1. La libération
des Palestiniens est un combat universel qui libérera aussi les
Israéliens par Leïla Shahid
in L'Humanité du 25 octobre
2003
[Leïla Shahid est Déléguée générale
de la Palestine en France. Ce texte a été publié dans le cadre des 100 ans du
journal L'Humanité : "Carte blanche pour des futurs
d'Humanité".]
Le combat du peuple palestinien pour la
liberté, la souveraineté, le droit au développement et à un État national est
sûrement le dernier combat du vingtième siècle. Un siècle qui a vu la
décolonisation en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient mais, malheureusement, pas
la libération du peuple palestinien. C'est aussi le siècle qui a vu le génocide,
apogée du fascisme en Europe, dont il faut tirer les leçons. Il est tragique que
l'aboutissement de cette expérience européenne ait eu lieu au Moyen-Orient :
d'une certaine manière les Palestiniens, malgré eux, ont dû assumer les
conséquences de cette tragédie européenne.
Ce XXe siècle a été riche en
tragédies mais aussi en conquêtes de libertés : le combat contre le
colonialisme, qu'il soit français, anglais, portugais ou américain. J'ai
toujours pensé que les chemins de la libération ne se divisent pas par
nationalités. Il y a dans la mémoire collective des hommes et des femmes du
monde comme une capacité d'accumulation des acquis des luttes. Les droits sont
toujours arrachés, ils ne sont jamais donnés. Que ce soit les droits des femmes,
des minorités, des Noirs, des indigènes, des homosexuels, les droits des peuples
à qui on a retiré la liberté. Le succès d'un combat est un plus pour tous les
autres.
Les Palestiniens ont toujours eu ce sentiment. Même si leur combat
semble solitaire, perdu d'avance parce qu'ils sont dans une situation unique :
ils sont en confrontation avec un État, l'État d'Israël, qui pour la plupart des
citoyens du monde est porteur de la mémoire du génocide.
C'est très
difficile d'être l'ennemi d'un État qui est perçu comme victime et jamais comme
oppresseur. Or, objectivement, Israël a le parcours classique d'une puissance de
colonisation territoriale, de colonisation de peuplement. Cette terre qu'on
appelle la Palestine et qui va du Sinaï au Liban et de la Méditerranée à la
Jordanie était une terre à majorité arabe pendant deux mille ans. Il a fallu la
transformer sur les plans démographique, sociologique, anthropologique et
physique pour en faire un pays à majorité juive qui se perçoit comme un morceau
d'Occident transporté là par tous ces immigrants venus d'Allemagne, de Lituanie,
de France, des États-Unis et d'ailleurs. Les Palestiniens se sont retrouvés dans
une situation très spéciale : en résistance contre un projet colonial de
peuplement très proche de celui des Afrikaners en Afrique du Sud. Avec la
différence qu'il n'amenait pas des étrangers hollandais coloniser une terre
africaine, mais des juifs fuyant un génocide, une répression, un racisme, pour
retrouver une terre qui pouvait être plus clémente à leur égard. Une terre qui,
pour la première fois, les réunissait en tant que nation, le peuple juif ayant
vécu la plus grande partie de sa vie en exil depuis la disparition du royaume de
David.
La particularité de la colonisation que vivent les Palestiniens est
donc très différente des colonisations classiques : vécue par eux comme une
injustice et une dépossession totale, non seulement de leur terre mais aussi de
leur nom, de leur identité, de leur droit à exister en tant que peuple puisqu'on
a voulu pendant longtemps les appeler des Arabes et non des Palestiniens, et que
l'écho de leur combat ne trouvait pas de réceptivité en Europe. L'Europe sortant
de la Seconde Guerre mondiale n'avait pas le sentiment qu'elle pouvait en même
temps écouter les plaintes des victimes du génocide et les cris d'appel à la
justice des Palestiniens.
C'est donc un combat beaucoup plus complexe et
beaucoup plus large que les frontières qu'il l'incluait. Et d'une certaine
manière un combat qui ne peut être qu'universel. Non seulement dans le fait
qu'il doit adhérer à des valeurs partagées par tous les combats pour la liberté,
mais également parce qu'il est aussi le combat de libération des Israéliens. Je
pense qu'il n'y a pas de libération des Palestiniens sans libération des
Israéliens et qu'il n'y a pas de libération des Israéliens sans libération des
Palestiniens. Il y a quelque chose d'unique dans ce combat : malgré eux, les
Israéliens et les Palestiniens sont liés, leur salut sera commun ou leur
disparition commune. Je ne pense pas qu'Israël ait les moyens de sa survie sans
État palestinien, et je ne pense pas que la Palestine puisse exister s'il n'y a
pas d'État israélien à côté d'elle. C'est donc un travail beaucoup plus complexe
que les combats classiques de décolonisation et de libération nationale qu'on a
vus ailleurs. Dans cette vision-là, l'avenir est à créer, celui des Israéliens
et des Palestiniens. Même si leur présent paraît condamné, je pense que
l'horizon plus lointain est très riche, potentiellement, de réalisations. Oslo,
qui a permis les premiers retours en Palestine, est à cet égard très important
car cela a marqué la première phase de la reconstruction d'une l'identité
palestinienne qui avait explosé à travers le monde en 1948. Dans ce que nous
voyons depuis deux ans et demi, c'est la destruction de cette expérience de
reconstruction de la société palestinienne qui est à mes yeux la plus
inquiétante. Elle se fait avec des moyens très pernicieux, décidés en très haut
lieu dans le système militaire israélien : la fragmentation du territoire séparé
en petits morceaux par des barrages, la fragmentation des communautés, car on ne
peut pas créer un mouvement social, syndical, citoyen si on ne peut pas se
retrouver ensemble. Cela se fait sous le slogan " sécurité " mais en fait il n'y
a jamais eu autant d'attentats en Israël que depuis que l'armée a imposé
l'atomisation de la société par le durcissement des barrages et des bouclages.
Malheureusement, je suis persuadée qu'Ariel Sharon n'a jamais eu l'intention ni
d'entrer dans un processus de paix, ni de reconnaître un État palestinien, ni de
démanteler une seule colonie. Il fait partie d'un leadership qui n'a pas caché
sa vision d'un " Grand Israël ", qui irait de la Méditerranée au Jourdain, se
maintiendrait par la force des armes et amènerait là ce qu'il appelle les "
réserves juives " du monde, en premier lieu ceux d'Argentine et de France, où,
prétend-il, les Juifs sont en danger parce qu'il y a beaucoup d'Arabes !
Ce
que nous avons vécu depuis qu'il est au pouvoir est une sorte de " politicide ",
selon le mot de Baruch Kimmerling : la société palestinienne, un fois détruite,
ne pourra pas revendiquer un État. Je pense que l'Autorité palestinienne a le
devoir de proposer des mesures d'auto-préservation. Avant de revendiquer des
kilomètres carrés et des frontières, il faut préserver le tissu de notre société
et pour cela nous nous devons de proposer à notre population une forme de
résistance qui permette de sauver notre tissu social, notre identité, notre
culture, notre humanité, notre universalisme, et notre capacité à choisir notre
avenir.
Pour moi, il n'y a pas d'espoir d'un nouveau processus de paix tant
que ces hommes politiques qui font partie d'un mouvement révisionniste fascisant
seront au pouvoir. Leur discours est raciste et n'a pas honte de l'être. En
temps normal, les déclarations de Lieberman, de Mofaz ou de Uzi Landau
susciteraient la réprobation de tous les intellectuels juifs du monde, car c'est
un affront au judaïsme. Mais les images affreuses, horribles, qui hantent les
esprits, des attentats kamikazes, avec la douleur des familles, bâillonnent les
esprits et pas seulement les bouches.
Il faut donc que le peuple israélien
se réveille et change lui-même sa direction politique et je crois qu'il y a des
signes intéressants : ceux qui commencent à prendre la parole sont des anciens
responsables des services de renseignement. C'est important dans un pays où
l'armée compte tant. Car lorsque nos amis du Mouvement de la paix israélien
essaient courageusement de lutter avec nous, leurs voix ne se font pas entendre.
Côté palestinien, il y a aussi beaucoup d'autocritiques à faire. La première
c'est d'avoir eu à Oslo une attitude uniquement réactive face à des propositions
israéliennes qui étaient toujours d'ordre technique. Il aurait mieux valu aller
directement à l'essentiel : que les Israéliens reconnaissent notre droit à un
État dans les frontières de 1967, et après, on aurait pu étendre sa mise en
ouvre sur trente ans. Mais l'essentiel aurait été acquis.
La population
palestinienne demande à sa direction une réflexion, une autocritique et plus de
contrôle citoyen sur ses représentants. Les citoyens palestiniens réalisent très
bien qu'on ne peut pas tout justifier sous prétexte que nous sommes en
confrontation avec Israël. Et je crois qu'ils préfèrent ne pas avoir d'État
plutôt que de se retrouver dans une république bananière.
Mais sur ce
point-là je ne suis pas inquiète. Les Palestiniens ont, dans le monde arabe, la
situation la plus tragique, avec ce morcellement de leur société et ce
harcèlement de chaque minute, mais ils ont encore du souffle. Les citoyens du
monde arabe les regardent et adhèrent à leur Intifada - un mot qui est devenu
universel - car les Palestiniens, en résistant, vengent leurs propres
frustrations. Ils trouvent un parfum de liberté dans leur capacité de dire non,
dans l'universalité de leur combat.
Ce mouvement d'identification, cette
adhésion ne se limite pas au monde arabe. On l'a vu s'étendre, ces dernières
années, à tous les mouvements sociaux qui se sont voulus des mouvements de
citoyens sortant des divisions sectaires des partis politiques de gauche et qui
se sont sentis concernés par une autre mondialisation. Ils se sont manifestés
par cette circulation extraordinaire de citoyens qui se rendent en Palestine,
qui sentent qu'ils ont le devoir de refuser l'hégémonie militaire américaine,
qui veulent réveiller les représentants de l'Europe. Ils ont non seulement
bouleversé l'opinion publique en Palestine mais réveillé celle du monde arabe
dont les citoyens se trouvaient dans un désespoir total, car incapables
d'exprimer leur opposition à la guerre. Ils se sont sentis représentés par les
manifestants qu'ils voyaient à la télévision à travers les capitales d'Europe et
du monde, où le mouvement contre la guerre en Irak a été extraordinaire.
Là
réside l'importance du travail de la presse et d'un journal comme l'Humanité.
Qu'il s'agisse des articles qui y sont publiés ou du milieu qu'il crée autour de
lui, c'est un outil de dialogue avec le citoyen, lieu réel du pouvoir, par ce
qu'il peut créer autour de lui, par le cercle de ses lecteurs mais aussi de ses
Amis - je pense aux débats que l'Humanité a organisé autour de la
mondialisation, mais aussi de tous les combats, de toutes les luttes de
libération qu'elle défend, par seulement celle du peuple palestinien. Ces
cercles de réflexion sont importants car ils établissent des alliances avec
toute une série de milieux qui contribuent à la compréhension des réalités
d'aujourd'hui. Il y a d'autant plus besoin de réflexion, d'intelligence, que la
situation est plus complexe et que la disparition du monde bipolaire doit
produire des réflexions qui ne soient pas séparées de l'action. C'est peut-être
ce qui inspire dans le combat des Palestiniens : c'est sans doute le dernier
combat, après l'Afrique du Sud, qui porte sur les plans tant politique
qu'intellectuel et philosophique, et qui ne nie pas l'autre mais au contraire
l'intègre.
Le rôle de l'Humanité dans le siècle passé a été primordial, bien
au-delà des communistes eux-mêmes, qui ont les critères qu'il faut pour pouvoir
lire le monde, grâce à leurs traditions politiques, philosophiques, mais aussi à
leur pratique militante. Le journal, par l'engagement de ceux qui y travaillent
et qui savent aller au plus près de la réalité des gens, a influencé bien
au-delà des membres du Parti communiste, servant souvent de boussole à ses
lecteurs. Le projet des Amis de l'Huma est à cet égard très important.
Ce
journal, qui a la capacité d'exprimer les choses d'une façon différente des
autres organes de presse dans le pays, doit continuer à vivre. J'espère que dans
ce nouveau siècle qui va être plus complexe, plus difficile à comprendre, et
d'évidence plus violent encore que celui qu'on vient de traverser, l'Humanité
pourra continuer à faire ce travail. Je lui souhaite l'intelligence, la
détermination et l'engagement nécessaires.
2. Walid Jumblatt,
le chef druze libanais, déplore que les roquettes iraquiennes aient
manquées le vice-secrétaire à la Défense américain Paul
Wolfowitz
Dépêche de l'agence Reuters du lundi 27 octobre 2003,
16h33
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Beyrouth - Un responsable politique
libanais a suscité l’ire de l’Ambassade américaine à Beyrouth, hier, en
déclarant qu’il espérait que la prochaine attaque contre le numéro deux du
ministère de la Défense américain ne raterait pas sa cible.
Le dirigeant
druze libanais Walid Jumblatt a qualifié le vice-secrétaire à la Défense Paul
Wolfowitz de « virus », qu’il faut éliminer, après que l’Américain se soit
extrait indemne d’une attaque de la guérilla irakienne à la roquette contre
l’hôtel fortifié de Bagdad où il était descendu.
L’ambassade américaine a
qualifié les commentaires de M. Jumblatt d’ « outrageants ».
Le chef druze,
président du Parti Socialiste Progressiste Libanais, a déclaré, notamment, qu’il
espérait que Wolfowitz, qu’il avait au préalable vilipendé en tant qu’architecte
de la guerre américano-britannique contre l’Irak et d’ami d’Israël, ne
survivrait pas à un nouvel attentat à l’avenir.
« Nous espérons que, la
prochaine fois, le tir des roquettes sera plus précis et plus efficace, et qu’il
nous débarrassera de ce virus et ses semblables, qui sèment la corruption dans
les contrées arabes d’Irak et de Palestine », a déclaré M. Jumblatt.
L’ambassade américaine à Beyrouth a publié un communiqué qualifiant ces
déclarations « d’outrageuses et totalement inacceptables », exhortant le
gouvernement libanais à faire de même.
« De telles déclarations ne font pas
que louanger des actes terroristes, elle servent à inciter à de nouvelles
attaques à venir contre des officiels du gouvernement américain. Nous attendons
du gouvernement libanais, également, qu’il condamne ces propos », a déclaré
l’ambassade.
Wolfowitz, en visite de week-end en Irak, a échappé indemne de
l’attaque contre l’Hôtel Rashid, dimanche dernier, au cours de laquelle un
soldat américain a été tué et dix-sept personnes blessées. Cet attentat visait
le cœur de la puissance américaine en Irak.
Wolfowitz a fait le serment que
cette attaque contre un bâtiment lourdement fortifié, qui abrite également le
quartier général de l’administration irakienne sous supervision américaine,
n’amènerait nullement les Etats-Unis à abandonner l’Irak.
M. Jumblatt a
choisi pour faire cette déclaration le jour le plus sanglant jamais enregistré à
Bagdad depuis que les forces alliées conduites par les Etats-Unis ont renversé
le régime du leader irakien Saddam Hussein, en avril dernier. Des kamikazes ont
tué trente cinq personnes, en blessant deux cent trente, au cours d’attaques
simultanées contre le siège de la Croix Rouge et trois commissariats de police
dans différents quartiers de la capitale irakienne.
3. Pour Israël la
raison d'Etat ne suffit pas ? par David Meyer
in Le Monde du lundi
27 octobre 2003
(David Meyer est rabbin de
la Brighton and Hove new synagogue - Grande-Bretagne -, directeur rabbinique de
l'International Jewish Center - Bruxelles -, membre du comité du Centre européen
juif d'information - Bruxelles -.)
Une fois de plus, la
nouvelle année juive s'est ouverte il y a quelques semaines dans la violence.
Comme le disait jadis l'Ecclésiaste : "Il n'y a donc rien de nouveau sous le
soleil." Pourtant, les fêtes juives dites de Tichri, du Nouvel An à l'exubérance
de Simrhat Torah - la fête de la Torah -, nous offrent une occasion unique de
réfléchir durant un mois sur les événements de l'année écoulée et d'y déceler,
au-delà des répétitions, certains changements et certaines évolutions.
Quel
est donc, à ce titre, l'événement le plus marquant de cette année ? Entre la
guerre en Irak, l'antiaméricanisme renaissant, les divisions de l'Europe,
l'escalade continuelle de la violence en Israël et la crainte perpétuelle du
terrorisme, le choix est bien difficile.
A titre personnel, c'est un
événement sans doute anodin et presque digne de la rubrique des faits divers que
je choisirai : le décès des deux sœurs siamoises iraniennes, il y a quelques
mois. Après trente-cinq années de vie commune, soudées l'une à l'autre, c'est en
cherchant à se séparer, grâce au progrès de la chirurgie, que ces jeunes femmes
ont trouvé la mort. Le destin tragique de ces deux sœurs me fait penser à ce qui
risque bien d'arriver aux Israéliens et aux Palestiniens si le processus de
séparation, enclenché par la construction du fameux mur, se poursuit.
L'image
des Israéliens et des Palestiniens comme peuples siamois, se débattant en sens
opposé et imaginant une vie meilleure et plus sûre dans l'acte de séparation
absolue, doit donc nous faire réfléchir sur les conséquences d'une telle
entreprise.
La tradition rabbinique nous fournit une réflexion fort
pertinente. L'histoire se passe au début de la création du monde, lors du
premier - et dernier - conflit opposant Caïn à son frère Abel. Sur les causes de
la dispute, le livre de la Genèse n'est que peu bavard - "Caïn parla à son frère
Abel" nous enseigne le texte. Mais que lui dit-il ? Le Midrash, livre
d'interprétation allégorique du texte de la Torah, propose à notre réflexion les
mots suivants : "Allons, se disent-ils, divisons donc le monde entre nous. Que
l'un de nous prenne la terre et l'autre tout ce qui y vit. L'un dit alors "le
lieu sur lequel tu te trouves m'appartient", ce à quoi le second rétorqua "les
vêtements que tu portes m'appartiennent". "Déshabille-toi", ordonne-t-il alors à
son frère. Mais celui-ci lui répond sur le champ "vole et que tes pieds ne
touchent plus le sol qui est à moi". C'est alors que Caïn se leva et tua son
frère."
Que nous enseigne cette histoire du Midrash ? Il me semble que cette
discussion imaginaire entre les deux frères - les deux premiers frères de
l'histoire humaine - nous fait tout d'abord prendre conscience de la tentation
de séparation intrinsèque à notre propre nature. Différents l'un de l'autre, en
conflit l'un avec l'autre, la tentation conjointe de Caïn et d'Abel est de se
séparer afin de trouver, dans l'acte de la séparation, l'épanouissement, la
plénitude, le bonheur et la sécurité.
Mais au-delà de cette tentation bien
humaine, le récit rabbinique nous fait aussi prendre conscience que la
séparation est, de fait, impossible. Il est absurde de prétendre que le sol
appartient à l'un, alors que ce qui y vit appartient à l'autre. Tout comme le
premier ne peut se "déshabiller et vivre", l'autre ne peut "voler et vivre". La
vie des deux frères, tout comme la vie des peuples, est intriquée l'une dans
l'autre et seule la mort de l'un des protagonistes - ou des deux ? - parvient à
accomplir la séparation définitive. Mais il est alors trop tard.
Il en va de
même entre Israéliens et Palestiniens aujourd'hui. Différents, jaloux l'un de
l'autre, effrayés l'un par l'autre mais vivant côte à côte, il est impensable de
croire sérieusement à l'option de la séparation.
Cette conclusion est, il
convient de l'avouer, particulièrement difficile à accepter pour le peuple juif,
et donc pour les Israéliens. En effet, ne l'oublions pas, la Torah elle-même
définit le peuple d'Israël comme un "Am Kadosh", non pas "un peuple saint" comme
les traductions le disent souvent, mais plutôt comme un "peuple séparé", car
c'est bien ainsi que se traduit la racine hébraïque KaDoSH.
Le livre du
Lévitique le répète avec force : "Kedoshim Tiiyou", "soyez séparés". Une notion
de séparation qui, pendant des siècles et malgré les persécutions que les
notions de différence et de séparation engendrent, a permis au peuple juif de
survivre et de maintenir sa propre identité.
Alors pourquoi, se demandent
certains, en serait-il autrement aujourd'hui dans le conflit qui nous oppose aux
Palestiniens ? C'est qu'il existe une différence fondamentale entre une
séparation qui nous est imposée par le monde extérieur et une séparation que
l'on s'impose soi-même et que l'on impose aux autres. A travers les siècles de
l'histoire juive, ce sont "les autres" qui nous ont séparés en refusant de nous
laisser vivre à leur côté. Face à une telle réalité, il était bon et
encourageant que la tradition juive valorise la notion de séparation. Il ne
s'agissait ni plus ni moins que d'un exercice de survie morale face à
l'adversité.
Il en va tout autrement lorsque, possédant la force et le
pouvoir, on fait le choix délibéré de la séparation, comme semble le faire le
gouvernement israélien aujourd'hui. Les rôles sont alors renversés et la naïve
tentation de croire qu'un mur - quelles que soient sa hauteur et sa largeur -
puisse sauver des vies risque bien de faire perdre aux Israéliens, et avec eux
au peuple juif, l'âme et l'esprit de toute notre tradition.
Le grand penseur
et philosophe juif sioniste qu'était Martin Buber écrivait déjà en 1949 que
l'Etat d'Israël n'était pas et ne pouvait pas être un Etat comme les autres :
"Un Etat, disait-il, a coutume de s'en tenir à ce qu'on appelle "la raison
d'Etat" ; chaque fois qu'il a une tâche à accomplir ou un problème à résoudre,
il choisit la voie où il perçoit ni plus ni moins que l'intérêt de l'Etat. Pour
notre peuple, pour notre Etat et pour l'heure présente, la raison d'Etat ne
suffit pas."
Plus de cinquante années après ces mots de Buber, et en ce qui
concerne le mur de la séparation, le dilemme d'Israël reste
inchangé.
4. Et voilà que
notre Lucy, à son tour, baisse pavillon… par Alan Ramsey
in Sidney
Morning Herald (quotidien australien) du samedi 25 octobre 2003
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Dr. Hanan Mikhail Ashrawi est une femme,
professeur d’anglais, militante internationale des droits de l’Homme et femme
politique. L’année dernière, elle a été choisie, à l’unanimité, pour recevoir le
Prix de la Paix de la ville de Sidney pour l’année 2003. Le Maire, Bob Carr,
offrira une récompense à Mme Ashrawi au Parlement d’Etat, dans douze jours. Les
quatre premiers récipiendaires du prix annuel de Sidney avaient eu les honneurs
du Grand Hall de l’Université de Sidney. Parmi eux, l’archevêque d’Afrique du
Sud Desmond Tutu (1999), le président du Timor de l’Est, Xanana Gusmao (2000) et
l’Australien Sir William Deane (2001). Toutefois, pour Mme Ashrawi, le Grand
Hall n’est pas disponible.
Ce qui fait problème, ce n’est pas que Mme Ashrawi
soit (au choix) une femme, une universitaire, ou une militante politique. Non,
tout ça, ça va. Le problème, c’est qu’elle est palestinienne. Cela suffit à
entraîner une campagne virulente de diffamation et de dérision menée par des
détracteurs juifs désireux de mettre son image à mal et de tenter d’amener M.
Carr à renoncer à la réception et à la remise de son prix dans ce lieu
prestigieux. Jusqu’ici, M. Carr a refusé de céder. Ce n’est, hélas, pas le cas
de l’Université de Sidney.
Il y a quelques mois, le chancelier de
l’université, le Juge Kim Santow de la Cour Suprême du NSW, a fait savoir au
Professeur Stuart Rees, directeur de la Fondation Sydney pour la Paix, et à
Kathryn Greiner, secrétaire de la fondation, à l’époque, que le Grand Hall de
l’Université tiendrait ses portes fermées devant Mme Ashrawi. M. Rees et un de
ses collègues universitaires, Ken McNabb, ont porté l’affaire devant le
vice-chancelier de Sidney, Gavin Brown. Au cours de ce qui a été qualifié de
réunion « laborieuse et honteuse », Brown a confirmé la décision. La campagne, à
cette heure, consiste à exercer une pression politique maximale afin que
d’autres sponsors institutionnels et privés laissent choir Mme Ashrawi et
intimident M. Carr.
Lucy Turnbull, Maire de Sydney depuis que Frank Sartor a
rejoint le gouvernement de M. Carr après les élections du NSW en mars dernier, a
été la dernière en date à baisser pavillon. M. Sartor, en tant que maire, avait
pris des dispositions afin que la Ville de Sidney abonde de 30 000 dollars par
an, durant cinq ans, la conférence de la Fondation de la Paix, qui est toujours
prononcée, lors d’une cérémonie séparée, par le récipiendaire du prix de la
paix, à la veille de la cérémonie de remise du prix, le premier mercredi du mois
de novembre.
Mardi dernier, dans une brève missive adressée au « Cher
Professeur Rees », datée du 20 octobre, Mme Turnbull disait à M. Rees que le
Conseil municipal de Sidney « sera dans l’impossibilité de participer aux
cérémonies de remise du Prix de la Paix, cette année ». En clair, le conseil
démolissait tant la conférence que la cérémonie de remise du prix. Les raisons
invoquées par Mme Turnbull pour ce faire étaient controuvées : la bouillie pour
les chats ignorants habituelle, faite d’allégations sempiternellement servies
par les habituels suspicieux envers tout Palestinien jouissant de quelque
autorité internationale et partie prenante au processus de paix.
Lucy
Turnbull devrait lire la lettre publiée par un universitaire juif de
l’Université d’Oxford, publié hier dans le Herald. Après quoi, elle devrait
aller se cacher pour échapper à la honte. Cette lettre était une réponse à un
article de Tony Stephen publié voici deux jours dans le Herald au sujet de la
lâche capitulation de Mme Turnbull devant la campagne anti-Ashrawi. Il disait :
« L’opposition à la remise du prix de la Paix de Sidney au Dr. Hanan Ashrawi est
fondée sur l’ignorance historique, la cécité idéologique, la malveillance
volontaire et l’opportunisme politique provincial. » [Are you listening, Malcolm
? T’écoutes, Malcolm ?]
La lettre poursuivait : « Le Dr. Ashrawi a toujours
été une voix rare et précieuse de raison dans le processus de paix, et son
engagement en vue d’une solution juste a toujours été exemplaire. Elle encourage
depuis toujours les Palestiniens à rejeter la violence, en dépit de l’expansion
territoriale continue des Israéliens et de l’oppression politique systématique
qu’ils infligent aux Palestiniens. » [Signé : Ben Saul, Assistant en droit
international, Magdalen College, Université d’Oxford, Angleterre]
Et que
pense M. Rees du blanc plumage de Lucy ? Il l’a dit, hier : « Lorsque j’ai
négocié le contrat de sponsoring avec la Ville, c’est avec Jack Sartor que je
l’ai fait, et non avec Lucy Turnbull, qui est une personne intéressante. J’ai eu
des rencontres face à face avec tous les sponsors d’entreprises qui nous
soutiennent dans cette affaire. Je suis même « descendu » en avion à Melbourne
afin de conférer avec l’entreprise Rio Tinto. Mais Lucy Turnbull & Co. sont
un peu comme les Médicis de la Mairie de Sidney. Elle ne m’adresse jamais la
parole. Tout ce que j’ai pu obtenir, c’est cette note résumée, il y a deux ou
trois jours, dans laquelle, pour des raisons connues d’elle seule, elle donne
une interprétation délirante des déclarations publiques de Mme Ashrawi, et elle
annonce qu’elle ne nous apportera pas son soutien public, cette année ! »
«
Autrement dit, on ne la verra pas dans la même compagnie que Mme Ashrawi. Elle
ne veut même pas être vue dans l’amphithéâtre ! Apparemment, cela lui coûterait
plus cher que de ruiner la vie politique de son tendre époux. »
Ah, oui, bien
sûr, j’oubliais : Malcolm Tumbull est le poulain favori et très publicisé de
Peter King, du parti libéral, dans sa conquête du siège fédéral de Wentworth,
dans la banlieue est. Lucy Turnbull a dû atterrir depuis sa fameuse lettre
adressée à Rees, commençant par « Cher John », cette semaine. Mais un grand
industriel a téléphoné mardi dernier à Rees afin de le mettre au courant d’une
conversation qu’il avait surprise lors d’une réception la veille. Cette
conversation comprenait apparemment ces propos, qui auraient été tenus à Lucy :
« Ce minable de King se répand, disant que vous soutenez les Palestiniens, parce
que vous auriez l’intention de participer à cette cérémonie de remise de prix.
»
Rees a commenté en ces termes : « Ainsi, Hanan Ashrawi voit son nom salit
et tourné en ridicule parce que les Turnbulls veulent avoir encore plus de
pouvoir qu’ils n’en ont actuellement. »
Et Kathryn Greiner ? Mme Greiner a
été présidente de la Fondation de Sydney pour la Paix durant quatre ans, jusqu’à
sa démission, cette année, au sujet d’une action de solidarité impliquant son
mari, Nick, contre le Sénat de l’Université de Sidney et sans aucun rapport avec
les coups de pied dans les chevilles autour du prix de la paix. Elle était l’une
des six membres du jury qui élut Ashrawi à l’unanimité en septembre dernier (les
cinq autres étant : Rees ; le sociologue Hugh Mackay ; le Dr. Jane Fulton de
l’université de gestion ; Stella Cornelius, grande dame spécialiste des
médiations, quatre-vingt trois ans, de Sidney et James McLachlan, un des
directeurs de Kerry Packer PBL).
Greiner reste abstentionniste et favorable à
Rees. Mais, voici deux semaines, le 9 octobre dernier, elle a téléphoné à Rees
pour lui parler franchement et lui exprimer ses préoccupation au sujet d’une
campagne médiatique prenant de l’accélération contre Mme Ashrawi. Une
retranscription de leur conversation donne ce qui suit :
- KG : « Je dois
parler logiquement. C’est soit Hanan Ashrawi, soit la Fondation de la Paix. Nous
devons choisir, Stuart. J’ai la claire impression que si tu t’entêtes à recevoir
Ashrawi ici, ils te détruiront. Rob Thomas, de City Group, a des problèmes
simplement parce qu’il nous soutient. Je pense qu’il a dû recevoir un appel
téléphonique de New York. Et tu sais bien que Danny Gilbert [associé du cabinet
juridique Gilbert & Tobin] a déjà été dissuadé. »
- SR : « Tu plaisantes,
ou quoi ? On a déjà parlé de ça cent fois. Nous nous sommes largement consultés.
Nous sommes d’accord pour dire que la décision du jury, prise il y a plus d’un
an, non seulement a été prise à l’unanimité, mais que, de plus, nous la
soutiendrons ensemble. »
- KG : « Mais enfin, écoute : j’essaie de me
représenter la logique de tout ça. Ils détruiront ce pour quoi tu as travaillé
d’arrache-pied. Ils sont déterminés à montrer que nous avons fait un mauvais
choix. Je pense que c’est le fric de Frank Lowy. Tu ne comprends tout simplement
pas à quel point l’opposition est forte. Nous ne pouvons pas continuer ainsi.
S’il y avait eu le moindre progrès au Moyen-Orient, cela serait un peu moins un
si mauvais moment. »
- SR : « Je ne vais pas me laisser maltraiter et
intimider. Nous sommes menacés par des gens appartenant à un puissant groupe de
pression et qui pensent qu’ils ont quelque titre à dicter aux autres ce qu’ils
ont à faire. Cette opposition est orchestrée. Les arguments sont toujours les
mêmes – qu’Hanan Ashrawi n’a pas assez condamné la violence, quelle a été très
critique envers Israël dans son discours devant la conférence sur le racisme des
Nations Unies à Johannesburg, et d’autres accusations plus véhémentes que je ne
peux même pas répéter. »
- KG : « Mais tu ne veux pas entendre ce qui est
pourtant la logique même. La Banque du Commonwealth – j’étais à une de leurs
réceptions, hier soir – est très critique. Nous n’avons pas pu nous rapprocher
d’eux pour obtenir une aide en vue du Prix de la Paix pour les Ecoles. Nous
n’obtiendrons d’eux aucun soutien. Le monde des affaires va resserrer les rangs.
Ils disent que nous sommes de parti pris, que nous ne soutenons que le côté
palestinien. »
- SR : « Kathryn, il faut absolument éviter de tomber dans le
piège et ne même pas entrer dans ce faux débat du « un seul côté ». Ce n’est pas
le problème. On est en train de nous faire du chantage et de nous intimider, et
tu es en train de me demander qu’on les laisse faire. Les rédacteurs de lettres
et les donneurs de coups de téléphone professionnels encouragés par ce groupe
ont passé des semaines à harceler une de mes collègues, qui a vingt-cinq ans, et
qui dirige l’administration de la fondation. Et toi, tu me demandes de me
joindre à la meute des harceleurs. »
- KG : « Tu comprends pas. Je vais te
dire à quel point c’est sérieux. Bob Carr n’assistera pas au dîner. Il refilera
le bébé à son adjoint Andrew Refshauge, au dernier moment. Et tu n’auras pas la
Mairie. Lucy n’en veut à aucun prix. Ils nous boycotteront, nous aussi. »
-
SR : « Je ne me suis jamais couché devant les menaces. La vie publique se
caractérise bien trop par la lâcheté. Si nous cédions, j’aurais tellement honte
que je ne pourrais plus me regarder dans une glace. L’image de marque de la
Fondation pour la Paix serait honteuse. Notre réputation serait anéantie. »
-
KG : « Mon pote, je te dis ce qu’il en est en réalité : la Fondation sera
détruite. Je détesterais voir tout le boulot accompli réduit à néant, à cause de
ce problème. Nos détracteurs disent que nous avons fait un choix horrible (en
sélectionnant Hanan Ashrawi pour le prix, ndt] »
- SR : « Ces détracteurs,
se sont les « ils » et les « eux », ce sont des gens invisibles, mais très
puissants. Ils restent puissants parce qu’ils sont invisibles. Ils contraignent
et intimident, et dans le même souffle, ils se comportent en piliers immaculés
de la communauté. Tu veux dire que dans notre Australie si cauteleuse, et bien
souvent dénuée de tripes, nous allons céder là-dessus ? Non. Je m’en tiendrai
résolument à notre décision. »
5. Damas souhaite
une reprise des négociations de paix avec Israël
in
L'Orient-Le Jour (quotidien libanais) du vendredi 24 octobre 2003
Le
Premier ministre syrien Nadji al-Otri a déclaré jeudi que son pays verrait d’un
bon œil une relance des efforts de paix avec Israël, fondée sur le résultat des
précédents efforts et des résolutions adoptées par l’Onu. Les propos d’Otri
interviennent deux semaines après un raid aérien israélien en territoire syrien,
provoquant un regain de tension dans la région. « La Syrie, qui souhaite la paix
et a déployé des efforts intenses pour combattre le terrorisme, affirme qu’elle
est favorable à toute tentative sérieuse de parvenir à une paix juste et globale
», a déclaré Otri.
Par ailleurs, le chef d’état-major syrien, le général
Hassan Turkmani, a affirmé que son pays était à même de « dissuader » Israël de
lancer une nouvelle attaque en Syrie, comparable au raid aérien du 5 octobre. «
La Syrie n’a pas riposté au raid israélien, mais elle est capable de dissuader
Israël et de mettre fin à ses aventures belliqueuses », a déclaré le général
Turkmani, cité hier par la presse syrienne.
6. Israël : L’Alternative par Tony
Judt
in The New York Review of Books (bihebdomadaire
américain) du jeudi 23 octobre 2003
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Le processus de paix au Moyen-Orient est terminé. Il n’est pas mort : il a
été tué. Mahmoud Abbas a été sapé par le président de l’Autorité palestinienne
et humilié par le Premier ministre israélien. Son successeur attend un sort
similaire. Israël continue à se moquer de son maître américain, construisant des
colonies illégales en violation cynique de la « feuille de route ». Le Président
des Etats-Unis d’Amérique a été réduit au stade de la marionnette du
ventriloque, répétant de manière pathétique la scie du cabinet israélien : «
C’est la faute à Arafat ». Quant aux Israéliens, ils attendent sombrement le
prochain kamikaze. Les Arabes palestiniens, confinés dans des bantoustans allant
sans cesse se rétrécissant, survivent grâce aux subsides de l’Union européenne.
Sur le paysage parsemé de cadavres du Croissant Fertile, Ariel Sharon, Yasser
Arafat et une poignée de terroristes peuvent tous, désormais clamer leur
victoire. C’est d’ailleurs ce qu’ils font. Avons-nous touché le fond ? Que
faut-il faire ?
Au crépuscule du vingtième siècle, et à l’aube des empires
continentaux, les peuples sujets de l’Europe rêvaient de former des « Etats
nations », des foyers territoriaux dans lesquels les Polonais, les Tchèques, les
Serbes, les Arméniens et d’autres pourraient vivre libres, maîtres de leur
propre destin. Lorsque les empires des Habsbourg et des Romanof s’effondrèrent,
après la Première guerre mondiale, leurs dirigeants saisirent l’opportunité qui
s’offraient à eux. Une flopée de nouveaux Etats émergea ; et la première chose
qu’ils firent, ce fut de privilégier leur propre majorité nationale, « ethnique
» - définie par la langue, ou la religion, ou l’ancienneté, ou encore les trois
– au détriment de minorités locales gênantes, auxquelles fut assigné un statut
de seconde classe d’éternels étrangers en résidence temporaire dans leur propre
demeure.
Mais le sionisme, mouvement nationaliste lui aussi, fut frustré dans
ses ambitions. Le rêve d’un foyer national juif convenablement situé au beau
milieu de l’Empire turc défunt allait devoir attendre le retrait de l’Empire
britannique : processus qui exigea trois décennies supplémentaires et une
Seconde guerre mondiale. Ainsi, ce n’est qu’en 1948 qu’un Etat – nation juif fut
créé dans une Palestine anciennement ottomane. Mais les fondateurs de l’Etat
juif avaient été influencés par les mêmes concepts et les mêmes catégories que
leurs contemporains fin de siècle, à Varsovie, à Odessa ou encore à Bucarest ;
rien d’étonnant à ce que l’autodétermination d’Israël en termes ethno-religieux,
et sa discrimination à l’encontre des « étrangers » de l’intérieur ait depuis
toujours eu beaucoup de choses en commun avec, disons, les pratiques de la
Roumanie post-habsbourgienne, qu’aucun des deux camps ne semble vouloir
l’admettre.
Le problème d’Israël est donc, en bref – comme cela est parfois
suggéré – qu’il s’agit d’une « enclave » européenne à l’intérieur du Monde arabe
; mais plus encore, d’être venu trop tard. Il a importé un projet séparatiste
typiquement fin dix-neuvième (siècle) dans un monde qui a évolué, un monde des
droits de l’homme, des frontières ouverte, et du droit international. L’idée
même d’un « Etat juif » - un Etat dans lequel les citoyens non-juifs sont à
jamais exclus – s’enracine dans une autre époque et en d’autres lieux. Bref :
Israël est un anachronisme.
Cependant, Israël est doté d’une caractéristique
vitale, qui le rend bien différend des micro-Etats incertains et toujours sur la
défensive de jadis, issus de l’effondrement impérial : c’est une démocratie.
D’où son dilemme actuel. Par la « grâce » de son occupation des territoires
qu’il a conquis en 1967, Israël est aujourd’hui confronté à trois choix tous
aussi peu « sexy » les uns que les autres. Il peut démanteler les colonies
juives dans les Territoires ; il peut se retirer jusqu’aux frontières de 1967 à
l’intérieur desquelles les juifs représentent une majorité incontestable, ce qui
lui permettrait de demeurer à la fois un Etat juif et une démocratie, bien
qu’elle comporte une communauté constitutionnellement anomale de citoyens arabes
de seconde catégorie.
Autre possibilité, Israël peut continuer à occuper la «
Samarie », la « Judée » et Gaza, dont la population arabe – s’ajoutant à celle
d’Israël tel qu’on le connaît aujourd’hui – deviendra la majorité démographique
d’ici cinq à huit ans ; auquel cas, Israël sera soit un Etat juif (avec une
majorité toujours plus nombreuse de non-juifs asservis) ou bien il sera une
démocratie. Mais, en toute logique, il ne saurait être les deux à la fois.
Ou
bien encore – troisième possibilité – Israël peut conserver le contrôle des
Territoires Occupés mais se débarrasser de la majorité écrasante de leur
population arabe : soit en les expulsant manu militari, soit en les privant de
leurs terres et de tout moyen de vivre, en ne leur laissant d’autre choix que
l’exil. De cette manière, nul doute qu’Israël puisse rester juif et, tout du
moins en apparence, démocratique. Mais ce serait au prix d’être devenu la
première démocratie contemporaine à mener à bien une épuration ethnique à grande
échelle prenant la dimension d’un projet national, ce qui condamnerait à jamais
Israël au statut de l’Etat hors-la-loi, de paria international.
Quiconque
présume que cette dernière option est impensable, par-dessus tout pour un Etat
juif, n’a certainement pas eu l’occasion de voir le bourgeonnement continuel des
colonies et des confiscations de terres en Cisjordanie tout au long du dernier
quart de siècle, ni entendu les propos de certains généraux et hommes politique
israéliens de droite, dont certains sont aujourd’hui au gouvernement. Le marais
de la politique israélienne est occupé aujourd’hui par le Likoud. Sa principale
composante est le parti Herut, celui de feu Menahem Begin. Ce parti Herut est
l’héritier de la formation des Sionistes Révisionnistes de Vladimir Jabotinsky,
un parti de l’entre-deux guerres dont l’indifférence totale pour les courbettes
légales et territoriales lui valu jadis du côté des sionistes dont le cœur
penchait à gauche le charmant épithète de « fasciste ». Lorsqu’on entend le
vice-premier ministre Ehud Olmert affirmer fièrement que son pays n’écarte pas
l’option d’assassiner le président élu de l’Autorité nationale palestinienne, il
est clair que cette étiquette lui va mieux que jamais. L’assassinat politique
est en effet la spécialité des fascistes.
La situation d’Israël n’est pas
désespérée, mais elle est sans doute bien près de sans espoir. Les kamikazes ne
mettront jamais l’Etat israélien à genoux, et les Palestiniens n’ont pas d’autre
arme. Il y a, c’est vrai, des Arabes radicaux qui n’auront de cesse de bouter
jusqu’au dernier juif dans la Méditerranée, mais ils ne représentent pas une
menace stratégique pour Israël, et les militaires israéliens le savent bien. Ce
que les Israéliens raisonnables redoutent plus que le Hamas ou que les Brigades
d’Al-Aqsa, c’est l’émergence lente mais assurée d’une majorité arabe dans le «
Grand Israël », et par-dessus tout, l’érosion de la culture politique et de la
morale civique de leur propre société. Comme l’a écrit récemment l’éminent homme
politique travailliste Avraham Burg, « Après deux mille ans de lutte pour sa
survie, la réalité d’Israël est celle d’un Etat colonial, dirigé par une clique
corrompue qui raille et tourne en dérision la loi et la moralité civique. »
[1]
http://www.nybooks.com/articles/16671#fn1Sauf
changement, d’ici cinq ans, Israël ne sera (plus) ni juif, ni
démocratique.
C’est là où les Etats-Unis entrent en scène. Le comportement
d’Israël s’avère un désastre pour la politique étrangère américaine. Avec le
soutien américain, Jérusalem a, avec constance et effronterie, bafoué les
résolutions de l’ONU lui enjoignant de se retirer de territoires conquis et
occupés par la guerre. Israël est le seul Etat du Moyen-Orient dont tout le
monde sait qu’il détient des armes de destructions massive bien réelles
(celles-là) et effectivement mortelles. En fermant les yeux, les Etats-Unis ont
très efficacement sapé leurs propres efforts de plus en plus frénétiques afin
d’éviter que des armes de ce type ne tombent aux mains d’autres petites
puissances potentiellement belliqueuses. Le soutien inconditionnel de Washington
à Israël, en dépit de ses incartades (passées sous silence) est la principale
raison qui fait que le reste du monde n’accorde plus la moindre once de crédit à
notre bonne foi.
Cela est désormais tacitement concédé par les gens qui
adoptent la position consistant à dire que les raisons qu’avait l’Amérique de
faire la guerre à l’Irak n’étaient pas nécessairement celles qui étaient
affichées à l’époque de sa préparation [2].
http://www.nybooks.com/articles/16671#fn2Pour
bien des membres de l’actuelle administration américaine, une considération
stratégique majeure était le besoin de déstabiliser le Moyen-Orient afin de le
remodeler d’une façon dont on pensait qu’elle serait favorable à Israël. Cette
histoire se poursuit. Si nous sommes en train de produire, aujourd’hui, des
bruits de bottes envers la Syrie, c’est parce que les services de renseignement
israélien nous ont affirmé que des armes irakiennes ont été transportées dans ce
pays pour les y mettre à l’abri – affirmation dépourvue de toute preuve évidente
d’une quelconque source indépendante, autre qu’israélienne. La Syrie soutient le
Hezbollah et le Jihad islamique : des ennemis jurés d’Israël, sans aucun doute,
mais bien loin de représenter une menace internationale. Toutefois, Damas a
fourni jusqu’ici aux Etats-Unis des données extrêmement précieuses concernant
Al-Qa’ida. Comme l’Iran, autre cible de vieille date de la colère israélienne
que nous nous appliquons à nous aliéner, la Syrie est plus utile aux Etats-Unis
en tant qu’amie qu’ennemie. Quelle guerre sommes-nous donc en train de mener ?
[Pour qui nous battons-nous, en réalité ?]
Le 16 septembre dernier, les
Etats-Unis ont opposé leur veto à une résolution du Conseil de Sécurité exigeant
d’Israël qu’il revienne sur ses menaces d’exiler Yasser Arafat. Même les
officiels américains reconnaissent, en aparté, que cette résolution onusienne
était raisonnable et sage, et que les déclarations de plus en plus folles de
l’actuelle direction israélienne, en restaurant le prestige d’Arafat dans le
monde arabe, représentent un obstacle majeur à la paix. Mais les Etats-Unis ont
néanmoins bloqué cette résolution, sapant encore un peu plus notre crédibilité
d’honnête courtier dans la région. Les amis et les alliés de l’Amérique, dans le
monde entier, ne sont plus surpris face à ce genre de comportement, mais ils
n’en sont pas moins déçus et amers.
Depuis bien des années, les hommes
politiques israéliens contribuent activement à créer leurs propres difficultés ;
pourquoi continuons-nous à les aider et à les suivre dans leurs erreurs ? Les
Etats-Unis ont cherché, en vain, par le passé, à exercer des pressions sur
Israël en le menaçant de prélever sur aides annuelles qu’ils lui versent une
partie des fonds utilisés afin de subventionner les colons en Cisjordanie. Mais
la dernière fois que cette manœuvre fut tentée, du temps de l’administration
Clinton, Jérusalem détourna la sanction en imputant ces fonds sur la ligne
budgétaire des « dépenses de sécurité ». Washington ferma les yeux sur ce
subterfuge, et sur les 10 milliards de dollars d’aide américaine versés durant
quatre ans, de 1993 à 1997, ce sont moins de 775 millions de dollars qui ont été
ainsi retenus. Le programme de colonisation se poursuivit sans encombre.
Aujourd’hui, nous n’essayons même plus de le stopper.
Cette réticence à
élever la voix ou à sévir ne nous apporte rien. Elle a même envenimé le débat
politique à l’intérieur des Etats-Unis. Plutôt que de penser sainement au
Moyen-Orient, les politiciens et les pontifes américains morigènent nos alliés
européens lorsqu’ils ne sont pas d’accord avec nous, parlent à tort et à travers
de manière irresponsable d’une résurgence de l’antisémitisme dès lors qu’on
critique Israël, et envoient paître de manière péremptoire quiconque, chez nous,
ose déroger au consensus.
Mais la crise au Moyen-Orient ne va pas se régler
comme ça, sur un claquement de doigts. Le président Bush va vraisemblablement se
tenir en dehors de la mêlée durant l’année à venir, après s’être contenté de
dire, en juin dernier, au sujet de la feuille de route, tout juste ce qu’il
fallait afin de rassurer Tony Blair. Mais tôt ou tard, un homme d’Etat américain
[digne de ce nom] devra bien dire la vérité à un Premier ministre
israélien et trouver un moyen de faire en sorte que celui-ci écoute ce qu’il a à
lui dire. Les Israéliens libéraux et les Palestiniens modérés insistent
inlassablement depuis deux décennies que leur seul espoir état qu’Israël
démantèlerait toutes les colonies et se retirerait à l’intérieur des frontières
de 1967, en échange de la reconnaissance de ces frontières et d’un Etat
palestinien stable et exempt de tout terrorisme, garanti par les instances
internationales et européennes. Le consensus conventionnel est toujours
celui-là, et il aurait pu représenter jadis une solution possible et
juste.
Mais je crains qu’il ne soit trop tard. Il y a trop de colonies, de
trop nombreux colons juifs, et de trop nombreux Palestiniens qui vivent
ensemble, même s’ils sont séparés par des barbelés et des permis de circulation.
Quoi que dise la « feuille de route », la véritable carte est celle qui est
inscrite sur le terrain, et qui, comme le disent les Israéliens, sont le reflet
des réalités. Il se peut fort bien que plus d’un million de colons juifs
lourdement armés et subventionnés veuillent quitter volontairement la Palestine
; mais personne que je connaisse ne croit que cela arrivera. Beaucoup de ces
colons mourront – et tueront – plutôt que de partir. Le dernier homme politique
israélien à avoir tiré sur des juifs dans le cadre de la politique
gouvernementale fut David Ben Gourion, qui désarma par la force la milice
illégale de Begin, l’Irgoun, en 1948, après quoi il l’intégra dans les Forces
Israéliennes de Défense, créées depuis peu. Mais Ariel Sharon, ce n’est pas Ben
Gourion [3].
http://www.nybooks.com/articles/16671#fn3Le
temps est venu de penser l’impensable. La solution à deux Etats – noyau dur du
processus d’Oslo et de l’actuelle « feuille de route » - est vraisemblablement
d’ores et déjà condamnée. Avec chaque année qui passe, nous ajournons un choix
inévitable, qui devient de plus en plus difficile, que seules l’extrême droite
et l’extrême gauche ont identifié, chacune pour ses raisons propres. Le
véritable choix auquel le Moyen-Orient sera confronté dans les quelques années à
venir sera un choix entre un Grand Israël ethniquement nettoyé et un Etat
unique, intégré, binational des juifs et des Arabes, des Israéliens et des
Palestiniens. C’est en réalité comme cela que le cabinet Sharon envisage le
choix ; et c’est la raison pour laquelle il anticipe l’éviction des Arabes,
condition inéluctable de la survie d’un Etat juif.
Mais… Et si il n’y avait
nulle place, dans le monde d’aujourd’hui, pour un « Etat juif » ? Et si la
solution binationale était une issue non seulement vraisemblable, mais bel et
bien désirable ? L’idée n’est pas aussi farfelu qu’il y paraît. La plupart des
lecteurs du présent article vivent dans des Etats pluralistes, devenus il y a
bien longtemps multiethniques et multiculturels. L’ « Europe chrétienne » de M.
Valéry Giscard d’Estaing, est désormais lettre morte ; de nos jours, la
civilisation occidentale est un patchwork de couleurs, de religions et de
langues, de Chrétiens, de juifs, de musulmans, d’Arabes, d’Indiens et de
beaucoup d’autres – comme toute personne visitant Londres, Paris ou Genève, le
constatera [4].
http://www.nybooks.com/articles/16671#fn4Israël
lui-même est une société multiculturelle dans tous les domaines, sauf son
intitulé ; néanmoins, il se distingue d’entre les pays démocratiques par son
attachement à des critères ethnoreligieux auxquels il recourt avec insistance
afin de nommer et de qualifier ses ressortissants. C’est une curiosité parmi les
nations modernes, non pas – contrairement à ce que ses partisans les plus
paranoïaques prétendent – parce qu’il s’agit d’un Etat juif et que personne ne
veut que les juifs aient un Etat ; mais parce que c’est un Etat juif dans lequel
une seule communauté – celle des juifs – est considérée au-dessus des autres, en
une époque où ce type d’Etat [anachronique] n’a pas de place.
Durant de
nombreuses années, Israël eut un sens particulier pour le peuple juif. Après
1948, il accueillit des centaines de milliers de survivants désemparés qui
n’avaient nul refuge où aller ; sans Israël, leur situation aurait été
absolument désespérée. Israël avait besoin de juifs, et les juifs avaient besoin
d’Israël. Les circonstances de sa naissance ont de ce fait marqué l’identité de
cet Etat, inextricablement associé à la Shoah, projet allemand d’exterminer
l’ensemble des juifs d’Europe. Il en résulte que toute critique à l’encontre
d’Israël est ramenée inexorablement dans le passé mémoriel de ce projet, filon
que les apologistes américains d’Israël sont honteusement prompts à exploiter.
Trouver un quelconque défaut à l’Etat d’Israël, serait dès lors avoir des
préjugés envers les juifs ; le fait ne serait-ce que d’imaginer une
configuration différente du Moyen-Orient est considéré comme se laisser aller à
un équivalent moral du génocide.
Dans les années de l’après-guerre, ces
millions de juifs qui ne vivaient pas en Israël ont souvent été rassurés par sa
seule existence – qu’ils y vissent une sorte de police d’assurance contre un
antisémitisme renaissant ou simplement un rappel donné au monde que les juifs
pouvaient répliquer, et qu’ils le feraient le cas échéant. Avant qu’il y ait un
Etat juif, les minorités juives, dans les sociétés chrétiennes, regardaient avec
anxiété par-dessus leur épaule et gardaient profil bas ; depuis 1948, ils
peuvent marcher la tête haute. Mais, ces dernières années, la situation s’est
retournée, d’une manière tragique.
Aujourd’hui, les juifs non-Israéliens se
sentent à nouveau exposés aux critiques et vulnérables face à des accusations
portées contre eux pour des choses dont ils ne sont pas responsables. Mais cette
fois-ci, c’est un Etat juif, et non pas un pays chrétien, qui les tient en
otages de ses agissements. Les juifs de la Diaspora ne peuvent en rien influer
sur la politique israélienne, mais ils sont implicitement identifiés à elle, ce
en quoi la revendication par Israël de leur allégeance ne joue pas un rôle
mineur. Le comportement d’un Etat autoproclamé « juif » affecte la manière dont
tout un chacun regarde les juifs. Les occurrences plus nombreuses d’agressions
envers les juifs, en Europe et ailleurs, sont attribuables au premier chef à la
volonté mal dirigée, souvent de jeunes musulmans, de rendre ses coups à Israël.
La vérité – déprimante – est que le comportement actuel d’Israël n’est pas
dommageable seulement pour l’Amérique, bien qu’il le soit certainement. Il n’est
pas même simplement dommageable pour Israël lui-même, comme le reconnaissent de
très nombreux juifs dans la confidence. La vérité – terrible – est
qu’aujourd’hui, Israël représente un danger pour les juifs.
Un monde dans
lequel les nations et les peuples se mêlent de plus en plus et lient entre eux
des liens de mariage ; où les obstacles culturels et nationaux à la
communication se sont pratiquement tous effondrés ; où de plus en plus d’entre
nous avons des identités de prédilection multiples et dans lequel nous nous
sentirions injustement brimés si nous devions n’en assumer qu’une ; dans un
monde tel celui-ci – le nôtre – Israël représente un authentique anachronisme.
Et non seulement un banal anachronisme, mais un anachronisme aberrant. Dans le «
clash des cultures » que nous vivons aujourd’hui, entre des démocraties ouvertes
et pluralistes et des Etats ethniques agressivement intolérants et soumis à une
idéologie religieuse, Israël risque véritablement de se trouver dans le mauvais
camp.
Faire d’Israël, d’Etat juif qu’il est actuellement, un Etat binational,
ne serait pas chose aisée, bien que pas aussi impossible qu’il ne semble : le
processus a d’ores et déjà été amorcé de facto. Mais cela causerait bien moins
de ruptures à la plupart des juifs et des Arabes que les ennemis religieux et
nationalistes de cet Etat binational ne le proclament. Quoi qu’il en soit,
personne que je connaisse n’a de meilleure idée : quiconque imagine de bonne foi
que la barrière électronique très controversée en train d’être construite
résoudra le problème est quelqu’un qui a eu piscine pendant les cinquante années
écoulées de l’histoire humaine. Le « mur » - en réalité une zone militarisée
fortifiée constituée de tranchées, de grilles, de détecteurs, de pistes de
sables (pour enregistrer les empreintes de pas) et d’un mur de béton de huit
mètres de hauteur, par segments – occupe, divise et volent leurs terres
agricoles aux Arabes ; il détruira des villages, le gagne-pain des paysans et
les derniers vestiges d’une vie commune entre Arabes et juifs. Il coûte
approximativement un demi million de dollars au kilomètre et il n’apportera rien
d’autre qu’humiliation et inconfort pour les deux parties. Comme le mur de
Berlin, il confirme la banqueroute morale et institutionnelle du régime qu’il
prétend protéger.
Un Etat binational au Moyen-Orient requerrait une direction
américaine courageuse et inlassablement engagée. La sécurité des juifs et des
Arabes nécessiterait la garantie d’une force internationale – toutefois un Etat
binational légitimement constitué trouverait sans doute beaucoup plus facile de
contrôler des militants de toutes natures à l’intérieur de ses frontières
qu’actuellement, où ils peuvent s’infiltrer à partir de l’extérieur en
bénéficiant de l’aide de minorités exclues et en colère de chaque côté de la
frontière [5].
http://www.nybooks.com/articles/16671#fn5Un
Etat binational demanderait l’émergence, chez les juifs comme chez les Arabes,
d’une nouvelle classe politique. L’idée même représente un mélange peu
prometteur de réalisme et d’utopie, ce qui est, il faut bien le dire, pas
vraiment la meilleure façon de commencer quoi que ce soit. Mais les alternatives
sont bien pire. De loin. De très très loin. [25 Septembre 2003]
- NOTES :
[1] :
http://www.nybooks.com/articles/16671#fnr1Voir l’essai de Burg : La Révolution sioniste est
morte », le Monde, 11.09.2003. Ancien directeur de l’Agence juive, l’auteur de
cet article a été porte-parole de la Knesset de 1999 à 2003, et il est
aujourd’hui député travailliste à la Knesset. Son article a paru une première
fois en hébreu dans le quotidien Yediot Aharonot ; il a été largement republié,
notamment dans Forward (29.08.2003) et le quotidien londonien Guardian
(15.09.2003).
[2] : http://www.nybooks.com/articles/16671#fnr2Voir l’interview du vice-secrétaire à la défense
Paul Wolfowitz dans Vanity Fair de juillet 2003
[3] : http://www.nybooks.com/articles/16671#fnr3En 1979, à la suite de l’accord de paix conclu avec
Anwar El-Sadate, le Premier ministre Begin et son ministre de la Défense Sharon
donnèrent effectivement à l’armée l’ordre de démanteler des colonies juives dans
le territoire appartenant à l’Egypte. La résistance haineuse de certains des
colons fut écrasée par la force, bien qu’il n’y ait pas eu de mort. Mais, à
l’époque, l’armée faisait face à trois mille extrémistes seulement, et non à un
quart de million d’entre eux, et le territoire concerné était le désert du
Sinaï, et non pas les « bibliques » « Judée et Samarie ».
[4] :
http://www.nybooks.com/articles/16671#fnr4Les Albanais, en Italie ; les Arabes et les Noirs
d’Afrique, en France ; les Asiatiques, en Angleterre : tous continuent à
rencontrer autour d’eux l’hostilité. Une minorité d’électeurs en France, en
Belgique, voire même au Danemark ou en Norvège, soutient des partis politiques
dont l’hostilité envers l’immigration tient lieu parfois d’unique programme
politique. Mais, comparée à ce qu’elle était il y a trente ans, l’Europe est un
patchwork multicolore de citoyens égaux et cela représente, à n’en pas douter,
la vision d’avenir.
[5] : http://www.nybooks.com/articles/16671#fnr5Comme le relève Burg, la politique actuelle
d’Israël est l’instrument le plus efficace de recrutement des terroristes : «
Nous sommes indifférents au sort des enfants palestiniens, affamés et humiliés ;
aussi, pourquoi sommes-nous surpris lorsqu’ils viennent nous faire sauter dans
nos restaurants ? Même si nous tuions 1 000 terroristes par jour, cela ne
changerait rien. » Voir : Burg, « La révolution sioniste est morte
».
7. Israël et Palestine : l'urgence d'une
force d'interposition - Déclaration du collectif "Trop, c'est trop
!"
in Le Monde du jeudi 23 octobre
2003
[- Premiers signataires :
Étienne Balibar, Nicole Bernheim, Alexandre Bilous, Olivia Elias, Stéphane
Hessel, Alain Joxe, Henri Korn, Gilles Manceron, Pierre Nicodème, Madeleine
Rebérioux, Abraham Ségal, Géraldine Sourdot, Marie-Noëlle Thibault et Pierre
Vidal-Naquet.]
La nouvelle négociation dite de la " feuille
de route ", ouverte sous les auspices du Quartet, se referme sous nos yeux sans
avoir jamais commencé : alors que les acteurs du Quartet (Etats-Unis, Union
européenne, Russie et Nations unies) avaient proposé une négociation sans
préalables, le gouvernement israélien a voulu imposer ses conditions. Voilà qui
confirme sa stratégie : non pas rechercher la paix, mais poursuivre une
conquête, lente et constante, qui ne cesse de rogner le territoire palestinien
par l'extension des colonies. À cela il a ajouté un nouveau mode d'annexion avec
le tracé du " Mur " qui englobera une grande partie de la Cisjordanie si sa
construction n'est pas arrêtée.
Nous récusons l'argument du gouvernement Sharon selon lequel ce
" Mur " est destiné à empêcher les attentats-suicide qui suscitent aussi, chez
nous, une très vive émotion. En fait, la stratégie israélienne vise la
destruction de la société palestinienne. Elle recrée en même temps, sans cesse,
les conditions du terrorisme de désespoir.
On peut craindre aujourd'hui une fuite en avant. Nous redoutons
tout particulièrement que, parmi les solutions examinées par le gouvernement
israélien, il ne choisisse, pour réaliser le Grand Israël, de parfaire
l'expulsion des Palestiniens de leurs terres. À l'expulsion graduelle par des
entraves accrues à la circulation et à la vie économique, sociale et culturelle
d'une population prise aux pièges des espaces militarisés et de l'avancée du "
Mur ", peut succéder, dans un moment de crise, une expulsion plus brutale, par
des destructions et des tueries collectives plus graves encore qu'à Jénine et
Naplouse.
C'est pourquoi doit s'engager dans les plus brefs délais la
négociation sans préalables proposée par le Quartet : c'est pour l'essentiel aux
États-Unis dont nul n'ignore l'influence sur Israël d'assumer la
responsabilité de cette décision.
De toutes manières, la violation extrême par une puissance
occupante de la Convention de Genève qui protége les populations civiles
autorise les Nations unies à décider des mesures de protection en faveur des
civils opprimés.
Nous lançons donc un appel urgent au gouvernement français, à
l'Union européenne et aux Nations unies pour que des pressions politiques et
économiques soient faites sur le gouvernement Sharon et le conduisent à renoncer
à un processus qui multiplie en Palestine occupée les vocations au martyr ; et
pour que soit mis en place sur la " ligne verte " un dispositif de protection
efficace des populations civiles palestiniennes.
Ne pas agir serait se rendre complice.
8. Kaddafi : "Les Arabes sont finis !"
par Samir Gharbi
in L'Intelligent - Jeune Afrique du mardi 21 octobre
2003
Depuis son accession au pouvoir, en 1969, le Guide a multiplié
les projets d’union avec les différents pays de la région. À chaque fois, il a
été déçu. Dans un discours fleuve prononcé le 6 octobre, il exprime son dépit
avec une virulence rare.
Dans une série de discours prononcés devant des milliers de femmes
rassemblées dans plusieurs villes à l’occasion de « l’Année de la femme » [la
35e année de la Révolution, qui va du 1er septembre 2003 au 31 août 2004], le
colonel Mouammar Kaddafi a renouvelé, pour la énième fois, son appel aux Congrès
populaires « pour approuver le départ définitif de la Libye de la Ligue arabe ».
À 61 ans, au pouvoir depuis le 1er septembre 1969, Kaddafi a constaté avec
amertume l’échec de son projet d’union arabe. « Aujourd’hui, les Arabes se font
écraser en Palestine et en Irak. Tout ce que la Libye a enduré dans le passé est
dû aux positions que nous avons prises en faveur des Arabes. Malgré tous nos
sacrifices, ils se sont alliés avec les États-Unis et avec le sionisme. Il n’y a
plus rien à espérer d’eux », a déclaré le « Caïd » (le Guide) libyen dans le
discours fleuve qu’il a prononcé à Sebha dans la nuit du 5 au 6 octobre.
EXTRAITS :
L’unité arabe était l’objectif du mouvement révolutionnaire que nous avons
lancé dès 1959, ici, à Sebha, avec des groupes clandestins d’étudiants et
militaires libres et unionistes. C’est pourquoi je vous invite à vous pencher
sérieusement sur cet événement historique en raison de l’état dans lequel se
trouve actuellement la Nation arabe, le nationalisme arabe, l’unité arabe…
Nous, nous avons fait notre devoir pour la cause arabe et avons souffert
depuis que nous étions étudiants. Nous avons manifesté, nous avons fait de la
prison, nous avons soutenu l’Algérie, la Palestine, la fusion entre l’Égypte et
la Syrie, la révolution irakienne, la bataille de Bizerte en Tunisie, le Yémen
du Sud… C’était le temps de la lutte armée pour la libération. Nous ne voyions
pas alors notre destin en dehors de l’union panarabe. J’ai dit et redit dans mes
discours et mes écrits que la Nation arabe n’aura pas d’avenir tant qu’elle ne
réalisera pas son unité. Aujourd’hui, je constate avec beaucoup d’amertume que
les Arabes ont échoué.
Quand je militais pour l’unité arabe, avant et après la révolution du 1er
septembre 1969, quand je distribuais des tracts, quand je m’exposais au danger,
je le faisais sincèrement pour une cause juste. Ce n’était pas pour des raisons
sentimentales ou affectives, mais pour des raisons existentielles. Il n’y avait
aucune raison de douter de la viabilité d’une Nation arabe si bien dotée en
ressources naturelles : du pétrole, du gaz, des métaux, des minerais… Cette
nation domine la mer Méditerranée, la mer Rouge et l’océan Indien. Elle s’étend
sur deux continents, l’Asie et l’Afrique.
Malgré toutes leurs ressources, les Arabes n’ont rien fait à ce jour. Ce ne
sont pas les peuples qu’il faut blâmer, mais les militaires qui ont pris le
pouvoir en leur nom. Toute l’erreur est là : les révolutions, à commencer par
celle de Nasser en Égypte, étaient militaires, même si elles affichaient des
slogans populaires et unionistes ! Des groupes se sont infiltrés à l’intérieur
de ces régimes révolutionnaires, comme des virus ou des microbes à l’intérieur
du corps humain, pour les tuer. Les peuples ont fait confiance à leurs officiers
libres et à leurs armées. Résultat : zéro. Les armées arabes ont été vaincues
par l’ennemi. Pis, elles ont bâillonné les peuples pour les empêcher de se
révolter, de s’unir… C’est ainsi que l’union entre la Syrie et l’Égypte a été
annulée par les militaires trois ans après sa proclamation. Quand l’Irak a été
menacé, dans les années 1970, je lui ai proposé de se défendre en réalisant une
union avec la Syrie et l’Iran. Le président irakien m’a répondu : « Parlez de
votre pays, ne parlez pas de l’Irak… » Je lui ai rétorqué : « Bien, bien,
d’accord, mais attendez et vous verrez où votre isolement va vous mener. »
L’Algérie a combattu seule la colonisation française pendant une dizaine
d’années. Pourquoi n’avons-nous pas vu des milliers d’Arabes combattre à ses
côtés ? La Libye a affronté la colonisation italienne pendant vingt ans, les
Arabes nous ont regardés sans bouger… Comme ils ont regardé sans bouger les
Yéménites, les Palestiniens… La solidarité arabe, ça n’existe pas ! Les
dirigeants arabes n’ont ni pitié, ni dignité, ni honneur, ni amour envers les
femmes, les enfants, leurs frères et sœurs en Irak, en Palestine, en Somalie,
aux Comores, en Libye, et partout ailleurs dans le monde arabe.
Quand les Britanniques ont demandé à Margaret Thatcher pourquoi elle avait
aidé les Américains dans leur attaque contre la Libye en 1986, elle a répondu
qu’elle l’avait fait par solidarité. Pourquoi les Arabes ne se sont-ils pas
conduits avec la Libye comme Thatcher avec les États-Unis ? Les Arabes ont
regardé, comme des spectateurs au cinéma, les forces aériennes et navales nous
bombarder. Ils n’ont pas levé le petit doigt.
Arabes, mais où êtes-vous donc ? Où sont vos dirigeants ? Fini le
nationalisme arabe, fini la Nation arabe, fini l’âge d’or des Arabes. Ils sont
entrés dans l’ère du déclin. L’Inde, malgré ses sept cents communautés, a
constitué un État unique. Les Américains ont formé une fédération de cinquante
États. Ils n’étaient pas une nation, mais ils le sont devenus. Il en est de même
de la Turquie, de l’Iran, de l’Italie…
Nous avons dit aux Arabes : « Unissez-vous ! » Mais personne ne nous a
répondu. Aujourd’hui, le monde a changé. C’est le temps de la technologie, le
temps des grands ensembles. Les continents s’unissent en Amérique, en Europe et
également en Afrique.
Toi l’Égyptien, toi le Soudanais, toi le Libyen, toi le Tunisien, toi
l’Algérien, toi le Marocain et toi le Mauritanien, vous êtes des Africains.
Vous ne pouvez plus parler de nationalisme arabe, d’unité arabe. Vous faites
partie du continent africain. Vous devez parler de l’Union africaine. Si
l’Afrique n’est pas votre terre, alors revenez à votre terre, revenez à la
péninsule Arabique. Ah ! si tous les Arabes de Mauritanie jusqu’à l’Égypte
retournaient à la péninsule arabique, ils auraient au moins une part de pétrole…
C’est tout ce qui leur reste. Car les Arabes sont devenus la risée de tous. Ils
sont finis. Ils n’ont pas réfléchi à leur avenir, ils n’ont pas voulu s’unir…
Aujourd’hui, ils voient les autres, autour d’eux, en train de s’unir. Des petits
se joignent aux grands, des grands se joignent aux petits, pour former des
espaces encore plus grands.
Les Maghrébins ont fait l’Union du Maghreb arabe... Mais cela fait des
lustres que je leur demande de s’unir. Nous avons signé la « déclaration de
Djerba » qui devait réaliser la fusion entre la Tunisie et la Libye. J’ai signé
un accord à Hassi Messaoud avec le président algérien Houari Boumedienne. Il
devait permettre à nos deux pays de fusionner si l’Égypte reconnaissait Israël.
L’Égypte a reconnu Israël, mais la fusion entre la Libye et l’Algérie ne s’est
pas faite comme prévu… Nous avons ensuite proclamé l’Union avec le Maroc à
Oujda...
Pourquoi rien de tout cela ne s’est réalisé ? La faute n’incombe pas à la
Libye, mais à ses partenaires. Anouar el-Sadate a déchiré le traité d’Union
égyptolibyenne. Gaafar Nimeiri a déchiré le traité d’union tripartite entre le
Soudan, l’Égypte et la Libye…
À quoi sert aujourd’hui l’Union du Maghreb arabe ? Sa création ne répond
pas à ma demande, mais à celle de… l’Union européenne. Elle n’est pas le fruit
d’une réflexion maghrébine, mais celui d’une stratégie européenne. L’Union
européenne a dit qu’elle ne pouvait pas coopérer séparément avec chacun de nos
pays. Il fallait nous unir pour créer un marché unique de Tripoli à Nouakchott.
Les Européens ricanent quand quelqu’un de chez nous vient leur acheter dix
voitures et qu’un autre vient ensuite lui en commander cent… Ils nous disent :
unissez-vous pour qu’on puisse vous en vendre cinq cent mille d’un coup ! Même
cette Union du Maghreb arabe, qui a été faite à la demande des Européens, nous
n’arrivons pas à la faire vivre.
La Libye, depuis la révolution de 1969, s’est donc battue en faveur de
l’union arabe. Et c’est pour cela qu’elle est devenue l’ennemi numéro un des
États-Unis, du sionisme, de l’Occident. Nous n’avions aucun problème bilatéral
ni avec les Américains, ni avec les Européens, ni même avec les Juifs. Toutes
les catastrophes que nous avons subies s’expliquent par notre soutien aux causes
arabes. Ils ont bombardé nos maisons, tué nos enfants… Et, pendant ce temps-là,
les Arabes ont regardé sans broncher.
C’est en fait parce que la Libye est considérée comme un pays arabe que les
médias ne nous laissent pas tranquilles. Est-ce qu’ils parlent du Lesotho, du
Botswana, du Malawi ou de la Guinée équatoriale ? Non. Alors, je leur dis stop :
la Libye est désormais un État africain. Arrêtez de vous en prendre à nous, de
nous insulter. Considérez-nous comme des Africains, comme des nègres,
éloignez-vous de nous et nous nous éloignerons de vous.
Qu’y a-t-il de commun entre la Libye et le Koweït ? Rien. L’une se trouve
en Afrique et l’autre en Asie et ce sera ainsi jusqu’à la fin des temps. Nous ne
nous rencontrerons jamais, l’un est au paradis [Kaddafi considère l’Afrique avec
ses terres, ses fleuves et ses forêts comme un paradis] et l’autre en enfer. Ne
nous méprisez pas, ne complotez pas contre nous, nous ne sommes plus arabes.
Nous sommes africains.
Ô ! frères d’Égypte, de Tunisie, du Koweït, d’Arabie saoudite, du Maroc et
d’ailleurs, considérez-nous désormais comme des Africains de São Tomé e Príncipe
ou de Guinée-Conakry. Laissez-nous vivre en paix. Nous vous avons donné de
l’argent, nous vous avons donné des armes, nous avons souffert à cause de vous.
Sans résultat. Aujourd’hui, vous êtes tous amis avec les États-Unis, vous avez
reconnu Israël. La Libye ne reconnaîtra jamais Israël jusqu’à la fin du monde,
si Dieu le veut ! Aujourd’hui, vous nous insultez. Sadate nous a insultés, lui à
qui nous avons offert, lors de la guerre d’octobre 1973, cent avions de combat
Mirage, des canons, des munitions, des missiles, des bulldozers ainsi que les
équipements nécessaires pour franchir le canal de Suez. Le pauvre peuple
égyptien ne l’a jamais su. Je ne demande pas que l’on me remercie, je n’ai fait
que mon devoir devant l’Histoire.
Nous avons donné notre sang également aux Libanais, aux Palestiniens… Nous
leur avons donné notre argent. Nous avons entraîné leurs troupes. Et, à cause de
tout cela, nous sommes devenus les terroristes tandis que, eux, se
réconciliaient avec les Américains, avec les Israéliens. À cause de tout cela,
mon pays figure jusqu’à aujourd’hui sur la liste noire des États terroristes…
C’est sur intervention de plusieurs États arabes ainsi que des responsables
de la Ligue arabe que j’ai à nouveau renoncé à quitter la Ligue [mars 2002,
NDLR]. Si la Libye sort de la Ligue, l’Égypte sera isolée, le Machrek et le
Maghreb seront coupés en deux, m’a-t-on dit. C’est alors que je leur ai proposé
une dernière bouée de sauvetage. J’ai présenté mon projet d’Union arabe [30 août
2003], une Union qui remplacerait la Ligue arabe et qui serait dotée d’une
Constitution, d’un Conseil présidentiel, d’un Conseil des ministres, d’une
Banque centrale, d’un Fonds monétaire, d’un marché commun… J’ai proposé, à
l’intérieur d’une confédération ou d’une fédération, la création et le
renforcement de groupes régionaux : la Syrie et le Liban formeraient une sorte
d’entente, qui légaliserait définitivement la présence militaire syrienne ; le
Conseil de coopération du Golfe accepterait l’adhésion du Yémen et de l’Irak,
l’Union du Maghreb arabe sortirait de sa léthargie ou de son coma… Les médias
n’ont jamais parlé de ce projet, évidemment sur ordre des pouvoirs politiques en
place. Mais ils ont beaucoup parlé de choses futiles, comme le règlement des
affaires de Lockerbie ou du DC-10 d’UTA. Ils se sont attaqués à Kaddafi…
Les Arabes sont, en fait, incapables de réaliser le moindre projet commun.
Ils ont perdu leur dignité, leur honneur. Ils sont finis. Leurs régimes sont
finis. Nous ne devons plus perdre de temps avec eux. Désormais, nous appartenons
à l’Union africaine, à l’Afrique. Pour la mille et deuxième fois, je demande au
peuple libyen de quitter la Ligue arabe sans délai… La Ligue arabe ne vaut rien
dans la réalité, ses fonctionnaires ne sont plus payés depuis quatre mois, les
pays membres ne versent plus leur contribution… Les Arabes attendent qu’on les
écrase, qu’on les égorge, qu’on les coupe en morceaux, qu’on les mange cuits ou
grillés… Tous attendent, un État après l’autre, une ville après l’autre, après
Bagdad, Gaza, Jénine… (Traduit et adapté par Samir Gharbi, à partir du texte
publié par le quotidien libyen Al-Jamahiriya le 6 octobre.)
9. Jacques Chirac
accusé en Israël de cautionner l'antisémitisme par Gilles Paris
in Le Monde du mardi 21 octobre 2003
Lancée par le quotidien "Maariv", la polémique sur la
pseudo-non-condamnation par la France des propos antisémites de Mahathir Mohamad
a été reprise par le gouvernement israélien. Dimanche, Jérusalem évoquait un
possible "malentendu".
Jérusalem de notre correspondant - Le président de la
République, Jacques Chirac, s'est retrouvé en fort mauvaise compagnie, dimanche
19 octobre, sous la plume violente du rédacteur en chef du quotidien israélien
Maariv, Amnon Dankner. Selon le journal israélien, M. Chirac avait en effet
montré "le visage de l'antisémitisme français", en s'opposant deux jours plus
tôt à la mention de la condamnation des propos du premier ministre de Malaisie,
Mahathir Mohamad, dans le communiqué final du Conseil européen, le 17
octobre.
Devant l'Organisation de la conférence islamique, ce dernier avait tenu des
propos ouvertement antisémites en assurant notamment que "les juifs règnent sur
le monde par procuration". Sous un titre explicite "le collaborateur", illustrée
d'une photo à charge inspirée des tabloïds britanniques, le président de la
République a donc été rangé aux côtés des antidreyfusards, des comploteurs des
Ligues et "de la majorité des Français qui collaborèrent avec les nazis pendant
l'occupation de leur pays", aux côtés du "maréchal Pétain" et "des centaines de
milliers de Français qui pourchassèrent les juifs de France", aux côtés enfin
"de ceux qui aidèrent des dizaines de milliers de collaborateurs à échapper au
châtiment et même à continuer de servir à des postes importants pendant des
décennies". "Il est exact qu'il existe des antisémites plus grands, plus brutaux
et plus virulents", a conclu Amnon Dankner, dressant un tableau alarmant de la
situation des juifs de France, "mais aujourd'hui, l'antisémitisme ne dispose pas
dans le monde de collaborateur actif occupant une position aussi élevée".
Les affirmations du Maariv ont placé l'Elysée dans une posture
inconfortable. Sur la foi du contenu de ce journal, le ministre israélien des
affaires étrangères, Silvan Shalom, a poursuivi dans une veine similaire en
estimant que "c'est une honte qu'un pays comme la France, un pays important
fasse preuve de la moindre compréhension ou acceptation des remarques
antisémites" du premier ministre de Malaisie. D'autant que Mahathir Mohamad,
dont les propos avaient suscité de vives critiques, y compris de l'Union
européenne et donc de la France, s'est aussitôt empressé de remercier M. Chirac
pour sa "compréhension" et de lui témoigner sa "gratitude" pour l'intervention
qui lui avait été prêtée.
"INACCEPTABLE"
Alors que la présidence française multipliait de farouches dénégations, le
rédacteur en chef du Maariv a reçu en milieu d'après-midi une missive courroucée
émanant de l'ambassade de France à Tel-Aviv. "Il est faux, mensonger, et par là
même odieux et inacceptable de prétendre que le président de la République
française se serait opposé à la mise en cause des propos de M. Mahatir", a
indiqué le chargé d'affaires, Michel Miraillet, "votre conscience
professionnelle aurait dû vous conduite à vérifier les faits et à considérer
avec plus d'attention la mise au point que cette ambassade avait fournie à votre
quotidien dès vendredi soir". "Vos insultes (...) salissent l'image de la presse
israélienne en France mais -elles- ne parviendront pas à ternir la relation
entre la France et Israël", a conclu le diplomate qui a demandé par ailleurs un
droit de réponse. Cela n'a pas dissuadé le Maariv. Ce journal à grand tirage a
cru bon d'annoncer en "une", dans son édition de lundi, sous une photo cependant
plus avenante du chef de l'Etat français, que c'est sous sa pression que M.
Chirac avait finalement "cédé".
Toutefois, dimanche soir, un porte-parole du ministère israélien des
affaires étrangères, Jonathan Peled, déclarait que "de notre point de vue
l'incident est clos", se félicitant de la lettre envoyée par M. Chirac à
Mahathir Mohamad, dans laquelle il souligne que les propos antisémites de ce
dernier "ne peuvent qu'être condamnés par tous ceux qui gardent la mémoire de
l'Holocauste".
Par le plus grand des hasards, ce nouvel accès de fièvre est survenu le
jour même de l'arrivée à Tel-Aviv du nouvel ambassadeur de France, Gérard Araud.
Ce dernier avait été épinglé à la fin d'août par la presse israélienne pour
avoir, lors d'une réception à Paris, qualifié Israël de pays "paranoïaque" et
Ariel Sharon de "voyou". M. Araud avait par la suite nié avoir tenu ces
propos.
Le 16 septembre, les diplomaties israélienne et française s'étaient
pourtant félicitées de la signature du relevé de conclusions d'un haut comité ad
hoc chargé de relancer les relations entre les deux pays. Il reste manifestement
du travail à accomplir.
10. Ce rapport
qu'Israël n'a pas vu venir par Alain Guillemoles et Catherine Rebuffel,
avec Benjamin Barthes à Ramallah
in La Croix du lundi 20 octobre 2003
Selon un rapport de l’ONU rédigé par le Suisse Jean Ziegler,
une catastrophe humanitaire menace dans les territoires palestiniens où la
politique sécuritaire menée par Israël paralyse la vie
quotidienne.
Depuis trois semaines, on ne parle que de lui dans les couloirs de l'ONU.
En Israël, il a suscité l'ire des autorités. Le sociologue et universitaire
suisse, Jean Ziegler, rapporteur spécial de l'ONU sur le droit à se nourrir, est
l'auteur d'un rapport cinglant sur la situation alimentaire dans les territoires
palestiniens. Il affirme que ces Territoires sont au bord de la «catastrophe
humanitaire».
Pourquoi un tel tollé ? Les Israéliens sont furieux que Jean Ziegler n'ait
pas mentionné l'Intifada et les attentats à la bombe qui justifient selon eux
leur politique de sécurité en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Ils lui
reprochent aussi d'avoir laissé circuler un document qui aurait dû rester
confidentiel tant que les autorités israéliennes ne l'avaient pas assorti de
leurs commentaires. La procédure onusienne prévoit en effet que, dans ce genre
d'affaire, l'État ou l'institution mis en cause doit pouvoir se défendre avant
que le rapport ne soit traduit dans toutes les langues de l'ONU et mis en ligne
sur le site internet des Nations Unies.
Cette procédure n'ayant pas été respectée, puisque des fuites ont permis de
rendre le rapport public dans sa version «brute», Israël s'est plaint auprès de
la Commission des Droits de l'Homme de l'ONU, organe dont dépend Jean Ziegler,
afin que des sanctions soient prises à son encontre. Dans les milieux informés,
on se dit sceptique sur un quelconque aboutissement de cette démarche car la
Commission des Droits de l'Homme à Genève, présidée par la Libyenne
Najat-al-Ajjaji, est globalement composée de pays plutôt pro-arabes.
Tel-Aviv acceptait de recevoir un rapporteur pour la première
fois
Le rapport ne contient rien de vraiment nouveau pour les spécialistes de
l'action humanitaire dans les territoires palestiniens. "Le tort de Ziegler, vu
d'Israël, c'est d'avoir appelé les choses par leur nom. Je ne vois pas où est le
scandale. Les réactions israéliennes démontrent simplement que toutes les
vérités ne sont pas bonnes à dire. Que Ziegler parle du mur de sécurité dans un
rapport sur les problèmes alimentaires, c'est logique, car ce mur perturbe les
systèmes d'approvisionnement", indique sous couvert d'anonymat un expatrié
travaillant pour l'ONU dans la bande de Gaza.
Israël semble avoir été pris de court par Jean Ziegler, un homme pourtant
réputé incontrôlable. Cet ex-député socialiste suisse âgé de 69 ans,
tiers-mondiste convaincu, s'est notamment fait connaitre par ses critiques au
vitriol des grands groupes pharmaceutiques suisses en 1976, des banques suisses
qu'il a accusées de recycler de l'argent sale en 1987, puis du mythe de la
neutralité de son pays dans le second conflit mondial en accusant la
Confédération helvétique d'avoir été complice du génocide des juifs («La Suisse,
l'or et les morts», 1997). Rejeton d'une famille de la bourgeoisie suisse qui
comptait de nombreux pasteurs calvinistes dans ses rangs il n'a jamais retenu
ses mots.
Jean Ziegler estime que le contexte international du printemps dernier,
lorsque de fortes pressions étaients exercées sur le gouvernement Sharon en
pleine discussion sur la «feuille de route», expliquerait le feu vert d'Israël.
C'était en tout cas la première fois que Tel Aviv acceptait de s'entretenir avec
un rapporteur spécial de l'ONU.
L'ancien haut commissaire de l'ONU aux droits de l'homme, Mary Robinson,
s'était rendue sur place en 1999 mais sans pouvoir rencontrer les autorités
israéliennes. En outre, sa liberté d'expression avait été entravée par le fait
que le Haut commissariat aux Droits de l'Homme est directement rattaché au
secrétariat général de l'ONU alors que la Commission des droits de l'homme est
un organe intergouvernemental dépendant de l'Assemblée générale.
Polémique défavorable pour les relations entre l’ONU et
Israël
Au bout du compte, Israël ne cache pas sa déception. «Ce rapport semble
avoir été écrit avant le voyage. Rien de ce qui est dedans n'est objectif. Il ne
retient rien des positions de notre gouvernement auxquelles M. Ziegler a pu
avoir largement accés. Pour nous ce rapport n'est pas légitime. Nous sommes
prêts à dialoguer avec l'ONU, à recevoir d'autres rapporteurs. Mais il faut
qu'ils viennent de bonne foi», indique Barnea Hassid, porte-parole de
l'ambassade israelienne à Paris.
Finalement, après plusieurs semaines d'atermoiements, le rapport devrait
être rendu public mardi 21 octobre, sur le site internet de l'ONU, explique Jean
Ziegler. Son examen devant l'Assemblée générale de l'ONU est quant à lui
programmé pour le 11 novembre.
À Genève, de hauts-fonctionnaires des Nations-Unies jugent que la polémique
tombe assez mal pour l'ONU qui cherchait depuis longtemps à normaliser ses
rapports avec l'État hébreu. Israël a demandé que Jean Ziegler soit démis de ses
fonctions. Réponse demain devant la Commission des droits de l'homme.
Mais ce serait alors désavouer sur le fond un travail dont le principal
reproche «objectif» porte sur la publicité abusivement anticipée qui en a été
faite. Et donner ainsi raison à Israël, qui, pour sa part, a dénoncé un rapport
«politiquement biaisé». Cela n'irait en tous cas pas vers un renforcement du
rôle de l'ONU dans le règlement du conflit
israélo-palestinien.
11. La route des
barrages sans fin par Valérie Féron
in L'Humanité du samedi 18 octobre 2003
Pour les milliers de Palestiniens qui doivent parcourir chaque
jour la petite centaine de kilomètres séparant le nord du sud de la bande de
Gaza le voyage prend la forme d'une longue expédition jonchée
d'obstacles.
Bande de Gaza, envoyée spéciale - Dans la minuscule bande de Gaza,
coincée entre les fils de fer qui la sépare du territoire israélien et la
Méditerranée, les distances entre les localités sont extensibles en fonction de
l'arbitraire de l'occupation. Il faut souvent la journée pour passer du nord au
sud, surtout en cette période où ce mouchoir de poche est de nouveau coupé en
quatre zones. Contrairement à la Cisjordanie où les soldats sont présents sur
toutes les routes et vérifient les identités, l'occupant ici n'a pas d'autre
visage la plupart du temps que celui des jeeps, des chars et des bulldozers. Il
a ses règles : des fermetures ou ouvertures de checkpoints par feux bicolores,
barrière et haut parleur. " C'est vraiment difficile aujourd'hui, soupire
Sofiane, qui tient une compagnie de taxi à Gaza, lui qui est pourtant si habitué
à faire le chemin vers le sud de la bande. Quand nous arrivons à hauteur du
premier barrage, à la sortie de Gaza, près de la colonie de Netzarim, la voie
est barrée à cet instant aux voitures mais ouverte aux piétons. À huit heures et
demie du matin, la file de camions et voitures est déjà longue sur la route qui
longe le bord de mer. On écoute les infos pour s'assurer que Aboul Hole, le
checkpoint du centre qui permet de passer vers le sud de la bande, sera bien
ouvert. L'enjeu consiste à arriver le plus vite possible sur place pour espérer
être le plus vite possible de l'autre côté et filer vers Khan Younès ou Rafah.
Et faire si besoin le chemin inverse avant la fermeture du checkpoint.
Ces jours-ci il n'est ouvert que par intermittence, quelques heures par
jour. Beaucoup préfèrent poursuivre leur chemin à pied. Les charrettes tirées
par des chevaux ou des ânes peuvent passer. Du coup, elles ont un certain succès
auprès des piétons mais ne peuvent résoudre le problème. Les files d'enfants,
d'adolescents, de femmes, de vieillards s'étendent sur des kilomètres. On
reprend des taxis un peu plus loin quand il y en a et qu'ils ne sont pas déjà
pleins. Sans compter ceux qui ne peuvent plus s'offrir les moyens de transport.
Ce qui est le cas de plus en plus d'étudiants de la région sud qui passent des
heures pour tenter d'aller suivre leurs cours dans les universités de Gaza
ville. " Pour moi c'est comme un défi permanent, explique Nasreen, étudiante de
vingt ans aux yeux et lèvres délicatement maquillés, qui sillonne la route en
compagnie de deux camarades. " Les Israéliens peuvent tout essayer pour nous
empêcher de vivre normalement, j'essaierai toujours de passer. Mais c'est vrai
que souvent je reste chez mon oncle à Gaza pendant la semaine, c'est plus
simple. "
Passer pour continuer ses études, son travail, se soigner, vivre tout
simplement. La situation permet quelques entorses aux traditions : comme
s'asseoir hommes et femmes côte à côte dans les taxis et sur les charrettes.
Plus on approche de Aboul Hole, le barrage du central, plus les files de camions
et voitures se resserrent. On s'y entasse par petits groupes, dans la poussière
et la chaleur, ayant quitté le bord de mer qui offrait quelques bouffées d'air
frais. Toute la vie de ceux qui doivent circuler tous les jours entre le nord et
le sud de la bande de Gaza dépend de ce checkpoint devenu le cauchemar de
beaucoup. Un cauchemar qui se résume à un tronçon de route, bloqué de chaque
côté par des feux rouges et au milieu une tour de béton avec deux meurtrières
derrière lesquels on devine la présence des soldats. Les feux rouges passent à
l'orange, les haut-parleurs hurlent des ordres en hébreu, que chacun comprend ou
devine, par habitude : avancer, reculer, s'arrêter ou rebrousser chemin.
À deux pas de là, les voitures des colons israéliens de la région passent
et repassent. Oum Omar, soixante-dix ans, attend, assise à l'arrière d'une
camionnette en compagnie de plusieurs jeunes femmes et de leurs enfants depuis
près d'une heure. Les enfants, calmes, réclament qui de l'eau, qui un biscuit, "
voilà notre vie lance-t-elle, parqués comme des animaux ! " De l'autre côté dans
le sens de Gaza, en attendant de passer, on fume une cigarette en discutant,
certains font leur prière, d'autres tâchent de dormir un peu. On arrive même à
sourire et à plaisanter. Les regards laissent deviner le reste : tristesse,
colère, lassitude.
La route vers Khan Younès et Rafah est faite de rues asphaltées et de
chemin de sable perdu au milieu des cultures, espace vert qui surgit au détour
d'une route. Tout le long du chemin, les policiers et membres des forces de
sécurité sont présents, généralement assis devant leur guérite, ou plantés au
milieu des carrefours s'efforçant de régler la circulation avec patience. Sur
les bas-côtés, à l'heure de la sortie des classes vers midi, on croise une
multitude d'enfants, en jean et T-shirt pour la plupart, cartable de toile au
dos, selon les critères de la mode internationale. Eux aussi feront une longue
route pour regagner leur domicile.
Midi. Aboul Hole va fermer. Les voitures qui remontent vers Gaza se
renseignent auprès de ceux qui font la route dans l'autre sens : " Le checkpoint
est-il encore ouvert, a-t-on encore une chance de passer ? " Chacun espère
arriver à temps. Mais les règles ne sont jamais fixes. L'attente recommence dans
une pagaille indescriptible. Chacun se rue dans son véhicule au moindre signe
d'ébranlement. Une dizaine de voitures passent et sont immobilisées avant
d'avoir pu gagner l'autre côté. Trois jeeps font irruption et des soldats
prennent position, fusil pointé en avant. Les chauffeurs tentent de se
renseigner par talkies-walkies sur ce qui se passe. Après une demi-heure, on
pousse un soupir de soulagement lorsque les jeeps partent et que le haut-parleur
hurle ruh ! (" vas-y "). De l'autre côté, c'est à nouveau des kilomètres de
marche qui attendent des centaines de personnes. La file de voitures et de
camions en sens inverse est longue de plus de cinq kilomètres. La plupart des
chauffeurs resteront à dormir sur place, car il est trop tard pour espérer
passer aujourd'hui. Le parcours du combattant recommencera demain.
12. Les chars
israéliens ont laissé Rafah en ruines par Valérie Féron
in L'Humanité du samedi 18 octobre
2003
Alors que croissent les pressions sur l'Autorité palestinienne,
l'armée israélienne multiplie les incursions dans le sud de la bande de
Gaza.
Rafah (bande de Gaza), envoyée spéciale - " Où allons nous aller
maintenant ? " hurle Oum Omar, la cinquantaine, assise sur un amas de béton,
derniers vestiges de la maison où elle habitait avec son mari et ses quatre
enfants non mariés, avant que l'armée israélienne ne la détruise. Dans le camp
de réfugiés de Rafah, un seul spectacle s'offre aux yeux : des habitations
criblées de balles, noircies de fumée, d'autres rasées, d'autres éventrées,
laissant apparaître l'intimité des familles dans les pièces de derrière dont les
murs sont encore debout, certains menaçant à chaque seconde de tomber. Parmi les
amas de béton, on découvre des jouets, des chaussures d'enfants, des livres,
témoins d'un quotidien perdu. Plus de cent vingt maisons ont été détruites,
depuis le début de l'offensive sans précédent de l'armée israélienne, dans cette
région de quelque 130 000 habitants.
Les quelque deux mille personnes laissées sans toit se sont retrouvées sous
des tentes de l'UNRWA, l'organisme de l'ONU pour les réfugiés palestiniens,
d'autres ont dû se séparer de leur femmes et enfants, relogés chez des proches
vivants eux-mêmes à l'étroit. C'est le cas de Issam, la quarantaine et père de
onze enfants dont la famille est complètement éclatée. Son foyer et son magasin
de volailles ne sont plus qu'un tas de gravats, le privant lui et sa famille de
ses sources de revenus et de son foyer. Sur les débris de béton on trouve
quelques traces de son commerce : les corps calcinés des poulets, les sacs de
graines inutilisables, et le petit olivier à moitié arraché dans le coin aménagé
en jardin pour les volatiles : " Vous pouvez me dire ce que mes animaux avaient
fait aux soldats israéliens ? ", demande-t-il rempli d'amertume. " Et les arbres
? enchaîne d'une voix douce Ibtissam, jeune femme d'une trentaine d'années
éducatrice pour enfants. Ils en ont détruit tellement ! " Elle n'ose pas
cependant s'aventurer dans les champs, les chars israéliens se trouvant à
quelques mètres de là, prêts à entrer, à n'importe quel moment. De préférence la
nuit.
Après la première phase de l'opération de Tsahal, officiellement terminée
dimanche et engagée sous prétexte de démolir des tunnels qui serviraient à
passer des armes depuis l'Égypte, la deuxième phase consiste à multiplier des
incursions nocturnes de chars appuyés par des hélicoptères de combat : " Nous
sommes seules face à une armée sophistiquée, nous n'avons aucun moyen de nous
défendre, et le monde ne fait rien ", dit Ibtissam.
" Les Israéliens déclarent qu'ils sont venus ici pour détruire à la source
les circuits d'acheminement des armes en territoire palestinien. D'abord, nous
avons le droit de résister à l'occupation ", lance Akram, trente-quatre ans, le
regard plein de défi. " Deuxièmement, ajoute le jeune homme, je voudrais bien
qu'ils me montrent où se trouvait le tunnel, dans ma propre maison qu'ils ont
détruite. "
À Rafah, on semble s'être rendu à la dure évidence d'être seuls face aux
chars et aux bulldozers géants de l'armée israélienne, qui ont détruit plus de 1
200 maisons dans le secteur depuis le début de l'Intifada il y a trois ans, et
des dizaines d'hectares de terres cultivées, créant ainsi un no man's land qui
s'agrandit de jour en jour, près des colonies israéliennes à l'est et de la
frontière avec l'Égypte.
13. Incontournable
Arafat par Majed Nehmé
in Le Nouvel Afrique Asie du mois d'octobre
2003
La politique israélienne vis-à-vis des Palestiniens,
soutenue par l’administration Bush, est dans l’impasse. Voulant mettre hors-jeu
Yasser Arafat, le président élu des Palestiniens, Sharon et ses complices
américains lui ont donné une occasion en or de rebondir et de se mettre en
selle.
Ils l’avaient enterré trop vite. Yasser Arafat, le partenaire palestinien
le plus engagé dans la recherche d’un compromis historique avec l’Etat d’Israël,
pourtant fondé sur la négation même des droits nationaux palestiniens, celui qui
a convaincu son peuple d’accepter, au nom du réalisme, l’idée de deux Etats
indépendants sur la même terre de Palestine, qui a accepté que cet Etat ne
s’établisse que sur 22 % de la Palestine historique, est devenu, aux yeux des
faucons israéliens et américains, l’ennemi de la paix, l’“obstacle absolu” qu’il
faudra éliminer physiquement (pour Sharon et ses généraux) ou politiquement
(pour Bush et ses néoconservateurs). Cette politique à la fois myope et
improductive se retourne aujourd’hui contre ses propres initiateurs. Non
seulement elle a conduit à un désastre, mais elle produit surtout l’effet
contraire à celui escompté. Yasser Arafat, qu’ils ont voulu reléguer au musée de
l’histoire s’impose comme le pivot de l’histoire, l’homme sans lequel aucune
avancée significative n’est possible.
Son éphémère premier ministre, Mahmoud
Abbas, alias Abou Mazen, imposé par les Américains comme l’homme providentiel de
la relève, l’a appris à ses dépens. Et, contrairement aux apparences, ce n’est
pas Arafat qui l’a poussé à la démission, mais, comme l’avait prédit Uri Avneri
(voir dans notre n° 168 “Qui peut sauver Abou Mazen ?”), ce sont ses faux
protecteurs, Bush et Sharon, qui n’ont rien fait pour lui faciliter la tâche.
Bien qu’il ait réussi à convaincre le Hamas, le Jihad et les Martyrs d’Al-Aqsa
de décréter unilatéralement une trêve des opérations, l’armée israélienne a
continué ses assassinats dits “ciblés”, poursuivi sa stratégie de colonisation
rampante, maintenu le blocus des territoires, et n’a libéré aucun des six mille
prisonniers politiques, comme le prévoyait la feuille de route, devenue feuille
morte avant même qu’elle ne trouve un début d’application sur le
terrain.
C’est un secret de polichinelle que d’affirmer que le gouvernement
Sharon n’a ni l’intention et encore moins les moyens de signer un accord de paix
avec les Palestiniens. Tous ses faits et gestes depuis l’an 2000 l’attestent
sans ambiguïté. En désignant Arafat comme le responsable du terrorisme, comme
l’avaient fait invariablement tous les gouvernements israéliens jusqu’aux
accords d’Oslo de 1993, Sharon pense trouver à bon compte une excuse pour se
dérober aux engagements pris par ses prédécesseurs et enterrer définitivement
ces accords. Il a trouvé dans l’administration Bush un allié de poids. En
adhérant du bout des lèvres à la feuille de route, un plan sans envergure
parrainé par l’Onu, l’Union européenne, la Russie et les Etats-Unis, et qui
prévoit la reprise du processus de paix avec comme perspective un Etat
indépendant “temporaire” sur seulement 40 % des territoires occupés, il savait
qu’il ne risquait rien. D’autant plus qu’il se savait soutenu par Bush qui
partage avec lui son aversion pour le leader palestinien, et qui, comme lui,
avait exigé des Palestiniens qu’ils choisissent un autre interlocuteur à travers
la création d’un poste de Premier ministre, taillé sur mesure pour Abou Mazen,
prélude à la déposition d’Arafat, assiégé dans les ruines de la Mouqata’a, sa
résidence officielle à Ramallah. On connaît la suite.
Cette élimination
programmée montre aujourd’hui ses limites. Sharon découvre soudain que l’ami
américain, confronté lui aussi à un fiasco en Irak, est loin de lui accorder un
soutien inconditionnel. Isoler Arafat, oui, dit Bush, mais sans l’expulser ni le
liquider physiquement, comme l’avaient proposé ouvertement plusieurs membres du
gouvernement Sharon, dont le numéro deux Ehud Olmert. La réaction la plus
surprenante à cet appel au meurtre est venu de Colin Powell en personne, qui
avait déclaré à Fox News, la chaîne préférée des néoconservateurs américains,
depuis Bagdad où il était venu constater l’ampleur du bourbier : “Les Etats-Unis
ne soutiennent ni l’élimination ni l’exil de M. Arafat. [...] Le gouvernement
israélien le sait…Je pense qu’on pourrait craindre (dans cette hypothèse) qu’une
furie se déchaîne dans l’ensemble du monde arabe, du monde musulman et dans de
nombreuses autres régions du monde.”
C’est la première fois qu’un membre de
l’administration Bush va aussi loin et aussi clairement dans la réprobation de
la politique de Sharon, qui, lui, n’a d’autre stratégie que de se débarrasser
d’Arafat. Le sale travail qu’il n’avait pu achever en 1982, lors de l’invasion
du Liban, il voudrait le terminer aujourd’hui, alors que son prisonnier est à
portée de canon des assiégeants israéliens. Mais là aussi il se voit retenu, non
pas seulement par la marée humaine palestinienne qui s’est formée autour de son
QG pour le protéger, mais aussi par les réactions sans équivoque de la
communauté internationale, voire d’une partie de la classe politique
israélienne. Même la Syrie, qui n’a jamais porté Arafat dans son cœur, lui a
transmis par la bouche de son ministre des Affaires étrangères, Farouk
al-Chareh, “le soutien de la Syrie, président, gouvernement et peuple
confondus”.
Ce sursaut tardif s’explique par la gravité de la situation et le
sérieux des menaces. Car Sharon a besoin, alors qu’il voit toute sa stratégie
sécuritaire s’effondrer, d’une “victoire” et il pense que la seule victoire
possible dans la conjoncture actuelle est l’élimination physique de son
adversaire de toujours. Mohammed Dahlane, chargé de la sécurité de feu le
gouvernement de Mahmoud Abbas, et qui a la confiance des Israéliens, ne prend
pas cette menace à la légère. Car Israël “veut” se débarrasser de M. Arafat et
“attend une occasion pour le faire”. Cela étant, dit-il, “Israël commettrait
ainsi une grave erreur qui compromettra la sécurité et l’avenir du peuple
israélien avant ceux du peuple palestinien”.
Avi Dichter, le chef du Shin
Beth, chargé de la lutte antiterroriste, s’est paraît-il, du moins si l’on croit
les informations de la presse israélienne, opposé à la décision des idéologues
du gouvernement en estimant que cela renforcerait la position d’Arafat et aurait
un effet boomerang pour Israël. Les services de renseignements militaires ont,
eux aussi, fait preuve de prudence, de crainte d’avoir à endosser par la suite
la responsabilité d’une décision prise par les “politiques”. Shlomo Ben Ami,
l’ancien ministre israélien des Affaires étrangères reconnaît, dans une
chronique parue dans Le Monde, que, certes, “Arafat n’a jamais été un
interlocuteur facile”. “Je crains toutefois, ajoute-t-il, que le mettre
complètement à l’écart aille à l’encontre du but recherché. Qu’on le veuille ou
non, Arafat garantit aux Palestiniens un certain ordre et les retient au bord de
l’anarchie totale, apocalyptique. Il demeure la principale source d’autorité et
de légitimité pour un peuple désorienté en état d’agitation volcanique. Certains
leaders israéliens se font des illusions lorsqu’ils supposent qu’en changeant de
dirigeant palestinien, on changera aussi le prix de la paix. Ils se trompent
totalement, bien sûr, car il n’y a aucune différence entre Arafat, Abou Mazen et
Abou Ala [le nouveau Premier ministre palestinien] lorsqu’il s’agit de définir
les aspirations nationales fondamentales des Palestiniens.”
Lorsqu’il fut élu
Premier ministre en février 2001, Ariel Sharon avait promis à son peuple le
retour à la sécurité. Il avait clairement annoncé les couleurs : l’origine du
mal est dans les accords d’Oslo. Il faudra donc remettre les pendules à l’heure,
vider ces accords de leur substance et imposer une nouvelle politique de faits
accomplis. Reprenant à son compte la formule de Mitterrand en 1956, affirmant
que “la seule négociation possible avec le FLN est la guerre”, Sharon a
privilégié la guerre totale contre l’Intifada, avant toute reprise de
négociation. Mais la deuxième Intifada, dont il fut l’élément déclencheur en
l’an 2000 lors de sa visite provocatrice sur l’Esplanade des mosquées, a atteint
en deux ans et demi un niveau insupportable et inégalé pour la population et
l’économie israéliennes depuis des décennies. “On parle toujours des morts,
signale un politologue occidental qui suit de près ce conflit, mais on oublie le
nombre encore bien plus considérable des blessés dans la population civile
israélienne. Ces blessés ne sont jamais «légers». Combien d’estropiés à vie aura
provoqués en Israël l’Intifada palestinienne armée? ”
Comment arrêter la
spirale infernale attentats-représailles-attentats? Comment sortir de l’impasse
? Depuis l’échec des négociations de Camp David en juillet 2000 et celles de
Taba en décembre 2000 et janvier 2001, et surtout depuis le fiasco du
tout-sécuritaire de Sharon, de plus en plus de voix s’élèvent pour exiger une
paix imposée aux deux parties. Or seuls les Etats-Unis sont en mesure de le
faire. Mais c’est trop demander à une administration en perte de vitesse en Irak
et en Afghanistan et dont le bilan économique, à l’approche des présidentielles
de novembre 2004, laisse à désirer. Bush n’a ni la volonté ni les moyens d’une
telle politique.
Dans l’espoir d’une accalmie sur le front palestinien, Bush
sera contraint de revoir sa stratégie d’exclusion de Yasser Arafat. Ce dernier
ne le sait que trop bien. Dans un article intitulé “Trois hommes dans un
bateau”, paru dans le New York Review of Books, Robert Malley, ancien conseiller
de Clinton et directeur du ICG, et Hussein Agha, un politologue palestinien
brossent les portraits de Sharon, Arafat et Abou Mazen (avant sa chute). Ils y
évoquent le prisonnier d’Al-Mouqata’a d’une façon saisissante et authentique. En
voici un passage très éclairant : “Ceux qui accusent les Palestiniens de
recourir à la violence, alors que ces mêmes accusateurs font la même chose et
sur une échelle beaucoup plus large, et en premier lieu les Américains et les
Israéliens, sont, pense-t-il, tous des hypocrites. Hypocrites sont aussi ceux
qui invoquent le prétexte de la démocratie pour exiger son départ, alors que
personne dans le monde arabe ne bénéficie d’un mandat populaire comme lui. On le
traite d’extrémiste alors qu’il a toujours été parmi les premiers à promouvoir
les meilleures relations avec les Etats-Unis et qu’il s’est toujours engagé dans
le processus de paix avec les Israéliens. On le dénonce pour s’être montré
équivoque sur les propositions de paix de Clinton en 2000 tout en excusant
Sharon pour les avoir complètement rejetées.
Ils cherchent à exporter des
institutions occidentales et parlent de réforme, comptabilité, gouvernement
représentatif, alors qu’ils savent pertinemment que tout cela n’a rien à voir
avec les droits de son peuple, avec sa lutte et sa cause légitime. Mais tout
cela aussi, il en est sûr, est passager. Tout va, à la fin, revenir là où il a
été. Tout va revenir à lui.” Incontournable, Arafat ? Plus que
jamais.
14. Tariq Ramadan réplique à Bernard-Henri
Lévy
in Le Point du vendredi 17 octobre 2003
[Mis en cause dans Le bloc-notes de
Bernard-Henri Lévy - "Tariq Ramadan et les altermondialistes" in Le Point du 10
octobre 2003, l'intellectuel musulman Tariq Ramadan
réagit.]
La réponse de Bernard-Henri Lévy à mon article est surprenante par sa
violence et ses excès, et, au demeurant, elle vient confirmer le sens même de
mon propos. Sans prendre la peine de discuter mes thèses, on me renvoie un
jugement définitif : je suis antisémite, la cause est entendue et tous les
démocrates altermondialistes sont sommés de « prendre [leurs] distances ».
J'avais avancé que certains intellectuels versaient dans une « réflexion
dangereusement communautaire », mais nous observons ici un phénomène bien plus
grave encore, puisqu'il s'agit de l'expression d'un pur « réflexe communautaire
», du domaine du passionnel, de l'impensé et, au fond, incroyablement
disproportionné. Il n'y a plus débat, il ne reste qu'invectives et
insultes.
Passons très vite sur les remarques et allusions peu dignes me concernant.
Non, Monsieur Lévy, je ne suis pas « imam ». Je peux comprendre votre difficulté
à traiter avec moi d'égal à égal (vous avez pendant si longtemps été habitué à
l'attitude paternaliste qui vous donnait le droit de penser pour les « jeunes
beurs » ou les immigrés des banlieues, notamment avec SOS-Racisme), mais cela ne
vous permet pas d'avancer des contre-vérités ou d'induire par allusion votre
lecteur en erreur. « Formé à l'école des Frères musulmans », je serais forcément
radical, et retors, et fanatique. Etre le petit-fils de mon grand-père serait
donc en soi, et par déterminisme, un délit ? Oserai-je vous rappeler, cher M.
Lévy, que Shah Massoud, dont vous vous êtes fait le chantre inconditionnel, est
issu, et de façon ô combien plus militante que moi, de cette école ? Cette
filiation ne prouverait rien quand vous louez un mort désormais silencieux et
serait donc une circonstance aggravante et rédhibitoire quand un vivant vous
critique ?
Passons. Je savais que M. Pierre-André Taguieff n'était pas juif avant même
la publication du texte : on me l'avait dit et je l'avais vérifié. Je conviens
que mon texte peut laisser sous-entendre le contraire et j'aurais dû l'indiquer
très précisément. Soit, je prends acte et je regrette ce déficit dans ma
formulation. L'essentiel de mon propos n'est pourtant pas là et vous le savez
bien : j'affirme clairement qu'un certain nombre d'intellectuels,
majoritairement juifs mais pas seulement, sont en train de nous imposer une
lecture biaisée des enjeux politiques nationaux et internationaux. Les thèmes
des banlieues, de la population d'origine maghrébine, du soutien à la Palestine
jusqu'aux réflexions sur la guerre en Irak ou les alliances stratégiques sont
abordés sans que l'on avoue clairement quels intérêts sont défendus, à savoir
ceux du sionisme et d'Israël. Je n'ai par ailleurs jamais parlé ni de lobby juif
ni de complot.
C'est à cela que j'aimerais que vous répondiez de façon claire et sans
essayer de déplacer le débat. Je n'ai jamais laissé entendre que votre livre sur
l'odieux assassinat de Daniel Pearl avait pour but unique de stigmatiser le
Pakistan. Je constate seulement que votre enquête vous permet de chercher à
mettre ce pays au ban de la civilisation : ne venez-vous pas d'écrire un article
dans le Washington Post mettant en garde le gouvernement américain contre une
alliance avec ce pays ? Votre enquête ne s'arrêtait donc pas aux causes de
l'assassinat. Je ne suis pas un défenseur, tant s'en faut, du Pakistan, mais je
constate seulement que votre récente prise de position est exactement dans la
ligne du gouvernement israélien. C'est troublant. Vous avez, dites-vous, plus
d'une fois exprimé ce qui vous séparait du gouvernement de Sharon : Monsieur, un
esprit démocrate et empreint de justice ne se « sépare » pas de la politique de
Sharon, il la condamne. Et sans contorsion intellectuelle.
Je n'ai cessé quant à moi de condamner l'antisémitisme dans mes livres, et
notamment dans une « Tribune » du Monde (22 décembre 2001), comme je demeure un
critique attentif des dérives dans le monde musulman. Je ne peux, ni ne veux,
accepter aucune démarche sélective. S'il faut saluer votre courage quant à la
dénonciation des horreurs du monde (à Sarajevo, en Afghanistan, au Pakistan,
etc.), on ne peut qu'être révolté par votre aveuglement et votre manque
d'objectivité vis-à-vis d'Israël. C'est le cas de tous les intellectuels que
j'ai cités. Tel est le sens de ma critique : vous avez rapproché mon texte de
l'odieux « Protocole des sages de Sion ». Ailleurs, Alain Finkielkraut avait
parlé en France de nouvelles « nuits de cristal » pour dénoncer les actes
antisémites. Etes-vous seulement conscient de la portée de vos propos ? Qu'elle
est effrayante et dangereuse, cette façon de verser dans l'excès et de
passionner le débat avec l'intention, au fond, de l'éviter !
- Tariq Ramadan -
15. Leïla Shahid : "Pas de répression armée de
l'opposition radicale" - Propos recueillis par Pierre Ganz (RFI) et
Vincent Hugeux
in L'Express du jeudi 16 octobre 2003
(Leïla Shahid, Déléguée générale de Palestine en France, décrypte
le bras de fer qui oppose Yasser Arafat à ses Premiers ministres
successifs.)- Que signifie la crise qui secoue
l'Autorité palestinienne ?
- Après l'attentat terrible du 4 octobre, qui a coûté la vie à 19
Israéliens à Haïfa, Yasser Arafat a déclaré l'état d'urgence et annoncé la
formation d'un gouvernement d'urgence. Deux concepts curieux en l'absence de
toute souveraineté, dont on ne connaît pas vraiment le contenu, et qui
inquiètent de nombreux parlementaires. Il y a donc une vraie controverse qui, au
risque de la confusion, n'a pas été très bien expliquée par l'Autorité. J'y vois
la manifestation très saine de la force du débat intérieur et de la crédibilité
du Conseil législatif. Nous ne pouvons pas construire une démocratie et
bâillonner la moitié du Parlement.
- Pourquoi Arafat a-t-il récusé le général Nasser Youssef,
pressenti pour l'Intérieur ?
- C'est vrai qu'il y a un problème personnel. Nasser Youssef, respecté dans
l'opinion, a refusé de prêter serment le 7 octobre, ce qui a profondément vexé
le président. Sur le fond, le différend, déjà patent sous le cabinet précédent,
porte sur les prérogatives du ministre de l'Intérieur. Le raïs accepte que les
pleins pouvoirs en matière de sécurité échoient au chef du gouvernement, mais
nomme les trois vice-ministres chargés de ce dossier, dont ceux du renseignement
et de la police.
- En clair, il reprend d'une main ce
qu'il cède de l'autre.
- D'une certaine manière. Mais ce n'est pas surprenant. Pensez-vous qu'une
transition politique soit aisée au sein d'un mouvement de libération si ancien?
Surtout quand elle se joue sur fond de pressions israéliennes et américaines
visant à marginaliser le président. S'il n'était pas enfermé depuis deux ans, si
l'on n'essayait pas de l'empêcher d'assumer ses fonctions, il n'en serait pas
là. C'est, dans une situation anormale, un instinct normal d'autodéfense. Voilà
un homme qui a été le père de la nation pendant trente-cinq ans, qui a tout
dirigé en solo. Pas facile pour lui de déléguer le pouvoir politique,
sécuritaire et symbolique au moment où on le combat d'une manière
inacceptable.
- Qu'adviendrait-il si le Premier ministre Ahmed Qoreï
renonçait ?
- Ce serait tragique. Une crise ouverte. Les institutions s'effondreraient.
Aucun autre candidat ne jouit de la même estime et de sa représentativité. Le
monde doit comprendre ceci: nous n'aurons jamais recours, pas plus sous Ahmed
Qoreï que sous son prédécesseur, à la répression armée des mouvements
d'opposition à l'origine des opérations kamikazes, car cela reviendrait à une
déclaration de guerre civile. Nous allons donc tenter de parvenir à une nouvelle
trêve. La précédente a très bien tenu, du 29 juin au 15 août. L'infrastructure
des kamikazes, c'est le désespoir qui emplit leur cœur. On ne peut combattre les
attentats suicides que d'une manière politique, en dégageant un horizon. Sous
(Itzhak) Rabin, Israël nous traitait en partenaires. Il existait une coopération
sécuritaire. Ariel Sharon, lui, nous détruit, enferme notre président et nous
somme d'arrêter les kamikazes. On nous demande d'agir comme un Etat transparent
et respectueux de la loi sans nous en accorder les moyens. Il y a là un paradoxe
que les Israéliens doivent assumer.
- Comment se porte Yasser Arafat ?
- Pas bien. C'est un homme de 74 ans à la santé fragile. Contrairement à ce
que dit la presse, il ne souffre pas de la maladie de Parkinson, mais d'une
affection neurologique non évolutive appelée constant tremor (tremblement
permanent). Le voilà enfermé depuis deux ans dans une pièce de 10 mètres carrés
sans fenêtre, avec deux bonbonnes d'oxygène. Il ne voit pas le soleil, respire
un air malsain. Récemment, il a souffert d'une grippe intestinale très forte et
de vomissements qui l'ont beaucoup affaibli. Il y a donc une vraie inquiétude
quant à sa santé.
- Comment sortir de l'impasse stratégique que fut la
militarisation de l'Intifada ?
- L'impasse est israélo-palestinienne. Quand Sharon érige son «mur de
sécurité», loin de la ligne verte, il annexe des territoires - dont Jérusalem,
qui est aussi le cœur du monde chrétien. La militarisation de l'Intifada est la
conséquence de la répression amorcée par Ehud Barak en septembre 2000. Lui
savait qu'il poussait les Palestiniens à la faute d'une réponse
armée.
16. Hassan Balawi : "Nous sommes au bord de
l'explosion" - Propos recueillis par Pierre Ganz (RFI) et Alain
Louyot
in L'Express du jeudi 16 octobre 2003
(Hassan Balawi, journaliste à la télévision palestinienne,
vit et décrit l'occupation israélienne au quotidien.)
- Quelles sont les conséquences pour les Palestiniens de
l'édification en cours du mur destiné à protéger Israël des attentats suicides
?
- Si ce mur est achevé, 58% de la terre palestinienne de Cisjordanie se
trouvera de facto annexée par Israël. D'ores et déjà, certaines villes
palestiniennes, comme Kalkilya, sont coupées en deux. Plus de 200 000
Palestiniens vont se voir, à cause de lui, privés de leur terre, de leurs
oliviers, de leurs puits. Ariel Sharon entend créer ainsi des enclaves
palestiniennes isolées les unes des autres et n'ayant plus aucune frontière avec
la Jordanie ou l'Egypte. Un Etat palestinien sur 42% seulement de la Cisjordanie
ne serait évidemment pas viable.
- Quel est votre état d'esprit aujourd'hui, en tant que
journaliste palestinien ?
- Je suis très inquiet. Nous sommes au bord de l'explosion. Si Israël met
en œuvre ses menaces de bannir ou de tuer le président Arafat, ce sera sans
aucun doute la fin du processus de paix, de la reconnaissance par les
Palestiniens de l'Etat d'Israël. Tout le travail accompli depuis 1974 serait
anéanti.
- Vous parlez d'explosion possible, mais la situation peut-elle
empirer ? On a déjà connu l'Intifada, les attentats des
kamikazes...
- Cela, en effet, peut être pire encore. Il s'agit d'une guerre entre
l'armée israélienne, la plus puissante de la région, et un peuple désespéré. Et
tout peut arriver. Ce peuple n'a plus rien à perdre. Il vit au-dessous du seuil
de pauvreté, avec 2 dollars par personne et par jour. Le chômage a dépassé les
73% - ce sont là les chiffres de la Banque mondiale. Les barrages israéliens
empêchent ou compliquent tout déplacement. 27 femmes palestiniennes ont été
ainsi contraintes d'accoucher dans leur voiture, bloquée à un checkpoint, et
l'une d'elles a même récemment prénommé son nouveau-né du mot qui signifie
«barrage»...
- Comment la télévision palestinienne rend-elle compte des
attentats suicides contre des civils israéliens, tel celui de Haïfa, qui a fait
une vingtaine de morts? Les condamne-t-elle ?
- C'est une télévision officielle et elle n'approuve donc pas ce type
d'actions qui, moralement ou politiquement, desservent la cause palestinienne.
Nous disons donc publiquement que nous sommes contre, car cela fournit un
prétexte à Ariel Sharon pour nous agresser. Et la mort de 20 civils à Haïfa ne
fait pas progresser notre cause.
- Croyez-vous qu'Ariel Sharon va expulser Yasser Arafat? Où
pourrait-il aller ? En Egypte ?
Certains parlent du Soudan, de l'Egypte... Ce qui est sûr, c'est que le
président Arafat préférera tomber en martyr, les armes à la main, plutôt que de
quitter sa terre. Ce n'est pas comme lorsqu'il a été contraint de quitter
Beyrouth, en 1982. Aujourd'hui, il est déterminé à se battre jusqu'au bout, car,
cette fois, il est chez lui, en Palestine.
- Les récents messages de l'ancien président de la Knesset
Abraham Burg, appelant Israéliens et Palestiniens à la raison, vous
paraissent-ils porteurs d'espoir ?
- Des personnalités israéliennes comme Abraham Burg peuvent aider à trouver
la solution que cherchent ou qu'espèrent les partisans de la paix. Du côté
palestinien, nous avons, certes, un travail important à accomplir pour la
consolidation de notre démocratie, mais cela ne pourra se faire avec
l'occupation actuelle. Le 20 janvier 2003, nous voulions organiser des élections
présidentielle, législatives et municipales, mais cela n'a pas été possible de
les tenir en raison de cette occupation militaire
israélienne.
17. L’affaire Tariq Ramadan : l’ère du
soupçon par Denis Sieffert
in Politis du jeudi 16 octobre 2003
Un texte controversé de l’intellectuel musulman Tariq Ramadan a
suscité une avalanche de réactions hostiles. André Glucksmann crie à
l’antisémitisme. BHL adjure les altermondialistes de prendre leurs distances.
Même si le texte contient des maladresses, on ne les suivra pas sur ce
terrain.
Les articles de presse roulent parfois avec la simultanéité d’une salve
d’artillerie. Dans ce qu’il faut bien à présent appeler l’« affaire Ramadan »,
l’emballement chronologique est à cet égard édifiant. Le 3 octobre,
l’intellectuel musulman Tariq Ramadan adresse un texte de son cru sur une liste
de discussion d’Internet préparant le Forum social européen de novembre. Six
jours plus tard, Le Nouvel Observateur publie sous la signature de Claude
Askolovitch (encore lui !) un article qui s’ouvre sur cette sobre interrogation
: « Peut-on être altermondialiste et antisémite ? » Le lendemain, 10 octobre,
Bernard-Henri Lévy consacre la totalité de son bloc-notes dans Le Point, à «
l’imam genevois » qu’il définit abruptement comme « l’un des porte-parole des
courants les plus durs de l’islam européen » (sic) (1). Le 11, c’est Libé qui
leur fait écho sous un titre à l’emporte-pièce : « Des relents d’antisémitisme
sur la toile altermondialiste ». Le même jour, l’éditorialiste du Figaro
Magazine, Joseph Macé-Scaron, ferme (provisoirement ?) le ban en s’indignant : «
Une autre personnalité que Tariq Ramadan serait immédiatement sommée de
s’expliquer. » Macé-Scaron n’a d’ailleurs pas tort : Ramadan n’a pas été « sommé
» de s’expliquer ; il a été condamné sans autre forme de procès. Quant aux
lecteurs, aux nombreux lecteurs de ces publications par ailleurs fort
honorables, ils n’auront guère eu l’occasion de se forger une opinion, sauf à
aller visiter eux-mêmes la liste de discussion du Forum social européen.
Bizarre. Nulle part en effet, hormis dans Le Monde, qui en fit d’ailleurs une
analyse infiniment plus nuancée (et sollicita une réaction de Ramadan lui-même),
le texte incriminé n’aura été reproduit. Ce qui fraie la voie à une
désinformation très fâcheuse. Quelle idée par exemple peut se faire le lecteur
de L’Obs lorsqu’il lit sous la plume d’André Glucksmann, invité à dire très fort
ce que le journaliste Claude Askolovitch n’avait fait que suggérer, ces lignes
définitives : « Ce qui est étonnant, ce n’est pas que monsieur Ramadan soit
antisémite, mais qu’il ose désormais se revendiquer comme tel. ». Nous sommes là
au fond du gouffre. Au nom de quoi le fiévreux philosophe peut-il, dans un
journal sérieux, affirmer une pareille contre-vérité ? Non seulement Ramadan
proclame qu’il n’est pas antisémite, mais il affirme en toutes circonstances que
la lutte contre la judéophobie est sa priorité (il l’a écrit dans plusieurs
tribunes, voir notamment Le Monde du 23 décembre 2001). On peut certes
interpréter ses propos, ou les juger insincères, éventuellement vouloir en
démonter les ressorts supposés cachés, mais on ne peut les travestir à ce point.
Le brûlot de Glucksmann, c’est d’ailleurs l’arroseur arrosé. S’il ne « trouve
pas étonnant que Ramadan soit antisémite », c’est au nom de quel présupposé ? Au
nom de quel préjugé s’agissant d’un homme qui a toujours affirmé le contraire ?
La promptitude de la riposte et son excessive violence ne facilitent pas le
débat. À lire Glucksmann ou BHL osant comparer le texte de Ramadan au pamphlet
antisémite le Protocole des Sages de Sion, on éprouve à notre tour un certain
malaise. Le choeur des outragés jetterait-il par avance l’opprobre sur quiconque
oserait prolonger avec un l’intellectuel musulman un dialogue jusqu’ici
fructueux ? S’agit-il de miner le futur Forum social européen qui s’annonce
comme un succès ? La marque d’infamie posée sur le front de Ramadan est toute
prête à resservir. Mais que dit Ramadan de si extraordinaire ? Il accuse
certains intellectuels « juifs français », ou « nationalistes », « de développer
des analyses de plus en plus orientées par un souci communautaire qui tend à
relativiser la défense des principes universels d’égalité ou de justice » (2).
Il leur reproche une indignation sélective. Or, c’est un fait que l’on n’a pas
souvenir d’avoir beaucoup entendu Finkielkraut, Adler, BHL ou encore Taguieff
condamner la politique de répression de Sharon. Et lorsque Askolovitch s’indigne
que l’on puisse décrire Finkielkraut comme « un défenseur de Sharon », on a
envie de le mettre au défi de nous apporter la preuve du contraire. Depuis trois
ans que le conflit au Proche-Orient exporte ses peurs et ses haines, nous n’en
trouvons pas trace. De même, beaucoup de ces intellectuels gagneraient en
efficacité dans leur lutte contre l’antisémitisme s’ils s’inspiraient de
l’exemple de Théo Klein. Pour l’ancien président du Crif, « c’est une erreur de
sortir la violence antijuive de son contexte général avec l’air de dire : "Quand
ça touche les autres, ça ne nous intéresse pas." » Cessons donc de nous
effaroucher quand Ramadan ne dit au fond qu’une évidence : il n’y a pas parmi
les intellectuels qu’il prend à partie un seul qui ait le courage d’un Avraham
Burg, l’ancien président de la Knesset, demandant à son pays de se retirer des
territoires « sans mégoter ». Tous donnent le désagréable sentiment de défendre
un corps de doctrine homogène qui ressemble à s’y méprendre au choc des
civilisations cher aux néoconservateurs américains : soutien à la manière forte
de Bush et Sharon, et en France, croisade contre le voile, comme si la laïcité
tout entière en dépendait. Ajoutons à cela une sainte détestation de
l’altermondialisme (José Bové fut longtemps leur cible favorite). Il est vrai
que le mouvement altermondialiste, si divers, se retrouve sur des grands
principes comme l’anticolonialisme. Il soutient le droit des Palestiniens à un
État dans les frontières de 1967. Il est antiguerre sinon pacifiste. Surtout
quand la guerre est notoirement une guerre de conquête, au profit des grands
pétroliers, ou pour étendre le système libéral. Il fut à l’origine de la
mobilisation contre la guerre d’Irak. Et sa grille de lecture est sociale. Pour
les militants altermondialistes, les violences du monde n’ont pas d’autres
causes que les déséquilibres que génère la société libérale. Il ne propose pas
d’explications endogènes ou religieuses. Il refuse les murs, les grandes
fractures civilisationnelles, les lignes Maginot. Il va au contact, se mêle, se
mélange. Et cela ne va pas sans risque. Les partisans des murs, des exclusions,
et de tous les anathèmes auront toujours beau jeu de traquer dans la
manifestation la banderole ou le mot d’ordre qui feront scandale et qu’il
faut en effet condamner avec force. À l’image de ces militants de l’organisation
de jeunesse sioniste Hashomer Atzaïr qui tentèrent de discréditer le forum
social de Berlin, au printemps dernier, parce qu’ils avaient aperçu un
tee-shirt, porté par un militant, amalgamant stupidement sionisme et nazisme.
Comment donc sortir par le haut d’un débat si mal engagé ? Comment faire
bouger les lignes ? En évitant certes des écueils que Tariq Ramadan n’évite pas
toujours dans son texte. En évitant les énumérations, sinon les amalgames. La
preuve : Bernard-Henri Lévy ne fut pas favorable à la guerre d’Irak. En évitant
de prêter des arrière-pensées. Le soupçon est dans le débat public le pire des
poisons. Le livre de BHL retraçant le drame du journaliste américain Daniel
Pearl, assassiné par des islamistes pakistanais parce que journaliste, parce
qu’Américain, et parce que juif, est un grand livre. Et c’est l’honneur de son
auteur de l’avoir écrit. Et qu’importe si son reportage a pu rejoindre des
considérations stratégiques, mêmes israéliennes. En évitant enfin d’interroger
trop intimement les motivations de nos actes. La part du repli communautaire
n’est sans doute pas négligeable dans le refus de toute critique publique à
Israël. Mais la plupart des intellectuels épinglés par Ramadan sont aussi, et
peut-être surtout, des membres du « parti de l’ordre ». Il se peut que Sharon
soit à leurs yeux l’incarnation de l’État, qu’il représente la force et, au même
titre que Bush ou Sarkozy, un idéal sécuritaire dans un monde en état de guerre.
Ils se trompent sans aucun doute. Notre conviction, c’est que c’est leur
stratégie et leurs peurs qui amènent l’insécurité. Pour notre part, nous
continuerons de dialoguer avec Tariq Ramadan, de le publier le cas échéant, sans
céder aux injonctions de BHL qui adjure le mouvement altermondialiste de «
prendre ses distances » avec l’intellectuel musulman (a-t-on songé un seul
instant à demander à BHL de rompre avec Finkielkraut parce que celui-ci avait
loué le pamphlet islamophobe, et authentiquement raciste celui-là, d’Oriana
Fallaci ?). Précisément, ce qui nous intéresse dans la démarche de Ramadan,
c’est la volonté de sortir les jeunes musulmans des organisations
communautaires, et de les encourager à s’inscrire dans le mouvement social (3).
Au mouvement altermondialiste de fixer les règles de cette participation. Mais
c’est une autre affaire.
- NOTES :
1. Tariq Ramadan n’est évidemment pas
imam.
2. Par une formulation maladroite, le
texte peut laisser entendre que Pierre-André Taguieff est juif. Ce qui n’est pas
le cas.
3. Lire à ce propos les Musulmans
d’Occident et l’avenir de l’islam, Sindbad-Actes Sud, 385 p., 25 euros (voir la
critique que nous en avions faite dans Politis n°
738).
18. De la démocratie palestinienne par Noura
Borsali
in Réalités (hebdomadaire tunisien) du jeudi 16 octobre
2003
La vie politique palestinienne, en dépit de l’occupation
israélienne avec son lot de violences quotidiennes, et de la difficulté, de ce
fait, de fonder un véritable Etat et de véritables institutions dans ces bouts
de territoires pour seule patrie, connaît un dynamisme peu habituel dans le
Monde arabe. L’Autorité palestinienne vit, depuis plusieurs mois, une crise
institutionnelle, si bien qu’on compte, depuis la fin du mois d’avril dernier,
deux Premiers ministres qui se sont succédé à la tête du gouvernement
palestinien. “ C’est une crise profonde du système politique palestinien dans
une période difficile ”, a reconnu sur LCI la déléguée générale de la Palestine
en France, Leïla Shahid, avant d’ajouter qu’“ il n’est pas facile, lorsqu’on a
eu un système présidentiel unique pendant quarante ans, de passer à un régime
parlementaire avec un Premier ministre dont les fonctions ne sont pas claires ”
(AP). Pour nous en tenir aux tout derniers événements, le Premier ministre
Mahmoud Abbas a claqué la porte après cent jours de “ pouvoir ”. Et le nouveau
chef du gouvernement, Ahmed Qoreï, après avoir menacé de démissionner quelques
jours seulement après sa prise de fonction, a enfin accepté d’expédier les
affaires courantes durant trois semaines, en attendant que soit désigné un
nouveau Premier ministre. Si Ahmed Qoreï part à la date annoncée, il sera le
deuxième Premier ministre à démissionner en quelques semaines. Cette instabilité
ministérielle est, dans les deux cas, le résultat de différends qui ont opposé
les chefs des gouvernements au Président de l’Autorité palestinienne, Yasser
Arafat. Ces désaccords ne portent pas sur de simples questions de procédure mais
principalement sur le pouvoir du Premier ministre et sur les attributions du
ministre de l’Intérieur ainsi que sur le contrôle des forces de sécurité. En
fait, ils concernent les limites ou l’élargissement du pouvoir exécutif. Mahmoud
Abbas, tout en dénonçant la politique de blocage des Etats-Unis et d’Israël à
son encontre par l’insuccès de “ la feuille de route ”, a admis l’existence de
problèmes, voire de dissensions avec le Président palestinien, même si,
solidarité oblige en ces temps difficiles, il a qualifié ce dernier de “ leader
historique ” et appelé les Américains et les Israéliens à cesser leur appel à
son bannissement. Dans son allocution devant le Conseil Législatif Palestinien
(CLP), Abbas, qui a démissionné le 6 septembre dernier mais qui a quitté le
pouvoir sous les cris hostiles des sympathisants d’Arafat qui l’a accusé de “
collaboration avec l’ennemi ”, a précisé, en émettant ses critiques “ à peine
voilées ” à l’encontre du vieux chef de l’Autorité, que “ les Palestiniens
avaient pris, au cours des années, de mauvaises habitudes en étant soumis à une
“ gestion problématique ” des affaires palestiniennes ”. La situation des chefs
des gouvernements palestiniens, subissant des pressions tant extérieures
qu’intérieures, n’est en rien confortable. Mahmoud Abbas, qui a toujours refusé
d’engager une épreuve de force avec les groupes armés palestiniens et qui, ayant
opté pour la voie du dialogue et de la négociation, a réussi une trêve
unilatérale de trois mois proclamée le 29 juin dernier par le Hamas et le Jihad
Islamique, a accusé Israël de l’avoir rompue en assassinant un chef politique du
Hamas le 21 août. Mais la crise est également interne et est due à la question
du contrôle des services de sécurité dont la plupart relèvent de Yasser Arafat.
Certes, Washington comme Tel-Aviv, tenant à la neutralisation des groupes de
résistance et sommant les divers gouvernements mis en place de détruire ces
groupes radicaux, voudraient retirer au chef de l’Exécutif palestinien le
contrôle des forces de sécurité. Mais l’unification de ces dernières est
également une demande nationale pressante. Arafat demeure conscient du fait
qu’au cas où il serait dessaisi de la responsabilité de la sécurité et qu’il la
remettrait à d’autres, il ne pèserait plus aux yeux des Américains et des
Israéliens et, selon lui, il s’agirait d’une “ capitulation ”. L’enjeu, pour le
chef palestinien, est donc de conserver ce pouvoir de contrôle, quitte à
maintenir un état de crise permanent et à entrer en conflit ouvert avec ses
Premiers ministres et ministres de l’Intérieur —souvent ses fidèles compagnons
de route— qui réclament une définition claire de leurs attributions et un
pouvoir réel et renforcé.
Arafat persiste à vouloir contrôler lui-même la
plupart des forces de sécurité et exige que le cabinet gouverne par décrets.
Cette question n’a pas manqué de diviser le Parlement dont une majorité préfère
un cabinet “ ordinaire ” qui rendrait de ses actes devant le Parlement (AFP). On
a souvent reproché au président palestinien de recourir à des manœuvres
juridiques pour transformer le cabinet de l’Autorité nationale palestinienne
(ANP) en gouvernement provisoire. Dans toute cette débâcle juridique, le Conseil
législatif palestinien, institution politique nationale dont se sont enfin dotés
les Palestiniens, élu au suffrage universel le 20 janvier 1996 et se composant
de 88 sièges dont une majorité appartient au Fatah, parti de Yasser Arafat,
tient à remplir son rôle de contre-pouvoir à l’Exécutif comme l’énonce la loi
palestinienne. En mai 2002, Arafat a ratifié une loi constitutionnelle, la
Constitution de l’Autorité palestinienne, vue par les législateurs comme “ la
fin de la mainmise du Président palestinien sur le pouvoir ” et, selon le
communiqué de l’Autorité palestinienne, comme un texte “ définissant la
juridiction d’une autorité palestinienne intérimaire, en prévision d’un Etat
indépendant… ”. C’est en vertu de cette loi qu’eut lieu, en septembre 2002, le
bras de fer entre le CLP et Yasser Arafat qui a nommé un gouvernement sans
requérir, comme le stipule la loi, le vote de confiance de ce Parlement prêt à
sanctionner par un vote de déviance tout excès de pouvoir venant de l’Exécutif
(voir “ Nota Bene ”, Réalités n° 873). “ Du point de vue théorique, la
Constitution prévoit un ordre idéal, confie un Palestinien à l’hebdomadaire “ Al
Ahram Hebdo ”. En fait, quand on observe la réalité palestinienne, on remarque
que ce peuple exerce naturellement la démocratie. Et que la rue palestinienne a
plusieurs formes de multipartisme et de respect mutuel entre les diverses
tendances politiques ”. Et l’hebdomadaire d’ajouter : “ En outre, la société
civile palestinienne, avec son réseau serré d’associations, est très forte et
très indépendante ”. Pour les Palestiniens vivant l’occupation et la guerre, il
n’y pas de lendemains sans démocratie…
19. A quoi sert
l'Autorité palestinienne ? Entretien avec Georges Giacaman propos
recueillis par Benjamin Barthe
in La Croix du lundi 13 octobre
2003
Depuis la démission du premier ministre Mahmoud Abbas, au
début de septembre, l’Autorité palestinienne, épuisée par trois ans d’Intifada,
tangue au gré des attentats suicides, des menaces d’expulsion de Yasser Arafat
et de la querelle entre ce dernier et Ahmed Qoreï, sur la formation du
gouvernement. Après avoir menacé de démissionner jeudi 9 octobre, Ahmed Qoreï
négociait dimanche 12 octobre pour prendre, sous réserves, la tête d’une équipe
restreinte de huit ministres. Philosophe et directeur de Muwateen, l’institut
pour l’étude de la démocratie, Georges Giacaman analyse la crise de l’Autorité
palestinienne
- Compte tenu du spectacle désolant donné par
la direction palestinienne depuis un mois, pensez-vous que l’Autorité
palestinienne est encore crédible ?
- Georges Giacaman : Ne faisons pas semblant de
découvrir les difficultés de l’Autorité palestinienne. Depuis sa création au
milieu des années 1990, c’est un régime sous occupation, avec des pouvoirs
limités à tous les niveaux. Depuis le début de l’Intifada, il y a trois ans,
elle fait l’objet d’attaques continues de l’armée israélienne. Songez qu’en
quarante-huit heures d’incursions à Rafah (NDLR : au sud de la bande de Gaza),
les soldats israéliens ont détruit, partiellement ou totalement, près de 70
maisons. Alors oui, c’est un fait : l’Autorité ne tient plus que grâce à l’aide
de la communauté internationale : les 17 millions de dollars qui arrivent chaque
mois et qui permettent de payer les salaires des fonctionnaires. Ils
maintiennent l’Autorité en survie artificielle, comme dans une unité de soins
intensifs.
- Le refus persistant de Yasser Arafat
de partager son pouvoir n’est-il pas l’une des raisons de la crise du régime
palestinien ?
- L’Autorité palestinienne n’a jamais fonctionné de
façon démocratique. Ce n’est pas un scoop. Tout est dans les mains d’Arafat.
C’est lui et lui seul qui peut amalgamer les différentes tendances au sein du
Fatah. Pendant le processus d’Oslo, la communauté internationale ne s’est pas
émue de cette situation car cela profitait à Israël. Dès que l’Intifada a
commencé, on s’en est inquiété. Or moi, je persiste à penser qu’il est dans
l’intérêt d’Israël d’avoir comme voisin un régime autoritaire. Seul un régime de
ce type est susceptible d’accepter les plans d’Ariel Sharon.
- Vous ne pensez pas qu’Arafat est en
partie responsable du chaos que traverse l’Autorité ?
- Oui, en partie. Arafat se bat pour sa survie
politique. Depuis le discours de Bush en juin 2002, qui l’a mis à l’écart de la
scène internationale, la jeune garde du Fatah le critique de plus en plus
ouvertement. Mais comprenez bien : ces tensions ne recoupent pas un clivage pour
ou contre l’Intifada. Il s’agit juste d’une lutte pour le partage du gâteau.
Dans l’esprit d’Arafat, aussitôt qu’il y aura un premier ministre palestinien
reconnu par la communauté internationale, il deviendra inutile. Alors il
s’accroche. Il refuse de céder le contrôle des services de sécurité. Il veut
qu’Israël et les États-Unis finissent par reconnaître qu’il est le seul capable
de calmer la situation.
- Pensez-vous qu’Israël cherche à
détruire l’Autorité palestinienne ?
- Non, pas du tout. Le gouvernement et l’armée
israélienne n’ont aucun intérêt à revenir au régime d’occupation d’avant Oslo,
ne serait-ce qu’à cause de son coût. Ce que veut Ariel Sharon, c’est changer,
par la force, la nature de l’Autorité palestinienne. Il veut un régime qui
serait le supplétif d’Israël en matière de sécurité et qui accepterait un État
sur 42 % des Territoires. Or il sait que cela n’arrivera jamais aussi longtemps
qu’Arafat est au pouvoir. D’où son acharnement.
- Dans ce contexte, l’Autorité
palestinienne n’a-t-elle pas intérêt à s’autodissoudre
?
- C’est un sujet de débat dans la presse
palestinienne. Plutôt que de servir de cache-sexe à l’occupation israélienne,
disent certains, le régime palestinien devrait disparaître de lui-même. «Mieux
vaut une occupation claire et nette qu’un système bâtard», ajoutent-ils. Mais
qui pourrait prendre une décision pareille. Et comment l’appliquer
?
20. Le cour a ses
raisons... par Roland Wlos [courrier des
lecteurs]
in L'Humanité du samedi 11 octobre 2003
Dans les années soixante et soixante-dix, l'attachement que nous portions
aux valeurs humanistes, sur lesquelles se fondent les droits de l'homme, nous
conduisait à condamner l'apartheid et toutes les dispositions institutionnelles
et pratiques ségrégatives de l'État raciste d'Afrique du Sud.
Or, aujourd'hui, lorsque, à partir des mêmes sentiments, nous critiquons
sévèrement l'État d'Israël qui érige un mur (un temps considéré par George W.
Bush comme un problème) et qui, dans les faits, met en place dans les
territoires occupés de véritables bantoustans (intitulés pudiquement "
réorganisation de l'occupation ") comparables aux bantoustans noirs d'Afrique du
Sud au temps de l'apartheid - de même quand nous nous élevons contre une loi
raciste et discriminatoire votée récemment par la Knesset empêchant d'obtenir la
citoyenneté israélienne à des Palestiniens mariés à des Israéliens - nous
serions antisémites, parce que l'on ose critique la politique du gouvernement
Sharon. C'est ce que laissent entendre certaines déclarations du CRIF, d'Alain
Finkelkraut, de Pierre André Taguieff et tous les défenseurs de la politique du
gouvernement israélien. Pour eux, tout citoyen français juif se doit de soutenir
le gouvernement d'Israël quoi qu'il fasse.
Dans cet esprit, il convient également de noter que certains, parmi ceux
qui s'indignaient de l'existence d'un mur à Berlin, ne trouvent rien à redire
quand Israël en édifie un empiétant, sans vergogne, le territoire palestinien,
séparant des familles, arrachant des oliviers, confisquant au passage des terres
cultivées qui faisaient vivre des familles palestiniennes.
Les Israéliens du camp de la paix, soucieux de l'avenir, comme Avraham
Burg, député du parti travailliste, ancien président de la Knesset, Shlomo Ben
Ami..., qui désapprouvent la politique du gouvernement Sharon sont-ils, eux
aussi, antisémites voire antisionistes aux yeux des inconditionnels français de
ce gouvernement israélien de droite et d'extrême droite ? Comme dit le proverbe,
le cour a ses raisons que la raison ignore.
21. Les sionistes
chrétiens, Israël et le "second avènement" [du
Christ, ndt] par Donald Wagner
in The Daily Star (quotidien libanais)
du mercredi 8 octobre 2003
[traduit de l'anglais
par Marcel Charbonnier]
(Donald Wagner est
professeur de théologie et d’études moyen-orientales à la North Park University
de Chicago où il dirige le Centre d’Etudes du
Moyen-Orient.)
L’expression « sionisme chrétien », d’une cuvée
relativement récente, n’était que rarement utilisée avant la décennie 1990. Des
organisations autoproclamées sionistes chrétiennes, telle [Créons] l’Ambassade
Internationale Chrétienne à Jérusalem et Ponts pour la Paix, sises aux
Etats-Unis, et qui ont toutes deux des bureaux à Jérusalem, existent depuis une
vingtaine d’années. Mais ce n’est qu’après les attentats du 11 septembre 2001
que les radars de la plupart des experts en études moyen-orientales et des
principaux médias se sont focalisés sur elles.
Dit brièvement, le sionisme
chrétien est un mouvement du fondamentalisme protestant qui voit dans l’Etat
d’Israël l’accomplissement de la prophétie biblique, et qui considère par
conséquent que cet Etat mérite tout leur soutien politique, financier et
religieux. Les sionistes chrétiens, qui oeuvrent en étroite collaboration avec
le gouvernement israélien, des organisations juives sionistes religieuses et
séculières, jouissent d’une influence toute particulière durant les périodes où
le parti Likoud, plus conservateur contrôle la majorité de la Knesset. Les
médias tant religieux que laïques situent le sionisme chrétien à l’intérieur de
la mouvance protestante évangéliste, qui revendique jusqu’à 125 millions de
membres aux Etats-Unis. Toutefois, il serait plus exact de considérer que ce
mouvement est l’aile fondamentaliste du christianisme protestant, dès lors que
le mouvement évangéliste est nettement plus large et plus divers quant à sa
théologie et à son développement historique.
Le sionisme chrétien émane d’un
système théologique particulier appelé « dispensationalisme prémillénariste »,
qui a émergé au début du dix-neuvième siècle, en Angleterre, à une époque où les
doctrines millénaristes étaient légion. Les prêches et les écrits d’un clergyman
irlandais renégat, John Nelson Darby [fondateur du darbysme, mouvement
représenté en France, notamment en Ardèche, ndt] et d’un Ecossais, Edward
Irving, mirent l’accent sur l’accomplissement futur littéral de ces
enseignements bibliques dans lesquels ils virent « l’extase » [au sens
d’enlèvement vers les cieux], l’avènement de l’Antéchrist, la Bataille de
l’Armageddon et le rôle central qu’aurait à jouer un Etat nation d’Israël
nouvelle manière dans ces jours ultimes de l’Apocalypse.
Le prémillénarisme
[millénarisme] est un type de théologie chrétienne aussi vieux que le
christianisme lui-même. Il plonge ses racines dans la pensée apocalyptique juive
et il maintient généralement que Jésus reviendra sur Terre afin d’y instaurer,
littéralement, un royaume millénaire placé sous sa souveraineté. Darby ajouta
les éléments originaux de l’extase (ou de l’enlèvement vers les cieux) des
Chrétiens authentiques, re-nés, avant le second avènement de Jésus, et il a
interprété tous les textes prophétiques majeurs en leur donnant une dimension
prémonitoire. Il a aussi identifié dans l’Histoire du monde certaines périodes,
qu’il a appelées « dispensations », qui ont servi à montrer aux croyants la
manière dont ils devaient se comporter. L’accomplissement des signes
prophétiques devenait, dès lors, la tâche centrale de l’exégèse
chrétienne.
Les idées de Darby devinrent le trait dominant dans la catéchèse
de beaucoup des grands prédicateurs de la période 1880 – 1900, dont les
évangélistes Dwight L. Moody et Billy Sunday, le grand prédicateur presbytérien
James Brooks, le prédicateur (plus tard, radiophonique) de Philadelphie Harry B.
Ironsides et Cyrus I. Scofield. Lorsque Scofield appliqua l’eschatologie de
Darby à la Bible, il en résulta la surimpression de nuances millénaristes
dispensationalistes au texte biblique, qui aboutit au texte connu sous
l’intitulé de Bible Scofield. Progressivement la Bible Scofield devint la seule
version utilisée par la plupart des chrétiens évangélistes et fondamentalistes
au cours des 95 années suivantes.
Si l’on voulait formuler une définition
fonctionnaliste du sionisme chrétien, on pourrait dire qu’il s’agit d’un
mouvement interne au fondamentaliste protestant, aux 19ème et 20ème siècles, qui
soutient (en particulier à la fin du siècle dernier – le vingtième – et de nos
jours) les prétentions maximalistes du sionisme politique juif, dont la
souveraineté d’Israël sur l’ensemble de la Palestine historique, Jérusalem
comprise. L’Etat moderne d’Israël, en tant qu’accomplissement des écrits
prophétiques, est considéré comme un stade nécessaire avant la seconde venue de
Jésus. Le sionisme chrétien se distingue par les convictions théologiques
suivantes :
1/ L’alliance de Dieu avec Israël est éternelle, exclusive et
irrévocable, conformément à Genèse 12:1-7; 15:4-7; 17:1-8; Lévitique 26:44-45 et
Deutéronome 7:7-8.
2/ La Bible comporte deux alliances distinctes et
parallèles, l’une avec Israël, irrévocable ; l’autre avec l’Eglise, qui sera
remplacée par l’alliance avec Israël. L’Eglise n’est que « simple parenthèse »
dans le plan de Dieu et, en tant que telle, elle sera éliminée de l’histoire au
cours de l’Extase [Enlèvement aux cieux] (1 Thessaloniciens 4:13-17 et 5:1-11).
Après quoi, Israël, en tant que nation, sera restauré comme l’instrument premier
de Dieu sur Terre].
3/ Les sionistes chrétiens affirment que le passage 12 :3
(« Je bénirai ceux qui te bénissent et maudirai ceux qui te maudissent ») de la
Genèse doit être interprétée littéralement et nous conduire à soutenir
politiquement, économiquement, moralement et spirituellement l’Etat d’Israël et,
en général, le peuple juif.
4/ Les sionistes chrétiens ont une interprétation
littérale de la Bible et une compréhension herméneutique des textes
apocalyptiques (ensemble du Livre de Daniel, Zacharie 9-12, Ezéchiel 37-8,
Thessaloniciens 4-5 et Livre des Révélations), et ils sont persuadés que les
messages qu’ils renferment seront accomplis dans le futur. Plus précisément, la
version du millénarisme popularisée par Darby, Irving et Scofield devrait être
appelée « dispensationalisme futuriste prémillénariste », afin de le
différencier du prémillénarisme historique, une eschatologie prônée [au cours
des premiers siècles de l’ère chrétienne, ndt] par plusieurs Pères de l’Eglise,
tels Tertullien, Cyrille de Jérusalem, Justin le Martyr et d’autres.
5/ Les
sionistes chrétiens adoptent une approche dispensationaliste de l’Histoire,
telle que proposée par Darby et vulgarisée par la version Scofield de la Bible
publiée par Oxford University Press, en 1909. [Le traducteur attire l’attention
du lecteur sur le grave problème que représente la falsification de la Bible de
Saint-Jacques, version antérieure aux manipulations des darbystes. La Bible
étudiée aux Etats-Unis, sur laquelle le président prête serment est la darbyste.
Ndt] Les meneurs d’hommes, les prélats, les collèges, instituts et séminaires
bibliques utilisant tous la Bible Scofield, cet ouvrage devint l’agent de
transmission le plus significatif du dispensationalisme prémillénariste et, par
tant, pava la voie au sionisme chrétien.
6/ Les sionistes chrétiens, ainsi
que les dispensationalistes prémillénaristes, ont une vue pessimiste de
l’Histoire, et ils attendent dans la fébrilité la survenue d’une série de
guerres et de tragédie annonciatrices du retour de Jésus. La création de l’Etat
d’Israël, la reconstruction du Troisième Temple, l’ascension de l’Antéchrist et
la concentration d’armées prêtes à attaquer Israël, figurent parmi les signes
qui conduisent à la bataille finale et au retour de Jésus. Les auteurs sionistes
chrétiens faisant autorité en matière de prophétisme biblique cherchent à
interpréter les développements politiques [contemporains] à la lumière du
déroulement prophétique d’événements qui devraient se succéder conformément à
l’interprétation qu’ils font des Ecritures. En tant que type de théologie
apocalyptique et dualiste, ce mouvement s’efforce de détecter dans l’Histoire la
montée en puissance et en influence de forces sataniques obéissant à
l’Antéchrist et qui, lorsque la fin des temps sera proche, combattront Israël et
ceux qui se seront rangés à ses côtés. Le Jugement tombera sur les nations et
les individus en fonction de l’intensité (et de la sincérité) avec laquelle ils
« bénissent Israël » (Genèse 12:3)
7/ Le sionisme chrétien diffère de la
doctrine de l’Eglise, en partie du fait qu’il a été développé par des clercs et
des théologiens anglais anti-étatistes. Aujourd’hui, sa doctrine trouve un
soutien significatif auprès des églises charismatique, pentecôtistes et
bibliques indépendantes, qui ressortissent, toutes, au fondamentalisme
protestant. Les sionistes chrétiens voient parfois les obédiences protestante,
orthodoxe et catholique classiques d’un œil hostile, et ils ont pu parfois
considérer que le Conseil Mondial des Eglises ainsi que les organismes qui en
dépendent d’un très mauvais œil, car ils y voient des instruments de
l’Antéchrist. En Terre sainte, les sionistes chrétiens sont hostiles aux
Palestiniens chrétiens et ils détestent généralement les musulmans, en qui ils
voient des brebis égarées adorant un autre Dieu. Des commentaires récents de
sionistes chrétiens tels Jerry Falwell, Pat Robertson et Franklin Graham (fils
de l’évangéliste Billy Graham) n’ont fait qu’en rajouter à la suspicion avec
laquelle de nombreux musulmans voient l’Occident chrétien.
Le sionisme
chrétien est un mouvement politique et religieux en pleine expansion à
l’intérieur des branches les plus conservatrices du fondamentalisme protestant,
mais on peut également le trouver dans les branches plus largement évangéliste
du christianisme, dont les branches évangéliques des Eglises consensuelles
presbytérienne, méthodiste unifiée, luthérienne et autres. Il est florissant
durant les périodes de troubles politiques et économiques telle celle que nous
traversons, caractérisée par le terrorisme, la récession mondiale et la crainte
d’une nouvelle guerre au Moyen-Orient. Par sa vision pessimiste de l’Histoire,
le sionisme chrétien s’efforce de fournir des réponses simples et claires, grâce
à une approche littérale et divinatoire de la Bible. Certains auteurs estiment
que près de 25 millions de fondamentalistes chrétiens américains partagent cette
vision, et le phénomène ne fait que croître et embellir.
22. Orient
Arabe-USA - Les raisons d’un profond malentendu par Hichem Ben Yaïche
in l'Economiste Maghrébin (bimensuel tunisien) du mercredi 1er octobre 2003
et sur Vigirak.com le mardi 16 septembre 2003
Personne ne peut dire
quels sont les états d’âme du président américain George Walker Bush à
l’approche des élections présidentielles de novembre 2004. Pour le moment, il
semble dominer ses instincts, et donne volontiers l’impression de cultiver une
sorte de «paix intérieure», laquelle est assise sur une foi inébranlable.
Pourtant, les études d’opinion de ces derniers mois, qui esquissent une courbe
descendante continue, doivent sérieusement l’inquiéter, pour ne pas dire
l’obséder, quand on sait comment il s’était autoprogrammé pour être président
des Etats-Unis. Une ambition forte, prégnante et ancienne, au point qu’il avait
commandé, sous le règne de Bush père, une étude ultraconfidentielle sur le
processus de fabrication des présidents américains (1). Un viatique politique
qui semble lui avoir donné le bon mode d’emploi et la clé pour réaliser son
objectif! Certes, mais George Bush fils, malgré ce tableau idyllique, n’avait
jamais accepté, ni admis l’échec de son père dans sa tentative de briguer un
second mandat. Et c’est justement ce «syndrome de l’échec» qui le taraude en ces
temps électoraux.
Une inquiétude présidentielle d’autant plus forte que les
signes annonciateurs de mauvaises nouvelles se multiplient en Afghanistan, en
Irak et en Israël-Palestine. Pour le président Bush, l’heure de vérité approche.
D’ores et déjà, la presse américaine et quelques voix du camp démocrate
commencent à s’interroger sur la nature des projets présidentiels et à pointer
du doigt « les mensonges » de l’équipe Bush sur le dossier irakien, où l’on a
fini par admettre, officiellement, l’absence des armes de destruction massive en
Irak. Ce n’est que le début ! En tout état de cause, dans les semaines et les
mois à venir – à moins d’un imprévu majeur –, on va assister à des révélations
et autre « grand déballage » entre républicains et démocrates, une manière bien
américaine de laver le « linge sale » en public, période électorale oblige.
Pour autant, George W. Bush et son équipe ne s’avouent nullement «
déstabilisés » par les incertitudes qui se profilent à l’horizon. Bien ancrés
dans leurs certitudes, les néoconservateurs au pouvoir à Washington pensent être
dans le (bon) sens de la marche de l’histoire, et que, tôt ou tard, la réalité
finira par entrer dans leurs schémas de pensée. En attendant, on fait comme si…
Les centaines d’articles, de livres et autres études, publiés ces derniers mois,
avaient tout dit, décrit et expliqué la stratégie géopolitique US en Irak.
Quelque 200 jours après la fin officielle de la guerre dans ce pays, on peut
dire, sans prendre le risque de se tromper, qu’on est bien loin du scénario
imaginé dans la tête des stratèges américains, qui est de faire émerger un «
pays-modèle » pour tous les pays arabes (et musulmans) voisins, en termes de
gouvernance politique, économique et culturelle. Force est de constater,
aujourd’hui, qu’on est bien loin de cette chimère. L’Irak s’enfonce de jour en
jour dans un processus de délitement complet. La violence, qui a pris un
caractère multiforme, est partout, même si elle vise d’abord les militaires
américains.
Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi un échec si rapide? Devant
tant d’erreurs d’appréciation, comment va-t-on trouver le bon mode d’emploi pour
lancer la véritable reconstruction de l’Irak? Les interrogations sont nombreuses
et les « zone d’ombres », aussi. Car, il ne suffit pas d’être une hyperpuissance
pour que les choses trouvent une solution, comme par magie. La pax americana a
de sérieux hoquets, en Irak ! On peut même dire qu’elle est en panne, en ce
moment.
Dans ce contexte, les propos sévères du général William Odom,
militaire conservateur à la retraite, ancien directeur de l'Agence nationale de
sécurité (NSA), ont le mérite d’apporter un autre éclairage sur les buts cachés
de cette guerre: «Il n'y a eu aucune planification, dit-il. Un petit groupe de
gens, néoconservateurs, proches du Likoud israélien et de la droite religieuse
américaine, a voulu cette guerre pour transformer le Proche-Orient et,
croyaient-ils, protéger Israël. Que ce soit la pagaille maintenant, ils s'en
moquent ! Ce qui compte, à leurs yeux, c'est que les Arabes soient affaiblis.»
Et ce travail d’affaiblissement va se poursuivre, par Israël interposé. Ce
dernier, avec le feu vert américain, est déjà entré en action en bombardant la
Syrie, puis, demain, en s’attaquant au Hezbollah au Liban, avant de mener une
frappe symbolique à forte résonance diplomatique sur l’Iran – ce qui est loin
d’être exclu aujourd’hui.
Les erreurs psychologiques
américaines
Mais je voudrais revenir, ici, sur un aspect
insuffisamment traité, qui est le rapport Orient arabe-Etats-Unis d’Amérique. Il
est la clé de voûte de toutes les explications possibles et imaginables.
L’Amérique n’a jamais su dialoguer, parler et communiquer avec les Arabes «d’en
bas» (3). A cette erreur psychologique fondamentale, vient s’ajouter un parti
pris pro-israélien absolu sur le conflit israélo-palestinien. Toutes les grandes
crises du monde avaient été dénouées ou résolues, sauf celle du Moyen-Orient. Ce
conflit a une portée symbolique considérable dans l’imaginaire arabe: dans un
univers d’humiliation en tout genre, dit-on dans la «rue arabe », seuls les
Palestiniens sont debout. Cette dimension structure et alimente
l’antiaméricanisme arabe. Depuis le 11 septembre 2001, les USA s’étaient lancés
dans une vaste entreprise d’influence en direction de l’opinion arabe et des
élites, afin d’inverser le processus d’hostilité et de haine à leur égard.
Pourtant, les hommes de terrain et les arabisants américains – peu écoutés et
jugés trop arabophiles –, savent pertinemment que l’impact de cette démarche
reste limitée, tant qu’on ne s’attaquera pas à la racine du mal, qui est le
règlement du conflit israélo-palestinien. Sans se rendre compte vraiment, les
Etats-Unis d’Amérique, à tort ou à raison, sont en train, par une manière de
faire et par une méthode « coup de poing », de radicaliser de nombreux secteurs
des sociétés arabes et musulmanes, et de réveiller de vieux antagonismes
Occident contre Orient, christianisme contre Islam, etc. Le doigt américain est
mis sur un engrenage qui risque de nous conduire vers une réelle guerre de
civilisations. Tous les ingrédients sont réunis aujourd’hui. Qui aura la
lucidité de stopper cette machine folle?
- NOTES :
1. Sur ce sujet, je vous recommande la lecture de « La
guerre des Bush » et « Le monde secret de Bush », les deux livres sont d’Eric
Laurent. Editions Plon.
2. Le Monde du 18 septembre 2003.
3. J’y
reviendrai plus longuement dans d’autres
chroniques.
23. Edward Saïd a brouillé notre vision du monde
arabe par Zev Chafets
in The New York Daily News (quotidien
américain) du mercredi 1er octobre 2003
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Que l’on sache, Saddam Hussein n’est pas près de lâcher l’Irak, Oussama Ben
Laden se cache quelque part dans les steppes tribales du Pakistan et le Sheikh
Ahmed Yassine continue à esquiver les bombes israéliennes à Gaza. Mais le djihad
a perdu un héros, la semaine dernière, juste ici, à New York City. Edward Said,
le célèbre universitaire – combattant de l’Université Columbia est mort, emporté
par la leucémie. Il avait 67 ans.
Columbia est en deuil. « Cette disparition est une perte irremplaçable pour
le monde des idées », a dit Lee Bollinger, son Président. La peine de Bollinger
est partagée par beaucoup. CounterPunch, une revue de la gauche radicale, a
publié une série d’hommages fervents à la vie et à l’œuvre d’Edward Said. Arab
News, contrôlée par le gouvernement saoudien, a célébré sa mémoire en termes
presque dithyrambiques. Jamais, depuis la signature du pacte de non-agression
soviéto-nazi de 1939, on n’avait vu pareille harmonie idéologique. Said n’a pas
seulement fait l’unanimité entre les fascistes et les communistes, il a même
établi un pont œcuménique.
Il était le seul Episcopalien à être admiré par le Hamas, dont il
partageait l’objectif : éradiquer Israël ; par le Hezbollah – dont il fut l’hôte
au Sud Liban, séjour qu cours duquel il effectua sa fameuse excursion rendue
célèbre par le gadin qu’il balança en direction d’Israël – ainsi que par
d’autres piliers de l’orthodoxie islamique. Cela n’est pas aussi incongru qu’il
y paraît. Said était un homme pimpant, bien connu dans les salons du Tout New
York pour sa virtuosité pianistique et son appréciation nuancée des romans de
Jane Austen. Mais sous les dehors tirés à quatre épingles, battait le cœur d’un
martyr.
Son ouvrage le plus célèbre, L’Orientalisme, publié en 1979, fit plus pour
le djihad qu’un bataillon d’Oussamas. Comme tous les grands ouvrages de
polémique, L’Orientalisme est fondé sur une thèse simple : les Occidentaux sont
intrinsèquement incapables de juger honnêtement, voire même de comprendre, le
monde arabe. En fait, toute tentative déployée pour ce faire s’identifie à
l’impérialisme intellectuel. Cette idée a été adoptée par les étudiants
américains en langues et civilisations du Moyen-Orient, qui y ont vu une
perspective libératrice. S’ils ne pouvaient comprendre le monde arabe – si, en
effet, étudier ce sujet revenait à perpétrer une agression impérialiste – alors
ils pouvaient sécher les cours et aller déguster un hommos dans la gargote arabe
du coin. Pour devenir des arabisants distingués, ils n’avaient qu’à s’en tenir à
une attitude d’humilité et à une parfaite maîtrise des canons orthodoxes
édictées par Said et autres experts…
« L’Orientalisme » a fait de Said un héros, non seulement dans les mosquées
de Gaza, mais aussi sous les tonnelles de lierre. Jamais depuis les Notes Cliffs
une œuvre n’a autant simplifié les études. Depuis 1979, une génération de
Saidistes – professeurs, diplomates et correspondants de presse à l’étranger –
ont dominé le discours politiquement correct sur le Moyen-Orient. Le principe
qui les anime est le politiquement correct même : ne jamais rien voir de mal, ne
jamais entendre rien de mal, et ne jamais rien dire de mal au sujet du monde
arabe. Bien entendu, Said s’autorisait, personnellement, à dire du mal des
régimes arabes – généralement au motif qu’ils n’étaient pas assez
révolutionnaires à son goût. Mais il restait précautionneusement à l’intérieur
des limites de l’opinion arabe admissible. Jusqu’à sa mort, il contribua à
Al-Ahram, organe domestique du gouvernement égyptien. Said n’était en rien
responsable des turpitudes du régime d’Hosni Mubarak, ni d’aucune autre tyrannie
arabe, n’est-ce pas ?.
Saïd n’a pas fait sauter des Marines au Liban, en 1983, ni allumé la mèche
de l’Intifada ou envoyé des missionnaires wahhabites prêcher la violence contre
les Infidèles. Il n’a certainement pas précipité d’avion de ligne sur le World
Trade Center. Non. Il s’est contenté de brouiller le radar intellectuel de
l’Amérique.
Il n’était pas l’architecte des attentats du 11 septembre, mais il fut le
père de l’incapacité à les comprendre du 12 septembre. Ah, hé bien voilà, Said
est au paradis, maintenant. En tant qu’épiscopalien, il n’a pas droit aux
soixante-douze vierges légendaires, mais je ne serais pas autrement surpris
d’apprendre qu’il est gratifié, là-haut, de deux ou trois appétissantes
postulantes au doctorat. Personne ne le mérite plus que lui. En attendant, son
legs est vivant. Comme George Steinbrenner, Bollinger a recruté une nouvelle
super-étoile pour le « monde des idées » columbien. Rashid Kalidy, tel est le
nom désormais de celui qui assène l’authenticité arabe sur les collines de
Morningside… Et il a les titres pour le prouver : c’est lui qui a enseigné
à Edward Said les sciences moyen-orientales.
24. L’Irak et ceux qui soutenaient sa cause étaient
piégés - Entretien avec Gilles Munier
in France-Pays Arabes du mois d'octobre
2003
[Gilles Munier est Secrétaire général
des Amitiés Franco- Irakiennes.]
- Que ressentez- vous après tant d’efforts en vue de
donner une bonne image de l’Irak, un engagement constant et la mobilisation de
nombreuses personnalités françaises contre la guerre, alors que le régime de
Saddam Hussein apparaît bien comme discrédité ?
- Je me demande
parfois si tous les efforts déployés la guerre du Golfe de 1991 ont servi à
quelque chose. J’ai l’impression que tout a été bâti sur du sable. Mais, si
c’était à refaire, je recommencerai, car il n’y avait pas d’autre solution.
L’Irak et ceux qui soutenaient sa cause étaient piégés.
Le régime baassiste irakien et le président Saddam Hussein sont moins
discrédités que ne le prétendent les médias occidentaux ! Le « régime » s’est
effondré parce que les forces militaires en présence étaient totalement
disproportionnées et les Irakiens épuisés par 12 ans d’embargo. S’il n’y avait
pas eu trahison à haut niveau, nous aurions quand même assisté à une bataille de
Bagdad féroce. Mais l’issue des combats était inéluctable.
- A quand remonte votre dernier voyage en Irak et quelle
impression en rapportiez-vous ?
- Au mois de mars, j’ai quitté
Bagdad la veille des bombardements avec une mission des Volontaires de la Paix.
A l’hôtel Palestine où je résidais, j’avais l’impression d’assister à la fin
d’une époque. Le temps semblait suspendu. La situation avait des cotés
surréalistes. En quittant Bagdad en pleine nuit, la question que je me posais
était déjà de savoir comment aider la résistance qui se manifesterait après le
renversement du gouvernement. Je me demandais si la seconde équipe dirigeante,
créée parallèlement à la direction officielle du Baas irakien, tiendrait le
coup. Aujourd’hui, tout le monde a la
réponse.
- Estimez-vous qu’il était possible d’éviter cette
guerre ? Saddam Hussein, en tergiversant pendant des années sur l’application
des résolutions du Conseil des Nations unies, ne porte-t-il pas une lourde
responsabilité dans la situation qui prévaut aujourd’hui ? En s’attaquant au
Koweït en 1990 n’est-il pas à l’origine de l’occupation de son pays par les
Américains ?
- La guerre aurait peut être été évitée si l’ONU
avait joué son rôle, si Kofi Annan avait convoqué l’Assemblée générale. Une
majorité écrasante aurait certainement soutenu la France et condamné toute idée
de guerre préventive. Les Américains auraient sans doute reculé.
On ne peut pas dire que Saddam Hussein ait tergiversé pendant des années
sur l’application des résolutions. Chaque fois que l’Irak en respectait une, les
Etats-Unis en faisaient voter une autre, plaçant toujours la barre plus haut. Si
finalement les Américains ont agressé l’Irak en dehors de toute légalité
internationale, c’est bien parce qu’ils étaient acculés car toutes les
résolutions avaient été respectées. Pour s’en convaincre, il suffit de se
reporter aux dernières déclarations de Hans Blix.
Quant à savoir s’il en aurait été autrement si Saddam Hussein n’avait pas
donné l’ordre d’envahir le Koweït en 1990 : Dieu seul le sait ! Je pense que les
Américains auraient provoqué un autre incident pour renverser le régime.
L’objectif des Etats-Unis est de neutraliser tout pays arabe capable de tenir
tête à Israël. Le plan américano-israélien qui vise à partager les états du
Proche-Orient en petites entités ethniques ou confessionnelles date d’Henry
Kissinger dans les années 70. Après l’Irak, si Washington et Tel Aviv
parviennent à leurs fins, ce sera le tour de l’Iran et de la Syrie.
- Vous avez appelé à la libération immédiate du Vice- Premier
ministre Tarek Aziz, pourquoi lui seul ?
- En fait, les Amitiés
Franco- Irakiennes ont appelé à la libération de tous les Irakiens séquestrés
par les forces d’occupation américaines, en partant du principe que l’agression
étant illégale, les arrestations l’étaient tout autant. Elles le sont de
surcroît puisque selon les conventions internationales, seuls des militaires en
armes peuvent être arrêtés par des occupants.
Si nous avons demandé la
libération immédiate de Tarek Aziz, c’est en raison de son état de santé et
parce qu’en le singularisant on attirait l’attention des médias. Depuis,
nous avons appris que le vice- Premier ministre irakien a eu une nouvelle crise
cardiaque fin septembre et que la santé de Saadoun Hammadi, président de
l’Assemblée nationale, est plus que préoccupante. Il faut le libérer, lui aussi,
pour qu’il puisse se soigner. Qui parmi les hommes politiques en exercice, qui
parmi ceux qui les ont reçu en grande pompe, aura le courage d’interpeller les
Américains pour qu’ils respectent les droits de l’homme et les conventions
internationales ?
- Avez-vous des informations sur les conditions de détention
des anciens dirigeants baassistes, des prisonniers irakiens en général ?
Sont-ils visités par la Croix Rouge Internationale ?
- Ils sont
incarcérés dans des conditions déplorables et volontairement humiliantes. Les
dirigeants sont enfermés, pour la plupart, dans des cages grillagées érigées
près de l’aéroport de Bagdad, par une température qui dépasse souvent les 50°.
Ces cages sont recouvertes d’une bâche. Un trou a été creusé dans le sol pour
servir de WC. Ils ont une ration de l’armée américaine pour nourriture et deux
litres d’eau par jour. En comparaison, les GI ont huit litres d’eau par
jour.
Les autres prisonniers sont dans des camps militaires ou dans les
prisons irakiennes. En raison des pénuries, des coupures d’électricité, leur vie
est un enfer. Il y a officiellement 10 000 prisonniers politiques. Suite à de
multiples demandes en Irak et dans le monde, le « pro consul » américain Paul
Bremer a finalement accepté que la Croix Rouge Internationale leur rende visite,
mais il leur refuse toujours le droit d’avoir un avocat et la possibilité de
recevoir la visite de membres de leur famille. C’est Guantanamo sur Tigre
!
- Où en êtes- vous de l’action à mener par les Amitiés Franco-
Irakiennes ?- Nous poursuivons notre campagne pour la
libération des prisonniers après l’interlude de l’été. Plus de 180 personnalités
ont signé notre appel. Avec notre bulletin « France- Irak Actualités » et le
site Internet «
www.Iraqtual.com »
que nous venons d’inaugurer, nous espérons tripler le nombre des signataires. En
décembre, nous envisageons d’organiser à Paris une conférence pour la paix
et la démocratie en Irak, et d’y réclamer l’effacement de la dette irakienne
contractée pendant la guerre Iran- Irak ou découlant de la première guerre du
Golfe. Nos activités dépendront de l’évolution de la situation.
- Qu’en est-il de cette mission de paix (la 3ème)
composée principalement d’avocats et de journalistes qui pourrait se rendre en
Irak à l’automne pour tenter de rencontrer les prisonniers politiques
?
- Quatre avocats français nous ont donné leur accord ainsi
qu’une dizaine de journalistes. Pour l’instant, ce qui nous retient c’est un
problème de sécurité. Nous ne voulons pas, non plus, faire les frais
d’une provocation et gêner la politique française que nous soutenons. Dès que
cela sera possible, nous partirons.
- France- Irak envisage t-elle d’aider le peuple irakien à
retrouver son indépendance ? Si oui de quelle manière ?
- Lors
de notre dernière assemblée générale en juin dernier, nous avons décidé d’aider
le peuple irakien à retrouver son indépendance et sa souveraineté. Pour cela, et
en attendant que la résistance dispose de représentants à l’étranger, nous
militons pour qu’on la reconnaisse au niveau international.
Paul Bremer a décidé d’interdire le Parti Baas. Il a eu tort, mais il peut
toujours revenir en arrière. Comment peut-il parler d’instaurer la démocratie si
le courant nationaliste arabe, baasiste ou nassérien, n’est pas représenté
aux élections ? D’ailleurs, qui peut dire si ces élections pourront se tenir
dans neuf mois ?
- Vous titrez dans votre communiqué du 24 juin paru dans «
France – Irak Actualités » : « Aucune relation avec un gouvernement irakien sous
tutelle américaine ». Maintenez- vous cette position alors que le ministre
irakien actuel des Affaires étrangères, M. Hoshyar Zebari a siégé le 9 septembre
dernier au Conseil de la Ligue arabe au Caire ?
- La Ligue
Arabe n’a reconnu la légitimité de M. Hoshyar Zebari que provisoirement. Quant à
nous, nous maintenons notre position et nous la maintiendrons tant que le
Conseil transitoire irakien ne sera pas représentatif. L’Irak n’est pas une
addition d’ethnies ou de confessions. Même si c’était le cas, elles n’y sont pas
toutes représentées. Les Chaldéens par exemple, et certains mouvements chiites,
ont été marginalisés : pourquoi ? Des délégués ne représentent qu’eux mêmes. Ils
ne sont là que par la volonté de la CIA. Certains ministres, fraîchement arrivés
des Etats-Unis ou de Grande Bretagne, se perdent dans Bagdad ! On se croirait
revenu à l’époque du mandat britannique, en pire…
Pour nous, c’est au peuple irakien de décider de son avenir, pas aux
Américains. La France doit absolument aider l’Irak à sortir de ce mauvais pas.
Il ne faut pas que ce pays sombre dans la guerre civile.
25. Proche-Orient :
l’échec était écrit par Paul-Marie de La Gorce
in Témoignage
Chrétien du jeudi 18 septembre 2003
(Paul-Marie de La Gorce est journaliste. Dernier livre : La Ve
République, PUF.)
Le gouvernement israélien en a ainsi décidé : Yasser Arafat pourrait être
expulsé de sa résidence de Ramallah, ou tué s’il résiste. Le gouvernement
américain a fait savoir sa désapprobation, sinon son hostilité, donnant ainsi
une satisfaction symbolique aux États arabes. Peut-être l’essentiel est-il déjà
fait depuis qu’Ariel Sharon a annoncé qu’Israël exigeait que Arafat soit
définitivement mis à l’écart des négociations. Une décision confirmée presque
automatiquement par George W. Bush, et tout s’est passé, depuis, comme si elle
devait s’imposer à tous.
On en mesure maintenant les détestables conséquences
après l’échec et la démission de Mahmoud Abbas, pratiquement désigné comme
Premier ministre par les américains. Il est toujours dangereux de rechercher à
tout prix un interlocuteur réputé « modéré », qui devient ainsi suspect à son
propre camp de trop de complaisance, et incapable de lui faire accepter les
concessions nécessaires à un accord. C’est l’expérience que l’on vient de faire
: Abbas, personnalité très estimable et sincèrement patriote, ne pouvait pas
imposer son indispensable cohésion à la résistance.
Mais on n’en est plus là
aujourd’hui. Car il n’est plus possible d’ignorer que, depuis longtemps, nous
sommes en présence d’une avant-scène tragique et d’un arrière-plan lourd de
conséquences politiques. À l’avant-scène, il y a l’engrenage tragique des
assassinats de responsables palestiniens et des attentats-suicides, des
représailles et des ripostes. Au point qu’il est inutile de rechercher les
responsabilités des violences qui ont mis fin à la trêve qu’avaient acceptée les
organisations minoritaires de la résistance palestinienne. À chaque fois,
l’exigence israélienne est la même : l’Autorité palestinienne doit détruire les
organisations accusées, ou responsables des attentats ou des ripostes aux
opérations de Tsahal.À l’arrière-plan se situe ainsi le véritable enjeu :
pousser les Palestiniens à une guerre civile. Mais même au cas où elle le
voudrait, l’Autorité palestinienne le pourrait-elle ? Très probablement non. Et
le gouvernement israélien est le premier à le savoir. Dans la première phase de
la seconde intifada, il a fait détruire systématiquement les infrastructures de
l’Autorité, de sa police, les infrastructures de son administration, ses
bureaux, ses archives, ses ordinateurs et même le cadastre. De plus, quels
arguments aurait-elle pour convaincre la population de la soutenir ? Ce ne
serait évidemment ni les libérations au compte-gouttes de prisonniers sur le
point d’achever leur temps de détention, ni la détestable situation économique
et sociale des territoires autonomes, ni leur amputation par le développement
continu des colonies.
De même, à l’avant-scène, on voit s’ériger ce mur que
le gouvernement d’Ariel Sharon justifie par des exigences de sécurité.
Justement, ce n’est pas un dispositif de protection, c’est une construction
lourde, rigide, faite pour durer. À l’arrière-plan apparaît sa nature et son but
: c’est une frontière qu’on veut tracer. Il n’y aurait donc pas de retour aux
frontières de 1967, base officielle, pourtant, de tout processus de paix,
puisque son tracé empiète, parfois très nettement, sur les territoires
palestiniens. Il resterait donc très peu de chances pour un partage raisonnable
de Jérusalem, et l’incorporation de nombreuses colonies israéliennes en deçà du
mur montre qu’il s’agit bien de les rattacher à l’État d’Israël. L’arrière-plan
que l’on découvre maintenant derrière l’avant-scène tragique des événements
quotidiens, révèle quels obstacles apparemment insurmontables s’opposent à une
paix équilibrée et durable. Pour l’imposer, il faudrait au président américain
une formidable énergie qu’on n’a pas vue jusqu’ici sur ce sujet, ni chez ses
prédécesseurs d’ailleurs.
26. De la Guerre au
Pétrole (ou il y a loin de la coupe aux lèvres) par Michel
Habib-Deloncle
in REFA N° 65 - Juillet-Août 2003
(Michel Habib-Deloncle est ancien Ministre du Général de Gaulle.
Il est Président d’honneur de la Chambre de Commerce Franco-Arabe (CCFA)
http://www.ccfranco-arabe.com.)
De mauvais esprits, et aussi quelques
bons, ont cru voir, dans le désir de prendre le contrôle du pétrole irakien, un
des motifs, sinon même le principal, qu’ont eu les Américains, c’est-à-dire, en
l’occurrence, le Président George W. Bush, de se lancer dans la guerre
d’Irak.
La recherche d'armes de destruction massive qu’on n’a
pas trouvée et qu’on ne trouvera peut-être jamais, le renversement de Saddam
Hussein, devenu infréquentable après qu’il eut été un si bon ami du temps de
Khomeiny, les liens entre le régime baasiste et Al Qaïda, qui n’ont jamais été
prouvés, tout cela ne semble pas une raison suffisante pour mobiliser une armada
et mener une guerre à l’autre bout de la planète.
Le pétrole est un produit
d’importance économique et stratégique majeur et le demeurera sans doute pendant
encore longtemps. La production des Etats-Unis, qui en sont les plus importants
consommateurs, est en baisse constante. Les gisements irakiens représentent,
après l’Arabie Saoudite, les plus grosses réserves mondiales. Devenu un “maillon
faible” dans la région, après la guerre de 1991, l’Irak, avec son pétrole
représentait une proie tentante.
Oui, mais ! Après une victoire éclair contre
une armée qui s'est évaporée, les forces de la coalition ne parviennent pas à
contrôler le pays. Tous les jours est annoncée la mort de malheureux jeunes
hommes, qui auraient mérité un sort meilleur. Il semble que s'organise une
résistance qui frappe les Américains au point le plus sensible, puisqu'elle
s'exerce aux dépens des oléoducs. A quoi bon contrôler les puits si on est mis
dans l'impossibilité d'acheminer le précieux liquide vers les terminaux et même,
à l'intérieur du pays, vers les raffineries ? Dans ce contexte, l'annonce de
mirifiques contrats accordés à des firmes de la coalition fait un peu sourire.
Mais pas tout le monde. On apprend en effet que les Britanniques, qui pouvaient
légitimement espérer une part du gâteau en remerciement de leur participation à
la guerre, se sont montrés très déçus de voir tous ces contrats raflés par des
compagnies américaines, présentées par la presse comme “proches” du Président
Bush !
Commentaire : y a-t-il au monde une chose plus importante que la
réélection du Président des Etats-Unis ?
Documents
Dans cette rubrique nous
vous présentons des textes auquels les médias font référence sans les présenter
dans leur intégralité.
1. Critique des (nouveaux) intellectuels
communautaires par Tariq Ramadan (3 octobre 2003)
(Tariq Ramadan est l'auteur de "Les Musulmans
d’Occident et l’avenir de l’islam, Actes Sud/Sindbad, 2003. Il est membre du
Groupe des Sages sur le dialogue des peuples et des cultures attaché à la
Commission européenne sous la présidence de Romano Prodi.)
La
rentrée est agitée. On ne compte plus les livres traitant de l'antisémitisme ou
du sionisme. Pour les uns, il existerait un nouvel antisémitisme parmi les
jeunes français d'origine immigrée (arabes et musulmans) ou dans les rangs du
mouvement altermondialiste qui le dissimuleraient derrière leur critique du
sionisme et de l'Etat d'Israël. En face, on dénonce “ Un intolérable chantage ”
à la judéophobie.
Force est de constater, en amont de ce débat, un phénomène qui brouille les
données. Depuis quelques années (avant même la seconde intifada), des
intellectuels juifs français que l'on avait jusqu'alors considérés comme des
penseurs universalistes ont commencé, sur le plan national comme international,
à développer des analyses de plus en plus orientées par un souci communautaire
qui tend à relativiser la défense des principes universels d'égalité ou de
justice.
Les travaux de Pierre-André Taguieff sont très révélateurs. Son pamphlet La
nouvelle judéophobie est le prototype d'une réflexion “ savante ” faisant fi des
critères scientifiques. Le sociologue s'est mué en défenseur d'une communauté en
danger dont le nouvel ennemi réel ou potentiel est l'Arabe, le musulman,
fusse-t-il français. On ne trouve pas ici de mise en perspective fondée sur une
analyse critique de la politique sociale de l'Etat, des réalités de la banlieue
ou même de la scène internationale. La conclusion est limpide : la communauté
juive de France ferait face au nouveau danger que représente cette nouvelle
population d'origine maghrébine qui, de concert avec l'extrême gauche,
banaliserait la judéophobie et la justifierait par une critique très retors
d'Israël et un “ antisionisme absolu ”. C'est surtout Alain Finkielkraut qui
excelle dans le genre : on savait le penseur impliqué dans les grands débats
sociaux mais voilà que l'horizon se réduit et que le philosophe est devenu un
intellectuel communautaire. Son dernier ouvrage Au nom de l'Autre, réflexions
sur l'antisémitisme qui vient se présente comme une attaque sans nuance de
toutes les dérives antisémites (altermondialistes, immigrées ou médiatiques).
Alain Finkielkraut verse dans tous les excès sans être gêné de soutenir Sharon.
Le débat n'est plus fondé sur des principes universels et même s'il prétend être
lié à la tradition européenne commune, sa prise de position révèle une attitude
communautariste qui fausse les termes du débat, en France comme au sujet de la
Palestine. Sa dénonciation du “ culte de l'Autre ” ne cesse, en miroir,
d'exacerber le sentiment d'altérité du juif-victime et le mur de la honte
devient “ une simple clôture de sécurité ” qu'Israël construit à contre cœur.
Juifs ou sionistes (ceux qui font la différence sont antisémites) ne seront
jamais des victimes ou des oppresseurs comme les autres.
Alexandre Adler avait témoigné, au côté de Finkielkraut, dans le procès
surréaliste intenté au journaliste Daniel Mermet. On pouvait s'étonner.
L'analyse attentive de ses écrits nous éclaire néanmoins. La lecture du monde
qu'il nous propose se comprend surtout au regard de son attachement à Israël. Il
ne s'en cache pas et dans l'ouvrage collectif Le sionisme expliqué à nos potes
il avance qu'il “ devient de plus en plus inenvisageable de concevoir une
identité juive qui ne comporterait pas une composante sioniste forte ”1 et plus
loin : “ Un équilibre va s'instaurer entre diaspora et appartenance israélienne,
autour duquel le nouveau judaïsme va se développer ”2. On relèvera le mélange de
genres mais on retiendra la leçon au moment d'analyser ses positions en
politique internationale, de même que celles de certains intellectuels juifs
français, notamment lorsque Adler rappelle lui-même que les Etats-Unis ont
renforcé leur soutien à Israël, lequel a par ailleurs établi une alliance
stratégique avec l'Inde.
La récente guerre en Irak a agi comme un révélateur. Des intellectuels
aussi différents que Bernard Kouchner, André Glucksman ou Bernard-Henri Lévy,
qui avaient pris des positions courageuses en Bosnie, au Rwanda ou en
Tchétchénie, ont curieusement soutenu l'intervention américano-britannique en
Irak. On a pu se demander pourquoi tant les justifications paraissaient
infondées : éliminer un dictateur (pourquoi pas avant ?), pour la
démocratisation du pays (pourquoi pas l'Arabie Saoudite ?), etc. Les Etats-Unis
ont certes agi au nom de leurs intérêts mais on sait qu'Israël a soutenu
l'intervention et que ses conseillers militaires étaient engagés dans les
troupes comme l'ont indiqué des journalistes britanniques participant aux
opérations (The Independent, 6 juin 2003). On sait aussi que l'architecte de
cette opération au sein de l'administration Bush est Paul Wolfowitz, sioniste
notoire, qui n'a jamais caché que la chute de Saddam Hussein garantirait une
meilleure sécurité à Israël avec des avantages économiques assurés. Dans son
livre Ouest contre Ouest, André Glucksman nous livre un plaidoyer colérique pour
la guerre qui passe sous un silence très parlant les intérêts israéliens.
Bernard-Henri Lévy, défenseur sélectif des grandes causes, critique très peu
Israël à qui il ne cesse de témoigner sa “ solidarité de juif et de Français ”3.
Sa dernière campagne contre le Pakistan semblait comme sortie de nulle part,
presque anachronique. En s'intéressant à l'abominable et inexcusable meurtre de
Daniel Pearl, il en profite pour stigmatiser le Pakistan dont l'ennemi, l'Inde,
devrait donc naturellement devenir notre ami… Lévy n'est bien sûr pas le maître
à penser de Sharon mais son analyse révèle une curieuse similitude quant au
moment de son énonciation et à ses visées stratégiques : Sharon vient
d'effectuer une visite historique en Inde afin de renforcer la coopération
économique et militaire entre les deux pays.
Que ce soit sur le plan intérieur (lutte contre l'antisémitisme) ou sur la
scène internationale (défense du sionisme), on assiste à l'émergence d'une
nouvelle attitude chez certains intellectuels omniprésents sur la scène
médiatique. Il est légitime de se demander quels principes et quels intérêts ils
défendent au premier chef ? On perçoit clairement que leur positionnement
politique répond à des logiques communautaires, en tant que juifs, ou
nationalistes, en tant que défenseurs d'Israël. Disparus les principes
universels, le repli identitaire est patent et biaise le débat puisque tous ceux
qui osent dénoncer cette attitude sont traités d'antisémites. C'est pourtant sur
ce terrain que doit s'engager le dialogue si l'on veut éviter le choc des
communautarismes pervers. S'il faut exiger des intellectuels et acteurs arabes
et musulmans qu'ils condamnent, au nom du droit et des valeurs universelles
communes, le terrorisme, la violence, l'antisémitisme et les Etats musulmans
dictatoriaux de l'Arabie Saoudite au Pakistan ; on n'en doit pas moins attendre
des intellectuels juifs qu'ils dénoncent de façon claire la politique répressive
de l'Etat d'Israël, de ses alliances et autres méthodes douteuses et qu'ils
soient au premier rang de la lutte contre les discriminations que subissent
leurs concitoyens musulmans. On relèvera avec respect le courage de celles et de
ceux, juifs (pas forcément altermondialistes ou d'extrême gauche), qui ont
décidé de s'insurger contre toutes les injustices et notamment celles qui sont
le fait de juifs. Avec les Arabes et les musulmans qui ont la même cohérence,
ils sont la lumière et l'espoir de l'avenir parce que celui-ci a plus que jamais
besoin de cette exigence et de ce courage.
- NOTES :
1. Le sionisme
expliqué à nos potes, éditions la Martinière, 2003, Paris, p. 241
2. Le
sionisme expliqué à nos potes, éditions la Martinière, 2003, Paris, p.
241
3. Le sionisme expliqué à nos potes,
éditions la Martinière, 2003, Paris, p. 14
2. Discours du Dr.
Mahathir Mohammad, Premier ministre de Malaisie
prononcé devant la 10ème
Conférence de l’Organisation de la Conférence Islamique à Putrajaya en Malaisie
(16 octobre 2003)
[traduit de
l'anglais par Marcel Charbonnier]
(Le texte en
anglais est dispnible sur le site de l'OCI : http://www.bernama.com/oicsummit/speechr.php?id=35&cat=BI)
ALHAMDULILLAH,
Louanges à Dieu, par la Grâce et les Bénédictions Duquel nous, dirigeants des
pays membres de l’Organisation de la Conférence Islamique sommes réunis ici, en
ce jour, afin de nous concerter et, nous l’espérons, de tracer une voie pour
l’avenir de l’Islam et de la Ummah islamique dans le monde entier.
Au nom du
Gouvernement et du peuple aux ethnies et aux religions si diverses de la
Malaisie, permettez-moi de vous accueillir, vous tous et chacun de vous en
particulier, chaudement, à cette 10ème session de la Conférence Islamique au
Sommet, ici, à Putrajaya, capitale administrative de la Malaisie.
C’est pour
la Malaisie un très grand honneur que de recevoir cette réunion et d’assurer la
présidence de l’OCI. Je remercie les pays participants pour leur confiance dans
la présidence malaise.
Permettez-moi également de saisir cette occasion afin
d’adresser des remerciements particuliers à l’Etat du Qatar, plus
particulièrement à Son Excellence Shaikh Hamad Bin Khalifa Al-Thani, Emir du
Qatar, qui ont assuré de manière remarquable le secrétariat de notre
organisation au cours des trois dernières années.
En tant que pays hôte, la
Malaisie est particulièrement honorée par la représentation au plus haut niveau
des pays membres de l’Organisation. Ce fait illustre manifestement notre foi
constante et notre engagement vis-à-vis de notre organisation et de notre
souhait collectif ainsi que de notre détermination à renforcer notre rôle dans
l’intérêt de la dignité et de la prospérité de la Ummah.
Je voudrais aussi
souhaiter la bienvenue aux dirigeants et représentants de nombreux pays qui
souhaitent assister à cette réunion en tant qu’observateurs, en raison de leur
population musulmane conséquente. Qu’ils soient musulmans ou non, leur présence
ici contribuera à instaurer une meilleure compréhension des musulmans et de
l’Islam, ce qui contribuera à dissiper la perception erronée d’un Islam –
religion rétrograde et terroriste.
Le monde entier a les yeux fixés sur nous.
Bien entendu, un milliard trois cent millions de musulmans – un sixième de la
population mondiale – placent leurs espoirs en nous, en notre présente réunion,
même s’ils peuvent afficher un certain cynisme quant notre volonté et à notre
capacité de ne serait-ce que restaurer l’honneur de l’Islam et des musulmans, et
a fortiori de libérer leurs frères et leurs sœurs de l’oppression et de
l’humiliation dont ils souffrent aujourd’hui.
Je ne procèderai pas ici à
l’énumération des occurrences de notre humiliation et des lieux où nous
souffrons d’être opprimés, et je ne vais pas, pour la énième fois, condamner nos
détracteurs et nos oppresseurs. Ce serait là un exercice futile, parce qu’ils ne
sont pas près de changer leur attitude simplement parce que nous les condamnons
verbalement. Si nous voulons un jour recouvrer notre dignité et celle de
l’Islam, notre religion, c’est à nous qu’il revient de décider. Et c’est à nous
qu’il incombe d’agir.
Tout d’abord, les gouvernements de tous les pays
musulmans peuvent resserrer les rangs et adopter une position commune, sinon sur
toutes les questions, au moins sur certaines questions fondamentales, comme
celle de la Palestine. Nous sommes tous musulmans. Nous sommes tous opprimés.
Nous sommes tous en butte à l’humiliation. Mais nous, qui avons été placés par
Allah au-dessus de nos frères, les musulmans, afin de diriger nos pays, nous
n’avons jamais réellement essayé d’agir de concert afin de faire la
démonstration – à notre niveau – de la fraternité et de l’unité auxquelles
l’Islam nous enjoint.
Mais ce ne sont pas seulement nos gouvernements qui
sont divisés, c’est la Ummah musulmane [= la communauté des croyants, dans le
monde entier, ndt] qui est, elle aussi, divisée, et ses divisions sont divisées
à leur tour, et ainsi de suite. Durant les quatorze siècles écoulés, les
exégètes de l’Islam, les sages, les oulémas, ont interprété et réinterprété
l’unique religion islamique révélée par le Prophète Mahommet [Que les Prières
d’Allah soient sur Lui], de manières si diverses qu’aujourd’hui nous avons un
millier de religions, lesquelles sont trop souvent tellement en désaccord entre
elles que nous nous combattons et nous nous entretuons, hélas, en leur
nom.
De la Ummah unique [du début de l’Islam, ndt], nous nous sommes laissés
diviser en d’innombrables sectes, mazâhib [pl. de mazhab, école juridique, ndt]
et tariqât [confréries mystiques, ndt], chacun(e) d’entre eux (elles) étant
beaucoup plus préoccupé(e) de revendiquer sa nature de véritable Islam, que
d’affirmer notre appartenance à la Ummah islamique, et donc notre unicité. Nous
ne voyons pas que nos détracteurs et nos ennemis se moquent bien de savoir si
nous sommes de vrais musulmans, ou non. Pour eux, nous sommes tous musulmans,
c’est à dire les fidèles d’une religion et d’un Prophète dont ils affirment
qu’ils encouragent le terrorisme, et à leurs yeux, tous, tous autant que nous
sommes, nous sommes leurs ennemis jurés. Ils nous attaqueront, nous tueront,
envahiront nos pays, renverseront nos gouvernements, que nous soyons sunnites ou
chiites, alaouites ou druzes, ou que sais-je encore. Et nous ne faisons que les
aider et les encourager en nous attaquant et en nous affaiblissant les uns les
autres, et parfois en leur préparant le terrain, en agissant comme leurs
supplétifs afin d’attaquer des musulmans, qui sont nos frères. Nous tentons de
renverser nos gouvernements par la violence, et tout ce que nous réussissons à
faire, c’est affaiblir et appauvrir nos pays.
Nous avons ignoré – et nous
persistons à le faire – l’exhortation de l’Islam à nous unir et à être les
frères les uns des autres, nous, les gouvernements des pays musulmans et de la
Ummah.
Mais ce n’est pas cela, seulement, que nous ignorons, parmi les
enseignements de l’Islam. L’Islam nous enjoint de Lire, « ‘Iqra’ » [Cet
impératif du verbe qara’a signifie « lire » (à haute voix) et aussi « réciter ».
Les sourates du Coran commençant par l’injonction divine adressée à Mahommet :
‘Iqra’ bi-smi-Rabbika : « Enonce au nom de ton Seigneur… », le recueil des
propos divins, transmis par la voix du Prophète Mahommet est intitulé Al-Qur’ân
: la Lecture – la Récitation. C’est ce mot qui a été francisé en ‘Coran’. Ndt] ,
c’est-à-dire à acquérir des connaissances. Les premiers Musulmans comprirent que
cela signifiait traduire et étudier les œuvres des savants grecs et d’autres
civilisations d’avant l’Islam. Et ces savants musulmans ont enrichi le corpus
des connaissances [du monde connu] par leurs propres recherches et
méditations.
Les premiers Musulmans donnèrent au monde de grands
mathématiciens et savants, des médecins, des astronomes, etc. et ils excellèrent
dans toutes les disciplines du savoir de leur temps, tout en étudiant et en
pratiquant leur propre religion, l’Islam. Il en résultat que les Musulmans
furent à même de développer et de tirer des richesses de leurs terres et à
travers leur commerce d’envergure mondiale, ils purent renforcer leurs défenses,
protéger leur peuple et leur enseigner le mode de vie prescrit par l’Islam,
Ad-Dîn [La Religion, au sens étymologique de « re-ligere » : lier les membres
d’une société entre eux grâce à une croyance et à des règles morales partagées,
ndt]. A cette époque, l’Europe médiévale était encore arriérée et en proie aux
superstitions, tandis que les Musulmans éclairés avaient déjà bâti une grande
civilisation, la civilisation musulmane, respectée et puissante, très capable
d’entrer en compétition avec le reste du monde et de protéger la Ummah contre
l’agression extérieure. Les Européens eurent à poser le genou devant les grand
savants musulmans afin de pouvoir accéder à leur propre héritage
scolastique.
Les Musulmans étaient conduits par de grands dirigeants tels
Abdul Rahman III, Al-Mansour, Salâh ad-Dîn al-‘Ayyûbiyy (Saladin) et bien
d’autres, qui allèrent livrer bataille à la tête de leurs armées afin de
protéger la terre musulmane et la Ummah.
Mais, à mi-chemin sur la
construction de la grande civilisation islamique, vinrent de nouveaux exégètes
de l’Islam, qui professèrent que l’acquisition de la connaissance par les
musulmans signifiait seulement qu’il fallait étudier la théologie islamique. Les
études scientifiques, médicales, etc. furent déconsidérées.
Intellectuellement, les Musulmans se mirent à régresser. Avec cette
régression intellectuelle, la grande civilisation musulmane commença à faiblir
et à pâlir. Sans l’émergence des guerriers Ottomans [en Anatolie, ndt], la
civilisation musulmane aurait disparu totalement, à la chute de Grenade, en
1492.
Les premiers succès des Ottomans ne s’accompagnèrent pas d’une
quelconque renaissance intellectuelle. Bien loin de là, hélas, ils se
préoccupèrent de plus en plus de considérations futiles, telle la question de
savoir si leurs pantalons serrés et leurs casques à pointe, bien que d’un chic
fou, étaient bien islamiques, si on devait ou non introduire dans l’Empire la
machine à écrire ou s’il était licite d’éclairer les mosquées au moyen
d’ampoules électriques. Les Musulmans ratèrent le train de la révolution
industrielle. Et la régression des musulmans poursuivit son cours inexorable
jusqu’à ce que leur rébellion à l’instigation des Britanniques et des Français
contre le pouvoir turc entraîne la chute des Ottomans, la dernière puissance
musulmane mondiale, auxquels succédèrent des colonies européennes et non des
Etats indépendants comme promis. Ce n’est qu’après la Seconde guerre mondiale
que ces colonies acquirent leur indépendance.
Avec les nouveaux Etats –
nations, nous adoptâmes aussi le système démocratique occidental. Cela, aussi,
contribua à nous diviser, car les partis et groupes politiques que nous formons,
dont certains se proclament musulmans, rejettent l’islam des autres partis et
refusent d’accepter le verdict de la pratique démocratique lorsqu’ils échouent
dans les élections. Ils ont recourt à la violence, et cela a pour résultat de
déstabiliser l’ensemble des pays musulmans.
En raison de tous ces
développements, depuis des siècles, la Ummah et la civilisation islamique sont
devenues si faibles qu’il fut un temps où il n’y avait plus un seul pays
musulman qui ne fût colonisé ou contrôlé par l’hégémonie des Européens. Mais la
reconquête de l’indépendance n’a en rien aidé les musulmans à se renforcer.
Leurs états étaient faibles et mal administrés, en proie à des troubles
endémiques. Les Européens pouvaient faire ce qu’ils voulaient des territoires
musulmans. Rien d’étonnant à ce qu’ils aient pu se tailler une tranche de
territoire musulman pour y installer l’Etat d’Israël afin de solutionner leur «
problème juif ». Divisés, les Musulmans n’ont rien pu faire qui pût efficacement
stopper la transgression de Balfour et des sionistes.
D’aucuns voudraient
nous faire croire qu’en dépit de tout ceci, notre existence est meilleure que
celle de nos détracteurs. Certains sont persuadés que notre pauvreté est
islamique, que nos souffrances et l’oppression dont nous souffrons sont
islamiques. Que ce bas monde n’est pas pour nous. Que seuls nous intéressent les
joies du Paradis dans l’au-delà. Que tout ce que nous devrions faire, ce serait
accomplir certains rites, porter certains vêtements (et pas d’autres) et nous
donner un certain look. Notre faiblesse, notre arriération et notre incapacité à
aider nos frères et nos sœurs oppressés, tout cela relèverait de la Volonté
d’Allah, de la souffrance qu’il nous incomberait de supporter avant la béatitude
céleste dans l’au-delà. Que nous devrions accepter le sort qui nous est imparti.
Que tout ce que nous devrions faire, c’est ne rien faire. Car nous ne pourrions
rien faire contre la Volonté d’Allah.
Mais s’agit-il bien de la Volonté
d’Allah ? Allah nous aurait-il dit que nous ne pouvons et nous ne devons rien
faire ? Allah a dit dans la Sourate Ar-Ra’d [L’Eclair], verset 11 qu’Il ne
changerait pas le sort d’une communauté tant que cette communauté n’aurait pas
cherché à changer son sort par elle-même.
Les premiers Musulmans furent aussi
opprimés que nous le sommes aujourd’hui. Mais après leurs efforts sincères et
déterminés à s’entraider conformément aux enseignements de l’Islam, Allah les a
aidés à vaincre leurs ennemis et à créer une civilisation musulmane grandiose et
puissante. Mais quel effort avons-nous fait, nous, les Musulmans modernes, en
dépit des ressources que Dieu nous a accordées ?
Aujourd’hui, nous sommes 1,3
milliard d’âmes ; c’est une force. Nous avons les plus grandes réserves de
pétrole au monde. Nous avons de grandes richesses. Nous ne sommes pas aussi
ignorants que les premiers convertis à l’Islam, à l’époque de la Jâhiliyyah
[Epoque de « l’Ignorance » : elle désigne, dans l’Islam, l’époque antéislamique.
Ce terme ‘ignorance’ n’est absolument pas péjoratif pour les civilisations
antérieures à l’Islam, mais les Musulmans considèrent que ces civilisations
ignoraient la Vraie religion = l’Islam]. Nous sommes très à l’aise en matière de
fonctionnement des mondes de l’économie et de la finance. Nous contrôlons
cinquante des cent quatre-vingt pays du monde. Nos votes peuvent faire ou
défaire les organisations internationales. Néanmoins, nous semblons plus
impuissants que la poignée de convertis de la Jâhiliyyah qui adoptèrent le
Prophète pour guide. Pourquoi ? Cela relève-t-il de la volonté d’Allah, ou bien
alors est-ce parce que nous avons interprété notre religion de manière erronée,
ou parce que nous n’avons pas su suivre les véritables enseignements de notre
religion, parce que nous avons commis des erreurs ?
Notre religion nous
enjoint de nous tenir prêts à défendre la Ummah. Malheureusement, nous ne
développons pas une véritable défense, mais les armes surannées datant de
l’époque du Prophète. Ces armes et ces chevaux ne peuvent plus nous permettre de
nous défendre de nos jours. Ce dont nous avons besoin, c’est de canons et de
missiles, de bombes et d’avions de guerre, de tanks et de vedettes, pour nous
défendre. Mais parce que nous décourageons les études scientifiques et
mathématiques, etc., sous prétexte qu’elles ne nous serviraient à rien dans la
‘âkhirah – l’au-delà – aujourd’hui, nous sommes incapables de produire les armes
qui nous permettraient de nous défendre. Nous sommes obligés d’acheter nos armes
à nos détracteurs, voire pire : à nos ennemis. Voilà où nous amène
l’interprétation superficielle du Coran, qui insiste non pas sur la substance de
la sunnah – la tradition prophétique – et sur les injonctions coraniques, mais
préfère mettre l’accent sur le style et les moyens utilisés au premier siècle de
l’Hégire. Et il en va de même en ce qui concerne les autres enseignements de
l’Islam. Nous sommes beaucoup plus préoccupés par les formes que par la
substance des paroles d’Allah, et nous adhérons qu’à l’interprétation littérale
des traditions du Prophète [Les hadîth, dont l’ensemble compose la Tradition –
Sunnah, notion à ne pas confondre avec celle de sunnisme, toutes les branches de
l’Islam reconnaissant la Sunnah du Prophète, ndt].
On pourrait, pourquoi pas,
recréer le premier siècle de l’Hégire [septième siècle de l’ère chrétienne,
ndt], et le mode de vie de cette époque lointaine, afin de mettre en pratique ce
que nous pensons être la véritable vie musulmane. Mais personne ne nous en
laissera le loisir. Nos détracteurs et ennemis mettront à profit l’arriération
et l’affaiblissement qui résulteraient de cette décision baroque, et ils en
profiteraient pour renforcer leur domination sur nous. L’Islam n’est pas fait
seulement pour le septième siècle après Jésus-Christ. L’Islam est éternel. Et
les temps ont changé. Que cela nous plaise, ou non, nous devons évoluer, non en
changeant notre religion mais en appliquant ses enseignements dans le contexte
d’un monde radicalement différent de celui qui existait au premier siècle de
l’Hégire. L’Islam n’est pas erroné, ce sont les interprétations de nos exégètes
– qui ne sont pas des prophètes, même s’ils sont éventuellement très érudits –
qui peuvent se tromper. Il nous faut remonter aux enseignements fondamentaux de
l’Islam afin d’y vérifier si ce que nous croyons et pratiquons est bien l’Islam
que le Prophète a prêché. Nos croyances et nos pratiques sont tellement
différentes entre elles que nous ne pouvons pas tous – tous autant que nous
sommes – pratiquer l’Islam correct, l’Islam vrai : c’est totalement impossible
!
Aujourd’hui, l’ensemble de la Ummah musulmane, c’est-à-dire : nous tous,
sommes traités avec mépris et déshonneur. Notre religion est dénigrée. Nos lieux
saints sont désacralisés. Nos pays sont occupés. Notre peuple est affamé et
assassiné.
Aucun de nos pays n’est réellement indépendant. Nous sommes soumis
aux pressions pour que nous nous pliions au bon vouloir de nos oppresseurs quant
à ce en quoi nous devrions croire, à la manière dont nous devrions gérer notre
territoire, et même à notre manière de penser.
Aujourd’hui, s’ils veulent
agresser notre pays, tuer notre peuple, détruire nos villages et nos villes,
nous ne pouvons absolument rien faire qui soit efficace. Et c’est l’Islam qui
serait la cause de ce désastre ? N’est-ce pas plutôt nous, qui avons failli à
faire notre devoir, conformément à notre religion ?
La seule réaction que
nous ayons, c’est d’être de plus en plus en colère. Les gens en colère ne
peuvent pas réfléchir correctement. Aussi nous voyons certains, dans notre
peuple, réagir de manière irrationnelle. Ils lancent leurs propres attaques
personnelles, tuent absolument tous ceux qu’ils trouvent sur leur passage, y
compris des coreligionnaires musulmans, pour passer sur autrui leur colère et
leur frustration. Leurs gouvernements sont impuissants à les arrêter. L’ennemi
réplique et augmente la pression sur les gouvernements, lesquels n’ont pas
d’autre choix que céder, accepter les directives de l’ennemi et renoncer
littéralement à leur indépendance d’action.
Cela ne fait que rendre leur
peuple et la Ummah encore plus en colère et ils se retournent contre leurs
propres gouvernements. Toute tentative de solution pacifique est sabotée par de
nouvelles attaques calculées afin de mettre l’ennemi hors de lui et d’empêcher
tout règlement pacifique. Mais ces attentats ne résolvent rien, bien entendu. Le
seul résultat, c’est que les Musulmans sont de plus en plus opprimés.
Dans
les pays musulmans et chez les peuples musulmans, il y a un sentiment
d’impuissance et de désespoir. Les gens ont l’impression qu’ils ne peuvent rien
faire qui aboutisse. Ils sont convaincus que les choses ne peuvent aller que de
mal en pis. Que les Musulmans seront toujours opprimés et dominés par les
Européens et les juifs. Qu’ils seront éternellement pauvres, attardés et
faibles. Certains pensent, comme je l’ai déjà indiqué, que cet état des choses
est la Volonté d’Allah, que la situation normale, pour les Musulmans, est d’être
pauvres et opprimés, en ce bas monde.
Mais est-il raisonnable de penser que
nous ne devons rien (et ne pouvons rien) faire pour nous-mêmes ? Se peut-il
qu’un milliard trois cent millions de personnes soient impuissantes à se sauver
elles-mêmes de l’humiliation et de l’oppression qui leur sont infligées par un
ennemi infiniment moins nombreux ? Laisser libre cours, en réponse, à leur
colère, est-ce la seule chose qu’elles puissent faire ? N’y a-t-il pas d’autre
solution que de demander à nos jeunes gens d’aller se faire sauter afin de tuer
des gens, en provoquant ainsi le massacre d’encore plus des nôtres ?
Il est
inconcevable qu’il n’y ait pas d’autre voie. 1,3 million de musulmans ne peuvent
être vaincus par quelques millions de juifs. Il doit y avoir un moyen. Et nous
ne pourrons trouver ce moyen que dès lors que nous aurons cessé de penser, de
balancer nos faiblesses et nos points forts, de planifier, de réfléchir à une
stratégie et, seulement alors, de contre-attaquer. En tant que Musulmans, nous
devons rechercher la guidance du Coran et de la Tradition (Sunnah) du Prophète.
Les vingt-trois années de lutte du Prophète peuvent certainement nous apporter
une indication de ce que nous pouvons – et devrions – faire.
Nous savons que
le Prophète et ses premiers disciples ont été opprimés par les Quraïsh. A-t-il
lancé contre eux des actions de représailles ? Non. Il se tenait prêt à procéder
à des retraites stratégiques. Il envoya ses premiers partisans dans un pays
chrétien et il émigra, lui-même, ensuite à Médine. Là, il rassembla des
partisans, il renforcé ses capacités de défense et il fut capable d’apporter la
sécurité à son peuple. A Hudaïbiyyah, il était prêt à accepter un traité inique,
contre le souhait de ses compagnons et de ses disciples. Durant la période de
paix qui s’ensuivit, il consolida ses forces et fut finalement à même de faire
son entrée à La Mekke et de la conquérir à l’Islam. Mais même là, il ne
rechercha pas la vengeance. Et les habitants de La Mekke adoptèrent l’Islam et
beaucoup d’entre eux devinrent ses partisans les plus déterminés, prêts à
défendre les Musulmans contre tous leurs ennemis.
Telle est, brièvement,
l’histoire de la lutte du Prophète. Nous parlons beaucoup de la nécessité de
respecter et de suivre la sunnah du Prophète. Nous citons les occurrences et les
traditions avec prolixité. Mais en réalité, nous les ignorons toutes.
Si nous
utilisions les facultés intellectuelles qu’Allah nous a accordées, nous saurions
que nous sommes en train de nous comporter de manière irrationnelle. Nous
combattons sans objectif, sans autre but que celui de faire mal à l’ennemi parce
qu’il nous fait mal. Naïvement, nous attendons qu’il se rende. Nous sacrifions
des vies sans nécessité, n’obtenant d’autre résultat que nous attirer de
nouvelles représailles massives et de nouvelles humiliations.
Il est grand
temps que nous prenions le temps de la réflexion. Sera-ce du temps perdu ?
Durant largement un siècle, nous nous sommes battus pour la Palestine.
Qu’avons-nous obtenu ? Rien. Nous sommes dans une situation pire qu’avant. Si
nous avions pris le temps de la réflexion, nous aurions pu préparer un plan, une
stratégie, qui puisse nous apporter la victoire finale. Faire une pause afin de
réfléchir calmement ne saurait représenter une perte de temps. Nous avons besoin
d’opérer une retraite stratégique et d’évaluer calmement notre situation.
Aujourd’hui, nous sommes très forts. 1,3milliard de personnes ne peuvent
être balayés comme ça. Les Européens ont tué six millions de juifs, sur douze
millions. Mais aujourd’hui, les juifs gouvernent le monde par procuration. Ils
font en sorte que d’autres combattent et se fassent tuer pour eux.
Nous ne
sommes peut-être pas capables d’en faire autant. Nous ne sommes peut-être pas
capables de nous unir, tous, nous les 1,3 milliard de Musulmans. Nous ne sommes
peut-être pas en mesure de faire en sorte que tous les gouvernements musulmans
agissent de concert. Mais si nous pouvons amener ne serait-ce qu’un tiers de la
Ummah et un tiers des pays musulmans à travailler ensemble, nous pourrons déjà
faire quelque chose.
Rappelez-vous que le Prophète n’avait pas beaucoup de
partisans lorsqu’il émigra à Médine. Mais il unifia les Ansar [Partisans] et les
Muhâjirîn [Emigrés] et finalement il devint assez fort pour défendre l’Islam. En
plus de l’unité fût-elle partielle dont nous avons besoin, nous devons tirer
profit de nos atouts. J’ai déjà mentionné notre force démographique et nos
ressources pétrolières. Dans le monde d’aujourd’hui, nous possédons beaucoup de
puissance politique, économique et financière, assez en tous les cas pour
compenser notre faiblesses sur le plan militaire.
Nous savons, aussi, que
tous les non-Musulmans ne nous sont pas hostiles. Certains sont bien disposés à
notre endroit. Certains considèrent même nos ennemis comme leurs propre ennemis.
Même chez les juifs, beaucoup de personnes n’approuvent pas ce que les
Israéliens font.
Nous ne devons pas nous mettre tout le monde à dos. Nous
devons nous gagner les cœurs et les esprits. Nous devons les gagner à nos côtés,
non pas en mendiant leur aide, mais grâce à la manière honorable même dont nous
tentons d’aller de l’avant. Nous devons nous garder de renforcer l’ennemi en
poussant tout le monde dans son camp à cause de comportement irresponsables et
totalement contraires au véritable Islam. Souvenez-vous de Saladin, et de la
manière avec laquelle il a combattu contre les Croisés au nom usurpé, en
particulier le roi Richard Cœur de Lion d’Angleterre. Souvenez-vous du respect
du Prophète pour les ennemis de l’Islam. Nous devons faire de même. Ce qui
importe, ce n’est pas les représailles haineuses, ce n’est pas la revanche,
c’est la victoire.
Nous devons bâtir notre force dans tous les domaines, non
pas seulement dans celui de la puissance armée. Nos pays doivent être stables et
bien administrés, ils doivent être fort économiquement et financièrement, ils
doivent être industriellement compétents et technologiquement avancés. Cela
prendra du temps, mais cela peut être fait, et cela sera du temps utilisé à bon
escient. Notre religion nous enjoint d’être patients. ‘Inna-Llâh ma’a-ççâbirîn
[Dieu, certes, est avec ceux qui patientent.]. A l’évidence, il y a de la vertu
à être patient.
Mais la défense de l’Oummah, la contre-offensive, ne doit pas
commencer avant que nous ayons mis nos maisons en ordre. D’ores et déjà, nous
avons des atouts suffisants qui nous permettre de nous mettre en formation
autour de nos détracteurs. Il nous reste à les identifier et à imaginer comment
nous pouvons nous servir d’eux afin de mettre un terme au carnage causé par
l’ennemi. Cela est tout à fait possible si nous prenons le temps de réfléchir,
de planifier, d’arrêter une stratégie et de prendre les quelques premières
mesures stratégiques qui s’imposent. Même ces quelques mesures peuvent apporter
des résultats positifs.
Nous savons que les Arabes du temps de la Jâhiliyyah
s’adonnaient à la vendetta et se tuaient entre eux au simple motif qu’ils
appartenaient à des tribus différentes. Le Prophète leur prêcha la fraternité de
l’Islam
et ils furent capables de dépasser leur haine mutuelle, à s’unir et à
contribuer à l’instauration de la grandiose civilisation musulmane. Pouvons-nous
dire que ce que les gens de la Jâhiliyyah ont pu faire, les musulmans ne
pourraient pas le faire aujourd’hui ? Si nous ne pouvons pas le faire, tous,
certains d’entre nous le peuvent. A défaut d’initier la renaissance de notre
grande civilisation, qu’au moins on assure la sécurité de la Oummah !
Faire
les choses qui s’imposent n’exigera même pas de nous tous que nous renoncions à
nos différences. La seule chose dont nous avons besoin, c’est de décréter une
trêve afin de commencer à agir ensemble pour nous concentrer sur la solution de
certains problèmes qui relèvent de notre intérêt commun, tel le problème de la
Palestine, par exemple.
Dans tout combat, dans toute guerre, rien n’est plus
important que l’action concertée et coordonnée. Un niveau de discipline minimal
est la seule chose requise. Le Prophète a perdu, à la bataille du Jabal Uhud,
parce que ses forces ont rompu les rangs. Nous le savons, et néanmoins nous
rechignons à nous discipliner et à abandonner nos actions irrégulières et
anarchiques. Nous devons êtres courageux, braves, mais pas des têtes brûlées.
Nous devons penser non pas à la seule récompense céleste que nous recevrons dans
l’au-delà, mais aussi aux résultats concrets, bien terrestres, de notre
mission.
Le Coran nous enseigne que lorsque l’ennemi recherche la paix, nous
devons réagir positivement. Bien entendu, le traité qui nous est proposé ne nous
est pas favorable. Mais nous pouvons négocier. Le Prophète a négocié, à
Hudaïbiyyah. Et, finalement, il a triomphé.
J’ai bien conscience que toutes
ces idées ne seront pas populaires. Ceux qui sont en colère vont vouloir les
rejeter sans autre forme d’examen. Ils voudraient même réduire au silence
quiconque propose ou soutient cette ligne d’action. Ils voudraient envoyer
encore plus de jeunes hommes et de jeunes femmes au sacrifice suprême. Mais où
tout cela va-t-il nous mener ? Certainement pas à la victoire. Depuis plus de
cinquante ans de lutte en Palestine, nous n’avons obtenu aucun résultat. En
réalité, nous n’avons fait qu’aggraver notre situation.
L’ennemi accueillera
probablement ces propositions favorablement, et il conclura que leurs promoteurs
apportent de l’eau à son moulin. Mais réfléchissons. Nous sommes opposés à un
peuple qui réfléchit. Ils ont survécu à deux mille ans de pogroms non pas en
répliquant, mais en réfléchissant. Ils ont inventé et promu avec succès le
socialisme, le communisme, les droits de l’Homme et la démocratie de telle
manière que continuer à les persécuter apparaisse quelque chose de mal, afin
qu’ils puissent jouir de droits égaux aux autres. Grâce à cela, ils ont conquis
le contrôle des pays les plus puissants tandis qu’eux, cette communauté
extrêmement réduite, sont devenus une puissance mondiale. Nous ne pouvons pas
nous contenter de les combattre avec nos seuls gros bras. Nous devons utiliser
aussi notre ciboulot.
Récemment, en raison de leur puissance et de leur
succès apparent, ils sont devenus arrogants. Et les gens arrogants, comme les
gens en colère, feront nécessairement des erreurs, oublieront à un moment de
réfléchir.
Ils commencent déjà à faire des bourdes. Et ils vont en faire de
plus en plus. Il y a peut-être des fenêtres d’opportunité pour nous,
aujourd’hui, et à l’avenir. Ces opportunités, nous devons les saisir. Mais pour
ce faire, nous devons ajuster nos actes. La rhétorique est une bonne chose. Elle
nous aide à dénoncer les torts qui nous sont infligés, et sans doute à nous
gagner quelque sympathie et quelque soutien. Elle peut aussi renforcer notre
moral, notre volonté et notre résolution, afin de faire face à l’ennemi.
Nous
pouvons – nous devons – prier Allah [Qu’Il soit exalté] car, à la fin des fin,
c’est Lui qui déterminera si nous réussirons ou si nous échouerons. Nous avons
besoin de Ses bénédictions et de Son aide dans nos entreprises.
Mais c’est la
manière dont nous agissons et ce que nous faisons qui déterminera si Il nous
aidera et nous accordera – ou non – la victoire. Il l’a déjà dit dans le Coran.
A nouveau, la Sourate Ar-Ra’d, au verset 11.
Comme je l’ai dit en
commençant, le monde entier nous regarde, la Ummah islamique toute entière place
ses espoirs dans cette conférence des dirigeants des nations islamiques. Ils
n’attendent pas simplement de nous que nous donnions libre cours à notre
frustration et à notre colère, par des discours et des gesticulations, ni que
nous prions afin de nous attirer les bénédictions d’Allah. Ils attendent de nous
que nous fassions quelque chose, que nous agissions. Nous, dirigeants des
nations islamiques, nous ne pouvons pas nous défiler. Nous ne pouvons pas nous
résigner à dire que nous sommes incapables de nous unir même lorsque nous sommes
confrontés à la destruction de notre religion et de notre Ummah.
Nous savons
que nous pouvons le faire. Il y a énormément de choses que nous pouvons faire.
Nous avons beaucoup de ressources à notre disposition. Ce dont nous avons
besoin, c’est simplement de la volonté de le faire. En tant que Musulmans, nous
devons être pleins de gratitude pour la guidance que nous apporte notre
religion, nous devons faire ce qui doit être fait, avec volonté et
détermination. Allâh ne nous a pas placés, nous les chefs d’Etat, au-dessus de
nos frères afin que nous puissions jouir du pouvoir égoïstement, pour
nous-mêmes. Le pouvoir qui nous est conféré est pour notre peuple, pour la
Ummah, pour l’Islam. Nous devons avoir la volonté d’utiliser ce pouvoir
judicieusement, prudemment, de manière concertée. Inshâ’Allâh, nous finirons par
triompher.
Je prie Allâh pour lui demander que cette 10ème Conférence de
l’OCI, ici à Putrajaya, en Malaisie, nous apporte à tous une nouvelle direction
positive, qu’elle soit bénie par le succès que seul peut accorder Allâh Tout
Puissant, Ar-Rahmân Ar-Rahîm [Compatissant et Miséricordieux].
3. Réponse de l'Ambassade de France en Israël au
quotidien israélien "Maariv" (19 octobre 2003)
Tel-Aviv, le 19 octobre 2003 - Monsieur Annon Dankner Rédacteur en
Chef de Maariv - Sous le titre « le collaborateur », vous avez jugé bon de
mettre en cause à la fois l’attitude du Président de la République française et
d’une façon plus générale, mon pays, dans le cadre de la condamnation effectuée
par l’Union européenne des propos antisémites inacceptables de M. Mahatir.
La
déformation complète de la réalité des faits, les propos insultants que vous
avez choisi d’utiliser m’amènent à vous faire de la façon la plus ferme la mise
au point suivante que je vous prie de publier dans votre prochaine édition , au
nom même du respect du droit de réponse :
- La France s’est pleinement
associée à la condamnation lors du sommet européen, des propos inacceptables
prononcés par le premier ministre de Malaisie.
- C’est parce qu’elle
souhaitait que cette condamnation et celle de tous les chefs d’Etat et de
gouvernement de l’Union européenne prenne un relief particulier qu’elle a
souhaité qu’une déclaration ad hoc soit effectuée par la présidence italienne de
l’Union européenne. Ce qui a été fait immédiatement à l’issue du Conseil tenu
vendredi dernier à Bruxelles.
- La Présidence de la République française a
rappelé aujourd’hui dimanche 19 octobre sa condamnation des propos de M.
Mahatir.
Il est donc faux, mensonger, et par là même odieux et inacceptable
de prétendre que le Président de la République française se serait opposé à la
mise en cause des propos de M. Mahatir. Votre conscience professionnelle aurait
du vous conduire à vérifier les faits et considérer avec plus d’attention la
mise au point que cette ambassade avait fournie à votre quotidien dès vendredi
soir.
S’agissant des accusations inadmissibles d’antisémitisme et de
collaboration prononcés à l’encontre du Président de la République française et
d’une « certaine France » selon vos propos, ma tentation première serait de ne
pas vous répondre tant l’insulte est aussi révoltante que méprisable.
Je vous
rappelle néanmoins, car vos propos pourraient porter sur des esprits moins bien
informés, l’engagement personnel de l’auteur du discours du Vel’ d’Hiv de 1995,
et du promoteur des recommandations de la commission Mattéoli et du souci d’une
réparation aussi large que possible des errements monstrueux du régime de Vichy.
Je veux aussi rappeler au rédacteur en chef du second quotidien de ce pays
la détermination affichée lors de la multiplication d’incidents à connotation
antisémite auxquels il a été mis fin par une politique de fermeté sans
concession ni tolérance.
Permettez moi enfin de vous rappeler que
l’antisémitisme, phénomène abject, a toujours vu se lever en face de lui dans
mon pays ce mouvement du refus qui explique notamment que la France ait pu
conserver les trois quarts de sa communauté juive malgré le drame inexpiable du
nazisme et de la collaboration. Le père du philosophe Emmanuel Levinas rappelait
au début du siècle « qu’un pays où l’on se déchire pour un petit capitaine juif
est un pays où il faut aller ». Ce qu’il fit. Je vous engage moi même à vous y
rendre afin de tenter de renverser votre postulat – contraire aux jugements
portés par tous les représentants de la communauté juive de mon pays - d’une
France où se multiplieraient les agressions contre les juifs. Malgré vos
insultes qui salissent l’image de la presse israélienne en France mais ne
parviendront pas à ternir la relation entre la France et Israël, vous y serez
reçu.