dans les plans de
Clinton et dans ceux de Beilin-Abou Mazen, il était clair qu'Israël ne proposait
pas de revenir précisément aux frontières de 1967, pas plus qu'il n'offrait la
mise en œuvre pleine et entière du droit au retour. Néanmoins, il s'agissait de
plans ouverts à la négociation - des propositions attendant leur approbation par
le peuple palestinien. Aujourd'hui, on ne demande même plus l'avis des
Palestiniens. Aujourd'hui, ce sont Israël et les États-Unis qui déterminent les
faits sur le terrain. Israël marque les terres qu'il désire, et construit un mur
sur ce tracé.
Dans le plan Clinton, la portion du territoire palestinien qui devait être
annexée à Israël consistait entre 5 et 7% de la Cisjordanie. Mais lorsque le
tracé du mur a été pour la première fois approuvé par le précédent gouvernement
Sharon, Shimon Peres, alors ministre des Affaires étrangères, avait protesté
qu'il dépouillait les Palestiniens de 22% de leurs terres. Depuis lors, le
segment du mur qui est déjà en construction ou construit s'enfonce bien plus
profondément en territoire palestinien. Selon un rapport des Nations unies
datant de novembre 2003, ce segment, qui n'inclut pas encore la région de
Jérusalem, s'est déjà approprié 14,5% du territoire palestinien. Le long de ce
tracé, Israël déracine des dizaines de milliers d'arbres, prive les fermiers
palestiniens de leurs champs, et les repousse dans de petites enclaves, entre
des clôtures et des murs, jusqu'à l'étape finale où les murs les encercleront de
toutes parts, comme dans la bande de Gaza.
En 1969, le philosophe israélien Yesayahou Leibovitz avait prévu que, dans
les zones occupées, «des camps de concentration pourraient être construits par
les dirigeants israéliens... Israël deviendrait un État qui ne mérite pas
d'exister, qui ne vaut pas la peine d'être préservé». À quel point sommes-nous
éloignés de la prophétie de Leibovitz dans la bande de Gaza clôturée?
En Cisjordanie, la situation est encore différente. Le long de la route
suivie par le mur, a lieu une lutte interne à la société israélienne - entre les
«rédempteurs de la terre» autoproclamés qui, quoi qu'ils obtiennent, en voudront
toujours plus, et ceux qui veulent vivre dans un État qui mérite d'exister. Le
long de cette route, il y a des Israéliens qui, côte à côte avec les
Palestiniens, se dressent face aux bulldozers et à l'armée israélienne. [traduit de l'hébreu en anglais par Netta Van Vliet]
- Note :
Voici quelques-unes des clauses sur lesquelles
se fonde le résumé présenté dans ce paragraphe (les italiques sont de
l'auteur).
III. Réalité sécuritaire après
l'évacuation
1. Israël supervisera et surveillera l'enveloppe
externe du territoire, maintiendra le contrôle exclusif de l'espace aérien de
Gaza, et poursuivra des activités militaires dans l'espace maritime de la bande
de Gaza.
3. Israël se réserve le droit élémentaire
d'autodéfense, y compris la prise de mesures préventives, et l'usage de la force
en réponse à des menaces prenant naissance dans la bande de Gaza.
VI. Le secteur frontalier entre la
bande de Gaza et l'Égypte (la «Route Philadelphie»)
Durant la première étape, Israël
continuera de maintenir une présence militaire le long de la frontière entre la
bande de Gaza et l'Égypte (la «Route Philadelphie»). Cette présence
constitue un besoin sécuritaire essentiel et, à certains endroits, il est
possible qu'il soit nécessaire d'élargir physiquement le secteur dans lequel
l'activité militaire sera menée.
XII. Le point de passage
international
1. Les arrangements existants resteront en
vigueur.
9. Les Républiques bananières de Sharon – Bush et Blair
ont décidé de laisser Israël leur dicter leur politique au Moyen-Orient et
procéder au politicide des Palestiniens par Afif Safieh
in The
Guardian (quotidien britannique) du lundi 19 avril 2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
(Afif Safieh est Délégué général
de Palestine auprès du Royaume-Uni et du Saint-Siège.)
L’étude des
relations américano-israélienne occupe à plein temps les chercheurs, depuis deux
générations. Deux écoles de pensée concurrentes se sont penchées sur le célèbre
débat : « Qu’est-ce qui remue quoi ? Est-ce le chien, qui remue sa queue ? Ou,
au contraire, est-ce la queue du chien, qui remue le chien ? »
La première
école a pu évoquer un « Israël américain », les Etats-Unis dictant à son allié
sur place quelle politique régionale il doit suivre pour être en cohérence avec
la vision globale américaine. Voici une vingtaine d’années, Noam Chomsky a écrit
que Washington représentait la Rome contemporaine, tandis qu’Israël incarnait
son client local et belliqueux – sa Sparte.
La seconde école met en exergue
l’image d’une « Amérique israélienne », résultat de relations complexes, dans
lesquelles la superpuissance mondiale adopte la politique régionale de son état
vassal, en cohérence avec la vision globale américaine. Cette vision des choses
est généralement considérée comme le résultat des menées d’un lobby
pro-israélien surpuissant, qui aurait réussi « à faire de la colline du
Capitole, à Washington, un énième territoire occupé par Israël ».
J’ai
toujours considéré que ces deux écoles de pensée peuvent être, l’une et l’autre,
dans le vrai – mais à des moments différents de l’histoire : cela dépend du
pouvoir réel du président américain, de sa popularité dans son pays et au
Congrès, et aussi de la popularité des Etats-Unis dans le monde.
Après les
horreurs du 11 septembre, tandis que les représailles attendues étaient en cours
de discussion, le lobby pro-israélien s’avéra incarner l’ « école maximaliste »,
qui voulait étendre le théâtre des opérations bien au-delà des frontières de
l’Afghanistan, en y englobant l’Irak, la Syrie et la Libye. Ce lobby a pris, en
grandissant, la mauvaise habitude d’utiliser ses gros biceps une fois de trop –
la mauvaise – et d’exagérer ses pressions. La collusion entre les agendas
politiques américain et israélien a fait entrer en collision l’Amérique et le
monde arabe, lequel voit désormais en Washington la Sparte belliqueuse d’Israël,
et qui en déduit que l’objectif véritable de la politique américaine est bel et
bien leur domestication, et certainement pas la démocratie.
Tony Blair a
toujours eu une approche plus sophistiquée que George Bush. Blair savait que les
défis militaires et les menaces sécuritaires nécessitaient des réponses
politiques. Qu’afin de remporter la bataille de conquête des cœurs et des
esprits, l’Occident devait se montrer engagé à résoudre le problème palestinien.
L’existence de son influence à Washington et son étendue dépendaient de la
question de savoir de qui Bush avait-il le plus besoin ? De Blair, sur le plan
international ? Ou de Sharon, sur le plan intérieur ?
La semaine dernière fut
un sale moment pour la diplomatie internationale. Les deux dirigeants les plus
puissants du monde, Bush et Blair, ont cédé devant l’homme politique le plus
dénué de scrupule du Moyen-Orient, lequel avait pourtant été jugé « inapte à
remplir une quelconque fonction officielle » par une commission israélienne
d’enquête, après les massacres de Sabra et Chatila, en 1982.
On ne saurait
reprocher à Sharon de cacher son jeu. Au cours d’une interview récente, il a
déclaré au journaliste israélien Nahum Barnea que les Israéliens devraient voir
dans son plan de désengagement unilatéral de la bande de Gaza non pas une
récompense, pour les Palestiniens, mais bien leur châtiment. Il a annoncé que
les Palestiniens ne disposeraient à Gaza ni d’un port, ni d’un aéroport et
qu’Israël avait la ferme intention de conserver le contrôle des eaux et de
l’espace territoriaux de la bande de Gaza. Les Palestiniens ne contrôleraient
pas non plus les frontières (leurs frontières…). Sharon a ajouté que cette
mesure aurait l’avantage d’ajourner les discussions autour de la création d’un
Etat palestinien et, cela, pour des années. Il a simplement « oublié » de
mentionner que Gaza, avec ses quelque un million trois cent mille habitants, ne
représente qu’environ 1 % de la superficie de la Palestine
historique…
Comment se fait-il que Bush ait pu considérer « courageuses » les
intentions de Sharon, dans lesquelles il s’est ingénié à voir « une opportunité
en or » ? Cela peut s’expliquer par les nécessités électorales auxquelles ce
président en quasi état de siège est aujourd’hui confronté. Mais je ne reste pas
moins baba devant l’enthousiasme de Blair pour les machinations de Sharon et
devant sa conviction qu’elles sont compatibles avec la feuille de route… Blair a
plus d’expérience du pouvoir que Bush ; il est mieux conseillé que lui, et les
considérations électorales, en Grande-Bretagne, poussent dans le sens exactement
opposé. Les sondages d’opinion font état d’un rapport à 2 contre 1 en faveur des
aspirations des Palestiniens comparées à la position israélienne. Les débats au
Parlement britannique, qui transcendent largement les clivages politiques,
devraient l’encourager à être beaucoup plus catégorique. Tout montre qu’en
matière de question israélo/palestinienne, Blair ne reflète pas la profondeur
des sentiments des Britanniques. Il en est même très loin.
Sharon traite les
Etats-Unis et la Grande-Bretagne comme s’il s’agît de ses propres républiques
bananières. A son intransigeance, les deux pays répondent constamment en
abdiquant de toute responsabilité et en s’excusant platement de leur impuissance
auto-infligée. La reprise de la feuille de route aurait consisté à garantir une
cessation réciproque des violences qui soit acceptée par toutes les factions
palestiniennes ; à l’exercice de pressions sur Sharon, exigeant qu’il associe à
un retrait complet de Gaza l’évacuation des centres-villes en Cisjordanie, afin
de permettre la création d’un Etat palestinien «muni de frontières provisoires »
et de rendre possibles des élections palestiniennes – présidentielles,
législatives et municipales – pavant ainsi la voie vers des négociations pour le
statut définitif.
Rien de tout cela n’a été ne serait-ce qu’esquissé. Bush et
Blair laissent Israël dicter ce qui est possible. Sharon poursuivra sa politique
de politicide, vandalisant la société et l’économie palestiniennes, écrasant
toute représentation nationale et tout gouvernement des Palestiniens. En dépit
de la retenue observée par le Hamas depuis l’assassinat du Shaykh Yassine et de
son dialogue avec d’autres factions afin de réduire le nombre des civils tués
des deux côtés, il a poursuivi – en l’accélérant – la décapitation du leadership
palestinien, en assassinat Abdul-Aziz Rantissi.
Je pense, depuis des années,
que le président américain idéal, pour la paix au Moyen-Orient, serait un
président qui aurait l’éthique d’un Carter, la popularité d’un Reagan et
l’audace stratégique d’un Nixon.
Hélas, nous avons affaire à un président
américain qui a l’ « éthique » d’un Nixon, la « popularité » d’un Carter et l’ «
agilité intellectuelle » d’un Reagan !
10. Le désarroi arabe par Hichem Ben
Yaïche
on Vigirak.com le lundi 19 avril 2004
Un nouveau projet de "civilisation arabo-islamique" plus que
jamais à l'ordre du jour. Le conflit irakien à une nouvelle fois montré l'état
de fragilité extrême de la nation arabe. Mais a-t-elle les ressources
nécessaires pour se relever ?
Neuf mois après la guerre menée
par les Etats-Unis d'Amérique en Irak, il est éminemment important d'examiner
les causes profondes de cette crise et de mettre en perspective les événements,
dont l'aire arabo-islamique est l'épicentre. A partir des « sources ouvertes »,
on sait presque tout sur les intentions et les projets US concernant l'Orient
arabe. Il suffit pour s'en rendre compte d'écouter les responsables américains
et de lire les rapports du Sénat et du Congrès à ce sujet. De plus, l'immense
production intellectuelle de certains think tanks proches des néoconservateurs
sert de point d'appui pour pénétrer au coeur de la pensée géopolitique à
l'oeuvre dans la région, depuis le 20 mars 2003 [1].
Le monde arabe, quant à lui, donne l'impression d'être en état
d'apesanteur. La guerre d'Irak a non seulement révélé l'incapacité des Arabes à
procéder à une véritable autocritique afin d'identifier les vraies raisons de
leurs blocages et d'engager un processus de réformes en profondeur de leurs
sociétés.
Voilà six siècles que la civilisation arabe n'est plus un acteur majeur de
l'Histoire. Chacun sait qu'il est totalement illusoire de continuer à
s'accrocher à la nostalgie d'un mythique âge d'or. Mais tout indique que les
Arabes n'arrivent toujours pas à se défaire de ce traumatisme, lequel pèse
lourdement sur le présent.
N'en déplaisent aux nouveaux révisionnistes de l'histoire qui tentent de
nous faire croire que la civilisation arabo-islamique n'est qu'un épiphénomène,
en l'expurgeant de tous apports fondamentaux à l'humanité, il n'en demeure pas
moins qu'il est essentiel, en ces temps de tous les amalgames, de s'interroger
sur l'état actuel du monde arabe, en s'appuyant sur des données relativement
crédibles.
Pour ce faire, il est un document qui, de mon point de vue, devrait être le
livre de chevet de tous les responsables arabes. Il s'agit du rapport 2002 du
Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) [2]. Quarante
chercheurs originaires de cette culture ont passé au peigne fin, à partir des
indicateurs de développement humain, les 280 millions d'arabes. Inutile de
tourner autour du pot ou de vouloir se cacher derrière son petit doigt : les
peuples font face à des défis majeurs, liés à l'éducation, à l'enseignement, aux
médias, etc. Si rien n'est fait pour enrayer les éléments de régression qui sont
à l' ?uvre, on peut craindre le pire. Les liens avec la « société du savoir »,
sont en train de s'effilocher à vive allure. « Les recherches montrent que le
style de formation le plus répandu dans la famille arabe est le style
autoritaire, qui combine instabilité et surprotection, et influe de façon
négative sur le développement, l'indépendance, la confiance en soi et la
compétence sociale », soulignent les auteurs de ce rapport. Cette grille de
lecture a le mérite de travailler sur des éléments de cohérence de l'ensemble
arabe, et d'esquisser des ébauches de solution pour lancer de grandes réformes.
Ces experts seront-ils entendus à temps ? Au train où vont les choses, on peut
s'interroger. En attendant une « révolution copernicienne » souhaitée par tous,
une partie des élites arabes, insatisfaite et souvent désenchantée, est en train
de prendre le chemin de l'exil : 15 000 médecins arabes sont partis à l'étranger
entre 1998 et 2000. Sans parler des autres corps de métier. En l'absence de
vraies réponses aux multiples interrogations existentielles des Arabes, l'on
observe également partout dans cette partie du monde un retour à un Islam de
plus en plus déspiritualisé. Où l'on s'attache plus à la lettre qu'à l'esprit du
Coran. Voyez, à cet égard, l'ampleur prise par le port du foulard ! On peut
citer d'autres exemples. En tout état de cause, le contexte d'exacerbation
actuel est en train de profiter aux extrémistes, en enfermant les termes du
débat autour de cette équation.
De ce point de vue, l'implantation durable des Américains - ils ont des
liens militaires et économiques forts avec 15 des 22 pays arabes -, a donné vie
à une certaine « théorie du complot » dans l'opinion de ces pays, laquelle
s'expliquerait par une seconde colonisation. Ce que l'on peut dire, même si l'on
ne partage pas cette analyse, c'est que les maladresses psychologiques et la
méconnaissance des réalités sont en train de justifier les craintes les plus
folles.
Pour autant, cela ne doit en aucune façon exonérer les Arabes de leurs
propres erreurs. Comment répondre aux désarrois de ces peuples qui, pour fuir un
réel désastreux, se réfugient dans les vérités granitiques d'une religion en
manque d'un véritable aggiornamento ? Voilà une question de fond, que certains
chassent par la porte et qui revient constamment par la fenêtre.
Les USA, sans pour autant être la cause de ses maux, sont un gigantesque
amplificateur des problèmes arabes. On n'en est qu'au tout début d'un long
processus, dont personne n'a la maîtrise, tant s'entrechoquent les perceptions,
les cultures et les logiques politiques. Une chose est sûre, on peut en prendre
le pari, le monde arabe ne s'éteindra pas de sitôt, à la manière de certains
peuples ou civilisations qui ont complètement disparu de la surface de la Terre,
laissant les historiens dans une épaisse énigme. Il n'empêche que cette
civilisation est en crise majeure. Saura-t-elle en sortir, cette fois ? [3]
- NOTE :
[1] J'ai consacré une dizaine de
chroniques sur la politique américaine qu'on peut consulter sur
www.vigirak.com, chroniques. [2] A consulter le premier et le deuxième rapport
sur le site du PNUD, www.undp.org. [3] Lire aussi « Arabes, si vous osiez ? » et « Comment les
Arabes se voient au vingt et unième siècle ? », in « La Croix »
(www.la-croix.com, archives).
11. La création d’un Etat palestinien
est-elle une priorité, pour les sionistes ? par Asem Khalil
in
Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du samedi 17 avril
2004
[traduit de l'arabe par Marcel
Charbonnier]
(Asem Khalil est un écrivain
palestinien résidant en Suisse.)
Nous avons donné à cet article
un titre volontairement provocateur, insinuant que la création d’un Etat
palestinien et la perpétuation de l’Etat d’Israël en tant qu’Etat juif sont
liées. En allant même jusqu’à suggérer l’idée qu’il faudrait considérer la
création d’un Etat palestinien comme une priorité sioniste ! Dans cet essai,
nous partirons de trois données de fait : a) l’existence de l’Etat d’Israël ; b)
la non-existence d’un Etat palestinien et, enfin, c) le désir, chez les
Palestiniens, de disposer de leur propre Etat. Ces données peuvent sembler
triviales, mais il est certaines questions qui en découlent directement et
auxquelles il faut apporter une réponse, avant de procéder à la discussion de
notre sujet principal. Ces questions sont les suivantes : a) quelles frontières
le droit international reconnaît-il à l’Etat d’Israël ? ; b) peut-on considérer
que la création d’un Etat palestinien a implicitement découlé de la proclamation
d’indépendance d’Alger (1988) ? ; et, enfin, c) quel Etat les Palestiniens
veulent-ils ?
Les frontières d’Israël d’après le droit
international
Les Israéliens reprochent aux Palestiniens de
continuer à faire figurer, sur leurs cartes, la Palestine historique, sans faire
mention d’un Etat d’Israël. Reproche fondé, dans une certaine mesure. Mais il
est vrai, aussi – comme l’a rappelé un haut responsable palestinien – qu’ «
Israël n’a jamais défini ce qui était à lui, pour que nous puissions dire que le
reste est à nous ! »
En réalité, Israël est le seul Etat, au monde, dont les
frontières ne sont pas définies (notons, au passage, que l’existence de
frontières définies n’implique pas, non plus, à elle seule l’existence d’un
Etat).
Par ailleurs, nombre de commentateurs (dont des Palestiniens)
utilisent l’expression « les territoires occupés » pour désigner ceux des
territoires qui ont été occupés par Israël en 1967 (Cisjordanie, dont Jérusalem
Est, bande de Gaza, et autres territoires arabes). Cela, sans doute, parce qu’il
s’agit de territoires qui ont été conquis manu militari, par la guerre. (Le seul
protagoniste à refuser cette notion est d’ailleurs l’Etat d’Israël, qui
considère qu’il s’agir, non pas de territoires occupés, mais de territoires
contestés !)
Le problème, en l’occurrence, provient du fait que nous avons
admis le fait accompli, et que nous considérons que les frontières d’Israël
SERAIENT celles jusqu’où s’étendait Israël, avant la guerre des Six jours (juin
1967) !
Mais qui nous dit que les frontières d’Israël étaient celles qu’avait
défini le cessez-le-feu de 1948 ?
En réalité, les seules frontières
officielles de l’Etat d’Israël – d’après le droit international – sont celles
qu’a tracées la décision de partage, l’Etat d’Israël recevant 51 % du territoire
de la Palestine historique. Et non pas la « ligne verte » (Israël recouvrirait,
dans ce cas, 78 % du territoire de la Palestine historique) – expression
désignant tout simplement la ligne de cessez-le-feu. Pourquoi ? Parce que la
guerre ne peut, en aucun cas, créer de droits particuliers (« régionaux ») et
que, par conséquent, elle ne saurait aboutir à une modification de frontières,
quelle que soit la durée écoulée depuis le conflit.
Le professeur Anthony
d’Amato, spécialiste du droit international, écrit, dans un article intitulé «
Les frontières légales d’Israël », que le mandat, dans l’esprit de a Ligue des
Nations, est une notion proche de celle de tutelle – trust – en droit
anglo-saxon. La Ligue des Nations, considérant (en vertu de l’article 22 de sa
Charte) que les habitants de la Palestine formaient « une nation autonome »,
mais que cette nation avait besoin, en vue de la création de son Etat, « de
conseils et d’assistance administratifs », que lui prodiguerait la puissance
mandataire. C’est la Grande-Bretagne qui fut désignée à cet effet (en qualité de
puissance tutélaire – trustee) et, cela, dans l’intérêt même des habitants de la
Palestine.
La Ligue des Nations fut dissoute en 1946. Ses responsabilités
furent transmises, en matière de mandat, aux Nations Unies, fondées en 1947.
Comme en matière de tutelle, le mandat ne s’éteint pas du fait du remplacement
de la puissance mandataire (en l’occurrence, de la Ligue des
Nations).
D’autre part, le mandat ne s’éteint pas non plus du fait du retrait
de la puissance désignée pour l’exercer (en l’occurrence, la Grande-Bretagne),
sauf si le but fixé au mandat avait été atteint – à savoir, si le peuple de
Palestine était parvenu à se gouverner par lui-même. Par conséquent, le retrait
de la Grande-Bretagne de Palestine signifiait seulement que le mandat sur la
Palestine était, de facto, confié à nouveau aux Nations Unies. Et plus
précisément à l’Assemblée générale, qui avait adopté la résolution du partage de
la Palestine, n° 181, le 29 novembre 1947.
L’Etat juif ayant été proclamé
quelques mois après la résolution de partage (181), et aucun Etat arabe n’ayant
jamais été proclamé en Palestine (omission dont les pays arabes concernés sont
pour partie responsables), le mandat n’a donc en réalité jamais pris fin, en
Palestine, puisque ses objectifs n’ont jamais été atteints.
Nous mentionnons
à ce propos l’étude de la spécialiste palestinienne Salaféh Hijawi, laquelle,
commentant l’allocution du Président palestinien devant l’Assemblée générale de
l’ONU, en 1974, souligne qu’il n’a pas exigé la création d’un Etat palestinien,
et qu’ « il n’a pas exigé de l’Assemblée générale qu’elle assume ses
responsabilités de puissance mandataire » [Majallatu-d-dirâsâti-l-filistîniyyah
– Revue d’Etudes Palestiniennes, édition arabe – n° 53. Beyrouth, 2003]
Mais
après la guerre des Six jours, Israël a procédé à l’occupation des terres
palestiniennes restantes, et il a commencé à les coloniser, en dépit de la
condamnation de cette colonisation illégale, par l’Assemblée générale de l’ONU
et la plupart des pays.
D’aucuns avancent que l’agression des pays arabes
aurait été la cause de la guerre des Six jours, et par conséquent de l’expansion
de l’Etat d’Israël. Mais le professeur d’Amato affirme - à juste titre –
qu’en vertu des arrêts du tribunal de Nuremberg, « et sans égard à l’identité de
l’agresseur, il est illégal de modifier des frontières par la guerre ». La
guerre, en elle-même, est une action illégale ; et si l’autodéfense est
légitime, elle ne peut outrepasser l’autodéfense, sinon elle devient elle-même
une nouvelle agression militaire. Dans le cas où l’ « autodéfense » serait allé
jusqu’à cette agression militaire, l’occupation de territoires durant une
certaine période (au cours du conflit) ne confère nullement à l’agresseur de
conserver ces territoires, ni a fortiori de se les annexer. D’Amato conclut son
analyse en ces termes : « Les frontières légales entre Israël et la Palestine
demeurent, à ce jour, celles qu’a fixée la résolution 181 de l’Assemblée
générale de l’ONU ».
Existe-t-il un Etat palestinien ?
Dans un article
publié dans la Revue européenne de droit international (n° 1-2, 1990), le
professeur Francis Powell, de l’Université de l’Illinois, expose son point de
vue sur « l’Etat palestinien », après que le Conseil national palestinien ait
proclamé l’indépendance de la Palestine, le 15 novembre 1988. Il écrit que
quatre éléments doivent être réunis pour qu’il y ait Etat, et que ces quatre
éléments sont effectivement réunis, en ce qui concerne l’Etat de Palestine. Ces
quatre éléments sont : le territoire ; le peuple ; le gouvernement et la
capacité à établir des relations avec les autres Etats. L’auteur ajoute que 114
(cent quatorze) pays avaient reconnu, à l’époque, ce nouvel Etat, et que
l’Assemblée générale de l’ONU, par sa résolution 177/43 du 15 décembre 1988,
avait déclaré « reconnaître l’Etat de Palestine » et « lui décerner le statut
d’observateur », à une majorité de 104 (cent quatre) voix contre… 2 (deux !) et
40 (quarante) abstentions. Cette opinion du professeur Powell a été critiquée –
à bon droit – dans le même numéro de la même revue, par le professeur James
Crowford, de l’Université de Sidney, lequel concluait son analyse – là encore,
rien à redire – ainsi : « La démonstration apportée par Powell qu’un Etat de
Palestine existerait bien est déficiente. Elle n’est absolument pas convaincante
».
Ici, nous souhaitons introduire certaines remarques inspirées par les
principes du droit international général. Tout d’abord, il existe plusieurs
définitions de l’Etat. Mais la définition juridique la moins exigeante, d’après
le juriste international Jellinek, est la suivante : « Il y a Etat lorsque trois
éléments sont simultanément réunis : une terre ; un peuple ; une souveraineté.
Et que ces éléments soient en relation directe les uns avec les autres ».
L’existence de l’OLP, l’existence du peuple palestinien, et l’existence du
territoire (Cisjordanie + bande de Gaza) ne suffisent pas, à elles seules. Il
faut qu’existe entre ces trois éléments des relations directes. Cette condition
n’était pas réunie, avant la proclamation de l’indépendance. Mais la
proclamation de l’indépendance n’a pas changé grand-chose à cet état de fait.
Ensuite, la reconnaissance des autres pays ne représente pas un élément
constitutif de l’Etat. Elle n’est que l’expression du désir des autres Etats (ou
de leur refus) de coopérer avec le nouvel Etat (pour autant qu’il existe bien).
Enfin, le changement de nom de l’OLP en « Palestine » lors de l’Assemblée
générale de l’ONU mentionnée n’a rien changé à son statut de simple observateur,
étant donné que l’adhésion à l’ONU est réservé aux Etats. Ajoutons que le fait
que l’Etat de Palestine n’existe pas, selon le droit international, n’obère en
rien le droit du peuple palestinien à l’autodétermination, dès lors que
l’exercice de ce droit n’est pas plus lié à l’appartenance à un Etat qu’il n’y
aboutit nécessairement.
Nous rappellerons ici, à titre d’exemple, la décision
de la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU, adoptée le 8 avril 2004 (au
chapitre 5, elle stipule le droit des peuples à l’autodétermination) à une
majorité de 52 [cinquante-deux] pays contre 1 [un], puisqu’elle affirme à
nouveau « le droit permanent, constant et inconditionnel du peuple palestinien à
l’autodétermination, y compris son droit à instauré son Etat palestinien
indépendant et souverain », la Commission précisant qu’elle « aspire à voir ce
droit appliqué concrètement dans les meilleurs délais ».
Quel Etat les Palestiniens veulent-ils ?
En vérité, si
l’on demandait aux Palestiniens leur avis sur l’Etat qu’ils désirent avoir, on
trouverait dans leurs réponses toutes les solutions possibles et imaginables (et
contradictoires entre elles…). « Par tempérament, les Palestiniens », écrit
Slava Hijawi, « n’ont pu trancher jusqu’à ce jour en faveur d’un objectif défini
pour leur lutte nationale ». Certains veulent un Etat palestinien s’étendant sur
tout le territoire de la Palestine historique ; certains ne veulent pas d’Etat
palestinien du tout, mais aspirent à l’établissement d’un Etat arabe ou
islamique ; et certains se contenteraient d’un Etat palestinien dans le cadre
des frontières de 1967, même si une partie de ceux-là considère qu’il ne s’agit
en l’occurrence que d’une solution stratégique et transitoire, en attendant de
recouvrer toute la Palestine historique, tandis que les autres pensent qu’un
Etat tel celui-là sera totalement dépendant de l’Etat juif. Slava Hijawi conclut
son analyse en disant que les Palestiniens sont très peu nombreux à vouloir «
l’établissement de l’Etat palestinien en raison d’un attachement à cet Etat en
lui-même ».
Nous ne partageons pas cette conclusion, pour une raison bien
simple (que l’auteur évoque d’ailleurs elle-même, dans son étude !), qui est que
l’Etat a eu, de tout temps – et continue d’avoir, aujourd’hui – pour les
Palestiniens « une importance extrême. Car, en plus de considérations pratiques
(vitales), l’Etat a toujours représenté pour eux – et continue à le faire – le
seul moyen leur permettant de conserver leur territoire, et de faire en sorte
que les Palestiniens continuent à exister en tant que peuple ».
Ces
différents points de vue au sujet du concept d’Etat, de son essence et de son
extension, peut se ranger dans les catégories divisant la population
palestinienne, pour reprendre l’expression de Rachid Khalidi dans son ouvrage :
L’Identité palestinienne. Cet auteur affirme que « bien que le peuple
palestinien soit devenu un seul peuple dans différents domaines, ils sont
divisés entre eux dans d’autres. Cela, parce qu’ils comprenaient leur histoire à
partir de narrations différentes ». C’est ce qui explique aussi les changements
dans les positions des directions palestiniennes elles-mêmes au sujet de l’Etat.
Initialement, elles évoquèrent un Etat palestinien démocratique (Un gouvernement
pour toute la Palestine, Charte nationale de 1968). Mais, à la suite de la
guerre d’octobre 1973, elles ont commencé à parler d’une autorité nationale
combattante, comme premier pas stratégique vers l’Etat démocratique ; et lorsque
le Conseil National Palestinien a proclamé l’indépendance de l’Etat de
Palestine, en 1988, l’Etat de Palestine était devenue synonyme de « Cisjordanie
+ bande de Gaza + Jérusalem Est pour capitale ». Puis, dans le cadre des accords
d’Oslo, les directions palestiniennes sont revenues à l’idée d’une Autorité
autonome, comme étape de transition, même si l’intention des deux camps
divergeait quant au contenu de cette étape de transition et de ses objectifs.
Ceci explique la contradiction actuelle : d’un côté, l’Autorité palestinienne
continue à préparer l’instauration de l’Etat, dans le cadre de la « solution à
deux Etats » adoptée par le « quartette » dans la feuille de route, qui a été
saluée par le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale de l’ONU, tandis que,
de l’autre, Israël continue à tout faire pour faire avorter l’Etat palestinien.
La relation entre la création de l’Etat de Palestine et la
pérennité de l’Etat d’Israël
Le désir des Palestiniens étant bien
que soit créé un Etat palestinien qui leur appartienne en propre,
accepteront-ils n’importe quoi, en fait d’Etat ? Imaginons un instant qu’on leur
donne à choisir entre vivre dans des ghettos créés par le mur qu’Israël est en
train de construire et le retour au projet d’Etat binational : il est certain
que la majorité d’entre eux préfèreront cette seconde solution. Bien entendu, si
cela signifie leur retour dans les maisons d’où ils ont été chassés, et leur
accession à des droits égaux à ceux des autres citoyens, sans discrimination
liée à l’ethnie, à la religion, ni en matière de droit de vote, un accès égal
étant garanti à un système social et de santé à même de leur assurer, ainsi qu’à
leurs enfants, une vie digne (il s’agit là, bien entendu, d’une simple
hypothèse, puisque la logique même de la muraille de séparation va totalement en
sens contraire !).
Un professeur de l’Université hébraïque a commenté le mur
construit par Israël en Cisjordanie, au cours d’une émission de la chaîne CNN,
le 7 avril dernier, en ces termes : « Des deux côtés de cette muraille viennent
mourir deux rêves : le premier rêve, c’est celui d’un Etat palestinien. Et le
deuxième, c’est celui d’un Etat juif démocratique ».
De même, un des juges à
la Cour suprême israélienne (le seul qui soit d’origine arabe…) a dit que le mur
conduit inéluctablement à la mort de la solution à deux Etats, ne laissant plus
qu’une seule possibilité : la « solution de l’Etat unique (binational) ».
Nous pouvons reformuler les idées énoncées par ces deux commentateurs comme
suit : Si l’Etat palestinien n’est plus qu’un autre rêve ancien qui ne s’est pas
réalisé, alors l’Etat national pour les juifs redeviendra un autre rêve
sioniste. En réalité, le pourcentage des Palestiniens qui possèdent aujourd’hui
la nationalité israélienne est d’environ 20 % des citoyens de l’Etat juif. Si on
leur ajoute les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza (et si l’on tient compte
des taux de renouvellement démographique très différents entre les deux
populations), nous arrivons à la conclusion que le nombre des Palestiniens
dépassera celui des juifs dans quelques années seulement ; Israël sera alors
confronté à l’alternative suivante : soit il considèrera tous les habitants
comme des citoyens (un homme – une voix), et il devra par conséquent abandonner
le caractère juif de l’Etat « juif » d’Israël, soit ne considérer comme des
citoyens, avec les droits et les devoirs en découlant, que les seuls juifs, et
dans ce cas Israël perd son caractère de pays « démocratique ». Dans les deux
cas, Israël est perdant.
Certains des participants à l’émission sur CNN
étaient persuadés que la création de l’Etat palestinien n’est pas la priorité et
l’intérêt des seuls Palestiniens, mais qu’il s’agit d’une priorité, pour tous
ceux qui croient dans le droit à l’existence d’Israël, et qu’Israël doive être
le foyer national pour les juifs. Un peu comme s’ils disaient : « Qui aime
Israël doit appuyer la création de l’Etat de Palestine ! » C’est la raison pour
laquelle ils refusent le mur de séparation, qui condamne le rêve de l’Etat
palestinien à très court terme, et qui condamnera à plus long terme l’Etat
d’Israël même, en tant que foyer national pour les juifs. Cette déduction est
curieuse, mais elle n’est pas dénuée totalement de logique (sachant, bien
entendu, que la création de l’Etat de Palestine répond, avant toute chose, au
droit du peuple palestinien à l’autodétermination sur son propre
territoire).
Israël est un pays moyen-oriental (tout au moins,
géographiquement ? ! ?) Ce n’est pas un pays européen, ni américain. Et le
Moyen-Orient est peuplé majoritairement d’Arabes et de musulmans, qui n’ont pas
intégré, jusqu’ici, l’Etat d’Israël ; en même temps, Israël jouit du soutien de
l’unique super-puissance (les Etats-Unis) et de son aide, ainsi que de la
complaisance des pays européens qui souffrent encore aujourd’hui d’un complexe
de culpabilité en raison des persécutions antisémites qui y sont apparues et y
ont abouti à des massacres de masse. Mais l’histoire est là, qui nous démontre
qu’il n’existe pas de pays éternellement faible ni d’Etat fort à jamais. Tous
les empires connaissent différentes phases, a écrit Ibn Khaldûn dans sa célèbre
Muqaddimah (Prolégomènes), mais tous les pays sont destinés à disparaître. Ce
temps étant venu, que restera-t-il à Israël ? La puissance militaire,
diplomatique et économique d’Israël, d’un côté, et la faiblesse des Arabes, de
l’autre, suffit aujourd’hui à assurer la couverture indispensable aux
agissements illégitimes d’Israël sur le plan international et à la perpétuation
de son occupation du peuple et du territoire palestiniens. Mais cela ne saurait
représenter, pour Israël, une quelconque garantie même à moyen terme. Seule, une
solution pacifique, fondée sur la vérité et l’équité, d’une part, et la
réconciliation entre les deux peuples, d’autre part, peut représenter pour
Israël une garantie, aujourd’hui et à l’avenir.
L’avenir des Palestiniens et celui des Israéliens : les deux faces
d’une même médaille
Edward Saïd a écrit (et ses propos pourraient
être repris par n’importe quel Palestinien) : « Je crois – et fidèlement – en un
avenir où les peuples et les cultures qui paraissent aujourd’hui si éloignées
les uns des autres, se réconcilieront… Mais une réconciliation authentique ne
peut être imposée, elle ne peut non plus intervenir entre des sociétés et des
cultures violemment inégales entre elles, et dont l’une s’imposerait à l’autre
par la force. Une paix authentique ne peut s’instaurer qu’à travers une
réconciliation entre deux égaux, entre deux partenaires dont chacun peut – grâce
à son indépendance, à la force de ses objectifs et à son attachement à
comprendre l’autre et à sa participation équilibrée dans ce processus ».
Ailleurs, Edward Saïd écrivait : « Dans son essence, la paix, c’est la paix
entre deux partenaires complémentaires, elle signifie la paix et la liberté pour
chacun des deux peuples. La paix, ce n’est pas un peuple restant soumis à un
autre peuple qui détient le monopole de la sécurité et de tous les droits. Non :
la paix, cela signifie, avant tout, que nous lisions notre histoire – tant les
Palestiniens que les Arabes – en considérant qu’il s’agit d’une histoire qui a
ses constituants et sa cohésion propres ». Il ajoutait : « J’ai toujours été du
côté de ceux qui soutiennent la réconciliation et la négociation entre les
Arabes et les juifs. Mais sur un principe d’égalité, et non sur un principe
d’imposition de la paix aux dépens des seuls Palestiniens ». (In : Ghaza –
Jéricho : La Pax Americana).
Jusqu’à ce jour lointain, nous continuerons à
compter quotidiennement nos victimes, et nous continuerons à alimenter notre
haine, à les considérer comme des criminels, à les dépouiller de leur humanité,
parce qu’ils nous ont fait perdre notre dignité et qu’ils nous ont volé notre
pain, notre liberté et notre avenir. Par ailleurs, avec leur mur, ils vont
continuer à alimenter leur ignorance, leur peur et leurs préjugés à notre sujet,
et ils ne se réveilleront que par intermittences, devant l’horreur d’un attentat
suicide. Alors ils pleureront, ils auront de nouveau l’impression d’être
persécutés, et voudront nous infliger des représailles impitoyables et ils
soutiendront un gouvernement extrémiste qui nous frappera d’une main de fer, ils
fermeront nos routes et les portails ménagés dans le mur de séparation, ils
bombarderont Gaza et imposeront le couvre-feu, coupant l’électricité et l’eau et
nous interdisant d’acheminer les approvisionnements humanitaires. C’est alors
que nous espérons qu’ils ne se demanderont pas, encore une fois, « pourquoi le
monde entier nous hait ? » En effet, si l’amour est gratuit, la haine a
nécessairement des causes. Il est certain que notre cause n’a rien avoir avec un
conflit religieux, racial ou culturel. Notre problème – en toute simplicité –
nous l’avons avec qui occupe nos terres, nous chasse de nos maisons et persiste
à nous affamer et à entraver nos libertés, tuant nos enfants et emprisonnant nos
parents, détruisant nos maisons et arrachant nos arbres fruitiers. Un jour, on a
demandé à Jeanne d’Arc si Dieu aimait les Français plus que les Anglais. Jeanne
d’Arc répondit que Dieu aime les Anglais, aussi, mais lorsqu’ils sont en
Angleterre et lorsqu’ils s’abstiennent d’occuper la France ! C’est pourquoi nous
ne saurions mieux faire que répéter les propos de l’ambassadeur de Jordanie à
l’ONU, au cours d’une des sessions de la Commission des Nations Unies pour les
droits de l’homme, en sa soixantième séance : « Jacob (c’était le prénom de
l’ambassadeur israélien), retirez-vous d’abord des territoires palestiniens, et
après : vous verrez ». Ce que nous voulons – nous autres, les Palestiniens –
c’est un pays et notre dignité, comme les autres peuples. Ni plus… Ni moins
!
12. Redéploiement militaire israélien - Sharon notifie
son plan à Bush
in Voltaire du mercredi 14 avril 2004
["Voltaire" est un magazine quotidien
d'analyses internationales publié par le Réseau Voltaire. Recevez chaque jour le
magazine en PDF dans votre boîte à lettres électronique, et accédez à tous les
articles du site (les articles de moins de trois mois sont réservés aux
abonnés). Renseignements : http://www.reseauvoltaire.net/abonnement.php]Reprenant l'initiative pour repousser la
paix, Ariel Sharon souhaite redéployer Tsahal à l'abris du « mur ». Présentée
comme un « retrait », cette manœuvre achève l'annexion de territoires
palestiniens. Elle à pour but d'empêcher toute communication entre la
Cisjordanie et Gaza pour fractionner un éventuel futur État palestinien. Elle
s'accompagne de mesures visant à séparer les populations selon des critères
religieux. Décidé unilatéralement, ce plan a été notifié par le général Sharon
au président Bush alors que celui-ci, en pleine campagne électorale, n'est pas
en position de s'y opposer.
Le plan de retrait unilatéral israélien est avant tout une réaction du
gouvernement Sharon aux divers plans de paix. A l'automne 2003, les accords de
Genève, élaborés par Yossi Beilin et Yasser Abed Rabo, rencontrent une large
audience au niveau international. Ce plan de partage, fruit de plusieurs mois de
négociations, ne reconnaît certes pas le « droit au retour » des réfugiés
palestiniens, ce qui compromet gravement sa viabilité, mais il a le mérite de
montrer qu'une issue diplomatique est possible. Coincée entre la Feuille de
route, qui ne mène nulle part, et l'Accord de Genève, qui prouve l'existence
d'une volonté palestinienne de négocier, l'administration Sharon se doit de
réagir. C'est le vice-Premier ministre israélien, Ehud Olmert, qui prend
publiquement l'initiative, début décembre 2003 : selon lui, en l'absence
d'interlocuteur palestinien crédible, il revient à Israël de trouver seul une
solution au différend territorial qui l'oppose à son « voisin ». « Nous devons
fixer une frontière, une ligne de séparation avec les Palestiniens (…) Nous
approchons du moment de vérité » [1]. Ce plan prévoit un « retrait unilatéral »
des troupes israéliennes d'une partie des territoires occupés et de certains
colonies, ainsi que le démantèlement de plusieurs avant-postes illégaux.
Le projet suscite immédiatement de violentes oppositions au sein du Likoud
et des communautés de colons, qui organisent, le 11 janvier 2004, une
manifestation de plus de cent mille protestataires. Le plan d'Ariel Sharon
représente en effet pour eux un obstacle au projet d'annexion totale des
territoires occupés, et à l'expulsion de ses habitants dans le cadre d'un
gigantesque « transfert » de population. Cette idée, qui a été formulée par le
général Rehavam Zeevi, fondateur du parti Moledet, a ensuite été reprise par
Benyamin Netanyahu, actuel ministre des Finances : en 1989, l'homme d'État du
Likoud avait regretté, lors d'une conférence, qu'Israël n'ait pas profité du
moment où l'attention internationale était concentrée sur la répression en Chine
pour expulser massivement les Palestiniens. Aux États-Unis, l'idée du «
transfert » a été intégrée dans le plan Perle de remodelage du Proche-Orient,
remis par Richard Perle, alors conseiller de Benyamin Netanyahu et actuel
conseiller de Donald Rumsfeld. Un temps envisagé à la faveur de l'invasion de
l'Irak, ce plan a été écarté par l'administration Bush, sous la pression de
Colin L. Powell.
Cette colère des colons est justifiée. Loin de s'inscrire dans le cadre
d'une politique typique du Likoud, le plan de retrait unilatéral ne prévoit pas
d'annexer de nouveaux territoires. Il vise au contraire à satisfaire les «
colombes sécuritaires » de la gauche israélienne, qui refusent tout compromis
avec l'Autorité palestinienne, mais souhaitent la fin des affrontements. En
revenant de manière définitive aux frontières de 1967, l'État d'Israël aurait
trouvé une manière forte de résoudre unilatéralement le conflit une fois pour
toute, tout en en conservant des territoires palestiniens selon le plan de 1948.
Cela eut été une victoire militaire, donc, mais aussi diplomatique, puisque le
plan aurait pu rallier de grandes puissances mondiales. Le tout en rangeant au
placard le fameux « droit au retour » dont Tel Aviv ne veut pas entendre parler.
L'habillage communicationnel est excellent. Il rappelle pourtant celui de
projets bien plus contestés, notamment celui du fameux « transfert », évoqué
plus haut. Comme l'écrit Amira Haas, journaliste à Ha'aretz, « l' "initiative de
tranfert" se présente comme une solution défensive, une "réponse humaine" à une
situation sans autre issue » [2]. C'est également le cas du plan de retrait
unilatéral qui est présenté comme une réponse à la multiplication des attentats
et à l'impossibilité de négocier avec l'Autorité palestinienne, qui ne serait
plus un « partenaire pour la paix ». Surtout l'expression « retrait » donne
l'impression d'une concession généreuse alors qu'elle désigne un redéploiement
militaire visant à confirmer une annexion. Lors de sa rencontre avec Condoleezza
Rice, Dov Weisglass, directeur de cabinet d'Ariel Sharon, décrit les plans de
l'administration Sharon à la conseillère nationale pour la sécurité
états-unienne, comme devant s'aligner sur une « ligne de sécurité ». Selon lui,
le plan ne comprend pas d'annexions de territoires et devrait permettre
d'améliorer les conditions de vie des Palestiniens en leur créant de nouveaux
points de passage, ce qui augmentera leur liberté de mouvement [3].
Face à la levée de boucliers déclenchée par l'annonce d'Ehud Olmert dans le
camps des colons et des membres du Likoud, Ariel Sharon va progressivement
revoir sa copie et modifier son projet, dans la forme et dans l'esprit. Débordé
sur sa droite par des hommes tels que Benyamin Netanyahu et Israël Katz, il est
de plus fragilisé par la multiplication de scandales politico-financiers le
mettant en cause, lui et ses fils [4]. Le plan de retrait devient alors un moyen
pour Ariel Sharon de donner des gages de bellicisme à ses soutiens politiques,
en permettant à Israël de s'assurer le contrôle d'une bonne partie des
territoires occupés, tout en se retirant des zones les moins défendables. Ariel
Sharon fixe une ligne pour délimiter l'ampleur des manœuvres militaires : ce
sera le « mur de séparation », qui permet à l'État hébreu d'annexer de façon
concrète et en toute illégalité, une importante « zone tampon » qui consolide sa
position stratégique.
Les promesses de non-annexion ne sont alors plus qu'un leurre : certes, le
plan d'Ariel Sharon ne prévoit pas de nouvelles annexions, mais il vise à
conforter celles déjà réalisées. La preuve la plus évidente est le tracé du mur,
qui ne suit absolument pas la Ligne verte. Celle-ci, qui correspond à la
frontière de 1967 (avant la guerre des six jours), est pourtant la moins
éloignée de la légalité internationale. Le mur va bien au-delà, empiétant un peu
partout sur les territoires occupés, sous prétexte de protéger les colonies
implantées. Son édification suscite donc l'inquiétude de la communauté
internationale, qui cherche à éviter l'embrasement. Mais le soutien de
Washington à Ariel Sharon neutralise toute pression sur celui-ci.
Tout au plus est-il possible d'arracher quelques maigres concessions :
l'armée israélienne se retirerait de la bande de Gaza et évacuerait 21 colonies
de cette région, où vivent environ 8000 Israéliens ; en Cisjordanie, seules
quatre implantations mineures seraient démantelées. Le prix à payer pour décider
des futures frontières est donc minime. Les soldats israéliens ne sont pas
contraints de se retirer des territoires occupés, mais de se redéployer le long
de la Ligne verte, ou plutôt de la « ligne de sécurité » qui correspond au tracé
du mur. Tsahal abandonne ainsi ses positions les plus vulnérables, et concentre
ses forces autour de la nouvelle frontière d'Israël, qui grignote d'importantes
parcelles de territoires palestiniens. Le tout en continuant de revendiquer le
droit d'intervenir militairement en Cisjordanie, sous couvert de lutte contre le
terrorisme ou de lutte contre le trafic d'armes. Ce qui est militairement bien
plus confortable.
Sur le plan politique, la construction du mur et le positionnement de
l'armée sur ses positions font d'Israël un territoire infranchissable, ce qui
permet d'opérer une scission définitive entre la bande de Gaza et la
Cisjordanie. La continuité territoriale étant rompue, elle réduit à néant la
possibilité de création d'un État palestinien. La solution à deux États a vécu,
place à la solution à trois États : d'un côté la Cisjordanie, morcellée au gré
du tracé du mur, de l'autre la bande de Gaza, coincée entre la mer et Israël. Ce
qui permet d'envisager un morcellement du pouvoir palestinien : à Yasser Arafat
et à l'OLP reviendrait la Cisjordanie, tandis que des organisations militantes
armées pourraient s'octroyer la gestion de la bande de Gaza. Cette solution ne
peut pourtant être mise en œuvre qu'avec l'accord d'Israël. Il reviendrait donc
à l'État hébreu de désigner qui, sur place, a l'autorité pour gouverner.
L'assassinat du cheikh Ahmed Yassine par Tsahal, en mars 2004, pourrait
participer d'un projet plus vaste visant à sélectionner son successeur par
intimidation ou élimination physique des candidats.
La visite d'Ariel Sharon à Washington, où il doit rencontrer notamment
Condoleezza Rice et George W. Bush, doit lui permettre d'obtenir les gages d'un
soutien états-unien, avant de soumettre son plan au comité central du Likoud, à
la fin avril. La conjoncture lui est particulièrement favorable : en période
électorale, les responsables politiques états-uniens ne manquant pas de
surenchérir en matière de soutien à Israël. D'ores et déjà, le président George
W. Bush a écrit au Premier ministre Ariel Sharon que les États-Unis ne
demanderaient pas à Israël de se retirer sur la Ligne verte, Washington se
disant prêt à prendre en compte les « réalités démographiques ». Cet euphémisme
renvoie en réalité à la conception commune aux faucons israéliens et
états-uniens selon laquelle Israël devrait être un État juif, au sein duquel les
minorités n'ont pas leur place, et notamment les minorités arabes, pour
lesquelles les obstacles administratifs se multiplient lorsqu'ils cherchent à
obtenir la nationalité israélienne. L'autre problème est que la vision
états-unienne ne prend pas en compte la « réalité démographique » palestinienne
: cette population en pleine expansion se voit contrainte de rester, de plus en
plus nombreuse, sur un territoire de plus en plus restreint. Ce qui n'ira pas
sans poser de problèmes à long ou à moyen terme. Par ailleurs, la conception
d'Israël comme « État juif » incite les dirigeants israéliens à s'attaquer aux
quelques Juifs et Israéliens qui, favorables à la cause palestinienne, vivent
aujourd'hui dans les territoires occupés. L'appartenance à Israël et la
nationalité se fonderaient, selon cette vision, sur l'identité juive définie par
des critères religieux et culturels.
Alors que les relations internationales connaissent une période
d'instabilité jamais éprouvée jusqu'alors, les États-Unis et Israël s'apprêtent
donc à imposer une solution militaire injuste au peuple palestinien. Plus de
cinquante ans de diplomatie et de négociations se retrouveraient balayés du fait
de la fragilité politique d'un dirigeant israélien traqué par la justice et d'un
président sortant qui cherche tous les moyens pour poursuivre sa politique
néo-conservatrice dans le monde.
- NOTES :
[1] « Le projet de retrait des
territoires occupés soulève une polémique dans la majorité », Regards du
Proche-Orient, 9 décembre 2003.
[2] « Ces Israéliens qui rêvent de
"transfert" », par Amira Haas, Monde Diplomatique, février 2003.
[3] « Le directeur de cabinet d'Ariel
Sharon présente le plan unilatéral de retrait à Condoleeza Rice », Regards du
Proche-Orient, 23 janvier 2004.
[4] « La démocratie israélienne emportée
par la corruption », par Paul Labarique, Voltaire, 29 janvier
2004.
13. Les Occidentaux quittent l'Irak par Nathalie Lacube,
Catherine Rebuffel et Agnès Rotivel
in La Croix du mercredi 14 avril 2004
Devant l'insécurité croissante, les
humanitaires et les entrepreneurs présents en Irak rapatrient leur
personnel
Dans le monde des humanitaires, on a l'habitude
d'être confronté au risque. Le niveau d'alerte des ONG, en terme de sécurité,
est pourtant monté d'un cran depuis une semaine en Irak pour atteindre le
dernier degré avant l'évacuation totale des expatriés. «Avec la perspective
d'importantes fêtes religieuses à Nadjaf et Kerbala, nous pressentions une
escalade de la tension et nous avons anticipé en renvoyant déjà le gros des
troupes de nos expatriés en Jordanie», explique Stéphane Pillon, responsable
pour l'Irak à l'association «Enfants du Monde-Droits de l'homme».
Présente sur place depuis 1997, cette ONG connaît
bien le terrain irakien et travaille avec 79 employés nationaux, sur qui elle
s'appuie fortement. Ils ne sont plus que trois expatriés à Bagdad, qui ont pour
consigne expresse de ne pas se déplacer, sauf pour les trajets entre le bureau
et la maison. Pas question de sortir de la ville, et encore moins d'emprunter la
route qui file vers la Jordanie, car elle représente depuis la fin de la guerre,
un véritable piège pour les attaques en tous genres, qu'il s'agisse de pur
banditisme, ou d'actes de la guérilla irakienne.
Autre mesure de sécurité élémentaire, appliquée par
l'ONG depuis le début : faire profil bas, c'est-à-dire n'afficher aucun signe
visible pour se faire identifier comme humanitaire, et ne pas fréquenter la
communauté des expatriés qui travaillent dans le secteur économique ou
diplomatique.
En revanche, «Enfants du Monde-Droits de l'Homme»
avec d'autres ONG comme «Première Urgence», se sont réunies au sein d'une
coordination des ONG depuis la fin de la guerre, afin de discuter directement
avec les forces de la coalition. La coordination se charge de collecter les
informations sur la sécurité et de les diffuser auprès des ONG. Elles ont réussi
à négocier avec les forces de la coalition et les mouvements de résistance, un
corridor humanitaire pour pouvoir porter de l'aide d'urgence, mardi, aux
populations civiles de Falloujah : nourriture, couverture, eau, kits de première
nécessité et matériel médical.
À «Première Urgence», on a renvoyé à Amman, depuis
une semaine cinq des sept expatriés présents à Bagdad. Pour Jean-Yves Troye,
responsable de l'Irak, l'association peut continuer à tourner en s'appuyant sur
ses 80 employés locaux, mais si la situation empire, le chef de mission et le
coordonnateur devront, eux aussi, prendre l'avion pour la Jordanie, et
l'association suspendre totalement ses activités.
«Tant que nous ne recevons pas de menace directe,
nous restons. Mais s'il devait y avoir un embrasement général, par exemple dans
l'immense quartier chiite de Bagdad qui représente les deux tiers de la ville,
nous partirions car il n'y aurait plus moyen pour nous de travailler. Même pour
nos employés irakiens, la situation est dangereuse, car ils peuvent toujours se
trouver au mauvais endroit au mauvais moment, sans pour autant avoir été visés».
Se fondre dans le paysage
Les entreprises étrangères qui
participent à la reconstruction ou font des affaires sur le sol irakien ont,
elle aussi, fait partir leur personnel expatrié et s'appuient sur leurs
partenaires et salariés irakiens. Selon la coalition, il y avait environ 15.000
civils étrangers de toutes nationalités en Irak en début d'année, mais depuis
les assassinats d'homme d'affaires _finlandais, américains, français..._ il en
reste désormais beaucoup moins. Les compagnies travaillant en Irak _sociétés
parapétrolières et de sécurité, négociants, et, dans une moindre mesure,
entreprises de BTP et de télécommunications_ affirment que l'activité économique
y est totalement paralysée.
«Il est impossible de faire des investissements ou
des affaires durables en Irak depuis la fin de la guerre, faute d'un État, et
donc, d'interlocuteurs légitimes autorisés à conclure des contrats», explique un
porte-parole de Total.
Walid Feghali, chef d'entreprise français dirigeant
la société Nutris Co, spécialisée dans la fourniture d'équipements industriels
et de produits médicamenteux pour le traitement du cancer, avait continué à
acheminer ses médicaments en Irak jusqu'au début de cette semaine, avec
uniquement du personnel irakien. «Jusqu'à maintenant, nous acheminions nos
médicaments de France en Jordanie en avion, puis par la route d'Amman jusqu'à
Bagdad. Un convoi de voitures passait chaque semaine» explique-t-il. «Les
produits ayant une durée de vie limitée, il fallait qu'ils soient livrés
rapidement aux patients». Mais, «depuis deux jours, la route est coupée». «Les
États-Unis ont bouclé les accès depuis Bagdad, pour des raisons de sécurité»
explique un autre homme d'affaires.
Les transporteurs, comme la société française SDV,
du groupe Bolloré, qui achemine des marchandises par route, s'efforcent de
maintenir le commerce courant, portant sur de petites livraisons et avec du
personnel irakien. Du ciment continue à entrer en Irak, pour une hypothétique
reconstruction. Mais les grands projets durables sont en panne.
Des petits projets avançaient encore récemment. La
Banque JP Morgan a été commissionnée par la Coalition pour 5 ans, afin de
financer des projets bancaires à la tête d'un consortium de douze banques
internationales, dont pour la France, Crédit Agricole/Crédit Lyonnais. Le 20
janvier, JP Morgan avait garanti l'émission d'une centaine de lettres de crédit
par la Trade Bank of Irak (créée pour financer les projets de reconstruction)
pour plus de 200 millions de dollars de contrats.
La plupart des entreprises étrangères travaillant
en Irak sont des PME. Toutes ont placé leurs salariés sous la protection d'un
clan irakien. «En Irak, le monde des affaires est dominé par de grandes
familles, qui étaient les partenaires obligés des entreprises occidentales
durant l'époque de Saddam Hussein, et restent influentes aujourd'hui» explique
un expatrié rentré à Paris. «Les entreprises gardent des contacts avec ces
agents qui ont pignon sur rue».
Quand des Occidentaux font de courts séjours
d'affaires pour entretenir ces contacts ils doivent «fondre dans le paysage,
avec une barbe de trois jours, et en restant discrets, avec des amis dans la
population» ajoute-t-il. Ceux qui ont la double nationalité, français et
algériens, ou tunisiens, marocains, libanais «peuvent travailler plus
facilement, à condition que les locaux de l'entreprise n'aient pas été détruits
ou brûlés commente un autre, désabusé. On ne peut travailler avec un niveau de
risque acceptable que dans la région automome du Kurdistan
irakien».
14. Maison après maison, les
colons étendent leur territoire au cœur d'Hébron par Stéphanie Le Bars
in Le Monde du mercredi 14 avril
2004
Dépossédés, interdits d'activités, harcelés, les
Palestiniens quittent en nombre la vieille ville.
Hébron
(Cisjordanie) de notre envoyée spéciale - Azmi Ezzak Dandis était prêt à accepter la présence de soldats
israéliens sur le toit de sa maison. Mais pour les colons de Beit Hadassah, l'un
des quartiers-bunkers créés par des juifs dans la vieille ville d'Hébron, cette
protection venue du toit ne suffisait pas. Ils ont pris possession de la maison
tout entière, obligeant les Dandis, une famille commerçante autrefois parmi les
plus prospères du sud de la Cisjordanie, à s'installer en dehors du souk. "Les
colons sont restés là deux mois, puis ils sont partis, raconte ce vendeur de
souvenirs, contraint de fermer neuf de ses dix boutiques. Ensuite, l'armée a
condamné ma porte et depuis, je ne peux plus entrer chez
moi."
A mille lieues des perspectives de retrait
israélien de la bande de Gaza, M. Dandis, comme des milliers de commerçants et
d'habitants de la vieille ville d'Hébron, paye la présence des quelques
centaines de colons vivant là sous haute protection militaire.
Ceux-ci, installés dans la zone restée sous
contrôle israélien à la suite du protocole de 1997 (zone H2), profitent à plein
de la bienveillance, voire du soutien, du gouvernement israélien pour y
conforter leur présence. A l'occasion des vacances de la Pâque juive, des
milliers d'Israéliens sont venus à Hébron témoigner leur solidarité avec les
colons. Début mars, la cour suprême israélienne a autorisé la démolition de deux
maisons palestiniennes situées sur la route qui mène de la grande colonie de
l'est d'Hébron, Kiryat Arba, au caveau des Patriarches, véritable camp retranché
en plein cœur de la vieille ville. Motif invoqué : la sécurité. En septembre
2002, une attaque palestinienne revendiquée par le Djihad islamique avait fait
douze morts sur cette même route.
Ces derniers mois, les colons ont aussi obtenu la
fermeture de nouvelles rues à la circulation piétonne des Palestiniens,
l'érection d'une tour de surveillance sur les hauteurs de la ville,
l'installation de barbelés ou de portes métalliques qui entrave toute vie et
tout commerce sur un large périmètre. Ces dernières années, plusieurs centaines
d'échoppes ont été fermées sur ordre de l'armée.
Jamal Marajé, lui, a été chassé par les immondices.
Sa boutique, adossée à l'un des immeubles de la colonie Abraham Avinou, était la
cible des ordures et des pierres jetées par les colons. Harcelé, il a déménagé à
quelques centaines de mètres de là avec sa collection de robes palestiniennes
traditionnelles destinées à d'improbables touristes. D'autres habitants de la
vieille ville dont les maisons donnaient sur l'une ou l'autre des colonies ont
dû grillager leur terrasse ou bâcher leurs fenêtres. Beaucoup ont tout
simplement plié bagage. "Tous ceux qui avaient les moyens de le faire sont
partis", assure Chantal Abou Eisché, l'une des responsables du centre d'échanges
culturels Hébron-France, qui, en dépit des difficultés, conserve des locaux en
vieille ville. "Aujourd'hui, malgré les efforts du comité de réhabilitation de
la ville qui restaure les maisons, le cœur d'Hébron a des allures de musée
ethnographique."
CIRCULATION INTERDITE
L'ampleur du désastre est difficile à évaluer.
Selon les sources, le nombre d'habitants du cœur de la vieille ville oscille de
3 000 à 10 000 personnes, contre près de 40 000 avant l'Intifada. Sur les 350
familles que le comité de réhabilitation était parvenu à faire revenir, 200
seraient déjà reparties. En février, alors qu'il venait de quitter ses
fonctions, l'ancien chef de la mission de la TIPH (Temporary International
Presence in Hebron), un groupe d'observateurs internationaux censés limiter les
frictions entre colons et Palestiniens, a même qualifié ces départs forcés de
"nettoyage".
S'abstrayant du devoir de réserve qui caractérise
habituellement les membres de la TIPH, l'ancien militaire norvégien Jan
Kristensen a déclaré à la presse israélienne : "L'activité des colons et de
l'armée dans la zone H2 crée une situation irréversible. Si cela continue encore
quelques années, il n'y aura plus un seul Palestinien dans cette zone. C'est un
miracle qu'ils aient réussi à rester sur place jusqu'à présent."
Observateurs privilégiés de l'activité des colons -
ils sont les seuls à pouvoir encore pénétrer dans certaines rues interdites même
aux diplomates -, les membres de la TIPH ne cachent pas leur
pessimisme.
Lors de l'une des six patrouilles qu'ils effectuent
chaque jour, deux observateurs ne peuvent que constater les dégâts. "Pour les
Palestiniens, la cause de la vieille ville est perdue", assure l'un d'entre eux,
en désignant l'enfilade de boutiques fermées, les appartements abandonnés. "Même
si seuls 200 colons vivent ici en permanence, il est clair qu'ils étendent leur
territoire, maison par maison. Leur entreprise est de longue haleine et leur but
est clair : relier la vieille ville aux grandes colonies de Kiryat Arba puis de
Givat Hakharsina -au nord-est de la ville-", ajoute son collègue, en esquivant
le crachat d'un jeune colon croisé en plein cœur de Beit Hadassah.
A l'entrée principale de Kiryat Arba, justement,
des travaux de terrassement entrepris récemment dans un champ palestinien
dessinent un chemin destiné à relier la colonie mère (7 500 habitants, selon les
colons) à une implantation plus petite située en surplomb de la route
principale. Coincées entre les deux, quelques habitations palestiniennes
survivent. Sur la route qui passe devant chez eux, la circulation automobile est
interdite aux Palestiniens. Pour éviter de croiser les colons, les enfants se
rendent à l'école par les jardins et les cours, escaladant une chaise et une
échelle posée contre un mur.
15. Du terrorisme juif par Marcel
Péju
in Jeune Afrique - L'Intelligent du mardi 13 avril
2004
Le Shin Beth, service israélien de sécurité intérieure, prend très au
sérieux la menace d'attentats que des terroristes juifs pourraient commettre à
Jérusalem sur l'esplanade des Mosquées en vue de torpiller le plan de «
désengagement » d'Ariel Sharon dans la bande de Gaza, voire quelques localités
de Cisjordanie. Son chef, Avi Dichter, n'a pas hésité à parler, à Herzliya,
d'une « menace stratégique de la part d'un terrorisme juif ». Ce qu'explicite un
de ses prédécesseurs, Hezi Kallo, qui dirigea dans les années 1990 le
département du Shin Beth pour les affaires non arabes : « Une attaque juive sur
le mont du Temple, dans un effort visant à torpiller un processus politique, est
une possibilité qui doit être résolument prise en compte. »
Ce n'est pas la
première fois qu'une telle action est envisagée par des groupes de juifs
fanatiques. En avril 1982, un an avant l'évacuation de la colonie de Yamit, dans
le Sinaï, en exécution du traité israélo-égyptien, des activistes du Mouvement
contre le retrait du Sinaï s'y étaient réunis et en avaient évoqué l'idée comme
un moyen d'empêcher ce départ : ils comprenaient trois rabbins, un représentant
des colons du Golan et un vétéran de l'Unité 101, un des plus célèbres commandos
des années 1950.
Sur le moment, rien de décisif n'en sortit, et Yamit fut vigoureusement
évacuée - ironiquement, par les soins d'Ariel Sharon. Mais l'idée poursuivit son
chemin, et il y a seulement six mois, Shaher Dvir Zeliger, membre d'une cellule
terroriste juive, arrêté par le Shin Beth, avoua qu'un activiste de Samarie, lié
à un colon de l'implantation fanatique de Kiryat Arba, près d'Hébron, avait
projeté une attaque sur l'esplanade des Mosquées.
Les services israéliens sont donc persuadés que, dans des circonstances
aujourd'hui comparables à celles de 1982, de nouveaux terroristes sont prêts à
agresser les mosquées. Le problème, disent-ils, est que leurs renseignements
portent sur une plus complexe nébuleuse extrémiste comprenant ceux qu'on a
surnommés les « jeunes des collines », fer de lance de la colonisation sauvage
en Cisjordanie, des militants clandestins du mouvement raciste Kach, fondé par
feu le rabbin Meir Kahane et officiellement interdit, des étudiants kabbalistes
de certaines yeshivas, plus des individus mentalement dérangés (à supposer que
les précédents ne le soient pas) liés à des organisations criminelles disposant
du matériel adéquat. Hezi Kallo, déjà cité, commente : « La menace est réelle,
mais difficile à définir. Un jour, elle peut venir d'un jeune de Herzliya, un
autre jour d'un jeune de Haïfa ou des Territoires occupés, voire d'un noyau dur
idéologique. La prévention réside dans le renseignement et dans les structures
de protection. Mais s'il s'agit d'un individu isolé comme Barouch Goldstein [qui
tua vingt-neuf Palestiniens en prière au caveau des Patriarches d'Hébron, en
1994], l'espoir de l'arrêter est très aléatoire. »
16. Yasser Arafat : "Ma main reste tendue
pour la paix" entretien réalisé par Françoise Germain-Robin
in L'Humanité du vendredi 7 avril 2004
À l'occasion du Centenaire de l'Humanité, nous avons sollicité
une rencontre avec le président Yasser Arafat, l'homme qui incarne et symbolise
la lutte du peuple palestinien pour la liberté et pour l'indépendance
nationale.
Ramallah, envoyée spéciale - Peut-on imaginer un chef d'État
enfermé depuis trois ans au milieu d'un amas de ruines, ne disposant pour y
vivre, entouré d'un groupe de fidèles, que de quelques pièces sans confort, aux
portes et fenêtres calfeutrées ? Un président qui fut reçu par tous les chefs
d'État, à l'ONU, dans les institutions européennes, soumis à la menace
permanente d'un bombardement, d'un missile ? Un prix Nobel de la paix traité en
paria à la face du monde ? Cet homme existe, c'est Yasser Arafat.
Élu démocratiquement, sous contrôle international, en 1996, président de
l'Autorité palestinienne, Yasser Arafat, qui reste aussi le chef du Fatah et de
l'OLP, est, depuis décembre 2001, assiégé dans Ramallah par les forces
d'occupation israéliennes. C'est dans le seul bâtiment qui reste encore debout
de son quartier général - la Mouqata - qu'il nous a accueillis.
Ce n'est pas notre première visite dans cette enceinte, où les bureaux de
l'Autorité palestinienne ont succédé, après 1994, à ceux de l'administration
militaire israélienne. Mais à chaque fois, on est de nouveau frappé de stupeur
par l'ampleur des destructions infligées par l'armée du général Sharon. Les
bâtiments ont tous - sauf un seul où survit Arafat - été complètement écrasés et
éventrés. Ils exhibent comme des entrailles leurs barres de béton tordues. À
quelques mètres de celui où réside Yasser Arafat, on aperçoit un amas de
voitures déchiquetées par les bulldozers et entassées les unes sur les autres.
Celle qui est sous le tas, aplatie comme une crêpe et pliée en accordéon, est la
limousine noire du président palestinien. Le mur d'enceinte avait été détruit
lors des opérations israéliennes successives menées depuis avril 2002 et la
réoccupation des villes palestiniennes de Cisjordanie. Il a été reconstruit,
mais n'empêche des Jeep et des blindés de l'armée israélienne d'entrer au moins
trois fois par semaine sur la place près du bâtiment. Ils tournent en rond
pendant une heure et repartent. Le but : montrer qui est le maître. Ce que
contredit le drapeau palestinien hissé sur le toit. Le perron de l'entrée est
protégé par des sacs de sable et l'ascenseur ne fonctionne plus. On monte par
l'escalier au deuxième étage. C'est là que Yasser Arafat nous a reçus, en
compagnie du journaliste franco-israélien Amnon Kapeliouk, collaborateur de
Yediot Aharonot et du Monde diplomatique, l'un de ceux qui, sans doute le
connaissent le mieux. Il vient de publier une biographie intitulée Arafat,
l'irréductible (1).
Un entretien très amical, en présence de son principal conseiller Nabil
Abou Roudeina, au cours duquel ont été évoqués les souvenirs de tant d'années de
lutte, mais aussi la France, qui a toujours eu une place à part dans la vie de
Yasser Arafat. C'est la France qui, en 1982, a permis l'évacuation de Beyrouth
du chef de l'OLP et de ses combattants assiégés. C'est en France que se trouvent
sa femme et sa fille Zahoua, âgée de huit ans, qui pourrait être une cible pour
les militaires israéliens.
" Je suis allé en France pour la première fois dans les années cinquante,
alors que j'étais encore ingénieur. J'étais en vacances et j'ai visité Paris, la
Côte d'Azur et Marseille. On dit que ce nom vient d'un mot arabe : Marsa Elia,
qui veut dire le port d'Élie. Mais mon premier contact avec le monde politique
en France a été avec le général de Gaulle, en 1969, par l'intermédiaire des
chevaliers de Malte ", répond-il à une question d'Amnon Kapeliouk.
Yasser Arafat, qui a toujours professé une immense admiration pour " le
général ", défait le col de sa chemise pour montrer une petite médaille qu'il
porte toujours, accrochée à une chaîne en or, autour de son cou. C'est une
petite croix de Lorraine dans un cercle. " C'est de Gaulle qui me l'a envoyée à
ma demande, accompagnée de l'appel du 18 juin ", précise-t-il. " Elle ne me
quitte jamais, comme la médaille de Jérusalem. "
" Par la suite, se souvient-t-il encore, j'ai rencontré François Mitterrand
en Égypte. Cela s'est passé au journal Al Ahram. C'est le rédacteur en chef de
ce quotidien, Mouhamad Hassanein Haïkal, qui avait organisé cette rencontre.
C'était bien avant qu'il ne soit président, mais je l'ai revu souvent. "
Yasser Arafat a également toujours entretenu d'excellentes relations avec
le PCF et accordé à plusieurs reprises des interviews à l'Humanité.
" C'est un journal que je connais bien et que j'apprécie, dit-il. Il joue
un rôle international important. J'ai tous les jours la traduction d'articles de
l'Humanité dans ma revue de presse. J'ai rencontré souvent ses journalistes,
notamment à Beyrouth. Mais je me souviens que vous êtes aussi venue à Tunis et
je me rappelle m'être adressé une fois à la Fête de l'Humanité. "
C'était, effectivement, quelques mois après le retour d'exil de Yasser
Arafat, alors que l'Autorité palestinienne issue des accords d'Oslo - signés en
septembre 1993 sous les auspices de Bill Clinton - était en train de s'installer
à Gaza.
Je rappelle au président palestinien que la première fois que j'ai cherché
à le rencontrer, c'était à Beyrouth, en juin 1982, alors que la capitale
libanaise était assiégée. Déjà, comme aujourd'hui, j'étais venue avec Amnon
Kapeliouk et un autre confère du journal Haaretz. Nous suivions, atterrés, les
chars israéliens qui envahissaient le Liban, dévastant les camps de réfugiés
palestiniens et y semant la mort. Ariel Sharon, alors ministre de la Défense de
Menahem Begin, bombardait tous les immeubles où il pensait pouvoir l'atteindre.
Yasser Arafat opine et commente, non sans un certain sourire : " Il a
essayé de me tuer treize fois pendant le siège de Beyrouth. C'est lui-même qui
l'a reconnu. Mais il avait déjà essayé beaucoup d'autres fois avant cela et il a
continué après. Jusqu'à maintenant. "
C'est qu'une nouvelle fois, à la veille de la Pâque juive, Ariel Sharon
vient de récidiver et de menacer Arafat de mort. " Je ne conseille à aucune
compagnie d'assurer Arafat sur la vie ", a-t-il claironné dans toute la presse,
affirmant " Arafat n'est pas à l'abri d'un assassinat ". Se débarrasser d'Arafat
est devenu pour Ariel Sharon une sorte d'obsession. N'était-ce l'opposition
internationale à ce meurtre, répétée par toutes les capitales, même Washington,
il serait peut-être passé à l'acte. Il attend la première occasion - peut-être
le prochain attentat.
Le président palestinien accueille pourtant ces menaces d'assassinat " avec
dédain et mépris ". " Peu importe ma vie, dit-il, seul compte le peuple
palestinien et l'avenir de ses enfants, de ses femmes, de ses étudiants. Avec
l'assassinat de Cheikh Yassine (2), Israël a franchi toutes les lignes rouges. "
Pourtant, malgré l'enfermement qui lui est imposé, malgré cette menace
permanente - contre laquelle les institutions internationales ne font rien -
malgré l'échec d'Oslo, malgré tout ce qui s'est écroulé autour de lui, Yasser
Arafat semble envisager l'avenir avec une certaine sérénité.
" Il faudra bien que la paix finisse par s'installer tôt ou tard sur cette
terre. C'est la Terre sainte, et il est nécessaire pour la paix du monde qu'il y
ait la paix sur la Terre sainte, la terre des trois religions. Nous en avons
tous besoin, Israéliens et Palestiniens. Et on voit bien aujourd'hui que le
monde entier en a besoin. "
Comment parvenir à la paix alors qu'aucun des accords passés jusqu'ici n'a
été appliqué ?
" Il n'y a qu'une chose à faire, c'est appliquer la "feuille de route", dit
Yasser Arafat. Elle a été approuvée par tout le monde : par l'ONU, par les
États-Unis, par la Russie et par l'Union européenne. Il faut appliquer la
Ìfeuille de routeÍ et le plan de paix saoudien. Le ÌQuartetÍ s'y est référé à
plusieurs reprises et les deux sont complémentaires. Tout le monde est d'accord
avec cela. Seul Sharon n'est pas intéressé. Il faut que le ÌQuartetÍ exerce sur
lui une grande pression pour l'amener à remplir l'engagement qu'il a pris
d'accepter la création d'un État palestinien. Et si les Américains ne le font
pas, c'est à l'Europe de le faire. "
L'idée avancée par certains dirigeants européens d'agir en coopération plus
étroite avec la Ligue arabe, voire même d'intégrer la Ligue arabe dans le
ÌQuartetÍ, est très bien accueillie par le président palestinien : " C'est une
très bonne idée. Bien entendu nous sommes d'accord. Parce que, sur le terrain,
rien ne peut être fait sans l'assentiment des pays arabes voisins. Le plan arabe
de paix (3), qui a été proposé par l'Arabie saoudite à Beyrouth, a été accepté
par les 21 pays de la Ligue arabe. Et nous sommes le 22e. Même la Libye a fini
par l'accepter. Il y aura un sommet arabe d'ici un mois, après le retour de
Washington du président Moubarak et du roi Abdallah. "
Quand on demande à Yasser Arafat quelle est la décision la plus importante
qu'il ait jamais eue à prendre dans sa vie, la réponse vient, sans la moindre
hésitation : " Cela a été de signer, en 1993, Ìla paix des bravesÍ avec mon
partenaire, mon ami Yitzhak Rabin. C'était une décision importante non seulement
pour le peuple israélien et le peuple palestinien, mais pour toute la région et
pour le monde entier car c'est le seul moyen de mettre fin au conflit. "
Pense-t-il qu'après tant de morts et de souffrances - " plus de quatre
mille morts en tout, Palestiniens et Israéliens, et plus de 70 000 blessés et
estropiés depuis trois ans d'Intifada " -, il soit encore possible d'établir des
relations de bon voisinage, peut-être même d'amitié entre les peuples de l'État
d'Israël et de l'État de Palestine ? Est-ce qu'on pourra pardonner, oublier tout
le sang versé ? Oublier la peur de l'autre ?
" Bien sûr, c'est possible. Nous aurons des relations d'amitié comme j'en
ai eu dans le passé avec Yitzhak Rabin ", dit Yasser Arafat.
Mais Rabin n'est plus là, et il y a Sharon...
Arafat hoche la tête : " Il n'y a pas que Sharon. Il y a aussi tous les
groupes de militants de la paix israéliens, ceux qui ont construit avec nous
l'initiative de Genève (4), ceux qui sont avec nous contre le mur de la honte et
tous ceux manifestent à nos côtés. J'ai encore reçu certains d'entre eux ce
matin. Il y a parmi eux des journalistes, de grands universitaires, des rabbins
qui viennent même me voir ici. Nous avons des liens très fort avec les
Israéliens qui veulent la paix. Nous renforcerons ces liens. Quand à la peur, je
sais qu'elle existe des deux côtés. Les Israéliens ont peur des attentats- que
je condamne comme je condamne les attaques israéliennes contre nos civils. C'est
normal. Le peuple palestinien aussi a peur. Il a peur des bombardements et des
assassinats. Mais on peut vaincre cette peur. Et il n'y a qu'un seul moyen :
faire la paix. "
Une détermination d'autant plus importante qu'elle vient de l'homme qui, il
y aura quarante ans en janvier prochain, avait fait le choix de la lutte armée
pour rendre au problème palestinien, que l'on considérait seulement alors comme
un problème de réfugié, sa dimension de lutte de libération nationale.
Après notre entretien, Yasser Arafat nous convie à partager son déjeuner
dans ce lieu désolé, dernier espace encore debout au milieu des ruines. Sur un
mur de la salle à manger, en face de la place du président, sont accrochés les
portraits de deux jeunes militants du Mouvement international de solidarité avec
le peuple palestinien, tués par l'armée israélienne l'an dernier : l'Américaine
Rachel Corrie, écrasée par un bulldozer en tentant d'empêcher la destruction
d'une maison et le Britannique John Thurnall, qui eut le tort de vouloir sauver
des enfants.
Avant de quitter le président Arafat, je lui demande encore une chose :
quel est son principal regret. Il baisse la tête avec tristesse, et répond dans
un souffle : " Ma fille ne me connaît pas. Elle ne connaît pas son père. "
Pourtant, il tient à terminer sur une note optimiste : " La paix, et elle seule,
mettra fin aux malheurs de cette région. Nous tendons notre main, malgré notre
sang qui coule à flots. Mais Sharon doit savoir que la main tendue ne signifie
pas la reddition. "
- NOTES :
(1) Fayard, 519 pages ; 24 euros
(2) Cheikh Yassine, chef spirituel du
Hamas, a été assassiné par un missile israélien le 22 avril, dans son fauteuil
roulant devant une mosquée de Gaza.
(3) Ce plan, proposé par le prince
héritier saoudien Abdallah, propose l'établissement de relations " normales "
entre Israël et les pays arabes en échange de l'évacuation de tous les
territoires arabes occupés par Israël (Golan syrien, Cisjordanie et Gaza).
(4) Projet d'accord de paix négocié sous
la direction des anciens ministres israélien Yossi Beilin et palestinien Yasser
Abed Rabbo présenté à Genève le 1er décembre 2003.
17. Génocide
symbolique par Lev Grinberg
in La Libre Belgique (quotidien belge)
du lundi 29 mars 2004
(Lev Grinberg est Professeur de
Sociologie politique à Université Ben Gourion de Beer Sheva en
Israël.)
La politique de Sharon produit une
menace existentielle grandissante pour le peuple palestinien comme pour l'Etat
d'Israël et ses citoyens. Une intervention internationale et le déploiement
d'une force de paix de l'Onu sont nécéssaires
Le meurtre de Sheik Ahmad Yassin fait partie d'une politique générale menée
par le gouvernement de l'Etat d'Israël qui peut être décrite comme un génocide
symbolique. Incapable de s'affranchir du traumatisme de la Shoah et de
l'insécurité qu'elle a causée, le peuple juif, victime suprême du génocide,
inflige actuellement un génocide symbolique au peuple palestinien. Parce que le
monde ne permettrait pas une élimination totale, c'est une annihilation
partielle qui en tient lieu. En tant qu'enfant du peuple juif, en tant que
citoyen israélien, je condamne cet acte abominable et j'en appelle à la
communauté internationale pour sauver Israël de lui-même; en particulier,
j'exhorte la Communauté européenne à intervenir d'une manière directe et active
pour arrêter le bain de sang. Les liens complexes entre le peuple juif et
l'Europe ne sont pas encore tranchés, et il est temps d'agir; non parce que
l'Europe doit exorciser sa culpabilité, mais bien parce qu'elle est aussi
responsable du futur de notre monde.
Qu'est-ce qu'un génocide symbolique? Chaque peuple a ses symboles: des
dirigeants nationaux et des institutions politiques, une patrie, des générations
passées et futures, et des espoirs. L'Etat d'Israël les détruit systématiquement
tout en utilisant un extraordinaire jargon bureaucratique. Le terme officiel
utilisé par l'armée israélienne pour la liste de leaders et d'activistes
palestiniens à liquider est «banque des cibles» (1). Il y a quelques mois déjà,
le ministre de la Défense avait avancé l'idée qu'Arafat devrait être
«exterminé». Alors qu'aujourd'hui la liquidation de Sheik Yassin est une
«opération réussie», cette idée refait à nouveau surface et est l'objet d'un
débat public qui devient légitime. Alors qu'Arafat est emprisonné à Ramallah
depuis décembre 2001, personne n'est encore parvenu à changer la position
d'Israël pour permettre au Président palestinien de retrouver une certaine
liberté de mouvement. Sa mise en cage à Ramallah a fini par symboliser
l'emprisonnement du peuple palestinien tout entier.
La terre palestinienne est progressivement rongée par les colonies de
peuplement, découpée par des barrages routiers et par ce que le jargon officiel
nomme «barrière de sécurité». Il s'agit en fait d'un démantèlement systématique
des dernières ressources territoriales qui restaient aux Palestiniens et qui
leur laissaient encore l'espoir de voir un jour naître un état indépendant.
Constant dans ses actions, le gouvernement de l'Etat d'Israël, qui cache ses
intentions derrière des termes délavés tels que «feuille de route» et «processus
de paix», détruit non seulement le leadership palestinien, mais également tous
les espoirs d'indépendance de son peuple. D'après Sharon, aucune négociation ne
peut être entreprise sous la pression d'attaques terroristes; mais lorsque les
organisations palestiniennes ont annoncé un cessez-le-feu unilatéral en décembre
2001 et en juillet 2003, il s'est obstiné à refuser d'entrer dans le «processus
de paix», et le répit temporaire a finalement été rompu par un retour à la
politique des «exécutions ciblées».
Les réactions des pays européens qui ont exprimé leur «préoccupation
relative à la poursuite du processus politique» suite à l'assassinat de Cheikh
Yassin sont tout simplement ridicules. En réalité, elles récompensent le
gouvernement d'Israël qui n'est pas le moins du monde intéressé par un tel
processus. Mais de quel processus de paix parlons-nous donc? Et en termes
politiques, qu'est-il arrivé au gouvernement Sharon depuis sa formation en
février 2001? Il y a eu le Rapport Mitchell, le Plan Zinni, le Plan Tenet,
suivis par l'initiative de Bush et la Feuille de Route suggérant aux
Palestiniens de procéder à des réformes institutionnelles, et leur promettant en
retour un «Etat temporaire» en 2003 et un «Etat indépendant» en 2005. Qu'en
reste-t-il? Un Premier Ministre Palestinien, Abu Mazen, a été élu. Le
gouvernement israélien l'a humilié jusqu'à ce qu'il démissionne. Y a-t-il eu le
moindre progrès depuis la désignation d'Abu Ala qui le remplace?
Une partie de la discussion est centrée sur le droit qu'à Israël de se
défendre. Que peut bien signifier un tel droit après 37 années d'occupation
militaire? Comment est-il possible d'appeler «défensives» des actions qui visent
uniquement à préserver un régime d'occupation? La seule défense acceptable
d'Israël est celle de ses frontières légales et se situe à l'intérieur de son
territoire. Le terrorisme est une réaction. Une réaction terrible, cruelle,
inhumaine et immorale, certainement stupide d'un point de vue politique, mais
c'est une réaction. C'est la cause qui doit en être traitée et pas seulement les
effets.
La discussion relative au «processus de paix» et au «droit de se défendre»
est une vaste duperie dont le seul dessein est de couvrir le génocide symbolique
mis en oeuvre par le gouvernement israélien. La destruction de l'embryon de
société, des institutions et des infrastructures mises en place par l'Autorité
palestinienne d'abord est suivie par la destruction de ce qui reste des maigres
espoirs: les assassinats de leaders et de gens ordinaires, hommes et femmes,
enfants et vieillards, en prétextant que les «cibles qui doivent être liquidées»
se cachent derrières des citoyens. Le gouvernement de l'Etat d'Israël transforme
progressivement les Palestiniens en shahids (martyrs), et le conflit du Moyen
Orient en guerre sainte, en croisade, ou en jihad.
Cette politique dangereuse engendre une menace existentielle grandissante,
non seulement pour le peuple palestinien mais également pour l'Etat d'Israël et
ses citoyens. Elle met en danger l'équilibre du Moyen Orient tout entier. Le
gouvernement entraîne le peuple israélien dans une confrontation alimentée par
le besoin de vengeance immédiate au dépens de la construction d'un futur stable.
En l'absence d'une Autorité palestinienne viable et d'une force qui lui
permettrait de se défendre contre l'occupation israélienne, il faut une
intervention internationale et le déploiement d'une force de paix de l'Onu (pas
des Etats-Unis!); pour protéger les Palestiniens tout d'abord, et les Israéliens
indirectement. Aussi longtemps que les Palestiniens seront en danger, nous,
Israéliens, le resterons également. Il ne fait aucun doute qu'une telle action
serait perçue comme une victoire du côté palestinien et ne serait pour le moins
pas appréciée par le gouvernement israélien. Mais sans ce sentiment d'avancée
politique substantielle de la part des Palestiniens, il y a peu de chance de
voir un jour la fin de ce conflit. Seule une protection internationale nous
encouragera à parler d'une solution permanente. Si nous ne brisons pas le cycle
sanglant de la violence et de la vengeance tribale, il n'y a pas d'issue
positive. Il est de la responsabilité du monde, et principalement de l'Europe,
d'arrêter le gouvernement de l'Etat d'Israël. Le monde a les moyens pour ce
faire et il est temps qu'il en fasse usage. Car dans les circonstances
actuelles, tout silence sera considéré comme un acquiescement. [Traduction de Stephane et Victor Ginsburgh]
(1) «Target
Bank»
18. La mort a un gouvernement par Nourit
Peled-Elhanan
in Yediot Aharonot (quotidien israélien) du dimanche 2
décembre 2001
[traduit de l'hébreu par Pascal
Fenaux]
[Nourit Peled-Elhanan est la fille du général
Mattityahou Peled, une gloire militaire d'Israël devenu, après 1967, un
adversaire acharné de la colonisation. Elle-même est une victime du terrorisme
aveugle: en 1997, sa fille Smadar, quatorze ans, a succombé à un attentat du
Hamas à Jérusalem. Elle est membre du Cercle des Parents, une association qui
réunit des familles israéliennes et palestiniennes endeuillées qui militent en
faveur de la paix. En décembre 2001, le Parlement européen lui a décerné le prix
Sakharov des droits de l'Homme, en même temps qu'au Palestinien Izzat Ghazzawi,
qui a lui aussi perdu un enfant dans le conflit. Cet article de Nourit Peled-Elhanan a été publié au lendemain
d'un attentat revendiqué par le Hamas, le 2 décembre 2001 à
Jérusalem.]
Au lendemain d'une guerre, Dylan Thomas avait écrit un poème
dont le titre hébreu est : "Et la Mort n'aura pas de gouvernement". En Israël,
la Mort a un gouvernement. La Mort gouverne ici et ce gouvernement est un
gouvernement de mort. C'est pourquoi, la chose la plus surprenante dans
l'attentat du 2 décembre, comme dans tous ceux qui l'ont précédé, c'est que nous
en soyons surpris.
La machine de propagande et d'endoctrinement israélienne a
réussi à présenter ces attentats comme détachés de la réalité israélienne. Le
récit présenté par les médias israéliennes (et américaines) est un récit dans
lequel il y a des assassins "arabes" et des victimes israéliennes dont le seul
péché est d'avoir demandé sept jours de trêve.
Pourtant, quiconque a suffisamment de mémoire pour regarder
quelques années, quelques jours ou quelques heures en arrière, sait que
l'histoire est tout autre. Il sait que le dernier attentat n'est que la dernière
manifestation en date d'un enchaînement d'événements
effrayants et sanglants qui n'ont pas cessé de se succéder depuis 34 ans et qui
n'ont qu'une seule et unique cause : une occupation cruelle. Une occupation
faite d'humiliations, de chômage, de démolitions de logements, de destructions
de récoltes, d'assassinats d'enfants, d'incarcérations de mineurs sans jugement
et dans des conditions effrayantes, de nouveaux-nés qu'on laisse mourir aux
barrages et, enfin, de duplicité politique.
La semaine passée, après l'assassinat d'Abou Hannoud (chef de
l'aile militaire du Hamas), une journaliste du Yediot Aharonot m'avait demandé
si je me sentais "soulagée" et si cela ne m'avait pas hanté de savoir "qu'un tel
assassin se promenait en liberté". Je lui avait répondu que je n'étais pas
soulagée et que je ne le serais pas tant que les assassins d'enfants
palestiniens se promèneraient en liberté. Les assassins d'enfants, les
assassinats de suspects sans procès ni jugement et, quelques heures avant les
attentats du 2 décembre, l'assassinat d'un enfant palestinien de dix ans sont
l'assurance que les Israéliens ne pourront plus laisser leurs propres enfants en
sécurité sur le chemin de l'école. Chaque enfant israélien paiera la mort des
cinq enfants palestiniens de Gaza (tués par une bombe israélienne), comme celle
d'autres enfants à Ramallah et à Hébron.
Les Palestiniens ont appris d'Israël que toute victime était
vengée au décuple et au centuple. Ils ont déclaré à plusieurs reprises que, tant
qu'il n'y aurait pas de paix à Ramallah et à Jénine, il n'y aurait pas de paix à
Jérusalem et à Tel Aviv. Cela signifie que les sept jours de calme ne doivent
pas être respectés par les seuls Palestiniens, mais également par l'armée
d'occupation israélienne. Nourit Peled-Elhanan.
19. Les bases de la coexistence
par Edward W. Said
in Al Hayat (quotidien arabe publié à Londres) du mercredi 5
novembre 1997
[traduit de l'anglais par Olivier
Roy]
(Cet article est paru originellement dans le quotidien Al
Hayat a été repris dans le livre The End of the Peace Process
- Oslo and After, publié en anglais en 2000.)
Une des différences
les plus importantes entre les Arabes qui vivent dans le monde arabe et ceux qui
vivent en Occident est que ces derniers sont contraints de faire face, sur une
base quasi quotidienne, à l'expérience juive de l'antisémitisme et du génocide.
Année après année, de nouveaux livres, films, articles et photographies sont
déversés en quantité sans cesse croissante. L'année dernière a été l'année de la
Liste de Schindler, le film de Steven Spielberg qui a littéralement placé les
horreurs de l'Holocauste sous les yeux de centaines de millions de gens. Il y a
eu nombre de controverses quant aux raisons de la catastrophe allemande: comment
une nation éminemment civilisée qui avait produit les plus grands philosophes et
musiciens européens, et parmi ses plus brillants scientifiques, poètes et
érudits, a-t-elle pu non seulement descendre dans la folie du nazisme, mais
aussi dans le plus horrible programme d'extermination humaine de l'Histoire?
Quiconque vit aujourd'hui aux États-Unis, en France ou ailleurs en Europe ne
peut en aucun cas échapper aux images d'Auschwitz et de Dachau, les rappels
constants de la souffrance et des tourments juifs, l'évidence perpétuelle d'une
inhumanité massive principalement dirigée contre un peuple, les Juifs, qui,
malgré leurs réalisations et contributions à la culture, ont été réduits au
statut de simples animaux à gazer et incinérer par millions.
Il est indéniable qu'une importante partie de cette histoire circule
aujourd'hui dans toutes les universités, écoles, musées et dans les discours
publics en Occident, mais qu'elle fait aussi l'objet de controverses, alimentées
plus récemment par le livre Hitler's Willing Executioners de Daniel Goldhagen.
L'idée de Goldhagen est que tous les Allemands, pas seulement le Parti nazi et
les psychopathes de l'entourage de Hitler, étaient préparés et ont effectivement
participé au génocide contre les Juifs. La plupart des historiens ont affirmé
leur désaccord avec cette vision extrême, mais la question de la culpabilité
européenne et plus particulièrement chrétienne continue de travailler le monde
occidental. Parmi les Juifs états-uniens, dont la communauté a été préservée des
horreurs de ce qui est arrivé en Europe, l'Holocauste est étudié et commémoré
avec ferveur; il est à noter, par exemple, que Washington est le site d'un musée
colossal dédié à l'Holocauste et non le site où l'extermination des Amérindiens
ou de millions d'esclaves africains serait commémorée. Ainsi, l'Holocauste est
d'une certaine façon utilisé rétrospectivement pour justifier des actualités
politiques contemporaines. Un lien est constamment fait par les critiques entre
l'histoire de la souffrance juive et le triomphe de la communauté juive
états-unienne, ou entre l'Holocauste et Israël, l'un menant à l'autre et y
apportant vengeance. De plus, il y a certainement eu suffisamment de révélations
de documents pour démontrer que le mouvement sioniste dominant a parfois été
moins intéressé par la sauvegarde de tout le peuple juif de l'extermination, que
par la délivrance de quelques-uns pour la colonisation en Palestine;
similairement, des dirigeants sionistes symboliques d'extrême-droite (par
exemple [Yitzhak] Shamir) ont contacté les Allemands pendant la période nazie
pour avoir leur soutien et leur aide.
Quoi qu'il en soit, l'énormité absolue de ce qui s'est déroulé entre 1933
et 1945 défie nos pouvoirs de description et de compréhension. Plus on étudie
cette période et ses excès, plus on doit conclure que pour tout être humain
décent, le massacre de tant de millions d'innocents doit peser lourdement sur
les générations subséquentes, qu'elles soient juives ou non juives. Peu importe
à quel point on peut être d'accord avec, disons, Tom Segev dans son livre The
Seventh Million, à l'effet qu'Israël a exploité l'Holocauste à des fins
politiques, il n'y a guère de place pour douter que la mémoire collective de la
tragédie et le fardeau de peur qu'elle impose à tous les Juifs aujourd'hui ne
doivent pas être minimisés; il y a bien sûr eu d'autres massacres collectifs
dans l'histoire humaine (les Amérindiens, Arméniens, Bosniaques, Kurdes, etc.)
et certains n'ont effectivement pas été correctement reconnus par les auteurs ni
adéquatement compensés, mais il n'y a aucune raison, selon moi, de ne pas
s'ouvrir à l'horreur de la tragédie particulière affectant le peuple juif et de
ne pas la respecter. En tant qu'Arabe, je trouve important de comprendre cette
expérience collective avec autant de ses détails concrets qu'il est possible:
cet acte de compréhension garantit l'humanité et la résolution de celui qui s'y
attarde, afin qu'une telle catastrophe ne soit pas oubliée et ne se reproduise
jamais. Une telle vision de la souffrance juive a été fournie aux analystes
arabes durant le procès d'Adolf Eichmann en Israël dans les années soixante,
alors qu'Israël utilisait ce procès pour étaler toutes les horreurs du génocide
nazi. Des analystes de la droite phalangiste au Liban ont prétendu que toute
cette affaire n'était que propagande sans fondement, mais ailleurs dans la
presse arabe de l'époque (en Égypte et dans les principaux médias libanais),
l'affaire Eichmann a été relatée avec toute la considération due aux événements
épouvantables qui se sont déroulés en Allemagne au cours de la guerre. Cela n'a
pas empêché, selon une étude de l'époque par le Dr Oussama Makdissi, un jeune
historien libanais de l'Université Rice à Houston, Texas, les reportages arabes
consacrés au procès de démontrer que, bien que ce qui a été fait aux Juifs en
Allemagne a effectivement été un crime contre l'humanité, le crime israélien de
dépossession et d'expulsion de tout un peuple n'en constitue pas moins un crime
de la même espèce. Le Dr Makdissi a découvert qu'il n'y avait aucune tentative
pour établir une symétrie entre l'Holocauste et la catastrophe palestinienne,
mais que, jugés selon les même standards, Israël et l'Allemagne étaient tous
deux coupables de crimes haineux de grande ampleur. Ma propre perception est que
le procès Eichmann a peut-être été utile aux Arabes au cours des batailles
psychologiques des années soixante comme manière de démontrer l'insensibilité
israélienne envers les Arabes, mais pas comme façon de renseigner les lecteurs
arabes sur l'expérience juive.
Je mentionne tout cela dans un article sur la coexistence puisque cela
souligne l'ironie historique de la présente impasse, que peut-être seuls les
Juifs et les Arabes de la diaspora peuvent reconnaître pleinement et, d'une
certaine façon, transcender. Tous, sauf les observateurs les plus entêtés et
naïfs, concèdent qu'il n'y a présentement aucune paix. Comme je l'ai écrit dans
mon dernier article, le comportement récent d'Israël, tel que représenté par la
brutalité erratique et non provoquée de Netanyahou, se place dans un continuum
commençant dans les premiers jours du pays, au cours desquels le mépris, le
déploiement de la puissance féroce et la brutalisation systématique des
Palestiniens constituaient la prémisse centrale. D'autre part, cette politique
lamentable ne justifie en aucun cas les tentatives rétrospectives, par les
Israéliens et les Palestiniens, d'utiliser l'Holocauste pour justifier la
cruauté israélienne, ou de rejeter l'Holocauste comme étant sans pertinence
voire même peu vraisemblable. Le cynisme n'aide pas; comme l'a déjà dit Oscar
Wilde, un cynique connaît le prix de tout, mais ne connaît la valeur de rien. On
peut être aussi intolérants envers la position israélienne au sujet de la
«sécurité psychologique» qu'envers les récents efforts arabes pour recueillir le
soutien de gens avilis comme Roger Garaudy pour remettre en question les six
millions de victimes. Rien de tout cela ne sert la cause de la paix ou d'une
réelle coexistence entre deux peuples dont la part respective de souffrances
historiques les rend inextricables.
Toutefois, excepté quelques intellectuels juifs ici et là - par exemple, le
rabbin états-unien Marc Ellis ou le professeur Israël Shahak - les réflexions
faites aujourd'hui sur l'histoire désolante de l'antisémitisme et de la solitude
juive par des intellectuels juifs sont inadéquates. Il y a un lien à faire entre
ce qui est arrivé aux Juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale et la
catastrophe du peuple palestinien, mais il ne peut être fait sur une base
exclusivement rhétorique ni être présenté comme argument pour démolir ou
diminuer le véritable contenu de l'Holocauste autant que celui de 1948. Il n'y
en a pas un qui est égal à l'autre; similairement, aucun des deux n'excuse la
violence actuelle, et finalement aucun des deux ne doit être minimisé. Il y a
suffisamment de souffrance et d'injustice pour tout le monde. À moins qu'un lien
soit fait, permettant de démontrer que la tragédie juive a directement provoqué
la catastrophe palestinienne, disons par nécessité (au lieu de volontairement),
nous ne pouvons coexister comme deux communautés marquées par une souffrance
détachée et incommunicable. L'échec d'Oslo a été de planifier en termes de
séparation une partition clinique de peuples en entités individuelles, mais
inégales, au lieu de comprendre que le seul moyen de s'élever au-delà de la
violence sans fin et de la déshumanisation est d'admettre l'universalité et
l'intégrité de l'expérience de l'autre et de commencer à planifier une vie
commune ensemble.
Je ne vois pas du tout comment (a) ne pas percevoir les Juifs d'Israël
comme le résultat réel et permanent de l'Holocauste, et (b) ne pas exiger de
leur part la reconnaissance de ce qu'ils ont fait aux Palestiniens pendant et
après 1948. Cela veut dire qu'en tant que Palestiniens, nous leur demandons la
considération et la réparation, sans pour autant minimiser leur propre histoire
de souffrance et de génocide. C'est là la seule reconnaissance mutuelle qui
vaille, et le fait que les gouvernements et les dirigeants actuels soient
incapables de tels gestes témoigne de la pauvreté d'esprit et d'imagination qui
nous afflige tous. C'est ici que les Juifs et les Palestiniens vivant hors de la
Palestine historique peuvent jouer un rôle constructif, que ceux qui vivent à
l'intérieur ne peuvent jouer sous la pression quotidienne de l'occupation et de
la confrontation dialectale. Le dialogue doit porter sur ce dont je viens de
parler, et non pas sur des questions dégradées de stratégie politique et de
tactiques. Lorsqu'on observe les grandes lignes de la philosophie juive de Buber
à Levinas et qu'on y perçoit une absence presque totale de réflexion sur la
question palestinienne, on réalise le chemin qu'il faut parcourir. Ce qui est
donc souhaitable est une notion de coexistence qui respecte les différences
entre les Juifs et les Palestiniens, mais qui respecte aussi l'histoire commune
de luttes différentes et de survivances inégales qui les lient.
Il ne peut y avoir d'impératif éthique et moral plus élevé que des
discussions et des dialogues à ce propos. Nous devons accepter l'expérience
juive avec tout ce qu'elle implique d'horreurs et de peurs, tout en exigeant que
notre expérience reçoive autant d'attention ou peut-être un autre niveau
d'actualité historique. Qui voudrait moralement mettre sur un même niveau une
extermination de masse avec une dépossession de masse? Ce serait de la folie que
d'essayer. Mais elles sont liées - ce qui est différent - dans la lutte pour la
Palestine, qui a été si intransigeante, ses éléments si irréconciliables. Je
sais qu'il peut sembler impertinent de parler d'agonies juives antérieures à un
moment où les terres palestiniennes sont encore saisies, où nos maisons sont
démolies, notre existence quotidienne étant encore sujette aux humiliations et à
la captivité qui nous sont imposées par Israël et ses nombreux partisans en
Europe et surtout aux États-Unis. Je n'accepte pas la notion voulant qu'en
prenant nos terres, le sionisme a réalisé la rédemption des Juifs, et on ne
pourra jamais me faire acquiescer au besoin de déposséder le peuple palestinien.
Mais je peux admettre la notion voulant que les distorsions de l'Holocauste ont
créé des distorsions chez ses victimes, qui sont elles-mêmes reproduites chez
les victimes du sionisme, c'est-à-dire les Palestiniens. Comprendre ce qui est
arrivé aux Juifs en Europe sous le nazisme signifie comprendre ce qui est
universel dans l'expérience humaine dans des conditions calamiteuses. Cela veut
dire la compassion, la sympathie humaine et la répugnance totale envers l'idée
de tuer des gens pour des raisons ethniques, religieuses ou nationalistes.
Je n'attache aucune condition à une telle compréhension et compassion: on
les exprime pour elles-mêmes, non pas pour des avantages politiques. Toutefois,
un tel avancement de la conscience de la part des Arabes doit être accompagné
d'une égale volonté de compassion et de compréhension de la part des Israéliens
et des partisans d'Israël qui se sont engagés dans toutes sortes de dénis et
d'expressions de non responsabilité défensive lorsqu'on mentionne le rôle
central d'Israël dans notre dépossession historique en tant que peuple. Cela est
déplorable. Il est tout autant inacceptable de dire simplement (comme le font
plusieurs sionistes libéraux) que nous devrions oublier le passé et accepter
deux États séparés. Cela est une insulte à la mémoire juive de l'Holocauste
autant qu'aux Palestiniens qui continuent d'être dépossédés aux mains d'Israël.
Le fait élémentaire est que les expériences juive et palestinienne sont
historiquement, en fait physiquement, liées: les séparer l'une de l'autre
équivaut à falsifier ce qu'il y a d'authentique en chacune d'elle. Nous devons
penser nos histoires ensemble, si difficile que cela puisse être, afin qu'il
puisse y avoir un futur commun. Et ce futur doit comprendre les Arabes et les
Juifs ensemble, libres de tout plan exclusiviste ou basé sur un déni visant le
bannissement de l'un par l'autre, que ce soit théoriquement ou politiquement.
C'est là le réel défi. Le reste est bien plus
simple.