1. L’Irak n’existe plus par
Richard Labévière
Editorial sur Radio France Internationale du mercredi 10
mars 2004
La signature, lundi, de la «loi d'administration de l'Etat»,
autrement dit d'une constitution provisoire pour l'Irak permet d'amorcer un
processus politique et constitue un facteur d'apaisement, estime le directeur de
la CIA George Tenet.
En réalité, l'adoption de ce texte revêt surtout un
caractère symbolique puisqu'il s'agit de montrer au monde et prioritairement à
l'électorat américain que l'Irak va dans la bonne direction. Et cette
constitution provisoire qui aurait dû être une étape importante vers le
transfert de souveraineté - initialement prévu le 30 juin prochain - ne
s'appliquera qu'après les élections générales, prévues à l'horizon 2005, c'est à
dire dans un avenir très incertain. Sur le terrain la question de l'insécurité
reste le premier sujet de préoccupation des Irakiens et l'Irakisation des forces
de l'ordre servant de bouclier aux Américains ne résout pas le problème de
fond.
Le chômage demeure très élevé - 25% selon la coalition, 50% selon la
banque mondiale. Le peu d'autorité des nouveaux policiers fait de Bagdad un
embouteillage permanent.
Les constructions anarchiques se multiplient et les
ordures, rarement ramassées, s'accumulent un peu partout. Au total la population
est toujours sous le choc des attentats anti-chiites du 2 mars à Bagdad et
Kerbala.
Les Irakiens balancent toujours entre soulagement et nostalgie,
entre la reconnaissance aux libérateurs et la haine de l'occupant. Dans ces
conditions et en dépit de l'optimisme affiché du patron de la CIA, il est bien
difficile de dire aujourd'hui si la constitution provisoire ré-affirme
l'identité irakienne ou si, au contraire, elle conforte la tentation du repli
communautaire.
Une chose est sûre et ne trompe personne, cette constitution
en carton repousse les problèmes les plus délicats au-delà du mois de novembre
prochain, au delà de l'élection présidentielle américaine, en donnant l'illusion
d'un mouvement qui irait dans le bon sens. Condamné par l'ayatollah Sistani - le
tout puissant chef de la communauté chi'ite majoritaire dans le pays avec 60% de
la population - cette constitution qui entérine la partition du pays est aussi
durement critiquée par le gouvernement turc qui estime qu'elle va provoquer
davantage d'instabilité parce qu'elle favorise l'autonomie sinon l'indépendance
des Kurdes.
De fait, l'Irak n'existe plus et les élections à venir risquent
de cristalliser l'éclatement communautaire. Une évolution parfaitement conforme
au Grand Moyen-orient américain qui ne veut pas de la renaissance d'un Irak fort
susceptible de menacer à nouveau Israël et de soutenir la résistance des
Palestiniens. En définitive, on peut craindre que l'Irak n'ait de choix qu'entre
une longue période d'occupation américaine et l'instabilité, ou bien les deux à
la fois, car repliés dans leurs bases-vie, les Américains pourraient se
contenter d'assister au déchirement d'un Iraq abandonné à lui-même.
2. Des morts aussitôt oubliés par
Gilles Paris
in Le Monde du mardi 9 mars 2004
La lassitude l'a
emporté sur la routine des raids militaires et des attentats-suicides. Le
conflit israélo-palestinien est désormais sur une voie de garage politique dans
l'attente d'une très hypothétique impulsion après l'élection présidentielle
américaine. Les violences de part et d'autre n'ont pas disparu, loin de là, mais
elles semblent désormais admises comme un moindre mal lorsqu'elles touchent les
territoires palestiniens. Les incursions et les assassinats ciblés perpétrés à
Gaza par l'armée israélienne ne cessent ainsi d'être mis sur le compte de
l'autodéfense et sont acceptés comme tels malgré une légitimité (pour ne pas
parler de leur efficacité) plus que douteuse, notamment du fait du confinement
de Gaza depuis plus d'une décennie. On voit bien que ce "modèle" en passe d'être
appliqué à la Cisjordanie avec la nouvelle "clôture de sécurité" ne met pas un
terme aux bains de sang.
Pratiquement plus personne dans le monde ne
condamne, ou simplement ne déplore, la mort de civils, souvent des enfants, pris
au piège de combats urbains dans des zones parmi les plus peuplées de la
planète. Faute d'énergie, faute de volonté. Au rythme des incursions
israéliennes actuelles, le seuil de 3 000 morts palestiniens devrait
être atteint avant l'été.
Les Palestiniens ont beau mourir trois fois plus
que les Israéliens (pour une population inférieure de moitié), cet élément ne
compte plus. Aussitôt oubliés, ces morts-là sont en apparence des morts pour
rien. Les offensives à chaque instant, les raids aériens, les destructions
systématiques qui s'ajoutent à l'enfermement et à la pauvreté sont le quotidien,
accepté par la communauté internationale, d'une population dont la moitié a
moins de 16 ans.
Fouettée par les incursions sanglantes, la culture de
la haine se porte bien à Gaza et en Cisjordanie, et avec elle la culture de la
mort dont les civils israéliens paient aussi le prix. Il sera beaucoup plus
difficile de parvenir à la paix avec les jeunes Palestiniens qui grandissent
dans cette guerre qu'avec la génération déclinante qui fonda le nationalisme
palestinien.
3. Antisémitisme par Jean-Michel
Aubriet
in Jeune Afrique - L'Intelligent du mardi 9 mars 2004
Le
monde est bizarre. Il suffit désormais qu’un acteur hollywoodien pas forcément
très malin consacre un péplum un peu gore à la passion du Christ pour que
s’allume une polémique planétaire. Pour que les mânes des Rois catholiques et
d’Anne Catherine Emmerich soient ipso facto appelés à témoigner au tribunal des
médias. Le premier animateur télé venu, qui n’a pas dû ouvrir un missel depuis
le temps du catéchisme, se lance dans de savantes exégèses bibliques. Qui a
construit la Croix de Jésus ? Les Juifs ? Les Romains ? Ergotages à l’infini. En
vérité, ils vous le disent, Torquemada et Mel Gibson, même combat ! Déjà, les
bûchers de l’Inquisition grésillent. L’antisémitisme médiéval est de retour. On
peut s’en amuser cinq minutes…
Presque au même moment, à Jérusalem, le
vice-ministre israélien de la Défense, par ailleurs membre du Likoud, le parti
du Premier ministre, se laisse aller à des déclarations marquées au coin du
racisme le plus abject. Qui s’en émeut en Occident ? Zeev Boïm, c’est son nom, a
pourtant fait très fort, le 24 février, lors d’une cérémonie à la mémoire des
passagers d’un bus assassinés par un commando palestinien, en 1978 : « Qu’en
est-il des musulmans en général et des Palestiniens en particulier ? Ont-ils une
déficience culturelle ? Ou bien une tare génétique ? »
Rapporté par une
chaîne de radio publique, le diagnostic a quand même suscité quelques remous en
Israël. Avshalom Vilan, un député de gauche, a véhémentement protesté : « C’est
du pur racisme, de la folie. Soixante ans après la Shoah, comment un
représentant du gouvernement peut-il tenir de tels propos ? » Bonne question.
Prudent, le vice-ministre a fini par faire machine arrière. Non, quelle horreur,
il n’a jamais pensé une chose pareille : sa « langue a fourché ». Soit, c’est
une bonne nouvelle, les Palestiniens ne souffrent pas d’une « tare génétique ».
Mais de quoi alors ? On croirait plus volontiers à ce mea-culpa, si Yehiel
Hazan, un autre responsable du Likoud, n’avait enfoncé le clou : « Il [Boïm] a
tout à fait raison. Depuis des centaines d’années, les Arabes égorgent des
Juifs. Ils ont cela dans le sang, c’est quelque chose de génétique. »
La
démonstration est faite : à Jérusalem, il est permis de dire n’importe quoi.
Mais à New York, Londres ou Paris, mieux vaut tourner sept fois son Évangile
dans sa bouche.
4. Une censure inadmissible à Cinéma du
réel
in Libération du lundi 8 mars 2004
Pour sa 26e
édition, le festival Cinéma du réel, l'un des plus prestigieux rendez-vous du
cinéma documentaire, devait projeter, hors compétition, le film Route 181,
fragments d'un voyage en Palestine-Israël des cinéastes palestinien et israélien
Michel Khleifi et Eyal Sivan. Or, à la demande du ministère de la Culture,
tutelle du festival, et du centre Pompidou, Cinéma du réel a supprimé l'une des
deux projections.
Dans un communiqué justifiant sa décision, le ministère de
la Culture estime prendre en compte la « vive émotion, notamment chez tous ceux
qui s'alarment de la montée des propos et actes antisémites ou judéophobes en
France », et se préserver ainsi « des risques de trouble à l'ordre public » que
pourraient engendrer les deux projections initialement prévues.
Nous tenons
à faire part de notre très vive inquiétude face à une telle décision, qui
s'apparente à une censure qui ne dit pas son nom.
Sans forcément partager les
choix et les points de vue exprimés dans Route 181, fragments d'un voyage en
Palestine-Israël, il nous paraît inacceptable de catégoriser cette oeuvre comme
pouvant susciter « des propos et actes antisémites ou judéophobes ». En tant
qu'oeuvre de l'esprit, Route 181 participe à un débat intellectuel, que chacun
est libre de critiquer. Nous sommes choqués que le ministère de la Culture
s'arroge le droit de définir lui-même les termes de ce débat en interdisant de
fait la diffusion de ce film.
Nous sommes inquiets du précédent que crée une
telle décision. En cédant aujourd'hui devant un hypothétique « trouble à l'ordre
public », le ministère de la Culture prend le risque d'abdiquer demain devant
toute critique organisée contre un travail intellectuel et artistique. Un
ministre de la Culture se doit de protéger les oeuvres, et non de se ranger du
côté de leurs détracteurs. Nous demandons donc à Jean-Jacques Aillagon de
revenir sur sa décision.
- Premiers signataires :
Jean-Luc Godard,
cinéaste ; Russel Banks, écrivain ; Randa Chahal Sabbag, cinéaste ; Tzvetan
Todorov, directeur de recherches au CNRS; Frank Eskenazi, producteur; Esther
Benbassa, directrice d'études à l'EPHE; Julie Bertucelli, cinéaste ; François
Maspero, écrivain ; Claire Simon, cinéaste; Hubert Nyssen, écrivain et éditeur.
Plus de 300 personnes du monde de la culture se sont associées à cette lettre
ouverte, la liste est consultable sur
www.momento-production.com
5. Le lobby Sharon à Bruxelles par
Françoise Germain-Robin
in L'Humanité du vendredi 5 mars
2004
L'Institut transatlantique, inauguré le 12 février, instrument de
promotion de la politique israélienne auprès des instances de l'UE.
Capitale
de l'Europe, Bruxelles est devenue un haut lieu de ce qu'on appelle aux
États-Unis les " lobbies ", autrement dit les " groupes de pressions ". On
compte aujourd'hui plus de 3 000 bureaux de " lobbying " auprès de la Commission
et du Parlement européen. Entreprises, groupes financiers ou ONG, veulent y
avoir " des yeux et des oreilles " afin de savoir quand, comment et qui
influencer au bon moment pour peser sur une orientation, une résolution ou une
directive. Un travail à plein temps qui emploie une armée de spécialistes et de
bureaux d'avocats.
L'un des derniers " bureaux " installés à Bruxelles a
fait beaucoup parler de lui, l'Institut transatlantique, inauguré le 12 février
au cours d'une soirée de gala à laquelle assistaient les plus hautes autorités
du pays hôte et de l'UE : le premier ministre et le ministre belge des Affaires
étrangères, le responsable de la politique extérieure de l'UE Javier Solana, la
ministre française des Affaires européennes, Marie-Noëlle Lenoir et les
représentants de nombreuses organisations juives européennes.
Car cet "
institut ", qui se donne pour but de " renforcer les relations de l'Europe avec
l'Amérique et avec Israël ", a été créé par l'American Jewish Comittee (AJC), la
plus importante organisation juive américaine. Pour le directeur exécutif de
l'AJC, David Harris, " l'institut fait partie de la campagne diplomatique
globale destinée à redorer l'image d'Israël et à combattre la montée de
l'antisémitisme en Europe ". Il s'agit aussi d'influencer dans un sens favorable
à Israël la politique de l'UE et l'opinion publique européenne, considérées
comme trop propalestinienne. Un sondage récent selon lequel une majorité
d'Européens estimaient la politique d'Israël dangereuse pour la paix semble
avoir servi de déclic. " Il était temps pour nous d'être présents là où sont
prises les décisions européennes ", a déclaré Jason Isaacson, responsable des
relations internationales de l'AJC, fixant trois " cibles " : la Commission, les
médias et la Cour de La Haye, qui vient de se saisir de la question du " mur de
défense " construit par Israël.
Première organisation juive américaine à
s'installer à Bruxelles, l'AJC ne sera pas la seule. Le Congrès juif mondial
n'entend pas être en reste. Son président, Isaac Singer, a annoncé la couleur le
19 février, lors d'un colloque sur l'antisémitisme organisé par la commission et
le Congrès juif européen. " Le nouveau juif est là et il va falloir compter avec
nous ", a-t-il dit. " Romano Prodi a dit qu'il allait surveiller
l'antisémitisme, eh bien nous, nous allons surveiller Romano Prodi. Nous allons
combattre tous ceux qui ne nous aiment pas. Avec la force des États-Unis et
d'Israël, nous allons changer le monde avec nos propres méthodes, pas les
vôtres. " Un discours qui n'a pas été apprécié par tous les juifs d'Europe,
inquiets de voir débouler ces " cow-boys " en kippa d'un nouveau genre.
6. L'armée israélienne a réalisé une
simulation des obsèques d'Arafat
Dépêche de l'agence Associated
Press du vendredi 5 mars 2004, 13h51
JERUSALEM - L'armée israélienne
a réalisé une simulation des événements qui pourraient suivre le décès de Yasser
Arafat. Tsahal a envisagé le lieu de ses obsèques, l'itinéraire du cortège
funèbre, ainsi que de possibles émeutes ou une tentative de prise du pouvoir par
le Hamas, rapporte vendredi le quotidien israélien "Haaretz".
Des sources
militaires ont précisé au journal que l'exercice n'était pas lié à de nouvelles
informations sur la santé du président de l'Autorité palestinienne, âgé de 75
ans, victime d'une mauvaise grippe intestinale l'été dernier, dont il s'est
remis. L'armée n'a pas voulu commenter ces informations.
Par ailleurs, un
groupe islamiste, le petit Parti de libération, a fait savoir cette semaine
qu'il était opposé à une inhumation d'Arafat dans le complexe de la mosquée
Al-Aqsa à Jérusalem, troisième lieu saint de l'Islam. Dans un tract, le
mouvement qualifie Arafat d'"infidèle" pour avoir épousé une chrétienne. Le
Parti de libération, qui compte quelque centaines de partisans en Cisjordanie et
à Jérusalem, est soupçonné d'être à l'origine d'un accrochage lors de la visite
du ministre égyptien des Affaires étrangères Ahmed Maher à l'Esplanade des
mosquées l'an dernier.
Des membres du cercle rapproché de Yasser Arafat ont
confié que lors de la maladie du dirigeant palestinien l'an dernier ils avaient
discuté entre eux du possible lieu de sépulture d'Arafat. Mais lui-même n'a
jamais révélé quel était son choix. Selon la presse israélienne, il souhaite
être enterré dans une crype à la mosquée d'Al-Aqsa.
7. Les mots manquent par Amira
Hass
in Ha’Aretz (quotidien israélien) du mercredi 3 mars
2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Je reconnais l’échec. L’écrit est
incapable de rendre tangible, pour les lecteurs israéliens, l’horreur de
l’occupation dans la bande de Gaza. Quand on écrit quelque chose pour dire que
la mer est interdite aux Palestiniens, au nord et au sud de la bande de Gaza, la
réponse est, immanquablement : « Normal. Ce sont des terroristes. » Si on décrit
des quartiers, à l’ouest du camp de réfugiés de Khan Younis, en expliquant que
les bâtiments sont criblés de projectiles de mitrailleuse lourde et d’obus de
canon, la réponse est, invariablement : « Les Palestiniens n’avaient qu’à pas
commencer ! ». Allez donc raconter, pour voir, l’histoire de la maison familiale
de jeune Yusuf Bashir (quinze ans), à Deir al-Balah, transformée en fortin par
l’armée israélienne… En Israël, les gens diront : « On n’a pas le choix. La
colonie israélienne de Kfar Darom doit être protégée, comme celles de Kfar
Dekalim, d’Atzmona et de Morag… »
Un rapport indiquant que des soldats d’une
position militaire, juste à côté de la maison de Yusuf, ont permis à une équipe
de l’Onu d’entrer dans la cour de cette maison, sera utilisé pour servir de
preuve comme quoi l’attitude de ces soldats prêts à prendre des risques tout en
accomplissant leur devoir était au plus haut point humaniste. Et quand ce
rapport indique que, soudain, l’un de ces soldats – un officier, comme
l’indiquera plus tard une porte-parole de l’armée israélienne – « a tiré dans
les roues d’un véhicule suspect » (en l’occurrence, la voiture de l’équipe de
l’Onu), en Israël, c’est « silence radio », c’est comme si ces tirs n’avaient
jamais eu lieu. Peu après, on saura que le garçon, Yusuf Bashir, a été atteint
d’une balle dans le dos tandis qu’il saluait de la main les visiteurs de l’Onu
sur le départ, et que, sans doute, il restera paralysé pour le restant de ses
jours…Peut-être, sait-on jamais, ce mot – « paralysé » – donnera un peu à
réfléchir à quelques lecteurs. Mais il y a tant et tant de récits, au sujet de
tellement de Yussuf, qui n’ont jamais fait l’objet du moindre reportage, et qui
ne le feront jamais…
Qu’on ne déduise pas de cet aveu de l’échec des mots écrits que je veuille
souligner le rôle de la photo. Un cliché peut, sans doute, valoir mille mots.
Mais, pour que l’occupation israélienne se rapproche d’un niveau minimal de
compréhensibilité, ce sont des dizaines de milliers de photos que les Israéliens
devraient voir, une à une. Ou alors, ils faudrait leur montrer des
documentaires, long, chacun, d’au moins huit heures, pour qu’il puissent saisir,
en temps réel, la peur, dans les yeux des écoliers, lorsqu’un sifflement
lugubre, dans le ciel, se mue en tôles tordues et compressées emprisonnant des
cadavres carbonisés.
Il faudrait montrer aux spectateurs israélien un documentaire consacré aux
vignes de Sheikh Ajalin : les grappes mûres… ; les paysans… – ces paysans qui
ont soigné ces vignes avec tant d’amour, pour un jour les voir transformées en
terre brûlée, laissée derrière eux par les tanks et les bulldozers israéliens.
Aucun film n’a jamais été produit, qui puisse faire goûter aux Israélien le
raisin fabuleux de Sheikh Ajalin. Et aujourd’hui, les vignes ont disparu. Pour
que les positions de l’armée israélienne puissent protéger la colonie de
Netzarim…
Comment des photographies pourraient-elles illustrer les faits suivants ?
Du 29 septembre jusqu’à lundi dernier, 94 Israéliens ont été tués – 27 civils et
67 militaires, selon l’armée israélienne. Depuis la même date, jusqu’au 18
février dernier, 1 231 Palestiniens ont été tués : tous ces Palestiniens
étaient-ils des terroristes ? En l’absence d’une agence centrale palestinienne
de statistiques, il y a des différences entre les données fournies par
différentes instances palestiniennes, et aucune ne prétend être exacte à cent
pour cent.
Mezan, une association de défense des droits de l’homme dont le siège est
situé dans le camp de réfugiés de Jabaliya, indique que, dans la bande de
Gaza, 81 femmes ont été tuées par les tirs israéliens; 344 enfants de
moins de dix-huit ans ont été tués par les tirs de l’armée ; 255 membres des
services de sécurité et de police palestiniens ont été tués, en service, ou dans
des bureaux, mais aussi, fréquemment, au combat ; 264 Palestiniens armés ont été
tués au cours d’affrontements avec l’armée, ou en tentant d’attaquer des
positions militaires, ou encore de s’en prendre à des colons et à des colonies.
En ce qui concerne les victimes des assassinats ciblés auxquels procède l’armée
israélienne, 46 des tués étaient bien les cibles de ces attaques, tandis que 80
autres tués étaient de simples passants, assassinés avec « une précision
pointilleuse ».
L’échec à faire passer tout cela chez le lecteur ne résulte pas de la
faiblesse des mots, ni d’un manque de photos. Cela provient du fait que la
société israélienne a appris à vivre en paix avec les réalités suivantes : il y
a, dans la bande de Gaza,
8 000 juifs (en tout et pour tout) et 1,4 million
de Palestiniens. La superficie totale de la bande de Gaza est de 365 km carrés.
Les colonies occupent 54 km carrés. Avec les zones sous contrôle de l’armée
israélienne, en vertu des accords d’Oslo, 20 % de la bande de Gaza sont sous
contrôle israélien. Cela signifie que 20 % de cette bande de territoire sont
réservés à 0,5 % de la population.
L’armée israélienne a pour mission d’assurer la sécurité du demi pour-cent
d’Israéliens qui occupent un territoire démesuré pour eux, jouissent de la
liberté de se déplacer, d’opportunités de développement, et d’eau potable – et
non de l’eau saumâtre concédée aux Palestiniens. Les positions militaires
israéliennes destinées à protéger les colonies sont situées à l’intérieur et
au-dessus des colonies : elles ont une vue plongeante sur tous les quartiers
civils palestiniens à la ronde.
La proximité entre chacune de ces colonies démesurément étendues et des
quartiers si densément peuplés de Palestiniens qu’ils sont au bord de l’asphyxie
: voilà ce qui provoque la majorité des morts de Palestiniens dans la bande de
Gaza, parmi lesquels de nombreux civils. C’est cette promiscuité qui impose les
règlements élastiques en matière de tirs, ainsi que le recours aux bombes à
fragmentation et aux drones tirant des missiles.
L’armée israélienne opère dans le cadre de ces colonies arrogantes,
cyniques et cruelles, habitées par quelques opulents privilégiés qui se
prélassent dans les seules réserves de terrains dont disposent les Palestiniens
dans la bande de Gaza. En dépit des évocations d’un « retrait », la société
israélienne doit encore montrer un minimum de signes qu’elle est en train de se
débarrasser de la logique effrontément immorale qui nourrit l’existence même des
colonies. Et cela vaut, tout aussi bien, pour les colonies de Cisjordanie…
8. Yasser Abed Rabbo, ancien ministre
palestinien de l'Information et de la Culture : "Faire du Moyen-Orient un
exemple de réconciliation" interview réalisée par Valérie Féron
in
L'Humanité du mardi 2 mars 2004
D'abord, je voudrais féliciter le
journal l'Humanité. L'Humanité a joué un rôle essentiel au cours des dernières
décennies en défendant les droits de l'homme et le droit des nations contre
l'occupation et pour l'autodétermination. Nous, Palestiniens, apprécions le rôle
de l'Humanité car elle a toujours défendu nos droits à l'autodétermination et à
l'indépendance. Nous pouvons, en dépit des circonstances présentes, rêver d'un
monde différent. Nous sommes en train d'essayer d'en établir les bases et c'est
le principal objectif des accords de Genève. Nous essayons, à travers ce plan,
d'établir une solution globale et détaillée qui amènera la paix dans la région
et mettra fin au conflit entre les Palestiniens et les Israéliens. Cette
solution est la seule de son espèce car elle inclut un compromis qui ne sacrifie
pas les besoins et les intérêts fondamentaux des deux parties. Elle inclut la
fin de l'occupation des territoires palestiniens et l'établissement d'un État
palestinien indépendant, le partage de Jérusalem et une juste solution pour les
réfugiés. Nous croyons que notre solution, si elle est adoptée et appliquée,
ouvrira une ère nouvelle au Proche-Orient. Une ère sans confrontation, sans
guerre, sans le besoin d'accumuler des armes, particulièrement l'arme nucléaire,
qui est en train de se répandre dans le Moyen-Orient et dont le principal
arsenal est israélien. Nous pensons qu'il y a besoin, en unissant les forces de
paix au plan régional et international, de faire du Moyen-Orient un exemple, non
plus d'hostilité, de guerre et de confrontation, mais un exemple de
réconciliation. Nous pouvons le faire. Et nous en sommes certains. En dépit de
l'aggravation de la situation, en dépit du fait qu'un mur d'apartheid est en
train d'être construit sur notre territoire pour nous empêcher d'avoir nos
droits normaux à l'autodétermination et l'indépendance, en dépit du bain de sang
continuel, de la terreur, de la violence, nous pouvons rêver d'un Moyen-Orient
différent. Nous avons une base réaliste pour notre rêve : la majorité de
l'opinion publique en Palestine et en Israël, la majorité des nations et des
forces politiques au Moyen-Orient et au plan international. Les ennemis d'un
monde différent, d'un monde sans armes sont ceux qui nous mènent aujourd'hui
vers un conflit de civilisation, un conflit de religions et un conflit entre
nations. Contre ces forces, nous devons unir nos rangs et nous croyons que la
voix de l'Humanité, au côté de toutes les forces de paix dans le monde, sera
victorieuse. Et nous serons les témoins, dans les décennies à venir, d'un monde
sans violence. [Traduction de Françoise Germain-Robin]
9. Qui l’est, qui ne l’est pas par
Uri Avnery
in Jeune Afrique - L'Intelligent du mardi 2
mars 2004
Deux hommes se rencontrent pendant la guerre des Six Jours, en juin 1967. «
Pourquoi es-tu si content ? » demande le premier. « J’ai appris que les
Israéliens avaient abattu six Mig soviétiques aujourd’hui », répond le second.
Le lendemain, celui-ci est encore plus rayonnant : « Les Israéliens ont abattu
huit autres Mig ! » Le troisième jour, il est effondré. « Que s’est-il passé ?
lui demande son ami. Les Israéliens n’ont pas abattu de Mig aujourd’hui ? » «
Si, répond l’autre. Mais on m’a dit que les Israéliens étaient juifs ! » C’est
tout l’antisémitisme en quelques mots. L’antisémite hait les juifs parce qu’ils
sont juifs, quoi qu’ils fassent. On peut haïr les juifs parce qu’ils sont riches
et étalent leur richesse, ou bien parce qu’ils sont pauvres et vivent dans une
misère noire. Parce qu’ils ont joué un rôle majeur dans la Révolution
bolchevique ou parce que certains d’entre eux ont amassé une fortune colossale
après la chute du régime communiste. Parce qu’ils ont crucifié Jésus ou parce
qu’ils ont contaminé la culture occidentale avec la « compassion de la moralité
chrétienne ». Parce qu’ils n’ont pas de patrie ou parce qu’ils ont créé l’État
d’Israël. C’est dans la nature de toutes les formes de racisme et de chauvinisme
: on hait quelqu’un parce qu’il est juif, arabe, de sexe féminin, noir, indien,
musulman, hindou. Ses qualités personnelles, ce qu’il fait, sa réussite ne
comptent pas. S’il appartient à la race ou à la religion abhorrée, il sera haï.
Les réponses à toutes les questions sur l’antisémitisme découlent de ce fait
premier.
Tous ceux qui critiquent Israël sont-ils des antisémites ?
Absolument pas. Celui qui critique Israël pour ce que nous faisons ne peut
être accusé d’antisémitisme. Mais celui qui hait Israël parce que c’est un État
juif, comme le personnage de la petite histoire ci-dessus, est antisémite. Il
n’est pas toujours facile de faire la distinction, parce que les antisémites
malins se présentent comme des critiques de bonne foi de ce que fait Israël.
Mais il est erroné et contre-productif de qualifier d’antisémites tous ceux qui
critiquent Israël : cela nuit au combat contre l’antisémitisme. Beaucoup de
personnes profondément morales critiquent notre comportement dans les
Territoires occupés. Il est stupide de les accuser d’antisémitisme.
Peut-on être antisioniste sans être antisémite ?
Certainement oui. Le sionisme est une doctrine politique et doit être
considéré comme tel. On peut être anticommuniste sans être antichinois,
anticapitaliste sans être antiaméricain, antimondialiste, anti-n’importe quoi.
Et pourtant, là encore, il est souvent difficile de marquer la différence, parce
que de vrais antisémites prétendent souvent être simplement « antisionistes ».
Peut-on être antisémite et sioniste ?
En vérité, oui. Le fondateur du sionisme moderne, Theodor Herzl, a tenté de
gagner à sa cause des antisémites russes notoires, en leur promettant de les
débarrasser des juifs. De nos jours, l’extrême droite sioniste accueille bien
volontiers le soutien massif de fondamentalistes évangéliques américains que la
majorité des juifs américains, selon un sondage réalisé fin janvier, jugent
antisémites. Leur théologie prophétise qu’à la veille de la seconde venue du
Christ, tous les juifs seront convertis au christianisme ou exterminés.
Un juif peut-il être antisémite ?
Cela paraît être un oxymoron – l’alliance de deux mots incompatibles. Mais
l’Histoire ne manque pas d’exemples de juifs qui détestaient farouchement les
juifs. Karl Marx a écrit des choses très désagréables à l’égard de ses
coreligionnaires, de même que Otto Weininger, un important écrivain juif de la
Vienne de la fin du XIXe siècle. Herzl, son contemporain et compatriote, a
laissé dans son journal intime quelques remarques très désobligeantes à l’égard
des juifs.
L’Europe est-elle devenue antisémite ?
Pas vraiment. Le nombre des antisémites en Europe n’a pas augmenté,
peut-être même a-t-il diminué. Ce qui a augmenté, c’est le volume des critiques
du comportement d’Israël à l’égard des Palestiniens, qui apparaissent comme «
les victimes des victimes ». La situation dans certains quartiers de Paris, qui
est souvent citée comme un exemple de la montée de l’antisémitisme, est une tout
autre affaire. Lorsque des musulmans nord-africains se heurtent à des juifs
nord-africains, ils transposent le conflit israélo-palestinien sur le sol
européen. Alors pourquoi de nombreux États européens ont-ils, dans un récent
sondage, déclaré qu’Israël met plus en danger la paix mondiale que tout autre
pays ? L’explication est simple. Les Européens voient tous les jours à la
télévision ce que font nos soldats dans les territoires palestiniens occupés.
Cet affrontement est plus couvert qu’aucun autre conflit (à l’exception
peut-être, à l’heure actuelle, de l’Irak), parce qu’Israël est un sujet plus «
intéressant », compte tenu de la longue histoire des juifs en Europe, et parce
qu’Israël est plus proche des médias occidentaux que les pays musulmans ou
africains. La résistance palestinienne, que les Israéliens appellent du
terrorisme, ressemble très précisément, aux yeux de beaucoup d’Européens, à la
résistance française à l’occupation allemande.
Que faut-il penser des manifestations antisémites dans le monde
arabe ?
Il n’est pas douteux que des notes antisémites se sont introduites dans le
discours arabe. Il suffit de constater que le détestable Protocole des sages de
Sion a été publié en arabe. Quelles que soient les inepties avancées par
certains « experts », il n’y a jamais eu d’antisémitisme musulman organisé comme
il y en a eu en Europe chrétienne. Au cours de sa lutte pour la conquête du
pouvoir, le Prophète Mohammed s’est battu contre les tribus juives voisines, et
il y a ainsi quelques passages négatifs sur les juifs dans le Coran. Mais ils ne
peuvent se comparer aux passages antijuifs du Nouveau Testament qui ont
empoisonné le monde chrétien et entraîné d’infinies souffrances. L’Espagne
musulmane était un paradis pour les juifs, et il n’y a jamais eu d’Holocauste
juif dans le monde musulman. Les pogroms eux-mêmes ont été extrêmement rares.
Les musulmans n’ont jamais imposé de force leur religion aux juifs et aux
chrétiens, comme le montre le fait que presque tous les juifs expulsés de
l’Espagne catholique se sont installés en pays musulman et y ont prospéré.
Faut-il fermer les yeux sur l’antisémitisme ?
Certainement pas. Le racisme est une sorte de virus présent dans tous les
pays et chez tous les êtres humains. Jean-Paul Sartre disait que nous sommes
tous racistes, la différence étant que certains d’entre nous en sont conscients
et essaient de réagir, et que d’autres succombent au mal. En temps ordinaire, il
existe une petite minorité de racistes éhontés dans tous les pays, mais en temps
de crise, leur nombre peut augmenter rapidement. C’est un danger permanent, et
tous les peuples doivent lutter contre les racistes qui se trouvent parmi eux.
Nous, Israéliens, sommes comme tous les autres peuples. Chacun de nous peut
trouver en lui-même un petit raciste. Nous avons dans notre pays des gens qui
haïssent fanatiquement les Arabes, et la confrontation historique qui domine
notre vie accroît leur pouvoir et leur influence. Il est de notre devoir de les
combattre, et de laisser aux Européens et aux Arabes le soin de s’occuper de
leurs racistes à eux.
10. Kerry enfonce le clou de son soutien indéfectible
à Israël par David M. Halbfinger
in The New York Times (quotidien
américain) du lundi 1er mars 2004
[traduit de
l'anglais par Marcel Charbonnier]
Le sénateur John
Kerry a déclaré à un parterre composé de quelques dizaines de dirigeants juifs
de New York, dimanche passé, qu’il poursuivrait la politique de l’administration
Bush, en opposant le veto des Etats-Unis à toute résolution du Conseil de
sécurité de l’Onu qu’il considérerait « de parti pris » à l’encontre d’Israël,
ont rapporté certains participants à cette rencontre privée qui a duré environ
une heure et demie.
Au cours de cette rencontre, à laquelle ont assisté les
dirigeants des principales associations juives, ainsi que des hommes politiques
juifs, Kerry a également répété ce qu’il avait déclaré au cours d’un débat
télévisé, plus tôt dans la même journée, à savoir que la barrière qu’Israël est
en train d’ériger afin de séparer les territoires palestiniens du territoire
israélien « est bien une barrière, et non un mur ».
M. Kerry a fait noter
qu’au cas où il serait élu, il serait le premier président ayant une teinture de
culture juive et un proche parent juif, ont indiqué des participants à la
réunion. En effet, son frère, Cameron, qui était également présent, s’est
converti au judaïsme. Ses grands-parents maternels étaient des juifs, convertis
au catholicisme au moment où ils fuyaient l’Europe [sic : « in fleeing Europe
»].
Hier, à Vienne, un généalogiste autrichien a indiqué que deux parents
juifs de M. Kerry – la sœur de sa mémé et un demi-frère – sont morts dans les
camps de concentration nazis.
M. Kerry, qui a effectué une percée dans
l’électorat démocrate, en reprochant notamment à l’administration Bush sa
politique au Moyen-Orient, s’est attaché à assurer à son auditoire qu’il était
un supporter d’Israël tout aussi déterminé que M. Bush.
Pour partie, M. Kerry
corrigeait le tir, après un discours devant une association arabo-américaine, à
Dearborn (Michigan), en octobre dernier, au cours duquel il avait qualifié la «
gentille gloriette de voisinage » israélo-palestinienne d’ « obstacle à la paix
», ont commenté plusieurs participants à la réunion. « Aujourd’hui, Kerry a,
pour la première fois, corrigé sa boulette », a dit Malcolm Hoenlein, de la
Conférence des Présidents des Grandes Associations Juives
Américaines.
Toutefois, Jack Rosen, président du Congrès Juif Américain, a
fait savoir que M. Kerry, bien qu’il se soit montré rassurant, ne l’avait pas
entièrement vampé.
M. Rosen a commenté, en particulier, la déclaration de M. Kerry, à savoir
qu’il serait beaucoup plus engagé dans le processus de paix au Moyen-Orient que
M. Bush, en ces termes : « Plus engagé ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Je pose
la question, parce que, généralement, lorsque les Démocrates accusent Bush de ne
pas être assez engagé (dans le processus de paix), c’est leur manière à eux de
signifier qu’à leur goût Bush ne rudoie pas suffisamment les Israéliens… »
M. Kerry a indiqué qu’il « exercerait des pressions plus intenses sur les
autres pays arabes » en vue de faire émerger un nouveau partenaire palestinien
qui viendrait à la table des négociations, a poursuivi M. Rosen. « Mais la
question est de savoir si des politiciens différents, aussi bien intentionnés
soient-ils, vont demander aux Israéliens de leur concéder quelque chose, alors
qu’ils n’auront aucun interlocuteur (réel) en face, pour leur répondre ».
M. Rosen, un démocrate de toujours, qui a généreusement versé une obole de
100 000 $ au Comité National du Parti Républicain, en 2002, afin de montrer sa
reconnaissance pour la politique suivie par l’administration Bush vis-à-vis
d’Israël, a indiqué qu’il lui sera bien difficile de trancher pour qui voter,
d’ici novembre…
Il a ajouté que si les juifs américains continuaient à voir dans le
terrorisme une priorité, et en particulier dans le terrorisme anti-juif, « il
sera bien difficile, pour les Démocrates, de conserver le pourcentage élevé des
votes juifs dont ils bénéficiaient jusqu’ici. ».
Mais Suzy Stern, une philanthrope fort active à l’Appel Juif Unifié, a dit
que M. Kerry avait conquis son vote, tant il l’a impressionné par sa grande
maîtrise du sujet. Elle a dit que M. Kerry a raconté de quelle manière il avait
passé un savon au président égyptien Hosni Mubarak, pour avoir autorisé des
journaux égyptiens à publier des diatribes anti-juives. M. Moubarak lui avait
répondu qu’il ne contrôlait pas les éditeurs de ces journaux, a rapporté M.
Kerry, qui lui a immédiatement rétorqué : « Vous savez bien que ce n’est pas
vrai ! », a raconté Mme Stern, encore toute pâmée.
« Il est tellement cultivé, il s’intéresse à ce problème depuis si
longtemps, il connaît tellement bien les acteurs et les situations – et puis,
lui, c’est un adulte », a poursuivi Mme Stern, revenue à elle : « Lui, au moins,
il nous écoutait, vraiment. »
Abraham H. Foxman, président national de l’Anti-Defamation League, a dit
que M. Kerry a ajouté les noms de deux anciens responsables de l’administration
Clinton – Samuel R. Berger, ex-conseiller à la sécurité national, et Dennis
Ross, envoyé spécial au Moyen-Orient – à la liste des émissaires qu’il envisage
d’envoyer au Moyen-Orient.
M. Kerry avait froissé certains fans d’Israël, en décembre, en suggérant
deux hommes pour une telle mission, dont certains juifs considèrent qu’ils sont
de parti pris contre Israël : James A. Baker III, ex-Secrétaire d’Etat, et
l’ancien président Jimmy Carter.
M. Foxman a fait observer que M. Kerry «
s’est énormément rapproché des positions du président (Bush) », sur plusieurs
questions fondamentales. « Il n’y a plus que l’épaisseur d’un papier à
cigarette, entre lui et Bush », a-t-il conclu.
11. Israël pourra-t-il, un jour, vivre en paix avec
les Palestiniens ? par Patrick Seale
in Gulf News (quotidien publié
aux Emirats Arabes Unis) du vendredi 27 février 2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Les trois jours d’audience devant la Cour
Internationale de Justice (CIJ – La Haye), au sujet de la muraille qu’Israël est
en train d’ériger sur le territoire palestinien, ont soulevé certaines questions
fondamentales. Les quinze juges de ce tribunal se sont vu demander, par
l’Assemblée générale de l’Onu, de formuler un avis sur la légalité de ce projet.
Ils devraient rendre leur réponse d’ici quelques mois.
Mais le mur représente
bien plus qu’un simple casse-tête juridique ; l’enjeu étant de savoir si une
quelconque forme d’accord peut être trouvée, entre Israël et les Palestiniens –
et, par extension, entre Israël et les Arabes, en général – ou bien si le
gouffre qui les sépare est désormais trop large et profond pour pouvoir être
comblé.
Ce à quoi nous assistons, c’est à un phénomène de violent rejet
mutuel. Poussés par les attentats suicides dans un paroxysme de colère,
d’impuissance et de peur, la plupart des Israéliens nourrissent une haine
profonde pour les Arabes palestiniens. Concomitamment, la détestation d’Israël,
en raison de son oppression impitoyable à l’encontre des Palestiniens, a atteint
un sommet rarement constaté dans les temps modernes.
L’Egypte en fournit un
exemple éloquent. Théoriquement, ce pays est en paix avec Israël. Mais la
génération des jeunes Egyptiens, nés après 1973, qui n’a jamais connu la guerre,
est néanmoins aussi amèrement et vindicativement anti-israélienne qu’aucune de
ses homologues dans le reste du monde arabe. La Jordanie est un autre exemple
significatif. Les dirigeants de ce pays ont toujours recherché, depuis 1921, un
modus vivendi avec les sionistes. Mais, la semaine dernière, c’est précisément
la Jordanie qui a pris la tête de l’argumentation contre le mur israélien,
devant la CIJ. Elle redoute qu’Israël soit en train de rendre la vie tellement
insoutenable, pour les Palestiniens, qu’un jour ceux-ci ne s’enfuient, par
centaines de milliers des territoires occupés et ne viennent se réfugier en
Jordanie, noyant ce pays sous un véritable raz-de-marée humain.
Un mur de la haine
Le mur de haine qui sépare Arabes et
Israéliens est aujourd’hui plus impénétrable, et vraisemblablement plus durable,
que celui que le gouvernement israélien s’entête à ériger. Un mur, cela exclut.
Mais un mur, cela enferme, également. En interdisant aux Palestiniens d’accéder
à l’Etat indépendant auquel ils aspirent, Israël s’enferme lui-même dans un
ghetto, coincé entre la Méditerranée et le « Mur ».
Les responsables
israéliens arguent du fait que ce mur serait nécessaire pour assurer la
protection de leurs citoyens contre les menées terroristes, mais tout le monde
sait – car c’est absolument patent, et éhonté – que le motif réel du Premier
ministre Ariel Sharon, c’est de s’emparer et de coloniser autant de territoire
palestinien que possible. Cette fringale de terres, semble-t-il, est le péché
mignon (et originel) d’Israël.
Le 23 février dernier, Aluf Benn, un
journaliste israélien fort bien renseigné, a écrit dans le quotidien Ha’Aretz
que Sharon envisageait un « retrait total de la bande de Gaza et de dix-sept
colonies de Cisjordanie, d’un seul coup de cuillère à pot ». L’ampleur du
retrait dépendrait de ce qu’Israël pourrait obtenir des Etats-Unis, en «
récompense ». D’après Aluf Benn, Sharon voulait obtenir des Etats-Unis qu’ils
signent un mémoire avalisant la nouvelle politique d’Israël dans les territoires
occupés, en y voyant un arrangement « intérimaire sur le long terme » ( ! :
authentique, ndt) – autrement dit : une frontière permanente, qui permettrait à
Israël de se tailler, pour l’annexer, une nouvelle tranche – plus que
substantielle – de Cisjordanie.
Israël, a-t-il écrit, avait deux exigences
supplémentaires : il avait l’intention de demander aux Américains de reconnaître
les deux très importants blocs de colonies de Ma’aleh Adumim et de Gush Etzion,
et de donner leur accord à une poursuite de leur expansion, d’une part et,
d’autre part, il demanderait éventuellement à Washington d’empêcher la création
d’un Etat palestinien sur ce qui resterait des territoire après le retrait
israélien partiel.
Ceci signifie que les deux camps doivent d’ores et déjà
oublier la paix et la sécurité, les projets de bon voisinage et la coexistence
mutuelle de deux Etats souverains. En lieu et place, le combat et les massacres
vont continuer, passant de cette génération à la prochaine. Tel est le legs de
Sharon, et tel est aussi le legs de la présente administration américaine (ainsi
que de la précédente), qui a permis que tout cela advienne, et qui a, en
réalité, financé et protégé l’expansionnisme insatiable d’Israël.
Les conquêtes territoriales + la bombe
Israël a commis
deux erreurs fondamentales, qu’il paye aujourd’hui extrêmement cher. La première
a été de décider de produire des armes nucléaires, dans les années 1960
[Rappelons ici que c’est la France (celle de De Gaulle, mais oui…) qui lui a
offert la boîte de Meccano du parfait petit apprenti sorcier, grand modèle,
ndt.] La seconde erreur des Israéliens fut de conserver et de coloniser les
territoires palestiniens et syriens conquis lors de la guerre de 1967. Il s’agit
là des principaux obstacles sur la voie d’une coexistence
arabo-israélienne.
Très majoritairement, les Arabes ont reconnu Israël depuis
longtemps, en tant qu’acteur sur la scène moyen-orientale, et même en tant
qu’acteur important, avec lequel ils sont prêts, à certaines conditions, de
s’entendre. Mais ils n’ont pas reconnu, jusqu’à ce jour – et ça, ils ne le
feront jamais – en Israël l’acteur dominant dans leur région. Les pays arabes
n’accepteront JAMAIS les conquêtes territoriales d’Israël, remontant à
1967.
Avec son mépris légendaire, Israël a écarté ces objections arabes du
revers de la main. Les dirigeants israéliens (de toutes tendances) considèrent
acquis qu’Israël doit être plus fort, militairement, que toute combinaison
possible et imaginable entre des Etats arabes, et qu’il doit pouvoir asséner ses
coups, à l’extérieur, comme bon lui chante, sans encourir le risque d’être
frappé en représailles. Enfin, il est absolument persuadé que son arsenal
nucléaire lui garantit une sécurité maximale.
Israël a toujours cherché à
dominer le monde arabe par la puissance militaire, plutôt que de rechercher la
paix et la sécurité par la négociation et le bon voisinage. Les passions, des
deux côtés, sont désormais tellement exacerbées qu’il est sans doute trop tard
pour enclencher la marche arrière.
C’est cette même démarche qui a poussé les
dirigeants israéliens à construire un nombre effarant de colonies dans les
territoires arabes occupés.
Tout le monde connaît la clé de la résolution du
conflit au Moyen-Orient : Israël doit renoncer à ses conquêtes territoriales de
1967, ramener chez lui ses colons, accepter l’interdiction de ses armes de
destruction massive. Libre à lui, s’il le juge nécessaire, de rechercher auprès
de son grand frère américain les garanties de sa sécurité.
12. Boim s’interroge : le terrorisme palestinien est
causé par un défaut génétique ? par Yair Ettinger
in Ha’Aretz
(quotidien israélien) du mardi 24 février 2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Le vice-ministre israélien de la Défense,
Ze’ev Boim, traitant de la question de savoir « pourquoi la majorité des actions
du terrorisme local, régional et mondial est-il à l’instigation d’extrémistes
musulmans ? » s’est interrogé à haute voix, mardi dernier : « Mais qu’est-ce qui
cloche, dans l’Islam en général et les Palestiniens en particulier ? Est-ce une
forme de frustration culturelle ? Il doit s’agir de quelque défaut génétique. Il
y a quelque chose qui défie l’explication, dans cette criminalité durable.
»
Boim s’exprimait au cours d’une cérémonie à la mémoire des victimes d’un
attentat commis contre un autobus sur l’autoroute côtière d’Israël, voici
vingt-six ans.
M. Jamal Zahalka, député à la Knesset (du parti Balad), a
répondu que « Quiconque affirme que le comportement des Palestiniens est mû par
un défaut génétique souffre lui-même d’une grave pathologie du cerveau, et ses
valeurs sont celles d’un raciste fasciste. »
« Boim discrédite jusqu’au
racisme lui-même : il retourne au même type de racisme primitif, pathologique et
dangereux, dont tant de générations de juifs ont souffert », a ajouté M.
Zahalka, qui a demandé que M. Boim soit poursuivi en justice en raison de la
teneur raciste de ses propos.
M. Avshalom Vilan, député à la Knesset (Meretz)
a condamné, lui aussi, les propos racistes de Boim, à qui il a demandé de les
retirer, en rappelant à l’assistance que celui-ci a, qui plus est, exercé, des
années durant, les fonctions de proviseur d’un lycée.
Le député à la Knesset
du Likoud Yehiel Hazan a, quant à lui, apporté son soutien à Boim. Il a dit que
la question n’avait pas encore été étudiée à fond, mais que son expérience
personnelle l’autorisait à penser que ce que Boim a dit était la vérité.
M.
Yehiel Hazan a conclu son intervention par ces fortes paroles : « Il ne faut
jamais faire confiance à un Arabe, même si cela fait quarante ans qu’il est dans
la tombe »…
13. Antisémitisme, antijudaïsme,
anti-israélisme par Edgar Morin
in Le Monde du jeudi 19 février
2004
(Edgar Morin est sociologue.)
Il y a des mots
qu'il faut réinterroger ; ainsi le mot antisémitisme. En effet, ce mot a
remplacé l'antijudaïsme chrétien, lequel concevait les juifs comme porteurs
d'une religion coupable d'avoir condamné Jésus, c'est-à-dire, si absurde que
soit l'expression pour ce Dieu ressuscité, coupable de déicide.
L'antisémitisme, lui, est né du racisme et conçoit les juifs comme
ressortissants d'une race inférieure ou perverse, la race sémite. A par- tir du
moment où l'antijudaïsme s'est développé dans le monde arabe, lui-même sémite,
l'expression devient aberrante et il faut revenir à l'idée d'antijudaïsme, sans
référence désormais au "déicide".
Il y a des mots qu'il faut distinguer, comme l'antisionisme de
l'anti-israélisme, ce qui n'empêche pas qu'il s'opère des glissements de sens
des uns aux autres. En effet, l'antisionisme dénie non seulement l'installation
juive en Palestine, mais essentiellement l'existence d'Israël comme nation. Il
méconnaît que le sionisme, au siècle des nationalismes, correspond à
l'aspiration d'innombrables juifs, rejetés des nations, à constituer leur
nation.
Israël est la concrétisation nationale du mouvement sioniste.
L'anti-israélisme a deux formes ; la première conteste l'installation d'Israël
sur des terres arabes, se confond avec l'antisionisme, mais en reconnaissant
implicitement l'existence de la nation israélienne. La seconde est partie d'une
critique politique devenant globale de l'attitude du pouvoir israélien face aux
Palestiniens et face aux résolutions de l'ONU qui demandent le retour d'Israël
aux frontières de 1967.
Comme Israël est un Etat juif, et comme une grande partie des juifs de la
diaspora, se sentant solidaires d'Israël, justifient ses actes et sa politique,
il s'opéra alors des glissements de l'anti-israélisme à l'antijudaïsme. Ces
glissements sont particulièrement importants dans le monde arabe et plus
largement musulman où l'antisionisme et l'anti-israélisme vont produire un
antijudaïsme généralisé.
Y a-t-il un antijudaïsme fran- çais qui serait comme
l'héritage, la continuation ou la persistance du vieil antijudaïsme chrétien et
du vieil antisémitisme européen ? C'est la thèse officielle israélienne, reprise
par les institutions dites communautaires et certains intellectuels juifs.
Or
il faut considérer que, après la collaboration des antisémites français avec
l'occupant hitlérien, puis la découverte de l'horreur du génocide nazi, il y eut
affaiblissement par déconsidération du vieil antisémitisme nationaliste-raciste
; il y eut, parallèlement, suite à l'évolution de l'Eglise catholique,
dépérissement de l'antijudaïsme chrétien qui faisait du juif un déicide, puis
l'abandon de cette imputation grotesque. Certes, il demeure des foyers où
l'ancien antisémitisme se trouve ravivé, des résidus des représentations
négatives attachées aux juifs restés vivaces dans différentes parties de la
population ; il persiste enfin dans l'inconscient français des vestiges ou des
racines de "l'inquiétante étrangeté" du juif, ce dont a témoi- gné l'enquête La
Rumeur d'Orléans (1969) dont je suis l'auteur.
Mais les critiques de la
répression israélienne, voire l'anti-israélisme lui-même ne sont pas les
produits du vieil antijudaïsme.
On peut même dire qu'il y eut en France, à
partir de sa création accompagnée de menaces mortelles, une attitude globalement
favorable à Israël. Celui-ci a été d'abord perçu comme nation- refuge de
victimes d'une horrible persécution, méritant une sollicitude particulière. Il a
été, en même temps, perçu comme une nation exemplaire dans son esprit
communautaire incarné par le kibboutz, dans son énergie créatrice d'une nation
moderne, unique dans sa démocratie au Moyen-Orient. Ajoutons que bien des
sentiments racistes se sont détournés des juifs pour se fixer sur les Arabes,
notamment pendant la guerre d'Algérie, ce qui a bonifié davantage l'image
d'Israël.
La vision bienveillante d'Israël se transforma progressivement à
partir de 1967, c'est-à-dire l'occupation de la Cisjordanie et de Gaza, puis
avec la résistance palestinienne, puis avec la première Intifada, où une
puissante armée s'employa à réprimer une révolte de pierres, puis avec la
seconde Intifada qui fut réprimée par violences et exactions disproportionnées.
Israël fut de plus en plus perçu comme Etat conquérant et oppresseur. La formule
gaullienne dénoncée comme antisémite, "peuple dominateur et sûr de lui", devint
truisme. La poursuite des colonisations qui grignotent sans cesse les
territoires palestiniens, la répression sans pitié, le spectacle des souffrances
endurées par le peuple palestinien, tout cela détermina une attitude globalement
négative à l'égard de la politique de l'Etat israélien, et suscita un
anti-israélisme dans le sens politique que nous avons donné à ce terme. C'est
bien la politique d'Israël qui a suscité et amplifié cette forme
d'anti-israélisme, et non la résurgence de l'antisémitisme européen. Mais cet
anti-israélisme a très peu dérivé en antijudaïsme dans l'opinion
française.
Par contre, la répression israélienne et le déni israélien des
droits palestiniens produisent et accroissent les glissements de
l'anti-israélisme vers l'antijudaïsme dans le monde islamique. Plus les juifs de
la diaspora s'identifient à Israël, plus on identifie Israël aux juifs, plus
l'anti-israélisme devient antijudaïsme. Ce nouvel antijudaïsme musulman reprend
les thèmes de l'arsenal antijuif européen (complot juif pour dominer le monde,
race ignoble) qui criminalise les juifs dans leur ensemble. Cet antijudaïsme
s'est répandu et aggravé, avec l'aggravation même du conflit
israélo-palestinien, dans la population française d'origine arabe et
singulièrement dans la jeunesse.
De fait, il y a non pas pseudo-réveil de
l'antisémitisme européen, mais développement d'un antijudaïsme arabe. Or, plutôt
que reconnaître la cause de cet antijudaïsme arabe, qui est au cœur de la
tragédie du Moyen-Orient, les autorités israéliennes, les institutions
communautaires et certains intellectuels juifs préfèrent y voir la preuve de la
persistance ou renaissance d'un indéracinable antisémitisme européen.
Dans
cette logique, toute critique d'Israël apparaît comme antisémite. Du coup,
beaucoup de juifs se sentent persécutés dans et par cette critique. Ils sont
effectivement dégradés dans l'image d'eux-mêmes comme dans l'image d'Israël
qu'ils ont incorporée à leur identité. Ils se sont identifiés à une image de
persécutés ; la Shoah est devenue le terme qui établit à jamais leur statut de
victimes, de gentils ; leur conscience historique de persécutés repousse avec
indignation l'image répressive de Tsahal que donne la télévision. Cette image
est aussitôt remplacée dans leur esprit par celle des victimes des kamikazes du
Hamas, qu'ils identifient à l'ensemble des Palestiniens. Ils se sont identifiés
à une image idéale d'Israël, certes seule démocratie dans un entourage de
dictatures, mais démocratie limitée, et qui, comme l'ont fait bien d'autres
démocraties, peut avoir une politique coloniale détestable. Ils se sont
assimilés avec bonheur à l'interprétation bibliquement idéalisée qu'Israël est
un peuple de prêtres.
Ceux qui sont solidaires inconditionnellement d'Israël
se sentent persécutés intérieurement par la dénaturation de l'image idéale
d'Israël. Ce sentiment de persécution leur masque évidemment le caractère
persécuteur de la politique israélienne.
Une dialectique infernale est en
œuvre. L'anti-israélisme accroît la solidarité entre juifs de la diaspora et
Israël. Israël lui-même veut montrer aux juifs de la diaspora que le vieil
antijudaïsme européen est à nouveau virulent, que la seule patrie des juifs est
Israël, et par là même a besoin d'exacerber la crainte des juifs et leur
identification à Israël.
Ainsi les institutions des juifs de la diaspora
entretiennent l'illusion que l'antisémitisme européen est de retour, là où il
s'agit de paroles, d'actes ou d'attaques émanant d'une jeunesse d'origine
islamique issue de l'immigration. Mais, comme dans cette logique, toute critique
d'Israël est antisémite, il apparaît aux justificateurs d'Israël que la critique
d'Israël, qui se manifeste de façon du reste fort modérée dans tous les secteurs
d'opinion, apparaît comme une extension de l'antisémitisme. Et tout cela,
répétons-le, sert à la fois à occulter la répression israélienne, à israéliser
davantage les juifs, et à fournir à Israël la justification absolue.
L'imputation d'antisémitisme, dans ces cas, n'a pas d'autre sens que de protéger
Tsahal et Israël de toute critique.
Alors que les intellectuels d'origine
juive, au sein des nations de gentils, étaient animés par un universalisme
humaniste, qui contredisait les particularismes nationalistes et leurs
prolongements racistes, il s'est opéré une grande modification depuis les années
1970. Puis la désintégration des universalismes abstraits (stalinisme,
trotskisme, maoïsme) a déterminé le retour d'une partie des intellectuels juifs
ex-stals, ex-trotskos, ex-maos, à la quête de l'identité originaire. Beaucoup de
ceux, notamment intellectuels, qui avaient identifié l'URSS et la Chine à la
cause de l'humanité à laquelle ils s'étaient eux-mêmes identifiés se
reconvertissent, après désillusion, dans l'israélisme.
Les intellectuels
dé-marxisés se convertissent à la Torah. Une intelligentsia juive se réfère
désormais à la Bible, source de toutes vertus et de toute civilisation,
pensent-ils. Passant de l'universalisme abstrait au particularisme juif,
apparemment concret mais lui-même abstrait à sa manière (car le judéocentrisme
s'abstrait de l'ensemble de l'humanité), ils se font les défenseurs et
illustrateurs de l'israélisme et du judaïsme, apportant leur dialectique et
leurs arguments pour condamner, comme idéologiquement perverse et évidemment
antisémite, toute attitude en faveur des populations palestiniennes. Ainsi bien
des esprits désormais judéocentrés ne peuvent aujourd'hui comprendre la
compassion si naturelle ressentie pour les malheurs des Palestiniens. Ils y
voient non pas une évidente réaction humaine, mais l'inhumanité même de
l'antisémitisme.
La dialectique des deux haines, celle des deux mépris, le
mépris du dominant israélien sur l'Arabe colonisé, mais aussi le nouveau mépris
antijuif nourri de tous les ingrédients de l'antisémitisme européen classique,
cette double dialectique entretient, amplifie et répand les deux haines et les
deux mépris.
Le cas français est significatif. En dépit de la guerre
d'Algérie et de ses séquelles, en dépit de la guerre d'Irak et en dépit du
conflit israélo-palestinien, juifs et musulmans ont longtemps coexisté en paix
en France. Une rancœur sourde contre les juifs, identifiés à Israël, couvait
dans la jeunesse d'origine maghrébine. De leur côté, les institutions juives
dites communautaires entretenaient l'exception juive au sein de la nation
française et la solidarité inconditionnelle à Israël. L'aggravation du cycle
répression-attentats a déclenché des agressions physiques et a fait passer
l'antijudaïsme mental à l'acte le plus virulent de haine, l'atteinte au sacré de
la synagogue et des tombes. Mais cela conforte la stratégie du Likoud :
démontrer que les juifs ne sont pas chez eux en France, que l'antisémitisme est
de retour, les inciter à partir en Israël.
Avec l'aggravation de la situation
en Israël-Palestine, la double intoxication, l'antijuive et la judéocentrique,
va se développer partout où coexistent populations juives et musulmanes.
Il
est clair que les Palestiniens sont les humiliés et offensés d'aujourd'hui, et
nulle raison idéologique ne saurait nous détourner de la compassion à leur
égard. Certes, Israël est l'offenseur et l'humiliant. Mais il y a dans le
terrorisme anti-israélien devenant anti-juif l'offense suprême faite à
l'identité juive : tuer du juif, indistinctement, hommes, femmes, enfants, faire
de tout juif du gibier à abattre, un rat à détruire, c'est l'affront, la
blessure, l'outrage pour toute l'humanité juive. Attaquer des synagogues,
souiller des tombes, c'est-à-dire profaner ce qui est sacré, c'est considérer le
juif comme immonde. Certes, une haine terrible est née en Palestine et dans le
monde islamique contre les juifs. Or cette haine, si elle vise la mort de tout
juif, comporte une offense horrible. L'antijudaïsme qui déferle prépare un
nouveau malheur juif. Et c'est pourquoi, de façon infernale encore, les
humiliants et offensants sont eux-mêmes des offensés et redeviendront des
humiliés. Pitié et commisération sont déjà submergées par haine et vengeance.
Que dire dans cette horreur, sinon la triste parole du vieil Arkel dans Pelléas
et Mélisande de Maeterlinck : "Si j'étais Dieu, j'aurais pitié du cœur des
hommes" ?
Y a-t-il une issue ? L'issue serait effectivement dans l'inversion
de la tendance : c'est-à-dire la diminution de l'antijudaïsme par une solution
équitable de la question palestinienne et une politique équitable de l'Occident
pour le monde arabo-musulman. C'est bien une intervention au niveau
international, comportant sans doute une force d'interposition entre les deux
parties, qui serait la seule solution réelle. Mais cette solution réelle, et de
plus, réaliste, est aujourd'hui totalement irréaliste. Que de tragédies encore,
que de désastres en perspective, si l'on n'arrive pas à faire entrer le réalisme
dans le réel.
14. L'Europe clarifie ses relations financières avec la Palestine
- Selon l'Office antifraude de l'Union Européenne, l'Autorité palestinienne n'a
pas utilisé l'aide européenne pour soutenir des organisations
terroristes par Jean Quatremer
in Libération du mercredi 18 février
2004
Bruxelles (UE) de notre correspondant - L'argent de
l'Union européenne n'a servi ni directement ni indirectement à financer le
terrorisme palestinien. Selon nos informations, l'Olaf, l'Office antifraude de
la Commission, estime, après un an d'enquête, que l'Autorité palestinienne (AP)
de Yasser Arafat n'a pas utilisé l'aide financière que lui a versée l'Union pour
aider d'une façon ou d'une autre des organisations terroristes comme les
Brigades des martyrs d'Al-Aqsa. Le rapport de l'Olaf, qui sera rendu public
début mars, fait donc litière des accusations portées depuis le début de la
seconde Intifada, en septembre 2000, par le gouvernement israélien et plusieurs
organisations juives à travers le monde afin d'amener l'Union à se distancier du
vieux leader palestinien. Toujours selon nos sources, l'Olaf appelle néanmoins à
un renforcement des contrôles afin de rendre totalement transparente la
comptabilité publique palestinienne.
Si ce rapport, encore provisoire, est
confirmé, c'est un coup dur pour les contempteurs de l'AP. En particulier pour
le député européen François Zimeray (PS, France) qui, depuis trois ans, a
consacré toute son énergie à démontrer la duplicité
d'Arafat. Avec un certain succès, puisque c'est lui qui a
obtenu que l'Olaf ouvre une série d'investigations, en février 2003, et que le
Parlement européen accepte de créer un «groupe de travail» et non une
«commission d'enquête», nuance , en mai suivant, afin d'enquêter sur
l'utilisation des aides européennes.
Enquête préliminaire. S'interroger sur le contrôle exercé par l'Union sur
l'utilisation des fonds versés aux Palestiniens n'est pas illégitime, loin de
là, d'autant que ce n'est pas la première fois que Yasser Arafat et son
entourage sont accusés de corruption et de détournement de fonds. Ainsi, son
épouse Soha, qui habite Paris, fait l'objet depuis octobre d'une enquête
préliminaire diligentée par le parquet de Paris, comme l'a révélé, la semaine
dernière, le Canard enchaîné, afin de déterminer la provenance de 9 millions
d'euros qui ont été virés sur ses comptes français entre juillet 2002 et juillet
2003...
Or, l'aide européenne versée à la Palestine est importante (lire encadré).
«Mais c'est surtout l'aide budgétaire directe versée à l'AP entre novembre 2000
et décembre 2002, soit 230 millions d'euros en tout, qui est contestée, explique
Emma Udwin, la porte-parole du commissaire aux Relations extérieures, Chris
Patten. Nous avons versé cette aide parce que, dès le début de la seconde
Intifada, le gouvernement israélien a suspendu les paiements qui revenaient de
droit à l'AP, en l'occurrence la perception de la TVA et des droits de douane.»
On juge, à la Commission, que cette aide budgétaire directe a évité une crise
humanitaire majeure et qu'elle était justifiée, en dépit de l'absence d'une
comptabilité publique telle qu'elle existe dans un «Etat normal». Au sein du
«groupe de travail» du Parlement européen, «tout le monde a aussi admis que les
contrôles en Palestine ne pouvaient pas être de la qualité de ceux pratiqués à
Hambourg», selon l'expression de l'un de ses membres.
De fait, c'est à cette aide budgétaire que François Zimeray a consacré ses
attaques les plus violentes : il affirme que ces fonds ont été détournés de leur
objet, mais sans pouvoir en fournir de preuves : pour lui, comme «il y a de la
corruption et du terrorisme» au sein de l'Autorité palestinienne et que celle-ci
«est sous perfusion de l'UE», le lien est fait. En outre, il jure que ces fonds
ont servi à «financer une pédagogie de la haine et du suicide», parce qu'ils ont
permis de fabriquer des manuels scolaires haineux à l'égard d'Israël.
Le problème est que l'Olaf, qui s'est rendue
sur place en novembre et janvier, et a travaillé avec les Israéliens et les
Palestiniens, n'a pas trouvé le moindre début de preuve d'un lien entre l'argent
européen et le terrorisme. Ce qui confirme l'analyse de la
Commission : elle estime que les accusations sont fondées sur «ce qui aurait pu
arriver». «L'argent n'était pas versé sans contrôle; les 10 millions d'euros
mensuels n'étaient libérés que si le FMI nous donnait l'assurance que l'on
savait où ils allaient», martèle Emma Udwin. Et, au fur et à mesure que les mois
s'écoulaient, «la Commission a posé des conditions très strictes à son
versement. A deux reprises, nous n'avons pas payé, notamment parce que l'AP n'a
pas pu nous fournir les détails. C'était pendant l'un des sièges de la Mouqaata
par l'armée israélienne. L'informatique était en dérangement». La législation a
aussi été modifiée, en collaboration avec le ministère des Finances palestinien,
si bien que «le FMI nous dit que le système financier est l'un des meilleurs de
la région», sourit la porte-parole de Chris Patten, qui souligne que «les
Israéliens et les Américains l'utilisent désormais pour verser des fonds aux
Palestiniens». Quant à l'accusation que l'UE financerait des manuels appelant à
la haine, l'Olaf remarque que ce sont les Nations unies et certains Etats
membres de l'UE qui fournissent des fonds pour imprimer les livres scolaires et
non l'Union, livres qui, au demeurant, ont été modifiés en 2002.
Sans aucun contrôle. Restent les fameux 900 millions de dollars provenant
du budget palestinien et qui, entre 1995 et 2000, ont été directement gérés par
Arafat sans aucun contrôle, et dont une partie aurait pu servir à financer des
actions terroristes. Le FMI n'a pas réussi à identifier la destination d'environ
300 millions, le reste étant désormais sur un compte contrôlé par le ministre
des Finances palestinien. Un audit confié à une firme anglo-saxonne est
d'ailleurs en cours. Mais cet argent ne provient pas du budget européen, comme
le souligne l'Olaf.
Au final, l'Office antifraude estime que trop d'argent circule encore hors
du budget palestinien et donc sans contrôle, ce qui pourrait poser des
problèmes. Mais, en tout état de cause, le lien entre les aides européennes et
le financement du terrorisme n'est nullement établi. Des conclusions identiques
à celles d'une commission d'enquête de la Chambre des communes britannique qui
vient de rendre public son propre rapport.
15. Nice, territoire interdit pour la
Palestinienne Leïla Shahid par Pierre Daum
in Libération du samedi
28 février 2004
Des pressions exercées pour empêcher la tenue de débats
dans une banlieue
Aix-en-Provence correspondance - Une
mauvaise colère monte à l'Ariane, cette banlieue «sensible» de Nice. La semaine
dernière, Leïla Shahid, représentante de l'Autorité palestinienne en France,
poursuivait dans la capitale azuréenne son tour des grandes villes de
l'Hexagone, proposant à chaque fois des conférences-débats aux côtés de
l'écrivain israélien de gauche, Michel Warschawski, et du journaliste français,
Dominique Vidal. Avec, à chaque fois, au moins deux rencontres : une, le soir,
dans un lieu prestigieux du centre-ville, et une autre, dans l'après-midi, dans
un des quartiers immigrés de la ville. Pour l'étape niçoise, trois réunions
avaient même été programmées : deux à l'Ariane, et une, le soir, au centre
universitaire méditerranéen, superbe salle bâtie sur la promenade des Anglais.
Au tout dernier moment, les deux rendez-vous de l'Ariane ont été annulés, sans
véritable explication pour les 12 000 habitants du quartier. «De toutes nos
interventions en France, Michel, Dominique et moi, c'est la première fois qu'une
telle chose arrive !», précise Leïla Shahid, complètement atterrée.
Anonymat. D'où sont venus les ordres d'annulation ? Dans
les deux cas, une chape de plomb semble s'être abattue sur la ville, plusieurs
acteurs de l'affaire avouant à Libération leur impossibilité de parler, «de peur
de représailles». Ce jour-là, à 17 heures, la population de l'Ariane était
invitée à débattre avec l'Israélien et la Palestinienne dans le tout nouveau
centre socioculturel Django-Reinhardt. Six jours auparavant, une association
très implantée dans le quartier avait déposé une demande de réservation de salle
auprès des services municipaux. Qui leur a été refusée. Explication de Pierre
Tramoni, directeur de cabinet du maire Jacques Peyrat (un ancien du Front
national passé à l'UMP) : «Ce n'est pas la vocation de ce centre d'accueillir
des meetings politiques. Et en plus, cela posait de trop graves problèmes de
sécurité.» Faux ! Rétorque un proche du préfet sous couvert d'anonymat. «La
préfecture avait fait savoir que si la manifestation avait lieu, la police était
en mesure d'en assurer la sécurité.» Quant à la vocation du centre, pourquoi,
dès lors, ne pas avoir proposé à l'association une autre salle du quartier ? «La
seule autre salle aurait été le théâtre Lino-Ventura, répond Pierre Tramoni.
Mais je ne suis pas sûr non plus qu'on puisse y organiser des manifestations à
caractère politique...»
La seconde rencontre entre Leïla Shahid et les jeunes
de l'Ariane devait avoir lieu au collège Maurice-Jaubert, l'unique établissement
scolaire du quartier. «Nous avions préparé cette rencontre depuis presque deux
semaines avec nos huit classes de troisième, explique Gérard Chevalier,
enseignant du collège, et l'inspecteur d'académie avait déjà donné son accord.»
«Faux !», proteste le principal, Dominique Maïssa. «J'en avais simplement
informé mon inspecteur d'académie, qui ne s'était pas prononcé. C'est moi tout
seul qui, deux jours avant l'arrivée de Mme Shahid, ai réalisé que l'école
n'était pas le lieu de débats politiques. J'ai fait une erreur, et j'en assume
toute la responsabilité.» Dominique Maïssa a-t-il vraiment pris «tout seul» la
décision de cette annulation ? Rien n'est moins sûr. Selon nos informations, il
est avéré que l'affaire Leïla Shahid était suivie de très près non seulement par
le recteur de l'académie, mais par le ministre de l'Education nationale en
personne. «Nous avons en effet été alertés de cette affaire par plusieurs
organisations, dont le Crif (Conseil représentatif des institutions juives de
France, ndlr), explique un responsable de cabinet de Luc Ferry. Face à une
réunion qui nous semblait extrêmement inopportune, nous avons demandé au recteur
de gérer cela avec l'établissement.»
Outre les pressions exercées par son
ministère, Jean-Marie Carbasse, recteur des Alpes-Maritimes, eut à subir deux
autres interventions : celle du Crif local, dans un département qui compte 40
000 juifs, et celle de Rudy Salles, le puissant député UDF de l'Ariane, par
ailleurs président du groupe d'amitié France-Israël à l'Assemblée nationale.
Interrogé par Libération, Jean-Marie Carbasse dément «être intervenu pour faire
annuler la réunion». Et avoue cependant avoir téléphoné au principal, pour
«l'encourager dans cette voie».
«Idiot». Pour Leïla Shahid, le fait est d'autant plus
regrettable qu'elle y venait, comme dans les autres banlieues immigrées, y
apporter un message d'apaisement. «Je dis toujours à ces jeunes qu'ils se
trompent d'ennemis quand ils pensent soutenir la Palestine en attaquant les
Français juifs, leurs écoles ou leurs synagogues. C'est aussi idiot de penser
que tous les juifs français sont des ambassadeurs d'Israël, que de croire que
tous les musulmans français sont des Ben Laden en puissance.»
Voyage. A l'Ariane, les conséquences de l'affaire sont
désastreuses. Le lendemain, le Crif de Nice publiait un communiqué pour clamer
sa victoire. «Alors que notre quartier est en proie à une augmentation des actes
antisémites, comment nos jeunes vont-ils maintenant interpréter l'action du Crif
contre la venue d'une Palestinienne à l'Ariane ?», se lamente un autre
enseignant. La réponse n'a guère tardé à venir. Alors que dans les semaines
précédentes, de fortes réticences contre un voyage financé par le conseil
général, avec le soutien pédagogique du Crif de ces mêmes élèves à
Auschwitz avaient fini par être levées, des parents refusent maintenant d'y
envoyer leurs enfants. Dans l'édition de Nice-Matin de mercredi, Mahjoub
Malouane, représentant FCPE de parents d'élèves de Maurice-Jaubert se justifie
ainsi : puisque l'école doit demeurer laïque sans connotation ni religieuse ni
politique, «nous nous opposons à ce voyage justement parce que le Crif y est
mêlé». Et Leïla Shahid d'ajouter : «Le problème, c'est la direction nationale
actuelle du Crif (présidé depuis trois ans par Roger Cukierman, ndlr), bien trop
radicale.»
16. Le philosophe "maison" de l’armée
israélienne par Reuven Pedatzur
in Ha’Aretz (quotidien israélien) du
mardi 24 février 2004
[traduit de l'anglais par
Marcel Charbonnier]
En France, quatre décennies, après
le retrait de l’Algérie, furent nécessaires pour que les anciens soldats et les
hommes de lettres se mettent à questionner, courageusement et sincèrement,
l’action de l’armée française visant à l’écrasement de rébellion
algérienne.
Ce processus a produit un nombre conséquent de publications, dont
beaucoup admettent les actions immorales qui entraînèrent la mort de milliers
d’Algériens innocents et des sentiments durables de victimisation au sein de la
population civile. D’ici dix ou vingt ans, quand un processus analogue débutera
ici, en Israël, et lorsque des officiers de haut rang et des hommes de lettres
commenceront à scruter les conséquences de notre politique dans les territoires
occupés, nul doute qu’ils montreront du doigt un article unique en son genre,
écrit par un général – philosophe, qui constitue un véritable raz-de-marée,
lourd de signification, et extrêmement préoccupant.
Sous le titre « Moralité
de la lutte anti-terroriste », le major général Amos Yadlin, chef de l’Académie
militaire, et le professeur de philosophie Asa Kasher, ont écrit un article dans
la dernière livraison de la revue National Security. Cet article affirme qu’il
est justifié de sanctionner, sur une base éthique, l’assassinat de personnes
innocentes, entendant donner une patine philosophique aux assassinats ciblés,
justifiant ainsi des actions militaires d’une immoralité criante.
Non
seulement les auteurs pensent-ils qu’il n’est nul besoin de présenter des
excuses pour la mort d’enfants et de femmes innocents, au cours des assassinats
de personnes qui ont été désignées pour cibles, mais que ces assassinats dits «
ciblés » doivent être considéré comme une nécessité non condamnable car
découlant d’une « compulsion militaire », dont la satisfaction implique que nous
« devions admettre de porter atteinte à l’ « environnement humain » de la «
cible » des actions militaires objets de notre étude ».
Ainsi, par une
brillante pirouette sémantique, les auteurs de cet article apportent leur
contribution au processus de déshumanisation qui transmute des bébés, des femmes
et des vieillards, d’être humains innocents, en « environnement humain », lequel
a la malchance de ne pas être immunisé contre des boucheries menées à l’aveugle.
Lorsqu’ils définissent ce qu’est un « terroriste qui mérite d’être mis à
mort », Kasher et Yadlin embouchent la trompette morale. « Une personne peut
être qualifiée de bombe à retardement non seulement lorsqu’elle a une ceinture
explosive autour du corps et qu’elle se rend en Israël… mais aussi à des stades
plus précoces – c’est-à-dire lorsque cette personne fournit à un comparse du
matériel de guerre, lorsqu’elle prépare son équipement et son voyage, et même
lorsqu’elle planifie son attaque », écrivent-ils.
En se fondant sur cette
définition, le cercle de ceux qui encourent le risque de l’exécution s’étend à
l’infini, étant donné que la détermination d’une personne qui aide un terroriste
est des plus flexibles. En dernière analyse, il incombe aux responsables du Shin
Bet de décider – à leur discrétion et en-dehors de toute procédure judiciaire –
qui sera ajouté à la liste des « terroristes à éliminer ».
Yadlin et Kasher
tentent – laborieusement – de démontrer que l’assassinat ciblé n’est pas un acte
de vengeance, ni de rétorsion, ni de dissuasion, et qu’il n’est pas motivé par
la conviction que l’organisation d’où le terroriste était issu doit être
considérée comme une « armée », dont tous les membres méritent d’être « liquidés
».
Mais, dans ce passage, leur article marque le pas. Peu après qu’il ait été
mis sous presse, le chef d’état-major de l’armée israélienne, Moshe Yaalon, a
fait savoir que la politique avait changé, et que tous les membres du Hamas
étaient désormais considérés représenter des cibles légitimes pour les «
assassinats (ciblés) ». Je n’ai pas souvenance que Kasher et Yadlin aient
exprimé la moindre réserve sur ce changement de politique, qui va manifestement
à l’encontre de l’esprit qui a présidé à leur article.
Nos deux auteurs
admettent volontiers que les critiques formulées après le massacre de quinze
civils lors de l’assassinat – « ciblé », lui – de Salah Shehadeh, en juillet
2003, étaient fondées, en ceci que ce massacre avait représenté un sérieux échec
moral. Il s’agit là, ostensiblement, d’une dérogation à la position exprimée par
les hauts responsables de l’armée, qui menaient hier encore une campagne de
dénonciations fustigeant quiconque aurait osé critiquer une action militaire
ayant causé la mort d’un si grand nombre de civils innocents.
Mais il devint
clair, avant longtemps, qu’ils n’avaient pas l’intention de formuler le même
genre de critiques. Il n’y avait pas lieu, expliquent-ils, de critiquer
l’utilisation d’une bombe d’une tonne (pour tuer une seule personne ! NdT),
parce que cette critique est « la preuve d’une incapacité à reconnaître les
faits », une « incompréhension des considérations professionnelles », voire –
pire – « un manque de responsabilité en matière de questions de vie et de mort
».
Ils arguent du fait qu’afin de s’assurer que Shehadeh serait tué, il
aurait été possible d’utiliser quatre bombes d’un quart de tonne chacune, mais
qu’alors le danger de porter atteinte à l’ « environnement civil » en aurait été
augmenté. Le véritable problème, sérieux, disent-ils, fut le résultat d’une
erreur des services de renseignement, qui auraient suggéré que les maisons
entourant la cible étaient censément inoccupées. Cette argumentation tombe
d’elle-même. Quiconque prend la décision de larguer une bombe d’une tonne sur un
immeuble d’habitation devrait savoir (même sans avoir fait Saint-Cyr, NdT) que
de nombreuses morts de civils en résulteront.
Yadlin est une incarnation du
haut commandement de l’armée israélienne, et cela aide à comprendre l’approche
qui est la sienne. Toutefois, le rôle de Kasher, consistant à conférer une
teinture morale et philosophique à ces activités criminelles a quelque chose
d’insupportable. Ces dernières années, Kasher est devenu une sorte de «
philosophe maison » de l’armée israélienne, aux actions de laquelle il donne son
imprimatur.
A la lecture d’un article qu’il a écrit récemment sur la non
exécution des ordres (militaires), on comprend que, pour Kasher, la moralité
consiste, dans une société démocratique, à défendre et à appliquer la loi. Cela
conduit le lecteur à la conclusion que l’acte de quiconque refuse d’appliquer ce
qui est stipulé par la loi – ou par un ordre militaire – serait éthiquement
injustifiable. Il s’agit là, bien entendu, d’une affirmation plus que douteuse,
car toute loi, et certainement tout ordre militaire, n’est pas nécessairement
compatible avec les valeurs de la démocratie, comme un tribunal, dans le cas du
massacre de Kafr Qâsim, l’a d’ores et déjà démontré.
Contrairement à cette
clarification, lorsqu’il s’agit des assassinats ciblés, Kasher n’aperçoit aucun
« drapeau noir » flottant au-dessus des ordres militaires qui conduisent à
l’assassinat de civils innocents [« drapeaux noirs » qui devraient mettre en
garde ceux à qui l’ordre est donné, et les dissuader de le mettre en
application, pour des raisons morales. NdT]
Nous ne devrions nullement nous
étonner, dès lors, de ce que l’armée israélienne ait commandé à Kasher un
codicille à son « Code Ethique », écrit voici quelques années. L’armée sait
qu’elle peut avoir entière confiance en un homme qui défend avec une telle
passion ses agissements dans les territoires occupés, et ses chefs attendent
certainement de lui que cette approbation trouve sa traduction dans le nouveau
code, qui sera intitulé : « Comment se comporter dans la guerre anti-terroriste
? »
Il est non moins regrettable que pratiquement aucun homme de lettres
n’ait daigné se placer à la tête de l’opposition au « philosophe « maison » de
l’armée israélienne ». Il n’en est, hélas, pas un seul qui ait jugé bon de
sonner l’alarme, face à l’érosion, extrêmement préoccupante, de notre
infrastructure démocratique.
17. Et même un hôte du Président…
par Yossi Sarid
in Ha’Aretz (quotidien israélien) du jeudi 19 février
2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Pas de toute : tout, dans ce pays, est
réglé à merveille, en tenant compte exclusivement du règlement, sans aucune
dérogation, et Israël devrait, par conséquent, être appelé « le pays des
procédures ». Chaque jour apporte son nouveau scandale, et vous avez le cœur qui
passe de l’état de choc à la colère et au dégoût. Mais, très vite, tout se
calme, et votre cœur retrouve son rythme normal – puisque le gouvernement nous
informe, sur un ton rogue, que tout s’est passé « conformément aux règlements en
vigueur ».
Lutfi Mashour, propriétaire du quotidien arabe israélien
Al-Sinnâra, publié à Nazareth, est mon ami. Je le connais, ainsi que son épouse,
Vida et ses deux filles, Yara et Varia, depuis trente ans. Afin de me prémunir
contre toute insinuation malveillante, j’avoue que chaque année, après la
récolte des olives, sa mère m’envoie deux grosses bouteilles d’huile produite
par les merveilleux oliviers qui poussent dans son village.
Le président
israélien Moshe Katsav avait invité Mashour à se joindre, en sa qualité de
journaliste, à la délégation qui l’accompagne dans sa visite d’Etat en France.
L’entourage présidentiel comportait trente-cinq personnes mais, seul, Mashour a
été retenu par les responsables de la sécurité de l’aéroport de Tel Aviv, aux
fins de le soumettre au genre de contrôle humiliant dont ils ont le
secret.
Ces contrôles de sécurité n’ont pas été inventés cette semaine, juste
avant que le président s’envole pour Paris. J’ai déjà eu l’occasion de m’occuper
de centaines de cas semblables, qui ont suscité colère et honte, sans succès –
puisque tout est fait conformément aux procédures en vigueur… Néanmoins, qui
aurait pu croire que même un hôte du président de l’Etat d’Israël n’échapperait
pas à ces satanées procédures ?
Katzav a fait ce qu’il a pu : il a essayé de
se rendre utile ; il a supplié Mashour de prendre un autre vol. Notre président
était, lui aussi, furieux et gêné ; mais, en dépit de tout mon respect pour le
président – et je le respecte vraiment – même lui et ses hôtes ne sont pas
au-dessus des procédures – puisque les procédures sont au-dessus de tout.
Et
qu’ils ne viennent pas nous parler des nécessités de la sécurité et des menaces
à l’encontre d’avions civils : nous en avons plus que l’habitude. Mais même ces
nécessités et ces menaces ne sauraient justifier que l’on humilie publiquement
un citoyen israélien. Il est bien possible, en l’occurrence, que le président
ait été encore plus humilié que Mashour, puisque, tout président qu’il était, il
n’a pas pu arracher son hôte aux mâchoires procédurières.
J’aimerais aussi
dire un mot à ses « collègues », les journalistes. Cela ne vous ferait pas de
mal, de manifester un peu de solidarité, à l’occasion… Vous auriez dû vous
approcher, vous tous, et dire aux responsables, et aux fouilleurs de la sécurité
: « Soit vous nous fouillez, tous, soit vous dégagez : Mashour est un collègue,
et nous n’admettrons tout simplement pas que vous l’embêtiez » : aussi simple
que ça... Je ne doute pas un instant que cela aurait pu aider ; mais il semble
que même des journalistes puissent parfois avoir des a priori
idéologiques.
Il y a une vingtaine d’années, en avril 1985, j’ai publié dans
Ha’Aretz un article intitulé « Ne leur touchez pas les cheveux !». J’y décrivais
une fouille violente des bagages de la famille Mashour, qui revenait d’un voyage
à l’étranger. Non seulement on fouilla leurs bagages, mais on examina
l’intérieur du slip de Mashour, ainsi que les cheveux de ses filles, qui
avaient, à l’époque, dix et douze ans.
Je concluais cet article comme suit :
« Ainsi, ils vont continuer à fourrer leurs paluches dans les « bijoux de
famille » de nos concitoyens arabes. Malgré tout, j’aimerais formuler une
modeste requête : « Au moins, abstenez-vous de fourrez vos grosses paluches dans
les cheveux des gens. On ne trouve rien, dans les cheveux d’une petite fille, si
ce n’est des souvenirs juifs. De plus, l’expérience montre que lorsqu’on
inspecte les cheveux d’un enfant, cela y fait naître des idées terribles. Et ces
idées terribles peuvent même mûrir bien des années plus tard. »
Mashour, même
après l’expérience traumatisante qu’il a traversé, est vivant et en bonne santé,
grâce à Dieu. Mohammad al-Sheikh, en revanche, qui avait quarante et un ans et
était le père de quatre enfants, n’est pas revenu vivant de son expérience au
point de passage d’Erez. Al-Sheikh était un ouvrier de Gaza. Il voulait
travailler en Israël et gagner de quoi vivre. Mais, comme nous le savons,
l’embouteillage humain, au contrôle d’Erez, est inhumain. Al Sheikh fut étouffé.
Nous avions supplié mille fois d’aider ces hommes qui souffrent au barrage
d’Erez, comme à tous les autres checkpoints, mais le ministre de la défense n’a
pas voulu nous entendre – en effet, quand vous êtes bardé de procédures, vous
faites le sourd. Toutefois, dans ce cas-là, aussi, nous pouvons dire que le
malheureux Al-Sheikh est mort conformément au règlement - qu’il repose en paix !
L’essentiel n’est-il pas que nous soyons en paix avec notre conscience ?
Et,
juste pour rappeler le passé, bien que ce « passé » ne date que de quelques
semaines – Gil Naamati, qui protestait contre le mur de sécurité, près du
village de Meskha, et à qui on a tiré dans les jambes… ? L’armée a fait une
enquête, mais ses conclusions sont absurde. Pour résumer, d’une phrase : « Tout
s’est passé conformément aux procédures prévues ».
Aussi, permettez-moi de
déclarer, à l’intention du gouvernement, de l’état-major des forces israéliennes
de défense, du service de sécurité Shin Bet et des autres organismes de la
sécurité : vos procédures ne sont que le dernier refuge de scélérats. Les
procédures n’ont pas de vie propre : ce sont les hommes qui les édictent. Les
procédures ne sont pas responsables des gens et de leur sort : ce sont les gens
qui sont responsables des procédures et de leurs manipulations retorses. Les
procédures sont innocentes ; en revanche, ceux qui en sont responsables : voilà
les criminels ! Les procédures ne sont pas des cas de force majeure : elles sont
des subterfuges mesquins, conçus avant toute chose et essentiellement afin de
protéger ses miches.
18. Entretien avec Amnon Kapeliouk
Journaliste, auteur d'Arafat l'irréductible (Fayard) réalisé par Alain
Louyot et Pierre Ganz
in L'Express du lundi 16 février 2004
- Comme votre Enquête sur un massacre, après la tragédie de
Sabra et Chatila, cette biographie admirative d'Arafat ne va-t-elle pas choquer
en Israël ?
- Peu m'importent les réactions négatives. Je dis
ce que je pense et je fais mon travail de journaliste. Mon seul tort est
peut-être de dire la vérité avant les autres. Et puis, je n'admire pas Arafat.
Je connais très bien l'homme et je m'y intéresse car il incarne, pour le
meilleur ou pour le pire, le peuple palestinien. On ne peut nier ses qualités ni
son pragmatisme exceptionnel.
- Il a aussi des défauts : on lui
reproche notamment son double langage lors des négociations ou à propos des
attentats suicides. Et ses erreurs, comme d'avoir soutenu Saddam Hussein lors de
l'invasion du Koweït...
- Je ne suis pas du tout d'accord à
propos de ce double langage. Lorsqu'il parle du processus de paix à son peuple,
il le fait en arabe, avec l'enthousiasme, le verbe propre à cette langue que je
connais très bien. Mais, pour le reste, il est cohérent. Depuis les accords
d'Oslo, il veut la paix, l'application de la résolution 242. Ce n'est pas lui,
mais la droite israélienne qui, à la différence des travaillistes comme Itzhak
Rabin et Shimon Peres quand ils étaient au pouvoir, tient un discours ambigu.
Quant aux attentats kamikazes, je n'en connais pas un seul qu'Arafat ait
encouragé. Il insiste, d'ailleurs, sur le fait que ceux-ci nuisent à la cause
palestinienne. A propos de son soutien à Saddam Hussein pendant la première
guerre du Golfe, je ne trouve pas que, du point de vue d'Arafat, c'était une
erreur. Souvenez-vous: le peuple arabe, au Maroc, en Algérie, en Tunisie, en
Egypte ou encore au Yémen, était derrière l'Irak. Alors, il a dit: «Moi, je suis
avec mon peuple!»
- Arafat et son entourage détournent-ils des
fonds ?
- Certains, comme Ariel Sharon, l'accusent, en
particulier, d'utiliser les subventions de l'Union européenne pour financer le
terrorisme. Pourtant, Chris Patten, le commissaire européen aux Relations
extérieures, que je cite dans mon livre, affirme que l'argent alloué par
Bruxelles aux Palestiniens est celui dont l'utilisation est la plus
minutieusement contrôlée...
19. Sur fond de violence au Proche et
Moyen-Orient, construction et mise en forme d'une phobie sociale
par Willy Beauvallet
on Oumma.com le lundi 16 février
2004(Willy Beauvallet est chercheur à l'Institut d'Etudes
Politiques de Strasbourg et membre du collectif judéo-arabe et Citoyen pour la
Paix de Strasbourg - Email : collectif.sbg@9online.fr - Tél : +33
(0) 622 378 043 - Site : http://site.voila.fr/collectifstrass)Sur
fond de violence au Proche et Moyen-Orient, construction et mise en forme d'une
phobie sociale [1]
Il est impossible de rester silencieux face à la
tournure que prennent en France les débats concernant l'Islam, le foulard d'une
part, les « jeunes des banlieues » de l'autre. Sur fond de violence au
Proche-Orient, se développent des analyses qui en construisent des caricatures
alarmistes en s'appuyant sur ce qui apparaît comme une islamophobie [2] d'autant
plus inquiétante qu'elle est relayée, mise en forme par des intellectuels, des
écrivains, des journalistes [3] socialement reconnus et qu'elle circule sans
grande résistance dans les espaces politique, médiatique et intellectuel. La
confusion des scènes internationales et nationales dans le contexte
sociopolitique français préside en elle-même à la construction d'une nouvelle
figure de l'ennemi intérieur.
Au centre de ces discours, se situe tout
d'abord les craintes et inquiétudes suscitées par la multiplication récente des
actes anti-juifs en France. On ne saurait pour autant méconnaître la dimension
conjoncturelle de ces actes, dépendants en eux-mêmes de la dégradation de la
situation politique au proche-orient. Ces actes judéophobes, sans doute,
d'ailleurs, avant tout « israélophobes », sont analysés par un certain nombre
d'auteurs à travers un paradigme particulier : « l'antisémitisme d'origine
arabo-musulmane » [4] émanant des quartiers populaires. Ces violences sont, dès
lors, perçues comme la manifestation d'une tendance, par nature, d'une partie
des musulmans, traversés par une islamisation fondamentaliste rampante, à un
antisémitisme qui trouve prétexte, avec le conflit israélo-arabe et la
complicité tacite de l'extrême gauche, à se réaliser en acte. Les actes
anti-juifs commis en France, aussi bien que leurs auteurs (supposés), ne sont
pas séparés, dans ce type de discours, des actes anti-juifs ou anti-israéliens
survenus dans d'autres régions du monde, toutes appréhendées comme des régions «
musulmanes ». Ces actes, ici et là, manifesteraient la cohérence d'un fond
culturel, religieux et idéologique intrinsèquement spécifique à l'Islam.
Celui-ci, « en attente de son Luther » [5], en proie à un fondamentalisme
agressif, remettrait donc en cause les valeurs fondamentales de l'occident que
sont censées être la démocratie, les droits de l'homme, l'émancipation des
femmes, cet occident moderne qu'Israël est supposé incarner dans un Orient
hostile (« Israël, la seule démocratie du Proche-Orient »). En France, ce «
vieil islam » fondamentaliste et conquérant ne serait pas moins que le signe
d'un refus d'intégration, d'une remise en cause du contrat social. Le foulard
n'est-il le signe de la communautarisation ? N'attaque-t-il pas frontalement
l'Ecole incarnation même de notre modèle républicain ? Le cas de Khaled Kelkal
ne montre-t-il pas que les jeunes délinquants « d'origine arabo-musulmane »,
sous l'influence des fondamentalistes, peuvent devenir des terroristes ?
Antisémitisme, islamisation, foulard islamique, délinquance, terrorisme. Telle
est la chaîne qui se révèlerait. Voilà le danger et ce danger serait dans nos
banlieues. Malheur soit sur vous, militants chrétiens, militants de
l'anti-racisme, militants juifs pacifistes, militants gauchistes. Votre laxisme
et votre tiers-mondisme, votre mauvaise conscience coloniale vous empêchent de
voir ce qui se cache derrière le soutien aux palestiniens, derrière le voile,
derrière l'idéologue manipulateur que serait Tariq Ramadan. Le monstre est là,
derrière « l'Autre » [6], comme un Alien que vous nourrissez...
Il est temps
de réagir à ces entreprises intellectuelles de dénégation du social. Elles
tendent à ethniciser la perception des clivages internes à la société française,
comme pour franciser la prophétie du choc des civilisations. Ces procédés nous
ramènent vers une forme actualisée d'anthropologie raciale contre laquelle était
née, précisément, la perspective du développement des luttes sociales [7]. Ces
discours s'emploient à faire peur en dramatisant l'état de la société française,
en amalgament et en décontextualisant des comportements très différents dans une
logique unique que le terme de « communautarisme » serait censé résumer. Ces
discours font de l'islam, de « l'arabo-musulman », des jeunes des cités
populaires, des figures tout à fait fantasmées, simplifiées à l'extrême mais qui
deviennent les réceptacles des angoisses d'une société apeurée par les violences
internationales et les dérèglements aussi bien politiques économiques que
sociaux. Conjuguées à une incapacité à lire ou à un refus de comprendre les
transformations du monde, ces peurs se cristallisent sur une nouvelle figure de
l'ennemi, de « l'Autre », du « sauvageon ». Soupçonné de refuser son
intégration, le jeune « arabo-musulman » des banlieues incarne une menace
diffuse, ce jeune dont on craint pêle-mêle les violences et les pulsions,
l'alliance avec les « islamistes », les « fondamentalistes », l'antisémitisme
virulent et le potentiel de remise en cause de l'ordre social. La
cristallisation de cette peur suscite alors une montée des exigences
sécuritaires à l'encontre des cités populaires où résident ceux qui sont
désormais perçus comme les nouvelles « classes dangereuses » [8]. La violence
d'Etat, physique ou symbolique, apaise et rassure mais la gestion policière des
problèmes sociaux renforce aussi les mécanismes de ségrégation sociale [9]. Tous
ces discours participent ainsi d'une disqualification de toute forme de
mobilisation et de révoltes symboliques (à travers la référence religieuse
notamment) des classes populaires issues de l'immigration. Celles-ci sont dès
lors criminalisées dans leur ensemble, considérées comme dangereuses.
En
fait, rien n'autorise à lire de cette façon les conflits sociaux nationaux ou
internationaux. L'islam et les sociétés musulmanes d'un côté, les cités
françaises de l'autre ne constituent en rien des entités homogènes, mais
renvoient à des réalités multiples, contradictoires, mouvantes. Les clichés
antisémites qui circulent aussi bien dans les pays arabes que dans la société
française n'héritent pas d'un fond culturel « arabo-musulman ». Elles sont
surtout la reprise, à peine actualisée, des préjugés racistes les plus
typiquement européens. L'occident mondialise et exporte « tout cru » son «
modèle » en même temps que ses chimères. Or, le recours par une partie de ses
élites intellectuelles ou politiques, celles qui définissent le sens du monde, à
des catégories de lecture ethnique sans fondement, contribue largement à la
diffusion de ces chimères. En France, particulièrement à Strasbourg, les
discours et actes anti-juifs ne sont ni justifiés, ni encouragés, ni même
couverts par les organisations religieuses et communautaires musulmanes ou leur
leaders qui ont, à plusieurs reprises, vigoureusement condamné de tels actes et
essayé de favoriser l'ouverture de dialogues [10]. Pourquoi dès lors parler de
conflits intercommunautaires et jeter le soupçon sur ceux qui travaillent à
faire émerger un secteur religieux et associatif musulman engagé dans la vie
civile ? Les actes judéophobes sont au contraire souvent le fait d'individus
isolés, plutôt jeunes, précisément acculturés et peu intégrés aussi bien dans
les structures scolaires, le monde du travail que les structures communautaires
religieuses ou politiques. Les actes violents contre les mosquées ou les
musulmans (et outre le racisme ordinaire qui les vise depuis longtemps) sont
aussi particulièrement nombreux tout en étant le fait d'individus très divers et
procédant d'amalgames similaires dans leur fonctionnement et leur logique. Rien
ne permet d'affirmer que la non-civilité, l'agressivité, de non-respect de
l'autre sont unilatéralement le fait des dites populations « arabo-musulmanes ».
Il est temps de voir que les quartiers populaires français ne se réduisent
pas à la violence, à l'antisémitisme et à la misère. Ils sont aussi riches de
jeunesses, d'idées, d'énergies, de révoltes positives. Il est temps de voir par
ailleurs que les musulmans engagés sont devenus des acteurs importants de la
communauté nationale et de sa cohésion. Ils sont aussi devenus des vecteurs
positifs de mobilisation sociale, donc des vecteurs parmi d'autres d'intégration
et de retour au monde car l'engagement religieux est aussi une façon de
s'investir dans la vie civile, au service de ses concitoyens. Ces acteurs ont
des choses à dire, des choses à apporter, notamment dans le cadre d'une lutte sa
concession contre le racisme et l'antisémitisme. Il est temps de cesser
d'exclure pour oser la rencontre et l'échange, l'écoute et le débat.
- Notes :
1 - Par Willy Beauvallet,
chercheur à l'Institut d'Etudes Politiques de Strasbourg, Cet article
n'engage que son auteur. [http://oumma.com/article.php3?id_article=959]
2 - Cf. V. Geisser, La nouvelle
islamophobie, La découverte, 2003.
3 - Le cas récemment de Claude Imbert.
Déclaration le 24 octobre sur LCI : « Je suis un peu islamophobe, ça ne me gêne
guère de le dire (…) J'ai le droit, je pense (et je ne suis pas le seul dans ce
pays) à penser que l'Islam (je dis bien « l'islam », je ne parle même pas des
islamistes) en tant que religion, apporte une certaine débilité (…) qui me rend
islamophobe (…). »
4 - Les ouvrages notamment de
Pierre André Taguieff, La nouvelle judéophobie, Mille et une Nuits, 2001 et
d'Alain Finkielkraut, Au nom de l'Autre. Réflexions sur l'antisémitisme qui
vient, Gallimard 2003.
5 - « En plaidant pour une intégration
réussie, je n'avais pas imaginé qu'elle fût réservés aux apostats, aux
incroyants. Mais le fait est qu'elle progresse d'autant mieux que s'affaiblit,
chez beurs et beurettes, la dévotion à un vieil islam toujours en attente de son
Luther, de son Calvin… », Claude Imbert, « Le crédo d'un Laïc », Le Point, 7
novembre 2003, p. 3.
6 - Pour reprendre les termes d'A.
Finkelkraut…, op. cit.
7 - Cf. Laurent Mucchielli, La
découverte du Social. Naissance de la sociologie en France 1870-1914, La
Découverte, 1998.
8 - Stéphane Beaux, Michel Pialoux,
Violences urbaines, violences sociales. Genèse des nouvelles classes
dangereuses, Fayard, 2003.
9 - Cf. Laurent Bonelli, « Une
vision policière de la société », Manière de voir, n°71, octobre novembre 2003,
p. 38-41.
10 - Cf. par exemple la réaction suite à
l'incendie du lycée israélite de Gagny : « non à l'antisémitisme », le 17
novembre 2003, http://www.oumma.com. A Strasbourg, des responsables musulmans se sont
récemment rendus à Auschwitz avec une délégation de la communauté juive de
Strasbourg.
20. L’homme de la semaine : Gilles Munier,
Secrétaire général des Amitiés franco-irakiennes
in 7 jours
(hebdomadaire régional) du samedi 14 février 2004Alors que le conflit
en Irak s’enlise, que personne ne croit plus à la présence d’armes de
destruction massive, « la CIA », accuse le Rennais Gilles Munier, « veut
détourner l’attention du nombre grandissant de GI’s tués dans ce pays depuis le
début du conflit. Elle a jeté en pâture aux médias 270 personnalités qui
auraient reçu en cadeau des millions de barils de pétrole de Saddam Hussein.
Sans oublier le ministre irakien du Pétrole qui renchérit en confirmant son
intention de demander à Interpol d’obliger les bénéficiaires à rembourser
l’argent perçu illégalement ».
Aussitôt assailli par de nombreux
journalistes qui le croyaient sur la liste, Gilles Munier – qui est, il est
vrai, intervenu à plusieurs reprises ces vingt-cinq dernières années, pour
aider des sociétés françaises à décrocher un marché en Irak (« sans
bénéfice financier », insiste-t-il) - a spontanément reconnu avoir
introduit une société pétrolière qui a ainsi pu importer du brut dans le cadre
des résolutions de l’ONU.
« Comme c’est la pratique dans de nombreuses
associations bilatérales, la société en question a remercié les Amitiés franco-
irakiennes en finançant ponctuellement certaines de ses activités. Il n’y
a rien d’illégal à cela » insiste Gilles Munier.
Constatant quelques jours
plus tard que son nom n’était pas parmi les noms des onze Français épinglés et
que celui de son association ne correspondait pas au texte original, Gilles
Munier s’est aussitôt insurgé, refusant de jouer les boucs émissaires.
Interviewé par NBC News, il dénonce aussitôt cette opération qu’il qualifie
de manipulation, affirmant que la traduction arabe-anglais, effectuée par une
agence de presse israélienne était volontairement incorrecte.
« En procédant ainsi », estime Gilles Munier , « les Américains
cherchent à intimider ceux qui exigent leur départ d’Irak et
cherchent à faire chanter le gouvernement français ».
Selon le
secrétaire général des Amitiés Franco-Irakiennes, « l’administration Bush
reproche en effet à la France de tenir tête à l’aigle américain et s’emploie à
lui faire payer cette insubordination ».
Au passage, Gilles Munier
relève que dans ce but un corps spécial de l’US Army a réuni les archives
irakiennes sur une base à Qatar.
« Des employés arabes les trient, à la
recherche de documents prouvant le financement occulte de partis politiques
français par l’Irak ».
« Il faut s’attendre à des coups tordus, confie
Gilles Munier, car La CIA va fabriquer ce qu’elle ne trouve pas ( !) ».
Fort
du précepte qui veut que la meilleure défense soit la contre- attaque, il
s’étonne que les sociétés pétrolières américaines Mobil, Exxon, Bay Oil, ou
Coastal States - basées à Houston, quand George W. Bush était
gouverneur du Texas – ne soient pas sur la liste !
Parallèlement, le
secrétaire général des Amitiés Franco-Irakiennes accuse ouvertement les
chefs kurdes irakiens de s’être enrichis en prélevant une taxe sur du pétrole
livré illégalement à la Turquie.
A l’évidence 2003 n’aura pas été une
bonne année pour Gilles Munier. Bagdad est tombé. Des opposants anti-
Saddam l’ont inscrit sur une liste noire. En juillet, il a même reçu une menace
de mort à son domicile rennais. Pour autant, il ne désespère pas de retourner
prochainement en Irak.
« Le droit et la justice l’emporteront tôt
ou tard », assure-t-il. « On ne restaurera pas la paix civile sans que la
résistance soit conviée à une table des négociation ».
Reste pour lui et ses
amis à convaincre la classe politique en Europe et surtout aux Etats-Unis .
Vaste programme !
[Amitiés Franco-Irakiennes -
Tél : 06 19 74 45 99 - Fax : 02 23 20 96 58 - Email : gilmun@club-internet.fr]
21. Mordechaï Vanunu, le prisonnier de
conscience inconnu - Il dévoila le programme israélien de fabrication des armes
nucléaires par Juan Goytisolo
in El Païs (quotidien espagnol) du
vendredi 13 février 2004
[traduit de l’espagnol
par Michel Gilquin]
Dans son livre splendide «
Memories of our future », traitant du fertile héritage sépharade, l’écrivain
new-yorkais ou, pour être plus précis, de Brooklyn, Ammiel Alcalay se plaint du
silence assourdissant qui entoure, depuis 1986, l’enlèvement, le jugement et la
condamnation du citoyen israélien Mordechaï Vanunu, un technicien nucléaire aux
idées pacifistes originaire de Marrakech. Son crime ? Avoir rompu ce que son
avocat Avigdor Feldman désigne comme « le tabou du culte du secret israélien »
en révélant au « Sunday Times », journal britannique, le programme de
fabrication des armes nucléaires, qu’il connaissait de première main du fait de
son travail de spécialiste en la matière à la centrale de Dimona.
Depuis 18
ans, Mordechaï Vanunu continue à être emprisonné dans des conditions qui nous
projettent dans des époques passées de l’histoire européenne ou des dictatures
de tout poil montrées du doigt par Amnesty International. Mais, au lieu d’être
soutenu par les partis démocratiques et les mouvements pacifistes, souligne
Alcalay, Vanunu a été abandonné à son sort. Enlevé en Italie par des agents du
Mossad (les services secrets israéliens), comme le furent en leur temps Galindez
et Ben Barka, il semble avoir depuis lors disparu de la surface de la Terre.
Enterré vivant du fait de ses idées défendues avec courage en s’appuyant sur les
faits, il a résisté et résiste avec dignité à sa condamnation inhumaine. Accusé
par le tribunal qui le jugea d’avoir dévoilé des secrets d’Etat, il rétorqua à
ses juges : « Le citoyen peut exiger des comptes à la classe politique, vous
êtes responsables devant moi. »… « Le citoyen peut démasquer les
machinations de tous les régimes du monde par le moyen de la désobéissance
civile. » …. « Une action comme la mienne montre aux autres que le raisonnement
autonome, celui de tout individu, n’est pas moins important que celui des chefs.
Ceux-ci se servent de la force et sacrifient des milliers de personnes sur
l’autel de leur mégalomanie. Ne les suivez pas aveuglément ».
Mordechaï
Vanunu, membre de cette vaste communauté judéo-marocaine à laquelle
appartiennent des personnalités aussi différentes que l’influent conseiller
royal André Azoulay, le militant de gauche Abraham Serfaty ou le grand écrivain
Amran el Maleh, rappela, dans un exposé, au tribunal qui le jugeait,
l’expérience de beaucoup de sépharades à l’époque du Protectorat : « Les riches
vivaient extramuros, mais la majeure partie des membres de la communauté
résidaient au Mellah. Il y avait des écoles juives dans le quartier, mais
j’étudiais à celle de l’Alliance Israélite, située ailleurs. Les cours étaient
donnés, alternativement chaque demi-journée en français et en arabe et
environ une heure en hébreu. J’avais l’habitude de me promener dans la ville par
une place appelée Djemaa el Fna, où se regroupaient des gens venus de partout et
il y avait une grande variété de participants. »…. « Tous étaient accoutumés à
venir s’asseoir là et j’y allais aussi, avec ma candeur d’enfant, à y traîner et
à m’y divertir ». En d’autres termes, l’accusé rappelait à ses juges que la
relation entre les deux communautés religieuses était alors pacifique et qu’on
n’était pas entré dans l’interminable spirale de violence et de haine que nous
connaissons aujourd’hui.
Avant d’avoir été menotté et bâillonné dans la salle
même du tribunal qui le condamna à perpétuité, Vanunu parvint à dénoncer les
circonstances de son enlèvement : « ils m’emmenèrent ici enchaîné comme un
esclave ». Selon Ammiel Alcalay, Vanunu fut transféré au milieu des années 90
dans un centre psychiatrique, comme aux bons temps de l’Union
Soviétique.
Seule une mobilisation internationale –ainsi que le montrent les
cas récents de Ali Lmrabet, les dissidents chinois et autres prisonniers de
conscience du monde entier- peut contribuer à libérer un pacifiste dont le seul
délit fut d’opposer sa propre réflexion critique à la raison d’Etat. Les vérités
qui dérangent se payent d’un prix. Mais celui-ci ne peut être en aucun cas celui
de pourrir à vie dans le cachot-infirmerie d’un Etat qui se targue de défendre
des valeurs démocratiques, au moins pour ses citoyens. Nous tous qui défendons
les accords de Genève en faveur d’une paix juste entre Israël et la Palestine,
nous avons le devoir moral d’exiger sa libération.
22. Un pacte d’insécurité par
Amitabh Pal
on Alternet.org du jeudi 12 février 2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
(Amitabh Pal est rédacteur en
chef de la revue The Progressive.)
La visite d’Ariel Sharon en Inde,
en septembre dernier, fut la première effectuée par un Premier ministre
israélien depuis l’indépendance des deux nations, voici plus de cinquante-cinq
ans. Bien que son projet de commémorer les attentats du 11 septembre (2001) sur
le sol indien ait tourné court, à cause d’un attentat suicide, chez lui, en
Israël, ce voyage fut significatif de l’idylle entre les deux pays. Une idylle
qui ne fait que croître et embellir.
Ces dernières années, les deux pays ont
partagé du renseignement et coopéré dans le domaine militaire, à un niveau sans
précédent. Le deuxième fournisseur d’armements de l’Inde est Israël, qui a
exporté des armements vers l’Inde, en 2002, pour un montant estimé entre 1,5 et
2 milliards de dollars. L’Inde est le meilleur client d’Israël, elle absorbe
près de la moitié du total des ventes d’armes israéliennes (toujours pour
l’année 2002). Ainsi, il ne relevait nullement de la coïncidence que dix (sur
les trente) membres de la délégation qui a accompagné Sharon en Inde étaient des
PDG de firmes israéliennes d’armement. De plus, Israël a fourni des formations
longues en contre-terrorisme à l’armée indienne, durant ces dernières années. Le
quotidien Jerusalem Post indique que ce sont près de 3 000 militaires indiens
qui ont été ainsi envoyés en stage en Israël, pour la seule année 2003.
Une
des principales raisons de cette nouvelle intimité est le désir du gouvernement
indien de renforcer son amitié avec les Etats-Unis. Des responsables indiens ont
dû faire des courbettes au lobby pro-israélien de Washintgon afin de s’attirer
les grâces du Congrès américain et d’être entendus par les néonconservateurs qui
dictent à l’administration Bush sa politique étrangère.
Le conseiller indien
à la Sécurité nationale, Brajesh Mishra, a annoncé la visite officielle de
Sharon, pour la première fois, en mai 2003, au cours du dîner de gala du
puissant American Jewish Committee. En des termes choisis de manière à remplir
ses hôtes d’aise, Mishra a fait l’éloge d’ « une vision commune du pluralisme,
de la tolérance et de l’égalité des chances », censée partagée par l’Inde,
Israël et les Etats-Unis. Son discours avait également insisté sur les
redéploiements d’alliances induits par la guerre contre le terrorisme. « Les
trois pays », avait-il déclaré, « doivent, conjointement, faire face au même
visage – horrible – du terrorisme contemporain », ajoutant : « une telle
alliance disposerait de la volonté politique et de l’autorité morale permettant
de prendre des décisions audacieuses, dans des cas extrêmes de provocation
terroriste. » Le discours a sans doute porté, puisque le Committee (= le Crif
américain, ndt) envisage d’ouvrir un bureau de liaison à New Delhi…
Il n’est
pas le seul… L’Institut juif des Affaires de sécurité nationale [Jewish
Institute for National Security Affairs – JINSA] a organisé, l’an dernier, à New
Delhi, une conférence qui a réuni des experts en matière de sécurité des
Etats-Unis, d’Israël et d’Inde. Il prépare une conférence analogue, ce mois-ci,
en Israël.
Un groupe de néconservateurs, issus d’institutions de droite
pro-likoud, tels le Centre pour la Politique de Sécurité et le Jinsa, est en
train de mettre sur pied une « boîte à idées » (think-tank) dont la finalité
sera de rapprocher l’Inde et les Etats-Unis. D’après le spécialiste en politique
étrangère américaine Conn Hallinan, l’initiative de créer un Institut
américano-indien de Stratégie politique bénéficie d’ores et déjà du soutien de
responsables de l’administration Bush, tel le sous-secrétaire à la défense pour
les questions politiques, Douglas Feith. En juillet dernier, le Comité d’Action
politique américano-indien, l’AIPAC [American Israel Public Affairs Committee –
principal lobby israélien aux Etats-Unis, NdT] et le Comité Juif Américain ont
organisé une réception commune sur la colline du Capitole, à Washington.
« La
communauté indienne apprend – vite, et bien – de ses homologues de la communauté
juive, la manière de faire de l’entrisme… et de pénétrer à l’intérieur des
épaisses murailles qui protègent le processus de décision politique, ici (aux
Etats-Unis) », a déclaré le Représentant Gary Ackerman (démocrate – Etat de New
York) à Gannett News Service. « Du côté juif de l’équation, dès maintenant,
Israël peut compter sur un milliard de nouveaux amis. »
La cour intensive
faite à Tel Aviv a déjà commencé à porter des fruits non négligeables. En
juillet dernier, Israël et l’Inde se sont mis d’accord afin de faire (avec
succès) du lobbying auprès de la Chambre des Représentants, afin de l’inciter à
exiger de l’administration Bush qu’elle présente des rapports réguliers au
Congrès sur les initiatives prises par le Pakistan afin d’empêcher
l’infiltration à travers la frontière d’activistes et de mettre un terme à la
prolifération d’armes de destruction massive. Les deux pays ont également œuvré
ensemble à persuader Washington de lever ses objections au projet israélien de
vendre à l’Inde un système radar aéroporté d’alerte précoce.
La pression sur
la politique étrangère (américaine) se traduit, également, par une volonté plus
affirmée d’influencer la politique intérieure américaine. Des groupes
indo-américains ont mené campagne, conjointement à des organisations juives
américaines, afin de faire battre aux élections la Représentante Cynthia
McKinney, en 2002, en raison de ses positions pro-pakistanaises et
anti-israéliennes supposées.
Le gouvernement américain a donné publiquement
sa bénédiction à l’alliance indo-israélienne. Commentant la visite de Sharon en
Inde, le porte-parole du Département d’Etat, Richard Boucher, a déclaré : « Nous
sommes toujours heureux de voir nos amis lier amitié entre eux, et travailler
ensemble. » Le 12 janvier, le président Bush a annoncé des projets de lever un
certain nombre de restrictions au partage des technologies avancées avec l’Inde,
dès lors que l’Inde renforcerait son contrôle sur l’accès à ce type
d’information. Si tout se passe bien, comme l’a indiqué le Représentant Mark
Krik (Républicain – Illinois), lors d’une récente visite en Inde, les Etats-Unis
pourraient vraisemblablement « faire de l’Inde un partenaire stratégique, à
l’instar d’Israël ».
Ce mariage de convenance, face au « péril islamique »
pourrait paraître normal au profane. Mais il représente, en réalité, une
volte-face dramatique du gouvernement indien. Durant la plus grande partie de
son histoire post-indépendance, l’Inde a été extrêmement peu amicale pour
Israël, qu’elle considérait comme un Etat ni plus, ni moins, théocratique que le
Pakistan. Le gouvernement indien, sous Jawaharlal Nehru, avait tendance à
prendre parti pour la victime, dans les relations internationales, ce qui en
faisait un adversaire résolu de l’apartheid et le premier pays non-arabe à
reconnaître l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP). Par ailleurs,
les dirigeants indiens étaient fort peu désireux de se mettre en délicatesse
tant avec leur propre population musulmane, fort importante (à ce jour, elle
compte 140 millions de personnes) qu’avec ses principaux fournisseurs
pétroliers, qui appartiennent, tous au monde arabe.
Toutefois, depuis le
début des années 1990, les gouvernements indiens successifs se sont largement
éloignés des idéaux fondateurs de la nation indienne, faits de laïcité, de
socialisme agraire et de non-alignement. Parallèlement à cette mutation
idéologique, l’Inde a établi des relations diplomatiques complètes avec Israël,
en 1992. La coalition actuellement au pouvoir, dirigée par le parti Bharatiya
Janata, épouse un nationalisme à tendance hindouiste et considère avoir une
affinité naturelle avec Israël. Pour les partis qui la constitue, les deux pays
mènent un combat commun contre le terrorisme islamique, financé par des pays
musulmans hostiles. En dépit d’un dégel spectaculaire des relations
indo-pakistanaises, au cours des derniers mois – des négociations de paix étant
prévues courant février – cela a eu peu d’effet sur l’approfondissement des
relations de l’Inde avec Israël. Beaucoup, dans la droite indienne, admirent la
détermination d’Israël à être impitoyable dans sa manière de traiter les
Palestiniens.
Mis à part des bénéfices superficiels et à court terme, le côté
négatif de ce réalignement est considérable. Le ministre pakistanais des
Affaires étrangères, Khurshid Mahmood Kasuri, exprimant l’inquiétude de son pays
devant le renforcement des relations militaires indo-israéliennes, a juré « de
faire tout le nécessaire afin de s’assurer que l’équilibre minimal crédible des
forces (avec l’Inde) sera maintenu » - propos qui suggèrent une accélération
d’une course aux armements, déjà ruineuse, dans le sub-continent. Le Pakistan a
testé un missile, le 2 octobre dernier, sans doute en réaction à la conclusion
du marché indo-israélien sur les radars d’alerte. Arnaud de Borchgrave écrit
dans le Washington Times que le Pakistan et l’Arabie saoudite sont en train de
conclure des liens, dans le domaine nucléaire, qui sont, pour partie, une
réponse aux craintes du Pakistan soulevées par l’entente cordiale
indo-israélienne. De plus, une entente tripartite Etats-Unis – Inde – Israël
pourrait également compliquer les relations entre l’Inde et la Chine, qui se ne
sont améliorées que récemment.
Sur le plan interne, la réception très
chaleureuse de Sharon n’a fait qu’ajouter aux griefs des musulmans indiens, déjà
brûlants après le génocide anti-musulman qui a endeuillé, l’année dernière,
l’Etat du Gujarat. Une telle alliance pourrait également rendre précaire la
situation de trois millions de travailleurs émigrés indiens au Moyen-Orient,
ainsi que l’approvisionnement en pétrole de l’Inde.
Plus grave, la franche
camaraderie de l’Inde pour Israël ne fera que renforcer l’assimilation des
hindous aux juifs dans l’esprit des musulmans de par le monde, faisant de l’Inde
une cible potentielle pour des groupes jihadistes, comme l’a fait observer un
ancien responsable gouvernemental indien, B. Raman. L’Inde tient-elle vraiment à
ce que le monde voit dans le Cachemire est une nouvelle Palestine ?
En
réalité, et en des termes de pur réalisme, il serait fort peu indiqué, pour
l’Inde, de se rapprocher plus avant de son nouveau pote. Mais allez dire ça au
gouvernement indien, qui semble déterminé à sacrifier la sécurité de la nation
indienne à son opportunisme et à son sectarisme…
23. Un proche de Sharon échappe à
l’arrestation en Grande-Bretagne par Chris McGreal
in The Guardian
(quotidien britannique) du mercredi 11 février 2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Jérusalem - La Grande-Bretagne a donné au
ministre israélien de la défense, Shaul Mofaz, l’assurance de son immunité face
au risque qu’il soit mis en état d’arrestation, pour présomptions de crime
contre l’humanité, dès son arrivée à Londres, ce jour.
Des avocats
spécialisés dans la défense des droits de l’homme ont accusé le gouvernement
d’avoir recours à « une interprétation juridique fantaisiste » afin de le
protéger contre une enquête de Scotland Yard, tout au long de sa visite de
quatre jours.
M. Mofaz, chef d’état-major de l’armée au cours de la
réoccupation militaire des villes de Cisjordanie, en 2002, avait quitté
précipitamment la Grande-Bretagne, au milieu d’une visite qu’il effectuait dans
ce pays il y a un peu plus d’un ans, après que les avocats de familles
palestiniennes eurent transmis un dossier concernant de possibles crimes de
guerre au directeur des poursuites publiques. (Procureur de l’Etat)
Celui-ci
avait transmis le dossier à Scotland Yard, afin qu’il instruise la plainte selon
laquelle M. Mofaz était responsable d’assassinats ciblés, de la destruction de
maisons et d’autres violations du droit humanitaire international. Israël a
cherché à obtenir l’assurance de son immunité. Le Foreign Office (affaires
étrangères) a indiqué qu’il n’a offert aucune garantie, mais qu’il a consulté la
police métropolitaine, qui a répondu que M. Mofaz bénéficiait de l’immunité
diplomatique.
« Le gouvernement britannique ne peut pas dire à quelqu’un :
nous vous donnons une immunité protectrice. Mais le ministère des affaires
étrangères a été consulté et la police pense qu’un ministre de la défense
bénéficie de l’immunité. Cela vaut pour tous les ministres de la défense, Mofaz
n’est pas un cas particulier », a indiqué un porte-parole.
Le ministère a
refusé d’indiquer de quelle manière on est parvenu à cette décision. Mais
Kathleen Cavanaugh, professeur de droit international, et auteur d’un rapport
d’Amnesty International consacré à Israël et aux territoires occupés, a indiqué
que l’impunité pour des crimes contre l’humanité ne s’appliquait qu’aux seuls
chefs d’états.
« Il s’agit bien d’une exception très spéciale, faite par la
Grande-Bretagne, au moyen d’une interprétation très libre de la loi : ils ont
dit que Mofaz est membre d’un gouvernement au pouvoir actuellement. Que je
sache, ce genre d’interprétation est sans précédent. »
« Ils ne disent pas
quelle est le fondement légal de leur décision. L’immunité est réservée aux
chefs d’états. Aucun texte ne décerne à un ministre de la défense ce type de
garantie immunitaire. »
« En vertu de la législation universelle, Mofaz peut
être accusé de crimes contre l’humanité. »
Human Rights Watch a validé
l’affirmation que le ministre de la défense (israélien) n’est pas éligible à
l’immunité diplomatique.
L’enquête de Scotland Yard visant M. Mofaz reste
ouverte. Un dossier de dix-sept pages la concernant a été réuni par Imran Khan,
un avocat qui s’est rendu célèbre en représentant la famille de Stephen
Lawrence.
Ce dossier tient M. Mofaz responsable, en tant que chef
d’état-major de l’armée israélienne, du recours par cette armée à l’utilisation
de boucliers humains, de l’assassinat de militants, de la torture de prisonniers
et de la destruction de maisons.
M. Khan a déclaré que la police britannique
était tenue, en vertu des conventions de Genève, d’amener devant la justice des
personnes coupables de crimes contre l’humanité.
M. Mofaz a éludé les
pressions discrètes du Foreign Office qui désirait lui faire rencontrer les
familles de Britanniques tués par les troupes israéliennes au cours des dix-huit
mois écoulés.
Un ancien attaché militaire à l’ambassade britannique de Tel
Aviv le pressait de rencontrer la famille du militant et photographe Tom
Hurndall ainsi que celle du réalisateur de cinéma James Miller, tués tous deux
par l’armée israélienne, à Rafah, l’année dernière.
Bien que M. Mofaz ait
refusé de rencontrer ces deux familles britanniques, le ministre des affaires
étrangères Jack Straw insistera auprès de lui afin qu’une enquête soit
diligentée, dans la transparence, sur ces assassinats.
24. Mordechaï Vanunu, l'homme qui en savait
trop par Muriel Signouret
in Jeune Afrique - L'intelligent du
vendred 6 février 2004
Celui qui révéla au monde, en 1986,
que son pays possédait la bombe atomique devrait recouvrer la liberté le 21
avril. Une liberté toute relative...
Plus que trois mois à
tenir. Mordechaï Vanunu aura donc purgé la totalité de sa peine : dix-huit ans
de prison, dont plus de onze passés en isolement. Refusant même, en 2003, selon
l'hebdomadaire américain Newsweek, une libération anticipée en échange de son
silence absolu - ad vitam aeternam - sur l'affaire qui l'a conduit dans les
geôles de l'État hébreu.
Mais quel intérêt aurait-il, lui qui a révélé au
Sunday Times de Londres, en 1986, qu'Israël possédait la bombe atomique, à
brader sa si chère liberté d'expression ? Pourquoi cet ancien technicien de la
centrale de Dimona continuerait-il à se taire alors que le monde entier sait
aujourd'hui, en dépit des démentis officiels, qu'Israël est une puissance
nucléaire ? Pour obtenir une misérable remise de peine ? Broutille ! Aux yeux de
cet homme de 49 ans, le mal est fait. Il tiendra donc jusqu'au 21 avril.
Originaire du Maroc, Mordechaï Vanunu est arrivé en Israël en 1963, à l'âge
de 9 ans, avec ses parents et ses dix frères et soeurs. Les Vanunu s'installent
dans un camp de toile, à Beersheba, au sud de l'État hébreu. Le père, très
religieux, choisit de placer Mordechaï dans une yeshiva, un séminaire consacré à
l'étude du Talmud (la loi orale juive). De là, il rejoint les rangs de l'armée,
comme tous les jeunes Israéliens, tenus de servir sous les drapeaux pendant
trois ans. En novembre 1976, Vanunu intègre le centre de recherche nucléaire de
Dimona, en plein désert du Néguev. Il n'a que 22 ans et n'a pas encore étanché
sa soif de connaissance. Du coup, parallèlement à son travail, il étudie la
philosophie et la géographie. Ses fréquentations sur le campus, et plus encore
son activisme en faveur de l'égalité des droits entre Juifs et Arabes, ne sont
pas du goût du service de la sécurité intérieure d'Israël, le Shin Beth. Qui le
met en garde à trois reprises. Il ne fait pas bon frayer avec les Palestiniens
quand on travaille à Dimona...
Rapidement, le jeune homme comprend que
Dimona n'est pas seulement un centre de recherche, mais abrite aussi une usine
de plutonium souterraine qui opère dans le plus grand secret. Alors que la
guerre froide fait toujours rage et que les troupes d'Ariel Sharon ont envahi le
Liban, Israël échafaude un véritable programme d'armement nucléaire. Pour le
jeune Vanunu - il vient d'avoir 31 ans -, les manigances de l'État hébreu sont
inacceptables. Le peuple doit être informé et prendre part au débat sur le
nucléaire. Idéaliste mais pas naïf, le technicien prend soin de photographier le
site puis donne sa démission, après neuf années de bons et loyaux services.
Ne sachant alors trop comment utiliser cette information, Vanunu met ses
pellicules photo dans un sac à dos et s'en va parcourir l'Asie. Comme s'il
cherchait refuge sur les plages thaïlandaises, dans les temples birmans ou sur
les sommets népalais. En 1986, il rejoint finalement Sydney, en Australie, et
sympathise avec les membres d'une communauté anglicane, à qui il confie son
terrible secret. Peu après, il se convertit même au christianisme. Une manière
de rompre définitivement avec son pays ? Quoi qu'il en soit, à ce même moment,
un reporter britannique du Sunday Times, de passage à Sydney, entend parler de
son incroyable histoire. Il convainc Vanunu de l'accompagner à Londres pour
soumettre ses propos et ses photos à des scientifiques britanniques. L'affaire
est trop grave pour souffrir la moindre erreur.
Le 28 septembre, le Sunday
Mirror, un tabloïd britannique informé des intentions du technicien israélien,
prend le contre-pied du Sunday Times et dénonce le « canular » de l'affaire
Vanunu. Deux jours plus tard, l'homme à l'origine de l'un des plus gros
scandales du XXe siècle disparaît. Visiblement, les agents du Mossad (services
de renseignements israéliens) avaient suivi à la trace l'ancien employé de
Dimona. Cette disparition suspecte finit par décider le Sunday Times à publier,
le 5 octobre 1986, les révélations fracassantes de l'Israélien. Andrew Neil, le
rédacteur en chef de l'époque, ne mâche pas ses mots : Israël est en passe de
devenir la sixième puissance atomique du monde et dispose déjà d'un arsenal
impressionnant - entre 100 et 200 ogives nucléaires.
Pendant ce temps, le
commando du Mossad appâte Vanunu jusqu'à Rome, le drogue et embarque le corps
inanimé sur un cargo assurant une liaison directe entre l'Italie et l'État
hébreu. Ce n'est qu'un peu plus d'un mois après ce kidnapping rocambolesque
qu'Israël avoue détenir « en toute légalité » Vanunu. Entraperçu par les
journalistes dans une voiture de police à Jérusalem, le prisonnier colle sa main
sur la vitre arrière du véhicule. On peut y lire, griffonné au stylo : « J'ai
été enlevé à Rome le 30-09-1986. » Tels ont été les derniers mots que Vanunu a
pu faire parvenir au monde extérieur avant d'être réduit au silence.
En
janvier 1987, la justice italienne ouvre une enquête. En août de la même année,
le procès de Vanunu commence enfin en Israël, à Tel-Aviv. À huis clos. Le 27
mars 1988, la sentence tombe : dix-huit ans de prison ferme pour trahison,
espionnage et divulgation de secrets d'État. Quant à la justice italienne, elle
classe le dossier. Motif : « absence de preuves »...
Dès lors commence un
véritable calvaire pour Vanunu, tandis que des comités de soutien s'organisent à
travers le monde. Le Parlement européen adopte même deux résolutions, en 1990,
appelant à sa libération. Les livres sur le destin de cet homme décrit comme «
intelligent et honnête » foisonnent. En 1992, la BBC lui consacre une émission
intitulée « Le premier otage du nucléaire ». Amnesty International et d'autres
associations des droits de l'homme militent en faveur d'un traitement « plus
humain ». On sait en effet que Vanunu purge sa peine dans une cellule isolée,
mesurant 1,8 m sur 2,7 m. En octobre 1997, Nick et Mary Eoloff, deux militants
pacifistes originaires du Minnesota, aux États-Unis, réussissent à adopter
légalement le détenu, de manière à ce qu'il jouisse de la nationalité
américaine. Peu après son adoption, Vanunu sort de son confinement forcé, qui
aura duré onze ans et demi, et peut recevoir des visites - très contrôlées. En
1999, nouveau rebondissement : un quotidien israélien, le Yedioth Aharonot,
accuse Vanunu d'avoir divulgué les secrets de la bombe israélienne à des membres
du Hamas détenus dans la prison d'Ashkelon, accusation qui se révélera infondée.
Surtout, en février 2000, la Knesset (le Parlement israélien) débat enfin de sa
politique nucléaire. La séance est levée dans la plus grande agitation : un
député, Issam Makhoul, représentant le Hadash (le Front démocratique pour la
paix et l'égalité), affirme publiquement qu'Israël possède des bombes atomiques,
ce que continue de nier le gouvernement. Mais personne n'est dupe. À la fin de
décembre 2003, le directeur de l'Agence internationale de l'énergie atomique
(AIEA), Mohamed el-Baradei, exhorte Israël à se défaire de ses bombes - après
avoir rappelé à l'ordre l'Iran et la Libye.
En somme, dix-huit années se
sont écoulées sans que les autorités israéliennes cèdent aux pressions
extérieures. À l'approche de sa libération, les rumeurs vont bon train sur
l'avenir de Vanunu, un homme au front aujourd'hui dégarni. S'il persiste dans
son refus de se taire, le gouvernement pourrait sortir des cartons une vieille
loi lui interdisant de quitter le territoire. D'autres sources prétendent qu'on
pourrait lui infliger « une détention administrative », généralement réservée
aux terroristes palestiniens, pour des « raisons de sécurité ». Une chose est
certaine : Israël fera tout pour museler Mordechaï Vanunu. Ad vitam
aeternam.
25. Amnon Kapeliouk raconte Arafat -
Portrait d'un "irréductible" par Françoise Germain-Robin
in
L'Humanité du jeudi 5 février 2004
Le journaliste et écrivain
israélien livre une étonnante biographie du président palestinien.
Ce n'est pas un livre de plus sur Arafat qu'a écrit Amnon Kapeliouk (1).
C'est un livre singulier. D'autant plus étonnant et attachant qu'il est l'oeuvre
d'un journaliste israélien de renom, grand reporter puis éditorialiste au
quotidien Yediot Aharonot. Or cet Israélien, loin de porter un regard de haine
sur " l'ennemi irréductible " qu'est depuis toujours le chef de l'OLP aux yeux
de nombre de ses concitoyens, prend le parti d'une approche à la fois
journalistique et intimiste du personnage.
Journalistique parce qu'Amnon
Kapeliouk suit au jour le jour depuis plusieurs décennies pour la presse
israélienne l'évolution du conflit israélo-palestinien.
Intimiste parce
qu'il connaît depuis longtemps personnellement Yasser Arafat qu'il a été l'un
des premiers journalistes israéliens à interviewer le 9 août 1982, en plein
siège de Beyrouth, quelques semaines seulement avant les massacres de Sabra et
Chatila (2). Le siège et le bombardement de la capitale libanaise étaient
dirigées par Ariel Sharon, alors ministre de la Défense, qui favorisa et couvrit
l'ouvre de mort des phalangistes dans les camps palestiniens. Le récit de
l'entretien entre Kapeliouk et Arafat, dans un parking souterrain secoué par les
bombes, est un des moments forts du livre (p 208).
Si Amnon Kapeliouk a pu
ainsi approcher et comprendre, en pleine guerre, celui que Sharon cherchait à
anéantir, c'est en grande partie, dit-il lui même, " parce que je suis un sabra,
né dans une Palestine où Juifs et Arabes cohabitaient et élevé dans une famille
où mon père recevait à la maison de nombreux amis arabes ".
Cette
cohabitation judéo-arabe d'avant la création d'Israël, il la raconte à travers
l'enfance d'Arafat, sur laquelle le premier chapitre fait quelques révélations.
Une enfance entre Jérusalem et Le Caire dans laquelle l'histoire fait irruption
très tôt avec la guerre mondiale, puis la " nakba " (3). Les années de formation
dans une Égypte en pleine tourmente révolutionnaire, où les Frères musulmans et
les officiers libres de Nasser luttent pour le pouvoir, expliquent peut-être
qu'Arafat ait toujours cherché à concilier ces deux pôles contradictoires :
islamisme et nationalisme arabe à connotation socialiste.
Le livre montre la
constance de cette double inspiration, mais il expose surtout ce qui fait
d'Arafat un personnage historique incontournable : la manière dont il a investi
la cause palestinienne jusqu'à devenir lui-même le symbole d'une nation, son
catalyseur. Militant infatigable de l'indépendance - vis-à-vis des pays arabes
comme d'Israël - Arafat, comme le montre Kapeliouk, est celui qui a fait le
choix de la lutte armée pour libérer la Palestine, choix auquel il s'est tenu
contre vents et marées jusqu'à une période récente. Mais il est aussi, et c'est
toute la puissance du paradoxe, l'homme de la reconnaissance d'Israël, dès 1988,
et des accords d'Oslo, cinq ans plus tard. Un moment historique qui marquera un
basculement de l'histoire, même si elle a subi, depuis, des retournements
tragiques, dont le premier fut l'assassinat de Rabin, qui bouleverse
profondément Arafat (p. 277). Mais ils ne font que prolonger un conflit dont
tout le monde connaît l'inéluctable solution, présentée récemment à Genève :
deux États pour deux peuples, avec Jérusalem pour capitale commune. Une capitale
dans laquelle Arafat, encerclé depuis deux ans dans Ramallah, espère toujours
aller prier un jour, tout près du lieu où il passa sa petite enfance.
Cette
détermination d'un homme " irréductible ", Kapeliouk ne cache pas l'admiration
qu'elle lui inspire. Une admiration partagée par Nelson Mandela qui donne au
livre une admirable préface dans laquelle il rend hommage à " celui qui
inscrivit la question palestinienne à l'ordre du jour de la communauté
internationale, faisant passer son peuple du statut de réfugié à celui de nation
à part entière ". Et il émet l'espoir que le livre de Kapeliouk " permettra de
mieux comprendre l'estime que lui vouent tous ceux qui sont attachés à la
liberté ". Un livre à offrir d'urgence à Ariel Sharon.
- NOTES :
(1) Arafat, l'irréductible, d'Amnon Kapeliouk.
Préface de Nelson Mandela. Fayard. 510 pages. 24 euros
(2) Sabra et Chatila
: enquête sur un massacre, d'Amnon Kapeliouk, Le Seuil, 1982.
(3) Terme qui
désigne le partage de la Palestine et l'exode de 800 000 Palestiniens fuyant
l'armée israélienne en 1948.
26. Israël fait campagne pour son
mur par Serge Dumont
Le Soir (quotidien belge) du lundi 2 février
2004
Les responsables israéliens ne cachent pas leur satisfaction
après la prise de position américaine de samedi selon laquelle la Cour
internationale de justice (CIJ) de La Haye n'est pas l'instance appropriée pour
examiner le caractère légal ou non du mur de séparation en cours de construction
en Cisjordanie. En effet, le 8 décembre 2003, l'assemblée générale des Nations
unies a voté une résolution demandant à la CIJ de remettre un avis motivé sur la
question. En attendent la première audience de ce tribunal prévue ce 23 février,
Israël, qui redoute une condamnation de principe, multiplie les efforts pour
justifier l'utilité de sa barrière « antiterroriste ». Outre l'annonce d'une
série de mesures « visant à faciliter la vie des Palestiniens » sur la terre
desquels une partie de l'ouvrage est d'ores et déjà achevé, le cabinet d'Ariel
Sharon a également recruté l'agence de relations publiques Publicis afin de
redorer son blason. Dans la foulée, il a publié vendredi une série des photos
peu ragoûtantes de l'attentat suicide commis la veille à Jérusalem. Une tuerie
qui n'aurait pas eu lieu selon le ministre israélien de la Sécurité intérieure
Tsahi Hangbi si le tronçon de mur en construction autour de la ville sainte
avait été achevé. Le même jour, l'ambassadeur d'Israël aux Pays-Bas a d'ailleurs
remis à la CIJ un mémorandum de cent cinquante pages contestant sa compétence en
la matière. C'est pour appuyer cette position que le Département d'Etat
américain est intervenu publiquement dans le même sens. Cependant, l'Etat hébreu
se flatte de bénéficier d'autres soutiens. De celui de la Russie entre autres,
mais également de l'Australie, de la Hongrie, ainsi que de la Pologne. En outre,
il se réjouit des propos du chef de la diplomatie irlandaise (qui assure la
présidence semestrielle tournante de l'Union européenne), Brian Cowen, selon
lequel l'Union européenne croit que cette procédure est inappropriée parce
qu'elle n'aidera pas. Une thèse également soutenue par la diplomatie belge dont
un porte-parole contacté dimanche présentait le tracé du mur (qui annexe une
partie des terres agricoles de Cisjordanie) comme un problème mais estimait que
le porter devant la CIJ est inopportun puisqu'il politise inutilement le
dossier. A Ramallah, l'Autorité palestinienne (AP) suit avec inquiétude
croissante l'évolution de la campagne diplomatique israélienne visant à empêcher
l'examen de l'affaire par la CIJ. Soutenue par la Ligue arabe et par la
Conférence islamique, elle vient d'ailleurs de transmettre au président de cette
Cour un mémorandum prenant le contre-pied de la position de l'Etat hébreu et
reconnaissant la compétence pleine et entière des quinze magistrats composant
cette
instance.
27. Les libertés menacées des citoyens
d’Israël - Priorité absolue à la "sécurité" par Meron Rapoport
in Le
Monde diplomatique du mois de février 2004
(Journaliste
israélien, lauréat du prix Napoli de journalisme, Meron Rapoport a été licencié
du quotidien Yediot Aharonot après avoir intitulé un article sur les affaires du
premier ministre : « Sharon n’a pas dit la vérité ».)
Le procureur de l’Etat d’Israël dispose d’assez de preuves pour
inculper M. Ariel Sharon de corruption. La perspective de sa démission
déstabilise un peu plus un gouvernement dont la fuite en avant – symbolisée par
la construction du mur en Cisjordanie – rencontre une résistance croissante.
Parce qu’elle perpétue un conflit meurtrier pour les deux peuples. Mais aussi
parce que, telle la guerre menée par la France en Algérie, elle se retourne
contre les libertés des citoyens israéliens.
L’avocat (arabe) Murad El-Sana, de Beersheva, vit dans la peur
car une nouvelle loi lui interdit de partager sa vie avec Abeer, la femme qu’il
vient d’épouser. Dan Shilon, célèbre présentateur (juif) de télévision, a dû
quitter son poste à l’Office de la radio-télévision israélienne pour n’avoir pas
donné le micro assez vite à l’un des plus proches collaborateurs du premier
ministre Ariel Sharon dans un studio de télévision. Mère célibataire (juive) de
deux enfants, installée à Mitzpe Ramon, Mme Viki Knafo a perdu 30 % de ses
revenus en une nuit en raison de la décision soudaine du gouvernement d’amputer
certaines prestations sociales [1].
Acteur et réalisateur (arabe) populaire,
Mohamed Bakri n’a pas le droit de projeter son documentaire, Jénine-Jénine en
Israël, car le procureur général estime qu’il heurte la sensibilité des soldats
ayant pris part aux affrontements. M. Gil Na’amti, un ancien soldat (juif), a
été gravement blessé par les balles d’un sniper israélien alors qu’il
participait à une manifestation contre la construction du mur en Cisjordanie.
Chauffeur (arabe) du village bédouin d’Atir, Nasser Abou Al-Qian a été tué d’une
balle qu’un policier lui a tiré dans la tête, à bout portant, parce que, arrêté
à un feu de circulation, il n’avait pas baissé assez vite la vitre de son
véhicule.
Toutes ces personnes sont absolument étrangères les unes aux
autres. Rien de ce que chacune fait ou faisait dans la vie n’a de rapport avec
les occupations des autres : Mme Knafo n’a jamais manifesté l’envie de voir
Jénine-Jénine et Abou Al-Qian n’avait probablement jamais entendu parler de Dan
Shilon. Elles vivaient des vies séparées, dans des lieux séparés, au sein de
cette société de plus en plus cloisonnée qu’est devenu l’Etat d’Israël.
Pourtant, nombre de spécialistes en sciences sociales, de professeurs de droit
et de militants des droits de l’homme affirment qu’elles sont victimes d’un même
phénomène : « seule démocratie du Proche-Orient », comme on dit, Israël est en
fait de moins en moins démocratique.
Cette réalité, 3,5 millions de
Palestiniens la vivent dans les territoires occupés. Mais elle n’épargne pas les
citoyens du « vieil Israël » des frontières de 1967. En toile de fond se
trouvent la sanglante Intifada et sa répression, qui ont coûté la vie, depuis
trois ans, à 900 Israéliens et à 2 500 Palestiniens. Des droits civiques qui
n’étaient pas directement concernés par le conflit ont été durement
malmenés.
« Le public israélien a adopté la vision droitière selon laquelle
nous sommes en guerre, explique le professeur Yaron Haezrahi, du département de
sciences politiques de l’Université hébraïque, personnalité de premier plan dans
les études sur les droits de l’homme. La terreur palestinienne porte atteinte à
la culture des droits de l’homme. On demande aux citoyens de renoncer à de
nombreux droits, et l’appareil de sécurité est devenu un nouveau sacerdoce. A
l’Université hébraïque, ce sont les gardes chargés de la sécurité qui décident
quels étudiants sont autorisés à se rendre à la bibliothèque. »
Le dernier
incident grave – qui a ébranlé de nombreux Israéliens, mais peu retenu
l’attention à l’étranger – s’est produit le 26 décembre 2003. M. Gil Na’amati,
un kibboutznik de Re’im âgé de 21 ans, qui venait de terminer son service
combattant, participait à une initiative du groupe Les Anarchistes contre le
mur. Ceux-ci s’étaient rassemblés à Mascha, un village palestinien au sud de
Kalkiliya, situé à environ 7 kilomètres de la « ligne verte [2] » et coupé de
ses terres agricoles par la « clôture de sécurité » récemment érigée.
Aux
côtés de 200 Palestiniens, 50 Israéliens – dont M. Na’amati – se dirigèrent vers
une porte aménagée dans le mur pour permettre théoriquement aux agriculteurs
palestiniens d’accéder à leurs terres, mais qui demeure presque toujours fermée.
En approchant, les deux groupes se séparèrent. « Nous étions convenus que seuls
les Israéliens iraient jusqu’à la clôture », raconte M. Eli Cohen, un cinéaste
israélien dont le film le plus connu, Two Steps from Saida (A deux pas de
Saïda), a été commandé par l’armée et qui tourne actuellement un documentaire
sur le mur.
« Tout le monde supposait que les soldats allaient faire preuve
de retenue face aux manifestants israéliens, qu’ils n’allaient pas tirer ».
Erreur. Lorsque les manifestants israéliens commencèrent à secouer la porte, un
groupe de soldats se trouvant à 20 mètres se mit à tirer au-dessus de leurs
têtes. « Les manifestants crièrent alors : « Ne tirez pas, nous sommes
israéliens, nous sommes frères, nous vivons avec vous », raconte le cinéaste.
J’ai du mal à croire que les soldats n’ont pas compris que ceux qui criaient
ainsi de ne pas tirer parlaient hébreu avec un accent israélien. » Mais les tirs
ciblés ont continué.
L’armée ouvre le feu contre la gauche
Photographe à
Yediot Aharonot, M. Tal Cohen, qui se trouvait près des soldats, rapporte qu’il
avertit l’un d’entre eux qu’en face se trouvaient des Israéliens. Or ce
militaire demanda néanmoins à son commandant l’autorisation de tirer. Elle lui
fut donnée. Un sniper visa et tira à deux reprises dans la jambe de M. Na’amati,
touchant une artère vitale. Le blessé perdait son sang et, devant le refus des
soldats d’ouvrir la porte, il dut être transporté dans un hôpital israélien par
des routes de contournement que leur mauvais état rend interminables. Il faillit
mourir à son arrivée à l’hôpital.
On apprit par la suite que le commandant de
l’unité réside à Elkana, une colonie juive située à quelques centaines de
mètres. Quant au tireur d’élite, il provient d’une famille religieuse et a fait
ses études dans une yeshiva liée au Parti national religieux. Selon l’enquête
interne de l’armée, les soldats ont agi « conformément aux règlements »,
persuadés qu’ils étaient de faire face à des manifestants palestiniens menaçant
de franchir le mur et de les attaquer.
« Il faut être saoul » pour croire à
la version des soldats, rétorque le père du blessé, M. Uri Na’amati, militant de
longue date du Parti travailliste, responsable d’un conseil communal dans le
Néguev. Pour sa part, M. Eli Cohen s’efforce de ne pas tirer de conclusions
hâtives : « Je me méfie de mes propres conclusions, j’ai cru toute ma vie que
c’était mon armée et qu’elle me protégeait », admet-il. Pourtant, il n’est pas
convaincu, lui non plus. « Les soldats étaient très calmes, dit-il, les tirs
n’ont pas résulté d’une escalade, mais d’une décision prise froidement. C’était
comme si les soldats disaient aux manifestants : « Vous aidez l’autre bord, et
vous pensez que vous allez vous en tirer comme cela ? Vous devez payer pour ce
que vous avez fait. » »
Le professeur Haezrahi mâche encore moins ses mots :
« C’est la première fois que l’armée ouvre le feu contre la gauche. On reproche
aux refuzniks d’utiliser Tsahal pour servir leurs objectifs politiques. Mais,
dans ce cas, c’est la droite qui s’est dissimulée sous l’uniforme. Même les
journaux ont refusé de dire que les soldats qui avaient tiré sur des
manifestants de gauche étaient des partisans de la droite, alors que tout cela
rappelait clairement le comportement des Phalanges [3]. »
« L’affaire
Na’amati nous entraîne un cran plus loin, estime pour sa part Mme Dana
Alexander, responsable du service juridique de la prestigieuse Association des
droits de l’homme. Mais je n’ai pas été surprise. C’est le résultat naturel
d’une attitude très violente à l’égard des manifestants de gauche et de la
délégitimation de la gauche et des hommes politiques arabes en Israël. » La
militante se rappelle comment, en avril 2002, un petit groupe d’Arabes
israéliens manifesta pacifiquement dans la ville mixte de Lod, contre la
réoccupation militaire de toutes les villes de Cisjordanie. Bien que la loi
n’exige pas d’autorisation préalable pour une telle initiative, onze
participants furent arrêtés et restèrent en détention jusqu’à leur procès pour «
organisation illégale » et « incitation à la rébellion ». Ils furent finalement
relâchés discrètement, le tribunal ayant découvert que le chef d’inculpation
d’incitation à la rébellion reposait sur la traduction erronée d’une des
pancartes brandies par les manifestants…
D’autres affaires ne se limitent pas
à des arrestations et détentions abusives : certaines ont débouché sur le
meurtre d’innocents. Basé à Haïfa, le Centre Mossawa, qui s’efforce de protéger
les droits des citoyens arabes en Israël, a recensé, en trois ans, au moins
quinze cas d’assassinats de citoyens arabes par la police ou les
garde-frontières, qui viennent s’ajouter aux treize victimes de la répression
des manifestations d’octobre 2000, au début de la seconde Intifada. « En octobre
2000, le gouvernement et la Sécurité intérieure (Shabak) ont décidé, au plus
haut niveau, de faire rentrer les Arabes chez eux, car ils percevaient leur
soulèvement comme une guerre contre l’ensemble d’Eretz Israël, affirme M. Jafar
Farah, directeur général du Centre Mossawa. Maintenant, nous nous trouvons
plutôt dans un climat de transfert [4], au point qu’on entend souvent crier «
Mort aux Arabes ! », et, de toute évidence, ce climat influence la police.
»
Ce climat, M. Farah, comme tous les interlocuteurs de cette enquête,
l’admet volontiers, résulte de l’état de guerre qui règne entre Israéliens et
Palestiniens, et par-dessus tout des attentats-suicides contre des civils en
Israël. Mais la plupart des cas recensés par le Centre Mossawa n’ont rien à voir
avec les kamikazes ni, plus largement, avec des questions de sécurité. Aucun des
quinze Arabes tués depuis trois ans par la police n’était impliqué dans des
activités terroristes, et seuls quelques-uns étaient soupçonnés d’infractions
pénales. En majorité, c’étaient des personnes complètement innocentes, sans
aucun lien avec la délinquance ou le terrorisme. Est-il besoin de préciser
qu’aucun citoyen juif israélien délinquant, soupçonné d’infraction pénale ou
autre, n’a été assassiné pendant cette même période ?
La commission Or, mise
en place par la Knesset pour enquêter sur le meurtre de citoyens arabes durant
les émeutes d’octobre 2000, a conclu que la police avait tiré à balles réelles
contre des manifestants arabes sans justification, et en contrevenant à tous les
règlements. Mais, dix jours seulement après la publication de ces conclusions,
en septembre 2003, la police ouvrait le feu, à Kfar Kassem, contre des citoyens
arabes qu’elle voulait arrêter, blessant onze personnes manifestement innocentes
: aucune d’entre elles n’a fait l’objet de poursuites.
Deux mois auparavant,
un autre cas flagrant de violence policière s’était produit. Naser Abou Al-Qian,
23 ans, conduisait une camionnette sur la route de Beersheva. Alors qu’il était
arrêté à un feu, des garde-frontières l’ont soupçonné de transporter des
travailleurs palestiniens en situation irrégulière. Estimant qu’Abou Al-Qian ne
lui répondait pas assez vite, l’un des policiers a brisé la vitre de sa
camionnette avec son pistolet et lui a tiré dans la tête à bout portant. La
police a tout d’abord affirmé que l’homme avait tenté de fuir, mais, devant les
témoignages multiples, dont ceux de conducteurs juifs, le meurtrier a été accusé
d’homicide. Aucun des quatorze autres meurtriers, précise M. Farah, n’a été
inculpé. Peut-être n’y avait-il aucun témoin juif ?
Cette lame de fond
déferle aussi d’en haut. Ainsi, en vue des élections législatives de janvier
2003, une commission parlementaire avait décidé d’interdire à deux députés
arabes (MM. Azmi Bishara et Ahmed Tibi) de se présenter et à un parti arabe (le
Balad) de proposer ses candidats. Il a fallu que la Cour suprême annule cette
décision. Et M. Bishara, premier député israélien poursuivi pour une déclaration
[5], a retrouvé son immunité parlementaire. La plupart des neuf députés arabes
ont été l’objet d’enquêtes policières… qui n’ont servi à rien. Et le Centre
Mossawa a enregistré, en trois ans, vingt-cinq cas d’agression de députés arabes
par la police.
S’il est devenu banal, en Israël, d’accuser les députés arabes
d’incitation à la rébellion, certains ne voient dans cette dénonciation qu’une
tentative délibérée de déligitimer les dirigeants arabes. « De telles tentatives
ont déjà eu lieu dans le passé, estime Mme Alexander, mais pas à ce niveau et
avec un tel soutien au sein de la Knesset. »
D’autant que l’épouvantail du «
danger démographique », agité encore récemment par le ministre du Trésor
Benyamin Nétanyahou, a d’ores et déjà conduit à la promulgation, en juillet
2003, d’une loi apparemment discriminatoire et raciale : la loi relative à la
citoyenneté et à l’entrée en Israël. La Knesset examine maintenant une autre
proposition de loi visant à obliger les organisations non gouvernementales à
soumettre à l’examen d’autorité gouvernementale tous les dons qu’elles reçoivent
de l’étranger, l’autorité en question ayant le droit d’interdire le financement
d’organisations qui « cherchent à influencer une position ou l’opinion publique
dans la société israélienne ». S’il était voté, ce texte affecterait
indubitablement les organisations non gouvernementales arabes, qui reçoivent la
plupart de leurs fonds de l’Union européenne ou d’Etat européens.
Journalistes ou porte-parole officiels ?
Autre atteinte
grave aux libertés : le gouvernement a approuvé, en avril 2003, un plan visant à
évacuer 70 000 Bédouins des endroits où ils vivent depuis cinquante ans et à les
forcer à se sédentariser dans des villes. « Je ne pense pas qu’ils réussiront à
expulser des villages non reconnus la totalité de ces Bédouins, mais un grand
nombre d’entre eux seront déportés. En tout cas, c’est la première fois qu’un
projet aussi précis a été approuvé », déclare M. Farah. Ces mesures s’inscrivent
d’ailleurs – nos interlocuteurs s’accordent sur ce point – dans un climat «
transfériste ». « La ville de Beersheva est tombée aux mains de bandes de
criminels bédouins », a déclaré le ministre de la sécurité intérieure, Tzahi
Hanegbi, au quotidien Maariv (4 août 2003), à l’occasion d’une visite dans cette
ville, en août dernier. Et d’ajouter : « Je vous le dis, les gars, soulevez-vous
par milliers, armez-vous de gourdins et chassez les criminels bédouins. »
Ces
déclarations ont, hélas !, reçu un écho favorable dans bien des médias. Ces
derniers se sont en effet engagés dans le « combat contre le terrorisme », en
fait contre les Arabes israéliens.
« Le gouvernement a réussi à imposer son
point de vue à la plus grande partie des médias », affirme le professeur
Mordechai Kremnitzer, de l’Université hébraïque, président sortant du Conseil
des journalistes, l’institution bénévole la plus éminente des médias israéliens.
« Il existe un mécanisme, consistant à adopter la version officielle, renchérit
le professeur Haezrahi, qui, au sein de la Knesset, s’efforce de défendre le
journalisme indépendant. Il est devenu impossible de distinguer un porte-parole
officiel et un journaliste. » Ce phénomène ne se limite pas à l’autocensure,
courante en temps de guerre : selon le professeur Kremnitzer et bien des
professionnels, le gouvernement exerce une pression grandissante sur les médias,
au point que l’on assiste à une érosion de la liberté d’expression.
« Depuis
un an environ, le gouvernement intervient de façon flagrante, témoigne un
journaliste important de la radio-télévision israélienne, qui contrôle la
première chaîne de télévision et Kol Israel, la station de radio la plus
populaire. Les pressions existaient auparavant, mais elles n’avaient pas cette
intensité. Vous regardez les actualités et vous vous dites que vous voyez ce que
le rédacteur ou le présentateur veulent vous montrer. La réalité est
complètement travestie. » D’ailleurs, ajoute-t-il, « le président du conseil
d’administration est un membre actif du Likoud, et il fait passer des notes
indiquant qui doit être interviewé et qui ne doit pas l’être. » « Le directeur
général est encore pire, poursuit ce journaliste. Avant les dernières élections
générales, il a refusé de donner son aval à une interview d’Amram Mitzna. Il
fallut d’âpres discussions pour que soit autorisé cet entretien avec le chef du
plus grand parti d’opposition, candidat au poste de premier ministre, qui aurait
été de soi en temps normal. »
Uri Dan, l’un des amis les plus proches de M.
Ariel Sharon, anime un programme radio de deux heures qu’il consacre
exclusivement à un éloge des hauts faits du premier ministre et à une
dénonciation violente de ses détracteurs. Il a rejoint dernièrement les membres
permanents du panel qui intervient dans le prestigieux magazine d’actualités
télévisées du vendredi soir. Ce magazine était animé par Dan Shilon, l’un des
pères fondateurs de la télévision israélienne, jusqu’au jour où celui-ci eut la
surprise de lire dans la presse qu’il avait perdu son emploi. Motif : malgré des
appels urgents provenant de la salle de contrôle, il n’avait pas donné le micro
assez vite à Uri Dan.
« Le gouvernement a pris le contrôle de l’Office de
radio-télévision, estime le professeur Kremnitzer. Nous revenons au temps de
David Ben Gourion, quand cette institution n’était pas encore un organisme
indépendant, protégé par une loi spéciale, mais un simple service dépendant du
bureau du premier ministre. »
Le problème va bien au-delà. Mohamed Bakri,
l’un des acteurs les plus populaires d’Israël, a donc réalisé un film
documentaire controversé sur les affrontements qui eurent lieu dans le camp de
réfugiés de Jénine, en avril 2002. La Commission de visionnage des films et des
pièces de théâtre, une sorte d’organe de censure pratiquement moribond, décida
d’interdire le film au motif qu’il pourrait heurter la sensibilité des soldats
qui ont pris part à l’opération. Le procureur général appuya cette décision
aussi rare qu’étrange, jusqu’à ce que la Cour suprême autorise la projection.
Mais le procureur général a fait appel de la décision de la Cour, et le film,
présenté dans de nombreux festivals à l’étranger, n’a pas encore été projeté en
Israël.
« Cela aurait été impensable il y a trois ans », assure le professeur
Kremnitzer, qui évoque aussi la décision de l’Office national de la presse de ne
délivrer la carte de presse qu’aux journalistes considérés comme « propres » par
le Shabak – seule la pression conjointe de la presse étrangère et israélienne a
finalement permis de remettre en cause cette procédure. D’ailleurs, selon une
récente étude de l’Institut israélien de la démocratie, Israël est tombé au
31ème rang sur les 36 pays démocratiques ayant fait l’objet d’un sondage. « Nous
avons la notation la plus basse de toute la presse libre, déplore le professeur
Kremnitzer. Il suffirait de tomber un petit peu plus bas pour être classé comme
Etat « semi-démocratique ». »
Cette réalité inquiétante ne concerne pas
seulement les manifestants de gauche, les Arabes israéliens, les membres de la
Knesset ou les professionnels des médias. Elle atteint les fondements mêmes de
la société israélienne. L’an passé, M. Nétanyahou a engagé une campagne féroce
contre les prestations sociales en général et les syndicats travaillistes en
particulier, avec un jargon typique de la contre-Intifada. La campagne fut
marquée par un célèbre lapsus : « Nous ne capitulerons pas devant les ennemis »,
déclara-t-il en employant le terme hébreu ‘oyvim’ (ennemis) au lieu de ‘ovdim’
(travailleurs).
« Tout son discours s’adressait à des ennemis, décrypte M.
Yuval Elbashan, avocat et directeur de la « clinique juridique » de l’Université
hébraïque. Son lapsus n’avait rien d’accidentel. » Il est d’ailleurs question,
ajoute-t-il, d’interdire les tribunaux du travail, dernier bastion des
syndicats. Un comité spécial examine actuellement l’avenir de ces juridictions,
et M. Elbashan se dit certain qu’elles vont être supprimées : « Et quand vous
n’avez plus de système juridique, toute la société s’effondre. »
Indifférence et machiavélisme
Le ministre du Trésor
vient de passer un accord sans précédent avec la police : il lui accordera des
fonds supplémentaires, en échange de la mise en place par cette dernière d’une
unité spéciale chargée de retrouver les personnes percevant des prestations
sociales frauduleuses. L’argent que cette « police des allocations sociales »
récupérera permettra à l’Etat d’économiser : il restera… dans la police. Cette
perspective donne froid dans le dos au professeur Haezrahi : « C’est le
ministère du Trésor le plus cruel de l’histoire d’Israël. Avec une indifférence
et un machiavélisme rares, il envisage de détruire toutes les institutions
sociales. L’impératif de la sécurité a eu raison de tout. Le terrorisme a
affecté le mouvement politique des droits de l’homme, et la voie est ouverte à
d’autres atteintes contre les droits civiques. »
Début janvier, l’Association
des droits civiques a remporté une modeste victoire contre M. Nétanyahou.
L’Association avait saisi la Cour suprême : la réduction de 30 %, opérée en
2003, des allocations destinées aux chômeurs de longue durée – et notamment aux
mères célibataires – pouvait, arguait-elle, porter atteinte au droit humain
fondamental à une vie dans la dignité. Lors de l’audience, il apparut que le
ministère du Trésor n’avait pas évalué les besoins minimaux requis pour vivre
dignement. La Cour a donc renvoyé le gouvernement à ses devoirs, s’attirant une
violente attaque de la Knesset. « Le ministère du Trésor passe outre et désobéit
à la loi », affirme le professeur Aharon Zamir, ancien juge auprès de la Cour
suprême et l’un des hommes les plus pondérés de tout le système judiciaire
israélien. Une guerre entre la Cour suprême et la Knesset ? Une démocratie en
crise ? « Lorsqu’une politique d’atteintes aux droits de l’homme infecte une
société, conclut M. Elbashan, elle la gangrène entièrement. »
28. La brutalité d’Israël au quotidien à
Gaza par Rana El-Khatib
in The Arizona Republic (quotidien américain) du
dimanche 25 janvier 2004
[traduit de l'angalis par Gérard
Jugant]
(Rana El-Khatib est une poétesse palestino-américaine, activiste,
vivant à Phoenix. Elle est l’auteur de Brandes, La poésie d’un Soit-Disant
"Terroriste", un recueil de poèmes disponible chez les libraires en ligne en
mars 2004. On peut la contacter à brandedpoetry@yahoo.com.)
"C’est bon Israël !". Ce sont là les derniers mots qu’avec mon mari nous
entendîmes en passant l’ultime check-point d’Eretz, la frontière édifiée par
Israël afin de contrôler toutes les entrées et sorties de Gaza.
Je me retournai pour un dernier regard au soldat. Je vis une menue et
séduisante blonde, le visage presque souriant. Ses bras reposaient
confortablement sur la longue crosse de son M-16. Ses mots résonnaient
glacialement dans ma tête, non parce que je ne voulais pas la croire, mais parce
que je venais de voir l’autre face d’Israël : le "pas-si-bon" Israël.
Nous allions à Gaza pour ramener à leur existence de camp de réfugiés Asma
et Hiba, deux soeurs jumelles âgées de 6 ans. Les petites filles avaient passé
les cinq derniers mois chez nous à Phoenix à se remettre d’une importante
opération chirurgicale. Elles s’étaient attachées à leurs docteurs ainsi qu’aux
dizaines de familles qu’elles avaient rencontrées au cours de leur séjour.
Elles s’étaient aussi accoutumées au confort matériel du mode de vie
américain. Elles y avaient un bon lit. Elle pouvaient dormir la nuit sans les
déchirants tirs d’artillerie tout autour. Elle avaient une télé. Elles pouvaient
se doucher chaque jour et aimaient se baigner dans la mousse chaude. Elles
n’avaient pas à craindre un hélicoptère. Elles avaient l’électricité en
permanence. Elles pouvaient être des enfants.
A Gaza, elle dorment sur des paillasses à même le sol. Elles prennent une
douche lorsqu’il y a de l’eau. Les hélicoptères les terrorisent. Leur père est
souvent empêché de se rendre à son travail d’infirmier. Les pannes d’électricité
sont fréquentes. Le soldat incarne la terreur et la haine. On leur refuse leur
enfance telle que nous la concevons.
Nos quatre jours agités et nos trois nuits sans sommeil à Gaza étaient
remplis des images et des sons d’une société totalement bouleversée. L’atrophie
infestait tous les aspects de la vie, et une profonde sensation d’isolement
était en suspension dans l’air.
Le jour, on essayait avec nos amis d’oublier les conditions délabrées. Mais
les nuits, c’était une autre histoire. Essayer de dormir en dépit des sons
rauques des armes de l’artillerie israélienne contre le pathétique pap, pap, pap
des Kalashnikov des Palestiniens, était difficile.
Parfois, seulement quelques salves retentissaient au-dessus de la ville.
D’autres fois, mon mari et moi on se crispait impuissants en pensant à ceux qui
étaient frappés par la grêle de balles. Quand la fusillade commençait, elle
réduisait au silence les coqs aux chants déphasés et les sporadiques et
effrayants cris stridents des faucons qui transperçaient la nuit.
Et une fois au moins chaque nuit, il y avait un son qui me ramenait à la
conscience, celui des braiments d’un âne angoissé vociférant. Chaque espèce
était perturbée.
Notre chambre au neuvième étage de l’hôtel vide offrait une vue panoramique
sur deux mondes très disparates. Juste en-dessous de nous, la vision était celle
du monde délabré des Palestiniens. A distance, une colonie qui pourrait
s’intituler "Juifs Seulement" nichée soigneusement au bord de la mer, clôturée
autour d’une luxuriante verdure et protégée par des soldats en armes dans des
tours de garde.
Quand je demandai si je pouvais prendre des photos, on me prévint
clairement : "Les Israéliens vont vous voir et ils peuvent vous tirer dessus".
Les trous des balles qu’il y avait dans notre fenêtre de l’hôtel et dans le mur
qui lui faisait face nous convainquirent de la sagesse du conseil.
Les balles aussi parfois proviennent des redoutables tours d’observation
israéliennes. Ces taches sur le paysage avancent menaçant la très dense
population urbaine. Et quand les balles s’abattent, pour quelque raison que ce
soit, elles tuent ou blessent des personnes innocentes dans leur vie
quotidienne, comme celle d’Hani, un enfant de 9 ans.
On a vu son corps sans vie ensanglanté à la morgue de l’hôpital. Il a été
touché d’une balle dans la tête alors qu’il jouait au football.
Les soldats israéliens portent atteinte à la plus élémentaire des libertés
: le droit de sortir de chez soi. Quand les Palestiniens ne sont pas emprisonnés
chez eux avec le couvre-feu, leur liberté est restreinte par les multiples
check-points de triste réputation, qui les bloquent de 15 minutes à 15 heures
selon les cas.
A ces check-points, les soldats les scrutent à travers de petites, obscures
et rectangulaires fenêtres dans de laides structures d’acier qui se dressent sur
des routes défoncées. Les décisions d’entrée ou de sortie des zones bouclées
sont la plupart du temps arbitraires et sans fondement.
Les chars Merkava dominent aussi la société. Cachés sous des murs de 3
pouces d’acier, les soldats israéliens surgissent méchamment dans les petites
rues surpeuplées. Les chars volontairement endommagent les rues, transformant
l’asphalte en de multiples cratères, en faisant des terrains d’obstacles de
vidanges suintantes pour les ânes émaciés et le petit nombre d’automobiles qui
tentent de manoeuvrer.
Les soldats stationnent quelquefois leurs monstres d’acier à un endroit
précis, déplaçant leurs canons d’un côté à l’autre, provoquant les jeunes et les
intrépides pour qu’ils leur lancent des pierres. Par conséquent, les soldats
ouvrent le feu dans les foules, semant à la fois destruction et mort dans leur
sillage.
Les avions de combat F-16 ajoutent encore une encoche supplémentaire à la
ceinture de la domination israélienne, renforçant son contrôle sur les
Palestiniens. Ils traversent sinistrement à vive allure le ciel de Gaza jour et
nuit, laissant sur leur passage des tas d’immeubles en béton déchiquetés.
Le plus terrifiant visage de l’occupation israélienne prend la forme des
hélicoptères Apache. Leur simple vue provoque une panique dans les rues. Les
gens rampent pour se mettre à l’abri. Personne ne se sent en sécurité. La
mission des Apaches consiste, la plupart du temps, à exécuter des individus qui
sont déclarés unilatéralement constituer des "menaces pour la sécurité
d’Israël".
Dans cette procédure d’exécution des gens sans le moindre procès,
d’innocents badauds aussi bien sont tués. Ils étaient soit par malchance dans le
secteur où l’attaque s’est produite, soit en train de porter secours aux
victimes de l’agression initiale. Ces innocents êtres humains viennent s’ajouter
à la pile montante des "dommages collatéraux".
L’actuel gouvernement israélien a développé la politique d’installation
(avec les moyens financiers pour les logements) de colons illégaux sur les
terres volées aux Palestiniens. Ces colons circulent sur des routes (uniquement
réservées aux Juifs) qui aboutissent aux somptueuses colonies (réservées
uniquement aux Juifs) avec leurs pelouses impeccables et leurs piscines. Les
Palestiniens, à moins d’un mile de là, n’ont même pas suffisamment d’eau potable
pour boire !
Sans doute le plus énorme acte de l’occupation israélienne auquel nous
avons directement assistés est la politique de châtiment collectif de démolition
des maisons. Des milliers de maisons et d’appartements ont été démolis. Des
familles entières se trouvent forcées de vivre dans des tentes fournies par les
Nations Unies, faisant de nouveaux réfugiés, parfois des réfugiés pour la
seconde, troisième ou même quatrième fois. On estime que 40.000 Palestiniens à
Gaza et en Cisjordanie sont devenus des sans-logis depuis septembre 2000.
Nous avons ramené nos précieuses Asma et Hiba dans la cellule de leur
gigantesque prison. Leur crime est de refuser de disparaître dans cette
version-là de l’histoire. La Palestine peut avoir été effacée des cartes du
monde, mais pas les Palestiniens. Asma et Hiba non plus. Du moins pas encore.
29. La bulle de Genève - Ilan Pappe fait la
préhistoire des dernières propositions par Ilan Pappé
in The London
Review of Books (mensuel britannique) Vol.26/N°1 du jeudi 8 janvier
2004
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
(Ilan Pappé enseigne les sciences
politiques à l'Université de Haïfa. Il est doyen de l'Institut Emile Touma pour
les Etudes Palestiniennes.)
Bien que nous vivions à l'ère des
couvertures médiatiques intensives et intrusives, les téléspectateurs israéliens
ont eu la chance insigne d'un rush sur les réunions qui ont abouti à l'accord de
Genève ! Le clip qu'il nous a été donné de voir, en novembre dernier, montrait
un groupe d'écrivains et de peaceniks israéliens bien connus, invectivant un
groupe de Palestiniens pas aussi connus et plutôt résignés. Des officiels de
l'Autorité palestinienne, pour la plupart. Abba Eban a dit, un jour, que les
Palestiniens ne manquent jamais une occasion de rater l'occasion. C'était là,
plus ou moins, ce que nos Israéliens répétaient à qui mieux mieux. « C'est votre
dernière chance », disaient-ils aux Palestiniens. L'offre était censée la
meilleure et la plus généreuse que les Israéliens eussent jamais faite…
Scène
familière. Air connu. Les différents récits produits par les acteurs principaux
des accords d'Oslo montrent que c'est déjà le même genre de discours qui
prévalut durant leur négociation. Des fuites échappées du sommet de Camp David,
tenu en 2000, faisaient état d'échanges similaires entre Clinton, Barak et
Arafat. En réalité, le ton et l'attitude israéliens n'ont pratiquement jamais
changé, depuis l'époque où l'exaspération britannique aboutit à ce que la
question palestinienne soit transférée aux Nations unies, à la fin de la Seconde
guerre mondiale… L'Onu était une très jeune organisation, inexpérimentée, à
l'époque, et les gens qui furent recrutés afin de trouver une solution au
conflit ne savaient ni par où commencer, ni comment faire… L'Agence juive se fit
une joie de remplir le vide, exploitant le désarroi et la passivité des
Palestiniens. Jusqu'au bout.
En mai 1947, l'Agence proposa un plan, très
complet, avec cartes et tout et tout, au Comité Spécial de l'ONU pour la
Palestine (UN Special Committee on Palestine - UNSCOP], proposant la création
d'un Etat juif s'étendant sur 80 % de la Palestine - ce qui correspond, grosso
modo, à la superficie de l'Etat actuel d'Israël proprement dit (sans les T.O.).
En novembre 1947, le Comité réduisit la superficie de l'Etat juif à 55 % de la
Palestine, et il transforma son plan en la résolution 181 de l'Assemblée
générale. Le rejet de cette résolution par la Palestine ne surprit personne :
les Palestiniens étaient résolument opposés au partage (de leur pays) depuis
1918. En revanche, son adoption par les sioniste était courue d'avance et, aux
yeux des policiers internationaux, cela suffisait amplement à fournir la base
d'une paix en Terre Sainte !… Mais le fait d'imposer la volonté d'un camp à
l'autre risquait peu d'amener à une réconciliation, et la résolution 181
déclencha la violence sur une échelle sans précédent dans toute l'histoire de la
Palestine moderne.
Les Palestiniens n'étant pas satisfaits de l'idée sioniste
du partage, le temps était venu de l'action unilatérale. La direction sioniste
reprit sa carte de mai 1947, qui montrait clairement quelles parties de la
Palestine étaient convoitées pour l'établissement du futur Etat juif. Le
problème, c'était que sur les 80 % du territoire ainsi taillés, les juifs ne
représentaient qu'une minorité (de 40 %) de la population (660 000 juifs, contre
1 million de Palestiniens). Mais les dirigeants du Yishuv avaient négligé cette
difficulté, lors de l'émergence du projet sioniste en Palestine. La solution,
pensaient-ils, résidait dans le transfert (par la force armée) de la population
indigène, afin qu'un Etat exclusivement juif puisse être créé. Le 10 mars 1948,
la direction sioniste adopta l'infâme Plan Dalet, qui aboutit au nettoyage
ethnique des régions considérées constituer le futur Etat juif en
Palestine.
La Palestine n'a pas été « partagée ». Non. Elle a été détruite.
Et la majorité de sa population a été expulsée. Tels furent les événements qui
allumèrent le conflit qui n'a jamais cessé depuis lors. L'OLP a émergé à la fin
des années 1950, incarnation de la lutte des Palestiniens pour leur retour, la
reconstruction et la restitution de leur patrie. Mais les réfugiés ont été
royalement ignorés par la communauté internationale et les pouvoirs arabes en
place dans la région du Moyen-Orient. Seul Nasser sembla adopter leur cause,
forçant la Ligue arabe à exprimer sa préoccupation pour leur sort. Comme l'ont
illustré les manœuvres pitoyables de juin 1967, ce fut très loin de
suffire.
En juin 1967, c'est l'ensemble de la Palestine qui devint Israël. La
nouvelle réalité géopolitique exigeait un processus de paix d'un genre nouveau.
Tout d'abord, l'Onu prit l'initiative. Mais elle fut vite supplantée par les «
faiseurs de paix » américains. Les premiers architectes de la Pax Americana
avaient des idées bien à eux, mais ils furent éconduits sans égards par les
Israéliens, et n'aboutirent à rien. Les bons offices des Américains ne furent
qu'une doublure de ceux des Israéliens, lesquels se fondaient sur trois
principes : l'épuration ethnique de 1948 n'était pas un problème ; les
négociations ne concerneraient l'avenir que des seules zones occupées par Israël
en 1967 (à savoir : la Cisjordanie et la bande de Gaza) et, enfin, le sort de la
minorité palestinienne en Israël devait être exclu de tout règlement global.
Cela signifiait que 80 % de la Palestine et 50 % des Palestiniens (excusez du
peu !) devaient être tenus en dehors du processus de négociation ! La formule
fut adoptée, inconditionnellement, par les Etats-Unis, et elle fut vendue au
reste du monde, en tant que « meilleure offre possible »…
Durant un temps -
jusqu'en 1977 - les Israéliens insistèrent sur une autre condition préalable.
Ils voulaient se partager la Cisjordanie avec le royaume hashémite de Jordanie.
(On appelait ça l' « option jordanienne » ; elle fut reprise par
l'administration Reagan dans son propre plan de paix.) Le Likoud ayant accédé au
pouvoir, en 1977, l'option jordanienne passa à la trappe : le nouveau
gouvernement de droite n'était pas intéressé par un quelconque accord ni même
par un simple compromis. Mais l'option jordanienne fut remise au goût du jour à
l'époque du gouvernement d'union nationale, qui régna entre 1984 et 1987,
jusqu'à ce que les Jordaniens finissent par se rendre compte que le gouvernement
israélien ne leur remettrait jamais la totalité de la Cisjordanie - même pas à
eux…
L'occupation israélienne continua, sans problème, en l'absence d'un
processus de paix digne de ce nom. Depuis les débuts de l'occupation - soit,
très longtemps avant les premiers attentats suicides - il y eut des démolitions
de maisons, des tueries de civils innocents, des expulsions, des bouclages de
territoire et un harcèlement généralisé. Les années 1950 et 1960 connurent une
expansion d'un mouvement de colonisation exponentiel, qui entraîna non seulement
des expropriations foncières, mais aussi de plus en plus de brutalités. Les
Palestiniens répliquèrent au moyen d'une forme radicale d'islam politique, qui,
à la fin de la deuxième décennie d'occupation, atteignit le niveau d'une force
avec laquelle il fallait compter. Cet islam radical était plus audacieux, dans
sa résistance à l'occupation, qu'aucun des mouvements qui l'avaient précédé.
Mais il était tout aussi dur vis-à-vis des mouvements concurrents, et de la
population palestinienne, d'une manière générale. Aucun des mouvements de la
résistance, pas plus que le gouvernement Likoud, avant eux, ne montra le moindre
intérêt pour une quelconque initiative diplomatique en vue de la résolution du
conflit. La frustration monta, dans les territoires occupés, jusqu'à ce que, en
décembre 1987, la population se révoltât contre l'occupant.
Le moment venu,
cette violence prit fin, et une nouvelle période de meccano de la paix commença,
très ressemblante à celles qui l'avaient précédée. Du côté israélien, l'équipe
fut élargie, incluant des universitaires aussi bien que des hommes politiques.
Une fois encore, il s'agissait d'un effort israélien désireux de conquérir
l'approbation américaine. Une fois encore, les Américains essayèrent de suggérer
quelques idées de leur cru : le processus de Madrid, en 1991, s'inscrivait dans
une tentative américaine de justifier la première guerre du Golfe. Il y eut des
idées avec lesquelles les Palestiniens pouvaient, éventuellement, être d'accord.
Mais ce fut un processus très long et laborieux. Sur ces entrefaites, une
nouvelle initiative israélienne prenait forme…
Cette initiative comportait un
élément inédit. Pour la première fois, les Israéliens s'étaient mis en quête de
partenaires palestiniens intéressés à une paix bien dans leur style (à
l'israélienne), en Palestine. Et ils visaient haut : la direction de l'OLP à
Tunis. Rien que ça ! Ses membres furent circonvenus et séduits par une promesse
israélienne, contenue dans l'Article 5, Paragraphe 3 de l'accord d'Oslo, selon
laquelle, après cinq années au service des besoins de sécurité d'Israël, les
principales revendications palestiniennes seraient mises sur la table des
négociations, en vue d'un accord définitif.
Dans l'intervalle, les
Palestiniens pourraient jouer à l'indépendance. On leur offrait l'opportunité de
créer une Autorité palestinienne, ornée des symboles (des symboles, seulement…)
de la souveraineté. Et cette Autorité n'aurait aucun problème, aussi longtemps
qu'elle sévirait d'une poigne de fer contre tout mouvement de résistance contre
l'occupation israélienne. A cet effet, l'Autorité palestinienne recruta pas
moins de cinq services secrets, qui ajoutèrent leurs exactions et leurs
violations à l'encontre des droits humains et civiques des Palestiniens à celles
des l'occupant. La quasi autonomie de la Palestine ne pouvait pas grand-chose
contre l'occupation. Dans certaines régions, celle-ci était imposée directement.
Dans d'autres, elle l'était indirectement. De plus en plus de colons juifs
arrivèrent, et le harcèlement des Palestiniens continua - partout. L'opposition
palestinienne ayant commencé à avoir recours à des représailles prenant la forme
d'attentats suicides, les Israéliens enrichirent leur répertoire de punitions
collectives, d'une manière telle que le soutien de la population palestinienne
aux kamikazes se mit à croître, semaine après semaine.
Six ans après la
signature d'Oslo, le « camp de la paix » accéda, une fois de plus, au pouvoir en
Israël, avec, à sa tête, Ehud Barak. Un an après, il était confronté à la
défaite électorale, à cause de ses ambitions exagérées dans presque tous les
domaines. La paix avec les Palestiniens : voilà quelle semblait être l'unique
planche de salut. Les Palestiniens attendirent de la promesse qu'on leur avait
faite à Oslo qu'elle représente la base de nouvelles négociations. Ils avaient
bien vu qu'ils avaient dû attendre cinq ans : le temps était venu de débattre du
problème de Jérusalem, du sort des réfugiés et de l'avenir des colonies. Les
Israéliens, là encore, préparèrent la tactique, en mobilisant encore de nouveaux
universitaires et experts « professionnels ». La direction palestinienne,
divisée, était incapable de fournir des contre-propositions sans aide
extérieure, et elle rechercha avis et conseils dans des officines aussi
improbables que l'Adam Smith Institute de Londres ! Pas étonnant, à ce
compte-là, si, seul, le projet israélien était déposé sur la table des
négociations à Camp David, à l'été 2000 ! Avalisé par les Américains, il
proposait un retrait de la plus grande partie de la Cisjordanie et de la bande
de Gaza, laissant environ 15 % de la superficie de la Palestine historique aux
Palestiniens, sous la forme de cantons isolés, zébrés d'autoroutes, entourés de
colonies, de camps militaires et de murailles. Pas de capitale à Jérusalem, pas
de solution au problème des réfugiés. Et prise en dérision totale des concepts
de souveraineté et d'indépendance palestiniennes… Même le fragile Arafat, qui
semblait jusqu'alors assez satisfait d'avoir obtenir la Salata (les pots de
vin), mais qui n'avait jamais exercé la Sulta (le pouvoir réel), ne pouvait se
résoudre à signer un document qui tournait en ridicule absolument toutes les
demandes palestiniennes… Aussitôt, on le portraitura en fauteur de
guerre.
Des manifestants non armés montrèrent leur désarroi, à l'automne
2000, et l'armée israélienne les abattit sans pitié. La réponse palestinienne ne
tarda pas à arriver : la résistance se militarisa. Après trois ans de seconde
Intifada, l'effort de paix reprit, une fois encore. La même formule fut, pour la
énième fois, remise sur le tapis : il s'agissait, toujours en encore, d'une
initiative israélienne visant la satisfaction de des seules opinion et exigences
israéliennes. Initiative déguisée sous les atours d'un honnête courtage des
Américains.
Ce furent, en réalité, trois initiatives qui apparurent, au cours
de l'année 2003. La première avait d'ores et déjà emporté l'adhésion américaine
: la feuille de route. Au bout de cette route, 10 % de la Palestine se
retrouverait divisée entre deux énormes camps de prisonniers : l'un, à Gaza ; et
l'autre en Cisjordanie. Sans aucune solution au problème des réfugiés et un
contrôle israélien total sur Jérusalem. Les initiateurs de la feuille de route
recherchent encore un agent de circulation palestinien en chef. Après avoir
perdu Mahmoud Abbas, ils placent leurs espoirs en Ahmad Qurei.
La seconde
initiative est la proposition Ayalon-Nusseibeh. Elle est fondée sur un retrait
total d'Israël des territoires occupés (à l'exception du grand Jérusalem, qui
occupe tout de même un tiers de la Cisjordanie), en échange de l'engagement des
Palestiniens à abandonner le droit au retour des réfugiés. Je soupçonne Sari
Nusseibeh, président de l'université Al-Quds et ancien représentant de
l'Autorité palestinienne à Jérusalem, de réitérer sa tentative de la première
Intifada, lorsqu'il avait suggéré une annexion de jure des territoires occupés à
Israël, afin de montrer aux Israéliens qu'Israël ne pouvait inclure la
Cisjordanie et la bande de Gaza à l'intérieur de ses frontières tout en restant
un Etat juif et démocratique. Aujourd'hui, il espère faire la démonstration de
la mauvaise volonté d'Israël à démanteler les colonies. Le plan Ayalon-Nusseibeh
a échoué, jusqu'ici, à impressionner les Israéliens, mais il a en revanche
gravement déprimé les communautés de Palestiniens réfugiés, et je me demande si
cela en valait la peine. Ami Ayalon chef du Shin Bet (services secrets
israéliens) de 1996 à 2000, vit dans l'ancien village (palestinien) d'Ijzim,
d'où la population autochtone a été entièrement chassée en 1948.
Et voilà
qu'aujourd'hui, nous avons la bulle de Genève : production impressionnante. Tant
par le document en lui-même qu'en raison de la cérémonie hollywoodienne qui en a
entouré la promulgation. Cette bulle ne s'inscrira probablement jamais dans la
réalité, mais cela vaut néanmoins la peine d'y jeter un coup d'œil. Ses traits
fondamentaux ont été décrits par David Grossman dans l'introduction qu'il a
écrite pour la version en hébreu.
Pour la première fois, il y a
reconnaissance pleine et entière, par les Palestiniens, du droit du peuple juif
à un Etat - Israël - et la reconnaissance de Jérusalem pour capitale de cet
Etat. Le document propose des solutions pratiques et détaillées au problème des
réfugiés. On le sait, il s'agit du problème qui a, jusqu'ici, entraîné l'échec
de tous les projets précédents. On y trouve aussi la promesse que la majorité
des juifs vivant au-delà de la Ligne Verte resteront là où ils vivent
actuellement, tout en devenant des citoyens de l'Etat d'Israël. Il y a, aussi,
l'engagement des Palestiniens à démilitariser l'Etat palestinien et à
n'autoriser aucune armée étrangère à y stationner.
Ce qui frappe, toutefois,
non seulement dans cette préface, mais dans le document pris dans son ensemble,
c'est le fait que, tandis que le droit au retour des réfugiés est considéré
comme un obstacle qu'il convient d'écarter si l'on veut aboutir à la
réconciliation et à la paix, la judaïté d'Israël - c'est-à-dire : le caractère
juif de l'Etat d'Israël du départ + celui des blocs de colonisations dans les
territoires occupés + celui du grand Jérusalem - en revanche, n'en représente
absolument pas un… Au contraire, ce qui est requis, dans cette logique, c'est la
reconnaissance, par les Palestiniens, du grand Israël nouvelle manière. Et
qu'offre-t-on aux Palestiniens, afin de les encourager à reconnaître l'Etat bâti
sur la terre d'où ils ont été nettoyés ethniquement en 1948 et celle qui leur a
été volée en 1967 ? Quelle est cette offre généreuse que les peaceniks
israéliens ont si bruyamment exhorté leurs correspondants dans la campagne
médiatique de Genève à ne pas oublier ? Un mini-Etat, bâti sur 15 % de la
superficie de ce qui fut la Palestine, avec une « capitale » - non pas à, mais à
côté de - Jérusalem, et pas d'armée ! A y regarder de plus près, l'autorité et
le pouvoir inhérents à cet « Etat » n'ont pas grand-chose à voir avec la notion
d'indépendance que l'on trouve généralement dans la réalité mondiale, voire même
dans les manuels de science politique.
Bien plus grave, encore, le projet de
Genève laisserait les réfugiés palestiniens dans l'exil. Les passages en
caractères minuscules, à la fin, disent que les réfugiés palestiniens pourraient
choisir soit de rentrer dans ce qu'il reste de leur ancien pays, soit rester
dans leurs camps. Comme ils choisiront probablement d'attendre que la communauté
internationale satisfasse à son engagement de rendre possible leur retour
inconditionnel sous l'empire de la résolution 194, ils resteront des réfugiés.
Pendant ce temps-là, leurs compatriotes, en Israël, continueront à être des
citoyens de seconde catégorie, sur les 85 % restants de la Palestine.
Il n'y
a donc aucune reconnaissance de la cause de ce conflit : l'épuration ethnique de
1948. Il n'y a aucun processus de vérité et de réconciliation qui rende Israël
redevable de ce qu'il a fait, tant en 1948 que depuis. Dans ces conditions, ni
les Palestiniens, ni le monde arabe ne pourront se permettre d'admettre
l'existence d'un Etat juif.
Au cours d'une célébration à Tel Aviv, les
architectes de l'accord de Genève ont repassé en boucle une chanson populaire
intitulée : « Et Tel Aviv s'appellera Genève ».
Mais Tel Aviv, ce n'est pas
Genève : Tel Aviv a été construite sur les ruines de six villages palestiniens
détruits en 1948.
Et Tel Aviv ne doit pas non plus devenir Genève : Tel Aviv
doit aspirer à devenir Alexandrie, ou Beyrouth, afin que les juifs qui ont
envahi le monde arabe par la force puissent au moins faire montre d'une certaine
volonté à s'intégrer au Moyen-Orient, plutôt que persister à y représenter un
corps étranger aliéné. (18 décembre 2003)
30. "Les juifs s’interrogent sur leur
avenir dans ce pays…" - La France et l’accusation d’antisémitisme : qu’est
devenue la "place particulière ?" par Subhi Hadidi
in Al-Quds
Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du vendredi 21 novembre
2003
[traduit de l'arabe par Marcel
Charbonnier]
Il y a quelques jours de cela, le
président français Jacques Chirac présidait un conseil des ministres restreint,
qui réunissait, outre le Premier ministre, un certain nombre des ministres de
son cabinet, afin d’examiner les mesures à prendre pour lutter contre
l’antisémitisme en France. Ce conseil extraordinaire s’inscrivait dans le
contexte de l’incendie d’une école confessionnelle juive, dans la ville de
Gagny, située dans la banlieue est de Paris, et il venait couronner une série de
larges débats autour d’intellectuels juifs et musulmans (Finkielkraut, Glüksman,
Henri-Lévy, opposés au prédicateur musulman et universitaire Tariq Ramadan).
L’ambassadeur d’Israël en France, Nissim Zvili, avait donné à ce débat une
tonalité dramatique, en déclarant au cours d’une interview à la radio que « les
juifs de France s’interrogent quant à leur avenir, dans ce pays. »
Il est de
fait que la France occupe une place à part dans le cœur des sionistes, ou en
tout cas, qu’elle devrait occuper une place particulière. Pour des raisons
historiques. Car, en fin de compte, c’est bien en France qu’eut lieu la célèbre
« affaire » Dreyfus, du nom d’un officier français juif, Alfred Dreyfus, qui
alluma la flamme de l’idée d’un « Etat juif » dans le cœur et l’esprit d’un
journaliste juif autrichien, un certain Théodore Herzl. Il était, à l’époque, le
correspondant du journal « Neue Freue Press », l’un des plus grands quotidiens
libéraux d’Europe. Il est vrai qu’Herzl n’a pas connu la réhabilitation de
Dreyfus, car il est mort trop tôt, en 1904. Mais il a bien assisté, en revanche,
de visu, et il a bien entendu, de uditu, les cris provenant de gorges françaises
et qui s’élevaient des manifestations (anti-dreyfusardes), hurlant : « Mort aux
juifs ! ». Sur fond du procès fleuve de l’officier innocent, ce climat
d’antisémitisme incita Herzl à écrire une pièce de théâtre – Le Nouveau ghetto –
et son pamphlet, beaucoup plus célèbre, intitulé : « L’Etat juif »…
Le
paradoxe – qui veut que Dreyfus ait été on ne pouvait plus éloigné de la pensée
sioniste (il ne changea pas d’avis à ce sujet, jusqu’à sa disparition, en 1935)
– ne change pas grand-chose à la nature de la controverse dynamique qui lança le
mouvement sioniste. Ainsi, la déclaration du vice-ministre israélien des
Affaires étrangères, Mikhaïl Melchior, dans laquelle il accusait la France
d’être aujourd’hui le plus antisémite des pays occidentaux, comme celles de
Zvili, et d’autres, ne changent rien à l’influence notable dont jouissent les
milieux sionistes dans les différents secteurs de la vie française, qu’ils
s’agisse de ceux de la politique, de l’économie, ou encore de la
culture.
Aujourd’hui, les médias français sont le théâtre, sur une base quasi
quotidienne, de polémiques enflammées autour de la question de savoir s’il est –
ou non – loisible de critiquer les politiques mises en œuvre par l’Etat hébreu,
sans tomber sous le coup de l’accusation d’antisémitisme ? Ou bien si un juif
peut – qu’il soit écrivain, historien, journaliste ou simple citoyen – protester
contre la barbarie d’Ariel Sharon, sans se voir accuser – lui qui est juif de
père en fils – d’antisémitisme ! S’agit-il d’un phénomène nouveau ? Pas
vraiment, en réalité, même s’il prend aujourd’hui une orientation différente,
qui n’est pas très éloignée d’humilier la société française dans son ensemble,
tant il est vrai qu’on ne saurait, à la légère, avancer que la France serait le
pays le plus antisémite de tout l’Occident.
Voici quelques années, à
l’occasion du deuxième anniversaire de l’assassinat du Premier ministre
israélien Yitzhak Rabin, cinq intellectuels et journalistes juifs éminents
publiaient une tribune qu’ils intitulaient « S.O.S. », non pas pour sauver
l’éternelle victime juive, ni pour la commémoration immémoriale et éternelle de
l’Holocauste, ni pour protester contre le sang juif répandu par le « terrorisme
» arabe, selon les scénarios familiers, mais… pour protester contre la politique
du premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, en premier lieu, et contre
les positions assumées par le Conseil Représentatif des Institutions Juives de
France (Crif).
Les signataires de cet appel au secours furent les deux
journalistes Jacques Derogy (un des grands maîtres du journalisme
d’investigation) et Jean Libermann, le célèbre psychiatre Jacques Hassoun,
l’historien Daniel Lindenberg, et Pierre Vidal-Naquet, un académicien éminent,
spécialiste du lien entre histoire et mémoire. En réalité, cet appel au secours
était le second du genre, car les mêmes signataires avaient publié ensemble un
article non moins brûlant, dans Le Monde, par lequel ils exhortaient les juifs
de France à prendre une distance critique suffisante et déclarée par rapport à
la politique – « suicidaire » - de Netanyahou, consistant à entraver les
négociations, à esquiver la mise en application de ses engagements et des
accords signés, à reprendre la construction des colonies sur le Jabal Abû
Ghanaïm (« Har Homa », près de Bethléem, ndt). Dans cet article, les cinq
auteurs protestaient contre les positions du Crif, consistant tantôt en un
soutien inconditionnel aux politiques de Netanyahou, tantôt en un silence
complice.
Mais le second article comportait un nouveau détail - là encore, un
appel au secours – venu, cette fois-ci, de Mme Lea Rabin, la veuve d’Yitzhak,
sous la forme d’une lettre ouverte aux cinq signataires. Et le fait que Mme
Rabin ait débuté cette lettre par cette expression dramatique : « Tenez bon,
nous avons besoin de vous ! » n’est pas dénué de signification. Tenez bon ?
Contre qui ? Tenez bon contre une minorité d’Israéliens qui gouvernent
aujourd’hui l’Etat hébreu par la violence et l’agression ! répondait elle-même
Mme Rabin. Tenez bon, là-bas, parce que vous nous aidez, là-bas, et ici, aussi
!
Dans un passage, Léa faisait des confidences : « Vous savez, Israël a
écouté une minorité violente et agressive, tandis que la voix de la majorité –
pour des raisons que j’ignore – se tait, aujourd’hui. C’est la raison du drame
qui s’est produit, chez nous. C’est ainsi que cette minorité a réussi à exciter
les gens contre l’homme et le dirigeant merveilleux qui voulait la paix pour les
peuples du Moyen-Orient : mon ami et mon cher époux Yitzhak Rabin. Ils l’ont
assassiné, ils ont détruit le chemin de la foi et de l’espoir, ils ont semé le
désespoir et le trouble dans l’ensemble de la région. C’est pourquoi j’ai voulu
vous dire que la mission que vous vous êtes donnée est une mission sacrée et que
vous méritez la reconnaissance, l’admiration et les encouragements, de ma part,
et de la part de la majorité silencieuse ».
Que cette couche de la société
israélienne ait été « majoritaire » et « silencieuse » ou non – ce sont les cinq
intellectuels qui posent la question – la cassure, chez les juifs, ne semble pas
simplement passagère : elle est profondément significative d’une situation
suspendue, qui produit de l’angoisse et se reproduit jour après jour, en Europe,
aux Etats-Unis et dans l’Etat hébreu, si ce n’est pour le chemin de la paix
arabo-israélienne, tout au moins, pour le chemin de la paix judéo-juive. La
rupture, ici, n’est pas une simple crise. C’est un « drame », comme le disait
Léa Rabin, et la division, ici, n’est pas un luxe d’intellectuels, mais un
besoin insistant et urgent, devant lequel tombent toutes les considérations de
solidarité protocolaire et ancestrale, entre juif et juif.
Naturellement, ce
qui est essentiel, en l’occurrence, c’est que l’occasion (de cet appel) était
l’assassinat d’Yitzhak Rabin, et le contexte celui de l’existence ou non d’une
logique agissante sur fond de l’articulation entre une minorité agissante et
violente et une majorité silencieuse et conciliante. En d’autres termes : la
logique agissante implique l’existence de rapports de force mutuels, politiques,
électoraux, culturels, idéologiques, religieux et confessionnels, qui tournent
autour de la lutte entre l’existence et la non-existence. C’est ce qu’a voulu
signifier Théo Klein, ancien président du Crif, rien de moins, lorsqu’il a
déclaré : « Ceux qui veulent détruire Oslo endosseront la responsabilité d’avoir
affaibli Israël, et même la responsabilité d’avoir détruit l’Israël
démocratique, pour être précis ».
Un jour, Benjamin Nétanyahou était devant
les caméras de CNN, et donc devant des millions de téléspectateurs, dans le
monde entier, afin de résumer tous les sentiments douloureux qui l’assaillaient
après l’assassinat de Rabin. Il dit : « c’est le crime du millénaire, il n’est
jamais arrivé qu’un juif assassine son frère juif, depuis deux mille ans ».
Naturellement, Netanyahu mentait effrontément et ouvertement, et il envoyait son
mensonge au monde entier sans grand souci de l’histoire, pourtant chère à la
mémoire juive. Le journaliste américain Glenn Frankel, spécialiste de politique
israélienne, avait démenti Nétanyahou d’avance, si l’on peut dire, précisément,
dans le journal Washington Post. En effet, alors que les commentaires
nécrologiques se succédaient, posant la question : « Est-il possible qu’un juif
assassine son frère juif ? », Frankel avait répondu : « Je veux, mon neveu,
c’est tout-à-fait possible ! Non seulement dans la Torah, qui regorge de tueries
et de trahisons entre frères ennemis, mais aussi (et c’est plus important) dans
l’histoire contemporaine qui a abouti à la création d’Israël ».
En effet, en
1924, le hakham (rabbin) Jacob Israël Duhan, chef d’un groupe religieux juif
intégriste, tomba sous des balles tirées par un inconnu tandis qu’il sortait de
la synagogue de la rue Jaffa, à Jérusalem Ouest. L’assassin est toujours
inconnu, aujourd’hui, mais les rumeurs, fondées, disent que le rabbin a été
assassiné sur l’ordre direct de l’état-major de la Haganah, parce qu’ils
s’opposait à la politique du mouvement sioniste en Palestine. En 1943, Elyahou
Gil’adi, chef du mouvement « des Combattants pour la Liberté d’Israël » (Lehi),
autrement connu sous le nom de « gang Stern », s’est enrôlé afin de préparer
l’assassinat de David Ben Gourion et d’un certain nombre d’autres sionistes trop
modérés (à son goût !). Mais, au lieu de les bouffer au déjeuner, c’est lui qui
leur a servi de souper ! La même année, il fut traversé de part en part par des
balles mortelles, près de la plage, au sud de Tel Aviv, et le paradoxe voulut
que l’ordre de l’abattre eût émané de son compagnon d’armes Itzak Shamir, qui
reconnut, à son tour, avoir organisé l’opération dans l’un des chapitres de ses
mémoires récemment édités. En 1948, quelques jours après la naissance officielle
de l’Etat d’Israël, Ben Gourion donna des ordres très clairs à un jeune chef de
guerre prometteur, un certain Yitzhak Rabin (mais oui !) d’ouvrir le feu sur le
navire Altalena, au mouillage dans le port de Tel Aviv, et chargé d’armes
destinées à la formation militaire dissidente de Menahem Begin. La bataille dura
dix heures, et quinze juifs perdirent la vie, des deux côtés. Les combats ne
cessèrent qu’après que les combattants de Begin se furent rendus.
Sur le plan
de la représentation idéologique, seul à même de faire avaler ces réalités, les
détails paraissent encore plus surprenants et lourds de signification. Ce sont
peut-être ces détails que Léa Rabin, ainsi que les intellectuels français,
avaient à l’esprit, lorsqu’ils lancèrent leurs messages de détresse. Le niveau
idéologique est résumé par cette relation polarisante et intense résultant de
l’hégémonie qu’exerce la religion (sous sa forme intégriste) sur la politique
générale ou les politiques quotidiennes dans l’Etat hébreu, et ce que cela crée
en matière d’intense agressivité entre un radicalisme religieux intransigeant
antisioniste (tel le mouvement national « laïc » sous telle ou telle forme) et
les divers courants sionistes et post-sionistes. Où est la majorité et où est la
minorité ? Où sont les rapports de force, dans ce scénario ? Se mettent-ils en
mouvement, ou au contraire se figent-ils, entre une élection et la suivante ? Où
se situe la société, par rapport à ces deux lignes de fracture ?
Telles sont
les questions qui découlent et découleront à l’avenir de cette réalité de
polarisation qui menace l’existence politique et institutionnelle (l’Etat – plus
précisément : l’Etat démocratique) et qui menace, aussi, l’existence sociale et
sociétale, voire même… ethnologique ! Cette troisième menace n’est-elle pas la
pierre angulaire de l’idéologie kahaniste, qui prône l’affrontement total et ne
passe aucun compromis avec le « judaïsme hellénisé », c’est-à-dire avec ces
juifs qui ont insufflé la culture occidentale à la Torah et qui ont importé les
tares du libéralisme, du socialisme et du capitalisme ? Les idées du rabbin Meïr
Kahana ne représentaient-elles pas, en quelque sorte, l’expression ultime de ce
syncrétisme improbable entre la combativité nationaliste juive à l’état pur et
des tendances rédemptrices et salvifiques, le miracle ayant voulu que la «
laïcité » sioniste intégriste rencontre la tendance religieuse intégriste ? Où
est, par conséquent, la minorité ? Où est la majorité ? Le collier ne se
défait-il pas, aujourd’hui, entre un groupe conquérant, et un autre en recul ?
Mieux : le collier lui-même, qu’en reste-t-il ?
De même que le « nouvel »
historien israélien Benny Morris n’a eu aucun problème à retourner neuf dixième
des conclusions auxquelles il était parvenu dans ses recherches, nous le voyons
aujourd’hui pointer un index accusateur sur les Palestiniens et les Arabes, en
bloc, car il considère qu’ils ne visent pas à autre chose qu’à jeter Israël à la
mer…de même, les Israéliens renversent sans autre forme de procès leur relation
à la France, pourtant faite d’une longue amitié pour l’Etat hébreu, et cela, en
dépit des services précieux apportés par la France au mouvement sioniste (à
commencer par l’idée de l’Etat juif, elle-même, en passant par les hautes
technologies, pour finir par l’arme nucléaire). Bien sûr, il est inévitable
qu’ils renient une poignée de juifs français honnêtes, que leur conscience
vivante empêche de digérer les spectacles horrifiants prodigués par la barbarie
israélienne.
Cela, à son tour, s’inscrit dans la logique même de
l’éparpillement du collier !
31. Servitude et grandeur de la coopération
arabo-arabe par Richard Labévière
Editorial sur Radio France
Internationale du lundi 18 oaût 2003
«La coopération arabo-arabe est
plus que jamais nécessaire au monde d'aujourd'hui», c'est Mohamed Benaïssa, le
ministre marocain des affaires étrangères, secrétaire général de la Fondation du
Forum d'Assilah, qui parle. Cet appel à une coopération inter-arabe est
régulièrement lancé et relancé depuis le 22 mars 1945, alors que les fondateurs
de la Ligue arabe entendaient travailler ensemble à l'établissement d'un monde
arabe économiquement plus homogène, et politiquement plus uni.
Le moins que
l'on puisse dire est que la Ligue arabe n'a pas réussi à concrétiser cet
objectif. L'absence de l'Egypte, pendant plus de dix ans, après une paix
négociée séparément avec Israël à Camp David, ainsi que la première Guerre du
Golfe déclenchée après l'invasion irakienne du Koweit en août 1990 ont
considérablement affaibli l'organisation.
La dernière guerre d'Irak n'a rien
arrangé. La discrétion, sinon l'absence de la Ligue arabe pendant les
différentes phases de la crise ont ajouté au discrédit. Et cette inertie
caractérise tout aussi bien la Ligue que l'Organisation de la conférence
islamique (OCI), et le Conseil de coopération du Golfe (CCG), mais concerne
graduellement les principaux Etats-membres, animateurs de ces différentes
structures de coopération régionale.
Au premier rang des responsables du
silence assourdissant de la Ligue arabe à toutes les étapes de la crise
irakienne, il faut évidemment se tourner, d'abord vers l'Egypte, première
bénéficiaire, après Israël, de l'aide américaine au Proche-Orient avec 3
milliards de dollars consolidés par année.
La Jordanie n'est pas dans une
situation très différente, ses bases militaires ayant largement servi de
tête-de-pont aux opérations américaines visant l'ouest et le nord-irakien.
La
même remarque vaut pour le Koweit et l'Arabie saoudite qui ont prêté leurs
infrastructures militaires à l'armée américano-britannique, tout comme le Qatar
qui abrite le nouveau commandement inter-armées américain du Proche-Orient,
précédement installé sur la base Prince Sultan, au sud de Riyad.
Lorsqu'on
l'interroge sur les raisons de cette participation honteuse, en tout cas non
assumée de la plupart des pays de la région à la dernière guerre contre l'Irak,
Abderramane Ben Hamad Alatia, le secrétaire général du Conseil de coopération du
Golfe invoque la souverainté nationale et préfère parler de coopération
économique et de la future union monétaire de ses six pays membres.
Sur les
autres grands dossiers, la coopération inter-arabe n'est guère plus brillante.
Tant que le conflit du Sahara occidental n'est pas réglé, les relations entre
l'Algérie et le Maroc demeurent problématiques, par conséquent l'Union du
Maghreb arabe reste une chimère. Mais plus grave encore, du Maghreb au Machrek,
le monde arabe a le plus grand mal a trouver une position commune et clairement
affichée face aux alternoiements de Tel-Aviv quant à l'application de la Feuille
de route, face à la continuation de la colonisation en Palestine, et enfin, face
au Mur de la honte dont le premier ministre israélien Ariel Sharon poursuit
obstinément la construction.