1. Les bandes armées font la loi à Naplouse
- Bouclée par l'armée israélienne, la ville témoigne de l'effondrement de
l'Autorité palestinienne par Patrick Saint-Paul
in Le Figaro
du samedi 3 avril 2004
Naplouse : de notre envoyé spécial - Le maire de Naplouse ne sort
jamais sans ses molosses en armes engoncés dans leurs blousons de cuir. Hassan
Shakah ne se sent plus en sécurité nulle part dans sa cité, naufragée par trois
ans et demi d'intifada. Autrefois, la plus grande ville de Cisjordanie, avec ses
deux cent mille habitants, était le poumon économique des Palestiniens.
Aujourd'hui, elle est un concentré de tous leurs problèmes. Considérée par
l'armée israélienne comme le «centre de la terreur palestinienne», Naplouse est
soumise à un régime de bouclages et d'incursions israéliennes particulièrement
sévère. Résultat : la ville se décompose de l'intérieur. Rongée par le chômage
et la corruption, minée par les rivalités politiques, incapable d'offrir la
sécurité à ses citoyens, Naplouse est passée sous la coupe des gangs
armés.
La ville compte 70% de chômeurs, selon son gouverneur Mahmoud Alloul. Elle
est au bord de la faillite. Impuissante, l'Autorité palestinienne y a abdiqué, à
l'image du maire de Naplouse. Hassan Shakah a présenté sa démission à Yasser
Arafat le mois dernier pour protester contre le chaos qui règne à Naplouse. «Le
siège de la ville et les incursions israéliennes ont détruit la société,
l'économie et la situation sécuritaire, résume Hassan Shakah. Les Israéliens
interdisent à nos policiers de porter des armes, permettant ainsi à des bandes
armées de prendre le contrôle des rues.»
Trois ans et demi d'encerclement et d'opérations de Tsahal ont laissé la
ville en ruine. Les bandes armées imposent leur loi sur ses décombres. Elles
rackettent les commerçants et les citoyens ordinaires. Des femmes sont violées
sans que les coupables ne soient inquiétés. Les assassins courent les rues.
Depuis le début de l'intifada, 34 meurtres inter-palestiniens ont été commis à
Naplouse, selon le maire, sans qu'un seul tueur n'ait pu être interpellé. Il y a
quelques semaines, une mère a été abattue parce qu'un gang armé refusait que sa
fille épouse l'homme qu'elle avait choisi. Après l'assassinat de la mère, la
fille s'est mariée avec celui que les criminels lui ont désigné. Le frère de
Hassan Shakah a été assassiné, fin décembre, dans une embuscade dont le maire
était la cible.
«Il n'y a pas d'enquête, pas de justice, des milliers de cas non résolus
par des tribunaux sans juges. Et l'Autorité palestinienne ne fait rien, accuse
le maire. Pourtant c'est son devoir. Les gens obéissent à Arafat, mais ils lui
mentent. Ses conseillers lui ont fait croire que 30 meurtres ont été commis à
Naplouse et que 27 assassins croupissent derrière les barreaux. Pourtant la
ville compte 1 300 policiers et 4 000 membres des forces de sécurité au total.
Avec 4 000 hommes, même sans armes, on peut faire quelque chose pour protéger
les gens. C'est une question de volonté. Ma démission est un cri d'alarme. Si
rien ne change je quitterai mes fonctions le 1er mai.»
A Naplouse, encore plus qu'ailleurs dans les Territoires palestiniens, le
soutien à l'Autorité palestinienne, paralysée par les incursions israéliennes et
les problèmes financiers, s'effrite chaque jour. Selon une étude conduite
récemment par un centre de recherche palestinien, 54% des Palestiniens estiment
que l'Autorité palestinienne n'existe déjà plus en réalité. Au bord de la
banqueroute, l'Autorité traîne des pieds pour mettre en oeuvre les réformes
indispensables à sa survie financière et au retour de l'aide
internationale.
L'Autorité palestinienne a été créée après les accords d'Oslo de 1994, pour
gouverner les zones sous contrôle palestinien en Cisjordanie et dans la bande de
Gaza. Parmi ses responsabilités figurait l'obligation de mettre en place une
police pour contrôler les Territoires palestiniens. Elle devait à la fois
protéger les citoyens et combattre les groupes de militants armés pour empêcher
les attaques contre Israël. L'Autorité a été placée dans la position intenable
de sous-traitant pour la sécurité d'Israël alors que les implantations juives se
développaient dans les territoires censés passer sous contrôle
palestinien.
A Naplouse, pour de nombreux habitants, le maire, qui représente l'Autorité
palestinienne de Yasser Arafat, fait partie du problème. «Le maire fait du
cinéma pour qu'on le retienne, estime un marchand de légumes. Il a mis de la
colle forte sur son fauteuil et il n'est pas près de partir. Shakah est parti de
zéro et maintenant il est l'homme le plus riche en ville. Pourquoi
renoncerait-il à tout ça ?» Beaucoup de citoyens considèrent les groupes armés,
qui résistent à «l'occupation israélienne» et inquiètent Hassan Shakah, comme
des Robins des bois.
«Le maire a détourné l'argent de la municipalité, raconte un adjoint de
Naïf Sharekh, le chef des brigades des martyrs d'al-Aqsa à Naplouse. S'il
n'était pas aussi corrompu, il pourrait aller acheter des tomates au marché sans
avoir peur. Il paie ses gardes du corps 200 000 shekels par mois (40 000 euros).
C'est une vraie milice. Au départ nous ne voulions pas nous mêler de ces
affaires, car notre priorité c'est de lutter contre l'oppression israélienne.
Mais finalement nous sommes obligés.» Lorsqu'un conflit oppose des citoyens au
maire, ils se tournent vers les groupes armés qui leur offrent une «protection».
«L'électricité ici est la plus chère de toute la Cisjordanie, poursuit le
militant des brigades. Les gens n'ont pas d'argent pour payer. Lorsque le maire
envoie ses hommes pour leur couper le courant, nous envoyons un groupe pour
protéger les citoyens et empêcher la coupure.»
Naplouse est devenue un petit Chicago. Le gouverneur de la ville, rival
politique du maire, range son pistolet dans un tiroir en entrant dans son
bureau. Contrairement au maire, Mahmoud Alloul en impose dans les rues de
Naplouse : il a gagné ses galons de résistant lorsque son fils a été tué par des
soldats israéliens au cours d'une manifestation. «Mais on ne sait jamais,
dit-il. Il vaut mieux être sur ses gardes, on n'est pas à l'abri d'un traître ou
d'un collabo. Je prends aussi le pistolet pour lutter contre les
occupants.»
L'Autorité palestinienne est incapable d'élaborer une réponse politique
pour contrer Israël. 30% de Palestiniens vont jusqu'à dire qu'il serait dans
«l'intérêt national» de la dissoudre, pour forcer l'État hébreu à assumer le
fardeau palestinien.
2. L’assassinat d’un journaliste, en
Irak par Robert Fisk
in The Independent (quotidien britannique) du
samedi 3 avril 2004
[traduit de l’anglais par
Marcel Charbonnier]
J’ai passé la matinée, hier, dans
une maison de Bagdad, assis en compagnie d’un pauvre vieux et de sa fille : ils
pleuraient leur fils et frère adoré, tué par des militaires américains.
Maintenant, vous allez me demander pourquoi je n’écris pas au sujet de Faloujah
et des atrocités qui s’y sont déroulées, voici trois jours de cela : le meurtre
cruel et atroce de quatre Américains, qui furent extirpés, alors qu’ils
imploraient qu’on leur laissât la vie sauve, de leurs deux voitures de fonction,
brûlés, mutilés, leurs cadavres étant traînés dans les rues, puis pendus, nus –
je n’ose pas dire : leurs cadavres, mais ce qui restait de leurs cadavres – au
parapet d’un vieux pont rouillé enjambant l’Euphrate, vestige des British
Railways. La réponse est simple. Le proconsul étatsunien Paul Bremer a qualifié
leur mort de « barbare et inexcusable ». Paul Bremer a certes raison. Mais leur
mort n’a rien d’inexplicable.
Ce vieil homme effondré s’appelle Abdul-Aziz
Al-Amaïri, et sa fille se prénomme Sundus. Leur fils et frère était journaliste,
plus exactement cameraman. Tout ce que j’ai vu de lui, ce sont des lambeaux de
son cerveau, sur le siège arrière de la voiture dans laquelle lui, Ali Abdul
Aziz, et son collègue reporter, Ali al-Khatib, ont été abattus par des troupes
américaines, il y a tout juste deux semaines. C’est parce que j’ai failli,
personnellement, perdre la vie, sur une frontière de l’Afghanistan, en décembre
2001, que je me suis particulièrement intéressé à ces pauvres gens – et à ce qui
leur était advenu. Eux aussi, c’étaient des journalistes…
Alors, voici
quelques faits. Il y a deux jeudis de cela, un missile s’écrasait sur un hôtel,
au sud de Bagdad. La chaîne de télévision arabe flambant neuve, Arabia, envoya
une équipe pour couvrir cet incident. Les deux Ali arrivèrent sur les lieux de
l’attaque, avec leur chauffeur, Abu Mariam, qui arrêta leur voiture à environ
deux cent cinquante mètres, et alla parler aux soldats US qui barraient la
route. Ils les informèrent qu’ils pourraient filmer, mais qu’ils n’étaient pas
autorisés à faire des prises de vue debout (des "stand-uppers », en jargon
journalistique) : ils ne pouvaient donc pas filmer leur reporter, avec le
bâtiment détruit en arrière-fond. Ils terminèrent leur reportage, regagnèrent
leur véhicule et s’apprêtèrent à repartir.
Mais, tandis qu’ils s’apprêtaient
à démarrer, un Irakien âgé de soixante-sept ans, Tariq Abdul-Ghani, descendait
la rue avec sa Volvo en direction du barrage militaire américain, sans imaginer
qu’il commettait une quelconque infraction. Il termina sa course dans une grêle
de balles américaines. Sa famille – avec laquelle j’ai aussi parlé, longuement –
m’a dit qu’il a eu le corps transpercé de trente six balles. La Volvo alla
s’écraser sur un des véhicules américains. La veuve et le fils de Tariq disent
qu’il était impossible qu’il ait vu le checkpoint américain. Les deux reporters
et leur chauffeur Abu Mariam étaient à cent vingt mètres du drame. Ali
al-Khatib, le reporter, dit à Abu Mariam de ne pas suivre la Volvo, mais au
contraire de faire demi-tour en traversant le terre-plein central et de repartir
en sens inverse.
Abu Mariam obtempéra. « Nous avons traversé le terre-plein
central et nous avons commencé à nous éloigner des Américains, en sens contraire
», dit-il. « Nous étions déjà assez loin quand une balle a atteint notre
voiture. Puis les balles se mirent à défiler, à travers la vitre arrière. Le
cameraman a été atteint à la tête, puis Ali al-Khatib, le reporter, a appuyé
soudain sa tête sur mon épaule, en disant : « Abu Mariam !… ». J’ai
obliqué à droite. Nos collègues d’Al-Arabia m’ont appelé au téléphone, demandant
: « Que se passe-t-il ? ». J’ai répondu : « Allez vous faire voir ! Il faut que
je trouve un hôpital – je ne sais pas où est le plus proche ! » Je les ai
emmenés à l’hôpital Ibn al-Nafis. Ali al-Amaïri était mort, avant qu’on
l’atteigne. L’autre Ali est mort le lendemain. »
Trois civils de plus
venaient ainsi de mourir dans l’Irak « libéré ». La chaîne Arabia répliqua avec
fureur. Ils exigèrent que les Américains fassent une enquête, et ils décorèrent
leur bureau central à Bagdad avec des posters de deuil. Au début, les Américains
ont déclaré qu’ils ne pouvaient avoir tué le reporter et son cameraman. Les deux
avaient été tués par une seule balle dans la tête. Comment était-il possible que
des soldats américains aient pu, d’une telle distance, tirer avec une précision
telle qu’ils aient pu tuer deux hommes d’une seule balle dans la tête ?
Bravo, les mecs ! Elémentaire, mon cher Watson !
C’est ainsi qu’en
compagnie du fils du chauffeur de la Volvo, Ali Tariq al-Hashimi, nous nous
sommes rendus au commissariat de police où il désirait enregistrer le décès de
son père. Le commissaire irakien du poste de police du quartier de Mesbah était
poli, sympathique : il nous montra les documents relatifs à l’incident. Le fils
du conducteur de la Volvo demanda ce qu’étaient devenus et la voiture et ce
qu’il y avait dedans. « Vous devez aller demander ça aux Américains », lui
fut-il répondu.
« La base américaine, j’y suis déjà allé. Elle est située
dans le palais présidentiel », me dit-il. « Ils ont dit que je ne pourrai pas
récupérer la voiture. J’ai demandé le portefeuille de mon père, son argent, sa
montre bracelet et son alliance. Le soldat était au téléphone. Il me dit : «
Oublie donc cette bagnole – pourquoi insistes-tu ? » Je lui ai dit que je
voulais l’installer dans mon jardin, parce que j’y voyais un symbole de la mort
de mon père. Il était sympa. Il a baissé la tête et il m’a serré la main, en me
disant à quel point il était désolé. »
Plus dérangeants encore furent les
propos du commissaire du quartier Mesbah. Il me dit que, peu après l’incident,
des soldats américains sont venus dans son commissariat et ils ont fini de
casser la vitre arrière de la Volvo, pour qu’il n’y ait plus aucune trace des
impacts des balles mortelles. C’était horrible : il y avait encore des débris du
cerveau d’Ali al-Amaïri sur le siège arrière. Mais, dominant mon horreur, je
suis monté dans le véhicule, et j’ai pu recenser neuf trous à travers les sièges
arrière et le pare-brise.
Quelques jours après, les Américains avaient une
autre version de la tuerie. La Volvo se serait approchée du checkpoint à grande
vitesse ; les soldats auraient cru qu’ils étaient attaqués, ils auraient tiré
sur le véhicule et certaines de leurs balles pourraient avoir atteint la voiture
d’Al-Arabia tandis qu’elle s’éloignait à grande vitesse. Les soldats américains
n’auraient pas su qu’ils avaient atteint les journalistes. Les Américains
admettaient leur responsabilité, mais affirmaient qu’ils n’avaient pas tiré
délibérément.
Hmmm. Reste un petit problème… Si les journalistes ont fait
demi-tour, traversant le terre-plein central, c’est parce que leur Volvo était
prise pour cible. Ils n’ont pas fait demi-tour avant qu’on leur tire dessus.
Alors, comment pourraient-ils avoir été atteints par les mêmes rafales qui
avaient tué Tariq Abdul-Ghani, l’Irakien de soixante-sept ans, lequel était déjà
mort quand ils ont pris la décision de partir ? Et pourquoi des soldats
américains sont-ils venus finir de casser la vitre arrière de la Volvo,
plusieurs heures après, parce que les trous laissés par les balles auraient pu
prouver combien de rafales avaient été tirées sur la voiture ?
Hier matin, de
retour dans le salon de la famille. Le vieux Abdul-Aziz pleurait, et sa fille –
Sundus, sœur du cameraman disparu Ali – pleurait, elle aussi. « Les Américains
sont venus nous libérer – et ils nous ont tué notre Ali. La dernière fois où
nous l’avons vu, il nous a dit qu’il allait bien… Mais, ensuite, il n’a pas
franchi le portail de la maison. Il est revenu, il a demandé à son père de
l’embrasser, et il a embrassé notre père trois fois. Il nous a téléphoné
quelques minutes avant de partir pour son dernier reportage. Il nous a dit que
tout irait bien. »
Et voilà : trois familles de plus – des Irakiens honnêtes,
dignes, cultivés et croyant en la même liberté et en la même démocratie
auxquelles nous croyons, nous Occidentaux – sont aujourd’hui en colère contre
l’occupation américaine de l’Irak. « Je n’avais qu’un frère, et les Américains
nous l’ont pris. Où puis-je trouver un autre frère ? » s’écria Sundus. Ali
al-Amaïri était marié, sans enfant. Son collègue reporter n’était marié que
depuis quatre mois. Sa femme attend un enfant. Le conducteur de la Volvo,
Abdul-Ghani, laisse une veuve, son fils et ses trois filles. Tous m’ont offert
le thé et l’assurance de leur amour de la paix et de l’amitié. Et tous haïssent
l’occupation et les militaires américains.
Non. Je ne pense pas que cela
puisse excuser la barbarie de Faloujah. Mais je comprend la haine inextinguible
que ces Irakiens endeuillés ressentent. Les Américains, après tout, ont bien tué
trois journalistes occidentaux, le 9 avril de l’année dernière, un cameraman
devant la prison d’Abu Ghoraïb, quelques mois après, et encore un cameraman de
la chaîne américaine ABC à Faloujah, la semaine dernière ? Et les deux Ali, le
mois dernier. « Nous exprimons nos regrets, après la mort accidentelle des
employés de la chaîne Arabia », ont déclaré les responsables militaires
américains, au début de la semaine. Et voilà : c’est réglé.
Que pourrais-je
ajouter ? Peut-être, comme j’ai pu l’écrire, après d’autres morts innocentes, en
Bosnie, voici douze ans, devrais-je terminer chacun de mes reportages en Irak
par ces mots : « Faites gaffe à vos gueules ! »
3. Sharon n'exclut par l'élimination d'Arafat
Dépêche de l'Agence France Presse du vendredi 2 avril 2004,
16h13
JERUSALEM - Le Premier ministre israélien Ariel
Sharon a laissé planer vendredi la menace d'une élimination physique du
dirigeant palestinien Yasser Arafat dont Israël réclame déjà depuis plusieurs
mois la mise à l'écart.
A Jérusalem-est, la police israélienne a assiégé durant une heure vendredi
la Mosquée Al-Aqsa de Jérusalem, troisième lieu saint de l'Islam, après des jets
de pierres de jeunes Palestiniens, dont plusieurs ont été blessés et d'autres
arrêtés.
La police israélienne a tiré des grenades lacrymogènes à l'intérieur de la
Mosquée Al-Aqsa, le troisième lieu saint de l'Islam, où se trouvaient des
centaines de jeunes Palestiniens. Les policiers ont tiré des grenades
lacrymogènes, des grenades à souffle et des billes caoutchoutées sur des jeunes
qui s'étaient réfugiés dans la mosquée, à la suite de heurts ponctués de jets de
pierres.
Les forces de police déployées autour de la Mosquée ont dans un premier
temps bloqué les entrées, tirant à travers les fenêtres, puis se sont retirées à
quelques dizaines de mètres, laissant sortir les fidèles. La police a interpellé
une quinzaine de jeunes au moins, selon une source policière.
Les fidèles juifs ont dû être éloignés du Mur des Lamentations, le
principal lieu saint du judaïsme, en contrebas de l'esplanade, a indiqué un
rabbin chargé du service.
En Cisjordanie, un jeune Palestinien a été tué vendredi par des tirs de
l'armée israélienne lors d'affrontements à Bethléem, ont indiqué des sources
médicales et des témoins.
Nassar Issa Hajahjeh, 16 ans, a été mortellement blessé par des balles à la
tête et à la poitrine quand les soldats ont ouvert le feu sur des Palestiniens
qui leur lançaient des pierres, selon les mêmes sources.
Ces tirs se sont produits près du tombeau de Rachel, qui constitue une
enclave sous contrôle israélien. Ce lieu saint juif est ouvert par l'armée
uniquement aux fidèles juifs.
Dans la bande de Gaza, un Palestinien a été tué lors d'une incursion de
l'armée israélienne qui a commencé dans la nuit de jeudi à vendredi à Rafah
(sud). Ces décès portent à 3.888 le nombre de tués depuis le début de l'Intifada
fin septembre 2000, dont 2.922 Palestiniens et 897 Israéliens.
M. Sharon a affirmé que le Président de l'Autorité palestinienne "n'avait
aucune assurance" sur la vie, n'excluant pas son élimination, dans plusieurs
interviews vendredi à la presse israélienne. "Je ne proposerais à aucune
compagnie d'assurance de l'assurer" sur sa vie, a déclaré M. Sharon au quotidien
Haaretz. "Quiconque tue un juif ou frappe un citoyen israélien ou envoie
quelqu'un tuer des juifs est un homme dont le sang retombera sur la tête",
autrement dit qui sera responsable de sa propre mort, a ajouté M. Sharon.
L'Autorité palestinienne a aussitôt fustigé ces propos. "C'est une menace
sérieuse et grave qui vise à torpiller le processus de paix", a déclaré Nabil
Abou Roudeina, le principal conseiller de M. Arafat. Côté israélien, les
commentateurs des radios estimaient plutôt ces propos étaient à usage interne,
pour complaire à la base de son parti, le Likoud, avant un référendum du parti
sur le plan de M. Sharon d'un retrait de Gaza. Le chef d'état-major, le général
Moshé Yaalon, avait déjà laissé entendre le 23 mars que M. Arafat et le leader
du Hezbollah libanais Hassan Nasrallah pourraient à leur tour être assassinés,
au lendemain de la mort du chef spirituel du Hamas, cheikh Ahmad Yassine,
victime d'un raid d'hélicoptères israéliens. M. Arafat est cerné depuis décembre
2001 par l'armée israélienne à Ramallah, en Cisjordanie. Le cabinet de sécurité
israélien avait pris en septembre 2003 la décision de principe de se
"débarrasser" de M. Arafat, sans préciser de quelle manière.
Sur le plan diplomatique, M. Sharon a tenté jeudi de rallier trois
émissaires américains à son plan de retrait de la bande de Gaza, tandis que son
homologue palestinien Ahmad Qoreï a demandé à ces diplomates de garantir que ce
désengagement s'étendra à la Cisjordanie. Le plan de séparation unilatérale
prévoit notamment le démantèlement de la plupart des colonies de la bande de
Gaza et de quelques unes en Cisjordanie. M. Sharon espère que les quelques
200.000 membres de son parti, le Likoud, approuveront ce plan lors d'un
référendum, à son retour de Washington où il doit se rendre en visite à la
mi-avril. M. Sharon souhaiterait que le président américain George W. Bush
reconnaisse par écrit l'annexion dans le cadre d'un futur règlement de trois
grands blocs de colonies en Cisjordanie, fasse une déclaration niant le "droit
au retour" (en Israël) des réfugiés palestiniens, et considère que sa lutte
contre le Hamas s'intègre dans la "guerre mondiale contre le
terrorisme".
4. Vous avez besoin d’une force armée ?
C’est très simple : téléphonez ! par Barry Yeaoman
in The New York
Times (quotidien américain) du vendredi 2 avril 2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
La société Blackwater USA, qui a
perdu quatre soldats, lors du massacre perpétré le 31 mars à Falujah, en Irak,
n’est qu’une compagnie privée, parmi bien d’autres qui se substituent aux
soldats américains dans des zones de conflit.
Urham, Caroline du Nord - L’attaque meurtrière dont quatre civils
américains ont été les victimes, à Falujah (Irak), a apporté « à la maison » des
images insoutenables de corps calcinés pendouillant d’un pont sur l’Euphrate.
Elle a également permis aux Américains de faire la connaissance d’une compagnie
privée dont très peu de gens avaient entendu parler : Blackwater USA, laquelle
était en train d’assurer la sécurité de convois acheminant de la nourriture à
des soldats américains, lorsque ses employés tombèrent dans une
embuscade.
Blackwater, qui opère depuis un terrain d’entraînement situé dans
le marais de Great Dismal, en Caroline du Nord, est une compagnie privée
militaire, fournissant un éventail de services qui relevaient, jadis,
exclusivement de personnels militaires. Cette compagnie entraîne des soldats au
contre-terrorisme et à la guérilla urbaine. Elle fournit également au
gouvernement des soldats en location : d’anciens Bérets Verts, d’ex-Rangers de
l’armée et des « phoques » de la Navy (= « Marines »). En février, elle a
commencé à entraîner d’anciens commandos chiliens (dont certains ont servi dans
l’armée chilienne du temps de la dictature Pinochet), à de futures missions en
Irak.
Les affaires sont florissantes, pour Blackwater, et la compagnie est
loin d’être la seule du genre. Les sous-traitants privés constituent en effet
aujourd’hui une part invisible, mais croissante, des moyens de mener la guerre.
Environ 10 000 de leurs employés sont actuellement d’active en Irak (où il y a
environ un travailleur privé pour dix soldats) : ils sont donc plus nombreux que
les soldats de l’armée britannique, pourtant premier partenaire des Etats-Unis
dans la coalition. Certains sont envoyés par des entreprises bien connues, telle
Halliburton. Mais, en grande partie, l’industrie militaire privée est dominée
par des entreprises plus obscures, dont les noms semble d’ailleurs avoir été
choisis afin d’en dire le moins possible sur leur activité.
Leur présence est
loin de se limiter à l’Irak. Ces dernières années, les soldats-pour-le-profit
ont servi au Libéria, au Pakistan, au Rwanda et en Bosnie. Ils ont assuré la
garde rapprochée du président afghan Hamid Karzai, et construit les cellules
militaires où sont emprisonnés les suspects d’Al-Qa’ida à Guantanamo Bay (Cuba).
Ils représentent une part essentielle de la guerre américaine contre les
drogues, en Amérique latine. Peter Singer, de la Brookings Institution, a
consacré un livre à l’industrie militaire privée. Il y écrit que cette industrie
réalise un chiffre d’affaires annuel d’environ 100 milliards de
dollars.
Cette industrie a acquis sa vitesse de croisière sous la présidence
H.W. Bush (Bush père) : Brown & Root, filiale d’Halliburton, a reçu un
contrat de 9 millions de dollars afin d’étudier la fourniture de supplétifs
militaires, après la guerre du Golfe. L’administration Clinton a augmenté la
sous-traitance de la défense au privé, mais c’est sous le président actuel,
adepte fervent des privatisations des services de l’Etat, que le phénomène est
devenu flamboyant. Gary Jackson, PDG de Blackwater, envisage qu’un jour, tout
pays confronté à une nécessité de maintenir la paix, fera tout simplement appel
à lui et passera commande. « J’aspire à posséder un jour l’armée privée la plus
nombreuse – et la plus professionnelle – au monde », m’a-t-il confié.
Voilà
qui soulève quelques questions de bon sens. La guerre ne devrait-elle pas
rester, dans tous les cas de figure, une prérogative gouvernementale ? Pourquoi
s’en remettre au secteur privé pour notre défense nationale, même s’il s’agit
d’un rôle, essentiellement, de soutien ? Une partie du raisonnement est
pragmatique : depuis la fin de la guerre froide, les effectifs militaires des
Etats-Unis se sont réduits, passant de 2,1 millions d’hommes en 1989 à 1,4
millions, aujourd’hui. Les partisans des privatisations arguent du fait qu’il
n’y a pas assez de soldats pour fournir une présence (américaine) robuste autour
du monde, et qu’en sous-traitant avec le privé, pour réparer des hélicos,
entraîner des recrues ou faire la popote, le gouvernement pourra libérer des
soldats à sa dévotion pour la lutte contre l’ennemi. (Bien entendu, sur le
terrain, la limite entre les rôles de combattant et de non combattants est de
plus en plus troublée, notamment en raison du fait que beaucoup des soldats
privés sont, eux aussi, armés.) Les sous-traitants privés sont censés être moins
coûteux, également . Mais leur rentabilité est loin d’avoir été démontrée.
Le
manque d’hommes et les économies ne sont pas les seules raisons pour lesquelles
ces compagnies séduisent le Pentagone. En tout premier lieu, le fait de
substituer des sous-traitants à des soldats permet au gouvernement d’éviter que
l’armée ne pâtisse de l’impopularité de certaines expéditions. D’après Myles
Frechette, qui fut l’ambassadeur du président Clinton en Colombie, des
compagnies privées américaines ont fait, en Amérique latine, un boulot qui
aurait été politiquement inb.table pour les forces armées. Après tout, si le
gouvernement ramenait dans des cercueils les corps de soldats depuis les champs
de culture de la coca, les protestations de l’opinion publique seraient
terribles. Et pourtant, ce sont plus de vingt sous-traitants privés qui ont été
tués, dans la seule Colombie, depuis 1998… Leur mort est pratiquement passée
inaperçue.
Voilà qui met le doigt sur le plus grand problème posé par le
financement externe de la guerre : il a pour conséquence qu’il y a globalement
beaucoup moins de comptes à rendre au public américain, et devant le droit
international, que si de véritables troupes faisaient le travail. Dans les
années 1990, plusieurs employés de la compagnie privée DynCorp ont été impliqués
dans un scandale de trafic d’esclaves sexuels, en Bosnie, concernant notamment
des filles tout juste âgées de douze ans. Ces hommes eussent-ils eu la qualité
de soldats, ils auraient dû affronter un jugement en cour martiale. En tant
qu’employés privés, leurs noms furent simplement mis sur la liste des passagers
du premier avion assurant les retours en Amérique.
Réfléchissez-y : une
société militaire privée peut décider de faire son paquetage pour toutes sortes
de raisons, laissant des soldats et de l’équipement militaire américains
vulnérables, exposés à une attaque ennemie. Si les soldats ne peuvent réellement
pas mener une guerre sans disposer de sous-traitants, ils doivent au minimum
disposer de politiques coulées dans le béton, sur ce qu’ils doivent faire au cas
où leurs supplétifs privés enfreindraient les lois locales, voire quittaient le
champ de bataille, en laissant les forces américaines se débrouiller, en plein
feu de l’action.
Ce qui est arrivé à Falujah est une tragédie, quel que soit
l’uniforme que ces hommes atrocement mutilés aient porté. Les sous-traitants
privés sont considérés par les Irakiens comme faisant partie des occupants. Mais
ils ne disposent pas de la logistique militaire, ni du soutien politique dont
jouissent nos troupes de combat. Jusqu’ici, le Pentagone n’a pas apporté de
preuve convaincante qu’il peut assumer la responsabilité pour les actes (ni
garantir la sécurité) de ses soldats ressortissant au secteur
privé.
5. La BBC accusée de parti pris envers Israël -
Un reportage sur un kamikaze en puissance est estimé antisémite par
Chris McGreal
in The Guardian (quotidien britannique) du jeudi 1er
avril 2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
(Jérusalem) - Le gouvernement
israélien a écrit à la BBC, accusant sa correspondante au Moyen-Orient, Orla
Guerin, d’antisémitisme et « d’identification totale avec les objectifs et les
méthodes des groupes terroristes palestiniens », au sujet d’un reportage,
diffusé la semaine dernière, sur un adolescent de seize ans, kamikaze en
puissance.
Natan Sharansky, ministre israélien des Affaires de la diaspora, a protesté
contre le fait que Mme Guerin ait présenté l’arrestation par l’armée israélienne
du jeune Hussam Abdu, capturé avec une ceinture d’explosif autour de sa poitrine
comme « la manipulation cynique d’un jeune Palestinien à des fins de propagande.
» Il a déclaré que ce commentaire révélait « un parti pris profondément ancré
contre Israël ».
La BBC a déclaré examiner cette plainte, la première formulée par le
gouvernement israélien depuis qu’il a levé, à la fin de l’année dernière, le
boycott qu’il imposait à la BBC afin de protester contre un documentaire sur les
armes de destruction massive de l’Etat juif.
Mais la lettre du ministre israélien intervient à un moment où plusieurs
organisations d’information internationales se plaignent de pressions
gouvernementales croissantes, leur enjoignant de cesser toute couverture
critique à l’égard d’Israël, ou au contraire de faire état de nouvelles dont
Israël pense qu’elles aideront à faire passer dans l’opinion publique
l’identification du conflit palestinien avec le terrorisme islamiste à l’échelle
mondiale.
Des responsables officiels (israéliens) ont présenté aux éditeurs de
programmes télévisés des dossiers concernant certains reporters, et ils ont
montré du doigt certaines chaînes, telle Sky News, qui seraient, d’après eux,
déterminées à nuire à Israël.
La presse de Tel Aviv a appelé à l’expulsion des correspondants de Sky
News, du Times et de plusieurs quotidiens français, qui ont omis d’assurer la
couverture d’une information pour laquelle le gouvernement israélien avait
mobilisé ses ambassades dans le monde entier afin de s’assurer de sa diffusion
dans les médias, le mois dernier.
Dans son reportage sur Hussam Abdu, la semaine dernière, Mme Guerin faisait
noter le désir d’Israël d’obtenir un avantage de cette arrestation, en matière
de relations publiques. Elle décrivait la manière dont l’armée avait « fait
parader l’enfant devant les médias du monde entier », et faisait savoir que les
journalistes, s’étant vu interdire de lui poser la moindre question, ne
disposaient, par conséquent, que de la version donnée par l’armée au sujet de
son arrestation.
Le ministre israélien proteste également contre la conclusion de Mme
Guerin, qui disait, tandis que le jeune était contraint à rester seul, devant le
checkpoint, livré aux photographes : « Visiblement, cette image, Israël veut que
le monde entier la reçoive. »
Néanmoins, il est quasi indubitable que le gouvernement a vu dans
l’arrestation de ce garçon une pépite de propagande d’une valeur
considérable.
Les ambassades israéliennes, dans le monde entier, ont exhorté les journaux
à parler de cette affaire, dans le cadre d’une campagne du gouvernement
israélien visant à focaliser les projecteurs sur l’utilisation d’enfants
palestiniens comme kamikazes potentiels.
Une semaine plus tôt, alors qu’un jeune garçon de douze ans, Abdullah
Quran, avait été arrêté à un barrage militaire tandis qu’il transportait
étourdiment des explosifs, les ambassades israéliennes avaient téléphoné aux
rédactions des médias du monde entier, afin de les inciter à assurer la
couverture de cette histoire, en les avertissant que toute mauvaise volonté de
leur part serait considérée comme un parti pris anti-israélien.
Plusieurs médias ayant refusé d’en faire état, un quotidien israélien fit
campagne afin que leurs correspondants soient expulsés d’Israël. Parmi eux, Emma
Hurd, de Sky News, et Stephen Farrell, du Times.
Le gouvernement israélien a diffusé l’article dans le monde entier par
courrier électronique et il l’a fait figurer sur les sites ouèbes israéliens
officiels.
Gideon Meir, porte-parole principal du ministère israélien des Affaires
étrangères, a déclaré que cette critique était légitime. « Sky News n’a pas
couvert l’histoire avec Abdullah Quran. Mais, le lendemain, après que l’armée
israélienne eut visé un terroriste du Djihad islamique avec un missile,
immédiatement, Sky News diffusait sept ou huit minutes de reportage sur cet
incident », a-t-il dit, concluant : « Ils n’ont pas couvert la première info,
parce qu’elle ne collait pas à la propagande anti-israélienne des responsables
de ces médias ».
En mars dernier, le ministre israélien des Affaires étrangères Silvan
Shalom avait annulé une interview avec Adam Boulton, dans le cadre de Sky’s
Sunday (émission du dimanche sur Sky News), après que ce talk-show ait refusé de
supprimer l’apparition à l’écran du représentant palestinien à Londres.
Des sources internes à la CNN indiquent que cette chaîne a dû céder devant
des pressions (israéliennes) considérables exercées sur ses responsables. Les
officiels israéliens se vantent de ce que, désormais, il leur suffit d’appeler
un numéro de téléphone au siège de la CNN, à Atlanta, pour voir retirée de la
programmation toute histoire qui n’aurait pas l’heur de leur plaire.
Jerrold Kessel, un ancien correspondant de CNN au Moyen-Orient, qui était
largement apprécié pour ses reportages informés et nuancés, a déclaré que, bien
qu’il y ait eu, incontestablement, des pressions sur ses chefs de l’information
pour exiger de lui qu’il modifie sa couverture du Moyen-Orient, il les avait
toujours ignorées.
« Moins vous tenez compte des pressions, moins vous vous en attirez »,
a-t-il dit. « Dès lors que vous commenceriez à considérer que des pressions sont
un facteur à prendre en compte, ça serait trop tard, car vous commenceriez à
vous demander quel est l’effet désiré, à travers ces pressions ? »
6. Entretien avec Nadia Khamis, médecin au
service des urgences à l’hôpital Al-Chifa à Gaza : "Les Israéliens veulent nous
tuer à petit feu" propos recueillis par Randa Achmawi
in Al-Ahram
Hebdo (hebdomadaire égyptien) du mercredi 31 mars
2004
Palestine . Nadia Khamis, médecin au service des urgences
à l’hôpital Al-Chifa à Gaza, était parmi ceux qui ont accueilli les victimes de
l'attentat qui a coûté la vie au cheikh Ahmad Yassine, le fondateur du Mouvement
de la résistance islamique Hamas.
Témoignage. - Al-Ahram Hebdo : Pourriez-vous
décrire ce qui s’est passé le jour de l'assassinat du cheikh Ahmad Yassine
?
- Nadia Khamis : Nous savions qu’il y aura un raid israélien à cause
du grand nombre d’avions qui volaient au-dessus de nos têtes. Ce jour-là, après
la prière à l’aube, j’ai entendu l’explosion de trois missiles, puis deux
minutes après il y a eu un bruit de feu, au point que nous avons tous pensé que
les Israéliens étaient en train de réoccuper Gaza. C’est à ce moment-là que la
télévision a annoncé que le cheikh Ahmad Yassine a été attaqué. Moi, comme
d’ailleurs tout le monde à Gaza, je suis descendue dans la rue et j'ai couru à
l’hôpital Al-Chifa. En arrivant, j’ai vu les victimes. Du cheikh Ahmad Yassine
il ne restait plus grand-chose, son corps était complètement déchiqueté. Il
n’était même plus reconnaissable. Et on peut dire la même chose pour les martyrs
qui ont perdu la vie avec lui. Pour leur enterrement, on a dû ramasser des
lambeaux de corps. Pour les fils du cheikh Yassine, Abdel-Ghani et Abdel-Hamid,
ils ont été immédiatement admis en soins intensifs. L’état du premier s'est
heureusement amélioré, mais le deuxième se trouve toujours aux soins intensifs,
il souffre de fractures dans tout le corps.
L’enterrement était quelque chose d’indescriptible. Il y avait des
centaines de milliers de personnes. Des hommes, des femmes et des enfants
formaient une véritable masse humaine qui pleuraient ces pertes. Mais ce qui
était ignoble, c’est que les Israéliens ne nous ont pas épargnés pendant notre
douleur. Leurs appareils survolaient Gaza, même durant les funérailles.
- Qu'en est-il des autres blessés du raid israélien
?
- Pour les survivants, les blessures étaient extrêmement graves. On
peut dire que même en cas de survie, ils resteront handicapés d’une manière ou
d’une autre. On n’a pas ici les moyens de les traiter correctement. Et le pire,
c’est qu’on ne peut pas les transférer à l’étranger pour être traités. Israël ne
laisse pas sortir les malades, « pour des raisons de sécurité ».
- Quelle est la situation médicale à l’intérieur des
territoires palestiniens ? Comment faites-vous pour traiter les blessés des
offensives israéliennes ? Dans quelles conditions travaillez-vous
?
- On travaille dans des conditions très précaires. On n’a pas les
moyens de travailler comme il faut. Il est tout d’abord difficile de trouver ce
dont on a besoin en termes d’équipement et de médicaments. Et même quand on
dispose de quelques moyens, ils sont toujours en deçà des besoins des gens ici.
Lorsque par exemple un malade a besoin d’un traitement plus sophistiqué, il ne
sait pas où aller. Ceci parce que les Israéliens nous empêchent l’accès aux
moyens, soient-ils élémentaires ou rudimentaires, en terme de traitement
médical.
- Quelles sont les blessures les plus communes que vous
traitez quotidiennement ?
- Nous recevons quotidiennement des blessés de tous les coins de Gaza,
comme Khan Younès et Rafah. Des enfants, des femmes ou des vieillards,
d'habitude victimes des missiles qui ont détruit leurs maisons alors qu'ils se
trouvaient chez eux. Pour cette raison, on reçoit des gens blessés à la tête,
d'autres ont les yeux crevés, les jambes ou les bras arrachés. Dans d’autres
cas, des personnes sont atteintes à la colonne vertébrale, ce qui cause
inévitablement des paralysies. Il est rare de voir les victimes des agressions
israéliennes sortir d’ici complètement guéries. Malheureusement, la plupart
d’entre elles meurent ou sortent avec un handicap à vie.
- Pourriez-vous nous donner une estimation du nombre des
blessés traités quotidiennement ?
- Il est très difficile de savoir. Cependant, on reçoit chaque jours
des blessés et aussi des gens qui ont perdu la vue à la suite d’une attaque
israélienne.
- Quel est le traitement que les forces d’occupation
accordent aux ambulances et au personnel médical ?
- Lorsqu’il y a une attaque, par exemple, il est très dangereux pour
les ambulances de s’approcher des lieux où il y a des blessés. Ceci parce que
les forces d’occupation ne font pas de distinction et peuvent s’attaquer sans
scrupule au personnel de secours, comme les ambulanciers, les infirmiers ou les
médecins. Un grand nombre d’entre ceux-ci ont été tués pendant qu’ils exerçaient
leur métier. Pour les Israéliens, ceci n’a pas d’importance. Ils n’ont aucun
respect pour les médecins ou les infirmiers. Même pas pour les enfants ou les
vieillards.
- Comment décrivez-vous l’état des hôpitaux ?
- Nous faisons tout ce qui est dans notre possible pour essayer
d’améliorer la situation sur le plan technique. Je veux dire par là que nous
essayons d’accompagner les évolutions dans le monde en matière de traitement
médical. Nous entretenons des relations amicales avec des collègues et
professionnels dans les pays les plus avancés. Nous participons régulièrement à
des séminaires où l’on discute des techniques les plus avancées des soins
médicaux. Donc, sur le plan humain et professionnel, nous essayons de faire
correctement notre travail. Même si cela est très difficile vu les conditions.
On nous empêche même l’accès aux médicaments qui nous sont destinés. Par
exemple, lorsqu'on nous adresse des convois de médicaments, les soldats
israéliens ne se gênent pas d’ouvrir du matériel stérilisé avec le seul objectif
de tout abîmer. Ils gardent ces produits au soleil pendant des jours et des
nuits avec le seul objectif de les rendre inutilisables. Ils sont en train de
nous tuer à petit feu.
- Comment le siège et le blocus israéliens affectent le
quotidien du travail médical ?
- Notre travail est bien sûr affecté par le siège. Le traitement est
inévitablement défectueux. Les équipements médicaux ont besoin de maintenance en
permanence. On a besoin des antibiotiques qui nous font défaut. Les gens ici
sont tellement pauvres qu'ils ont à peine de quoi manger sans plus.
- Est-ce qu’il y a des organisations qui vous accordent
une assistance quelconque ?
- Les dons sont accordés par des pays séparément. Des pays arabes
comme l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, le Koweït ainsi que des pays
étrangers nous accordent une certaine assistance, mais celle-ci ne suffit pas à
combler nos demandes qui sont trop importantes. Parfois on a besoin
d'équipements qui coûtent très cher.
- Comment le siège et l’occupation d'Israël affectent
l'état de santé des Palestiniens ?
- Lorsqu’il y a une invasion dans une zone déterminée, tous les points
de passage sont fermés. Pour cette raison, les blessés ne peuvent être
transférés à l’hôpital pour être soignés. Ce qui arrive très souvent, c’est que
la victime peut saigner jusqu’à la mort. Par exemple, lorsque l'armée
israélienne a envahi le camp de réfugiés de Jebalia dans la bande de Gaza, les
secours n'ont pas pu y avoir accès à cause des mesures du bouclage. Pour cette
raison, beaucoup de blessés ont saigné jusqu’à la mort sans qu’on ne puisse
faire quoi que ce soit pour les soigner. Même leurs proches ne pouvaient
s’aventurer pour essayer de les déplacer, car s’ils osent aller près des
barrières israéliennes de sécurité, ils sont, eux aussi, tués. A ces occasions,
on a parfois des femmes enceintes qui doivent accoucher, mais qui ne peuvent pas
être transférées à l’hôpital. Nombreux sont ceux qui ont aussi des crises
cardiaques en raison de la violence israélienne et des tensions sur le terrain.
Ces gens aussi peuvent mourir parce qu’on ne peut pas les déplacer vers les
hôpitaux. Très souvent lors des attaques, les personnes âgées sont atteintes
d'hémorragies cérébrales en conséquence des pressions subies. Ces gens non plus
ne peuvent pas être transportés à temps.
En plus, si on parle d’une manière plus générale, le siège a affecté tout
le monde dans la mesure où les gens ont de moins en moins de travail. Le chômage
atteint des proportions effrayantes. Beaucoup de gens n’arrivent même pas à
donner à manger à leurs . Même les gens des classes les plus élevées, ceux qui
ont fait des études et ont des diplômes universitaires, des ingénieurs, des
professeurs, n’ont pas de travail. Et c’est bien ça la politique des Israéliens,
ils veulent nous anéantir, et frapper notre
moral.
7. Comme sur la place Tienanmen
par Tanya Reinhart
in Yediot Aharonot (quotidien israélien) du mardi 30 mars
2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Un débat intense se déroule, en
Israël, au sujet du rapport coût / bénéfice de l’assassinat de Sheikh Yassine.
Mais la question de la justice n’est pratiquement pas
soulevée.
Selon le droit international, l’assassinat de toute
personne, dans un territoire occupé, est interdit. La convention de Genève,
découlant de l’expérience horrifiante de la Seconde guerre mondiale, impose des
limites au recours à la force, même en temps de guerre. Cette convention fait un
distinguo entre la guerre et une situation d’occupation. Ses fondements sont,
primo, qu’un peuple soumis à occupation est « protégé », et que l’occupant est
responsable de sa sécurité et, secundo, elle stipule qu’un peuple soumis à
occupation a le droit de lutter pour sa liberté. Les conventions internationales
sont l’un des moyens, mis au point par les peuples, afin d’assurer leur propre
survie. Sans elles, le danger que l’espèce humaine ne se détruise existe. Pour
commencer, les plus forts balaieraient les plus faibles, et, finalement, les
deux plus forts subsistants s’élimineraient entre eux.
Au cours de ses
trente-sept années d’occupation, Israël a d’ores et déjà violé tous les articles
de la convention de Genève. Mais ce qu’il vient de faire est sans précédent.
Comme l’a indiqué Robert Fisk dans le quotidien britannique Independent, «
pendant des années, une loi non-écrite a prévalu, dans la guerre cruelle
opposant un gouvernement à une guérilla : on peut tuer des hommes dans la rue,
les fabricants de bombes et les francs tireurs. Mais les dirigeants, des deux
côtés – les ministres du gouvernement, les dirigeants religieux – étaient
autorisés à survivre ». Même lorsqu’un dirigeant prône la violence et la
terreur, la norme veut qu’on puisse l’emprisonner. Pas qu’on l’assassine.
Ahmad Yassine se considérait en guerre contre l’occupation. Comme l’a écrit
le Yediot Aharonot, il exigeait un retrait total de l’armée israélienne des
territoires occupés, jusqu’aux frontières de 1967. En 1993, le Hamas a admis les
principes des accords d’Oslo, mais il ne croyait pas que Rabin traduirait ces
principes en actes, et il exhorta le peuple palestinien à se souvenir que
l’occupation n’était pas encore terminée. Durant la période du poing de fer de
Barak et Sharon, Yassine a proposé une « hudna » à long terme (une trêve, un
cessez-le-feu). Mais il pensait, par ailleurs, qu’Israël ne mettrait jamais un
terme à l’occupation de son propre mouvement. « L’ennemi ne comprend que le
langage de la guerre, des bombes et des explosifs » - prêchait-il à ses adeptes.
Il déclarait : « Pour nous, tout Israélien représente une cible. »
La
convention de Genève reconnaît au peuple soumis à occupation le droit à mener
une lutte armée contre l’armée occupante, mais non celui de recourir au
terrorisme contre des civils. Le terrorisme n’a pas de justification morale, et
il n’est pas autorisé par le droit international. Mais il faut que nous, les
Israéliens, nous nous examinions nous-mêmes, à ce sujet, aussi. Quelle autre
issue laissons-nous au peuple palestinien, qui lutte pour sa libération ? Tout
au long du tracé du mur, en Cisjordanie, une nouvelle forme de résistance
populaire est apparue, au cours des derniers mois. Des paysans palestiniens dont
la terre a été volée s’assoient, face aux bulldozers, accompagnés par les
opposants israéliens au mur – les vétérans du camp de Mas’ha. Peut-on faire
mieux, en matière de non-violence ? Mais l’armée israélienne tire sur les
manifestants assis, comme cela s’était passé sur la place Tienanmen.
L’armée
israélienne bloque toutes les issues en direction d’une résistance non-violente
devant les Palestiniens. Avec l’élimination arrogante d’un leader et d’un
symbole, tandis qu’il rentrait de la mosquée, l’armée a créé sciemment une
nouvelle vague de violence et de terreur. Il est bien difficile de ne pas avoir
l’impression que le terrorisme convient parfaitement à Sharon et à l’armée. Il
leur permet de convaincre le monde entier que les protections assurées par la
Convention de Genève ne s’appliquent pas aux Palestiniens, parce qu’il y a des
terroristes parmi eux, et que, par conséquent, il est permis de leur faire
subire absolument tout.
Depuis les attentats du 11 septembre (2001), dans le
cadre de leur « guerre contre le terrorisme », les Etats-Unis s’attèlent à la
destruction de toutes les sauvegardes prévues par le droit international. Mais
même eux n’avaient pas encore osé exécuter publiquement un dirigeant spirituel –
religieux (comme, par exemple, ceux des Taliban, en Afghanistan).
Aujourd’hui, Israël a décidé, avec la bénédiction des Etats-Unis, que même
ça, c’est permis. Sous son régime militaire, Israël est devenu le fer de lance
de la destruction des sauvegardes mêmes que l’humanité s’est donnée, à la suite
de la Seconde guerre mondiale, afin d’assurer sa propre survie. Des protections
dont nous, aussi, pourrions avoir besoin un jour, comme l’histoire s’est déjà
chargée de nous le montrer.
[Texte original
traduit de l’hébreu en anglais par Netta Van Vliet.]
8. Le gouvernement Sharon prépare un plan
de confiscation des dernières terres arabes du Néguev, d’ici cinq ans
par Zuhaïr Andraws
in Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du
mardi 30 mars 2004
[traduit de l'arabe par Marcel
Charbonnier]
La Direction des Terres d’Israël,
officine officielle du gouvernement israélien à la triste réputation, a
entrepris de mettre à exécution un nouveau projet de confiscation des dernières
terres appartenant à des Arabes de 1948 dans la région du Néguev et de les gérer
« souverainement » dans le cadre d’un plan quinquennal, pour lequel a été voté
un budget de 220 millions de dollars.
Les dirigeants de cette organisation
ont annoncé, au cours d’un congrès intitulé « La colonisation juive de
peuplement dans le Néguev », le début de mise en application de ce plan, et la
collecte de contributions financières très importantes auprès des communautés
juives dans divers pays. Son président, Yehye’el Leket, a déclaré que le projet
découle de la conviction israélienne selon laquelle le Néguev est une région de
préférence nationale par excellence, chose qui a incité Israël à investir plus
de cent millions de dollars afin de développer les colonies et l’agriculture
dans cette région qui couvre 60 % du territoire israélien. Leket a ajouté
que le projet de colonisation du Néguev jouit du soutien affirmé des communautés
juives (de la diaspora), qui ont confirmé leur accord et leur appui à ce projet,
sur fond d’un ‘déferlement mondial d’antisémitisme’ et de crise économique
mondiale. Les dirigeants de plusieurs communautés juives sont venus visiter le
Néguev, il y ont rencontré le chef d’état-major Moshé Yaalon, dans la base
aérienne de Ramon, où celui-ci leur a exposé en détail la situation sécuritaire
– indication de l’intérêt des appareils sécuritaires officiels israéliens pour
ce projet de colonisation de peuplement. Signalons que le quotidien Ha’aretz a
publié récemment un article du même Leket, dans lequel il invitait ouvertement
le gouvernement israélien à entreprendre la confiscation des terres arabes du
Néguev et de Galilée, afin d’empêcher les « voleurs arabes », selon ses dires,
de voler les terres de l’Etat dans ces deux régions. De plus, le raciste Leket
avertissait le gouvernement israélien que, s’il persistait à fermer les yeux ou
à réagir mollement aux vols quotidiens de terres par les Arabes de 1948, il ne
ferait que les encourager à continuer à empiéter sur les terres de l’Etat, en
indiquant qu’il était désormais nécessaire que toutes les autorités israéliennes
concernées se mettent sérieusement à freiner le phénomène des vols (qu’il
jugeait exponentiels) de terres par les Arabes, avant qu’il ne soit trop
tard.
Le Premier ministre Sharon a donné son accord à la création d’une unité
spéciale chargée de l’exécution des ordres de destruction de maisons. Le
gouvernement israélien a voté des dizaines de milliers de shekels de budget,
destinés à cette unité, en conformité avec un projet de Sharon, avalisé
récemment par le gouvernement, qui consacre 400 millions de shekels à la
démolition de maisons et à l’évacuation d’Arabes de leurs terres, dans le
Néguev, ainsi qu’à leur expropriation. Et effectivement, le gouvernement a
procédé, ces derniers mois, à la démolition de plus de 125 maisons dans des
villages non reconnus du Néguev, privant de toit des dizaines de familles. Dans
d’autres cas, les autorités israéliennes ont privé des Arabes de toutes
ressources en détruisant leurs récoltes et en démolissant leurs échoppes.
Muhammad Abu al-Haïjâ’, président de la Commission des Quarante, a déclaré que
les gouvernements successifs d’Israël ont foulé aux pieds toutes les chartes et
tous les accords qui garantissent les droits de l’Homme à un logement et à une
vie décente sur ses terres. Et voici que Sharon essaie, maintenant, d’utiliser
des unités militaires pour déclarer sa guerre contre les Arabes du Néguev, bien
loin de garantir leur droit en leur fournissant de l’eau, et en construisant des
dispensaires et des écoles. « Nous nous attendons à une augmentation du rythme
des démolitions de maisons, en particulier depuis que Sharon insiste sur la
nécessité d’affronter les populations sous prétexte que les Arabes
s’empareraient de leurs terres rebaptisées « terres de l’Etat » ». Rappelons
qu’avant la catastrophe (Nakbah) de 1948, les bédouins possédaient 98 % des
terres du Néguev. Aujourd’hui, après les confiscations de l’Etat israélien, ils
n’en possèdent que 2 %. Le Conseil régional des Villages Non Reconnus du Néguev
considère, pour sa part, que le plan de Sharon à l’horizon 2009 représente une
déclaration de guerre contre les habitants des villages du Néguev. Dans un
communiqué transmis aux médias, ce Conseil déclare qu’il y a peu, le Conseil
régional a mis en garde contre le danger représenté par la détermination du
gouvernement Sharon à mettre en œuvre son plan de judaïsation et de vol des
terres, de déracinement de la population en commençant par celle des villages
non reconnus. Le gouvernement Sharon a arrêté un plan détaillé, les différentes
tâches de sa mise en œuvre étant réparties entre les différents ministères, des
budgets prévisionnels ayant été votés à cette fin jusqu’en 2007. Le Conseil
régional a eu connaissance de ce plan, à la mise au point duquel a travaillé une
équipe de spécialistes, durant près d’un an. Cette équipe est dirigée par Shmuel
Riefman, président du conseil régional de Ramat Ha-Neguev, personnage connu pour
son racisme agressif envers les Arabes du Néguev. Le plan prévoit les actions
suivantes, pour un budget global de 750 millions de dollars :
- création d’un
poste central de police spécialisée, les unités de surveillance et de sécurité
étant renforcées et, cela, en vue, spécifiquement, d’assurer la mise en
application du plan et la démolition prévue des maisons ;
- renforcement des
patrouilles vertes, auxquelles seront accordés des budgets accrus, ainsi que le
matériel et les éléments humains nécessaires leur permettant de confisquer les
terres et de les inscrire au cadastre des terres de l’Etat ;
- le ministère
de la justice, la Direction des terres d’Israël et la Direction des affaires
bédouines (sic !) travailleront en étroite coordination à l’étude de la
propriété des terrains au moyen de plaintes judiciaires en due propriété de la
part de l’Etat : ce sont les propriétaires qui auront à apporter la preuve,
documents à l’appui, de leur légitimité (rappelons qu’en 1948, la justice
israélien a décrété que les bédouins n’avaient aucun titre de propriété sur le
Néguev…) ;
- toute compensation, immobilière ou financière, sera calculée
conformément aux lois israéliennes, aux décrets du gouvernement et de la
Direction des terres d’Israël ;
- des milices seront constituées par les
conseils régionaux afin d’assurer la protection des terres, ce qui va concerner
des régions ne relevant pas de leur compétence, régions dans lesquelles se
trouvent les villages (arabes) du Néguev ;
- le gouvernement israélien
veillera à la mise en application de sa décision du 4 août 2002, qui stipule que
les décisions résultant du plan s’imposent aux villages arabes, ce qui signifie
que le rythme des destructions de maisons va s’accélérer ;
- la Direction des
terres d’Israël se voit attribuer un budget de 325 millions de shekels, aux fins
d’indemnisation des terres nationalisées (= volées) ;
- une autorité locale
est créée pour les villages qui auront été reconnus et, cela, en vue de la
détermination d’un lieu de résidence et d’une adresse officielle pour les
habitants. Ce plan vise à déraciner les villages (non reconnus) restant et à
opérer un regroupement de leur population. C’est en particulier le cas pour les
villages dans les régions de Kuseïféh ou de Tall ‘Arrad , dont les habitants
devront être regroupés dans la ville de Mar’it. Rappelons que le gouvernement
israélien a créé, voici trois semaines, une nouvelle colonie juive, appelée «
Ghiva’at Bar » sur des terres appartenant aux Arabes du Néguev. Le ministre de
la Construction et du Logement, Effi Eytam, colonialiste bien connu pour ses
positions agressives vis-à-vis des Arabes, a participé aux festivités de son
inauguration, dans le plus grand secret...
9. La stratégie à risques d'Ariel Sharon par
Jean-François Legrain
in Le Figaro du lundi 29 mars 2004
(Jean-François Legrain est chercheur au CNRS, auteur du Guide de
Palestine-sur-Web : http ://www.mom.fr/guides.)
Loin de présager une paix et une sécurité durables, l'élimination du
fondateur du Hamas annonce de nouvelles violences. La place de Cheikh Ahmed
Yassine au sein de son mouvement et le calendrier local, régional et
international dans lequel s'insère sa mort programmée infirment les raisons
avancées par le premier ministre israélien, Ariel Sharon, pour justifier la
décision de le faire disparaître.
Le Hamas avait été créé fin 1987 lors de la première intifada par Cheikh
Yassine, guide suprême de l'association des Frères musulmans à Gaza. Abdelaziz
Rantissi, le «politique», et Salah Shehadeh, le «militaire» éliminé par l'armée
israélienne en juillet 2002, l'avaient alors convaincu de la nécessité d'entrer
dans la lutte contre l'occupation afin de sauvegarder l'existence du mouvement
dont la mission consistait à mobiliser la société autour de l'islam. Cheikh
Yassine incarnait ainsi au sein du mouvement la tendance «frèriste» privilégiant
l'option du repli sur l'associatif et le caritatif.
En revanche, selon lui, toute attaque contre les Palestiniens – des
musulmans – visait l'islam lui-même et la vengeance devenait alors un impératif.
En dépit de sa conviction religieuse de l'illégitimité de l'existence d'Israël
mais fort des exigences coraniques de pragmatisme dans la défense de l'islam, il
s'est fait le porteur de propositions de trêve. Une coexistence avec Israël,
sans reconnaissance, pouvait, selon ses dires, être envisagée à la condition
d'un retrait de l'ensemble des territoires occupés en 1967. Dépourvu de toute
responsabilité opérationnelle directe, il était néanmoins le seul à coiffer
l'ensemble des tendances de son mouvement et à pouvoir leur imposer des
décisions.
Depuis de nombreux mois déjà, Ariel Sharon avait affiché sa volonté d'en
finir avec Cheikh Yassine, une précédente «opération ciblée» ayant échoué en
août 2003. En dépit de ces menaces, le chef du Hamas n'avait guère pris de
précautions. Le moment choisi pour concrétiser cette décision devient alors
lourd de signification. Son élimination s'inscrit dans le calendrier local
marqué par l'annonce d'un retrait unilatéral de Gaza. A l'échelle régionale,
elle pèse sur la réunion prévue fin mars des chefs d'Etat de la Ligue arabe. A
l'échelle internationale, elle s'insère dans les suites des attentats de Madrid.
Acteurs et observateurs sont unanimes pour s'attendre localement à une
montée significative du niveau de violence. Ces dernières semaines, Ariel Sharon
avait créé l'événement en annonçant son intention de procéder à une évacuation
unilatérale dans la bande de Gaza. L'Autorité palestinienne de Yasser Arafat
s'était empressée de réfléchir à un plan visant à assurer l'ordre, faisant appel
à l'Égypte pour servir d'intermédiaire entre les diverses factions à Gaza et
l'aider à sécuriser le territoire évacué. Toute cette prospective est
aujourd'hui réduite à néant.
Déjà, le Hamas, le Djihad et les Brigades du Fatah ont promis une
collaboration renouvelée. Le Hamas possède une force d'attraction plus forte que
jamais et il est fort peu probable que le successeur de Cheikh Yassine provienne
de la tendance «frèriste». La ligne politique la plus radicale, appuyée sur les
Brigades Ezzeddine al-Qassam, devrait dorénavant avoir les coudées franches dans
la prise des décisions stratégiques concernant l'avenir du mouvement. Le premier
ministre palestinien, lui-même, n'a pu que chanter la mémoire de Cheikh Yassine,
le qualifiant d'«artisan de l'unité du peuple palestinien», rôle autrefois
réservé au seul Yasser Arafat.
La multiplication d'opérations anti-israéliennes, tant islamistes que
nationalistes, apparaît comme l'hypothèse à court terme la plus vraisemblable.
La répétition du cycle attentat-répression provoquerait alors l'effondrement non
seulement de l'Autorité palestinienne d'autonomie, mais, au-delà, du cadre
institutionnel d'expression de la revendication nationale palestinienne dont
elle procède, l'Organisation de libération de la Palestine (OLP). Ce serait la
mort du projet politique de la coexistence entre deux États porté par l'OLP à
travers ses évolutions des trente dernières années. En supprimant le chef du
Hamas, Israël aura du même coup condamné le nationalisme palestinien et promu
l'islamisme comme nouvel étendard de la revendication identitaire palestinienne.
La montée de la violence, dont Gaza est un des principaux foyers,
aura-t-elle été appelée de ses voeux par Ariel Sharon pour justifier tant son
retrait de Gaza que son refus d'évacuer ultérieurement la Cisjordanie ? Ou lui
servira-t-elle de justification à une répression lourde accompagnant un refus
définitif de tout retrait ? Dans ce dernier cas, la communauté internationale
n'aura alors été que le témoin d'une manoeuvre diplomatique dont l'objet était
de créditer le chef du gouvernement israélien d'une générosité payée en retour
par le seul refus palestinien.
L'élimination de Cheikh Yassine a entraîné l'abandon de l'ordre du jour
initial, l'adoption d'une réforme profonde de la Ligue pour répondre à
l'initiative américaine du «Grand Moyen-Orient». Les participants voulaient
aussi relancer l'initiative de paix d'origine saoudienne adoptée en 2002 et
comptaient sur l'aide du «Quartette» (Etats-Unis, ONU, Russie et Union
européenne) pour sa réalisation. Le plan prévoyait notamment l'établissement de
relations normales entre les pays arabes et Israël en contrepartie de son
retrait des territoires occupés depuis 1967, y compris Jérusalem-Est. Les chefs
d'État arabes ne pourront que jauger en l'occurrence l'extrême difficulté à
mettre en oeuvre une telle approche.
En construisant sa communication autour du thème de l'élimination du «Ben
Laden palestinien», une semaine après les attentats de Madrid, Ariel Sharon
donne, à dessein, un signal fort tant à l'ensemble du monde musulman qu'au monde
tout entier, signal dont les conséquences pourraient s'avérer dramatiques.
Sous l'autorité de Cheikh Yassine, le Hamas avait, en effet, circonscrit sa
lutte aux strictes limites de la Palestine. Privé de son guide spirituel et en
l'absence de toute solution politique viable de son point de vue, l'hypothèse de
l'adhésion du mouvement aux thèses du djihadisme internationaliste doit être
envisagée même si elle paraît encore peu plausible. Abdelaziz Rantissi a, en
tout cas, déjà appelé à la solidarité islamiste. Le «martyre» du guide spirituel
du Hamas peut désormais servir à n'importe quel groupe armé sur la planète pour
légitimer un attentat. La décision israélienne et la «compréhension» américaine
contribuent à une vision réductrice du monde. Celle de ceux qui veulent imposer
une bipolarité conflictuelle : monde «islamique» contre monde «croisé», monde
«civilisé» contre monde «barbare».
10. L’ambassadrice américaine à Damas
inaugure des logements pour les réfugiés palestiniens par Walid
Awad
in Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du lundi 29 mars
2004
[traduit de l'arabe par Marcel
Charbonnier]
Cette initiative suscite des
craintes que le projet d’installation définitive des réfugiés dans les pays de
l’exil ne commence à être mis en application, avec l’appui de
Washington.
L’ambassadrice des Etats-Unis à Damas, Margaret Scoby, a inauguré hier
vingt-huit unités d’habitation destinées à des réfugiés palestiniens vivant en
Syrie.
Un responsable palestinien a fait part, sous le couvert de l’anonymat,
de ses craintes que cette inauguration ne marque le début de l’installation
définitive des réfugiés palestiniens là où ils se trouvent, afin de leur faire
oublier leur droit au retour (en Palestine).
Cette source a indiqué que
l’inauguration de ces unités d’habitation financées par les Etats-Unis doit être
considérée avec la plus grande circonspection, car cette initiative américaine
ne saurait être motivée uniquement par des considérations humanitaires.
Selon
un communiqué de l’UNRWA, les Palestiniens qui bénéficient de ces nouveaux
logements faisaient partie des réfugiés palestiniens qui vivaient encore dans
des casernes remontant à la Seconde guerre mondiale, dans le camp de réfugiés de
Nayrab (dans la banlieue d’Alep).
Ce communiqué indique que les ambassadeurs
de Suisse et du Canada ont, également, signé une convention avec l’UNRWA au nom
des pays donateurs, prévoyant la construction de plusieurs centaines de
logements ainsi que des infrastructures de services à Aïn Tall, proche d’Alep,
et la restructuration du camp de Nayrab.
Le communiqué rapporte les propos
tenus par Karine Abou Zayd, vice déléguée générale de l’UNRWA, au cours de
l’inauguration des premières unités d’habitation : « Les réfugiés, ici,
conservent le souvenir douloureux de leur arrivée dans ces casernes, en 1948.
Ils pensaient, à l’époque, qu’il devraient y vivre temporairement, seulement.
Mais leurs souffrances n’ont jamais cessé depuis lors… Pas seulement à cause de
la perte d’espoir, mais aussi en raison de leur quête incessante, mais vaine,
d’un environnement amélioré qui leur aurait permis d’élever leurs enfants et
petits-enfants dans des conditions acceptables ».
Karine Abou Zayd
poursuivait en ces termes : « Mais aujourd’hui, grâce à l’aide très importante
du gouvernement syrien, l’UNRWA sera en mesure de les aider à accéder à de
meilleures conditions de logement et à un niveau de vie amélioré, tant à Ayn
Tall qu’à Nayrab ».
Les Etats-Unis ont fait don d’un demi million de dollars
pour la construction des vingt-huit logements, ainsi que d’un demi million de
dollars supplémentaire pour le financement de nouvelles unités d’habitation et
l’amélioration des infrastructures.
Rappelons que le camp de Nayrab a été
construit entre 1948 et 1950, dans une zone militaire, afin d’abriter les
réfugiés palestiniens qui avaient dû fuir le nord de la Palestine, n’emportant
avec eux que quelques couvertures, quelques maigres effets personnels et leurs
papiers d’identité. Le communiqué de l’UNRWA indique que l’ambassadeur du Canada
en Syrie, Bryan Davis, a fait part de l’engagement de son gouvernement à verser
cinq millions de dollars pour le financement du programme de construction,
tandis que l’ambassadeur de Suisse en Syrie, Jacques d’Hauteville, a annoncé une
contribution d’un million de dollars.
Le camp de Nayrab, avec les camps plus
petits qui l’entourent, abritent 17 000 réfugiés. Situé à 380 kilomètres au nord
de Damas, dans la banlieue d’Alep, il est le plus important en
Syrie.
11.
La connexion évangélico-israélienne - Les Ecritures inspirent à beaucoup
de chrétiens de soutenir le sionisme, politiquement et financièrement
par Bill Broadway
in The Washington Post (quotidien américain) du samedi 27
mars 2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
La controverse très largement publicisée
autour du film de Mel Gibson, La Passion du Christ, a pu donner l’impression que
les juifs et les chrétiens évangélistes ont peu de choses en commun, tant
théologiquement qu’en d’autres matières. Rien ne saurait être plus
faux.
Tandis que certains dirigeants évangélistes et juifs s’étripaient
publiquement depuis des mois sur la manière dont le film décrit les dernières
heures de Jésus, et en particulier sur le risque allégué qu’il n’encourage
l’antisémitisme, des milliers d’évangélistes continuaient à donner des millions
de dollars pour soutenir l’Etat d’Israël et son peuple. Et les juifs,
notablement au gouvernement israélien, accueillaient leurs dons à bras
ouverts.
« Nous recevons de 2 000 à 2 500 lettres quotidiennement, la plupart
étant farcies d’un chèque bancaire », a indiqué le rabbin Yechiel Eckstein,
président de la Fraternité Internationale Christiano-juive [International
Fellowship of Christians and Jews], fondée voici vingt et un ans afin
d’encourager à de meilleures relations entre les deux religions. Depuis lors,
Eckstein, un rabbin orthodoxe, a élargi la mission de cette association. Au
cours de la décennie écoulée, il a récolté plus de 100 millions de dollars en
soutiens financiers à Israël. L’année dernière, l’amicale a contribué à hauteur
de 20 millions de dollars, recueillis auprès de 635 000 personnes et
associations, dont la plupart – sinon la totalité – étaient des chrétiens
évangélistes, a indiqué M. Eckstein. Près de la moitié de cette somme a servi à
aider des juifs, provenant du monde entier, à s’installer en Israël ; l’autre
moitié a été consacré à des aides alimentaire, médicale et autres formes
d’assistance à des juifs défavorisée ou âgés en Israël originaires de l’ex-URSS,
mais aussi d’autres pays.
Lundi dernier, l’association a annoncé le lancement
d’une campagne visant à recueillir 7,2 millions de dollars afin d’améliorer la
sécurité sur les mille itinéraires les plus dangereux des bus publics
israéliens, au moyen notamment d’appareils de détection d’explosifs et de
contrôle des passagers et de leurs bagages. Elle a envoyé un premier chèque de 2
millions de dollars pour qu’une action soit entreprise, en ce sens, dans
l’immédiat.
Cette amicale, la plus importante (et l’une des plus anciennes)
associations évangélistes à apporter de l’aide à Israël, a été rejointe, ces
dernières années, par une demie douzaine d’autres, telles Des Ponts pour la Paix
(Bridges for Peace), les Chrétiens pour Israël, l’Ambassade Chrétienne
Internationale à Jérusalem et la Pastorale du Peuple Elu (Chosen People
Ministries). Bien qu’aucune centralisation des aides évangélistes à Israël ne
soit effectuée, le rabbin Eckstein estime que leur montant total dépasse
vraisemblablement les 25 millions de dollars annuels.
Le soutien évangéliste
à Israël remonte au dix-neuvième siècle, époque où les sionistes chrétiens
appelèrent au retour des exilés juifs [sic !] en Palestine afin d’accomplir les
prophéties bibliques. Si la création de l’Etat d’Israël, en 1948, sembla bien
être la réponse aux prières des sionistes chrétiens – pour ne pas parler de
celles du peuple juif – l’extraordinaire victoire d’Israël durant la Guerre des
Six Jours leur sembla un signe certain émanant de la volonté divine.
Des
dirigeants évangélistes, tel le révérend Jerry Falwell, commencèrent à exercer
leur lobbying en vue d’obtenir un soutien politique à Israël beaucoup plus
important de la part du gouvernement américain, et de recueillir des soutiens
financiers auprès du mouvement évangélique en rapide croissance. Et les
relations entre les dirigeants évangélistes et le gouvernement israéliens
commencèrent à être florissantes, doucement, tout d’abord, parce que les
dirigeants israéliens hésitaient à accepter de l’argent de gens qui auraient
risqué, éventuellement, de vouloir les convertir.
L’élection au poste de
Premier ministre du dirigeant du Likoud, Menachem Begin, en 1977, marqua le
début d’une ère nouvelle dans les relations évangélico-israéliennes. Begin était
si satisfait des activités pro-israéliennes de Falwell qu’il fit cadeau d’un
avion Lear au leader évangéliste, en 1979.
Aujourd’hui, la connexion est
encore plus forte. Le Premier ministre likudnik Ariel Sharon a rencontré des
dirigeants évangélistes à plusieurs occasions, notamment, dernièrement, à
Jérusalem (le mois dernier), afin de leur demander leur aide dans la lutte
contre une augmentation des incidents antisémites en Europe ainsi que dans
d’autres régions du monde.
En janvier dernier, le parlement israélien a créé
une Commission des Alliés chrétiens chargée d’assurer la coordination des
activités avec ses amis chrétiens. Environ à la même époque, l’ancien dissident
soviétique Natan Sharansky, ministre israélien de la Diaspora et de Jérusalem, a
rencontré des dirigeants évangélistes à l’Hôtel Peabody de Memphis, afin de les
remercier pour « leur soutien indéfectible à l’Etat d’Israël ».
Dans
l’assistance, se trouvaient notamment John Hagee, pasteur de l’Eglise
Cornerstone de San Antonio, forte de 17 000 ouailles ; Adrian Rogers, ancien
président de la Southern Baptist Convention et Edward E. McAteer, un ami du
président Bush, et secrétaire de la Table Ronde Religieuse, un groupement de
dirigeants religieux, militaires et civils déterminés à insuffler les principes
du christianisme à la politique publique.
Le 15 février, le ministre
israélien du Tourisme, Benny Elon, a été l’hôte d’honneur de Pat Robertson à la
Convention de l’Association Nationale des Diffuseurs de Radio, à Charlotte. Il a
remercier Robertson pour le geste qu’il a fait, et qui a « sauvé le tourisme
israélien de la banqueroute », en assurant la promotion de pèlerinages en Terre
Sainte, en dépit des avertissements lancés par le gouvernement américain aux
voyageurs après les attentats terroristes du 11 septembre 2001, et la reprise
des hostilités entre Israéliens et Palestiniens.
M. Elon, qui a estimé que
400 000 Evangélistes se sont rendus en Israël l’année dernière et ont apporté
des millions de dollars à son économie, doit prendre la parole demain (28.03) au
cours d’une conférence organisée à la Faith Bible Chapel d’Arvada, dans l’Etat
du Colorado, dans une banlieue de Denver. Chaque année, l’église contribue à des
projets sociaux en Israël, à hauteur de 100 000 dollars, la majorité des fonds
étant consacrés à un centre pour enfants handicapés situé dans la colonie
d’Ariel, en Cisjordanie.
Le jumelage entre la Faith Bible Chapel et Ariel est
l’un des nombreux partenariats encouragés par les Communautés des Amis Chrétiens
d’Israël, fondées en 1995, après qu’Israël ait transféré des territoires à
l’Autorité palestinienne, à la suite des accords d’Oslo.
Sondra Oster Baras,
une juive orthodoxe de Cleveland, qui dirige le bureau israélien de
l’association, a déclaré que l’organisation finance des programmes dans un tiers
des quelque cent cinquante colonies israéliennes dans la bande de Gaza et en
Cisjordanie.
Près de 2 000 donateurs apportent une contribution « de l’ordre
de la centaine de milliers de dollars » annuellement, pour l’achat d’équipement
médical, d’ordinateurs pour les écoles, de terrains de jeux et de secours
alimentaires pour des familles de chômeurs, a indiqué Mme Baras. Les Amis
Chrétiens assistent également des milliers de touristes chrétiens, en les aidant
à planifier des pèlerinages sur les sites bibliques en bus blindés.
« Ce
sont des gens profondément religieux, qui lisent la Bible, la prennent au sens
propre et s’éclatent au spectacle d’une Bible s’inscrivant dans la réalité », a
indiqué Mme Baras au cours d’une interview au téléphone depuis la colonie de
Karnei Shomron, en Samarie (Cisjordanie). « Ils sont très au courant de la
prophétie et ils voient dans les événements actuels un accomplissement de la
prophétie. »
Mme Baras a poursuivi en disant qu’aucune des organisations
chrétiennes soutenant Israël, à ce qu’elle sache, ne permet à ses donateurs ni à
ses travailleurs sociaux d’évangéliser – en dépit du fait que ceux d’entre eux
qui sont allés en Israël sont les plus ardents partisans des prophéties
millénaristes qui prêchent la seconde venue du Christ, lorsque les juifs seront
retournés en Israël.
En raison de leur soutien massif et croissant à Israël,
nombreux furent les évangélistes à être surpris par la préoccupation des juifs
autour du risque que le film « La Passion » ne suscite de violents actes
antisémites.
« Dans le passé, les Eglises ont imposé une représentation des
juifs comme uniques ennemis du Christ, ce qui a contribué à l’antisémitisme dans
le monde laïque », a déclaré Ted Haggard, président de l’Association Nationale
des Evangélistes, le mois dernier, au cours d’une conférence tenue au Musée du
Centre Simon Wiesenthal de Los Angeles. « Nous sommes fiers du fait que durant
les cinquante années écoulées, les Eglise ont fait énormément de choses afin de
changer ces attitudes, et de proclamer hautement un message d’amour et de
tolérance. »
Les juifs apprécient cette nouvelle sensibilité religieuse, mais
ils ont, par ailleurs pleine conscience que les proclamations d’amour des juifs
comportent l’espoir que les juifs accepteront, enfin, de voir en Jésus le
Messie, a déclaré Davis A. Harris, directeur du Comité Juif Américain. D’un
autre côté, les juifs acceptent des soutiens financiers et politiques de la
part d’évangélistes parce que ceux-ci sont pratiquement les seuls amis
dont dispose encore Israël, a-t-il ajouté, ainsi que d’autres dirigeants.
Sur
des sujets tels les droits civiques, la prière à l’école et l’avortement, les
juifs américains se sont trouvés en solidarité avec des protestants consensuels,
dont les Luthériens, les Episcopaliens, les Presbytériens, les Méthodistes et
certains membres de l’Eglise Unie du Christ. Mais de nombreux protestants se
sont séparés des juifs en raison de la politique israélienne, car ils insistent
sur les droits des Palestiniens, ils en appellent au retrait des colonies de la
bande de Gaza et de la Cisjordanie, et ils condamnent les attaques punitives
après les attentats suicides.
En revanche, les Evangélistes sont des
partisans des différentes politiques israéliennes, en particulier, des actions
militaires contre des groupes palestiniens radicaux. Dans une étude disponible
sur le ouèbe, publiée par des évangélistes américains après l’assassinat, lundi,
du Sheikh Ahmad Yassine, 89 % des 1 630 personnes interrogées soutenaient
l’assassinat du dirigeant du Hamas – à comparer avec les 61 % d’Israéliens qui
pensaient la même chose, dans un sondage publié par le quotidien israélien
Maariv.
M. Eckstein, dont l’organisation a effectué une étude informelle
auprès des Evangélistes, a indiqué que la plupart des personnes qui ont
contribué à l’Amicale Internationale christiano-juive le font certes pour des
raisons religieuses, mais aussi parce qu’ils veulent montrer leur solidarité
politique vis-à-vis d’Israël. Ils sont opposés à tout retrait de colons juifs et
ne « font aucune confiance aux Palestiniens de Yasser Arafat. Ils feraient
d’excellents Likudniks », a-t-il conclu.
La plupart des dirigeants juifs
n’ignorent pas les raisons religieuses pour lesquelles la plupart des
Evangélistes soutiennent Israël. Mais ils préfèrent ne pas insister sur les
différences théologiques, car ils veulent avant tout éviter le genre de
polémiques enflammées qui ont entouré le film de Mel Gibson.
« La plupart des
juifs et des Israéliens y voient clair, au sujet de la philosophie religieuse
des évangélistes, qui fait qu’ils veulent qu’Israël existe », a indiqué Harris,
dont l’association a contribué au démarrage du dialogue christiano-juif, voici
un demi-siècle. Mais les juifs ont le sens pratique, dit-il. « La fin des temps
peut venir demain, mais c’est aujourd’hui que le sort d’Israël est dans la
balance. »
Abraham Foxman, directeur national de l’Anti-Defamation League, et
un des antagonistes en vue de la controverse autour du film de Mel Gibson, est
d’accord avec Harris. « Israël se bat pour sa sécurité ; il est seul, dans un
monde hypocrite », a-t-il commenté. « Ce n’est vraiment pas le moment d’aller
dire [à un Evangéliste] : « Vous n’êtes pas un ami aussi parfait qu’on le
désirerait. » [Madonna A. Lebling, chercheuse, a contribué à cet
article.]
12. L’Homme qui en savait trop - Le calvaire de
Mordechai Vanunu par Robert Fisk
in The Independent (quotidien
britannique) du vendredi 26 mars 2004
[traduit de
l'anglais par Marcel Charbonnier]
Tout Israélien ayant
acheté le quotidien Yedioth Ahronot du 16 février a pu penser que c’est un homme
véritablement diabolique qu’on s’apprête à libérer de la prison d’Ashkelon. A
l’en croire, il n’y aurait eu un seul attentat suicide à l’annonce duquel le
prisonnier ne se soit bruyamment réjoui. Pire, s’il est possible, le quotidien
affirmait que le détenu – jadis détenteur des secrets nucléaires d’Israël – a la
ferme intention de continuer à mettre son pays en danger après son
élargissement. « Il m’a raconté », affirmait le journal, citant un de ses
anciens codétenus, « qu’il a des preuves supplémentaires et qu’il va révéler
d’énormes secrets… »
Doit-on s’étonner, après ça, que ce même prisonnier, supposé avoir salué le
massacre d’innocents tout en s’apprêtant à trahir encore une fois son pays, est
titulaire d’une collection de distinctions de diverses associations pacifistes
européennes, du Sean McBride Peace prize (Prix Sean McBride de la Paix) et d’un
doctorat honoris causa de l’Université de Tromso ? En 2000, l’Eglise de
l’Humanisme lui a dit : « Vous êtes honnête, courageux et vous avez des
motivations morales élevées. Puisse le grand sacrifice que vous avez fait servir
à protéger non seulement les habitants d’Israël, mais tous les peuples du
Moyen-Orient et peut-être même du monde entier. » C’est ce même homme dont le
nom a été évoqué pour l’attribution du Prix Nobel de la Paix.
Mordechai Vanunu, semble-t-il, suscite les passions. Soit vous l’aimez,
soit vous le détestez. Face à l’ancien ingénieur nucléaire israélien,
l’indifférence est impossible. Il est, en effet, celui qui, en 1986, révéla au
Sunday Times toute l’histoire des usines secrètes de fabrication d’armes
nucléaires, à Dimona, dans le désert du Néguev. Un histoire complète, avec le
nombre total des bombes à fission nucléaire sophistiquées qui s’y trouvaient
déjà – deux cents, à l’époque – et, plus gênant encore, une histoire illustrée
de photos ! Il révéla qu’Israël avait la maîtrise de la fusion thermonucléaire
et qu’il disposait sans doute d’un certain nombre de bombes thermonucléaires
prêtes à l’emploi. Après quoi il fut attiré par une vamp, sur un vol de Londres
à Rome, où il fut kidnappé, drogué et réexpédié en Israël par des agents des
services secrets israéliens. Mais c’est désormais dans six semaines, tout juste,
après dix-huit années d’emprisonnement – dont douze passées en quartier
d’isolement total – que le vendeur de mèche le plus célèbre au monde doit en
principe être libéré. Israël – pour ne pas parler du monde entier – retient son
souffle.
Mordechai va-t-il divulguer de nouveaux secrets sur Dimona – à supposer
qu’il en détienne encore de croustillants, après ses dix-huit années
d’incarcération – ou bien va-t-il se contenter de maudire le pays dont il est un
des citoyens, bien qu’il se soit converti au christianisme avant son
arrestation, et qu’il désire émigrer aux Etats-Unis ? Va-t-il émerger, tel un
homme dompté, désireux seulement de demander pardon pour la terrible trahison
qu’il a infligée à son pays ? Ou bien encore, va-t-il, comme l’espèrent ses
amis, ses supporters et ses parents adoptifs américains, devenir un apôtre de la
paix, l’un des plus grands prisonniers de conscience de sa génération, l’homme
qui aura tenté de débarrasser le monde de la menace de la vitrification
nucléaire ?
Le gouvernement israélien n’a toujours pas décidé quel comportement adopter
pour la libération de Vanunu, le 21 avril prochain. On pense qu’ils envisagent –
ou qu’ils ont déjà arrêté – « certains moyens de supervision » et « certaines
mesures appropriées » afin de « lui la boucler ». Dans la deuxième quinzaine de
janvier, le Premier ministre Ariel Sharon a rencontré Menachem Mazuz, le
Procureur général d’Israël, et le ministre israélien de la Défense, Shaul Mofaz
: ensemble, ils ont débattu de la question de savoir s’il fallait refuser un
passeport à Vanunu. Vanunu serait libre d’aller prendre un bain de soleil sur
les plages de Tel Aviv, mais il ne pourrait pas faire le tour du monde
pour y faire le « marketing » de la puissance nucléaire israélienne… Il
suffit, pour démontrer à quel point l’administration israélienne redoute
l’approche du jour de la libération de cet homme, de mentionner que Sharon avait
aussi convoqué à cette conférence l’ainsi dite « Unité de la Sécurité du
Ministère de la Défense » dirigée par un certain Yehiel Horev : elle est
composée des services de renseignement tant interne qu’externe – le Shin Bet et
du tout aussi surestimé Mossad – ainsi que d’un représentant du Comité Israélien
de l’Energie Atomique…
Horev, ont le sait aujourd’hui, voulait aller beaucoup plus loin que
Sharon. Il proposa de coller un ordre de détention administrative à Vanunu –
c’est la manière classique, pour Israël, de traiter les Palestiniens qu’il
considère comme des « terroristes » - bien que la réunion, apparemment, se fût
conclue par l’avis que cela ne ferait que renforcer la réputation de martyr de
la paix mondiale de Vanunu. Bien entendu, il existe aussi un autre moyen, pour
faire taire Vanunu… Il peut être libéré pour la galerie et puis – dès lors qu’il
commencera à parler de son travail en tant que technicien dans le nucléaire – il
pourrait être à nouveau jugé et jeté à nouveau dans la prison d’Ashkelon – plus
exactement, dans la prison de Shikma, comme l’appellent aujourd’hui les
Israéliens.
Mais le vrai problème posé par Vanunu, c’est qu’il rappellera au monde, en
un moment extrêmement critique pour l’histoire du Moyen-Orient, qu’Israël est
une puissance nucléaire et que ses têtes nucléaires sont prêtes à être mises à
feu, dans le désert du Néguev. Il rappellera aussi au monde que les Américains,
tout en faisant incursion en Irak afin d’y détruire les armes de destruction
massives totalement inexistantes d’un Saddam Hussein, continuent à accorder leur
soutien politique, moral et économique à un pays qui a amassé, dans le plus
grand secret, un énorme magot d’armes de destruction massive.
Comment le Président Bush peut-il continuer à se taire au sujet du pouvoir
nucléaire d’Israël, dès lors que non seulement il a envahi illégalement un pays
arabe qui aurait – prétend-on – détenu des armes nucléaires, et condamné l’Iran
pour des ambitions semblables, mais aussi tressé des couronnes de laurier, avec
le gouvernement de Tony Blair, au Colonel Kadhafi de Libye, lequel a renoncé à
ses prétentions nucléaires ? Si les pays arabes se font « tailler les griffes »
- à supposer qu’ils aient eu quelque moment des griffes – pourquoi Israël ne
serait-il pas « dénucléarisé » ? Pourquoi les Etats-Unis ne pourraient-ils pas
appliquer les mêmes standards à Israël qu’aux pays arabes ? Autrement dit :
pourquoi, en l’occurrence, Israël serait-il incapable de s’imposer à lui-même
les mêmes exigences que celles qu’il a vis-à-vis de ses ennemis arabes ?
C’est là le débat que les gouvernements israélien et américain veulent
étouffer. Aux Etats-Unis, où toute discussion au sujet des relations
israélo-américaines qui dérogerait quelque peu aux plates banalités est
condamnée, classiquement, en raison de son caractère subversif ou « antisémite
», le débat autour de la puissance nucléaire d’Israël n’est pas particulièrement
le genre de conversation que Washington apprécie de suivre sur les écrans de
télévision à l’occasion des débats du dimanche soir. Vanunu, disons-le d’emblée,
a pleinement conscience de tout ça : de sa propre importance personnelle –
infiniment plus grande que celle qui était la sienne tandis qu’il n’était qu’un
jeune technicien à Dimona – ainsi que de celle du rôle que des dizaines de
milliers de militants anti-nucléaires espèrent lui voir jouer dans le monde.
Souvent, par l’intermédiaire d’amis et de ses propres frères, Vanunu a dit qu’il
ne détient pas de secrets nucléaires, mais qu’il a le droit de s’opposer aux
armes nucléaires, en Israël, ou dans n’importe quel autre pays. « Tout ce que je
demande, c’est d’aller en Amérique, de me marier et de commencer une nouvelle
existence », dit-il.
Nul ne peut douter de la conviction de Vanunu. Né en 1954 dans une famille
juive religieuse, au Maroc, il a immigré en Israël à l’âge de neuf ans. Il a
effectué son service militaire au milieu des années soixante-dix, et il a
commencé à travailler à Dimona en novembre 1976, tout en poursuivant des études
de philosophie et de géographie. C’est sans doute au cours de ses voyages en
Thaïlande, en Birmanie, au Népal et en Australie, au début de 1986, qu’il a pris
conscience de son devoir moral de parler des armes nucléaires d’Israël. Cette
même année, il reçut le baptême dans une église anglicane de Sidney. Vanunu
était, à l’évidence, profondément anxieux face à la puissance nucléaire
croissante d’Israël, lorsqu’il décida d’entrer dans les bureaux de journaux
britanniques, en septembre 1986, dans l’espoir de pouvoir dire au monde entier
la vérité sur Dimona. Il se rendit tout d’abord au Daily Mirror, de Robert
Maxwell : il tendit les clichés qu’il avait pris des installations nucléaires,
et il attendit une réponse. A l’insu de Vanunu, Maxwell envoya les photos à
l’ambassade d’Israël à Londres afin qu’ « on y jette un coup d’œil », soi-disant
pour « confirmer » la véridicité, ou non, de cette histoire. Il semble
vraisemblable que Maxwell ait eu des motifs autres que la déontologie
journalistique, pour trahir Vanunu de la sorte. Après sa disparition en mer, en
1991, Maxwell, qui avait volé des millions de livres économisées par des
retraités qui avaient acheté des fonds de pension, eut droit à des funérailles
nationales en Israël, au cours desquelles Shimon Pérès fit l’éloge des «
services » qu’il avait rendus à l’Etat (juif).
Le Daily Mirror de Maxwell publia une histoire « tordue », le 28 septembre,
afin de vilipender Vanunu, sous le titre : « L’étrange affaire d’Israël et du
Conspirateur nucléaire ». Quant au Sunday Times, il publia toute l’histoire –
mais trop tard : Vanunu avait déjà disparu. Pris dans les rets d’une espionne du
Mossad, il avait été entraîné à prendre un vol British Airways pour Rome, et il
fut promptement kidnappé. Il semble, en effet, qu’il l’ait été dans l’aéroport
même de Rome – Fiumicino. Incapable de parler aux journalistes, il écrivit avec
soin les détails de ce qui lui arrivait sur la paume de sa main, qu’il plaqua
sur la vitre du fourgon de la police qui l’emmenait au tribunal. « Rome ITL 30:9
:86 2100 – Arrivé Rome par BA 504 », y avait-il écrit. Il avait été kidnappé à
neuf heures du soir, le trente septembre, à l’aéroport international de Rome.
Les autorités italiennes étaient-elles impliquées dans son kidnapping ?
Etaient-elles présentes lorsqu’on s’était saisi de lui ? Sans doute Vanunu
pourra-t-il nous le dire…
Une chose est sûre : Vanunu est un homme endurant. Une fois, au cours de
ses douze années d’isolement carcéral, les responsables de la prison l’ont
libéré accidentellement pour qu’il prenne de l’exercice, avant que des
prisonniers arabes qui se trouvaient dans la cour de la prison ne soient rentrés
dans leurs cellules. Tout de suite, Vanunu alla les rejoindre. L’un des Arabes,
un Libanais, emprisonné pour introduction d’armes de contrebande en Cisjordanie,
fut parmi les premiers étrangers à révéler la réapparition de Vanunu au monde
extérieur. « Vanunu marcha vers nous, il nous sourit, et il nous fallut un
certain temps avant de réaliser qui nous avions devant nous », raconta plus tard
le Libanais à The Independent. « Il nous a dit que cela lui faisait plaisir
d’être avec nous, et nous sentîmes qu’il était un homme bon. Puis les gardes se
rendirent compte de leur erreur, et ils nous éloignèrent de lui, en nous
poussant brutalement dans nos cellules. »
Un journaliste israélien venu rendre visite à un autre prisonnier eut la
stupéfaction de voir Vanunu. « Pendant un court instant, je vis une scène
bucolique », écrivit-il : « J’étais comme captivé par une réalité toute
différente : un homme serein, assis sur un banc, dans un jardin, et lisant
Nietzsche en anglais. Je m’approchai, et lui tendis la main. Heureux de faire
votre connaissance. Mon nom est Ronen », dis-je. « Je suis Motti, le prisonnier
le plus isolé de l’Etat d’Israël », me répondit-il. Avant que nous ayons eu
l’opportunité d’engager la conversation, des gardes s’étaient rués sur lui, en
hurlant, et ils l’avaient emmenés au loin. »
Un ancien prisonnier, Yossi Harush, a donné un autre aperçu sur le
prisonnier Vanunu dans les années qui ont suivi son isolement carcéral. « Durant
la journée », a déclaré Yossi Harush au Yedioth Ahronot, « au cours des
promenades, il rencontre les gens et il leur parle. J’ai beaucoup parlé, avec ce
Vanunu. Nous étions amis. Il venait dans ma cellule… Il bénéficie de bonnes
conditions… Il peut quitter sa cellule quand il le veut, mais il est bien sûr
limité à la prison. J’ai peint moi-même – car je travaillais, dans cette prison
– la ligne rouge, sur le sol, qu’il lui était formellement interdit de franchir.
Si je l’ai fait, c’est parce qu’on m’en avait donné l’ordre. Néanmoins, cela a
jeté un froid entre nous… »
Un prêtre anglican, Dean Michael Sellors, rendait visite régulièrement à
Vanunu : c’est lui qui lui a fait remarquer que le jour de sa libération
coïncidait avec l’anniversaire de la Reine d’Angleterre. Vanunu lui a répondu
que, dans ce cas, il devait acheter un ticket et aller, en personne, la
féliciter…
Vanunu s’est également intéressé aux actions de l’Association pour les
Droits civiques en Israël, organisation plutôt conservatrice, qui a néanmoins
affirmé que « toute sanction contre Mordechai, après sa libération de prison,
serait immorale et illégale ». Un forum de discussion sur le site en hébreu du
quotidien israélien Maariv montre que les jeunes israéliens voient en Vanunu
plus un héros qu’une menace. Mary Eoloff, une enseignante américaine à la
retraite, qui a, avec son mari, adopté Vanunu dans l’espoir qu’il puisse obtenir
la citoyenneté américaine et être relâché, fut la première personne à révéler
que lorsque les responsables de la sécurité israélienne lui ont proposé de le
libérer un an avant l’expiration de sa période de dix-huit ans de prison, Vanunu
déclina leur offre. « Il croit dur comme fer en la liberté d’expression »,
expliqua-t-elle.
Israël accordera-t-il à Vanunu la liberté de parole qu’il affectionne ?
Cela reste à voir. Horev, un responsable du ministère de la Défense qui
assistait à un meeting de Sharon, récemment, a évoqué la menace que le
technicien nucléaire incarne à ses yeux, menace qui semble relever plus de
l’ambiguïté que des secrets nucléaires. Horev compare cette ambiguïté à de
l’eau, dans un verre. « Ma tâche est de m’assurer que l’eau ne débordera pas du
verre », a-t-il récemment déclaré. « Jusqu’à l’affaire Vanunu, l’eau, dans le
verre, était à un niveau très bas. L’affaire a fait s’élever le niveau de l’eau
de manière significative, causant un grand dommage à Israël, mais l’eau n’a
néanmoins pas débordé. Si nous laissons faire certaines personnes, que je ne
nommerai pas, dans cette affaire, l’eau va déborder, c’est sûr. »
Le journaliste israélien Raanan Shaked a été encore bien plus cynique,
lorsqu’il a évoqué ce sujet sur la chaîne israélienne de télévision Channel 10.
« Quelle est la plus grande menace pour Israël ? » a-t-il demandé. « Bien
entendu, c’est Mordechai Vanunu ! C’est lui, le grand danger. La démocratie
israélienne ne peut tout simplement pas supporter l’impact que peut avoir cet
homme lorsqu’il dit ce que tout enfant de quatre ans sait : nous avons des armes
nucléaires ! »
Le 21 avril, lorsque Vanunu sera libéré, nous verrons si l’eau débordera du
verre – et si Vanunu pourra franchir la ligne rouge, tracée avec tant de soin
sur le sol, sur l’ordre des autorités israéliennes.
13. "Sharon ne veut pas d'interlocuteurs
palestiniens" - Entretien avec Jean-François Legrain réalisé par
Pierre Barbancey
in L'Humanité du mercredi 24 mars 2004
(Jean-François Legrain est chercheur au Groupe de
recherches et d'études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (Gremmo) à Lyon et
membre de la rédaction en chef de la revue
Maghreb-Machrek.)
Le chercheur Jean-François Legrain analyse
les conséquences de la liquidation du cheikh Yassine et la stratégie du premier
ministre israélien.
- Qu'est-ce qui motive l'assassinat du cheikh Yassine
?
- Jean-François Legrain. Il y a bien sûr sa personnalité et sa place au
sein du Hamas. Mais cet assassinat ne prend son véritable sens qu'au regard du
calendrier. Il y a un calendrier local qui était le retrait unilatéral de Gaza
annoncé par Sharon. Un calendrier régional qui était la réunion de la Ligue
arabe à la fin de la semaine et un calendrier international avec les attentats
de Madrid et ce qui s'est passé au Pakistan avec les rumeurs autour de la
possible arrestation du numéro 2 de al Qaeda. Le cheikh Yassine n'avait pas
changé son mode de vie. Il pouvait être tué à tout moment, depuis longtemps.
Israël a mis en avant l'attentat de Ashdod, mais ça va bien au-delà. Quand on
regarde la place de Yassine sur l'échiquier du Hamas, on se rend compte qu'il
était l'incarnation de la tendance de type Frères musulmans. Il mettait sans
cesse en avant une réforme de la société sur une base religieuse, plaçant le
politique et le militaire au second rang. La création du mouvement en 1987 s'est
faite sous la pression de personnes comme Abdel Aziz Rantissi et c'est un peu à
contrecéur que le cheikh Yassine a acquiescé. On se retrouve dans le cas de
figure qui avait été un peu celui du mois d'août dernier quand Israël avait
assassiné Ismaïl Abou Chanab qui était un des dirigeants du Hamas revendiquant
une ligne traditionnelle de type Frères musulmans. C'était lui qui était un peu
la cheville ouvrière de la négociation de la dernière trêve décidée par le
Hamas.
Au regard de ces trois niveaux, local, régional et international, j'ai
tendance à dire que Sharon joue la carte du chaos en Palestine dans la
perspective de son retrait unilatéral : il ne faut pas qu'il y ait un
interlocuteur. C'est la carte qu'il a jouée en Cisjordanie face au Fatah. C'est
la carte qu'il joue aujourd'hui pour Gaza. Le chaos, pour lui, est considéré
comme un facteur positif, puisqu'en l'absence de tout interlocuteur, c'est la
logique pure et simple de la force qui va l'emporter. Cette logique joue pour
Israël qui a un pouvoir considérablement plus puissant que les Palestiniens.
- Et au niveau régional et international ?
- Jean-François Legrain. Par rapport aux Arabes, c'est la carte de la
politique du tout militaire et du refus de toute solution politique qui ne soit
pas à l'aune de Sharon lui-même. Au niveau international, c'est jouer la carte
Ben Laden. C'est prendre la même logique que celle des États-Unis de clash des
civilisations. Il n'est pas anodin que l'assassinat ait eu lieu au sortir de la
mosquée. C'est viser quelqu'un qui était un chef spirituel et tout le monde sait
qu'il n'avait pas un rôle militaire particulier même s'il couvrait de son
autorité des activités militaires. À certains moments, il les a combattues ou
canalisées. C'était en tout cas le seul à être à même de faire adopter par la
base un certain retrait du militaire. Le fait que cet assassinat se soit produit
un peu plus d'une semaine après Madrid est très significatif. Sharon avait déjà
exploité les attentats du 11 septembre en faisant lire la réalité palestinienne
comme étant la réplique locale de Ben Laden.
- Que risque-t-il de se produire au sein de la société
palestinienne ?
- Jean-François Legrain. L'Autorité palestinienne était déjà incapable de
s'imposer face aux mouvements comme le Hamas. Son bras armé a été totalement
démantelé par Israël et surtout, il n'y a plus de logique politique. Or, c'était
dans le cadre de la logique politique qu'à un certain moment l'Autorité et le
leadership du Hamas avait réussi à faire entendre raison à la base de ce dernier
et lui avait fait adopter des trêves successives.
- Jusqu'où peut aller Sharon, sa logique s'oppose-t-elle à
celle des États-Unis et de leur idée du " grand Moyen-Orient " ?
- Jean-François Legrain. Les États-Unis ne font rien contre Sharon. On l'a
vu à propos du mur et à bien d'autres occasions. Même si ponctuellement la
décision de Sharon peut aller à l'encontre du projet américain, les États-Unis
ne sont absolument pas prêts à taper du poing sur la table. Ils n'ont d'ailleurs
pas condamné l'assassinat, ce sont les seuls à travers le monde.
- Comment les Palestiniens peuvent-ils sortir de l'impasse dans
laquelle ils se trouvent ?
- Jean-François Legrain. Ils ne peuvent absolument rien. La solution ne
peut venir que d'une décision internationale. Malheureusement, cette décision ne
viendra pas parce que les États-Unis ne le veulent pas et parce que l'Europe est
incapable de prendre une décision politique dans ce domaine. Ne parlons pas des
Nations unies qui ont perdu toute volonté et toute capacité d'intervention.
14. A Ramallah, la colère de la rue par
Valérie Féron
in L'Humanité du mercredi 24 mars
2004
Le dirigeant spirituel du Hamas n'a jamais été aussi
populaire que depuis sa liquidation, comme en témoignent les réactions des
jeunes de Ramallah.
Ramallah (Palestine), correspondance particulière - Vingt-quatre
heures après l'assassinat du cheikh Ahmed Yassine et les grandes manifestations
qui l'ont suivi, Ramallah avait retrouvé une allure plutôt tranquille ce mardi.
Seuls les magasins fermés, ainsi que des haut-parleurs déversant des chants
patriotiques et religieux sur la place Al-Manara, où se tiennent la plupart des
manifestations, rappelaient le deuil national décrété par l'Autorité
palestinienne pour honorer la mémoire de celui qui a été élevé officiellement au
rang de " héros et martyr ". Mais la colère et l'esprit de vengeance restent,
eux, omniprésents. Car, pour les Palestiniens, s'en prendre au chef spirituel du
Hamas signifie avant tout avoir visé un religieux handicapé : " Franchement,
viser ainsi avec des missiles un vieillard cloué sur sa chaise roulante, c'est
lâche ", s'emporte Sami, jeune homme de vingt-deux ans. Si l'assassinat a créé
une telle onde de choc, c'est aussi parce que les Israéliens sont " réellement
passés à l'acte " : " ils ont osé le faire, poursuit Sami, pour moi ils sont
au-delà de toutes les lignes rouges ".
À la Mukata, les drapeaux ont été mis en berne et le président Arafat ne
reçoit pas. Un groupe d'adolescents, filles et garçons, drapeaux du Hamas et du
Hezbollah en tête, suivis de bien d'autres aux simples couleurs de la Palestine,
clament pourtant leur volonté d'être reçus par le leader palestinien : " nous
devons voir Abou Ammar, martèle Ranis, jeune adolescente aux grands yeux noirs
rieurs, lui dire que nous somme avec lui, que la résistance contre l'occupation
continuera. "
Après quelques discussions tendues avec les gardes et un chahut généreux à
la grille d'entrée, ils obtiendront gain de cause, Abou Ammar saluera la mémoire
du cheikh Yassine et insistera sur la confiance qu'il place en eux pour
construire demain, sans manquer au passage de leur expliquer d'un ton
pédagogique qu'ils ne peuvent se permettre de pénétrer chez lui quand bon leur
semble ! Des paroles rassurantes qui rassérèneront un temps ces jeunes aussi
déterminés que désorientés.
" Le problème c'est que, maintenant, quoi qu'il se passe, le Hamas est
obligé de répondre, estime encore un des jeunes présents, et après ? ". " Sans
compter que cheikh Yassine était un modéré du mouvement, renchérit Rami,
vingt-cinq ans, je pense que des leaders comme Rantissi, qui ont pouvoir de
décision, sont bien plus intransigeants. "
Pour la plupart des responsables politiques, on est entré dans une nouvelle
escalade de violence et de vengeance : " il est clair que cet assassinat va
renforcer le Hamas, entraîner une nouvelle spirale de violences qui risque
d'enflammer toute la région déjà très en colère ", estime Mustapha Barghouti,
dirigeant d'une ONG spécialisée dans le secours médical, et favorable au
dialogue et à un processus de paix négocié. " Comment ne pas craindre une
explosion du baril de poudre ? ajoute-t-il. Et cette explosion ne sera pas le
simple fait de Sharon : la communauté internationale est tout aussi responsable
par sa passivité voire son silence devant les crimes de Sharon. Ce dernier est
donc convaincu qu'il peut tout se permettre ". Une communauté internationale à
laquelle les Palestiniens de Ramallah tiennent à rappeler que pour eux : "
l'occupation qu'ils subissent reste le plus grand acte terroriste ".
15. "Chirac ne peut plus voir
Sharon" par Claude Angeli
in Le Canard Enchaîné du mercredi 24 mars
2004
Cela ne date pas d’hier, mais il envisageait de le recevoir
bientôt à l’Elysée. Après l’assassinat de cheikh Yassine, il n’en est plus
question.
« Aucune date n’était encore fixée pour une visite de Sharon, elle était
simplement envisagée », admet un conseiller de Chirac. « Mais aujourd’hui, après
l’élimination du vieux chef du Hamas, et à la sortie d’une mosquée, il n’est
même plus question de date. »
La condamnation de cet « assassinat ciblé »,
dont Sharon ne cesse de se flatter, est « mondiale », se félicite un conseiller
de Villepin. Avant d’ajouter que Bush est puni par où il a péché : « En
accordant un soutien indéfectible à Sharon, il fout en l’air son fameux projet
de « Grand Moyen-Orient », ce remodelage politique à la sauce américaine. »
A
Washington, si la Maison-Blanche dément avoir donné son aval pour cette
exécution, la réaction des collaborateurs de Bush est d’une surprenante
modération. A croire que certains faucons de l’équipe présidentielle ou de la
CIA savaient ce que mijotait leur ami israélien. Pas la moindre condamnation
formelle : le Département d’Etat se dit « profondément troublé » par l’exécution
d’un chef religieux qu’Israël avait pourtant libéré en 1997, malgré ses
positions favorables au terrorisme. Et le porte-parole de Colin Powell ajoute
que « Washington respecte le droit d’Israël à l’autodéfense », avant d’admettre
que cet acte « accroît la tension », puis de lancer un « appel au calme ».
Plaidoirie diplomatique
La formule pourrait prêter à
sourire, si l’on osait. Tout comme cette déclaration sur France-Inter de
l’ambassadeur d’Israël en France, Nissim Zvili : « Il ne faut pas rendre l’Etat
d’Israël responsable du prochain attentat, s’il y en a, aux Etats-Unis, en
Europe, en Afrique, en Asie, dans le monde entier. » Cet excellent diplomate
oublie Israël dans sa liste des futurs objectifs. Car, selon la formule cynique
d’un proche de Chirac, « la guerre et l’occupation de l’Irak ne pouvaient
suffire, il fallait que Sharon profite de l’effet produit par les attentats de
Madrid et suscite de nouvelles vocations de kamikazes ».
Certain que l’équipe
Bush ne le lâchera pas durant la campagne présidentielle aux Etats-Unis, Sharon
annonce d’autres exécutions de dirigeants et de militants du Hamas. Et d’aucuns,
à Paris, de rappeler que, en septembre dernier, une note de renseignement
transmise à l’Elysée évoquait un « assassinat » d’Arafat, revendiqué notamment
par le vice-Premier ministre israélien Ehud Olmert.
MAM la bavarde
Si l’on évoque partout le danger
terroriste, cela n’empêche pas les « bavardages irresponsables », à en croire un
membre de l’équipe élyséenne. Michèle Alliot-Marie s’en est donné à cœur joie,
lundi 22 mars, dans « L’Express », et Chirac n’a pas été le dernier à hurler.
Car la ministre s’est permis d’annoncer que « 200 militaires français du
commandement des opérations spéciales [ont] contribué à localiser Ben Laden »
dans une zone proche de la frontière d’Afghanistan.
Il n’est pas d’usage de
rendre public ce genre d’opérations barbouzardes, d’autant qu’il s’agit du
vindicatif Ben Laden. Mais Alliot-Marie tenait sans doute à se poser en patronne
de ses chers militaires. Tout en avouant, non sans maladresse, que « la capture
du chef d’Al-Qaïda ne changerait pas fondamentalement la situation : les réseaux
terroristes sont devenus très autonomes. »
Après les bavardages intempestifs,
le commerce dangereux. Le groupe EADS, contrôlé par des capitaux français,
allemands et européens, envisage de travailler avec l’industrie de défense
israélienne Rafael. Projet : produire en commun, dès la fin de l’année, le
prototype d’un équipement destiné à protéger les hélicoptères de l’armée de
Sharon, ou celle de son successeur, contre les tirs de missiles SA-16 ou SA-18
portables à l’épaule. Les Israéliens craignent que des Palestiniens ne
parviennent bientôt à se procurer ce matériel de fabrication russe auprès de
trafiquants internationaux.
Ce n’est pas du jeu : les hélicoptères israéliens
doivent pouvoir œuvrer sans courir de
risque.
16. Enfants par Tommaso Di
Franceso
in Il Manifesto (quotidien italien) du mercredi 24 mars
2004
[traduit de l'italien par Marie-Ange
Patrizio]
Le monde, qui devait être sauvé par les enfants, est en train de devenir,
sous nos yeux d'observateurs impuissants, le monde qui, justement, tue de
préférence les enfants. Dans les innombrables «petites» guerres oubliées, les
armes, trop lourdes, sont souvent empoignées par des mains trop frêles. Et dans
les grands conflits, incurables blessures ouvertes, la cible immuable reste
significativement celle-là. Comme pour confirmer que la guerre n'est pas
seulement destruction totale mais réduction à la dernière extrémité mortelle de
toute présence vitale. Ainsi ces images d'un enfant de 14 ans - sa mère dénonce
même ses «troubles psychiques» - arrêté avec une ceinture kamikaze à Naplouse et
prêt à se faire exploser, semblent vouloir refermer l'ouverture de toutes les
portes de tous les enfers. Les mandataires de cette action criminelle ne peuvent
recourir à la justification de l'enfer quotidien que représente l'occupation
militaire israélienne des territoires palestiniens: immense prison pour trois
millions d'individus réduits à faire les pigeons du tir à la cible des soldats
israéliens qui, à leur gré, d'un gouvernement à l'autre, occupent et réoccupent,
dans une sorte de compulsion de répétition de l'arrogance militaire. Là, c'est
vrai, toute légitimité et droit international se sont brisés contre le mur -
c'est le cas de le dire - de Sharon. Mais aucune logique de pure violence,
d'utilisation instrumentale de corps innocents devenus bombes humaines, ne
pourra jamais être une réponse.
L'élan du sang, c'est clair désormais, tue en même temps que les innocents
les droits mêmes du peuple palestinien.
L'assassinat plus que ciblé du Cheikh Yassine semble fait à dessein pour
que le mortel jeu de l'oie ne s'arrête pas; pour que la vengeance réponde dans
la «même mesure», et que le fondamentalisme demeure l'unique arme pour un peuple
entier, désormais aux prises avec la dernière annonce provocatrice du
gouvernement israélien: « maintenant c'est à Arafat». Il ne doit pas y avoir
d'issue.
Il faut au contraire dire non. Et nous ne sommes pas «poètes» en le
pensant, puisque même le nouveau leader du Hamas, Rantissi - tout en l'excluant
bien sûr «si l'occupation continue» - est revenu hier de façon inattendue à «une
possibilité de trêve». Maintenant nous attendons tous l'attentat. Et au
contraire ce serait décisif - bien sûr incroyable, mais quand même souhaitable -
qu'à un assassinat délibérément atroce corresponde cette fois le maximum de sens
politique et de réponse de masse. Ce qui épouvante vraiment les généraux
israéliens et le gouvernement de Sharon, retranchés et prêts, avec 60% de
soutien des Israéliens, à répondre avec des moyens militaires incomparables, ce
n'est pas et ne sera pas le kamikaze qui sèmera des éclats de mort parmi
d'autres civils israéliens, en tuant dans le tas... Ce qui les préoccupe au
contraire c'est la mobilisation diffuse et le silence inhabituel qui se sont
répandus dans les villes palestiniennes. Ce silence dit que pour un peuple
entier la coupe est pleine; ce silence est civil et se présente comme force de
choc réelle contre les puissants de la terre bien plus qu'une riposte militaire.
Et nous, il nous appelle à la mobilisation. Parce que, aussi, il n'y a pas de
riposte militaire à l'arrogance de Sharon, à ses missiles Cruise, aux Apache,
aux chars, aux F-16.
Si la misère palestinienne pousse les jeunes à se mettre à disposition pour
exécuter des commandes - rappelait Zvi Shuldiner ce mardi-même - quel que soit
celui qui utilise cette disponibilité pour apporter la mort dans le camp ennemi,
qu'il sache que cela correspond à la même violence que l'occupant qui, bien sûr,
n'a pas hésité à tirer avec des chars sur des foules d'enfants «armés» de
pierres. C'est la même radiation du droit à la vie. Il n'y a pas à libérer
seulement les Territoires, mais les corps et les vies des faibles et de ceux qui
sont différents, des femmes, l'espoir des jeunes, la mémoire des vieux. Que le
monde continue à être sauvé par les enfants, surtout par ceux de
Palestine.
17. Hamas-Likoud, la fin d'une alliance
objective par Paul Labarique
in Voltaire du mardi 23 mars
2004
["Voltaire" est un magazine quotidien
d'analyses internationales publié par le Réseau Voltaire. Recevez chaque jour le
magazine en PDF dans votre boîte à lettres électronique, et accédez à tous les
articles du site (les articles de moins de trois mois sont réservés aux
abonnés). Renseignements : http://www.reseauvoltaire.net/abonnement.php]L'assassinat, lundi 22 mars 2004, du
cheikh Ahmed Yassine, leader spirituel du Hamas, a suscité l'indignation de la
communauté internationale. Comment un pays cité en exemple de démocratie au
Proche-Orient peut-il recourir à la peine de mort contre ses adversaires, sans
jugement préalable, et s'en réjouir ? Cette réaction ne doit cependant pas
masquer les enjeux d'une telle action, qui marque une nouvelle escalade dans la
politique jusqu'au bout-iste d'Ariel Sharon dans les territoires occupés. Loin
de mettre un terme aux actions terroristes de Palestiniens désespérés, cet
attentat, qui a fait sept morts en plus du cheikh Yassine, est une provocation
de plus. Il vise à radicaliser l'opposition palestinienne pour justifier de
nouvelles opérations militaires de Tsahal.
Ce n'est pas la première fois qu'Israël instrumentalise le Hamas pour
saboter le processus de paix. Longtemps réservée aux seuls militants
palestiniens, la thèse selon laquelle les services secrets israéliens seraient
directement à l'origine de la création du Hamas intéresse désormais les
historiens israéliens les plus reconnus et notamment Zeev Sternhell. Ce dernier,
qui a consacré plusieurs ouvrages aux tentations fascistes françaises dans
l'entre-deux guerre, s'est récemment approprié le sujet : selon lui, on ne dit
pas assez que c'est Israël qui a créé le Hamas, « en pensant que c'était
intelligent de jouer les islamistes contre l'OLP » [1]. Une affirmation qui
nécessite un petit retour en arrière.
Le Mossad développe le Hamas contre l'OLP
(1972-1993)
Dans les années 1970, Israël entame, sous les conseils
de Golda Meir, alors Premier ministre, une politique de soutien aux associations
islamiques et à l'université de Palestine. Les associations sont « autorisées à
faire venir de l'argent de l'étranger » d'après l'hebdomadaire israélien Koteret
Rashit, cité dans Le Monde du 18 novembre 1987. Forts de ce soutien, « les
islamistes créent des orphelinats et des dispensaires, mettent en place un
réseau scolaire, des ateliers de confections pour l'emploi des femmes, et
dispensent une aide financière aux plus démunis ». En 1978, ils créent une «
université islamique » à Gaza. À l'heure où les militants du Fatah et de la
gauche palestinienne sont les principaux visés par la répression, les
associations islamiques prospèrent. Toujours d'après Koteret Rashit, « le
gouvernement militaire était convaincu que ces activités affaibliraient l'OLP et
les organisations de gauche à Gaza ».
Le cheikh Yassine fait partie du
dispositif. L'analyse du parcours biographique de ce Palestinien est d'ores et
déjà l'enjeu de la campagne de presse consacrée à son assassinat. Plusieurs
versions se superposent. Selon l'une d'entre elles, Ahmed Yassine vient des
Frères musulmans, dont il a créé la section palestinienne au début des années
1970, bientôt soutenu par Israël. À l'époque, le mouvement est purement
associatif, non-violent et quasiment non-politique. Il s'inscrit dans le cadre
d'un vaste projet financé par Tel-Aviv : les Ligues de Villages, qui doivent
tisser un réseau associatif concurrent de l'OLP à l'intérieur des territoires
occupés. Mais la première intifada, en 1987, aurait transformé radicalement le
cheikh Yassine : en trois mois, il aurait mis en place une organisation
militaire pour résister à l'occupation israélienne. Ce sera le Hamas, qui
désigne l'aile militaire contrôlée par Yassine, tandis que la branche politique
continue d'être incarnée par les Frères musulmans. Israël n'aurait, selon cette
version, jamais soutenu le Hamas lui-même, mais seulement le groupe non-violent
duquel il est issu. En réalité, le soutien d'Israël au cheikh Yassine a continué
bien après les années 1970, au moins jusqu'à la fin des années 1980,
c'est-à-dire après la création du Hamas comme organe de lutte armée contre
Israël. À l'époque, écrit Martin Regg Cohn dans le Toronto Star, c'est surtout
le Mossad qui fournit des moyens à Yassine [2]. Les services israéliens auraient
notamment dispensé un entraînement militaire spécifique, et des fonds au travers
de la Ligue des Villages.
La thèse du « soutien originel » à une simple «
organisation islamique » permet de minimiser la politique israélienne de soutien
au cheikh Yassine. Selon elle, dans les années 1970, en entreprenant cette
manipulation Israël ne savait pas qu'il était en train de construire la
principale menace sur sa sécurité pour les années à venir. Cette argumentation
rappelle celle développée à propos du soutien des États-Unis aux Moudjahidin en
Afghanistan, à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Selon des «
spécialistes en terrorisme », Washington ne mesurait pas, à l'époque, les
conséquences que pourrait occasionner le soutien à des organisations fédérées,
notamment autour d'un certain… Oussama Ben Laden. Dans les deux cas, il
s'agissait de soutenir des protagonistes « islamistes » pour des intérêts
stratégiques (la lutte contre l'URSS ou la déstabilisation de l'OLP). Dans les
deux cas également, les organisations auraient subitement pris leur autonomie,
dans des circonstances particulières, et se seraient retournées contre leurs
créateurs. En jouant aux apprentis sorciers, Israël est les États-Unis auraient
été victimes d'un retour de flammes (« blowback »).
L'armée israélienne a
pourtant expliqué à plusieurs reprises son point de vue, fort lucide, sur le
fonctionnement de l'organisation. D'après un texte de présentation du Hamas,
rédigé par un porte-parole de Tsahal en 1993, « la base sociale populaire est
maintenue concrètement par les organisations caritatives, et idéologiquement par
l'enseignement, la propagande et l'appel à la mobilisation diffusée dans les
mosquées et autres institutions ainsi que des prospectus. Cette base est la
source du recrutement de membres au sein des unités qui s'engagent dans les
émeutes et la violence populaire. Ceux qui s'y distinguent rejoignent tôt ou
tard la branche militaire, qui mène des attaques violentes et brutales contre
Israéliens et Palestiniens. Ils bénéficient (ainsi que leur famille et leurs
proches, s'ils sont arrêtés ou tués) le soutien moral et économique des
prédicateurs des mosquées, des directeurs d'associations affiliées au Hamas, et
des associations caritatives » [3].
La pertinence de cette analyse, qui fait
très clairement le lien entre la branche politique et la branche militaire du
Hamas, laisse des doutes sur le prétendu « aveuglement » des services de
renseignement israéliens avant les premières actions anti-israéliennes de
l'organisation, en 1988. D'autant que les connaissances de l'État hébreu en
matière de terrorisme sont conséquentes. Menahem Begin, Premier ministre du
Likoud de 1977 à 1983, a dirigé l'Irgun Tsvai-Leumi, une organisation terroriste
responsable de l'attentat contre le King David Hotel, à Jérusalem en 1946, qui
fit près de cent morts. Yitzakh Shamir, également Premier ministre du Likoud de
1983 à 1985, puis de 1986 à 1992, a participé à l'organisation nationaliste
terroriste du Groupe Stern, qui luttait contre l'occupation britannique avant la
création de l'État d'Israël. Ce sont donc deux anciens membres d'organisations
de lutte armée, rompus aux méthodes terroristes, qui dirigent Israël pendant
toute la période de gestation du Hamas. Il leur est difficile de prétendre, en
conséquence, qu'ils ignoraient ce qu'ils faisaient en soutenant ce genre de
mouvement.
Si les ministres du Likoud, bien plus que ceux du Parti
travailliste, ont laissé avec bienveillance se développer l'organisation
militante palestinienne, c'est qu'il existe une certaine proximité idéologique
entre eux. Agnès Pavlowsky tente de cerner, dans un ouvrage paru en 2000, les
fondements idéologiques du Hamas. Selon elle, l'idéologie de l'organisation «
est en totale opposition avec le laïcisme et le progressisme de l'OLP. Elle
insiste sur l'islam comme réponse globale à toutes les questions éthiques et
politiques, et particulièrement sur une morale et des valeurs familiales
strictes. Autrement dit, sur l'oppression des femmes : une partie des activités
des jeunes militants du Hamas consiste à s'attaquer aux femmes trop libres à
leur goût. La dénonciation systématique de la corruption des mœurs des
dirigeants palestiniens fait partie de leur phraséologie. L'idéologie du Hamas
est l'expression même du contrôle social de la sexualité, de la biologisation
des rapports sociaux » [4]. Le Hamas s'oppose en cela au Hezbollah : ce
mouvement de résistance libanais déclare certes « comprendre » les raisons du
Hamas, mais refuse, pour sa part, les attaques indiscriminées contre les civils
israéliens. Plus révolutionnaire que religieux, le Hezbollah élargit sa grille
d'analyse au-delà du cadre de l'islam : il reprend la distinction faite par
l'ayatollah Khomeyni entre oppresseurs et opprimés, et exprime une admiration
pour des figures et mouvements non-musulmans, du moment qu'ils se battent contre
l'oppression. Pour résumer, si l'on souhaite appliquer une classification
politique fréquente dans les démocraties occidentales, le Hezbollah peut être
classé à l'extrême gauche et le Hamas à l'extrême droite, dans une configuration
où il n'y a pas de place pour des positions modérées.
De plus, à l'époque,
le Hamas n'organise pas d'attentats terroristes. Ceux-ci sont en général le fait
du Jihad islamique. Le mouvement d'Ahmed Yassine organise plutôt des campagnes
non-violentes de boycott et de sanctions économiques à l'encontre des colonies
et des produits qui y sont manufacturés. Ce n'est pas du goût du Premier
ministre Yitzakh Shamir, qui ordonne l'arrestation immédiate de l'un des
dirigeants politiques du Hamas, le Dr Abdel Aziz Rantisi. C'est en 1989, que
Shamir, changeant de politique, lance une campagne majeure contre l'organisation
et fait notamment arrêter le cheikh Yassine. Ce revirement semble sanctionner et
mettre un terme provisoire à une indépendance croissante du mouvement par
rapport à ses financiers originels israéliens.
Rapidement, les intérêts du
Likoud et du Hamas vont pourtant se rejoindre : tous deux veulent empêcher les
négociations entre les travaillistes israéliens et l'OLP. Comme le note Ray
Hanania, un journaliste palestinien réputé, « les deux ennemis indéfectibles, le
Likoud et le Hamas, bénéficient politiquement de l'extrémisme de l'autre au fil
des années » [5].
Après le retour au pouvoir des travaillistes, en 1992, les
négociations reprennent entre Israël et l'Autorité palestinienne de Yasser
Arafat. Une initiative qui pousse le Likoud à faire monter la pression sur
Arafat par le biais du Hamas. Sur le plan politique, d'une part, des
responsables Likoudnik rencontrent des prisonniers politiques issus des rangs du
Hamas pour les convaincre de la nécessité de court-circuiter politiquement le
processus de paix. Le Likoud pousse alors à la libérations de prisonniers
palestiniens pour qu'ils organisent une opposition politique à Arafat. D'autre
part, le Hamas multiplie ses actions violentes, et est même déclaré, peu après,
« organisation terroriste » par le Département d'État états-unien. Il bénéficie
néanmoins du soutien du roi Hussein de Jordanie. Le gouvernement jordanien
comprend ainsi, à partir de janvier 1991, plusieurs membres des Frères
musulmans, ce qui donne des garanties concernant la poursuite des financements
jordaniens à destination du Hamas. L'influence du mouvement est grande dans les
territoires : petit à petit, il est invité à participer au jeu politique
palestinien, aux côtés de l'OLP. Mais les partisans du cheikh Yassine posent des
conditions irrecevables pour une participation au gouvernement : ils réclament
entre autres la non-reconnaissance de l'État d'Israël, le refus de toute
partition de la Palestine et de toute concession territoriale, et l'attribution
de la moitié des sièges du Conseil national palestinien.
Le Likoud instrumentalise le Hamas contre le processus de paix
(1994-2003)
Le premier attentat suicide attribué au Hamas survient
en avril 1994, en réponse à une attaque meurtrière de colons fanatiques
israéliens contre des musulmans en prière à la mosquée d'Hébron. Il devient en
conséquence, pour Washington, un ennemi du processus de paix. En janvier 1995,
Bill Clinton interdit par décret présidentiel toute négociation avec
l'organisation en raison de son pouvoir de nuisance dans le cadre des
négociations israélo-palestiniennes. Un pouvoir dont elle va démontrer
l'efficacité après l'assassinat du Premier ministre Yitzakh Rabin, le 4 novembre
1995, par Ygal Amir, un juif fondamentaliste. Les fanatiques israéliens ont
détruit ce jour-là la moitié des espoirs en une solution politique au conflit
israélo-palestinien. Le Hamas va se charger, par une importante vague
d'attentats, de détruire la moitié palestinienne. En février et mars 1996, une
série d'attentats suicide répond à l'assassinat par Israël de l'artificier du
mouvement, Yahya Aiyash. Ces attaques vont saper l'autorité du Premier ministre
travailliste intérimaire, Shimon Perès, qui perd les élections peu après face à
Benyamin Netanyahu. Celui-ci, une fois à la tête du gouvernement, fait libérer
le cheikh Yassin, au terme d'un épisode rocambolesque [6] Cette libération
habilement mise en scène est suivie comme prévu d'une nouvelle vague
d'attentats, qui permet au Premier ministre israélien d'obtenir le soutien de
son opinion publique pour suspendre le processus de paix et revenir sur les
accords signés par Yitzakh Rabin.
Ariel Sharon n'a pas eu besoin de telles
opérations pour conquérir le pouvoir en février 2001 : sa provocation de
l'Esplanade des mosquées et le début de la seconde Intifada ont largement suffi
à radicaliser les positions et à garantir son élection. Néanmoins, dès sa prise
de pouvoir, il se sert d'une vague d'attentats suicide du Hamas pour déclencher
une opération militaire en mars : à cette occasion, Tsahal prend le contrôle de
zones normalement sous souveraineté palestinienne et ravage les infrastructures
gouvernementales de Yasser Arafat. En mars 2002, un attentat particulièrement
meurtrier dans un hôtel de Netanya (30 morts, 150 blessés), toujours attribué au
Hamas, déclenche l'opération « Remparts » par Tsahal, qui commet un massacre
dans le camp de réfugiés de Jénine et assiège le président palestinien, Yasser
Arafat, à Ramallah.
Depuis lors, la position du Hamas s'est modifiée.
Auparavant engagés dans un bras de fer permanent avec le président Yasser
Arafat, les dirigeants du mouvement ont entamé des négociations avec les
Premiers ministres successifs, Mahmoud Abbas et Ahmed Qureih, pour une
éventuelle participation à l'exercice du pouvoir. Des trêves ont été négociées
pour un arrêt des attentats contre l'arrêt des incursions israéliennes.
Les
attentats se poursuivent néanmoins. Depuis le premier attentat suicide de 1994,
il y a près de dix ans, le nombre d'attaques de ce type n'a cessé d'augmenter ;
ce qui permet aujourd'hui au Likoud d'Ariel Sharon de tout mettre en œuvre pour
« détruire, non seulement Arafat, mais tout espoir d'un État palestinien. » [7].
Depuis le début de la deuxième Intifada, en septembre 2000, il y a eu plus de 60
attentats suicide en 19 mois. Cette recrudescence de la violence sape le
processus de paix, ce qui est l'un des objectifs principaux du Likoud, mais
empêche aussi la progression du Parti travailliste israélien.
Sharon fait assassiner le cheikh Yassine pour provoquer
l'affrontement (2004)
Contrairement aux déclarations israéliennes,
l'assassinat du cheikh Yassine ne s'inscrit donc pas dans le cadre de la lutte
contre le terrorisme. Il est en effet impensable que la mort du leader spirituel
du mouvement entraîne la dislocation des différentes cellules opérationnelles et
la fin des attentats. Au contraire, il est tout à fait envisageable que cette
opération de Tsahal suscite à une multiplication d'opérations kamikazes encore
plus meurtrières. C'est en tout cas ce que nous enseigne l'étude des précédents
« assassinats ciblés » perpétrés par Israël. On peut notamment évoquer
l'opération du 23 novembre 2001 au cours de laquelle Mahmoud Abou Hannoud, un
des principaux chefs militaires du mouvement islamiste palestinien Hamas, était
assassiné lors d'un raid d'hélicoptères semblable à celui qui a tué le cheikh
Ahmed Yassine. Cette attaque entraîna, quelques jours plus tard, un triple
attentat suicide du Hamas à Jérusalem-Ouest et à Haïfa, au bilan
particulièrement lourd : 28 tués et plus de 200 blessés. Il servit de prétexte à
des « représailles » : une série de raids sans précédent de Tsahal dans les
territoires palestiniens.
Pour comprendre cette stratégie politiquement
stérile d'« assassinat ciblés », ordonnée par Ariel Sharon, il convient de
rappeler brièvement quel type de militaire est ce Premier ministre. En réalité,
tout comme Begin et Shamir, Ariel Sharon est également un membre des réseaux
proto-terroristes israéliens. Embrigadé très jeune dans les forces israéliennes
de l'Haganah (il n'a alors que quatorze ans), il rejoint une compagnie
d'infanterie de la brigade Alexandroni en 1948, lors de la guerre d'indépendance
israélienne. Environ 300 000 Palestiniens sont contraints à l'exil au cours de
l'offensive. En 1953, il fonde l'« Unité 101 », une brigade spécialisée dans
l'assassinat qui commet plusieurs massacres de civils tout en étant intégré à
Tsahal. En août 1953, cet escadron de la mort attaque le camp de réfugié
d'Al-Burayj, à Gaza, faisant entre 15 et 50 victimes. En octobre, ses hommes
massacrent 69 civils au cours d'un raid mené en Cisjordanie, dans le village de
Qibya. Les villageois sont poussés à se retrancher dans leurs maisons, que la
brigade fait ensuite exploser. Ce crime de guerre fait l'objet, le 18 octobre
1953, d'un communiqué du département d'État états-unien demandant à ce que les
responsables soient traduits en justice. Lors de la crise de Suez, en 1956, les
unités placées sous son autorité sont accusées d'avoir assassiné des prisonniers
de guerre égyptiens, ainsi que des travailleurs soudanais capturés par l'armée
israélienne. Ces faits ont fait l'objet d'une enquête du Daily Telegraph, le 16
août 1995, manquant d'entraîner une rupture de relations diplomatiques entre
Londres et Tel-Aviv. De tels agissements n'ont pas empêché la progression
d'Ariel Sharon au sein de l'état-major israélien puisqu'en 1982, c'est en tant
que ministre de la Défense qu'il déclenche une offensive contre les camps de
réfugiés palestiniens au Liban, Sabra et Chatila. Sous couvert de lutte contre
le terrorisme, ce sont plusieurs centaines de civils qui sont massacrés par les
milices chrétiennes libanaises, tandis que Tsahal encercle le camp pour empêcher
les civils de fuir. Ces méthodes de « guerre totale », voire de « guerre
révolutionnaire », permettent de comprendre pourquoi Ariel Sharon refuse
absolument de négocier avec l'Autorité palestinienne, comme il l'a réaffirmé
début mars [8]. Elles révèlent en effet l'appartenance du Premier ministre à une
famille de pensée colonialiste qui ambitionne l'expulsion ou la destruction des
populations autochtones et qui exclut toute négociation avec l'ennemi.
Il
semblait pourtant possible, depuis quelques mois, de négocier avec les
dirigeants du Hamas. Le cheikh Yassine lui-même avait multiplié des déclarations
particulièrement constructives par rapport au discours traditionnel de son
organisation. Contrairement à ce que prétend la presse internationale, le cheikh
Ahmed Yassine ne défendait pas l'extermination de l'État d'Israël et la
reconquête de toute la Palestine. Le 7 janvier 2004, il déclarait, dans une
interview à une agence de presse allemande, que son mouvement était prêt à
accepter « une paix temporaire si un État palestinien est créé en Cisjordanie et
dans la bande de Gaza. Le reste des territoires sera laissé à l'Histoire ». Des
propos en rupture avec le discours traditionnel du mouvement, qui préconisait
jusqu'ici l'établissement d'un État musulman de la Méditerranée jusqu'au
Jourdain et niait donc le droit d'Israël à exister. Déjà, en 1999, Yassine avait
déclaré au quotidien états-unien USA Today que le conflit israélo-palestinien
pourrait se terminer si Israël se retirait des territoires, les relations avec
l'État hébreu devant être laissées à l'appréciation des générations futures. Ces
propos avaient suscité de virulentes réactions d'autres membres du mouvement
bien plus radicaux. Nul doute que ceux-ci ont aujourd'hui les mains libres pour
maintenir, au mieux, le processus de paix dans l'impasse. Au pire, il est
envisageable que l'objectif visé soit une escalade de la violence. Cédant à la
colère, le Hamas organiserait des attentats particulièrement sanglants. Ce qui
permettrait alors de justifier l'expulsion de populations palestiniennes et
l'annexion de nouvelles portions de territoires occupés par tous ceux qui, au
sein de l'administration Sharon, « rêvent de transfert » [9].
À la recherche
d'une provocation maximale pour enclencher l'affrontement final avec les
palestiniens, Ariel Sharon a dû renoncer à faire assassiner Yasser Arafat comme
il en avait annoncé son intention, l'an dernier. Il s'est donc rabattu sur
cheikh Yassine lorsqu'il s'est avéré que celui-ci engageait son organisation
vers la recherche d'un compromis. À la différence de certains dirigeants de son
organisation militaire, le leader spirituel du Hamas n'était plus, pour Sharon,
un allié objectif.
- Notes :
[1]
« Hamas, le produit du Mossad », par Hassane Zerrouky, L'Humanité, 14 décembre
2001.
[2] Hamas : Scourge and Symbol, par Martin Regg Cohn, Toronto Star, 13
octobre 1997.
[3] Ce texte est disponible sur le cache réalisé par Google du
site officiel de l'armée israélienne.
[4] Hamas, ou le miroir des
frustrations, d'Agnès Pavlowsky, L'Harmattan, 2000.
[5] « How Sharon and the
Likud Party nurtured the rise of Hamas and benefit from its terrorism », par Ray
Hanania, Media Monitors Network, 23 mai 2002.
[6] Selon la version
officielle, deux agents du Mossad auraient franchi la frontière jordanienne pour
empoisonner à Amman un responsable du Hamas. Interpellés par la police, ils
auraient ensuite servi de monnaie d'échange contre la libération du cheikh
Yassine, non sans avoir au préalable fourni l'antidote au poison qu'ils étaient
parvenus à administrer. La proximité entre la Jordanie et Israël permet
d'écarter cette fable selon laquelle Netanyahu aurait été contraint par Amman de
relâcher celui qui est aujourd'hui décrit par Tsahal comme « le chef des forces
du Mal ».
[7] « How Sharon and the Likud Party … », op.cit.
[8] « Ariel
Sharon exclut toute discussion avec l'Autorité palestinienne », Le Monde, 16
mars 2004.
[9] « Ces Israéliens qui rêvent de "transfert" », par Amira Haas,
Le Monde Diplomatique, février 2003.
18. Elias Sanbar : "Semer les germes d'une
guerre civile entre le Fatah et le Hamas" par José Garçon
in Libération du mardi 23 mars 2004
Directeur de la Revue d'études palestiniennes, Elias Sanbar vient
de publier les Palestiniens, la photo d'une terre et de son peuple. 1839 à nos
jours, aux Editions Hazan.
- A quelle logique obéit Ariel Sharon en tuant cheikh Yassine
?
- Plus que la décision de le tuer qui était prise depuis longtemps, c'est
le moment choisi qui est crucial. Contrairement à ce qu'ils affirment, les
responsables israéliens n'ont pas saisi une opportunité. Cheikh Yassine ne
vivait pas dans la clandestinité, son domicile et ses habitudes étaient connus
et fixes et il se rendait cinq fois par jour dans la mosquée où il a été tué...
Dans la mesure où il a été assassiné quelques heures après que Sharon a annoncé
à son gouvernement le retrait de Gaza, il y a une jonction entre ces deux
événements. Cet assassinat «fait partie intégrante du retrait», note d'ailleurs
Ze'ev Schiff, le meilleur chroniqueur militaire israélien. Sharon veut que Gaza
soit plongée, après ce retrait, dans des troubles incontrôlables. En faisant de
cheikh Yassine un «martyr» et en transformant Gaza en poudrière, il a un triple
objectif : décapiter le mouvement islamiste, rendre impossible tout contrôle de
Gaza par l'Autorité palestinienne après le retrait et semer les germes d'une
guerre civile entre le Fatah (l'organisation de Yasser Arafat, ndlr) et le
Hamas. Il va en effet devenir impossible à l'Autorité et au Fatah de maîtriser
le Hamas à Gaza et surtout de restreindre ses ambitions. N'oublions pas que, dès
l'annonce du retrait, le Hamas a annoncé que tout était prêt sur le plan de
l'organisation sociale, politique et militaire pour prendre le contrôle de ce
territoire. En misant sur des troubles interpalestiniens après la sortie de son
armée, Israël fait un pari très risqué.
- Que peut espérer Israël à terme de cette stratégie du chaos
?
- Elle bénéficie au gouvernement israélien, mais pas à son peuple, pour qui
elle est une catastrophe. Ariel Sharon pense que, face à un chaos généralisé,
son impunité sera totale car rien ne pourra limiter ou s'opposer à sa politique.
Tout sera justifié pour répondre au chaos. En outre, cette stratégie élimine de
fait tout interlocuteur palestinien crédible et «fréquentable». Le gouvernement
israélien pourra dire qu'il n'a aucun territoire à céder, non parce qu'il refuse
une telle cession mais parce qu'il n'y a personne pour la prendre en charge.
C'est une vision aveugle, autiste et suicidaire. Toute la question, c'est de
savoir comment faire pour que ce gouvernement ne mène pas toute sa société à ce
suicide. Les dirigeants israéliens ne sont plus dans la politique du pire mais
du désastre.
- Que peut l'Autorité palestinienne pour empêcher le chaos
?
- Aujourd'hui rien. Une partie importante de ses effectifs est devenue
incontrôlable. Les Brigades d'Al-Aqsa ont d'ores et déjà annoncé qu'elles
riposteraient avec le Hamas. Il y a quelques années, les bases (de l'Autorité et
de Hamas, ndlr) étaient encore distinctes. Ce n'est plus le cas, et seules leurs
directions demeurent distinctes. La différence s'est dissoute dans le malheur,
les destructions, le mur que les bases subissent toutes indistinctement. Il y a
donc aujourd'hui une réelle impuissance de l'Autorité nationale : il suffit de
savoir que, la semaine dernière, des dizaines de cadres du Fatah à Gaza ont
rallié le Hamas...
- Pourquoi Sharon élimine-t-il cheikh Yassine au moment où il
veut rencontrer George W. Bush ?
- Les Américains agissent avec Sharon comme ils l'ont fait avec le mur.
Quand sa construction a été lancée, ils ont pris pendant une très courte période
une position de principe s'opposant à son édification. Mais elle s'est très vite
muée en une critique de son tracé. La question n'était plus de savoir s'il
fallait ou non construire un mur, mais comment faire passer celui-ci dans des
zones où cela poserait le moins de problèmes à la stratégie américaine et à la
«feuille de route»... C'est la même chose aujourd'hui : le seul pays de la
planète qui n'a pas condamné l'assassinat de cheikh Yassine, c'est les
Etats-Unis, qui ont en revanche appelé au calme. Une manière de signifier qu'ils
sont surtout préoccupés par la gestion des conséquences de cet assassinat, mais
qu'ils n'en font pas une question de principe. Sharon sait que son impunité se
loge dans cet intervalle. Il sait aussi que les Etats-Unis peuvent être
critiques sur sa manière de faire, mais qu'ils n'interviendront pas. Et que,
jusqu'aux élections de novembre, ils ne s'impliqueront pas plus qu'ils ne le
font aujourd'hui.
19. La victoire du terrorisme par
Akiva Eldar
in Ha’Aretz (quotidien israélien) du lundi 22 mars
2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Tandis que le plan de désengagement et la
capitulation devant le terrorisme étaient en cours de discussion, hier, dans le
bureau du Premier ministre, la famille Khoury de Beit Hanina enterrait son fils
George, 20 ans, un étudiant israélien assassiné à Jérusalem par les Brigades des
Martyrs d’Al-Aqsa.
Presque au même moment, les parents de Fatma Al-Jaled, de
Khan Yunis enterraient leur fille âgée de huit ans, mortellement blessée par des
« tirs d’avertissements » de soldats de l’armée israélienne. Telle est l’essence
de la routine de mort qui s’est emparée d’Israël et des territoires : les
dirigeants palabrent, les combattants tuent, et les enfants
meurent.
Lentement, le territoire s’emplit de plus en plus de victimes –
Jérusalem, Khan Yunis, Ashdod, Gaza, Netanya, Jénine, Hadéra, Rafah, Tel Aviv.
Lorsqu’un conflit national s’introduit de la sorte dans chaque foyer et devient
un conflit personnel, il est difficile d’en faire abstraction dans
l’environnement domestique. Quand les dirigeants auront finalement mis un terme
à cette maudite guerre, et que les combattants auront reposé leurs armes, nous
découvrirons un pays empli de haine, de peur et de violence.
En août dernier,
une étude exhaustive sur l’impact des vingt premiers mois d’intifada sur la
population israélienne adulte a été publié dans la revue de l’American Medical
Association. 16 % des Israéliens adultes ont indiqué avoir été exposé
personnellement à des incidents traumatisants. Le Professeur Avi Bleich,
président de l’Association des Psychiatres Israéliens, a déclaré au
Palestine-Israel Journal, en novembre dernier, que le cercle secondaire des
personnes exposées à la violence et au deuil, en particulier les membres de la
famille et les amis des victimes, correspond à 30 % des Israéliens. D’après ses
estimations, toutes les secondes, un Israélien est exposé à un trauma, et ce
calcul ne tient pas compte de l’impact des traumatismes auxquels la population
est exposée via les médias. On peut estimer qu’au cours des vingt mois écoulés
depuis l’achèvement de l’étude, ce pourcentage déjà énorme s’est encore
accru.
L’exposition des habitants des territoires (occupés) à la violence et
à la mort est encore plus grave. Le nombre de personnes non armées tuées jusqu’à
présent approche les 2 000. Beaucoup plus encore ont été atteints physiquement
et psychiquement. Une étude menée auprès des jeunes de 10 à 19 ans des
territoires, l’an dernier, par le Dr Iyad Sarraj, chef des services
psychiatriques à Gaza, a montré que 94,6 % de ces jeunes avaient participé à un
enterrement, que 83,2 % avaient assisté à des tirs à balles réelles et que 61,6
% avaient vu un de leurs proches blessé.
Plus de 97 % des jeunes interrogés
ont montré des troubles post-traumatiques de sévérité variable. D’après la
Banque Mondiale, les bouclages et les blocus, durant les deux premières années
de l’intifada, ont fait passer le taux des personnes vivant au-dessous du niveau
de pauvreté, dans les territoires, de 20 à 60 %.
Le Croissant Rouge
(palestinien) indique que, dans 70 % des appels téléphoniques qu’il reçoit, il
ne peut pas atteindre la maison du malade. Une étude menée par l’Office
Palestinien des Statistiques, en septembre 2003, a constaté que plus de la
moitié des habitants de la Cisjordanie ont fait état de difficultés à se rendre
à leur travail ou à leurs champs. Le Dr. Muhammad Haj Yihyé, de l’Ecole du
Travail Social (Université hébraïque de Jérusalem) étudie depuis trois ans
l’impact de l’occupation israélienne sur les adolescents (de 14 à 18 ans) vivant
dans les territoires. La constatation la plus marquante de son étude (conduite
avec l’aide de groupes témoins) est que les réactions post-traumatiques les plus
sérieuses concernent, de plus en plus, la parenté éloignée.
Le niveau de la
haine et de la peur est plus élevé dans la troisième génération, dans l’étude de
Haj Yihyé, étant donné que ses membres détectent la souffrance, l’humiliation et
la dépression chez les membres de leur famille appartenant à la première et à la
deuxième générations. Le Dr. Haj Yihyé a trouvé également que l’adhésion à des
symboles religieux et nationalistes, telle la Mosquée Al-Aqsa et le droit au
retour, a été transmise à ce groupe de la population par la génération
précédente.
A l’adresse du chef d’état-major, nous indiquons que cette étude
constate que la conscience des jeunes Palestiniens ne s’est en rien émoussée,
contrairement à ses espoirs, en raison de l’inutilité du recours à la violence.
Au contraire, ils font montre d’un moral en voie de redressement et d’un
engagement religieux. Ces jeunes manifestent aussi leur colère contre la
direction palestinienne, le désir de protéger leurs familles et de venger leurs
parents. Les filles, dans ce groupe, manifestent, essentiellement de la
frustration et un perte de l’espoir.
Ces jeunes représentent l’
«infrastructure terroriste » de demain. « Ils ne sont pas plus dangereux que
tous les tunnels de contrebande d’armes à Rafah et que les laboratoires
d’armement de Khan Yunis. Ils incarnent la victoire quotidienne du terrorisme…
et de l’occupation.
20. Le "désengagement" de Sharon - Une
totoche pour l’opinion israélienne par Tanya Reinart
on Zmag.org du
dimanche 21 mars 2004
[traduit de l'anglais par
Marcel Charbonnier]
(Cet article a été en
partie publié par le quotidien hébreu Yediot Aharonot du 17 mars
2004.)
Partir de la bande de Gaza est un vieux rêve de la majorité
de la société israélienne. Même avant les accords d’Oslo (1993), l’appel à se
tirer de là pouvait être entendu après chaque attentat terroriste. Aujourd’hui,
disent les sondages, le retrait obtient le soutien de 60 à 70 % des Israéliens.
Mais les gouvernements se succèdent et, néanmoins, cette majorité n’a pas trouvé
la capacité politique de réaliser son rêve.
Au début du processus d’Oslo, la
majorité de l’opinion publique israélienne pensait qu’Israël se retirerait, en
tout premier lieu, de la bande de Gaza. Mais Rabin donna au concept de retrait
une signification inédite : il laissa toutes les colonies en l’état, il en
étendit l’emprise, et il érigea une puissante barrière autour des zones
concédées aux Palestiniens. La bande de Gaza une fois emprisonnées et isolée, ce
fut un processus de négociations interminables qui commença, avec les dirigeants
palestiniens, autour des détails d’étapes à venir qui pourraient, sait-on
jamais, se concrétiser « le moment venu ». A l’époque, la majorité pensait non
seulement que nous avions d’ores et déjà abandonné Gaza, mais même que nous
étions sur le point de nous retirer des autres territoires occupés, mettant
ainsi un terme définitif à l’occupation. Cela continua jusqu’à l’explosion
causée par Barak, qui vint nous rappeler qu’en réalité, nous n’étions pas encore
sortis d’une quelconque colonie…
En février 2002, Ami Ayalon et le conseil
pour la Paix et la Sécurité sonnèrent l’entracte dans ces négociations
perpétuelles. Il est tout à la fois possible, et nécessaire, dirent-ils, de se
retirer unilatéralement des territoires, dont la majorité de l’opinion
israélienne convient que nous devrons nous être retirés à la fin du processus de
paix : l’ensemble de la bande de Gaza et la totalité de la Cisjordanie, à
l’exclusion de 6 % à 10 % de ce territoire, représentés par les grands blocs de
colonisation. Ceci signifie l’évacuation unilatérale et immédiate de toutes les
colonies situées dans ces territoires, avant même la conclusion d’un accord
définitif. 60 % des Israéliens soutenaient cette idée, dans les sondages, mais
en fin de compte, il résulta de tout cela une campagne intensive sur le thème «
construisons une barrière, d’abord » (kodem gader ve-az nedaber). Aux élections
de 2003, Mitzna fit son apparition dans le spotlight avec une version plus
modeste de l’idée du retrait unilatéral : évacuons les colonies de la bande de
Gaza, immédiatement. Mais au cours de sa campagne électorale, cet «
immédiatement » se transforma en « un an, ou deux, après les élections », et,
d’ici là : renforçons la barrière...
Mais aujourd’hui, nous apprennent les
journaux, c’est différent : nous sommes arrivés à un tournant historique. La
majorité des Israéliens est priée de croire que, de tous les dirigeants
israéliens, c’est Sharon qui nous sortira de Gaza ! Ce même Sharon qui a dessiné
la carte des colonies dans la bande de Gaza, dans les années soixante-dix, et
qui n’a cessé d’expliquer le rôle stratégique suprême que joue la colonie de
Netzarim, en coupant la bande de Gaza en deux moitiés, le Sharon de la guerre au
Liban, le Sharon de Jénine : oui, vous lisez bien : c’est LUI qui va maintenant
démanteler les colonies de Gaza et mettre fin à l’occupation ! Formidable, non
?
Pour qui aurait encore des doutes, des preuves irréfutables sont apportées
par le monde politique. D’intensives négociations sur le plan de retrait se
déroulent, tant avec les Etats-Unis qu’avec l’Egypte. D’ailleurs, voyez
par vous-mêmes : la droite proteste déjà, les colons sont furieux, le chef
d’état-major Ya’alon émet des réserves, et Sharon serait sur le point de perdre
sa coalition gouvernementale – cela ne suffit-il pas à prouver à quel point il
est sérieux ? Ceux qui continuent à douter se souviennent qu’il y a déjà eu
beaucoup de projets, dans le passé, beaucoup de feuilles de route et de convois
de diplomates, et que tout cela s’est toujours terminé par la découverte que
Sharon ne croyait pas un mot de ce qu’il disait. Pour rétablir la confiance, le
discours politique regorge d’explications tendant à prouver pourquoi, cette
fois, c’est différent… Certains affirment que Sharon a changé, ou qu’il a dû
céder à la volonté de son électorat, auquel il a promis la paix. D’autres
expliquent que ce qui fait bouger Sharon, c’est la nécessité de détourner
l’attention des divers scandales et allégations de corruption le concernant, ou
alors, peut-être, qu’il envisage de renoncer aux colonies de Gaza afin de se
gagner des soutiens internationaux pour son projet de mur en Cisjordanie…
Le
hic, c’est que pour réaliser les buts annoncés par toutes ces explications, il
n’est nul besoin de démanteler une seule colonie. Il suffit d’afficher des
intentions, et de commencer un nouveau processus de négociations. C’est
précisément ce que tous les gouvernements israéliens ont fait, avec succès,
depuis 1993, et ce que Sharon fait depuis trois ans. La seule innovation tient à
ce que désormais, on négocie avec tout le monde, sauf les Palestiniens. Tout ce
cirque ne vise qu’à donner un os à ronger à la majorité et à la convaincre que
cette fois, Sharon est sérieux. Ainsi, la majorité pourra continuer à rester
coite encore un an, et laisser Sharon appliquer le modèle de Gaza en
Cisjordanie, aussi.
L’historien américain Howard Zinn a formulé une règle
très simple, qui s’énonce en trois mots : les gouvernements mentent. Il semble
que cette généralisation soit parmi les plus difficiles qui soit à intégrer et à
digérer, dans une société démocratique. En attendant ce moment heureux, la
majorité reste condamnée à avaler, toujours et encore, le même bobard.
Rétrécir les cellules de la prison
Le plan de «
désengagement » de Sharon a été présenté au début du mois de février, à un
moment où les critiques internationales contre le projet de mur de Sharon
atteignaient un apex, les auditions de la Cour Internationale de Justice de La
Haye devant commencer quelques semaines plus tard seulement, le 23
février.
Dans une interview à Ha’aretz, Sharon a annoncé que « ce vide, dont
les Palestiniens sont responsables, ne peut continuer. Aussi, dans le cadre du
plan de désengagement, j’ai donné l’ordre d’évacuer – excusez-moi : de déplacer
– 17 colonies, avec leurs 7 500 résidents, de la bande de Gaza vers le
territoire israélien… L’objectif étant de déplacer les colonies situées dans des
endroits où elles pourraient nous causer des problèmes ou dans des endroits où
nous ne resterons pas, après un accord définitif. Il s’agit non seulement des
colonies de Gaza, mais aussi de trois colonies problématique, en Cisjordanie »
[Yoel Marcus, Ha’aretz, 03.02.2004]. Bien que les manchettes des journaux aient
présenté ces déclarations comme un plan pour un retrait israélien unilatéral de
la bande de Gaza, sur le modèle du retrait israélien du Sud Liban, Sharon avait,
en réalité, déjà précisé dans son interview que « le processus prendra un an ou
deux ». Il expliqua qu’un long processus de négociations nous attendait,
non pas avec les Palestiniens, qui seront exclus de toutes négociations au sujet
de ce plan, mais avec les Etats-Unis, avec lesquels « un accord est nécessaire,
tant au sujet des évacuations qu’au sujet de la barrière (dite « de sécurité »,
ndt) » [Ibid].
Trois jours après, des détails ont été communiqués sur ce que
Sharon demande aux Etats-Unis en échange de ses concessions généreuses – à
savoir : « déplacer la barrière de séparation vers l’est, avec l’accord des
Etats-Unis, enfin d’en faire une ligne de sécurité temporaire qui entourerait
plus de colonies que le tracé actuel de la « barrière »… La nouvelle ligne de
sécurité sera maintenue jusqu’à l’application pleine et entière de la feuille de
route. Après la reprise des négociations avec les Palestiniens et l’obtention
d’un accord, Israël déplacera la barrière jusqu’à la frontière qui aura été
déterminée. » [Aluf Ben, Ha’aretz édition hébraïque, 06.02.2004]. Sharon cherche
aussi à obtenir le feu vert américain pour « étendre les grands blocs de
colonisation en Cisjordanie, qui seront annexés à Israël dans le cadre de
l’accord définitif » [Ibid.].
Et, effectivement, le tracé du mur a été au
centre de négociations intenses entre Israël et les Etats-Unis. Nahum Barnea,
l’un des journalistes israéliens les mieux informés, a rapporté qu’ « Israël ne
demande pas d’argent pour financer l’évacuation, bien qu’il serait heureux d’en
recevoir. Il recherche, principalement, un soutien au tracé du mur de
séparation. » [Yediot Aharonot, supplément du samedi, 20.02.2004].
Mises à
part les négociations avec les Etats-Unis, il n’y a aucun signe, sur le terrain,
d’une quelconque intention d’évacuer Gaza. Un comité a été mis sur pied afin
d’étudier de quelle manière dédommager les colons qui y vivent. Mais, pour
l’heure, aucune trace de quelconques interviews ou contacts établis par ce
comité avec les colons, ni de plans concrets auxquels ce comité aurait abouti.
Il n’existe même pas de liste des colonies susceptibles d’être évacuées de Gaza.
Peu après les déclarations solennelles de Sharon à Yoel Marcus, dans Ha’aretz,
nous apprenons que « des sources du cabinet de Sharon ont indiqué que
l’évacuation planifiée de Gaza concernera moins de colonies que les 17
mentionnées au cours de son interview avec ce même journaliste. D’après une
source diplomatique, à Jérusalem, Sharon pourrait proposer, dans un premier
temps, d’évacuer seulement les colonies isolées, et remettre à plus tard
l’évacuation du bloc de Katif [important bloc de colonies dans la bande de Gaza]
». [Aluf Ben et Arnon Regular, Ha’aretz, édition hébraïque, 09.02.2004].
On
pourrait en déduire que les colonies isolées, telle Netzarim, elles, au moins,
sont en voie d’évacuation à court terme. Cela représenterait réellement un pas
significatif. Comme Sharon n’a cessé de l’expliquer, la colonie de Netzarim n’a
pas été créée au hasard. Elle est située sur la côte de la Méditerranée, au
milieu de la bande de Gaza. Pour l’atteindre depuis les terres, Israël a tracé
une route spéciale jalonnée de postes militaires. Cette route, dont la « bande
de sécurité » s’élargit continuellement, sépare les faubourgs nord de la ville
de Gaza du reste de la bande. Le transit entre le nord de la bande de Gaza et le
sud est entièrement à la merci de l’armée israélienne, ce qui signifie qu’en
réalité, il est interdit aux Palestiniens. Evacuer, au moins, cette colonie,
avec sa route et ses postes militaires, restituerait à la bande de Gaza
surpeuplée un semblant de continuité territoriale. Mais, sur le terrain, les
travaux de renforcement de cette colonie n’ont fait que s’intensifier ces
dernières semaines. « Les Forces Israéliennes de Défense (sic ! NdT)
construisent, actuellement, à coups de millions de shekels, une nouvelle
barrière électronique autour de Netzarim… Cette nouvelle barrière évitera
d’éventuelles intrusions lorsqu’il y a du brouillard… Le chef d’état-major a
approuvé le projet, et le commandant militaire de la région a donné ses ordres,
dont l’expropriation de terres appartenant à des Palestiniens. » [Nahum Barnea,
Yeddiot Aharonot, supplément du samedi, publié le 12.03.2004]
Mais dès lors
que tant les Israéliens que le monde sont tellement empressés à croire que
Sharon a l’intention d’évacuer les colonies de Gaza bientôt, qui remarquerait
les horreurs quotidiennes ? Au moins, le projet de mur, en Cisjordanie, lui,
attire quelque peu l’attention mondiale. Dans la bande de Gaza, le mur fut
achevé dès les premières étapes du processus d’Oslo. La bande de Gaza est
devenue une immense prison, divisée, à son tour en unités carcérales plus
petites. Mais le projet actuel de l’armée va encore réduire la superficie des
cellules de la prison. Cela est effectué au moyen d’une destruction constante de
maisons et de vergers tout au long des « bandes de sécurité ». Alex Fishman,
analyste militaire en chef du quotidien Yediot Aharonot, décrit l’un des projets
qui se poursuit, tandis qu’Israël « prépare son retrait » : « Dans le bataillon
de Gaza, on continue à mettre à exécution, progressivement mais systématiquement
le vieux rêve : élargir la route « Philadelphia » [qui longe la frontière avec
l’Egypte] jusqu’à la porter à un kilomètre de largeur au minimum … La
réalisation de ce rêve est en cours depuis déjà deux ans. A chaque fois que le
porte-parole de l’armée annonce que nos forces sont en opération dans la région
de Rafah afin d’y découvrir des tunnels et de les détruire, quelques rangs
supplémentaires de maisons sont détruits dans le camp de réfugiés. Sur certains
tronçons de la route, la largeur est d’ores et déjà de plusieurs centaines de
mètres, et leurs manches sont toujours retroussées pour l’élargir encore…
[Yediot Aharonot, supplément du samedi, publié 19.03.2004].
Et maintenant que
Sharon « a l’intention de se retirer », ce projet peut continuer sans problème.
Depuis l’annonce de la nouvelle initiative, trois raids meurtriers ont été
effectués par les Israéliens contre les Palestiniens de Gaza (12 février, 8 mars
et du 17 au 21 mars). En même temps, de nouvelles perspectives s’ouvrent pour la
maintenance de la prison à l’avenir, à savoir : qui sera chargé de nourrir les
prisonniers ? Le conseiller ès sécurité nationale Giora Eiland, chargé de
coordonner dans les moindres détails le plan de désengagement, a expliqué au
cours d’une réunion des responsables de la sécurité, supervisée par Sharon que,
dès lors qu’Israël se retire de la bande de Gaza, « il ne saurait être
responsable de ce qui s’y passe ». « Que le monde s’occupe d’eux », a-t-il dit,
ajoutant : « Je ne serai plus à l’avenir l’occupant, à Gaza : ce sera dorénavant
aussi bien aux Egyptiens qu’aux Européens de s’en occuper ». [Aluf Benn,
Ha’aretz,
18.03.2004].
21. Edgar Morin poursuivi pour "diffamation à
caractère racial" après une tribune parue dans "Le Monde" par Acacio
Pereira
in Le Monde du vendredi 19 mars 2004
Avocats sans frontières et France-Israël ont attaqué
en justice le sociologue ainsi que les deux autres auteurs. Au cœur de ce
procès, la "judiciarisation des opinions" sur le conflit
israélo-palestinien.
En publiant , le 4 juin 2002, dans
Le Monde, une libre opinion consacrée au conflit israélo-palestinien, Edgar
Morin a-t-il dérapé et passé les limites du supportable ? C'est le
sentiment de deux associations, Avocats sans frontières et France-Israël, qui le
poursuivaient, avec les deux autres signataires du texte - le député européen
Sami Naïr et l'écrivaine Danièle Sallenave -, devant la 1re chambre civile
du tribunal de grande instance de Nanterre (Hauts-de-Seine), mercredi 17
mars. Jean-Marie Colombani était poursuivi comme directeur de la publication du
Monde.
Visant trois paragraphes de ce long article titré "Israël-Palestine :
le cancer", les deux associations lui reprochent les délits de "diffamation à
caractère racial" et "apologie des actes de terrorisme". Dans ces paragraphes,
Edgar Morin écrit notamment : "On a peine à imaginer qu'une nation de
fugitifs, issue du peuple le plus longtemps persécuté dans l'histoire de
l'humanité, ayant subi les pires humiliations et le pire mépris, soit capable de
se transformer en deux générations en "peuple dominateur et sûr de lui" et, à
l'exception d'une admirable minorité, en peuple méprisant ayant satisfaction à
humilier."
Plus loin, le sociologue poursuit : "Les juifs d'Israël, descendants
des victimes d'un apartheid nommé ghetto, ghettoïsent les Palestiniens. Les
juifs qui furent humiliés, méprisés, persécutés, humilient, méprisent et
persécutent les Palestiniens. Les juifs qui furent victimes d'un ordre
impitoyable imposent leur ordre impitoyable aux Palestiniens. Les juifs victimes
de l'inhumanité montrent une terrible inhumanité. Les juifs, boucs émissaires de
tous les maux, "bouc-émissarisent" Arafat et l'Autorité palestinienne, rendus
responsables d'attentats qu'on les empêche d'empêcher."
Pour les associations requérantes, ces morceaux choisis montrent à
l'évidence qu'Edgar Morin, en visant "toute une nation ou un groupe religieux
dans sa quasi-globalité", a commis le délit de diffamation raciale. Diffamation
qu'il aggraverait en opérant une généralisation quand il commet un "glissement
sémantique" des "juifs d'Israël" aux "juifs" en général.
"ON EST DANS L'AMALGAME"
A l'appui de leur position, Avocats sans frontières et France-Israël ont
reçu le soutien d'une enseignante en histoire-géographie, Barbara Lefèvre, et
d'un chercheur du CNRS, actuellement cadre à la Cité des sciences et de
l'industrie, Jacques Tarnero. La première, sûre d'elle et prompte à donner des
leçons, s'est insurgée devant le tribunal contre ce qu'elle qualifie de
"globalisation extrêmement inquiétante". "Dans un journal de référence, sous des
signatures prestigieuses, on légitime l'idée que quand on parle d'Israël, on
parle des juifs", a-t-elle regretté, avant d'évoquer une "dangereuse
instrumentalisation de la Shoah". Selon l'enseignante, Edgar Morin, penseur de
la complexité, aurait fait une lecture "binaire du conflit israélo-palestinien".
"Je suis désolée de voir l'évolution de la pensée d'un homme qui était à mes
yeux un esprit brillant", finit-elle par lâcher.
Moins polémique, Jacques Tarnero tient sur le fond le même discours,
rappelant que "l'intellectuel doit mesurer le poids des mots qu'il utilise".
"Quand j'ai lu ce texte, j'ai été consterné, accablé et furieux, reconnaît-il.
On est dans autre chose que la critique du gouvernement israélien. On est dans
l'amalgame. Cela revient à dire que les juifs sont devenus nazis. Nous sommes
face à une régression intellectuelle qui se situe sur le terrain de l'idéologie
alors qu'il s'agit d'un conflit complexe." Le chercheur admet pourtant que les
propos reprochés aux trois signataires du texte incriminé ne sont pas à ses yeux
"antisémites".
Cité comme témoin par Edgar Morin, Edwy Plenel, directeur de la rédaction
du Monde, a regretté la "judiciarisation des opinions"et défendu la publication
de ce texte estimant que Le Monde devait être "un lieu de débats où des points
de vue contradictoires se répondent". Avec Jean-Jacques Salomon, professeur
honoraire au Conservatoire national des arts et métiers, et Théo Klein, ancien
président du Conseil représentatif des institutions juives de France, il a
considéré que "les auteurs n'ont à aucun moment mordu le trait", les passages
poursuivis étant sortis du contexte de l'article alors que, sous la plume
d'Edgar Morin, ils sont précédés et suivis de nuances et de précautions
reflétant son souci d'une "pensée complexe". "Leur opinion peut se discuter,
a-t-il précisé. Mais elle ne relève pas d'une atteinte aux valeurs fondamentales
des sociétés démocratiques."
Premier concerné et présent tout au long des huit heures de débats, Edgar
Morin n'a pas pris la parole pour défendre son texte. Non pas qu'il n'ait pas
souhaité s'exprimer, bien au contraire, mais la procédure devant la juridiction
civile privilégie les observations écrites des avocats plutôt que les
dépositions orales des mis en cause. Le résultat fut une audience un peu
bizarre. Jugement le 12 mai.
22. Entretien avec Shulamit Aloni : "Comme les
Allemands, nous ne voulons pas savoir" propos recueillis par Attila
Somfalvi
in Yediot Aharonot (quotidien israélien) du jeudi 18 mars
2004
[traduit de l'hébreu par Pascal
Fenaux]
- Shulamit Aloni, à quoi voulez-vous en venir en disant que
vous comprenez les Allemands ?
- Dans ce pays, on rencontre
aujourd'hui des gens qui disent : "je ne veux pas savoir, je ne lis pas les
journaux." Si les gens ne sont pas prêts à lire Gidéon Lévy et Amira Hass
[reporters du Ha'Aretz dans les territoires occupés], c'est simplement
parce qu'ils ne veulent pas savoir ce qui se passe. Ils ne disent pas que
les articles écrits par ces deux journalistes ne sont pas corrects, mais
simplement qu'ils ne veulent pas savoir.
Nous n'avons pas accepté que les
Allemands disent "nous ne savions pas" et cela nous a, à juste titre, rendu
furieux. Ils ne voulaient tout simplement pas savoir. Ils étaient derrière le
Führer et ils admiraient leur armée. Chez nous aussi, les gens ne savent pas et
ne veulent pas savoir. Ce qu'ils savent, c'est qu'ils doivent se montrer
patriotes. Et quoi de plus patriotique qu'une guerre ? Et on hisse le drapeau
dans les écoles. Et on apprend l'hymne national. Il y a même cette imbécile
[Limor Livnat, ministre de l'Education] qui a proposé d'inscrire sur les murs
des classes : "Elohim yaazor lanou" ["Dieu nous viendra en aide"]. Ne sait-elle
pas que, sur le ceinturon des soldats nazis, il était inscrit : "Dieu est avec
nous" ? Il règne ici une hystérie de patriotisme et les gens ne disent plus
rien.
- Vous ne choisissez pas la simplicité en faisant une telle
comparaison …
- Notre société est rongée par
l'insensibilisation et par l'exaltation de la force. Je suis effrayée par notre
effondrement moral. Je suis effrayée par notre arrogance et par la facilité avec
laquelle nous tuons et assassinons des Palestiniens. Je suis effrayée de ce que
l'on a pu arracher 4 000 oliviers dans les Territoires sans que cela provoque de
remous. Je ne peux trouver le repos quand je vois la muraille que nous sommes en
train d'ériger. Nous volons la terre à des gens qui vivent en ce lieu précis
depuis des siècles. Lorsque les camarades d'Arik Sharon ont vu leurs terres
expropriées, ils ont reçu des indemnités énormes. Nous sommes en train de
détruire des serres, des plantations et des infrastructures vitales pour trois
millions de personnes, et nous nous persuadons que c'est nous la
victime.
Quand nos tireurs d'élite tuent des gens, je ne peux vivre avec ça.
Je ne peux admettre que nous ne cessions de ressasser que nous sommes la
victime et que nous ne fassions pas notre examen de conscience. Il faut
comprendre que nos bombardements aériens ne sont pas moins sanglants que leurs
attentats. Pendant que nous pleurons nos 900 morts, nous ne nous souvenons pas
que nous avons tué 3 000 civils palestiniens. Nous sommes violents, nous
nous mentons à nous-mêmes, notre exaltation de la force nous ronge. Et
nous nous disons une démocratie. Il ne peut y avoir de démocratie quand on
domine trois millions de gens qui n'ont pas de voix. Nous n'essayons même
pas de comprendre que ce que les Palestiniens veulent, c'est la
souveraineté et les droits de l'Homme.
- D'où vient cette
insensibilisation dont vous parlez ?
- Notre insensibilité
morale absolue découle de notre domination. Quand le général [Amos] Yadlin, qui
dirige le Collège de la Sécurité Nationale, écrit un article dans lequel il juge
moral de tuer des femmes et des enfants lors de nos liquidations ciblées, et
quand quelqu'un comme le professeur Assa Kasher [philosophe à l'Université de
Tel-Aviv] soutient cette position, il y a un problème. On retient des Arabes
israéliens à l'aéroport international et on casse leurs bagages ; il est de plus
en plus courant de retarder des militants de gauche pour les forcer à se taire.
Pourquoi ? Que nous arrive-t-il ? Mais les gens se taisent pour ne pas avoir
d'ennuis.
Il y a ici des phénomènes dont il y a lieu de s'inquiéter. Pourquoi
n'a-t-on pas ouvert d'enquête après la mort par écrasement de la manifestante
américaine Rachel Corey ? Pourquoi le gouvernement n'empêche-t-il pas cela ?
Pourquoi n'enquête-t-on pas sur les soldats qui abattent des journalistes ?
Pourquoi couvre-t-on ceux qui ont la gâchette facile ? L'armée utilise des
tireurs d'élite qui s'exercent en tirant sur des Arabes. L'effondrement moral de
notre société est la conséquence directe de ce qui se passe dans les
Territoires. Nous sommes responsables du sang juif versé.
-
Qu'est-ce que cela signifie ?
- Dans Yediot Aharonot, Nahum
Barnéa a un jour écrit que Sharon lui avait dit : "le sang juif est le ciment le
plus efficace pour maintenir le consensus national. Quand le terrorisme diminue,
les interrogations apparaissent, les critiques se font entendre et l'amertume
grandit. Lorsque la terreur ne s'exerce pas, notre société se relâche et perd
son panache." Je vous le demande, n'était-il pas évident que nos opérations
brutales dans la Bande de Gaza ne pouvaient entraîner que des représailles ?
Tout le monde savait qu'il y aurait une réaction. Alors qui est responsable du
sang juif ? Nous-mêmes. Nous mobilisons toute la force dont nous disposons. Ils
font régner la terreur et nous la leur rendons au centuple. Notre stratégie est
une stratégie de la force, pas de la détente. Si nous avions joué la carte de
l'apaisement, nous n'aurions pas fait de sale coup à Abou Mazen lorsqu'il a été
nommé Premier ministre [de l'Autorité palestinienne]. Aujourd'hui, tout le
monde dit que l'armée et le gouvernement israéliens ont fait échec à Abou
Mazen et que ça a été une erreur. Mais il y a chez nous un véritable culte de
l'armée, comme si l'armée était une valeur en soi, la clé de notre union et de
notre existence. Dans ce pays, ce n'est pas l'Etat qui a son armée, mais l'armée
qui a son Etat.
- Que voulez-vous dire ?
- On
vient d'acheter des avions extrêmement sophistiqués pour plusieurs milliards.
Qui en avait besoin ? Cet argent, on aurait pu le consacrer à la santé et aux
pauvres. Nous avons la paix avec l'Egypte et avec la Jordanie. La Syrie veut la
paix et est hors jeu. L'Irak n'est pas une menace et l'Iran est le
problème de la communauté internationale. Mais Shaul Mofaz gesticule et
menace les Iraniens, en persan, de bombarder leur réacteur atomique [le
ministre de la Défense israélien est d'origine iranienne]. Qu'est-ce qui
lui prend ? Depuis 37 ans, la paranoïa juive fait l'objet d'un lavage de
cerveau. On nous dit qu'on veut nous exterminer. Qui ça, "on" ? Nous
sommes en paix avec l'Egypte et avec la Jordanie, et ces deux pays ne nous
menacent plus. Et les Palestiniens, ils vont peut-être nous jeter à la mer
? La guerre actuelle n'est pas une guerre de survie mais une guerre
coloniale.
- Quand vous dites que tout le monde se tait, vous
englobez la gauche israélienne ?
- Oui. Il n'était pas juste
que des membres de la gauche prennent position contre les objecteurs de
conscience. Dans un Etat moralement perverti et dans un pays où l'on fait
accoucher les femmes sur le bord de la route, on devrait être fier de nos
objecteurs plutôt que des les attaquer. Mais on préfère rester sage et montrer
son patriotisme. Je me considère comme une patriote et c'est être patriote que
protester contre la dépravation morale qui s'empare de nous. On me dit qu'il
faut être populaire et populiste, qu'il faut coller à la masse. Dans le monde
entier, on réprouve le nationalisme. Chez nous, on en fait un étendard. Tous les
partis politiques sont fautifs. Il y a un tel attrait pour le pouvoir qu'à
gauche, on croit que le pouvoir sera reconquis en épousant l'esprit de la
droite.
- L'élection de Yossi Beilin à la tête du Yahad, et donc
de la gauche, changera-t-elle quelque chose ?
- Je ne vois rien
pour l'instant. Je suis hors du coup et je n'ai pas de conseils à donner,
parce que je n'ai plus de responsabilités politiques. Je soutiens Yossi
parce qu'il est déterminé dans son combat pour la paix. Je ne crois pas
que nous pourrons restaurer la société israélienne selon les valeurs de la
liberté, de la justice et de la paix sans faire d'abord la
paix.
- Croyez-vous que la gauche soit sur la bonne voie
?
- Je ne suis pas croyante. Je ne crois plus. J'espère
seulement qu'il y aura une dynamique. Mais cette dynamique n'existera que si Ran
Cohen [chef de file de l'aile sociale du Meretz], Beilin et Jammous ["Buffle",
surnom arabe du député Haïm Oron] et toute la bande commencent d'abord par se
bouger. Ces derniers temps, les seules voix que l'on a entendues au Meretz
étaient celles de Zahava Galon et Roman Bronfman [dissident démocrate du parti
populiste russophone de Nathan Sharanski]. Et leurs voix semblaient bien
isolées. Il faut se bouger, reprendre langue avec toutes les organisations
de lutte pour la paix, attaquer directement le gouvernement, s'exprimer
dans la rue et oser rompre avec le politically correct. Il faut dire la vérité :
notre combat contre les Palestiniens est un combat colonial et nous
commettons des choses horribles. Il faut reconnaître que nous aussi nous
avons fait exploser les Britanniques à l'époque où ils occupaient le
pays.
Il faut montrer que l'on prend l'argent des pauvres pour l'investir
dans les Territoires. Il faut emmener dans les Territoires les gens de Dimona et
Yeroham [villes de développement touchées de plein fouet par la crise économique
et la cure ultra-libérale imposée par Binyamin Netanyahou] et leur montrer que
c'est avec leur argent que l'on construit ces belles maisons aux toits verts
[des colons], ces routes splendides et cette clôture monstrueuse. Qu'ils voient
la réalité et qu'ils ne puissent plus dire après cela qu'ils ne savaient pas.
Qu'on montre tout cela à ces gens qui ne perçoivent plus de salaires depuis des
mois et ils cesseront de voter Likoud.
- Vous voyez-vous revenir
à la vie politique ?
- Je ne me vois pas revenir. Je fais
entendre ma voix, je m'agite et j'écris des articles. Mais je ne reviendrai pas.
Je ne suis pas nostalgique. Le fait que Sharon et Pérès, à leur âge,
soient encore là est décourageant. Il est temps de laisser la place à une
nouvelle génération se développer. Mais voyez ce qu'on a fait à
Mitzna…
- De Barak et Netanyahou, lequel est un dirigeant
convenable ?
- Ehoud Barak a été une véritable catastrophe et
j'espère qu'on ne le laissera pas remettre les pieds en politique. S'il est
tombé, c'est à cause de ses combines. Barak n'a pas compris l'état d'esprit du
peuple. Quand on lui criait "Rak bli Shas !" ["Tout sauf le Shas", parti
ultra-orthodoxe sépharade et oriental alors dirigé par le très populaire et
populiste Arieh Deri], il n'entendait pas. Résultat, nous avons maintenant le
Shinouï [parti laïque de droite, populiste, xénophobe et anti-oriental]. Il a
amené catastrophe sur catastrophe. Il n'a pas appliqué les accords
[israélo-palestiniens] que le gouvernement israélien s'était engagé à appliquer.
Il est allé jusqu'à se moquer d'un Netanyahou qui avait donné Hébron [aux
Palestiniens] et s'est même vanté de n'avoir, lui, rien donné. Je n'accepte pas
sa politique économique mais, au moins, Netanyahou est conséquent. Barak ne
faisait que parler.
[Née en 1928 à Tel-Aviv, Shulamit Aloni est avocate et
publiciste de formation. Membre du Palmah (milice nationaliste de gauche) durant
la guerre de 1948, elle fonde dans les années 60 le Ratz - "Mouvement israélien
des Droits civiques" - et siège un temps comme députée travailliste à la
Knesset. En 1973, elle transforme le Ratz en parti politique et quitte le
Maarakh - "Cartel" composé de l'Avoda travailliste, du Mapam sioniste socialiste
et de ligues villageoises arabes. En 1988, un deuxième gouvernement d'union
nationale composé du Likoud et du Maarakh organise la répression du soulèvement
palestinien dans les territoires occupés, ce qui provoque l'explosion du Maarakh
suite au départ du Mapam et des ligues arabes. En 1990, le Ratz s'allie au Mapam
et aux libéraux indépendants du Shinouï - "Mouvement pour le Changement" - pour
former le Meretz - "Parti démocratique d'Israël". Lorsque le Parti travailliste
de Yitzhak Rabin et Shimon Pérès revient au pouvoir au printemps 1992, le Meretz
rallie la coalition gouvernementale et Shulamit Aloni obtient les portefeuilles
de la Culture, des Communications et de l'Education.
Minée par des conflits
récurrents avec Yossi Sarid, autre figure de proue du Meretz, elle démissionne
de toutes ses fonctions juste avant la victoire des droites nationalistes et
religieuses de Binyamin Netanyahou au printemps 1996. En accueillant en son sein
les dissidents travaillistes du Shahar - "Paix, Education et Progrès" - emmenés
par Yossi Beilin, le Meretz s'est transformé en Yahad - "Ensemble" ou "Israël
social-démocrate". Lors des élections de la présidence du Yahad, Ran Cohen,
activiste social et oriental, affrontait Yossi Beilin, négociateur des accords
israélo-palestiniens d'Oslo (1993) et du pacte de Genève (2003). Aloni a alors
choisi de soutenir publiquement Beilin. Depuis qu'elle a retrouvé sa liberté de
parole, ses interventions publiques suscitent polémique sur polémique.
Samedi
dernier (le 13 mars), devant des centaines de partisans de Yossi Beilin,
Shulamit Aloni – "Oum Meretz" – faisait à nouveau la preuve de son style
inimitable en réglant ses comptes avec tout le monde. Aucune "tribu" n'y
échappait, ni le gouvernement, ni une société israélienne jugée indifférente, ni
l'armée, ni même ses amis de gauche qu'elle juge trop mesurés. "Cessez d'être
politically correct", leur lançait-elle, "mais dites la vérité aux gens
d'ici."]
23. Affaire de refus - Portrait de Eyal Sivan
par Ange-Dominique Bouzet
in Libération du jeudi 18 mars 2004
Eyal Sivan, 39 ans, documentariste israélien. «Route 181»,
coréalisé pour Arte avec un Palestinien, a vu sa projection annulée à Beaubourg
au festival Cinéma du réel.
- Eyal
Sivan en 7 dates :
9 septembre 1964 - Naissance à Haïfa.
1982 - Invasion du Liban, rencontre avec Yeshayahou
Leibowitz, réformé de l'armée israélienne.
1985 - Arrivée en France, début du travail sur
Aqabat-Jaber, vie de passage. 1990 Izkor, les esclaves de la mémoire, rencontre
avec Michel Khleifi. 1994 Création de Momento, avec Armelle Laborie, et
réalisation de Aqabat-Jaber, paix sans retour ? 1995 Début de sa collaboration
avec Rony Brauman sur Un spécialiste.
2004 - Route 181, fragments d'un voyage en
Palestine-Israël et Pour l'amour du peuple, sur la Stasi.
Sur le mur du bureau d'Eyal Sivan, les affiches de ses films disputent la
place à un bric-à-brac d'images sulpiciennes de vierges pâmées, de statuettes de
petits rabbins ou d'icônes rayonnantes des défunts régimes communistes. «Mon
musée de toutes les idoles religieuses et politiques», s'amuse-t-il, le sourire
iconoclaste. Lui-même ne dépare pas l'esthétique de cet édifiant tableau : haute
stature, belle gueule d'archange bouclé, aux yeux clairs... Il aurait pu faire
carrière à l'écran. Dans les années 70, il a été une petite vedette de la télé
israélienne : «Tous les lundis, il y avait un magazine animé par des enfants.
J'étais l'un des gamins-reporters de Jérusalem. J'ai fait des sujets sur le
détecteur de mensonge, le bizutage, la délinquance juvénile...» Finalement, il y
a plutôt contracté le virus du documentaire, germe d'une carrière qui a
violemment rebondi, la semaine dernière. La deuxième projection de Route 181,
fragments d'un voyage en Palestine-Israël, coréalisé avec le cinéaste
palestinien Michel Khleifi pour Arte, s'est vu annuler au festival Cinéma du
réel.
Les autorités de Beaubourg ont justifié cette censure en invoquant
l'intervention d'une dizaine de personnalités (dont Desplechin, Sollers, BHL) et
des «motifs de sécurité». Elles sont restées sourdes aux pétitions de soutien
(Godard, Banks, Todorov, Maspero, etc.). L'aventure laisse Sivan désemparé et
amer. Il contrôle mal sa colère face aux accusations de ses adversaires, qui
l'ont taxé d'avoir plagié Claude Lanzmann (en filmant un barbier à son travail,
comme dans Shoah). «Lanzmann serait-il le seul génie de la culture qu'il soit
interdit de citer ? Quand nous avons rencontré ce coiffeur, je n'ai pas imaginé
le filmer autrement. J'ai vu, oui, que cela mettait la séquence en résonance
avec celle de Lanzmann. Mais les scènes ne sont pas du tout identiques. En
revanche, il y a un appel à une réflexion sur la mémoire, quand on voit que,
trois ans seulement après la libération des camps, Israël a entouré un quartier
arabe de barbelés en l'intitulant "ghetto"... Pour ce qui est de la Naqba (ndlr
: la défaite arabe), je ne peux pas, en tant qu'Israélien, la penser autrement
qu'en relation avec la Shoah, puisque c'est par la Shoah qu'on l'a légitimée.
Mais ceux qui m'accusent d'avoir "comparé l'incomparable", c'est eux qui le font
!»
Cet enfant oppositionnel d'Israël, en rupture de sionisme, est né
Titenstein, à Haïfa. «Un patronyme "trop juif" pour l'époque, en Israël»,
explique-t-il. « Pour travailler dans le service public, en 1969, ma mère devait
déjudaïser et hébraïser son nom. Mes parents ont choisi "sivam", le cinquième
mois du calendrier hébraïque (mai), celui de leur mariage. Tous deux étaient
arrivés d'Uruguay à la fin de leurs études, ma mère issue d'une famille
d'origine polonaise, mon père d'origine russe. A la maison, l'ambiance était
latino. La première langue que j'ai parlée, c'était l'espagnol ! Il était
architecte, elle, archéologue. L'un qui construisait l'avenir, l'autre qui
fouillait le passé. Evidemment, ils ont divorcé : ce divorce, c'est tout
Israël.»
Sivan a grandi à Jérusalem, auprès de sa mère et de sa soeur, à l'ombre de
son grand-père : «Un juif polonais danseur de tango, à tête d'Espagnol-Arabe,
avec les cheveux et la moustache gominés, qui vendait des vêtements au
porte-à-porte et adorait parcourir les villages arabes.» Elevé dans la
tolérance, le gamin noue facilement connaissance avec les jeunes Palestiniens,
qui font paître leurs chèvres sur le terrain vague du quartier : «Je suis devenu
ami avec Khaled. Pour moi, l'Arabe, ça n'a jamais été l'autre, mais un enfant
comme moi. Plus tard, j'ai promis à Khaled de ne pas aller à l'armée.»
Première manif en 1973, contre le gouvernement Golda Meir, avec ses
parents. «Je suis un fils de soixante-huitards : c'est d'eux que je tiens mon
refus de l'écart entre le discours et la pratique.» Le lycéen se positionne à
l'extrême gauche, milite avec le mouvement Sheli (la Paix pour Israël) et fait
la connaissance de Michel Warchawski, chez qui il «parle marxisme». Il quitte le
lycée à 17 ans, «sans le bac», pour s'installer à Tel Aviv, où il travaille
comme photographe, puis pour des maisons d'édition. La guerre du Liban le raidit
dans son refus. «Je devais être incorporé en novembre 1982. Les massacres de
Sabra et Chatila ont eu lieu en septembre. J'ai menacé de me suicider. Ils m'ont
exempté. A l'époque, c'était une punition : on perdait le droit au permis de
conduire et à un tas d'autres choses.»
Peu à peu, il se sent étouffer. «Je suis parti pour Paris, en 1985, avec un
billet open. En arrivant, la république, la laïcité, la tour Eiffel, c'était un
éblouissement. J'ai fait tous les petits boulots : vendu des affiches et des
ballons sur le parvis de Beaubourg, et même tenu le restaurant du foyer de la
Ménagerie de verre. Et j'ai aussi découvert une formidable plate-forme de
travail à la bibliothèque de Beaubourg.» Il prépare ainsi, depuis Paris, le
premier film tourné chez lui, sur un village de réfugiés près de Jéricho :
Aqabat-Jaber, primé à Cinéma du réel en 1987.
«Je n'ai jamais décidé, formellement, de rester en France», dit-il.
Cependant, sa vie va se dérouler entre l'Hexagone, où il se marie, et Israël...
entre films produits ici et réalisés là-bas. En 1990, Izkor, documentaire qui
analyse l'instrumentalisation de la Shoah dans l'enseignement israélien, lui
vaut ses «premières insultes de Finkielkraut». C'est aussi la première fois
qu'il donne la parole, à l'écran, au philosophe israélien Yeshayahou Leibowitz,
son «principal maître à penser avec Hannah Arendt.» .
En 1994, il fonde Momento, sa société de production, avec Armelle Laborie,
sa deuxième compagne, et son cousin («et surtout ami») Rony Brauman. Ensemble,
avec l'ancien président de Médecins sans frontières, ils réalisent Un
spécialiste, sur le procès d'Eichmann à Jérusalem. L'entreprise, à quatre mains,
avec Michel Khleifi, de Route 181 pouvait paraître une gageure encore plus
complexe. «Le film, dit-il, ne ressemble finalement ni au cinéma de Michel
Khleifi ni au mien. Nous avons réussi parce que nous savions qu'une option nous
était interdite : la séparation.» Cette contrainte, il l'énonce comme une devise
politique. «Les objectifs fondamentaux du sionisme (réaliser la "normalité" des
juifs, abolir les ghettos, construire la sécurité) ont échoué. Israël est devenu
le plus grand ghetto juif du monde, et il n'y a pas de pays, aujourd'hui, où les
juifs soient moins en sécurité qu'en Israël. La réalité d'Israël est binationale
et le restera, même avec un Etat palestinien à ses côtés. C'est pourquoi je juge
préférable de penser, véritablement, la construction d'un Etat
israélo-palestinien, unique, laïque et démocratique.»
Ces derniers temps, il avait résolu de prendre la nationalité française.
«Chaque fois, il y avait toujours quelque chose qui ratait : mauvais formulaire,
délai pas respecté... Je croyais avoir trouvé la solution, récemment, en
m'attelant à un film sur le sujet. Maintenant, je ne sais plus...» Il y a quinze
jours, juste avant l'affaire, il avait aussi décidé d'arrêter de fumer.
Raté.
24. Le début de la fin de la coalition
arrogante par Abdel-Bari Atwan (rédacteur en chef)
in Al-Quds
Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du mercredi 17 mars
2004
[traduit de l'arabe par Marcel
Charbonnier]
Voilà que la coalition à direction
américaine qui a envahi l’Irak, après avoir mené la guerre au « terrorisme » en
Afghanistan, est menacée d’effondrement, avant même de célébrer le premier
anniversaire de l’occupation de Bagdad. En effet, Al-Qa’ida a réussi à faire
tomber un des côtés de son alliance triangulaire européenne (et non la moindre),
en faisant chuter le gouvernement Aznar et son parti de droite, à travers des
attentats meurtriers que l’organisation islamiste a revendiqués, et qui ont
modifié de manière spectaculaire le résultat des élections générales, au profit
du parti socialiste espagnol.
Pour être plus précis dans l’analyse, nous
devons insister sur le fait que la culture du mensonge et de la tromperie, dans
laquelle cette coalition était passée maîtresse afin de tenter de justifier son
agression immorale et illégale contre l’Irak, a joué un rôle essentiel dans
cette grande victoire de l’organisation Al-Qa’ida.
En effet, le gouvernement
Aznar s’est comporté comme les gouvernements arabes corrompus, en traitant son
peuple en simple troupeau de moutons, et en choisissant de cacher délibérément
au peuple la vérité sur les attentats de Madrid, en concentrant tant ses
investigations que ses déclarations sur le seul mouvement indépendantiste basque
ETA, en lequel il voulait voir le principal (sinon l’unique) responsable de ces
attentats. Ce gouvernement est allé jusqu’à envoyer des ordres écrits à toutes
les ambassades espagnoles dans le monde, leur enjoignant d’occulter tout rôle
possible d’Al-Qa’ida dans les attentats, et d’exclure toute responsabilité
étrangère au mouvement indépendantiste basque espagnol.
Bien plus, les
dirigeants et les théoriciens de la culture du mensonge et de la tromperie, à
Washington et à Londres, ont mobilisé leurs capacités afin d’occulter le
communiqué d’Al-Qa’ida qui revendiquait ouvertement la responsabilité de ces
attaques, en mettant en cause la crédibilité de ce communiqué et en invoquant
force précédents et cas présentés comme similaires d’attentats perpétrés et
revendiqués par l’ETA, dans une tentative pathétique de sauver leur allié « le
soldat Aznar », et d’éviter qu’il ne soit déchu du pouvoir, avec son parti, tant
ils redoutent voir s’appliquer leur « théorie des dominos », c’est-à-dire leur
propre chute, l’un après l’autre, à l’occasion des élections à venir dans leur
pays respectif : les présidentielles, aux Etats-Unis, dans six mois, et les
législatives, en Grande-Bretagne, dans environ un an.
Ce n’est pas le souffle
des attentats qui a amené le peuple espagnol à voter à gauche, ni la peur que
ces attentats ont suscitée, mais bien sa colère contre son gouvernement de
droite, qui est allé faire la guerre en Irak, sans respecter aucunement ses
sentiments (90 % des Espagnols étaient opposés à l’engagement de leur pays dans
cette guerre). Ce gouvernement a tenté de tromper le peuple espagnol en taisant
la vérité sur l’organisation responsable des attentats, c’est-à-dire qu’il a
essayé de falsifier le résultat des élections, par des manœuvres indirectes,
immorales et antidémocratiques.
Quand onze millions d’Espagnols manifestent
en solidarité avec les victimes des attentats atroces perpétrés contre une
dizaine de trains de banlieue, les journaux américains sont particulièrement peu
fondés à accuser ce peuple d’avoir voté d’une manière qui entérinerait le succès
du terrorisme. Ce peuple est doté d’un sens moral particulièrement élevé, et il
refuse d’être manipulé et de devenir l’instrument de politiques américaines
iniques et arrogantes et du terrorisme d’Etat.
Le nouveau Premier ministre
espagnol, José Luis Rodriguez Zapatero s’est montré courageux, et même
extrêmement courageux, lorsqu’il a qualifié la guerre américaine en Irak de
catastrophe, et lorsqu’il a condamné catégoriquement le bombardement d’Irakiens
innocents avec des bombes américaines, exigeant de George Bush et de Tony Blair
qu’ils présentent des excuses publiques et qu’ils procèdent à une autocritique
les amenant à reconnaître leurs fautes, et à revenir sur leurs politiques
belliqueuses catastrophiques.
Oui : George Bush et son allié Tony Blair
doivent présenter publiquement des excuses à l’humanité toute entière, car ils
sont allés faire la guerre à l’Irak sans aucun mandat international, sur la base
de mensonges prouvés et démontrés au sujet d’hypothétiques armes irakiennes de
destruction massive, et de liens (inexistants) entre Al-Qa'i’a et le président
irakien déchu Saddam Hussein. Les conséquences de ces mensonges se sont avérées
catastrophiques : ils ont coûté la vie à des dizaines de milliers d’Irakiens
innocents, et ils coûtent à l’humanité des milliards de dollars qui auraient
suffi à rassasier tous les hommes qui ont faim dans le monde, à soigner les
malades et à faire du tiers-monde un paradis de prospérité économique.
Le
monde, aujourd’hui, n’est ni plus sûr, ni plus stable, après l’invasion de
l’Irak, l’occupation de ce pays et l’éviction de ses dirigeants. Ce pays n’est
pas devenu, c’est le moins qu’on puisse en dire, après une occupation militaire
américaine, une oasis de démocratie où régneraient les droits de l’homme et la
prospérité économique. Non : l’Irak est une jungle où règnent l’anarchie et
l’insécurité, où les enlèvements, les viols et les assassinats se multiplient et
où les services vitaux, tels l’approvisionnement en électricité et les soins
médicaux, ne sont plus assurés.
Le président Bush nous a promis que sa guerre
en Afghanistan en finirait avec l’organisation Al-Qa’ida et aboutirait à la
capture de son chef, ainsi que de tous ses hommes, en les faisant sortir de
leurs repaires et en les faisant comparaître en jugement.
Mais les jours ont
passé, qui nous ont montré à quel point ses calculs étaient faux, et ses
estimations naïves : Al-Qa’ida est plus puissante, et elle se déploie sur une
superficie que jamais auparavant : elle est à même d’influer sur les résultats
d’élections démocratiques, en Europe.
L’ensemble de ces revers et de ces
échecs se résume à une vérité constante, qu’a exprimé courageusement l’ancien
premier ministre de Malaisie Mahatir Muhammad, lorsqu’il a déclaré qu’un groupe
de partisans d’Israël s’est emparé des rênes de la politique américaine, après
quoi il a mis la plus grande puissance économique et militaire du monde au
service des intérêts israéliens, en infligeant la plus grande humiliation
possible aux Arabes et aux musulmans.
Les solutions militaires et l’emploi
des armes de destruction massive les plus sophistiquées de l’arsenal américain
n’ont pu avoir raison du terrorisme. Elles n’ont fait que renforcer les
potentialités du mouvement Al-Qa’ida. Elles lui ont même donné une base et un
refuge sûr dans le nouvel Irak. Si l’autocritique figure bien encore au nombre
des principales vertus des démocraties occidentales, ainsi que la reconnaissance
et l’abandon de leurs fautes, les objurgations du Premier ministre espagnol dans
ce sens devraient être entendues et ne pas se heurter à des tentatives de
s’enterrer la tête dans le sable, comme le font les présidents – autruches Bush
et Blair, et leur troisième larron italien, Berlusconi.
Si l’Amérique est
détestée dans le monde entier, c’est parce qu’elle a soutenu (et continue à
soutenir) le terrorisme israélien et des régimes corrompus et dictatoriaux
honnis dans les monde arabe et musulman. Toute évaluation de la situation
mondiale qui ne prendrait pas en compte cette réalité serait vaine et ne ferait
que servir l’extrémisme et l’instabilité.
Le peuple espagnol a « accroché la
clochette » [au cou du chat – à l’instar de la souris d’un conte pour enfants
populaire dans les pays arabes, NdT], il s’est révolté contre la culture
américaine du mensonge et du mépris, il a sorti son gouvernement de la coalition
de l’agression et de l’arrogance.
Il reste au peuples américain et
britannique à suivre son exemple.
Après quoi – seulement – nous pourrons
nourrir l’espoir d’un monde réellement plus sûr et en paix.
25. Palestine : le temps du chaos
par Victor Cygielman
in Le Nouvel Observateur du jeudi 11 mars
2004
La situation se dégrade de jour en jour en
Cisjordanie et à Gaza, où l’Autorité palestinienne de Yasser Arafat, paralysée
et discréditée, perd du terrain au profit des islamistes du
Hamas.
La Cisjordanie et Gaza, théoriquement administrées par
l’Autorité palestinienne mais en réalité quadrillées et contrôlées par l’armée
israélienne, connaissent des convulsions sans précédent. Et toutes ne sont pas
dues à l’action des soldats israéliens, qui viennent de tuer 15 personnes
dimanche, lors d’une de leurs incursions dans la bande de Gaza. C’est ainsi qu’à
l’assassinat, à Gaza, du journaliste Khalil al-Zaban, conseiller de Yasser
Arafat pour les droits de l’homme, se sont ajoutées par exemple, ces derniers
jours, la démission du maire de Naplouse, Ghassan al-Shakaa, la fusillade qui
visait le ministre de la Santé, Jawad Tibi, à Jénine, l’attaque armée contre le
bureau de presse de Khan Younis, l’irruption de cinq hommes masqués dans les
bureaux du chef de la police de Gaza, Ghazi Jabali, qui fut roué de coups, et la
lettre de démission collective signée par quelque deux cents membres du Fatah
protestant contre le refus d’Arafat d’opérer des réformes
démocratiques.
Chaque organisation politique palestinienne a sa milice armée.
En outre, dans certaines villes comme Naplouse, Jénine, Tulkarem ou Ramallah,
des bandes armées mettent des quartiers entiers en coupe réglée pour le compte
de gangs criminels. Enlèvements contre rançon, «protection» extorquée aux
commerçants, trafic de permis de circuler achetés à des militaires israéliens
corrompus puis revendus au prix fort aux citoyens palestiniens désireux de se
rendre dans une ville voisine montrent à quel point la situation s’est
dégradée.
Dans ce climat d’anarchie croissante, un seul gagnant: le Mouvement
de la Résistance islamique Hamas. Alors que le Fatah d’Arafat est divisé en
factions concurrentes qui s’accusent mutuellement de corruption et parfois même
s’affrontent, le Hamas, aux mains propres, est solidement structuré et soumis au
strict contrôle d’une hiérarchie respectée. Pour le moment, l’organisation du
vieux cheikh Ahmed Yassine ne cherche pas à exploiter l’affaiblissement de
l’Autorité palestinienne pour s’emparer du pouvoir. Elle se contente d’étendre
les services qu’elle rend à la population palestinienne, multipliant les centres
de soins médicaux, accueillant un nombre croissant d’enfants dans ses écoles et
distribuant des vivres (huile d’olive, farine, sucre) aux familles
nécessiteuses. Conséquence: au lieu de s’adresser aux représentants d’une
Autorité nationale défaillante, les Palestiniens prennent l’habitude de se
tourner vers le représentant du Hamas. Et peu à peu, l’autorité, le pouvoir réel
passent aux mains des islamistes.
Cela devrait inquiéter Israël. Le Hamas
n’est-il pas une organisation terroriste qui assume fièrement ses attentats et
dont l’idéologie préconise la disparition de l’Etat d’Israël? Pourtant le
gouvernement de Jérusalem ne semble pas très inquiet. En fait, Sharon se frotte
les mains. Le renforcement du Hamas aux dépens du Fatah et de l’Autorité
palestinienne cadre à merveille avec ses objectifs géopolitiques.
En effet
l’évolution de l’OLP, qui avait fini par reconnaître, à partir de 1988, la
résolution de l’ONU de 1947 recommandant le partage de la Palestine en deux
Etats et qui avait renoncé à la lutte contre l’existence d’Israël, ouvrant la
voie à la négociation, ne convenait nullement à Sharon. Car le Premier ministre
israélien ne veut pas d’un Etat palestinien indépendant et viable, même si cet
Etat fait la paix avec Israël. En revanche, la mainmise du Hamas sur Gaza et la
Cisjordanie ne le gêne nullement. Au contraire. Elle lui permettra de dire aux
Américains et aux Européens: «Regardez, les Palestiniens ont embrassé le
fondamentalisme islamique qui cherche à détruire l’Etat juif. Nous n’avons pas
d’autre choix que de leur livrer une lutte sans merci puisque le terrorisme
islamique s’insère dans le terrorisme d’Al-Qaida, ennemi commun du monde
civilisé.»
Quand on connaît les objectifs géopolitiques de Sharon, on
comprend mieux la tactique poursuivie depuis trois ans par le Premier ministre
d’Israël. Après chaque attentat palestinien, même perpétré par le Hamas, il
pointait un doigt accusateur vers Arafat. Suivaient des représailles qui
détruisaient systématiquement les services de sécurité et les institutions de
l’Autorité nationale palestinienne. Des hélicoptères Apache bombardaient les
prisons et les commissariats de police palestiniens, des commandos israéliens
envahissaient le ministère palestinien de l’Education, saccageaient les bureaux,
fracassaient les ordinateurs. L’objectif était le même: paralyser l’Autorité
palestinienne.
Aujourd’hui, Arafat est isolé, la pagaille règne dans les
services de police palestiniens. Incapable d’assurer la sécurité de la
population, l’Autorité palestinienne - diminuée, divisée - ne fait rien pour
surmonter l’incurie et combattre la corruption. Dans l’entourage d’Arafat, on
cherche à le convaincre d’organiser de nouvelles élections - malgré l’occupation
israélienne - «seul moyen peut-être, selon Ziad Abou Zayyad, député palestinien
et proche d’Arafat, de redorer le blason d’une Autorité palestinienne
discréditée».
26. Les Israéliens, maîtres dans la
manipulation des médias par Toine Van Teeffelen
on Aljazeera.net le
lundi 8 décembre 2003
[traduit de l'anglais par
Xavière Jardez]
(Toine Van Teeffelen est Docteur en
analyse du discours de l’Université d’Amsterdam par une thèse sur les images
du conflit israélo-palestinien dans la littérature populaire occidentale.
Il est actuellement consultant en éducation et représentant des mouvement de la
paix en Palestine.)
J’ai, en tant que guide et consultant vivant à
Bethlehem en Palestine, souvent coordonné des visites de groupes d’Occidentaux
venus se rendre compte de visu de la réalité palestinienne. Presque toujours,
ils avaient après coup l’impression que ce qu’ils avaient vu ne
correspondait pas à l’image de la Palestine qu’ils en avaient auparavant. D‘une
certaine manière, l’impact et l’étendue de l’occupation n’avaient jamais
vraiment été comprises, sauf après une expérience de première main. Pourquoi ?
De nombreuses raisons sont en jeu, mais aucune n’est aussi importante que
l’influence des médias. Je pense que trois facteurs doivent être considérés pour
comprendre l’impact des médias occidentaux sur l’image populaire de la Palestine
occupée – la Cisjordanie, Jérusalem Est et la Bande de Gaza :
1. La
situation professionnelle et le milieu culturel des journalistes occidentaux
travaillant en Israël et en Palestine,
2. La présentation des nouvelles de
la région
3. Les limites du débat au sein des médias
Le travail d’un journaliste
C’est le travail d’un
journaliste que de recueillir les informations et les interprétations. Dans le
cas de la Cisjordanie et de Gaza occupées, il est regrettable de noter que,
depuis les premiers jours de l’occupation en 1967, peu de journalistes
occidentaux ont eu la volonté ou l’occasion de vivre pendant un temps prolongé
dans des villes palestiniennes telles que Ram Allah ou Gaza. La grande majorité
des correspondants locaux préfèrent vivre en Israël, ou à Jérusalem Ouest ou
parfois dans la partie arabe de Jérusalem où ils ont leur base de travail,
limitant leur couverture directe des affaires palestiniennes à de brefs sorties
vers le centre de la Cisjordanie. Ils développent ainsi une connaissance
plutôt parcellaire de la société palestinienne sous l’occupation et peu de
compréhension des divers contextes sociaux et politiques dans lesquels les
Palestiniens essaient de poursuivre leur vie en dépit de l’occupation.
La
situation n’a pas changé. Au cours de la seconde Intifida (à partir de septembre
2000), il était devenu quasiment impossible pour les Israéliens, y compris
la plupart des journalistes israéliens, de voyager ou de séjourner en
Cisjordanie et à Gaza. Les équipes de télévision étrangères s’avéraient
dépendantes du personnel d’appoint palestinien qui, à leur tour, souvent ne
pouvait se déplacer librement dans les territoires occupés, tandis que les
équipes internationales devaient obtenir un permis de travail.
Missions dangereuses
De plus, il était devenu
dangereux de visiter les zones de tension , particulièrement après que l’armée
israélienne eut harassé de plus en plus souvent les journalistes, les
Palestiniens et les internationaux jusqu’à tirer sur eux. L’armée a par
ailleurs, commencé à fermer systématiquement certaines zones aux étrangers
et journalistes, comme pendant les couvre-feux prolongés des villes
palestiniennes en 2002-2003.
Cependant, en dépit de ces contraintes, il est
toujours possible, en principe, aux journalistes étrangers de voyager et de
vivre dans les régions palestiniennes, un choix qu’un nombre de plus en plus
restreint exerce. Ainsi, leur accès aux événements en cours de l’Intifada et aux
interprétations qu’en donnent les Palestiniens dans leurs contextes est
restreint.
Prenons un exemple. Les journalistes sont plus
rapidement sur la scène d’une attaque palestinienne contre des Israéliens dans
les rues de Jérusalem que lorsque des Palestiniens sont tués dans un raid à
Hébron. Il s’ensuit que les reportages sur les victimes palestiniennes manquent
de la proéminence, de l’immédiateté, du drame et de la contextualisation qui
entourent les informations sur les attaques contres les Israéliens. A part ces
questions de présence et d’accès, on doit aussi considérer le milieu culturel
des journalistes occidentaux, plus familiers avec la vie moderne israélienne-
dont l’hébreu dans le cas de journalistes israéliens ou juifs des
chaînes internationales- qu’avec le mode de vie palestinien ou
arabe.
Reportages stéréotypés
Il est donc difficile d’imaginer
que cela n’a aucune influence sur les sujets ou la manière d’informer. Sur un
plan analytique, il est fréquent de constater que les journalistes ont recours à
des étiquettes trop connues ou stéréotypées telles « fanatisme », « intégrisme
», « tribalisme » et « Islam », toutes tentatives d’explications généralistes
destinées aux violents événements côté palestinien. Ils négligent l’influence
précise de l’occupation, de la domination, de l’histoire et le contexte
personnel ou local qu’ils auraient mieux saisi s’ils avaient vécu là-bas.
On
peut aussi dire avec certitude que les journalistes considèrent les
interprétations données par le gouvernement israélien ou l’armée beaucoup
plus sérieusement- même si c’est avec quelque précaution- que les commentaires
officiels ou non officiels des Palestiniens.
Un journaliste français
d’Antenne 2 observait : « Quand les Palestiniens exagèrent ou mentent, cela se
voit presque immédiatement. Le mensonge est cru et basique. Les mensonges
d’Israël sont plus intelligents, plus sophistiqués. Quand un officiel israélien
fournit une information, elle semble venir d’un cercle de réflexion qui a décidé
d’offrir sa propre marque de propagande journalistique» ( Palestine-Israel
Journal, Vol. 10, n°2, pp. 19-20).
L’officiel israélien est aussi mieux
équipé en terme de logistique et de personnel pour vérifier ou suivre des
articles que son homologue palestinien, qui est seulement récemment devenu plus
performant, particulièrement au niveau des ONG. Les journaux arabes paraissent
en arabe tandis que les journaux israéliens les plus importants (Jerusalem
Post, Haaretz) paraissent en anglais, permettant ainsi un flot quotidien
de reportages et d’analyses, penchant vers Israël, et facilement disponibles sur
Internet. En fait, la plupart des journalistes occidentaux sont plus familiers
avec la réalité de l’occupation par les compte-rendu critiques des journalistes
d’Haaretz, Amira Hass et Gideon Levi, qu’avec ceux de la presse arabe ou
palestinienne.
Edition finale
Mais les journalistes sur le terrain
sont partiellement responsables de la manière dont leurs articles paraissent en
final dans la presse ou sur l’écran. Les articles tels qu’ils sont publiés sont
filtrés, expurgés des éléments qui contredisent les attentes des lecteurs, des
publicitaires et de l’élite politique. Des organisations, comme FAIR, l’Institut
de la Presse Internationale et l’Intifada Electronique (Electronic Intifada)
ont conduit des recherches sur la sélectivité ou le parti pris des
reportages de la presse occidentale (notamment américaine) sur la violence
palestinienne ou israélienne. Les victimes palestiniennes font moins (et
de moins en moins) l’objet de couverture que les victimes israéliennes.
(Comparez la tendance de la presse occidentale à parler de période de «
calme » quand il n’y a pas de victime israélienne alors qu’au même moment on
dénombre des douzaines de victimes palestiniennes).
Les actes de violence
israéliens sont souvent décrit comme les actions de routine ou neutres d’une
armée d’état et comme les réponses à un acte de violence des
Palestiniens. (« représailles » et l’emploi de la terminologie israélienne de «
Forces de défense israéliennes » ou « forces de sécurité » au lieu de, par
exemple, « armée israélienne ».
La violence palestinienne est
dramatisée et semble agressive par nature. D’un autre côté, la violence
structurelle et l’illégalité de l’occupation sont peu soulignées dans la plupart
des articles de presse. Les principaux médias occidentaux mentionnent les «
implantations » qui font partie du « grand Jérusalem » comme des « voisinages »
tandis que, plus important, les papiers, surtout dans la presse US,
utilisent les termes de « territoires contestés » ou « les territoires
(palestiniens) » plutôt que les « territoires (palestiniens) occupés » ou
« la Palestine occupée » quand ils se référent à la Cisjordanie, Gaza et
Jérusalem Est. De telles distorsions linguistiques orientent le lecteur ou le
téléspectateur dans son attribution du blâme ou de la relation de cause à effet,
en d’autres termes dans leurs interprétations et leur vision du conflit.
Opinions
La presse offre aussi de l’espace à des
opinions plus élaborées, à travers des interviews intensifs, des
commentaires d’experts, de porte-parole ou du public. Quelle est la portée de
ces opinions ? Il semble y avoir trois paradigmes principaux à savoir
:
1. Les Israéliens ont droit à la sécurité et la violence palestinienne est
illégitime
2. Le conflit représente un cercle infernal de violence qui doit
être brisé par les négociations et la médiation
3. Le conflit est
essentiellement entre une occupation illégale et un peuple occupé et non protégé
La majeure partie de la presse occidentale fluctue entre 1et 2 et peu de
débat ne se présente entre 2 et 3 en raison de la proximité de la presse avec
les élites politiques, le souci de l’obtention de publicité et l’impact d’un
groupe de faiseurs d’opinion conservateur au sein des médias importants. Dans le
cas du conflit israélo-palestinien, un rôle influent est joué par la hasbara
israélienne (la propagande d’Etat).
Camp DavidPrenons pour exemple la manière dont a été
couvert la rupture des négociations à Camp David à l’été 2000 et le début de la
Seconde Intifada. Les spécialistes des médias israéliens ont entrepris un effort
concerté pour diffuser une interprétation qui, d’un côté, soulignait la
générosité d’Israël (sur Jérusalem principalement) et de l’autre, la
prétendue trahison d’Arafat, présenté comme un conspirateur, soulevant une
insurrection armée. De cette façon, les demandes palestiniennes furent
présentées comme des demandes irraisonnables (plutôt que justifiées par le
droit international) et les raisons de la rébellion furent considérés non comme
le résultat des circonstances difficiles de l’occupation, mais comme le
pouvoir dictatorial d’une seule personne, Arafat. La conclusion est donc que les
médias occidentaux principaux, Etats-Unis en tête, ne fournissent pas une
explication compréhensive, cohérente, profonde, factuelle, contextualisée et
détaillée de l’histoire palestinienne telle qu’elle est, enracinée dans une vie
quotidienne d’occupation et émanant d’une aspiration et d’une volonté
collectives pour la liberté dans un Etat national.
Il est évident que
le pouvoir des médias est tel que toute représentation édulcorée du récit de la
Palestine influence la politique. Il n’est pas suffisant de s’appuyer sur le
droit international et un consensus mondial sur la nécessité d’un Etat
palestinien si les acteurs politiques essentiels et leur audience ne comprennent
pas totalement les enjeux de cette histoire.
[Texte original en anglais : http://english.aljazeera.net/NR/exeres/0944B35C-4811-4F44-88EF-F96684DF85F7.htm]
27. "Rendre la honte plus honteuse",
Réflexion par Rony Brauman
in La Chronique (revue d’Amnesty
International France) Septembre 2003
(Né à Jérusalem, ancien
président de Médecins Sans Frontières (1982-1994), auteur d’un documentaire
remarqué sur le procès Eichman, Rony Brauman s’est rendu à plusieurs reprises en
Israël et dans les Territoires occupés. Pour clore notre dossier, le point de
vue d’un humanitaire soucieux de conjuguer le travail sur le terrain et la
réflexion critique.)
C’est bien connu, le conflit
israélo-palestinien est de ceux qui embrasent les passions, et pas seulement sur
place. On peut porter un jugement, prendre des positions tranchées sur la
question des droits de l’Homme en Colombie, au Togo, en Tchétchénie, en Birmanie
ou en Chine sans encourir d’autre risque que celui d’une indifférence polie. Nul
ne se verra interpellé sur ses arrière-pensées, ses origines ethniques ou
religieuses. Il en va tout autrement dès qu’il s’agit du « problème
arabo-sioniste », pour reprendre l’appellation de l’historien israélien Benny
Morris. Là, le soupçon règne en maître. Il s’insinue au sein même de certaines
organisations humanitaires ou de droits de l’Homme où les manifestations et
mises en cause de la politique de colonisation israélienne en Palestine créent
parfois des tensions très vives entre membres de ces associations. Il expose
celles-ci, dès lors qu’elles s’expriment sur ce sujet, à des attaques d’une rare
violence, provenant même de personnes par ailleurs attachées à la défense de
principes qu’elles acceptent de voir piétinés dans ce conflit.
La force, et
sans doute la limite, des organisations de défense des droits de l’Homme réside
dans leur capacité à s’en tenir à la réalité des exactions et abus commis, telle
que les enquêtes permettent de la reconstituer. Au-delà – ou en deçà – des
appréciations de chacun, la matérialité des faits doit primer sur les préjugés
et positions politiques. Ils offrent une perspective spécifique, voilée aussi
bien par les reportages d’actualité que par les analyses géopolitiques et
diplomatiques. Le catalogue de violences et d’injustices listées dans les
rapports n’a pas d’autre objectif que de « rendre la honte plus honteuse en la
livrant à la publicité », selon la célèbre phrase de Marx. Les loyalistes des
deux bords reprocheront, non sans raison, aux ONG de droits de l’Homme d’ignorer
l’histoire longue et les enjeux du conflit israélo-palestinien, d’établir une
symétrie factice dans une situation e déséquilibre radical. Reconnaissons
d’emblée que ces critiques sont fondées. Mais elles le sont dans le contexte
israélo-palestinien comme dans tous les autres, ni plus ni moins, et c’est ce
qui limite leur portée. Les droits de l’Homme ne sont pas une politique mais
quelle politique peut s’abstraire de toute considération pour les droits de
l’Homme ?
La fin de toute politique réside dans ses moyens et nulle part
ailleurs. C’est pourquoi la torture, les exécutions extrajudiciaires, les
attaques contre les civils, pour ne parler que des exactions pratiquées par les
deux parties, doivent faire l’objet de condamnations d’ensemble. C’est pourquoi,
également, les « bombes humaines » palestiniennes et la culture de mort que
véhiculent les commanditaires de ces attentats ne peuvent faire l’objet d’aucune
complaisance. Même si, à l’évidence, elles sont d’abord le produit du désespoir
d’une partie croissante de la jeunesse palestinienne. C’est pourquoi, encore,
l’occupation militaire et la démolition de la société palestinienne par la
colonisation israélienne ne peuvent déboucher que sur d’autres événements
désastreux. Nul n’est en mesure de prévoir les développements prochains du
conflit et encore moins son issue à terme. Reste la conviction que, pour tenter
d’enrayer la marche vers l’abîme, la construction d’une vision, d’un récit
commun aux Israéliens et aux Palestiniens est indispensable. Les associations
israéliennes, palestiniennes et internationales de défense des droits de l’Homme
peuvent y contribuer.
[Voir Le spécialiste, film
co-réalisé par Rony Brauman et Eyal Sivan, sur Eichman. Lire également l’essai
de R. Brauman : Eloge de la désobéissance, éditions Le Pommier,
1999.]
28. L’impossible Israël en Palestine
niée par Jean Cardonnel
in Golias (Hors-série N° 6) Été
1992
(Jean Cardonnel est prêtre dominicain.)
Ma
génération ne s’est pas relevée de l’intolérable toléré : la négation massive
d’une foule d’hommes et de femmes par les conquérants du monde qui se donnaient
le titre de Race des Seigneurs. Ils avaient tous les droits et se réclamaient du
Führer Princip ou principe du chef, du patron, selon lequel chacun n’existerait
qu’à l’intérieur d’une hiérarchie. Les talons claquaient et, du haut en bas d’un
monde impeccable s’entendaient les mots « A vos ordres ! » Les maîtres ont
besoin d’humains niés pour s’affirmer dans leur supériorité absolue. Au
directeur à tous les échelons s’opposait la conscience individuelle qualifiée de
« perverse invention juive ». L’expression était d’Adolf Hitler. La conscience
personnelle comme ultime critère ne pouvait conduire qu’à la désagrégation du
tissu social dont la solidité venait d’un respect total, les yeux fermés, du
chef. Et si, de surcroît, la conscience n’avait rien d’une norme extérieure mais
se confondait avec les hommes, les femmes, les enfants, les peuples qui
devenaient conscients de leur Réalité, il fallait d’urgence briser net son
processus maladif au nom de l’Ordre. Du coup, la plus légère mise en cause d’un
ordre implacable, parce que pur, revêtait l’allure d’un crime de lèse-majesté.
Pas de question. Rien que des réponses au terme desquelles se profilait la
Solution finale. Il importait d’anéantir la mise en question pour que règne
seule la certitude. Exterminer le « Pourquoi » s’imposait afin qu’oblige un «
c’est ainsi » définitif.
Les juifs en masse furent écrasés sous la botte
nazie. On leur dénia le droit d’exister. Ils devaient évacuer l’humanité qui,
d’ailleurs, au regard des hitlériens, ne constituait qu’un mot vide de sens. La
sinistre trouvaille fut celle de l’innovation des chambres à gaz, aussi niée par
les révisionnistes que les juifs par les nazis. Faire partir en fumée les fils
d’Israël relève d’un besoin de les congédier d’une existence où, disent leurs
bourreaux, ils n’auraient jamais dû pénétrer. On leur reproche d’être nés,
d’avoir été conçus, eux, les inconcevables ennemis du genre humain. Ce dernier
terme n’est utile que pour désigner un agrégat de races inégales dont le juif,
sorte d’insecte, de frelon, ruinerait la santé par ses piqûres. Humains, nous le
serions plus ou moins d’après le jugement du Fauve supérieur, germanique, aryen,
sur nos moyens de l’épanouir, lui et lui seul.
Malgré l’effort du cher
Loftallah Soliman, auteur d’une histoire profane de la Palestine, je crois aux
arrière-plans mythique et à la force opératoire des symboles contrastés d’un
Devenir juif et palestinien mêlé que récuse l’étroitesse israélienne. Il en est
du juif comme de l’être humain taillé pour l’universel : il se caractérise par
l’impossibilité de s’accomplir à pure et simple hauteur d’homme. Toujours en
deçà ou au-delà. Ou réduit à un destin qui se veut d’une particularité
privilégiée ou anticipateur, prophétique de la famille des peuples. Ou une
nation à l’abri de son Temple, inséparable, indissociable du sol qui la porte,
d’une Terre promise par Dieu et reçue de lui, ou carrément l’esquisse
messianique de l’humanité tout entière. Hitler le voyait de son coup d’œil
d’Aigle, Guide, Führer des prédateurs : il tirait de son regard une théorie
rigoureuse du rejet d’hommes, femmes, enfants, juifs hors de l’humain : « Le
juif, disait-il, n’est pas un homme. C’est un pou » et la preuve s’étale : il se
montre incapable de fonder un Etat. A contrario chacun peut voir où se déploie
la caractéristique humaine aux yeux d’Hitler : la capacité d’instaurer un
ensemble étatique. C’est à partir d’un critère relativement proche que
Christophe Colomb écarte les Indiens de l’humanité, même si sa première démarche
est d’admiration. « Ils donnent tout, de l’or, des diamants comme de l’eau. Il
faut l’avoir vu pour le croire. » Et soudain la bifurcation : « Ils ne
connaissent pas le prix des choses. Ce ne sont donc pas des hommes mais des
animaux. » A contrario, l’homme se définirait par la connaissance du prix des
choses. Tel est, selon Christophe Colomb, le signe d’une émergence de l’humain
chez l’homme. Il me vient soudain à l’esprit la remarque d’un prélat français
sur le compte des Canaques de Nouvelle-Calédonie : « Ils n’ont même pas le sens
de la propriété privée ; nous avons par conséquent tout à leur apprendre de
notre civilisation chrétienne. » Le tour est fait – mais non complètement – du
bêtisier des Occidentaux chrétiens humanistes : avec la connaissance du prix des
choses et l’art de fonder un Etat, nous aurions le Smic du spécifiquement humain
et avec la propriété privée le revenu minimum d’insertion (RMI) dans la
civilisation chrétienne.
De l’histoire se dégage une terrible vérité :
l’unité de l’espèce humaine, l’appartenance commune à l’humanité d’étal à égal,
ne vont pas de soi. Impossible de les atteindre par l’établissement d’un constat
objectif. On ne les trouve qu’au terme d’une adhésion, d’un amour mutuel de
découverte admirative, d’une amitié créatrice de liens des uns aux autres en
totale réciprocité.
Les juifs nés du non à l’intolérable
Je retrouve un
texte relu comme s’il n’était pas de moi tant il vient d’infiniment plus loin et
profond que moi. Il surgit d’une revue intitulée Frères du monde (1972)
malencontreusement disparue et dont j’ai la joie de constater que Golias a pris
la relève. « Tout commence par la Parole qui met debout un peuple écrasé,
quintessence de l’oppression universelle par le mystère de l’ordre social. »
J’opposais ce mystère à celui de l’Incarnation dans une incompatibilité radicale
que signalait Napoléon Bonaparte : « La sécurité ne peut exister sans inégalité
des fortunes et l’inégalité des fortunes sans la religion… Je ne vois pas dans
la religion le mystère de l’Incarnation mais le mystère de l’ordre social ; elle
rattache au ciel une idée qui empêche que le riche ne soit massacré par le
pauvre. » Tout débute par un problème d’immigrés contre lesquels M. Le Pen –
pardon ! le pharaon d’Egypte, veut protéger ses compatriotes – pardon ! ses
sujets au pur sang égyptien : « Les fils d’Israël fructifièrent, pullulèrent, se
multiplièrent et devinrent de plus en plus forts : le pays en était rempli.
Alors un nouveau roi… se leva sur l’Egypte. Il dit à son peuple : voici que le
peuple des fils d’Israël est trop nombreux et trop fort pour nous. Prenons donc
des sages mesures contre lui pour qu’il cesse de se multiplier. En cas de
guerre, il se joindrait à nos ennemis, il se battrait contre nous et il
sortirait du pays » [Exode I-7-10].
A quelques formules près, on jurerait
l’argumentation du Front national : la France est menacée d’invasion, elle
deviendra bientôt une République islamique.
Les fils d’Israël sont déjà
soumis aux travaux forcés des camps de la mort lente. Bientôt ils n’en peuvent
plus. « Ils gémirent du fond de la servitude et crièrent. Leur clameur monta
vers le Voyant du fond de la servitude. Le Voyant entendit leur cri ; il se
souvint de son Alliance avec Abraham, Isaac et Jacob. Le voyant vit les fils
d’Israël ; il se rendit compte » [Exode II-23-25]. L’imparfaitement appelé Dieu,
c’est celui qui voit l’ampleur de l’injustice et de la cruauté. Celui qui se
rend compte et ne prend pas son parti de l’ignoble réalisé. Du coup, il prend
parti. L’aventure est connue du petit juif victime de l’une des solutions
finales qui rythment l’épopée humaine. Il est sauvé par la compassion au sommet
du camp de l’oppresseur : la fille de pharaon. Elle donne à son protégé le nom
même de sa propre action libératrice : sauvé des eaux – Moïse. Devenu grand, le
jeune homme sortit vers ses frères, non pas la fratrie, les liens du sang, mais
l’innombrable fraternité. Il n’a pas d’autre famille, d’autre patrie que la
famille, la patrie de tous les opprimés, de tous les déportés. Il va sur les
lieux de l’exploitation du travail et il a la réaction même du Voyant : il voit,
il se rend compte et il tue le tortionnaire du déporté. Les juifs n’ont rien
d’une race parmi d’autres races car la race n’a pas de consistance historique –
ni d’une Nation parmi d’autres nations – ni d’une patrie parmi d’autres patries,
encore moins d’un Etat parmi d’autres Etats.
Tout s’inaugure donc par la
parole porteuse d’acte d’une mise debout d’un peuple nié, raccourci prophétique
de l’oppression universelle par l’énigme du Despotisme. Il n’y a pas d’autorité
tout court, d’autorité qui se suffise à elle-même. Il n’est d’autorité que de la
parole et de la parole qui libère, de la parole qui n’opprime pas plus qu’elle
ne flatte les instincts. La parole est meurtrière des instincts de mort. Elle a
pour trait distinctif de mettre debout les hommes couchés, les hommes condamnés
à ramper sous le fouet, sous la trique : « Lève-toi et va trouver pharaon ! »
Jeune homme, jeunesse du monde, lève-toi et marche, d’une démarche qui soit
enfin tienne, sans précédent. Marcher dans cette foulée signifie croire. Je suis
croyant, pas croyant de n’importe quoi. Je suis croyant du Verbe ; aussi je ne
peux pas ne pas parler.
Tous les dieux et toutes les divinités sécularisées
du type décret de l’histoire s’éloignent avec les nations, empires qui se
réclament d’eux. Mais ici brûle un Buisson qui ne retombe jamais en cendres
nationales ou impériales ni en tiédeur de soumission aux mots d’ordre d’une
realpolitik car il s’allume à la Flamme d’éternelle indignation. Il symbolise la
Résistance à l’ordre des choses, à la finalité des piétineurs et des piétinés,
des sous-développeurs et des sous-développés.
C’est la parole qui tient tête
au pouvoir : « J’ai vu, j’ai vu la misère de mon peuple en Egypte et j’ai
entendu les cris que lui arrachaient ses tortionnaires ou ses kapos. Oui, je
connais ses tortures. Je suis descendu pour le libérer de la main des Egyptiens
et le faire monter de ce pays d’extrême servitude vers un bon et vaste pays,
vers un pays ruisselant de lait et de miel… » [Exode III-7-8]. La signification
de cette descente est claire. Elle s’effectue bien du piédestal d’arbitrage
céleste où toutes les conceptions de Dieu le situent, majestueux, impavide,
alors qu’il lutte au plus bas de l’avilissement, de la déshumanisation des
hommes.
Ce n’est pas là le maître du monde, le monarque des lois de la terre
et du ciel, c’est le nom à l’intolérable – non pas le non à l’intolérable
déploré – mais l’intolérable non toléré, le « ça ne peut plus durer » en
personne, le passeur de l’esclavage à la libération. Moïse sent que pareille
résistance aux impératifs de la loi du plus riche et du plus fort déborde la
désignation « Dieu de vos pères ». « S’ils me demandent le nom de la sortie d’un
Enfer comme le leur, je leur dirai quoi ? » Le Brasier ne répond pas par un nom
propre, un substantif. Il est Verbe, geste opératoire. « A ce que je vais faire,
on verra qui je suis. Je suis qui je serai. » Ils verront de quel bois je me
chauffe. Il est du même mouvement Dabar et Ruar hébraïque : la Parole et le
Souffle.
Je me déchaînerai contre le plus incrusté de tous les préjugés :
l’idée que les puissants ont toujours le dessus, qu’il faut à tout prix un
maître et des sujets, un souverain et des exécutants, un colonisateur et des
colonisés, un Etre et des riens. Et ce n’est pas au nom d’une décision
arbitraire, par un coup de dés qu’il plaît au refus de l’intolérable de choisir
ce ramassis d’esclaves juifs comme il aurait pu leur préférer les Perses, les
Assyriens, les Grecs ou – pourquoi pas ? – les Romains. Il n’y a nullement ce
que suggère un pasteur au long de la revue ‘Lumière et vie’ opposition entre la
théologie de l’élection et la théologie des droits de l’Homme comme si le choix
faisait abstraction du climat d’injustice dans lequel baigne l’élu et opposait
la simple préférence d’un ami particulier à la juste universalité des droits de
l’Homme. Celui qui n’a pas d’autre identité que son nom de résistant et de
libérateur est l’Allié naturel du peuple rayé du concert des
nations.
L’impossible à classer au-dessus de tous les noms ne peut nouer un
lien d’amitié qu’avec la masse innommable. Celui qui n’est pas un peuple je vais
l’appeler mon peuple. L’acte de naissance des juifs, leur raison d’être, c’est
l’Exode, la sortie massive des peuples d’aujourd’hui et à venir de la Condition
intolérable où les parque l’ordre normal, hiérarchique, compétitif du
monde.
Les juifs ne peuvent respirer qu’en humanité sans
frontières
Il est impensable mais pensé de situer comme rivaux
l’élection divine principe d’une pédagogie qui va du particulier au global et
les droits de l’Homme dont la formulation et le respect impliquent l’universel
tout de suite. Il est monstrueux mais habituel de voir dans le choix par la
Parole une mise à part de privilégiés, une ségrégation céleste, un racisme
divin. Il s’agit au contraire d’une exigence fondamentale : la perte, le
dépassement de soi par le lien avec les autres. Jamais un seul juif n’a pu dire
ce que pouvait signifier être juif au titre d’une particularité nationale ou
religieuse. L’universalité, l’humanité lui colle à la peau. Les frontières
d’espace et de temps lui pèsent. L’histoire mythique du peuple juif avec ses
faits auréolés de légendes ne part pas du récit des origines d’une création.
Acte d’un Dieu maître. Elle se déroule à partir de l’Evénement fondateur dont
les deux pôles ne forment qu’une seule Réalité : la Résistance libératrice
jaillie du Feu que rien n’éteint ou même ne réduit. Alors que des flots d’hommes
sont revenus de tout sans être allés profondément nulle part, le vrai juif ne
guérit pas de sa blessure messianique. Il ne s’habitue jamais à ce qui lui est
arrivé. Il n’en revient pas, il n’en est jamais revenu, que l’Imprévisible,
l’inattendu, l’in-vraisemblable, l’Impossible ait eu lieu et puisse toujours se
réaliser contre les prévisions des réalistes, les calculateurs des rapports de
force, les économistes, les politologues, les spécialistes des lois de
l’histoire. Tout aurait dû déboucher sur l’anéantissement des faibles à cause de
ces mécanismes qui font les riches de plus en plus riches et les pauvres de plus
en plus pauvres. Mais rien ne s’est passé comme les sages l’avaient imaginé.
L’affaire s’est déroulée tout autrement. L’armée fédérale – excusez-moi,
égyptienne – perdit pied sur terre et sur mer. Les chars, les blindés coulaient
à pic et les gueux, les esclaves d’hier défilaient comme si de rien n’était.
Pareille aventure n’arrive pas une fois pour toutes. Il ne s’agit nullement du
miracle exceptionnel qui confirmerait la règle du triomphe des forces de
l’habitude. Le renversement de l’ordre moral, séculaire qui veut les uns élites,
maîtres d’œuvre, les autres main d’œuvre massive, servile, s’affirme l’Exception
à infirmer, rendre infirmes toutes les règles.
L’inimaginable a pris valeur
de fait pour toujours. L’inénarrable s’est produit en moins de temps qu’il ne
faut pour le raconter. L’utopie a trouvé son lieu. L’In-vraisemblable fraternité
qui déborde les hiérarchies fournit la preuve décisive qu’elle est le seul vrai.
Ce dont nous devenons conscients, le besoin d’amicale réciprocité de peuple à
peuple, doit sculpter, peindre, ciseler les faits historiques parce que
l’Auteur-Acteur d’Epopée libératrice au nom inclassable parmi les Dieux et
maîtres Tout-Puissants, se révèle l’allié de la masse innommable. Il donne sa
Parole que les loups mèneront avec les agneaux une vie commune libérée des idées
ridicules de domination et sujétion, qu’adviendra le Feu où la rangée des fusils
aura forme d’ironiques socs de charrue, où le missile se métamorphosera en table
conviviale d’un théâtre populaire.
Les juifs sont témoins de la possibilité,
de la nécessité du passage d’un ordre des nations et des castes à l’humanité
sans classes et sans Etats. Ils ne peuvent faire corps qu’avec ce rêve de
réduction de toutes les distances, d’explosion de toutes les frontières. Ils le
célèbrent en un Festin d’amitié novatrice au cours duquel petits garçons et
petites filles posent d’inépuisables questions sur ce que l’on fête. Et les
pères, les grands frères, les grandes sœurs content, racontent d’un seul trait,
d’un seul souffle, l’unique Père qui vaille la peine d’être appris par cœur,
re-créé sous forme drolatique, tragique, d’épisodes multiples. Ils chantent,
valsent, rient et pleurent la Fin d’un cauchemar des uns sous les pieds des
autres. Les enfants découvrent qu’il n’est pas un gamin, une gamine, un vieux
monsieur, une vieille dame qui ne soit poète et prophète de la venue des pires
nationalités à l’humanité, bariolée, métissée d’extraordinaires visages
insolites. Neher décrit l’horizon du juif universaliste quand il proclame que la
Torah ne se traduit jamais par la Loi, qu’elle n’a rien d’un impératif mais
exprime le plus merveilleux des participes. « Je suis celui qui t’ai tiré du
gouffre de la servitude. » Je suis tout entier Libérateur. Alors, tu n’adhérera
qu’à l’Exigence de libération que je suis. Tu ne te saisiras pas de
l’Imprononçable, de l’Inclassable pour le mettre au service de la vérité de
l’ordre du monde. Tu ne tueras pas, tu ne voleras pas. Ce ne sont pas là des
ordres, c’est l’appel à une mise en pratique du contre-ordre d’absolument tous
les ordres de suprématie, de domination pour que l’intolérable des uns aux pieds
des autres dont vous êtes sortis parce que je lui ai dit « non » n’ait plus
jamais, jamais lieu. Au principe, à la racine du monde, il n’y a pas le Pouvoir
sur des créatures, il n’y a pas la Toute-Puissance qui façonne, mais il y a la
Parole, la parole non impérieuse, mais la parole d’éveil aux innombrables
virtualités créatrices, la Parole donnée jamais reprise qu’advient l’humanité
non accumulatrice de biens mais inventive de liens. Et la Parole toujours donnée
jamais reprise est Elan vers Dieu et la Parole toujours donnée jamais reprise
c’est Dieu. La Parole est une neuve autorité. La Parole est radicalement
insurrectionnelle. Elle renvoie à la Parole que reçoit son premier croyant,
Abraham. « Sors de ton pays, de ta famille et de la maison de ton Père vers le
pays que je te donnerai à voir » [Genèse].
La Foi n’est rien d’autre que la
sortie de ce à quoi l’on voudrait nous borner. Les bornés, ça n’existe pas.
Personne n’est borné. Par contre, se met en place un processus de bornage. Il ne
faut pas lui céder un pouce de terrain de notre envergure d’humanité.
Les
hommes et les femmes qui cultivent la mémoire d’un Evénement arraché au passé
pour devenir souvenir d’avenir de tous les peuples à libérer des plis
héréditaires ne peuvent qu’indisposer les nostalgiques d’un éternel retour du
trio d’origine : Travail-Famille-Patrie. Le choix humain est là : ou j’anticipe
ou je ratifie. Ou j’imagine, je crée ou je constate. Les juifs témoignent d’un
A-venir déjà venu, de la venue A-venir de l’Evénement fondateur d’humanité qui
libère la création elle-même des risques d’un Exploit du Dieu performant pour
s’épanouir Geste libérateur, sortie des griffes de la jungle originelle. La
mémoire d’éléphant du peuple sorti de la soumission se retourne, se transforme
en mémoire d’un futur de gloire d’humanité chaleureuse.
Abraham n’est pas au
départ d’une famille privée qui se range à l’intérieur du bloc des familles
privées. Abraham n’a rien du Premier de la série d’une Patrie qui n’airait pas
plus loin que la limite des reproducteurs d’un amour sacré de la patrie, du
sang, du sol et de la race. Il aura comme postérité, aussi nombreux dans leur
vertigineuse singularité que les étoiles du ciel et le sable de la mer, des
croyants du Transgresseur de toutes les frontières. Du démarrage d’un tel peuple
de pionniers jaillira le nom même d’Israël. Emporté par le souvenir d’avenir
mondial de la sortie des griffes du Tyran, le peuple prophétique dira le sens
plein du nom qu’il porte. Un petit fils de la lignée d’Abraham et qui s’appelait
Jacob, menteur et pourfendeur de situations acquises comme il n’est ni permis ni
possible, lutta aux premières lueurs du jour mythique avec on ne sait quel
inconnu qui, par religieuse pudeur atténuatrice fut nommé l’Ange – procédé
classique afin de ne pas dire l’Ultime Sens énigmatique de l’Univers. Dieu pour
faire bref. Donc le Seigneur X n’eut pas le dessus et après avoir démis la
hanche de son adversaire, dit au vainqueur : « Lâchez-moi car le jour se détache
de la nuit. » « Je ne te lâcherai, lui répondit l’autre, que lorsque tu m’auras
bien dit, béni, prononcé à plein de tout mon Verbe. » « Ton nom ? », interrogea
l’anonyme. « Jacob. » « On ne t’appellera plus Jacob mais Israël, car tu as
lutté avec Dieu et avec les hommes et tu l’as emporté. » Autrement dit, tu ne te
résignes pas à l’état des choses telles qu’elles sont le restent ; Tu n’es pas
un soumis mais un lutteur. Tu n’es pas rangé mais tu dé-ranges. Le juif, c’est
celui qui se bat avec celui auquel il est entendu que l’on doit se soumettre
sans chercher les raisons de la soumission.
Le mythe du combat de Jacob et
d’un je ne sais quoi ou qui passionné d’incognito signifie l’Empoignade du Sens
pareille à l’heure cruciale des romans policiers classiques. Le détective ou le
criminel sort la nuit et flaire le danger. Il est alors écrit : « Tous ses sens
sont à l’affût. » Rien d’aussi fort pour décrire le risque de la pensée unie à
celui d’une action elle aussi novatrice. Tous les sens à l’affût du Sens. C’est
un abîme qui se creuse de l’intellectuel producteur d’idées sur le marché
déguisé en société, à l’aventurier de la pensée guetteur du Sens possible,
impossible, passager, ultime. Les enquêtes policières pâlissent auprès de cette
recherche : le Sens est proche, je brûle comme à cache-cache. C’est peut-être le
Brasier, le Buisson ardent, non, un simple feu follet. Un mirage. Le
contre-sens, le non-sens, le faux sens qui a pris les allures, le masque du
Sens. Il m’échappe, je le préssens, il me fuit. Le juif préfigure ce dont est
capable tout être humain. Et peu à peu, je flaire que le sang coule dans les
veines du Sens, qu’il est quelqu’un fort de sa prodigieuse vulnérabilité. Quand
vous respirez cette recherche par tous les pores de concert avec tous les
blessés à vif et à mort, vous êtes à l’étroit dans toutes les frontières, dans
toutes les limites. Vous ne pouvez que sortir (toujours l’Exode) des bornes, des
cloches à rat, de vos propres gonds, des griffes des mantes religieuses, des
cloisonnements multiples. Vous ne pouvez qu’entrer en humanité à venir parce que
déjà venue à titre de Promesse. Vous ne pouvez que conspirer, augmenter le
réseau d’une conspiration universelle contre les forces de bornage qui pompent
l’air. C’est ça, Israël, non pas les descendants du semen d’Abraham et de Jacob,
mais les battants de l’empoignade existentielle, historique du Sens, de la mise
en question de tout.
L’Etat israélien fuyard de l’ampleur d’Israël
Tout est
une affaire de Parole aventurière contre les maîtres de l’ordre national,
impérial et enfin du tout marché. La Parole jette toujours hors les cadres de la
Nation, de l’Etat, des autorités constituées, civiles, militaires et
religieuses. « Et moi je vous le dis : vous êtes des dieux », dit Dieu. Et moi
je vous l’affirme : vous êtes un peuple de dieux, dit Dieu, s’écrie le psaume.
Donc, pas les sujets de tel Etat, de telle Nation. La Parole arrache son croyant
à toutes ses situations acquises, au confort intellectuel, aux idées toutes
faites, aux concepts étriqués que l’on se fabriquer pour essayer d’enfermer une
réalité fantastique et démesurée. La Parole lance dans des entreprises folles où
l’on devrait rester, où on laisse sa peau… Et d’où l’on sort après passage par
la mort qui a tout l’air du néant définitif. Le leitmotiv des psaumes, notre
cri, c’est : « J’aurais dû y mourir et je suis vivant. » C’est après le retour
de la déportation, de l’écrasement, de la mort, non le retour aux origines, à la
continuation de re-produits, mais d’une entrée en humanité neuve, juvénile, que
des auteurs inconnus écrivent plusieurs versions de la Genèse. Pour le croyant
du Verbe qui adhère au monde trouvant sa cohérence, la création n’est pas le
souvenir des premiers âges de la terre mais l’avenir de l’univers à faire surgir
dans sa totalité.
La Genèse, ce n’est pas le récit des origines mais le Poème
anticipateur. Elle ne présente pas un Dieu fabricateur de sujets, de créatures
mais l’humanité en avant de nous, l’humanité non point pâle, lointain reflet
mais image créatrice du Créateur. Et Israël traduit le meilleur et le pire des
ambiguïtés divines qu’il mêle au meilleur et au pire des contradictions
humaines. Il projette sur Dieu comme toutes les nations ce qu’il croit être le
Sommet du plus sublime de lui-même et qui est la Somme transcendante de ses
bassesses et cruautés.
La déformation caricaturale ré-apparaît toujours :
s’exalter mondainement à la manière des autres nations et mettre cette tendance
au compte de Dieu. Israël demande un roi pour faire comme les autres nations ;
l’Eglise demande des chefs, des princes, une cour pour faire comme les autres
Etats.
Le monde entendu dans le sens mondain assimile le judaïsme et le
christianisme et l’islam, les trois monothéismes, pour faire chacun d’eux la
plus excellente des religions.
Il assimile Dieu aux autres dieux pour en
faire le plus grand de tous les dieux. C’est une compétition de puissance, c’est
la logique du mystère de l’ordre du monde car se manifester Dieu en plein cœur
de la mondanité consiste à posséder tous les attributs du plus ancien dans le
grade le plus élevé. Les juifs sont parfois tentés de fuir l’Exigence d’ébauche
d’humanité grâce à une inféodation au Souverain de l’ordre des nations dont ils
deviendraient les favoris.
L’après-guerre mondiale fit rebondir le problème
d’un lieu où les juifs seraient libres d’avoir un Etat national. Beaucoup
d’entre eux ne confondaient pas leur qualité juive avec une nationalité. A
l’évidence, le nom même d’Israël condamne les politiques de conquête qui se
réclament de lui puisqu’il signifie le chercheur du Sens universel. L’histoire
de la terre Promise entendue de façon littérale, d’une lettre qui tue, est
récupérée par une perspective d’annexion sous le signe du plus grand Israël. Si
nous nous mettons à l’école du Regard créateur au lieu de copier celui du maître
et Seigneur Prédateur, le réel se dévoile : il ne s’agit pas du passage d’une
terre de servitude géographiquement désignée, localisée, à une autre terre prise
aux hommes, aux peuples qui la cultivent et l’aiment, dont elle est le
prolongement du corps. C’est la terre tout entière, la terre maternelle, violée,
divisée en propriétés privées des uns au détriment de tous les autres, que
l’effort humain fera passer des rapports d’exploitation à un type de liens
d’amour mutuel.
A huit ans de la fin du premier millénaire, l’intolérable
dont nous avons été les témoins rebondit, se reproduit : pour s’affirmer comme
Etat, Une (non pas toute La) descendance de la foule niée Nie à son tour. Au nom
du droit étatique israélien qui ne peut être le droit messianique juif à une
terre promise par voie de conquête, l’hégémonie sioniste fait de la Palestine le
mot, la Parole qu’il est interdit de prononcer. Dès lors la terre de Palestine,
le peuple palestinien deviennent la parole clandestine, le mot de passe des
hommes, femmes, enfants niés à l’organisation libératrice, à la communauté, aux
personnes singulières petites et grandes enfin libérées. Tout ceci parce que
l’Etat d’Israël est infidèle, ne peut être qu’infidèle comme Etat, Etat
national, à la moelle même de l’Evénement fondateur. Je veux dire l’exigence
fondatrice du peuple nié, réduit à rien et libéré de son anéantissement,
résultat du pouvoir oppresseur. L’Etat d’Israël rejette la mémoire de ce que
furent ses ancêtres comme peuple nié, prophète de tous les peuples niés et non
race parmi d’autres races, Etat parmi d’autres Etats. Or, c’est cette mémoire
seule qui constitue la certitude absolue de n’être jamais ce que furent ses
bourreaux. « Aime l’étranger », « lie-toi d’amitié avec lui », car « toi aussi,
tu as été étranger sur la terre de servitude. » Ce souvenir seul a de quoi
empêcher l’imitation servile du pharaon d’autrefois, le goût d’être un sur-homme
qui a besoin de sous-hommes.
En effet, le Nazareth galiléen, juif de seconde
zone, déjà, la Palestine, est asservie au Dieu de la conquête. Il y eut jadis
l’Exode, la sortie prophétique du pouvoir de pharaon puis le Libérateur dirigea
l’annexion d’un territoire dont, sur ordre du Maître Eternel, les habitants
furent passés au fil de l’épée. C’est du moins la version officielle puisque
celui qui délivre les parias de l’anéantissement ne peut leur imposer la guerre
sainte coloniale. Passage des servitudes aux libérations et de la mort à la vie
sont d’un seul tenant. Le Tout indivisible. Il a fallu le divorce d’Empire
chrétien des deux sorties contagieuses du cachot et du tombeau, les solution
finale, les juifs massacrés pour briser l’unité de la Pâque.
Un autre
événement perpétua la séparation de corps : cet Israël des prophètes, témoin
d’impossible et nécessaire humanité, ramené par et pour certains à l’étroitesse
d’un Etat national fondé sur l’injustice d’une terre volée au peuple palestinien
non reconnu comme peuple. L’Eglise persécutrice des juifs et souvent oublieuse
des pauvres, l’Israël conquérant blessent, ulcèrent ceux qui luttent avec le
Sens. Et je tombe en arrêt de tout mon flair au beau milieu du même numéro de
Frères du monde (1972) sur un titre d’article jailli du cœur réfléchi d’un ami
françoisier tel qu’aimait appeler les fils de François, du petit pauvre
d’Assise, Joseph Delteil. La question me saute aux yeux : « Dieu est-il sioniste
? » de mon frère d’armes apostoliques contestataires Bertrand Duclos. Je cite
ses paroles dont vingt ans n’ont pas diminué la portée. Le verbe filial du non à
l’intolérable « nous a fait faire cette décantation entre les aspirations
primitives, à la limite du magique, d’une douzaine de tribus en mal de terre et
les intuitions les plus claires qui y étaient mêlées, d’un Dieu juste, d’un Dieu
unique, d’un Dieu bon et fidèle. En Jésus-Christ nous avons la figure définitive
– mais toujours à découvrir – du Dieu des pères qui a donné aux hommes la terre
avec la promesse qu’elle serait leur s’ils se libéraient des liens des
frontières et des limites qu’ils ne cessent de bâtir, s’ils se libéraient avant
tout d’un Dieu acoquiné avec les puissants et avec l’ordre établi des nations…
C’est pourquoi nous ne pouvons accepter que sur le rappel de ce que « Dieu a dit
» : « Je vous donne une terre », le sionisme prétende fonder « religieusement »
son droit à s’installer sur la terre des Palestiniens. Notre Dieu n’est pas
celui que les compagnons de Josué ont cru servir : celui qui ordonnait
l’extermination des Cananéens pour se saisir de leur terre où coulaient le lait
et le miel – celui qui – dans une fidélité à ses promesses encourageait les
sionistes à s’installer sur la terre des Palestiniens et cela pour faire son
œuvre. »
A coup sûr, Israël réduit aux dimensions d’un Etat national, de
l’Etat normal, normalisateur normalisé des choses telles qu’elles sont et le
restent, sourd à ce qui n’est pas la seule Raison d’Etat – tourne le dos au vrai
sens de son nom d’horizon universel – partenaire, interlocuteur du Sens, taillé
pour la lutte avec lui. Il se sert du souvenir d’avenir de la libération
fondatrice et d’un monopole de toute l’horreur des souffrances et tortures
humaines afin de légitimer ses conquêtes, son occupation du territoire d’autrui
comme le directoire, le consulat et l’empire se servant du rappel de la
révolution initiale. « On nous explique, dit encore notre intraitable
françoisier, que du sionisme nous sommes les responsables « providentiels » :
grâce à nos persécutions Israël se retrouve lui-même. Certes nous pensons que
les persécutions ignobles que la chrétienté a fait subir aux juifs ne peuvent
être oubliées. Ni pardonnées par la grâce d’une déclaration conciliaire ou de
pieux repentirs. Et nous sommes certains que la lassitude bien compréhensible
après l’immonde boucherie perpétrée par l’Occident de 1933 à 1945, par action et
par omission, a joué son rôle dans la détermination de milliers de juifs de
vouloir trouver une terre : « leur terre ».
Mais nous sommes aussi certains
que la création de l’Etat d’Israël est en fait le refus de faire cesser
radicalement l’antisémitisme dans nos propres sociétés. La cause de
l’antisémitisme ce n’est pas le juif mais notre propre racisme : c’est ce
racisme que nous devons combattre. En définitive, accepter l’Etat sioniste,
c’est accepter le racisme comme fatal, éternel. C’est en vérité ne plus
vouloir accepter parmi nous les témoins gênants pour notre vie. On les éloigne,
on les remet dans un ghetto. Refusant de combattre le mal où il se manifeste,
refusant aussi d’être interpellés par des hommes qui nous interrogent à partir
de leur foi, on déserte le champ du combat… La voilà bien la réussite de
l’antisémitisme dont se nourrit le sionisme. Ces hommes, fidèles à leur foi
prophétique parmi nous, inassimilables par la mondanité de nos sociétés
in-humaines, nous les avons chassés. Ce ferment que redoutait tant Maurras, nous
en avons expurgé notre monde. Pour les « assimiler », il eût fallu qu’ils
perdent leur être juif, qu’ils deviennent des hommes « comme les autres »,
qu’ils n’apportent plus à l’histoire de l’humanité ce souffle de liberté et de
conscience révolutionnaire. Alors, pour ne pas nous convertir, pour résister à
ce que nous sentions comme une menace pour nos étroites idées nationalistes et
raciales, nous avons préféré, après les avoir fait vivre en ghetto, après leur
avoir fait porter l’étoile jaune, les expulser vers une terre où enfin, ils
deviendraient ce que nous n’avons pas réussi à les faire devenir : des hommes «
normaux ». Nous avons appris du Christ, du Fils de l’Homme, qu’être Fils
d’Abraham, c’était refuser de se laisser mondaniser, de se laisser assimiler par
le monde des fausses valeurs. Et la honte des chrétiens jusqu’à nos jours est
d’avoir toujours cédé à la tentation d’être un « peuple comme les autres ». Que
ce soit dans l’Eglise comme dans notre présence au monde. »
La neutralisation
du virus prophétique des juifs avait déjà bien commencé puisqu’ils étaient
parqués, isolés dans ce que l’on aurait eu honte de manier soi-même : l’argent.
Puis ils se voyaient reprocher ce à quoi le « chrétien » les condamnait.
D’ailleurs, Hitler leur faisait grief de jouer sur les deux tableaux : le
capitalisme international et la révolution internationaliste. Oui, le marché
déguisé en société a eu cette ruse : isoler le danger prophétique, parquer les
témoins de l’impossible nécessaire, de l’irréalisable à réaliser. Ecarter le
péril des prophètes qualifiés d’irresponsables en les faisant gestionnaires d’un
Etat. Ainsi, leur conviction sera noyée dans le dédale de leurs responsabilités
au fil des jours. On les fera pareils à tous les autres, comme tout le monde.
Ils risquaient, à force de se prendre pour tout le monde, de ne ressembler à
personne. Mais le péril subsiste en raison du réseau clandestin des partisans de
la transformation de la nature du pouvoir qui finira par perdre son rôle
dominateur pour devenir service mutuel, mise aux pieds les uns des
autres.
Mon ami Jean-Marie Muller, animateur du MAN (Mouvement pour une
alternative non-violente) met le doigt sur la plaie dans son livre consacré à la
grande Simone Weil. Cette femme extraordinaire, juive, militante libertaire
internationaliste et philosophe, aventurière de la pensée, venue à Jésus le
Christ, écrit à un religieux ses raisons de ne pas entrer en Eglise :
1)
L’Eglise ou les Eglises a (ont) entériné le Dieu d’Israël qui est le Dieu de la
violence, de l’arbitraire.
J’ajouterai, de la violence, fille de l’hégémonie,
de la Toute-Puissance. Pour re-citer le titre interrogatif de Bertrand Duclos, «
Dieu est-il sioniste ? », il faut reconnaître que, pris à la lettre qui tue, le
Dieu biblique a des aspects sionistes dont le moindre est le choix d’un peuple
contre d’autres, d’un favori, d’un privilégié. Ce Dieu-là, il est indispensable
de l’évangéliser, d’opérer sa sortie (toujours l’Exode) des griffes de la
toute-puissance, du Dieu de tous les dieux.
2) L’Eglise catholique a
recueilli l’héritage de l’Empire de Rome, du pouvoir sur d’autres, la « Potestas
». Oui, il est urgent d’évangéliser Dieu, de libérer Dieu du pire de l’homme
projeté sur lui.
Israël et Palestine aux couleurs d’humanité
Je voudrais
faire bénéficier le traitement d’humanité de Dieu du foisonnement de la richesse
du Talmud. Il existe des chefs d’œuvre. Le midrash ou commentaire re-créateur du
Livre, afin que celui-ci ne se durcisse pas en Loi, en tyrannie de
l’Ecrit.
Dans sa Mémoire d’Abraham, Marek Halter cite un midrash que je
n’oublierai pas. Je le dis de mémoire : « Quand on voyait Abraham, l’on se
disait : on jurerait son fils Isaac. Quand on voyait Isaac, le cri du cœur,
c’était : c’est le portrait craché de son père Abraham. » Alors Abraham eut peur
de l’identification. Il demanda à Dieu « la grâce de vieillir ». Et le texte de
la Genèse d’où vient ce midrash, c’est : « Abraham devint vieux. »
Voilà ce
que j’en dégage : Dieu seul toujours seul, eut peur de n’être que l’infirme
tout-puissant et de tout ramener à lui. Alors il vit qu’il avait un fils, sa
Parole, son égal, garantie de son amour d’infinie réciprocité avec tout. Oui,
les juifs ont raison d’attendre ce fils, ce Messie toujours à-venir même s’il
est déjà venu mais uniquement pour être toujours à-venir.
Lorsque, effrayés
du cri que pousse la foule colonisée des pauvres, des petits : bien-venue à
l’A-venir en char et en os de l’homme libre et fraternel, ceux qui veulent
ménager l’occupant romain du juif ou israélien du palestinien disent au Messie
acclamé : « Maître, reprends tes disciples. » L’invraisemblablement humain lui
répond : « Je vous l’affirme : si eux se taisent, les pierres mêmes crieront. »
Oui, quand l’injustice, quand l’intolérable est à son comble, les pierres
parlent, crient, brandies par des gosses, questions de la tête au pieds contre
les réponses venues d’en-haut. L’Intifada, c’est la caillou de la fausse nature
morte que convertit, métamorphose en parole vive la multitude des petits
parvenus très vite à maturité naïve du peuple de Palestine. Tu es bien là,
enfant palestinien, sortie populaire de tes frères, sœurs, aussi poètes,
re-créateurs du juif nié. Nous en appelons par toi du lourd israélien occupant
que paralyse la régression vers les biens accumulés à l’Interdit de nom, l’Allié
de l’Innommable pauvre de biens, riche du seul lien.
Nous en appelons de la
vieille structure dominatrice d’un grand Israël qui trahit les prophètes alliés
des petits à tous les juifs dispersés, témoins du monde A-venir. Nous en
appelons à la libre Palestine aux couleurs d’humanité pour qu’à l’heure où un
Etat les fera citoyens palestiniens, ils n’éprouvent pas le besoin d’en tenir
d’autres sous leurs pieds comme tout le monde et qu’ils fassent preuve enfin
d’humanité, c’est-à-dire renoncent au désir pathologique d’être comme tout le
monde et ne copient
personne.