1. Vers le quiétisme colonial
par Rudolf El-Kareh
in la Revue d’études
palestiniennes n° 89 (Automne 2003)
Sous des formes diverses, la
question est lancinante. Pour quelle raison le « monde arabe » et plus
particulièrement les pays du Moyen-Orient sont-ils à la traîne – mais de quoi au
juste ? Pourquoi ne sont-ils pas saisis par la grâce des grands changements par
la/les techniques ? Pour quelle raison restent-ils réfractaires à la modernité,
et à son dernier avatar la « globalisation néo-libérale » sous la conduite
éclairée des Etats-Unis d’Amérique eux-mêmes guidés par la junte qui s’est
saisie du pouvoir à la faveur de la désignation [1] de Georges Bush le fils par
une Cour Suprême dominée par des juges conservateurs ?
Avec le vocabulaire
du « culturalisme » qui investit non seulement la sphère du langage médiatique,
mais tente de dominer le champ de la recherche universitaire, et s’insère
insidieusement dans le vocabulaire officiel des organismes spécialisés des
Nations-Unies quelles sont donc, se demande-t-on avec une fausse ingénuité, les
causes de ce « retard arabe » ? – Pour les Nations-Unies, il suffit de se
reporter au « rapport 2002 » du PNUD, dont les ambiguïtés et les malformations
méthodologiques, les amalgames et les extrapolations ont pu autoriser certains
responsables américains, et notamment le Secrétaire d’Etat Colin Powell à s’en
servir pour justifier l’occupation de l’Irak comme prélude à l’insémination
démocratique de l’ensemble du Moyen-Orient.
Il faut en réalité inverser la
question. Les pays du Moyen-Orient plus particulièrement arabes ne sont pas en
retard. Ils sont en avance, aussi paradoxale que puisse paraître cette
hypothèse.
En effet, bien avant de nombreuses régions de la planète, ces
pays ont été intégrés très tôt, par le biais de la rente pétrolière et de ses
effets sociétaux, économiques et financiers dans la sphère de la globalisation
sous hégémonie américaine.
Dès la guerre d’octobre 1973, avec le
désengagement politique de l’Egypte à l’issue des négociations dites du «
kilomètre 101 », sous l’égide du Secrétaire d’Etat américain de l’époque, Henry
Kissinger, un renversement politique essentiel s’est produit. Il a eu plusieurs
effets, notamment sous la présidence d’Anouar Sadate . La neutralisation
politique de ce pays a modifié la donne régionale. Elle a débouché sur un
basculement en faveur des pays pétroliers et des monarchies de la région,
piliers de l’influence américaine dans le jeu international de l’époque, celui
de la confrontation des « blocs ».
Les « élites » de ces pays se sont
profondément et très tôt « américanisées ». Par les effets conjugués d’une
formation aux modèles « éducationnels » anglo-saxons de référence, notamment
dans les universités américaines. Par le rôle relais joué par de nombreux médias
(journaux et chaînes télévisées constitués avec des capitaux issus de la rente
pétrolière) expatriés et principalement concentrés à Londres. Par l’adoption de
schèmes de consommation régis par des mécanismes mimétiques aboutissant, au
mieux à l’adoption de codes comportementaux schizophrènes, et au pire, à une
assimilation intégrale – et profondément désintégratrice - de la « culture » de
référence, dont ils sont devenus des relais rigides et formatés. La
désagrégation et la pusillanimité politique sont en grande partie la conséquence
de cette absorption précoce dans le système mondialisé sous l’hégémonie des
Etats-Unis.
Ce mouvement s’est raffermi dès le début des années quatre-vingt.
Avec l’effondrement du système bipolaire dont le symbole a été la chute du Mur
de Berlin, mais dont l’événement-clé aura été, dès le début de la décennie
1990, la première guerre américaine d’Irak [2], la quasi-totalité de ces
pays étaient déjà structurellement et culturellement intégrés dans le système
globalisé sous hégémonie anglo-saxonne, notamment américaine. Ce sont ces
mécanismes d’intégration qui en ont bloqué et dévoyé le développement. Cela
n’exonère nullement, et bien au contraire, les élites locales de leurs
responsabilités, mais les place justement au cœur du processus. Simultanément,
l’étude de ces mécanismes réels disqualifie totalement l’approche culturaliste
et raciste du sous-développement du type de celle de Bernard Lewis et de ses
acolytes.
L’intégration politique dans le système « globalisé » s’était
déployée en parallèle, vivement encouragée et guidée par Washington. Un
basculement progressif et de plus en plus pesant vers l’OEI, l’Organisation des
Etats Islamiques s’est produit. L’influence politique de cette dernière,
notamment à la faveur de la première guerre (antisoviétique) d’Afghanistan,
s’est faite de plus en plus lourde, et l’affaiblissement parallèle, de
sommet arabe en sommet arabe, de la Ligue Arabe, le principal organisme
d’intégration régional, de plus en plus manifeste.
Concurrencée à la fois
par le Conseil de Coopération du Golfe (CCG) et la chétive Union du Maghreb
Arabe (UMA) - dont les dynamiques, étaient loin de raffermir les structures
unitaires par des mouvements régionaux concertés d’intégration et d’ouverture -
la Ligue Arabe ira lentement vers un état d’asthénie que viendront exacerber les
mouvements centrifuges, les égoïsmes et les paralysies. Le signe majeur de cette
déliquescence revêtira la forme de l’impuissance tragique devant le drame de
l’invasion du Liban en 1982, et l’occupation de la capitale libanaise, Beyrouth,
par les troupes israéliennes d’Ariel Sharon.
Autre signe de la
désagrégation, des Etats monarchiques sont passés d’une situation politique à la
marge de l’épicentre historique du « monde arabe » de l’époque moderne (le
Proche-Orient méditerranéen, Egypte et Syrie historique) au statut d’Etats de
référence, en raison même de leur révérence, sous des formes de dépendance plus
ou moins marquées, à l’égard du nouvel imperium.
C’est dans ces conditions
de désagrégation, structurellement défavorables, que se sont développées les
relations euro-méditerranéennes initiées à la Conférence de Barcelone. Alors que
l’Europe, au-delà de tous les aléas de sa construction constitutionnelle,
abordait par le biais de ses institutions bruxelloises, la mise en place du «
partenariat euro-méditerranéen » avec une stratégie discutable mais cohérente et
relativement homogène, la Ligue Arabe s’avérait incapable d’être l’outil
parallèle de mobilisation de l’autre côté de la Méditerranée. Ce déséquilibre
structurel a eu pour effet d’accentuer les désarticulations entre pays arabes
riverains de celle-ci et pays non riverains, alors qu’une dynamique arabe
unitaire tenant compte de la complexité de l’ensemble des Etats aurait pu
provoquer un mouvement bien plus constructif, capable de mobiliser les moyens
humains et les potentiels disponibles. Au lieu de quoi le drainage des cerveaux
s’est gravement accéléré tout comme celui des capitaux captés vers les marchés
financiers internationaux, bien avant que l’un et l’autre de ces mouvements
centrifuges, porteurs de désagrégation et catalyseurs de pauvreté et de misère,
ne deviennent le credo de la globalisation.
Les arrière-pensées des uns et
des autres n’ont pas été en reste. Les Européens voyaient d’abord dans l’espace
méditerranéen un moyen de contrer la dynamique de l’Alena, la zone de
libre-échange nord-américaine sur l’un des deux espaces symboliques de la
fracture Nord-Sud [3]. Plusieurs pays arabes « partenaires » percevaient, pour
leur part, le «partenariat » comme un moyen facile de lever des fonds sans
véritable stratégie de développement. Les dirigeants de l’Etat d’Israël et
certains de leurs amis considéraient de leur côté le partenariat comme un moyen
subreptice « d’investir » par le biais de la finance et du « savoir-faire » [4]
( dont on ne peut comprendre la nature si l’on fait abstraction du lien
structurel qui relie cet Etat, notamment dans le domaine des technologies, aux
entreprises et au tissu de « recherche-développement » nord-américain ) et
d’obtenir ainsi une reconnaissance politique à la faveur de la dynamique
déséquilibrée des « Accords d’Oslo » dont on sait, depuis, le sort qui leur a
été réservé plus particulièrement avec les gouvernements Natanyahu, les
coalitions israéliennes dites « d’union nationale », puis l’arrivée triomphale
d’Ariel Sharon au pouvoir.
On sait aussi ce qu’il est advenu de ce mouvement
« d'agglomération » qui a balayé la dernière décennie du vingtième siècle. Le
partenariat méditerranéen est devenu un projet unidimensionnel de mise en place
de structures de libre-échange inégales autour de la Méditerranée. Les projets
sociaux, sociétaux, politiques et culturels cloisonnés et marginaux, demeurent
bien chétifs et sans effet réel sur les mouvements sociétaux fondamentaux.
L’ensemble de la dynamique méditerranéenne se trouve surtout profondément
surdéterminé, par la montée de l’imperium. Dans l’émergence de celui-ci, les
effets conjugués des conflits des Balkans – asservis à la démonstration par
Washington de l’inanité politico-militaire de l’Union Européenne, malgré les
résistances franco-allemandes - et des deux guerres d’Irak qui ont profondément
ébranlé le « monde arabe », c’est le moins que l’on puisse dire, auront été un
facteur essentiel.
Cette dynamique impériale n’est pas tributaire, faut-il
le rappeler, du simple changement des équipes au pouvoir à Washington. L’arrivée
de l’équipe Bush fils à la Maison-Blanche et au Pentagone ( qui a largement
phagocyté le Département d’Etat) n’a fait qu’aggraver avec brutalité une
tendance initiée sous Ronald Reagan. Les politiques et les stratégies qui l’ont
renforcée ont été à l’œuvre autant sous les républicains que les démocrates. Il
ne faut pas oublier par exemple, les coups de boutoirs féroces donnés à
l’Organisation des Nations-Unies par Madeleine Albright, dont l’objectif était
de faire de l’Onu un simple appareil administratif international, au même titre
que le FMI et la Banque Mondiale. L’ONU aurait alors servi de relais et d’outil
de légitimation formelle aux stratégies de l’imperium américain - à l’instar de
ces deux organismes maintenant dévoyés et détournés de leur mission première.
Faut-il rappeler aussi - au Secrétaire Général gardien du respect de sa Charte,
et aux Etats dépositaires de celle-ci - que l’ONU est d’abord une transcendance,
le lieu symbolique d’une communauté internationale en construction perpétuelle
toujours espérée mais jamais achevée ?
De cette transcendance, nous sommes
bien éloignés aujourd’hui. Sous les appels au « changement », à la « réforme »,
à l’entrée prétendue en « modernité », c’est un formidable mouvement
réactionnaire qui se dessine, et qui vise à restaurer une époque que l’on
croyait révolue, celle d’un nouveau colonialisme, même si celui-ci a revêtu des
formes différentes au 19ème siècle.
Il faut en prendre conscience, car il ne
s’agit nullement d’un fantasme mais d’une dynamique qui tente de se mettre en
place progressivement à la faveur de la poussée guerrière commencée dans les
Balkans et qui se prolonge maintenant en Irak. Bien évidemment des voix
s’élèveront pour convoquer, dans l’un et l’autre cas, les « urgences humaines et
morales ». Il faut ici laisser les petits débats entre « intellectuels
médiatiques » et prendre acte des faits et des propos tenus par les acteurs
concrets de la nouvelle dynamique impérialiste. Un florilège des déclarations
récentes et de leurs filiations historiques permet de mettre les pendules à
l’heure. Il est utile d’en prendre connaissance, quitte à revenir ultérieurement
sur la question par une critique approfondie. Ils rejoignent les « visions » de
l’idéologue orientaliste Bernard Lewis analysées par ailleurs, dans ce même
numéro.
On se souvient par exemple, des propos tenus par le diplomate
britannique Robert Cooper, théoricien britannique du nouvel impérialisme et
conseiller du Premier ministre de Grande-Bretagne Anthony Blair. Cherchant une
justification aux dynamiques impériales dans l’Histoire, Cooper écrit dans le
magasine Prospect :
« L'empire, c'est l'histoire. Tout ce que nous savons de
l'histoire, depuis Sumer jusqu'à Babylone, l'Egypte, l'empire assyrien, jusqu'à
la Perse, la Grèce, Rome,
Byzance, les dynasties chinoises, l'empire
carolingien, le Saint empire romain, l'empire mongol, l'empire des
Habsbourg, les empires espagnol, portugais, britannique, français, hollandais et
allemand et jusqu'à l'empire soviétique, ainsi que tous ceux, nombreux,
que nous avons oubliés, tout cela suggère que l'histoire du monde est l'histoire
de l'empire (…). Par rapport à l'empire, l'Etat-nation est un concept nouveau ;
le petit Etat a commencé à émerger avec la Renaissance et la nation ne devint un
important facteur politique qu'au XIXème siècle. Depuis lors, l'Etat-nation a
été essentiellement restreint à une partie limitée du globe -comme par hasard,
la partie la plus dynamique. La non existence d'un empire est, cependant, sans
précédent historique. Reste à savoir si cela peut durer. Il y a des raisons à la
fois théoriques et pratiques de penser que non, parce qu'il existe un
problème pratique dans un monde d'Etats-nations (…). Toutes les conditions
semblent réunies pour un nouvel impérialisme. Certains pays ont besoin de force
extérieure pour créer la stabilité (récemment, lors d'un rassemblement en Sierra
Leone, on a appelé au retour de la gouvernance britannique). (...) Un système
dans lequel les forts protègent les faibles, où ceux qui sont efficaces et bien
gouvernés exportent la stabilité et la liberté, où le monde est ouvert à
l'investissement et à la croissance - tout cela semble éminemment désirable».
Dans le London Observer du 7 avril 2002, sous le titre « The new liberal
imperialism », Cooper affinait sa pensée : « Nous devons disait-il, nous
habituer à l'usage d'une double réglementation. Lorsque nous sommes entre nous
en Europe, aux Etats-Unis ou au Japon, nous devons agir sur base de la loi. Mais
lorsque nous avons à faire à d'autres Etats, nous devons utiliser des méthodes
plus rudes de violence et d'attaque préventive. Le nombre des pays à risque ne
cesse d'augmenter. Certaines régions de l'ancienne Union soviétique entrent dans
cette catégorie. Dans certaines parties de l'Asie et de l'Amérique du Sud, il
n'existe plus de véritable autorité de l'Etat. Dans toute l'Afrique, on trouve
des pays qui constituent un risque. Si ces pays deviennent trop dangereux, il
est possible d'envisager un impérialisme défensif. Le besoin de colonisation est
aujourd'hui aussi grand qu'au 19e siècle. Les faibles ont toujours besoin des
forts et les forts ont besoin d'un monde où règne l'ordre. Ce dont nous avons
besoin c'est une nouvelle forme d'impérialisme qui, comme tous les
impérialismes, apporte de l'organisation et de l'ordre dans le monde".
Ces
vaticinations « théoriques » ne sont pas sans filiations.
Le lien entre
l’usage de la force et les finalités économiques était déjà mis en évidence dès
l’expédition du Kosovo dont les manipulations ont été escamotées sous les
discours assourdissants sur le fameux « droit d’ingérence ». Tous les propos
tenus par le microcosme médiatique ne valent pas ceux des dirigeants et
responsables américains de l’époque. Alors que Tony Blair - dont la probité
intellectuelle n’est plus à démontrer depuis l’affaire Kelly – déclarait en
1999, que « la guerre contre les Serbes n’est plus un simple conflit militaire [
mais ] une bataille entre le Bien et le Mal, entre la Civilisation et la
Barbarie », William Clinton était lui plus explicite sur les finalités réelles
de l’intervention américaine au Kosovo ( notamment le contrôle des velléités
d’une « Europe-puissance ») : « Si nous voulons des relations économiques
solides, nous permettant de vendre dans le monde entier, il faut que l'Europe
soit la clé...C'est de cela qu'il s'agit avec toute cette chose du Kosovo » (23
mars 1999). Et toujours au Kosovo, mais deux ans plus tard, le 5 juin 2001,
Donald Rumsfeld haranguait les troupes américaines du camp de Bondsteel » par
ces mots : « Combien devrions-nous dépenser pour les forces armées ? Mon opinion
est qu'il ne s'agit pas de dépenses mais d'investissements. Vous ne tirez pas
sur notre puissance économique, vous la préservez. Vous ne pesez pas sur
notre économie, vous êtes le socle de sa croissance ». Propos qui
donnaient encore plus de poids à l’assertion du chantre invétéré de la
globalisation américaine, l’éditorialiste du New-York Times, Thomas Friedmann –
si admiré par ailleurs par certains chroniqueurs arabes – qui écrivait le 28
mars 1999 : « Pour que la globalisation marche, l’Amérique ne doit pas craindre
d'agir comme la superpuissance omnipotente qu'elle est. La main invisible du
marché ne fonctionnera jamais sans un poing caché. McDonalds ne peut être
prospère sans McDonnel Douglas [5]. Et le poing caché qui garanti un monde sûr
pour les technologies de la Silicon Valley, ce poing s'appelle Armée des
Etats-Unis, Air Force, Navy et Marines »
Concernant le respect du droit
international dans le cadre de l’ONU, le principe des deux poids et deux mesures
prélude lui également au retour de formes institutionnelles (protectorats,
mandats etc..) qui avaient disparu avec la décolonisation. La distinction entre
« barbares » et « civilisés » est confortée par la vision des dirigeants
anglo-américains eux-mêmes. Un parlementaire américain, Lester Munson affirmait
publiquement, en 1999 : « Vous ne verrez jamais des pilotes de l'OTAN devant un
tribunal de l'ONU. L'OTAN est l'accusateur, le procureur, le juge et l'exécuteur
car c'est l'OTAN qui paie les factures. L'OTAN ne se soumet pas au droit
international. Il est le droit international ».
Et sur les mécanismes de
sanctions prévus par les Nations-Unies concernant l’Irak, droit international ou
pas, Donald Rumsfeld, , donnait le ton le 16 mai 2002 en déclarant : « Les
missiles vont tomber que Bagdad accepte ou non le retour des inspecteurs
».
La notion d’ « indépendance », codifiée par la Charte des Nations-Unies
était interprétée de façon bien particulière dès 1998 ( soit sous le mandat
présidentiel de William Clinton ) par le Secrétaire d’Etat à l’Energie, Bill
Richardson : «Nous voudrions voir ces pays nouvellement indépendants s'appuyer
sur les intérêts commerciaux et politiques de l'Ouest plutôt que de regarder
dans une autre direction. Nous avons effectué un important investissement
politique dans la région de la Caspienne et il est très important pour nous
qu'aussi bien le tracé du pipeline que la politique soient corrects ».
Les
intentions américaines concernant l’Irak, étaient d’ailleurs précisées bien
avant l’invasion et l’occupation proprement dites, par des déclarations
d’intention explicites et musclées.
Le général William Looney du Pentagone
tonnait le 30 août 1999, dans une interview au Washington Post : « S'ils
allument leurs radars, nous ferons exploser leurs nom de Dieu de SAMs ! Leur
pays est à nous, leur espace aérien est à nous. Nous décidons de comment ils
doivent vivre et s'exprimer. Et c'est ça qui est grand avec l'Amérique en ce
moment. C'est une bonne chose, surtout quand on pense qu'il y a là-bas un paquet
de pétrole dont on a besoin ». Et le sénateur républicain Richard Lugar de
surenchérir, le 1èr août 2002 devant le Conseil des Relations extérieures du
Congrès américain : « Nous allons gérer le business du pétrole. Nous allons bien
le gérer, nous allons faire de l'argent; et ça paiera la reconstruction de
l'Irak car il y a de l'argent là ».
Tous ces personnages et leurs propos ont
de qui tenir, y compris en matière de cynisme ou d’idéologie. Les filiations
apparaissent d’elles-mêmes. Madeleine Albright ne déclarait-elle pas en 1995, en
réponse à un journaliste qui lui posait la question suivante : «Nous avons
entendu qu’un demi million d'enfants sont morts des suites de l'embargo. Ce prix
vaut-il la peine?» - «Je pense que c'est un choix difficile, mais c'est le
prix...Nous pensons que ce prix vaut la peine ».
Elle n’aurait pas fait
rougir Sir Winston Churchill, qui, alors secrétaire d’Etat à la Guerre,
déclarait en 1919 concernant (déjà !) l’Irak : « Je ne comprends pas ces
réticences à l'emploi du gaz. Je suis fortement en faveur de l'utilisation du
gaz toxique contre les tribus barbares...L'effet moral sera bon. On diffusera
une terreur vivace ».
Et pour en revenir aux filiations idéologiques des
nouveaux impérialistes américains, peut-on ne pas se souvenir déclarations du
grand idéologue de la guerre froide, George Kennan affirmant le 24 février 1948,
en qualité de responsable de la planification au Département d’Etat :
« Nous
avons à peu près 60 % de la richesse du monde mais seulement 6,3 % de sa
population. Dans cette situation, nous ne pouvons éviter d'être un objet d'envie
et de ressentiment. Notre véritable tâche dans la période qui vient est
d'imaginer un système de relations qui nous assure de maintenir cette disparité.
Ne nous berçons pas de l'illusion que nous pouvons nous permettre le luxe d'être
altruistes et bienfaiteurs de l'humanité. Nous devons cesser de parler
d'objectifs aussi vagues et irréels que les droits de l'homme, l'élévation du
niveau de vie et la démocratisation. Le jour n'est pas loin où nous aurons à
agir selon des concepts de pure puissance. Moins nous serons gênés par des
slogans idéalistes, mieux cela vaudra ».
Ce qui n’aurait certes pas déplu à
Woodrow Wilson, président des Etats-Unis de 1913 à 1921, et petit père de la
Société des Nations ( SDN - dont les agissements notamment au Moyen-Orient sont
à la racine de la plupart des crises qui secouent aujourd’hui cette région du
monde ) qui martelait ce qui suit : «Puisque le commerce ignore les frontières
nationales, et que le fabricant insiste pour avoir le monde comme marché, le
drapeau de son pays doit le suivre, et les portes des nations qui lui sont
fermées doivent être enfoncées. Les concessions obtenues par les financiers
doivent être protégées par les ministres de l'Etat, même si la souveraineté des
nations réticentes est violée dans le processus. Les colonies doivent être
obtenues ou plantées afin que pas un coin du monde n'en réchappe ou reste
inutilisé [6]».
Ne voilà-t-il pas que l’idée coloniale de « concession »
revient dans le vocabulaire néo-libéral ? Dans un face à face avec le militant
paysan, José Bové (quotidien Le Monde, 7-8sept 2003) l’un des plus
américanophiles des libéraux de choc en France, Alain Madelin, n’hésite pas à
avancer l’idée que pour les « service publics, dans tous les pays du monde (…)
on (…) peut être en concession. De grandes entreprises internationales,
permettent par la concession de la gestion déléguée, d’assurer le service de
l’eau, le service de la santé, le service de l’éducation… ».
On pourrait
multiplier les citations et les filiations idéologiques. Nous nous contenterons
de relever ici le comportement de la coalition d’occupation en Irak, Répondant
aux velléités d’autonomie du Conseil Irakien nommé par le proconsul Paul Bremer,
exprimées par l’un des membres les plus avisés, et les plus réfléchis du
Conseil, Adnan Pachagi, qui souhaitait, à Genève le 13 septembre dernier, un
calendrier politique de transfert de souveraineté aux irakiens, Colin Powell
devait balayer la question d’un revers de la main en affirmant que cela
interviendrait le moment venu. Au « ministre des affaires étrangères » désigné,
Hoshyar Zebari, qui avait annoncé son souhait de négocier avec la Turquie un
retrait du projet, voulu par Washington, de déploiement de troupes turques au
Kurdistan, un haut porte-parole devait répondre par la diffusion d’un communiqué
de la coalition stipulant ce qui suit : « la question d'une divergence entre la
diplomatie menée par M. Zebari et Washington ne se
pose pas. La coalition,
n'envisage pas une situation dans laquelle il [le ministre] aurait la
possibilité de prendre une telle option ». Point à la ligne.
Situation
typiquement coloniale qui vise à instaurer, par delà le chaos, un nouveau
quiétisme au Moyen-Orient, dans l’union, non avec Dieu, mais avec l’Empire. Aux
derniers avatars de cette nouvelle entreprise coloniale menée dans le désordre,
entendue comme une étape essentielle du processus d’émasculation politique
définitif d’une région garrottée depuis plusieurs années, la décision de l’Etat
d’Israël d’assassiner Yasser Arafat «au moment opportun » est venue répondre
comme en écho. Cette décision n’est pas « émotionnelle », elle est politique.
L’assassinat politique fait partie de la stratégie israélienne depuis la
création de cet Etat. Le vrai scandale réside dans l’absence de réaction
vigoureuse au principe même de l’assassinat, comme outil politique. Il est
moralement inacceptable d’entendre dire ici ou là qu’une telle initiative serait
une « faute politique », une « erreur grave » ou pire d’entendre demander au
gouvernement israélien de « ne pas la mettre à exécution ». Comme si cela
pourrait être admissible dans un cas de figure « plus propice ou judicieux ». Le
silence observé à Genève, lors de la réunion des membres permanents du Conseil
de Sécurité, le 13 septembre, ne grandit pas l’ONU et son secrétaire général,
habituellement prompt à donner des leçons de morale. Ce silence permet la
personnalisation d’une affaire ( « Arafat est le problème… ») alors que ce qui
est en jeu en réalité, c’est le leadership historique national du peuple
palestinien, le dernier « peuple politique » du Moyen-Orient actuel. Si cette
sinistre entreprise venait à réussir, c’est une nouvelle étape de la fusion du
Moyen-Orient dans l’Empire qui serait franchie. Le Moyen-Orient arabe sera alors
réellement précurseur… (Rudolf El-Kareh - Septembre 2003)
- NOTES :
[1] Pour comprendre certains
aspects de la politique américaine actuelle, il faut constamment avoir à
l’esprit les conditions de l’accession de Georges Bush le fils à la
Maison-Blanche. L’actuel président n’a pas été élu, mais désigné. Ceci explique
notamment son acharnement à trouver une «légitimité » au sein de « l’opinion
publique » américaine en faisant donner les tambours du « patriotisme américain
» après les attentats du 11 septembre. On peut mesurer le degré de conscience
politique et d’information de cette « opinion publique » à la faveur d’un
sondage publié au début du mois de septembre dernier selon lequel, 80% des
américains sont fermement convaincus que Saddam Hussein est le responsable de
ces attentats. Les conditions de cette nomination vont déterminer à leur tour la
campagne électorale qui sera déclarée ouverte au mois de novembre prochain.
L’équipe au pouvoir à Washington ne reculera devant aucune manipulation et
redoublera d’agressivité pour tenter de conforter la politique menée
actuellement par les Etats-Unis par une reconduction du mandat de l’actuel
occupant de la Maison-Blanche.
[2] C’est par-delà le mouvement interne de
décomposition sociétale qui l’affectait que l’ex-URSS a signé son arrêt de mort
géopolitique en donnant son aval à une expédition qui signait sa marginalisation
politique définitive. Il faudra aussi sans doute revenir un jour sur les
conditions et les manipulations qui ont abouti à l’occupation du Koweit, d’une
part, et sur l’étrange marchandage conduit par celui qui était à l’époque
ministre des Affaires Etrangères à Moscou avant de devenir le président d’une
Géorgie se situant dans l’orbite de Washington, Edouard Chevarnadzé : l’aval de
Moscou à la première expédition d’Irak contre la remise en ordre soviétique dans
les Etats Baltes.
[3] La Méditerranée est avec le Rio Grande, l’un des deux
symboles géographiques de cette fracture.
[4] A la Conférence de Barcelone,
le président d’Israel Télécom s’est vanté d’être en mesure de former 40000
ingénieurs des télécommunications par an dans « l’espace stratégique israélien »
, pour reprendre ses propres termes, et qui s’étend d’après lui, « du Kazakhstan
au Maroc ».
[5] L’un des principaux avionneurs militaires américains,
constructeur du F-15 notamment, et dont le président a occupé après la chute du
Mur de Berlin les fonctions de vice-président du « Comité d’élargissement de
l’OTAN aux ex-pays de l’Est ».
[6] Cité par Noam Chomsky, Latin America from
Colonisation to Globalisation, NY, Ocean Press.
2. Savants
orientalistes et crétins idéologiques par Rudolf El-Kareh
in la
Revue d’études palestiniennes n° 89 (Automne 2003)
Il faut revenir sur
le factum de Bernard Lewis publié en français sous le titre « Que s’est-il passé
? L’Islam, L’Occident et la modernité », mais dont l’intitulé anglais (« What
went wrong ? Western impact and Middle Eastern response ») montre bien
l’agressivité. La volonté d’atténuation, dans le titre de l’édition française,
du sens originel et de sa charge brutale, est bien étrange. L’intitulé original
exprime clairement la volonté d’un jugement délibérément violent, porté sur les
questions abordées (le terme wrong évoque des aspects mauvais, erronés…), mais
surtout le terme impact sous-entend la notion de choc qui correspond
explicitement aux thèses culturalistes développées par Lewis et propagées par
ses adeptes à l’instar, notamment, de Samuel Huntington dont les divagations
fantaisistes mais sinistres sur le « choc des civilisations - sept ? Huit ? Il
ne le sait pas tout à fait lui-même – ont fait le tour du monde.
Le « choc »
ne pouvait de toute évidence qu’appeler des « response », des « répliques ».
Nous sommes là non seulement dans le vocabulaire, mais surtout dans la posture «
intellectuelle » guerrière chère au père spirituel de tous les faucons
politiques, militaires ou encore aux intellectuels organiques que compte
l’administration américaine depuis des décennies, et maître à penser d’un pan
entier du courant dit « orientaliste ». S’agit-il en l’occurrence d’une simple
interprétation amplifiée ? Certes pas. La notion de clash en anglais signifie le
choc violent. Lewis s’est chargé lui-même d’enfoncer le clou dans une réédition
du pamphlet publiée en janvier 2003, puisqu’il en a modifié le sous titre qui
est ainsi devenu « The clash between islam and modernity in the Middle East », «
Le choc de l’Islam et de la modernité au Moyen-Orient » - dans l’acception
anglo-saxonne, ce dernier s’étend de la Méditerranée au Pakistan en passant par
l’Asie centrale. On ne saurait être plus explicite.
Pour quelle raison
faut-il revenir sur ce livre ? Parce que les oripeaux scientifiques de l’auteur
et son érection en vestale suprême de l’orientalisme, donnent une apparence de
crédibilité à son propos idéologique. Son discours peut faire des ravages auprès
d’un public souvent ignorant des faits et des réalités. Ce public est
aujourd’hui en quête de sens. Sa sensibilité émotionnelle à tout ce qui touche à
la nébuleuse « islam » - notamment sous l’effet du sensationnalisme médiatique –
a été surmultipliée par les crimes du 11septembre, puis par la logomachie
martiale et les confusions délibérées qui accompagnent depuis le début de
l’équipée, la guerre et l’occupation de l’Irak. Discours d’autant plus
dangereux qu’il est martelé au plus haut niveau de l’Etat américain et de ses
appareils de force, et parfois relayé avec une paresseuse désinvolture en
Europe. Parce qu’enfin, sous des formes diverses, les représentations
lewisiennes ont généré de multiples sous-produits (cf. dans ce même numéro la
note de lecture intitulée Réhabiliter l’Histoire profane).
Dans la recension
de l’ouvrage qu’il fait de ce pamphlet (Cf. REP N°87, Printemps 2003
pp.120-122), José Maria Ridao met très distinctement en évidence les infirmités
des assertions essentialistes et culturalistes de Lewis et surtout l’invalidité
de « l’islam comme une catégorie conceptuelle (…) pour interpréter la réalité
internationale contemporaine ». Il a surtout raison de rapprocher la démarche de
Lewis et de ses émules, des modèles développés dans le passé pour ce qui
concerne les idées de classe et de race. Mais il faut sans doute aller plus
loin.
«Que s’est-il passé» est un livre de combat, un pamphlet idéologique
qui avance masqué sous des allures de prétention scientifique. Il n’y a pas de
méthode chez Lewis, mais des artifices de méthode. Et ces artifices convergent
tous vers un même objectif déterminé par son idéologie culturaliste : démontrer
que les problèmes temporels des « musulmans » ont une « origine culturelle » due
à une « religion totalisante » - mais quelle religion ne l’est pas ? Ses «
analyses » sont des sentences autoritaires. Lewis affirme ainsi que « l’idée
qu’il puisse exister des êtres, de activités ou des aspects de l’existence
humaine qui échappent à l’emprise de la religion ou de la loi divine est
étrangère à la pensée musulmane ». Ce n’est qu’un exemple parmi bien d’autres.
Il est évidemment facile de lui demander de balayer devant sa propre porte.
Les représentations du monde de la « Coalition chrétienne » ou des « Chrétiens
sionistes » pour ne prendre que ces seuls exemples américains, sont de
quelles nature ? Et que fait Lewis lorsqu’il donne sa propre version du «
judaïsme ou plus largement de la judaïté » en affirmant qu’il s’agit d’une «
religion au sens plein du terme, un système de croyances et de rites, une
éthique et un mode de vie, un ensemble de valeurs et de pratiques sociales et
culturelles » ?
Le livre révèle très peu sur « l’islam », mais beaucoup sur
Lewis lui-même, dont les propos sont souvent à l’extrême limite du
racisme. Le confusionnisme y est de règle : turc, musulman, arabe,
ottoman, etc... tout est du pareil au même, c’est d’ailleurs là un trait propre
au culturalisme. Parce que son champ de recherche principal a porté initialement
sur la Turquie et que son ouvrage de référence, publié en 1961, Emergency of
Modern Turkey a été consacré à ce pays [1], Lewis y puise les exemples et
les références qui veulent illustrer ses raisonnements en confondant allègrement
le pays né de la Première Guerre mondiale et du sursaut d’Atatürk, avec l’Empire
Ottoman.
D’un travail de recherche effectué dans les années cinquante sur
les archives turques (le principal des archives ottomanes n’a été rendu public
que dans la dernière décennie du vingtième siècle), Lewis a progressivement
glissé vers le libelle et il s’est acharné à porter systématiquement le
discrédit sur l’ennemi islamique désigné. Il a largement contribué à l’invention
du nouveau bouc émissaire du début du XXIème siècle. Le propos de Lewis est
souvent devenu anecdotique, et, à partir de l’anecdote, le chercheur,
métamorphosé en idéologue, s’est permis, tout aussi souvent, et sans aucune
vergogne, des généralisations abusives. Un corpus de notes et des références
bibliographiques ne sont pas obligatoirement le signe d’une méthodologie
scientifique sérieuse. Les aspects formels peuvent même masquer l’inanité, la
futilité et la dangerosité du propos.
Dans une note de la préface à
l’édition française [2] de l’ouvrage de Lewis The Assasins, A Radical Sect in
Islam, Maxime Rodinson souligne que le livre doit « être jugé et apprécié en
faisant abstraction des jugements, des orientations des opinions de Bernard
Lewis sur la politique contemporaine » sous peine, dans le cas contraire, d’être
« atteint de crétinisme idéologique ».
Bien. Mais comment faire : a- lorsque
l’auteur utilise abusivement sa notoriété scolastique dans le but de donner
crédibilité à des « crétineries idéologiques » ; b- lorsque l’auteur fait
référence en permanence, dans ses opinions, jugements et orientations, à ses
travaux de « savant érudit », c'est-à-dire lorsqu’il confond le scolasticat et
la politique contemporaine ; c- lorsque, concernant justement « l’islam »,
Lewis, en raison même de son approche culturaliste, tombe, et ce n’est pas à son
corps défendant, dans le piège intellectuel dénoncé par Rodinson lui-même
lorsqu’il écrit, à très juste titre, ceci : « Pour l’Islam, beaucoup de gens
sont convaincus qu’un musulman est quelqu’un qui marche dans la vie les yeux
constamment rivés sur le Coran et ses interprétations. (…). Les musulmans sont
des hommes et si les hommes se lèvent souvent sous l’impulsion des idées, leur
adhésion à ces idées obéit à des motivations qui n’ont pas toujours grand-chose
à faire avec le contenu de celles-ci ». N’est-ce pas là très justement la
description de la démarche systématique de Bernard Lewis ? Et en définitive,
peut-on s’obliger à dissocier l’expertise de celui-ci des liens idéologiques,
institutionnels et d’influence qu’il entretient avec les plus hauts appareils de
pouvoir aux Etats-Unis. Sans pour autant, et bien évidemment, les confondre ?
Dans cette trajectoire, il faut rappeler que les confusions de plus en plus
manifestes entre le scolastique [3] et l’idéologique chez Lewis se sont
fortement accentuées, plus particulièrement depuis le début des années
quatre-vingt, lorsqu’il a adapté ses écrits - plus que jamais régis par un
culturalisme uniformisant et forcené - à l’air du temps et aux « conflits » de
l’heure pourvu qu’ils aient une connotation « islamique ». C’est ainsi qu’il
devait par exemple publier un ouvrage intitulé « Race et couleur en pays d’Islam
» au moment même où la religion musulmane connaissait une progression relative
au sein de la communauté noire américaine. Doit-on s’empêcher également de
constater que cette accentuation de l’idéologie dans les travaux de Lewis, est
concomitante de l’émergence, toujours dès le début des années quatre-vingt (nous
sommes au début de l’ère reaganienne, dite de la révolution conservatrice aux
Etats-Unis), et du premier déploiement politique des neoconservateurs au sein de
la haute administration américaine… ?
Si Bernard Lewis avait lu la préface de
Maxime Rodinson citée ci-dessus, il ne se serait peut-être pas autorisé à
des extrapolations d’une insondable légèreté qui n’auraient mérité que d’être
raillées, n’était-ce leur effet dramatique sur le public et certains milieux de
la recherche.
L’avertissement publié en préambule à l’édition française et
daté du 15 octobre 2001 révèle sa méthode - construite sur l’amalgame et le
déplacement abusif des hypothèses - dans son aspect grossier le plus brut. Le
texte vaut la peine d’être cité. Lewis n’a aucun scrupule à écrire : « Ce livre
était déjà sur épreuves lorsque se produisirent les attentats terroristes du 11
septembre 2001 à NewYork et à Washington. Il ne traite pas de ces attaques, de
leurs causes immédiates et de leurs répercussions. Il leur est cependant lié car
il en examine les antécédents : la longue succession d’événements, les grands
mouvements d’idées, ainsi que les comportements et les mentalités qui,
dans une certaine mesure, en furent à l’origine ». Comment ne pas imaginer
l’impact, sur des esprits traumatisés par l’actualité, d’une affirmation aussi
scélérate ? Ainsi donc, pour suivre les raccourcis de la « pensée » de Lewis,
les attentats du 11 septembre seraient inscrits dans les « codes génétiques
culturels de l’islam ». Assertion criminelle que le premier sot venu pourrait
stupidement retourner vers la « chrétienté »…ou vers le judaïsme. Un
antisémitisme inversé, en quelque sorte…
Ce type de raisonnement évacue le
politique et l’histoire réelle. Lewis ne craint d’ailleurs pas de pousser le
trait jusqu’à l’ineptie. Ainsi a-t-il soutenu dans le Yediot Aharonot, lors des
négociations de Camp David, que celles-ci se déroulaient « entre civilisations
différentes ».
La guerre perpétuelle, le conflit, la confrontation permanente
comme outils suprêmes d’analyse historique demeurent toutefois l’essentiel du
pamphlet. « Généralement, insiste lourdement Lewis, c’est sur le champ de
bataille que l’histoire donne ses leçons avec le plus d’éclat et de netteté ».
Il aura donc fallu que, par (mal)chance, nous survienne en 2003,
l’ineffable professeur afin qu’enfin, enfin, l’on tirât « les leçons du champ de
bataille ».
On pourrait poursuivre. Relever la perversité de certains propos.
Ceux-ci, par exemple : « la liberté, entendue au sens d’indépendance nationale,
passait pour le grand talisman qui résoudrait tous les problèmes. Dans leur
écrasante majorité les musulmans vivent aujourd’hui dans des Etats indépendants
qui ne leur ont apporté aucun des bienfaits qu’ils en attendaient » - Vite donc
une recolonisation bienfaitrice et/ou un renouvellement d'avantageux systèmes de
dépendance directe !
D’ailleurs, n’est-ce pas là ce que l’on entend répéter
dans les couloirs des gouverneurs américains de l’Irak occupé ou dans la bouche
de séides américanisés gravitant autour de la Maison-Bush, de l’acabit d’un
Kanaan Makiya ou d’un Fouad Ajami [4] ? Dont Lewis est la référence
intellectuelle ultime. Comme il l’est devenu aussi pour des « historiens »
formés à sa méthode culturaliste, et qui se situent curieusement, de ce fait
même, hors du champ de l’histoire comme science sociale et humaine. Comme il
l’est encore pour de nombreux responsables politiques américains qui ont fait de
ses projections idéologiques le prisme et la grille de lecture du réel proche et
moyen-oriental. Comme il l’est devenu, hélas, depuis la progression de
l’imperium à partir du milieu des années quatre-vingt dix, pour un certain
nombre de «chercheurs », de journalistes ou de chroniqueurs du monde arabe
notamment, peu regardants sur la validité des méthodes et des concepts,
incapables de mener une réflexion par eux-mêmes, soucieux de plaire aux maîtres
autoproclamés du moment, et de se complaire dans les complaintes de l’air du
temps.
L’inutile indépendance n’est-ce pas aussi ce que connotent les
péremptoires assertions de Lewis - qui renvoient aux remugles coloniaux - selon
lesquelles le « monde arabo-musulman est pauvre, faible, ignorant », « la misère
des Palestiniens n’est pas due à l’occupation israélienne mais au
terrorisme », (i.e. la résistance à l’occupant) et « les arabes ne comprennent
et respectent que le langage de la force » ? Vieilles antiennes des
colonisateurs de toutes les époques…
On pourrait souligner les contradictions
d’un chapitre à l’autre, les contrevérités historiques et/ou leur idéologisation
(« les croisés ont momentanément stoppé la machine triomphale de l’islam.. »,
sic). On pourrait mettre l’accent sur les amalgames délibérés et les
inepties injurieuses du style : « (…) le socialisme et le nationalisme sont
aujourd’hui discrédités (…). Rejeton bâtard de ces deux idéologies, le
national-socialisme continue de sévir dans une poignée de pays qui ont conservé
des méthodes fascistes de propagande et de gouvernement totalitaire, fondées sur
un parti unique tout-puissant et un appareil de sécurité tentaculaire et
omniprésent » [5]. Les mouvements nationalistes arabes – parmi lesquels le
baathisme, auquel ne peut être identifié nul régime qui s’en réclame, et
certainement pas celui issu du coup d’état de Saddam Hussein – sont ainsi, dans
les représentations de Lewis, de nouveaux « fascismes », terme galvaudé s’il en
est.
En réalité Bernard Lewis n’a jamais cessé
d’être en guerre. Dès le début du deuxième conflit mondial, en 1941, il fut
l’auteur, pour le compte du Pentagone, (déjà !) d’un « plan de remodelage » -
c’est ce même terme qui fut repris par Donald Rumsfeld et Colin Powell pour
définir l’un des objectifs de la dernière aventure guerrière américaine en Irak
- de l’ensemble régional allant de la Turquie à l’Afghanistan, fondé sur des
dépeçages à caractère communautariste ou confessionnel. C’est sur ce plan que
s’est appuyé le conseiller de Menahem Begin, Oded Yinon, à la fin de la décennie
soixante-dix pour élaborer le document intitulé « Stratégie pour Israël dans les
années 80 » (cf. REP N°5, Automne 82, pp.73-83), préconisant le démantèlement et
la recomposition du Moyen-Orient selon les mêmes critères. L’invasion du Liban,
en 1982, sous la direction du tandem Begin-Sharon voulait en être la première
étape déclarée, après le soutien dissimulé à certaines fractions kurdes
irakiennes séparatistes. Lewis a soutenu cette aventure militaire dont on sait
le sort qui lui fut réservé. Il a encore déclaré en 2002 (Yediot Aharonot)
« qu’Israël a eu raison d’envahir le Liban » (il a ajouté : « Je me rappelle à
quel point son armée a été accueillie avec des fleurs, de la musique… » - il ne
manquait que les vahinés ! ). Lewis n’a pas ménagé son soutien à
l’administration de George Walker Bush et surtout aux factions dites de neocons
(les « neoconservateurs ») gravitant autour de Richard Cheney, de Donald
Rumsfeld, du Pentagone, et de la revue « Commentary » dont Edward Saïd est
devenu la bête noire, depuis la publication de son ouvrage majeur «
L’Orientalisme, L’Orient crée par l’Occident ». Par des « points de vue »
publiés dans la presse américaine, il n’a eu de cesse d’apporter à ces neocons
sa caution « d’expert ». Dans l’un de ses récents articles, publié le 29 août
2003 dans le Wall Street Journal, il a renouvelé sa profession de foi dans les
actuels dirigeants américains et, ressassant ses thèmes obsessionnels, il a
expliqué que les problèmes postérieurs à l’occupation de l’Irak étaient dus à
des « fascistes antiaméricains et à des forces islamiques » dont le but est de
«défaire la Chrétienté ». Il y a aussi soutenu sans vergogne que le protégé de
Donald Rumsfeld, le banquier Ahmad Chalabi (notamment condamné à vingt-deux ans
de prison en Jordanie pour escroquerie), était le plus qualifié pour gouverner,
à l’avenir, un Irak stabilisé.
Lewis se situe en réalité dans le champ du
combat entre eux et nous. Eux ? L’islam, les musulmans, force atavique immuable.
Nous ? La chrétienté, pardon, le monde des valeurs « judéo-chrétiennes ». Dans
le droit fil de la dynamique mise à nu par Edward Saïd, Lewis réaffirme ici
clairement le style de raisonnement fondé sur la distinction de type
ontologique établie entre les notions d’Orient et d’Occident par un
courant dominant du mouvement « orientaliste ». Ce courant a développé son «
expertise scientifique » dans la matrice des dynamiques impérialistes du
dix-neuvième siècle (l’impérialisme désigne une phase historique), tout en
s’imposant comme une « école savante », oscillant entre la quête de l’autonomie
scientifique et intellectuelle, et la prestation de service en faveur des
pouvoirs dominants. L’orientalisme dont se réclame Lewis accompagne le mouvement
colonial comme une sort de poème épique, une chanson de geste dédiée à
l’inégalité des cultures. Il refuse de reconnaître qu’Orient et Occident sont
des lieux imaginaires qui ont donné naissance à des imaginaires, et à un corpus
de fantasmes, qui ont constitué la base d’une architecture fictive des deux
ensembles ainsi distingués [6]. L’un comme l’autre fonctionnent comme des
systèmes hermétiques et clos auxquels les thèses culturalistes apportent une
armature niant toute possibilité ou capacité transformatrice. L’islam de
l’imaginaire lewisien, comme prototype de l’imaginaire orientaliste dominant est
un islam choséifié, clos et figé.
Il s’agit là tout simplement d’une
représentation fausse et mensongère de la réalité. Mais Lewis et ses émules n’en
ont cure. Leur essentialisme poursuit allègrement son chemin. « L’islam
politique », construit sur cette armature essentialiste choséifiée, prend
progressivement dès les années quatre-vingt, une place dominante dans la «
compréhension » et « l’analyse » des sociétés dites musulmanes. Tout le monde
s’y met, politiques, universitaires et journalistes. L’inculture des classes
politiques, la complaisance de certains universitaires, la résonance des media
et des « intellectuels » dits « médiatiques », conjugués aux dégénérescences
sociétales et politiques et intellectuelles proches et moyen orientales
(notamment après la guerre israélo-arabes de 1973 et ses effets) permettent
ainsi l’émergence d’une vision simpliste et uniforme de l’islam, du Sin-Kiang à
la Nouvelle-Guinée. Initialement théorisée dès 1973, par Zbigniew Brzezinski,
l’instrumentalisation de « l’islam politique » devient un outil de politique
étrangère dans le conflit afghan et la confrontation avec l’URSS. Il sera aisé
de retourner « l’outil » en exposant aux feux médiatiques et à la propagande
d’Etat sa « face cachée diabolique », manoeuvre diablement bien servie,
d’ailleurs, par une étrange et suspecte connivence objective, en miroir, des
discours et des actes.
Sur le terreau labouré par Lewis, la notion
huntingtonienne de « civilisation » sous la forme brutale de « choc des
civilisations » devient alors l’élément clé de la posture de combat «
orientaliste » dont les effets politiques les plus exacerbés se manifesteront
avec une virulence exponentielle dès le 11 septembre 2001. Dans le sillage de
Lewis, Huntington a décrété lui, que l’islam était génétiquement une religion
magnifiant la guerre et la chose militaire de façon plus générale. Ce « trait
culturel » supposé implique l’idée d’une guerre permanente, et tient lieu
d’explication ad hoc pour expliquer les crises des pays et des sociétés de cette
entité qui, dans sa formulation même, exprime l’ambiguïté et/ou l’insignifiance
méthodologique : le monde arabo-musulman. L’approche essentialiste ne prend même
pas conscience de l’incongruité qu’il y a à accoler ces deux dénominations. Elle
fait fi de l’histoire réelle des sociétés concrètes. Cette approche met aux
prises, en définitive - au-delà des « cinq ou six » autres « civilisations »
- « l’Islam » ( i.e. un islam imaginaire confondu par un glissement
pervers et subreptice avec « l’Orient » tout aussi imaginaire) et « l’Occident
». Elle décrète aussi l’inégalité des deux termes de l’insignifiante équation et
surtout la supériorité du second sur le premier.
Edward Saïd qui s’était
placé sur le terrain policé de l’étude universitaire n’a eu droit en retour qu’à
l’invective et la haine. Commentary, la revue des neocons dirigée par Irving
Kristol, père de l’idéologue William Kristol, s’acharne par la calomnie et
l’injure sordide sur le professeur palestino-américain pour la seule raison
qu’il avait clairement établi les corrélations qui existaient entre les courants
orientalistes dominants et l’impérialisme. La « logique » essentialiste expulse
le débat politique et ses logiques réelles. Elle évacue l’histoire concrète des
sociétés et des groupes qui constituent l’humanité hors de l’espace-temps dans
lequel cette histoire est inéluctablement enchâssée quoi qu’en disent Lewis et
ses émules. Or les conflits dont ces derniers font leur miel demeurent
incompréhensibles s’ils ne sont pas inscrits dans leur dimension
spatio-temporelle. Sauf à répéter les explications idiotes du genre répandu lors
des récents conflits de l’ex-Yougoslavie, lorsque commentateurs et analystes se
répandaient en « analyses savantes » sur le conflit serbo-croate atavique (i.e.
génétique, congénital et transmissible…). Et à reproduire, par conséquent, la
même idiotie, en parlant « d’atavisme musulman ».
Il s’est trouvé, hélas,
des courants politiques et intellectuels dans les sociétés concernées pour
tomber dans le piège, intérioriser le vocabulaire et la démarche en l’inversant,
sans prendre conscience qu’il s’agissait là d’un effet de miroir renversé, et
que les metteurs en scène des représentations en demeuraient les maîtres
ultimes. L’écho que rencontrent ainsi Bernard Lewis et ses sous-produits dans le
monde dit « arabo-musulman » en devient presque obscène.
Cet essentialisme a
généré divers sous-produits, dont le plus vicieux demeure celui dont la démarche
consiste à se placer sur le même terrain que les essentialistes guerriers mais
en l’inversant. Ainsi au choc des civilisations et des cultures des Lewis et
autres Huntington, on viendra « opposer » le « dialogue » des cultures et
des civilisations. Outre le fait qu’une telle approche conforte l’approche
essentialiste par sa reconnaissance implicite comme « adversaire-interlocuteur
», elle ne contribue nullement à la connaissance des sociétés humaines
concernées qu’elle finit par considérer, elle aussi, comme des entités
immuables, mais qui, en l’occurrence « dialoguent » au lieu de se faire la
guerre, quand bien même l’échange se ferait en jargon.
S’exprimant devant
l’un des deux « think tank » neocons les plus fameux et les plus influents avec
la Fondation Hudson, l’American Enterprise Institute ( où plusieurs membres de
l’administration actuelle occupent des postes de responsabilité, parmi lesquels
Richard Perle, Douglas Feith, et l’épouse du vice-président Lynn Cheney très
liée aux milieux sionistes ultra, etc.. ), Bernard Lewis fut élogieusement
accueilli par le numéro deux du Pentagone, Paul Wolfovitz en ces termes : « Il a
brillamment placé les relations et les problèmes du Moyen-Orient dans un
contexte plus large au travers d’une pensée réellement objective, originale et
toujours indépendante ». Il « nous a appris comment comprendre l’histoire
complexe et importante du Moyen-Orient, et comment utiliser celle-ci pour nous
guider afin de construire un monde meilleur pour les générations à venir ».
Q’avait donc dit Bernard Lewis pour mériter tant d’éloges ?
Ceci : « Il y
a deux point de vue qui prédominent dans les discussions sur la possibilité
d’établir un régime démocratique digne de ce nom en Irak, après le départ, par
quelque méthode que ce soit, de Saddam Hussein. La première peut être résumée
ainsi : les Arabes sont incapables de mettre en place des gouvernements
démocratiques (…) Et l’idée d’établir un système démocratique dans un pays comme
l’Irak est pour le moins fantasmagorique… Les Arabes sont différents de nous et
nous devons être, dirais-je, raisonnables dans ce que nous attendons d’eux
et ce qu’ils attendent de nous. Quoi que nous fassions ces pays seront dirigés
par des tyrans corrompus. Le but de notre politique étrangère sera alors de
s’assurer que ces tyrans nous sont amicaux plutôt qu’hostiles. (…) L’autre point
de vue est quelque peu différent. Il part plus ou moins de la même position –
que les pays arabes ne sont pas des démocraties et que l’établissement de la
démocratie dans les sociétés arabes ne sera pas chose aisée. Mais cette fois
considérons que les Arabes peuvent apprendre et qu’un système de
gouvernement est possible pour eux, tant que nous leur fournissons une
assistance et [que nous sommes à leurs côtés] pour les lancer graduellement sur
notre voie, ou devrais-je dire sur leur voie.
Ce point de vue est connu sous
le nom d’impérialisme. Ce fut la méthode adoptée par les Empires français et
britanniques (…) créant des gouvernements à leur propre image. En Irak, en Syrie
et ailleurs, les Anglais mirent en place des monarchies constitutionnelles et
les Français créèrent des républiques instables. Aucune ne marcha très bien.
Mais l’espoir demeure… » .
Nous voilà donc désormais installés dans le cycle
impérial de l’apprentissage. Dans l’incandescente fusion de la « science
orientaliste » et du « crétinisme idéologique », dans les larmes, le mépris,
l’insolente arrogance, et le sang. (Rudolf El-Kareh - Août 2003)
- NOTES :
[1] Islam et laïcité, La
naissance de la Turquie moderne, Fayard, 1988 ( pour l’édition
française).
[2] Les Assassins, Terrorisme et politique dans l’Islam médiéval,
Berger-Levrault, coll. Stratégies, Paris, 1982 pour l’édition française. On
notera avec intérêt l’introduction du terme très moderne de terrorisme (la
notion politique de Terreur fut introduite en 1793, par Robespierre) dans le
titre, par une sorte de racolage éditorial qui depuis a fait largement
école.
[3] « La scholastique veut toujours un point de départ fixe et
indubitable, écrit le physiologiste Claude Bernard, elle l’emprunte à une source
traditionnelle quelconque, telle qu’une révélation, une tradition…le
scholastique ou le systématique ce qui est la même chose, est orgueilleux et
intolérant et n’accepte pas la contradiction »
[4] Pour se faire une idée de
ce que peut proférer ce dernier qui se présente comme « professeur au John
Hopkins Institute », il n’est pas inutile de lire son libelle intitulé « La
guerre d’Arafat » publié dans le Wall Street Journal du 29 mars 2002 dont la
teneur ferait apparaître les colons excités, en comparaison comme des modérés
raisonnables.
[5] Cette thématique lewisienne aussi erronée que
scandaleuse a été reprise ad nauseam par les thuriféraires de la guerre
américaine en Irak, notamment dans de répétitives « opinions » publiées dans la
presse française.
[6] Faut-il rappeler le fameux propos de Renan ? « Ce qui
distingue le musulman, c’est la haine de la science, c’est la persuasion que la
recherche est inutile, frivole, presque impie (…) parce qu’elle est une
concurrence faite à Dieu… »
[7] Cité par Eric Laurent in « Le Monde secret
des Bush » , voir les notes de lecture, dans le présent
numéro.
3. Quand le FBI
finançait le Hamas...
Dépêche de l'agence Associated Press du
mercredi 8 octobre 2003, 19h29
WASHINGTON - A l'ombre des
pourparlers de paix israélo-palestiniens, le FBI américain a financé secrètement
des responsables du Hamas pour savoir si l'argent versé irait à des oeuvres
charitables ou servirait à préparer des attentats terroristes, a-t-on appris sur
la base d'interviews et de témoignages.
Cette opération, approuvée par Janet
Reno, alors ministre américaine de la Justice, a été menée sous couverture en
1998 et 1999 par le bureau du FBI à Phoenix (Arizona), en collaboration avec les
services de renseignement israéliens, ont révélé des agents fédéraux à
l'Associated Press.
L'argent, qui ne dépassait généralement pas quelques
milliers de dollars, était adressé indirectement à des individus soupçonnés de
soutenir des terroristes. Fait rarissime, le FBI vient de reconnaître qu'il
s'efforçait de suivre ce "cash flow" dans les finances des groupes radicaux sous
surveillance.
"Cette opération a été conduite avec l'aval du ministre de la
Justice et les autorités israéliennes en avaient été informées", a expliqué le
Bureau fédéral d'investigations.
Selon des documents judiciaires obtenus par
l'AP, l'un des intermédiaires utilisés par le FBI sur le terrain était l'homme
d'affaires Harry Ellen, ressortissant américain originaire de l'Arizona mais
converti à l'islam.
Pour les besoins de cette opération, Ellen a accepté que
son domicile, sa voiture et son bureau soient placés sur écoute. Il a également
autorisé les agents fédéraux à contrôler sa fondation (Al-Sadaqa) dans la Bande
de Gaza et organisé des rencontres à but humanitaire entre responsables de
groupes radicaux palestiniens. En quatre ans de collaboration avec le FBI,
l'homme a en outre tissé une relation personnelle avec Yasser
Arafat.
L'interlocuteur de Ellen au FBI était Kenneth Williams, agent devenu
célèbre pour avoir rédigé avant le 11 septembre 2001 un mémo avertissant sa
hiérarchie que des pilotes arabes s'entraînaient dans des établissements
américains. Nul n'y a alors prêté attention, avec les conséquences que l'on
sait.
Témoignant devant la justice en 2001 dans une affaire d'immigration,
Ellen a expliqué que Williams l'avait contacté durant l'été 1998 alors qu'il
acheminait des médecins dans la Bande de Gaza. L'agent souhaitait que "des fonds
américains soient transférés à des groupes terroristes aux intentions
violentes", a-t-il indiqué.
Interrogé par l'AP, le conseiller du président
Bill Clinton à la Sécurité nationale Sandy Berger a assuré que la Maison Blanche
ne savait rien de cette opération de traçabilité menée par le FBI.
"Nous
n'avions pas été informés d'une telle opération", a-t-il dit, rappelant que le
président Clinton s'employait alors à relancer des négociations de paix dans
l'impasse, ce à quoi il était parvenu en octobre 1998 avec les accords de Wye
Plantation.
Richard Clarke, alors responsable du dispositif antiterroriste
américain, a lui aussi affirmé qu'il ignorait tout de cette opération secrète.
"C'était plutôt créatif, mais je n'en ai jamais entendu parler", a-t-il
avoué.
Le Shin Beth israélien a pour sa part refusé de commenter une
opération précise mais a reconnu que l'Etat hébreu avait travaillé conjointement
avec le renseignement américain sur une enquête centrée sur les finances du
Hamas.
"Les financiers de ces groupes ont utilisé une partie de l'argent reçu
pour rénover des mosquées et aider des orphelinats. Mais l'essentiel de l'argent
est allé à des camps d'entraînement pour terroristes ou à l'achat d'armes et
d'explosifs", a soutenu un agent israélien ayant requis l'anonymat.
Reste
que, selon Ellen, l'argent (entre 3.000 et 5.000 dollars, a-t-il dit) remis par
ses soins à un responsable du Hamas désigné par le FBI, en l'occurrence Ismail
Abou Chanab, tué cette année par une frappe ciblée de l'armée israélienne, est
allé à des orphelinats et à des établissements de soins
palestiniens.
Reconnaissant que son action n'avait guère été concluante pour
le FBI, Ellen a déclaré avoir appris qu'un autre agent fédéral avait par la
suite proposé de plus grosses sommes d'argent à des responsables palestiniens
suspectés de financer des actions terroristes.
4. Un colon
sioniste en Irak pour y faire du business. Le neveu de Chalabi et un activiste
d’extrême droite israélien, ex-avocat aux Etats-Unis, apportent assistance et
conseils en matière de business avec Bagdad par Brian Whitaker
in
The Guardian (quotidien britannique) du mardi 7 octobre 2003
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Un colon israélien ultrasioniste vient de
passer contrat avec le neveu du dirigeant irakien Ahmad Chalabi afin de
promouvoir les investissements en Irak.
La joint-venture, qui a d’excellentes
connexions avec le Pentagone et le nouveau gouvernement irakien, est le premier
projet d’affaires conjoint israélo-irakien publiquement annoncé, depuis la chute
de Saddam Hussein.
En Irak, où se sont multipliées les spéculations
non-confirmées au sujet d’implications israéliennes dans le big business, les
nouvelles au sujet de partenariat discutable ne vont sans doute pas manquer
d’attiser les suspicions.
L’Iraqi International Law Group (IILG) a été fondé
au mois de juillet dernier « afin de fournir aux entreprises étrangères
l’information et les instruments dont elle ont besoin pour pénétrer sur le
marché émergent irakien et y réussir », nous informe son site web http://www.iraqlawfirm.com.
« Nous
comptons parmi notre clientèle les plus grandes entreprises et institutions de
la planète », affirme IILG. Cette firme, qui dit employer quatre avocats
irakiens et trois « avocats d’affaires » étrangers opère transitoirement depuis
quelques chambres de l’Hôtel Palestine à Bagdad.
Elle a été créée par Salem «
Sam » Chalabi, le neveu, âgé de quarante ans, d’Ahmad Chalabi, chef du Congrès
National Irakien, favori du Pentagone et aujourd’hui membre éminent du conseil
de gouvernement de l’Irak.
Le partenaire en « marketing international » de
Sam Chalabi est Mark Zell, un avocat sioniste de droite dont les bureaux se
trouvent à Jérusalem et à Washington, et qui dirigeait auparavant un cabinet
d’avocats avec un certain Douglas Feith – aujourd’hui l’un des faucons en vue au
Pentagone, responsable de la « reconstruction » de l’Irak.
Encore tout
récemment, M. Zell – qui est citoyen israélien – était le propriétaire en titre
du site web de la firme irakienne. L’enregistrement de ce site a été transféré
au nom de Sam Chalabi le 25 septembre dernier, soit le jour même où un article
de Guardian Unlimited a révélé que M. Zell en était le
propriétaire.
Toutefois, Les données « enfouies » dans le code – source du
site web réputé « irakien » n’ont pas changé, quant à elles, et elles montrent
que le contenu a été produit par un des membres du personnel de la charge
d’avocat de M. Zell sise à Jérusalem.
M. Zell, né aux Etats-Unis, a commencé
à s’intéresser au sionisme au milieu des années 1980 et il a effectué plusieurs
voyages en Israël – dont un, sponsorisé par le Gush Emunim [Bloc de la Foi], un
mouvement qui clame que les territoires occupés en 1967 ont été donnés à Israël
par le Bon Dieu…
Au début de la première Intifada, en 1988, M. Zell est allé
s’installer, avec sa petite famille, dans la colonie juive d’Alon Shevut, en
Cisjordanie, devenant aussitôt citoyen israélien.
Cette colonie était
ceinturée de fil de fer barbelé et essuyait parfois des attaques, mais les Zell
disaient qu’il s’agissait de l’endroit rêvé, pour leurs enfants : « C’est sympa,
ici : on se croirait dans une petite ville du Iowa », ont-ils déclaré au
magazine Jewish Homemaker (« Le « Castor » juif » : dans le sens : « celui qui
construit sa propre maison », ndt].
Aux élections israéliennes de 1996, M.
Zell a fait campagne pour le leader de la droite Binyamin Netanyahu, et il a
fait partie, à un moment de sa vie, du comité central du parti Likoud ainsi que
de son bureau politique.
Depuis lors, il s’est très souvent fait le
porte-parole des colons.
Dans un article spécialisé publié dans une revue
juridique, et écrit en collaboration avec un collègue, M. Zell avançait que le
droit au retour des réfugiés palestiniens « non seulement est infondé en droit,
mais aussi dans une perspective historique rétrospective. »
Sa compagnie
sise à Jérusalem, Zell Goldberg & Co, revendique être « l’un des cabinets
juridiques orientés business qui connaissent la croissance la plus rapide en
Israël ». L’une de ses activités principales consiste à assister les entreprises
israéliennes désireuses de faire des affaires à l’étranger.
Le rôle joué par
M. Zell à ILLG, d’après Sam Chalabi, consiste à repérer des entreprises
intéressées à investir en Irak. IILG affirme être la première entreprise
internationale de conseil juridique à s’être implantée en Irak. « De nombreuses
entreprises en-dehors du pays prétendent conseiller les autres en matière de
relations d’affaires en Irak », affirme le site ouèbe de l’IILG. « La réalité
est toute simple : vous ne pouvez pas conseiller à bon escient vos clients au
sujet de l’Irak si vous n’y résidez pas en permanence, et si vous ne travaillez
pas étroitement avec les responsable de la CPA [Coalition Provisional Authority]
et les rares ministères civils en état de fonctionner ».
IILG affiche
intervenir en tant que conseil international auprès de la Chambre de Commerce de
l’Irak, sise à Bagdad, ainsi que de la Fédération des Industriels
Irakiens.
Mis à part ses relations avec son tonton, Sam Chalabi a
personnellement beaucoup d’entregent. Avant un stage d’avocat aux Etats-Unis, il
a fait ses études en Angleterre et il a servi par intermittence de porte-parole
à l’INC [Iraki National Congress]. Il est le coauteur de Transition to Democracy
– un document clé de l’opposition irakienne en exil préparant l’Irak
post-saddamien. Avant l’invasion (américano-britannique), il se trouvait dans le
nord de l’Irak pour une mission secrète, dont il fut dit plus tard qu’elle avait
trait à des questions juridiques, au nom de l’INC, et conjointement avec la fine
équipe du Pentagone installée au Koweït.
On dit de lui qu’il appartient à
deux comités qui conseillent le nouveau gouvernement irakien en matière de
finances, de commerce extérieur et d’investissements.
Le tonton de Sam
(Chalabi) et M. Zell entretiennent des relations étroites avec M. Feith au
Pentagone. Ahmad Chalabi, un ancien banquier condamné (dans les années 1980) à
vingt-deux ans de prison par un tribunal jordanien pour son implication dans un
scandale à 200 millions de dollars, a travaillé de manière très assidue avec ce
célèbre faucon à la préparation de l’invasion. La démonstration du faible de M.
Feith pour la droite israélienne n’est plus à faire, dans ses fonctions au
Pentagone, et même avant, en tant que partenaire de M. Zell dans un cabinet
d’avocats sis à Washington.
Comme M. Zell, il a souvent affirmé que les
colonies juives implantées sur les territoires palestiniens occupés étaient
entièrement légales, et il a été un promoteur infatigable de l’idée d’acheminer
le pétrole irakien vers Israël via un pipeline.
En 1996, il fut l’un des
auteurs du célèbre document « Rupture franche » [Clean Break] qui recommandait
l’éviction de Saddam, premier pas vers le changement de vitrine de l’ «
environnement stratégique » d’Israël…
5. Et maintenant, ils émigrent par
Marcel Péju
in Jeune Afrique - L'intelligent du lundi 6
octobre 2003
Cela pourrait s'intituler « Du sionisme au
diasporisme », et s'apparente à un début de révolution dans la société
israélienne. Toute l'entreprise sioniste, en effet, reposait sur l'idée que les
Juifs plus ou moins persécutés, en tout cas menacés, dans leur pays de
résidence, ne trouveraient leur salut que dans une « libération nationale » qui
leur donnerait un État où ils formeraient la majorité. D'où l'alyia, la « montée
» vers Israël, qui se nourrissait ainsi de l'immigration des Juifs de la
diaspora.
Or c'est au mouvement inverse qu'on commence d'assister
aujourd'hui. Des Israéliens de plus en plus nombreux, fils d'immigrés, parfois
ex-immigrés eux-mêmes, choisissent de quitter la Terre promise. Depuis trois
ans, début de la seconde Intifada, le nombre de demandes de visa pour les
États-Unis, au consulat américain de Tel-Aviv, a augmenté de 400 %. Autres
destinations appréciées : le Canada, l'Australie et la Nouvelle-Zélande, dont de
nombreuses firmes publient des annonces dans les journaux israéliens en vue de
faciliter à leurs lecteurs l'obtention de permis de travail. Plus remarquable
encore : les consulats de Pologne, de Roumanie et de Hongrie, tous pays
candidats à l'Union européenne, voient affluer des Israéliens qui en sont
originaires pour en solliciter à nouveau la citoyenneté.
Qui sont donc ces Juifs si disposés à « redescendre
» après être « montés » - ce qu'un sionisme pur et dur n'est pas loin de
considérer comme une trahison ? Le plus souvent, des adultes dans la trentaine,
célibataires ou jeunes mariés, qui partent alors en couple, déprimés par la
récession économique conjuguée à une situation politique sans issue et qui ne
voient pas d'avenir pour leurs enfants sur ce coin de terre auquel ils ne se
sentent pas viscéralement attachés.
Ces émigrants inattendus, quelquefois, n'osent pas avouer toute la vérité à
leur famille ou à leurs proches. Un peu gênés, ils disent qu'ils partent pour de
courts séjours. Généralement bons professionnels, notamment dans les industries
de haute technologie, ils trouvent sans difficulté des emplois, souvent aidés
par les communautés juives locales. Ainsi leur exode prend-il figure d'une
véritable « fuite des cerveaux » qui commence à inquiéter les dirigeants
d'Israël.
6. Israël - La
querelle Finkielkraut-Brauman débat animé par Marie-Françoise Leclère
et Elisabeth Lévy
in Le Point du vendredi 3 octobre 2003
Après la
seconde Intifada, le conflit israélo-palestinien s'est exporté en France. Un
affrontement idéologique a vu le jour entre ceux, comme Rony Brauman, qui
pensent qu'il n'est pas permis de critiquer l'Etat hébreu sans être taxé
d'antisémite et les autres, tel Alain Finkielkraut, qui sont convaincus de
l'émergence, dans notre pays, d'un antisémitisme nouveau paré du visage de la
bonne conscience. Nous avons tenté de les faire dialoguer.
Depuis le début de
la seconde Intifada en septembre 2000, le conflit israélo-palestinien est un «
marqueur » idéologique en France. Les hostilités entre « pro-palestiniens » et «
pro-israéliens » se conjuguent aux empoignades sur islamophobie et judéophobie.
Des camps se sont formés, dont Rony Brauman et Alain Finkielkraut peuvent
apparaître comme les porte-étendards. Simultanément praticien et analyste lucide
de l'humanitaire, ex-gauchiste nourri au lait antitotalitaire, « extrémiste de
la démocratie », Brauman, qui vient de participer à un ouvrage collectif publié
par La Découverte (1), ne cache pas sa réserve à l'égard du projet sioniste.
Pour ce juif de l'exil choisi, la nécessaire dénonciation de l'antisémitisme en
France ne saurait empêcher la critique radicale de la politique israélienne.
Quant à Finkielkraut, défenseur passionné de l'universalisme principiel qui a
fait de lui un Français emblématique, il est aujourd'hui l'avocat inquiet de la
singularité juive. Dans « Au nom de l'Autre », il s'interroge sur l'innovation
que constitue un « antisémitisme qui s'exprime dans la langue de l'antiracisme »
(2). Sur ce champ de bataille que sont les médias, les coups échangés ont
presque fermé toute possibilité d'échanges d'arguments. On peut se féliciter
qu'ils aient accepté de se parler. La rencontre est difficile. Elle tourne
souvent à la confrontation. Le fait qu'elle a eu lieu témoigne pourtant de la
persistance d'un monde commun -
LE POINT : Vous étiez en phase durant
la guerre en Yougoslavie. Depuis que le conflit du Proche-Orient et ses
retombées en France ont enflammé le champ des idées, vous ne vous êtes guère
parlé, sauf pour vous affronter devant les caméras ou les micros. Pourriez-vous,
chacun à votre tour, exposer vos griefs envers l'autre ?
RONY BRAUMAN : Le principal reproche que je ferai à
Alain Finkielkraut, concernant la politique israélienne, est de s'intéresser
plus à la critique de la critique qu'aux faits eux-mêmes. Vous élaborez
savamment sur les usages idéologiques des mots tels qu'occupation, ou colon, et
vous renvoyez toute critique d'Israël à un mouvement général de bannissement des
juifs. Résultat, vous passez par pertes et profits la situation réelle, concrète
du terrain, l'occupation elle-même, pour focaliser l'attention sur les discours
plus ou moins pertinents et la terminologie parfois malsaine. Mais la réalité de
l'oppression est cruellement absente de votre propos.
ALAIN FINKIELKRAUT : Il se déverse aujourd'hui,
dans le monde arabo-musulman, des flots de haine antijuive. Du Maroc au
Pakistan, on accuse ceux qu'on n'appelle plus les sionistes, mais les juifs,
d'écraser la Palestine et de dominer le monde. Cette vague n'épargne pas la
France où des synagogues sont incendiées pour la première fois depuis 1945 et où
l'injure « sale juif » sévit dans les cours d'école. Ce que je reprocherai à
Rony Brauman, devant un tel phénomène, c'est de contribuer à la délivrance d'un
permis de haïr, en retraduisant systématiquement le conflit israélo-palestinien
dans la langue de l'antiracisme et en accusant d'islamophobie les rares
personnes qui dénoncent publiquement ce phénomène. Votre discours est à la fois
celui de la dénégation et celui de l'autorisation de ce qu'il dénie. Si les
Israéliens, et les juifs qui les soutiennent, sont des nazis ou des racistes, la
haine des juifs s'impose. Quand Etienne Balibar affirme que la « barrière de
sécurité » sépare un peuple de détenus d'un peuple de gardiens de camp, il nous
invite à ne jamais pleurer la mort d'aucun gardien de camp. Qui va verser des
larmes sur ce qui arrive à un Mengele ? Le mur est un problème, son tracé est un
scandale, mais ce n'est pas un mur de l'Apartheid. L'Apartheid, c'est une
idéologie de l'inégalité des races. Il n'y a pas d'idéologie de ce type en
Israël.
R. B. : Vous voyez bien ! Nous avons à peine
commencé la discussion que déjà vous renvoyez l'ensemble du propos dans ces
grandes généralités : le monde islamique, le racisme, l'antisémitisme sans
équivalent depuis 1945. Quant au mur de l'Apartheid, cette expression n'est pas
de moi, mais je ne la trouve pas scandaleuse. Oui, il y a un racisme
institutionnalisé en Israël, d'ailleurs la commission ORR elle-même a parlé de
discrimination instituée. Peut-être qu'Etienne Balibar manifeste une outrance
inacceptable lorsqu'il parle du mur de l'Apartheid. Mais ce qui m'intéresse,
c'est le mur. Et je voudrais savoir si c'est là l'idée d'Israël que vous avez
défendue dans vos livres. Cette citadelle surarmée continue à déposséder de
manière quotidienne la population palestinienne, de plus en plus poussée vers le
nihilisme : je rappelle que près de 50 % de la Cisjordanie et 15 % de la bande
de Gaza sont aujourd'hui sous contrôle israélien. Si ce n'est pas l'idée que
vous vous faites d'Israël, peut-être pouvons-nous nous accorder sur une critique
minimale.
L. P. : Considérez-vous, Rony Brauman,
qu'Israël est fondé sur une idéologie raciste ?
R. B. : Historiquement, le sionisme est à la fois
un mouvement de libération nationale et un mouvement colonial. La démarche
coloniale se traduit notamment par la transparence des sujets de tout territoire
colonial. On dirait que les fondateurs d'Israël n'ont pas vu qu'il y avait des
Palestiniens en Palestine. Comme le disait l'un des premiers dirigeants du Mapam
(gauche socialiste), de retour d'un voyage en Galilée : « C'est une terre aride.
Je n'ai vu que des cactus, des rochers et des Bédouins. » Aujourd'hui, les
conséquences de cette cécité apparaissent de façon éclatante et sanglante. Si la
Palestine avait été une terre vide, le projet sioniste aurait correspondu au
rêve des pionniers travaillistes. Seulement, ce n'était pas le cas. Et pourtant,
jusqu'à la première Intifada, les Palestiniens n'avaient aucune existence
politique. Aujourd'hui, en Israël, nombre de modérés reconnaissent que le
sionisme est dans une impasse. Je ne vous provoquerai pas en citant Michel
Warschawski (3), mais c'est aussi le point de vue du travailliste Avraham Burg
ou de Meron Benvenisti, qui, lorsqu'il était adjoint au maire de Jérusalem, a
organisé le grignotage des quartiers arabes.
A. F. : En 1947, lorsque le plan de partage de la
Palestine mandataire a été voté par l'Onu, on a dansé de joie dans les rues de
Tel-Aviv pendant que du côté arabe on se préparait à la guerre. Reste qu'il
s'agissait bien d'un partage avec les Palestiniens, pas avec les Esquimaux ! Je
vous rappelle également qu'en 1948 la Palestine a finalement été annexée : par
la Jordanie. Et tout le monde s'en fichait, à commencer par les Arabes. Faut-il
en conclure que c'est la haine d'Israël qui constitue les Palestiniens comme
Palestiniens ?
R. B. : Mais le nationalisme juif aussi a été
réactif !
A. F. : « Si je t'oublie Jérusalem », c'est bien
plus ancien que la création d'Israël.
R. B. : D'accord, mais il faut se demander pourquoi
les juifs de Damas ou de Beyrouth qui vivaient à une journée de marche de
Jérusalem se contentaient d'invoquer Jérusalem sans jamais y mettre les
pieds.
A. F. : La liturgie, ça compte dans la vie des
hommes. Si l'Etat juif est une monstruosité et si, de surcroît, la liturgie
juive suscite l'ironie, cela veut dire que les juifs n'ont pas de place dans
l'ordre du monde.
R. B. : Mais de quoi parlez-vous ? Et à qui ?
A. F. : On ne peut pas discuter d'Israël en
oubliant la situation faite aux juifs dans le monde et en France. Celle-ci est
très inquiétante et ceux qui s'expriment dans l'espace public doivent avoir à
coeur de ne pas l'aggraver.
R. B. : Mais ne l'aggravez-vous pas vous-même en
faisant de tous les juifs qui ne sont pas d'accord avec vous des « caniches des
goys » ? A vous entendre, tous les juifs aujourd'hui seraient considérés comme
des chiens, sauf Rony Brauman...
A. F. : Ne déformez pas mon propos. J'ai dit que,
pour Le Monde diplomatique et pour Télérama, tous les sionistes sont des chiens,
presque tous les juifs sont sionistes et donc des chiens, sauf Rony Brauman, ce
juif qui sauve l'honneur.
R. B. : Le « négationniste new look », c'est cela ?
A. F. : J'ai employé cette formule dans un débat
sur France Culture lorsque vous avez postfacé « L'industrie de l'Holocauste »,
ce livre terrifiant publié par l'éditeur Eric Hazan à La Fabrique. La thèse de
son auteur, Norman Finkelstein, est que la singularité de la Shoah a été montée
de toutes pièces par les juifs pour justifier la politique répressive d'Israël
et pour escroquer les autres peuples. Au cours de ce débat où j'étais seul
contre tous, je vous ai montré une version de cet ouvrage publiée par les
faurissoniens de La Vieille Taupe. Ce livre a été une providence pour les
négationnistes. Alors, bien sûr, cela ne fait pas de vous un des leurs, mais
vous auriez dû être ébranlé par cette publication.
R. B. : Qu'un texte auquel mon nom est associé soit
utilisé par ces gens monstrueux me révolte forcément. Mais n'importe quel écrit
peut être instrumentalisé par n'importe qui. La véhémence, le radicalisme de
Finkelstein, qui sont à mon sens les principales faiblesses de son livre,
peuvent se prêter à une telle récupération, mais cela n'a rien à voir avec ce
qu'il dit sur le fond. Finkelstein est un rescapé, ses deux parents aussi. A
partir d'une telle histoire personnelle, on peut difficilement prêter le flanc à
l'accusation de complaisance pour la secte faurissonienne. Et puis votre
argument est stalinien. Quand on dénonce avec la véhémence qui est la vôtre le
manichéisme et le simplisme - et sur ce point, je suis prêt à vous rejoindre
pour critiquer le « camp » dans lequel je suis bien obligé de me situer -, on
ferait bien de s'abstenir de telles méthodes.
A. F. : Précisément, la tentation totalitaire,
c'était la réduction de la politique à la morale et la réduction de la morale à
l'affrontement de deux forces : l'humanité partagée entre la souffrance des
opprimés et la cruauté des oppresseurs. La politique, disait Robespierre, c'est
la guerre de l'humanité contre ses ennemis. Nous étions sortis de là et je
pensais que c'était pour de bon. Et cela recommence à propos d'Israël. Or il n'y
a pas dans le monde de situation qui devrait mieux éveiller, s'il en restait
quelque chose, notre sensibilité tragique. Deux droits, deux nations
s'affrontent, prises dans un engrenage infernal. Dire cela, ce n'est pas diluer
les responsabilités, mais c'est au moins accepter la complexité du problème.
Michael Walzer dit qu'il y a quatre guerres, et c'est cela, le tragique, quatre
guerres : celle que des Palestiniens livrent pour fonder leur Etat, celle que
des Palestiniens mènent pour faire disparaître Israël, celle que des Israéliens
font pour défendre leur pays et celle que d'autres Israéliens poursuivent pour
le Grand Israël. Voilà la situation : quatre guerres auxquelles s'ajoutent les
conflits intérieurs qui minent les deux sociétés. Mais en France,
particulièrement au sein de l'extrême gauche qui donne le « la », on ne veut pas
entendre parler de ces quatre guerres. Israël est l'unique coupable, point. Eh
bien, moi, je ne parlerai de la situation que quand on acceptera de parler avec
moi des quatre guerres. Si nous nous entendions sur cette base minimale, nos
deux sensibilités pourraient se rencontrer. Oui, la mienne est plus soucieuse
d'Israël et la vôtre plus soucieuse des Palestiniens. Mais je plaide aussi pour
un Etat palestinien.
L. P. : Mais il ne s'agit pas du même !
Rony Brauman est justement favorable à un Etat binational dans lequel Juifs et
Arabes vivraient ensemble, ce qui, pour vous, Alain Finkielkraut, marquerait la
fin du sionisme.
A. F. : Un Etat binational reviendrait à faire
disparaître Israël comme Etat juif. C'est bien le sens de la revendication du
droit au retour en Israël pour les réfugiés palestiniens de 1948. Si telle est
votre ambition, s'il s'agit de mettre fin au mal du sionisme dans un Etat
binational, alors, effectivement, nous ne nous rencontrerons jamais.
R. B. : Je défends cette idée dans le livre de La
Découverte, mais d'une certaine façon je trouve cela déplacé. Après tout, je ne
suis ni israélien ni palestinien. Surtout, cette discussion est très théorique :
la solution binationale est aujourd'hui parfaitement irréaliste et le seul
objectif raisonnable est le retrait d'Israël dans ses frontières d'avant 1967.
Maintenant, à terme, on peut espérer la création d'un Etat binational avec une
citoyenneté partagée par deux peuples qui ont le goût, le désir, l'histoire de
cette terre. En attendant, l'Etat actuellement réservé aux Palestiniens, ce sont
quatre bouts de terre séparés les uns des autres. Ce n'est pas un Etat.
A. F. : Vous acceptez, vous l'avez écrit, le « fait
national israélien », mais pour vous un Etat juif est une aberration et l'Etat
binational lui serait moralement supérieur. Il faut un singulier aveuglement
devant la réalité politique du monde arabe pour parler en ces termes. Il faut
avoir oublié qu'il n'y a pratiquement plus de juifs dans le monde arabe et que
ceux qui restent, comme à Casablanca, risquent le poignard ou la bombe. Mais,
au-delà de nos divergences idéologiques, je crois qu'un Etat juif est de moins
en moins acceptable dans un monde où l'on dit sur tous les tons que la plus
belle réalisation de l'humanité, c'est le métissage. Pour être les contemporains
de leur temps, Palestiniens et Israéliens devraient, à l'image des Européens, se
mélanger les uns aux autres. Et voilà ces juifs qui veulent rester juifs et
former un Etat juif. Il y a quelque chose d'incompréhensible dans cette
insistance millénaire d'un peuple qui veut continuer à exister en tant que
peuple.
R. B. : L'Etat juif tel qu'il se joue aujourd'hui,
c'est simplement un Etat non arabe. J'en veux pour preuve la dernière loi
raciste votée à 80 % au Parlement israélien et interdisant aux conjoints
d'Arabes israéliens et à leurs enfants d'obtenir la nationalité israélienne. Et
elle ne s'applique pas aux immigrés non arabes. Je ne parle pas de philosophie,
je ne suis pas dans le ciel des idées où aime se promener Alain Finkielkraut,
mais dans la glaise, dans la routine du quotidien, dans les mesures
législatives, dans les discours politiques qui sont tenus là-bas.
L. P. : Mais vous êtes d'accord avec
Alain Finkielkraut pour récuser, s'agissant du conflit israélo-palestinien, la
comparaison avec le nazisme ?
R. B. : Je trouve cette analogie, que je n'emploie
jamais, absurde, trompeuse, fallacieuse. On ne peut raisonner sans comparer,
mais la comparaison doit avoir un minimum de capacité heuristique. Cela dit,
vous le savez comme moi, l'insulte « nazi » est devenue une espèce de métaphore
du mal. J'ai crié CRS, SS, comme vous, d'ailleurs...
A. F. : Oui, mais j'apprends de mes erreurs.
R. B. : Moi aussi, et je ne pourrais plus proférer
aujourd'hui une telle insanité. Mais nous savions parfaitement à l'époque que
nous n'avions pas face à nous des gardiens d'Auschwitz. On se traite de nazi ou
de collabo à la Knesset, le Parlement israélien, et le Likoud, le parti d'Ariel
Sharon, a autrefois travesti Yitzhak Rabin en officier SS. Et moi, j'ai grandi
avec le slogan « Arafat = Hitler », beaucoup de juifs l'ont entendu à la table
de Yom Kippour. Ce type de référence est inutilement ignoble, mais on ne peut
pas en inférer un bannissement radical et universel d'Israël.
A. F. : Notre monde est obsédé par la mémoire du
nazisme et il faudrait faire un bilan de cette obsession. Ne nous a-t-elle pas
conduits à dépeupler l'univers pour n'y voir, dans toutes les situations, que
l'affrontement du bourreau et de sa victime ? On ne parle plus d'Israël
autrement que dans les termes de l'antinazisme. De ce point de vue, il ne
faudrait pas oublier des événements récents comme la conférence de Durban. Ce
n'est pas rien, Durban, ce n'est pas un repas de Yom Kippour ! Tous les pays du
monde se réunissent pour discuter du racisme et trouvent un double bouc
émissaire, Israël et l'Occident. Des pays esclavagistes en toute impunité
dénoncent la traite des Noirs, ou le racisme aux Etats-Unis. Le Soudan, la
Libye, Cuba stigmatisent Israël, régime d'apartheid. Qu'est-il arrivé à la
religion de l'humanité pour qu'elle se déchaîne ainsi sur Israël exclusivement ?
Et ne m'objectez pas qu'il s'agit de mots en l'air. Il s'est cristallisé à
Durban un immense mouvement contre le racisme et pour l'antisémitisme des
peuples. Et j'aimerais que notre MRAP ne devienne pas une succursale de ce
MRAP-là. Face à ce déchaînement, il faut prendre position. Pour la vérité, pour
le salut des juifs, et aussi pour le salut des Palestiniens. En effet, si Arafat
n'a même pas voulu émettre de contre-proposition à Camp David, c'est parce qu'il
est à la tête du mouvement national le plus choyé, le plus dorloté de l'Histoire
et que cela lui plaisait davantage que de gérer prosaïquement un petit Etat à
côté d'Israël. C'est la radicalité dorée de leurs dirigeants et de leurs
partisans qui a fait le plus de mal aux Palestiniens.
R. B. : Vous ne manquez pas de culot ! Comme si les
souffrances des Palestiniens n'étaient pas le fait de l'armée israélienne ! La
conférence de Durban a cristallisé un ensemble de problèmes qui minent
actuellement les pays du tiers-monde, en particulier le monde arabo-musulman. On
ne peut pas échapper à cette réalité-là - et je ne l'ai pas découverte à Durban.
Mais sur les 160 résolutions adoptées à Durban, 7 ou 8 concernent Israël. Que ce
vacarme indécent ait couvert le reste n'autorise pas à réduire Durban à cela. Si
on veut envisager les choses dans leur complexité, comme vous ne cessez de m'y
inviter, faisons-le partout où c'est nécessaire, et pas seulement quand cela
permet de diluer la critique.
L. P. : Revenons au front secondaire :
la France. Pour vous, Alain Finkielkraut, un certain type de critique d'Israël
est le masque de l'antisémitisme. De façon symétrique, vous estimez, Rony
Brauman, que l'accusation d'antisémitisme, aussi réel soit celui-ci, vise
souvent à faire taire les critiques d'Israël.
R. B. : Je suis tout à fait prêt à convenir que la
montée d'un antisémitisme nouveau a été négligée parce qu'il était source
d'embarras et de gêne. Il n'en est pas moins vrai également que, avec un certain
retard à l'allumage mais avec une ardeur et une clarté qui sont au-delà de tout
soupçon, l'antisémitisme de certains jeunes Beurs comme celui de l'islamisme
radical sont régulièrement dénoncés. Au risque de me répéter, nous devrions nous
concentrer sur ce qui se passe entre Méditerranée et Jourdain plutôt que sur les
banlieues de Grenoble ou Paris.
A. F. : Mais les deux sont liés. Sinon, pourquoi un
militant israélien comme Michel Warshawski viendrait-il en France dénoncer « les
camelots de la judéophobie » ? Et comment jugez-vous les propos d'Eric Hazan
lorsque celui-ci écrit, dans « votre » livre, que moi et d'autres formons « la
Star Academy du sionisme français » ? Et vous signez avec lui ! Si vous savez ce
qu'antisémitisme veut dire, vous devez retirer votre nom de cet ouvrage.
R. B. : Vous savez ce qu'est la polémique, non ? Il
n'y a pas dans ce livre la moindre marque de complaisance vis-à-vis de
l'antisémitisme.
A. F. : De la polémique ? Pourquoi, en ce cas,
avoir hurlé au retour de la bête immonde à chaque écart de langage de Le Pen ?
S'il parlait de « la Star Academy sioniste française », on programmerait
immédiatement « Nuit et brouillard » à la télévision ! A travers vous, Rony
Brauman, je voudrais m'adresser à tous les gens d'extrême gauche qui font assaut
de vigilance antifasciste. Le grand malheur de la gauche, disait Orwell, est
qu'elle est antifasciste et qu'elle n'est pas antitotalitaire. Cela n'a jamais
été aussi vrai. Et c'est Israël qui paie les pots cassés. Ce sont les juifs qui
paient.
R. B. : Le grand malheur des intellectuels, ou leur
grande faiblesse, disait également Orwell, c'est d'être beaucoup plus fascinés
par le pouvoir que par la justice. Vous êtes effectivement fasciné par la
puissance, au point de dire que les Palestiniens souffrent d'abord des insanités
proférées à Durban et d'un discours antiraciste complètement dévoyé. Sur le
dévoiement de l'antiracisme et pas mal d'autres terrains, je suis prêt à vous
suivre. Mais vous oubliez qu'on continue à pourrir la vie des Palestiniens, que
la colonisation se poursuit...
A. F. : Et vous, vous oubliez les coups terribles
portés au camp de la paix en Israël par le lynchage de deux soldats israéliens
dans un commissariat de Ramallah et par les bombes humaines. Ces attentats ne
disent pas non à la colonisation, mais à la présence juive en terre d'islam.
L. P. : Il semble impossible de faire
coïncider vos analyses. N'est-ce pas parce que chacun appréhende une partie de
la réalité et souffre plus pour certaines victimes que pour d'autres ? Ne
devez-vous pas dénoncer simultanément les attentats suicides et la souffrance
infligée aux Palestiniens, être solidaires des juifs de France quand ils sont
attaqués et critiquer Israël quand c'est légitime ? Pour employer la formule un
peu naïve mais réconfortante de l'Union des étudiants juifs de France, est-il
possible d'être à la fois sioniste et pro-palestinien ?
R. B. : Mais oui, l'antisémitisme en France, les
attentats suicides en Israël, l'occupation, tout cela peut être traité de
manière décente sur les plans intellectuel et moral. Si on défend deux Etats
pleinement souverains, le sionisme et le nationalisme palestinien peuvent
trouver leur place côte à côte. Le jeu de la politique, ce sont les slogans. A
nous, qui avons la chance de pouvoir nous exprimer dans l'espace public, de
réintroduire de la complexité.
A. F. : J'ai participé à la réunion de l'UEJF
organisée sous ce titre : « Sioniste et pro-palestinien ». Et je n'ai pas été
cité dans le compte rendu du Monde parce que ça ne collait pas avec l'image à
laquelle on veut m'assigner. Il fallait d'autant plus me cantonner à
l'islamophobie que l'antisémitisme que je dénonce sévit dans le monde arabe et
musulman. C'est un détail, mais il est révélateur. Je suis pour deux Etats, mais
on ne veut pas m'entendre. Et puisque je me refuse à mettre sur le même plan les
terroristes et les « colons », on refuse d'entendre ma condamnation de la
colonisation. La nuance est devenue intolérable à l'antisionisme dominant.
Alors, oui, on doit pouvoir simultanément critiquer ce qu'on dit d'Israël et ce
que fait Israël. Encore faut-il qu'il reste quelques oreilles pour entendre cela
-
- Alain Finkielkraut -
Philosophe, écrivain, Alain Finkiel-kraut, 54 ans, est aussi
producteur de « Répliques », un rendez-vous prisé de France Culture : chaque
samedi matin, il se fait l'arbitre engagé d'une discussion entre deux
intellectuels, chercheurs ou écrivains. Il intervient également le dimanche sur
RCJ (Radio Communauté juive), où il commente l'actualité proche-orientale et
celle des juifs de France. Sur la « question juive » et sur Israël, on pourra
lire, dans son oeuvre abondante : « Le juif imaginaire » (Seuil), « L'avenir
d'une négation » (Seuil), « La réprobation d'Israël »
(Denoël).
- Rony
Brauman - Médecin généraliste et spécialiste de
médecine tropicale, Rony Brauman, 53 ans, a été président de Médecins sans
frontières de 1982 à 1994. Initiateur d'une réflexion lucide sur l'action
humanitaire, il est aujourd'hui professeur associé à Sciences po, tout en
effectuant des missions de formation et d'évaluation pour MSF. Il a été, avec
Eyal Sivan, l'auteur d'un film consacré à Adolf Eichmann, également sujet d'un
livre, « Eloge de la désobéissance » (éditions du Pommier). Sa réflexion sur
l'humanitaire est synthétisée dans « Humanitaire : le dilemme » (éditions
Textuel).
- NOTES
:
1. « Antisémitisme :
l'intolérable chantage, Israël-Palestine, une affaire française ? », La
Découverte, 2003.
2. « Au nom de l'Autre, Réflexions sur l'antisémitisme qui
vient », Alain Finkielkraut, Gallimard, 2003.
3. Fondateur du Centre
d'information alternative de Jérusalem, Michel Warschawski est l'un des
représentants du courant radical antisioniste en Israël. Il est, aux côtés de
Rony Brauman, l'un des auteurs du livre collectif « Antisémitisme :
l'intolérable chantage ».
7. A proximité de
Bethléem, le grignotage continue par Valérie Féron
in La Tribune de
Genève (quotidien suisse) du mercredi 1er octobre 2003
Près de
Bethléem, dans le village proche d’al Walaje, une cinquantaine de bâtiments sont
sous la menace permanente d’être démolis, parmi lesquels la mosquée. Ce village,
considéré comme trop près des zones délimitées par Israël comme faisant partie
du Grand Jérusalem, est voué à la destruction lente mais implacable des
bulldozers: "L’armée est arrivée ici à 6 heures du matin, se souvient Moussa.
Ils ont posté environ cinq soldats sur les toits de chaque maison pour empêcher
nos voisins de nous porter secours. Les soldats ont balancé par les fenêtres la
télévision, mobilier et tout ce qui leur tombait sous la main. Ensuite ils ont
abattu la moitié des murs." Ici pas de police palestinienne pour protéger les
citoyens d’une quelconque agression , pas non plus d’administration officielle,
ce village n’ayant pas été inclus dans les secteurs passant sous souveraineté
palestinienne lors des Accords de paix d’Oslo.
Les habitants de al Walaje,
situé en zones B et C, sont donc seuls face aux bulldozers et soldats. Le seul
recours: porter plainte devant la Cour suprême israélienne. Celle-ci avait
décrété le gel des démolitions. Mais le jour où l’armée est venue, la famille de
Moussa n’avait pas encore le papier officiel. D’autres demeures ont été
détruites après la décision judiciaire et les menaces persistent. "Ce village
résume en quelque sorte à lui seul l’ensemble des problèmes auxquels nous devons
faire face, explique Iyad, de l’association ARIJ, basée à Bethléem, spécialisée
sur la colonisation et ses conséquences.
Dans tout le village, on aperçoit
près des maisons des blocs de béton vestiges des anciennes demeures démolies, et
des tentes. Elles ont abrité les villageois dépossédés de leurs biens, le temps
de reconstruire: "Ils peuvent détruire, nous reconstruirons", assure Moussa en
sirotant son café. De sa terrasse, il peut contempler la colonie de Har Gilo,
sur la colline d’en face. Entre les deux versants, des barbelés: "Tous les
champs qui sont en dessous de nous appartiennent soit à Beit Jala soit à notre
village. Mais nous ne pouvons plus y accéder, s’énerve Adnan, autre habitant du
village père de six enfants.
Le grignotage continue
Un peu plus loin vers la gauche, l’ancien village
de Walaje, dont les habitants ont été chassés en 1948. Ils sont devenus ainsi
que leurs enfants des réfugiés inscrits à l’UNRWA (l’organisme des Nations Unies
pour les réfugiés palestiniens). Les principales ressources financières
proviennent des salaires des fonctionnaires, un certain nombre d’habitants
travaillant dans l’administration palestinienne à Bethléem. Reste à pouvoir s’y
rendre: le village est encerclé par les colonies et le checkpoint. Lorsque ce
dernier est fermé, il ne reste pour sortir du village que la route étroite et
défoncée passant à travers la propriété du Vatican de Crémisan, connue pour ses
vins.
"Nous ne pouvons réparer cette route, Israël l’interdit. L’armée l’a
déjà bloquée", déclare Adnan. "Une fois les marchandises disponibles épuisées,
nous sommes restés sans vivres. Ce sont des Palestiniens de 1948 ("Arabes
israéliens") qui nous ont sauvés." Sur les 6000 dunums (1 dunum = mille m2)
appartenant au village en 1948, plus de la moitié a déjà été pris pour les
colonies, et le grignotage continue. Les constructions ne sont actuellement
possibles en théorie que sur un kilomètre carré. La terre se dérobe peu à peu
sous les pieds des quelque 300 habitants de Walaje qui restent cependant
déterminés: "Nous ne voulons pas être des assistés, nous ne voulons pas de
boîtes de lait en carton et de riz. Nous voulons notre liberté, martèlent Moussa
et Adnan. Nous ne bougerons pas de chez nous, nous resterons. Advienne que
pourra!"
8. Une bombe
permanente par Valérie Féron
in La Tribune de Genève (quotidien
suisse) du mercredi 1er octobre 2003
Jusqu’en 1997, la colline d’Abou
Ghneim, situé sur la gauche à l’entrée de Bethléem, était recouverte d’une forêt
baignant d’une douce lumière les villages palestiniens en contrebas. Aujourd’hui
les habitants des environs ont vu sur deux énormes cercles de petits cubes
blancs aux toits rouges: la colonie de Har Homa érigée par Israël en plein
processus d’Oslo. Les premiers coups de pelleteuses contre les arbres avaient
soulevé la colère et provoqué des manifestations pendant des mois. Mais rien y a
fait. Comme partout ailleurs en territoire palestinien, nature et population
restent la cible des bulldozers géants de l’armée israélienne.
Au nord de la
bande de Gaza, à Beit Hanoun, le paysage verdoyant a laissé place à une zone
sinistrée, les champs d’arbres fruitiers ayant été ravagés au printemps dernier
lors d’une énième incursion israélienne pour des raisons de sécurité, laissant
là encore plusieurs familles de fermiers privés de leurs ressources et pour
certaines de leurs maisons.
"Apartheid"
A Khan Younès au sud de ce minuscule territoire
palestinien, près du bloc de colonies du Gush Katif, on aperçoit les premières
maisons palestiniennes ou ce qu’il en reste: des murs criblés de balles, ou à
moitié démolies et abandonnées par leurs propriétaires. "Sous prétexte de créer
des zones tampons de plus en plus grandes entre ces colonies et les quartiers
palestiniens, l’armée israélienne confisque toujours plus de terres" agricoles
et de terrains à bâtir" , note l’association palestinienne pour les droits de
l’homme PCRH. Celles-ci sont ensuite incorporées progressivement aux colonies.
"Vol de la terre" et "apartheid" sont des mots qui reviennent souvent dans les
discours. Alors que les colons profitent de leurs piscines, l’eau est rationnée
pour les Palestiniens qui, depuis 1967, sont interdits de creuser des puits.
Un colon israélien paie le mètre cube d’eau quatre fois moins cher qu’un
habitant palestinien. 40% des nappes phréatiques de Cisjordanie sont détournés
par Israël. La nuit, les lumières des colonies scintillent alors que les
villages palestiniens voisins sont quasiment plongés dans le noir. A cela
s’ajoutent les violences régulières des colons contre les populations, qui vont
des tirs jusqu’aux enfants battus à mort. Les plaintes portées devant la justice
israélienne restent généralement sans suite.
Rayés de la carte
Dans ce contexte le mur en construction en
Cisjordanie officiellement "pour protéger les Israéliens des attaques
terroristes" n’apparaît que comme un autre procédé dans le cadre de la politique
de colonisation. Cette muraille de béton va priver des milliers de Palestiniens
de leurs terres, et les étouffer économiquement. Le long des routes de
Cisjordanie, on peut lire en hébreu arabe et anglais les noms des localités des
environs: les colonies israéliennes, illégales aux yeux de la loi
internationale, y sont inscrites au même titre que les villes et villages
palestiniens.
Derrière ces panneaux toute une logistique transformant
complètement le paysage ainsi que le tissu urbain et rural palestinien. S’y
superpose une nouvelle carte de la Cisjordanie (appelée Judée Samarie) et de la
bande de Gaza, où seules les colonies et les "routes de contournement" y menant
sont marquées. Une carte routière en vente partout en Israël. "C’est comme s’ils
tentaient au fur à mesure de nous faire disparaître du paysage, estime Khaled,
jeune étudiant. Mais nous sommes bien réels, bien présents. Il faudra bien que
les Israéliens l’admettent un jour."
9. Jean Ziegler dénoncé par Israël et désavoué par
l'ONU par Afsané Bassir Pour
in Le Monde du mercredi 1er octobre 2003
Genève de notre correspondante - Auteur d'un rapport accablant sur
la politique israélienne dans les territoires occupés, Jean Ziegler, rapporteur
spécial de l'ONU, se trouve aujourd'hui sur le banc des accusés. Il est dénoncé
par les Israéliens et désavoué par les onusiens. Dans une plainte officielle,
déposée le 18 septembre auprès du Haut- Commissariat pour les droits de l'homme
(CDH), le gouvernement israélien demande que M. Ziegler, chargé du droit à
l'alimentation, soit "sanctionné". Il reproche au sociologue suisse d'avoir
rédigé un rapport "hautement politisé" qui n'a "rien à avoir avec son mandat".
Conscients toutefois de l'indépendance des rapporteurs spéciaux, les Israéliens
reprochent surtout à M. Ziegler d'avoir communiqué son rapport à la presse
"avant même qu'Israël ne puisse en prendre officiellement connaissance".
Ironiquement, Jean Ziegler est le premier rapporteur spécial de l'ONU
invité par les autorités israéliennes et admis dans les territoires occupés. "Le
comportement de M. Ziegler porte un coup très dur à nos relations avec l'ONU,
déjà extrêmement précaires", explique le numéro deux de la mission israélienne,
Tuvia Israeli, qui trouve le "silence" de M. Ziegler sur la "corruption
rampante" au sein de l'Autorité palestinienne "inacceptable". "Nous l'avons
nous-mêmes invité, dit-il, alors que nous avions refusé de recevoir, en avril,
le haut-commissaire Sergio Vieira de Mello lui-même ; nous avons pris des
rendez-vous pour lui avec nos autorités politiques et militaires au plus haut
niveau, nous avons tout fait pour l'aider dans son travail, et tout ce qu'il
trouve à faire est d'en abuser."
L'ONU, de son côté, prend discrètement ses distances à l'égard de son
rapporteur. A la CDH, le "rapport Ziegler" est introuvable. Il sera, dit-on,
"probablement" publié au printemps prochain. En privé, les onusiens expriment
leur frustration d'avoir "gaspillé une occasion en or" de coopération avec le
gouvernement israélien. Ils regrettent le fait que M. Ziegler, "emporté par son
indignation", n'ait pas respecté les procédures, ce qui, notent-ils, "risque de
noyer les conclusions de son propre rapport", qui, par ailleurs, est loué par
les organisations non gouvernementales.
"CATASTROPHE HUMANITAIRE"
Jean Ziegler se défend : "Je n'ai fait que mon devoir de rapporteur, se
justifie-t-il. Je suis allé dans les territoires occupés, et j'ai constaté une
catastrophe humanitaire effroyable qui se passe dans le silence et qui s'aggrave
chaque jour à cause des mesures d'occupation." Il souligne la prérogative des
rapporteurs spéciaux de "recueillir les observations de la société civile dès
que le rapport est soumis à la CDH", qui, insiste-t-il, "n'a aucun droit de
regard sur le contenu du rapport et a l'obligation de le transmettre aux pays
concernés en quelques heures".
Le rapport de 25 pages est accablant pour Israël : violations du droit à
l'alimentation et des droits de l'homme, "scandale" de la construction du "mur
de l'apartheid", dépossession des terres et des sources d'eau, "humiliations" et
déportations des Palestiniens. Tout en reconnaissant le droit des Israéliens de
vivre en sécurité, Jean Ziegler ne prend pas de gants pour dénoncer "la
stratégie de bantoustanisation" de la Palestine par l'Etat hébreu. Pour lui, les
mesures israéliennes sont "totalement disproportionnées" et reviennent à une
"punition collective" du peuple palestinien.
10. Good-bye Jenin
!
in L'Alsace (quotidien régional) du mercredi 1er octobre
2003
Suite à des pressions, la projection du film palestinien «
Jenin... Jenin » programmée jeudi soir par le Bel Air à La Filature, a été
annulée.
Le conflit israélo-palestinien qui se durcit chaque jour, a des
répercussions dans la société française où les relations entre les communautés
juives et musulmanes sont plus tendues que jamais. À Mulhouse, la
déprogrammation d'un film palestinien vient illustrer ces tensions et ces
difficultés à débattre sereinement sur un domaine sensible. Au départ, il y a un
film : Jenin... Jenin réalisé par un Arabe Israélien, Mohammad Bakri, qui
dénonce les opérations menées par l'armée israélienne dans le camp de réfugiés
de Jenin, en Cisjordanie, au printemps 2002. Une oeuvre clairement militante. À
l'invitation du Collectif mulhousien pour la paix en Palestine-Israël et de
l'antenne mulhousienne de l'AFPEC (Association franco-palestinienne d'échange
culturel), le cinéma Bel Air a décidé de programmer ce film. Prévue jeudi soir
dans la petite salle de La Filature, la projection de Jenin, Jenin devait être
gratuite et suivie d'un débat. Elle n'aura finalement pas lieu.
«
Provocation » ?
« Nous avons décidé d'annuler suite à des pressions
politiques, annonce Stéphanie Pain, la responsable du Bel Air. Michel
Samuel-Weis (l'adjoint à la culture ? Ndlr) nous a expliqué qu'il avait reçu des
lettres du consistoire israélite du Haut-Rhin, disant que si nous passions ce
film, on risquait des troubles de l'ordre public. » « À chaque fois que l'on
touche à ce genre de questions, on a des pressions », ajoute-t-elle. « Jenin,
Jenin est un film partisan qui accrédite l'idée qu'il y a eu des massacres par
l'armée israélienne, explique de son côté Michel Samuel-Weis. Par ailleurs, il
était programmé entre deux fêtes juives importantes, Roch Hachana et Yom
Kippour, ce qui pouvait apparaître comme une provocation. Le comité israélite et
le consistoire israélite m'ont demandé d'intervenir. » M. Samuel-Weis a donc
proposé au Bel Air de programmer le même soir la version israélienne de la
question, un film de Pierre Rehoff intitulé La route de Jenin.
« Notre
objectif, c'est la paix »
Mais pour l'AFPEC, pas question : « Ce devait être
la soirée de notre association, explique Farida Trichine, la déléguée
mulhousienne. Personne n'a à nous imposer un programme. Par ailleurs, "La route
de Jenine" est un film de propagande de l'armée israélienne, et notre objectif,
c'est la paix. » Farida Trichine précise encore qu'elle s'était procuré la
cassette de Jenin, Jenin auprès de l'Union française juive pour la paix. « Il y
a d'autres voix juives », plaide-t-elle. Devant l'impossibilité à s'entendre,
Stéphanie Pain a donc décidé d'annuler la projection. Ce que de son côté, La
Filature avait déjà annoncé. « Je n'avais aucune information concrète sur cette
soirée et sur cette association », explique Christopher Crimes, son directeur.
Pour lui, associer La Filature à ce type d'événement, « dédouane le Bel Air » :
« Nous avons la totale responsabilité de ce qui se passe entre nos murs. Ce
projet de débat n'a pas été fait dans le respect de notre convention avec le
Bel-Air », regrette-t-il. Le débat n'aura donc pas lieu, mais Stéphanie Pain
n'entend pas en rester là. « Nous allons continuer à projeter des films sur ce
qui se passe là-bas », annonce-t-elle. Un autre film palestinien et un film
israélien sont déjà programmés. Enfin, les malheurs de Jenine feront le bonheur
de... Lénine. La soirée-débat de ce jeudi soir sera en effet remplacée par une
projection supplémentaire du film Good-bye Lenin. Qui, lui, fait l'unanimité...H
H.P.
Les opérations de l'armée israélienne dans la ville palestinienne de
Jenin au printemps 2002, sont à l'origine du film « Jenin... Jenin... » de
Mohammad Bakri. Un film que l'on ne pourra finalement pas voir jeudi
soir.
11. Dites-le "Jenin... Jenin" : indignations après
une annulation
in L'Alsace (quotidien régional) du jeudi 2 octobre
2003
Plusieurs lecteurs ont réagi avec véhémence à l'annulation de la
projection du film palestinien « Jenin... Jenin » prévu ce jeudi soir à la
Filature, suite à des pressions de la communauté israélite de Mulhouse (notre
édition d'hier). « La censure frappe à tout va depuis quelque temps, écrit une
internaute. Serait-ce le retour de l'ordre moral ? On empêche c...sune
association prônant la paix entre deux peuples qui se déchirent depuis des
lustres, de projeter un film et de faire débat ensuite. Le prétexte à cela ? «
Risques de troubles ? » Ainsi, maintenant, défendre la paix devient hors la loi
! » Cette lectrice se dit « scandalisée. Il y a quelques mois, on envoyait la
police contre quelques Kurdes faisant une grève de la faim, à présent, c'est «
Jenin... Jenin » qui dérange. Ou cela va-t-il s'arrêter ? c...s» Ce professeur
de l'université Robert Schuman de Strasbourg, « juif et né de père et mère juifs
» est tout aussi véhément : « je suis indigné par les pressions exercées par un
notable mulhousien c...s. Il s'agit d'une atteinte à la liberté à la fois
illégitime, intolérable et inadmissible. » Cependant, précise-t-il, « des
militants pour une paix juste au Proche-Orient ne se laissant pas impressionner
envisagent déjà une projection du film à Strasbourg. »
« Au public de juger
»
Un autre lecteur, qui se présente comme ancien secrétaire fédéral du parti
communiste et conseiller de quartier aux Coteaux exprime la même indignation : «
Que l'on cède comme cela à des pressions est inadmissible dans une démocratie.
C'est vraiment honteux, je ne comprends pas l'attitude du consistoire israélite.
Mais j'approuve le Bel Air, quand il annonce sa volonté de continuer à projeter
des films sur le sujet. » Pour cet autre internaute « c'est au public de juger
si le film est objectif. S'il ne s'est rien passé à Jénine, en quoi un débat
peut-il faire peur ? Ce n'est pas un débat qui est dangereux pour l'ordre
public, c'est bien le contraire... ». NDLR : Notons que le débat prévu par le
Collectif mulhousien pour la paix en Israël-Palestine et l'AFPEC (association
franco palestinienne d'échange culturel) devrait tout de même avoir lieu, mais
au cinéma Bel Air après la projection d'un autre film palestinien : « Le mariage
de Rana ». La date n'a pas encore été fixée.
12. "Séparation
physique totale, et le plus tôt possible !" par Baudoin Loos
in Le
Soir (quotidien belge) du lundi 29 septembre 2003
Jérusalem. Les trois
adolescents attendent en plaisantant devant leur école. Une école pour jeunes
immigrants francophones. Rafi, Binyamin et David viennent de France, de
Sarcelles, dans la région parisienne. Les deux plus âgés regardent avec méfiance
le journaliste européen qui les interpelle. « Belge ? Vous êtes anti-israélien,
donc ? ! » Pourtant, la conversation s’engage. Des questions classiques, des
réponses sans surprises. Souvent sans nuances.
La paix? « Israël a essayé,
Barak (avant-dernier Premier ministre) avait offert aux Palestiniens plus que ce
qu’ils auraient pu espérer à Camp David (en juillet 2000) et vous avez vu
comment Arafat a répondu: en lançant l’intifada. Plus de 800 Israéliens ont péri
dans d’horribles attentats, notre vie est bouleversée, regardez les vigies
devant l’école. Vous ne vous rendez pas compte. Ne parlons plus de ces gens-là,
s’il vous plaît. »
David, le plus jeune, esquisse un sourire contraint. Il
semble ne pas vouloir contredire ses aînés. Pourtant, il veut préciser quelque
chose. « Vous savez, Arafat est bien le monstre que les Israéliens décrivent,
mais tous les Palestiniens ne sont pas comme lui. Nous finirons de toute façon
par devoir nous entendre avec eux, et leur laisser créer un Etat... » Rafi
l’interrompt : « Comme on dit, il faut être deux pour danser le tango, et Israël
n’a pas de partenaire pour la paix. »
Ces propos reflétant une grande
frustration, une colère à peine rentrée et une désillusion totale illustrent
l’ambiance qui règne en Israël. Ils expliquent, par leurs raccourcis, comment
les Israéliens continuent – et de manière massive – à cultiver le paradoxe de se
déclarer pour un partage de la terre en deux Etats et d’en même temps faire
confiance en Ariel Sharon, un Premier ministre aux méthodes répressives avérées,
loin de toute flexibilité politique envers les Palestiniens.
Dans son
centre internet rafraîchi par un air conditionné bienvenu par ces temps de
chaleur intense, Robby, un informaticien de 27 ans, partage l’aversion générale
pour le chef historique palestinien. Mais sa sensibilité de gauche affleure dans
ses commentaires : « Nos services de renseignement sont très forts, et ils ont
les preuves qu’Arafat parraine le terrorisme. Il doit partir, mais la
manière utilisée par le gouvernement qui a annoncé qu’il allait s’en débarrasser
sans plus agir montre bien l’incompétence de notre classe politique. Voilà notre
ennemi redevenu un héros parmi les siens alors que les Palestiniens commençaient
sérieusement à mettre en doute l’honnêteté de l’Autorité palestinienne, où les
voleurs pullulent, à commencer par Arafat. Quant à la paix, elle reste possible,
mais aura un autre visage: avant l’intifada, j’allais volontiers à Ramallah le
vendredi soir, maintenant, nous avons tous peur, et cette barrière de séparation
qui est construite entre eux nous apparaît comme la seule solution: la
séparation physique, totale. Et le plus tôt sera le mieux! »
Matan. Nous
sommes du côté israélien le long de la «ligne verte», la frontière d’armistice
qui séparait Israël et la Cisjordanie (occupée et annexée par la Jordanie à
l’époque) jusqu’en 1967. Le village de Matan compte quelque 3.000 habitants.
Chaque famille s’enorgueillit ici d’entretenir fleurs et arbustes, qui donnent à
la commune un air presque bucolique. En face, à cent mètres, se dresse la ville
palestinienne de Habla, ses 4.500 âmes et ses deux minarets. Entre les deux
agglomérations, la vieille clôture rouillée surmontée de fils barbelés fait pâle
figure à côté du vrai mur auquel des ouvriers arabes mettent la dernière main
quelque 30 mètres en territoire occupé.
En cette après-midi, Matan somnole et
seule l’école primaire donne des signes de vie. Tami, Libyenne d’origine, vient
d’aller y chercher sa fille. De sa maison, cette quinquagénaire de taille
modeste ne voit que le mur. Mais cette vue la rassure : « Nous avons un
sentiment de sécurité accru. Vous savez, les terroristes venant de Qalqilya
passaient par chez nous pour se rendre à Kfar Sava, la ville toute proche, y
perpétrer leurs actes assassins. Je sais que les Palestiniens ne sont pas tous
des terroristes, mais je les déteste car ils nous haïssent; d’ailleurs ce sont
des hypocrites qui ne se satisferont jamais d’un accord qu’ils signeraient. »
Des propos qui n’émanent pas d’une extrémiste: Tami, professeur d’hébreu dans un
«oulpan» (centre pour immigrés) vote Shinouï, un parti centriste,
anti-religieux, membre du gouvernement. Mais elle ne s’émeut guère des problèmes
engendrés par l’érection du mur pour la population palestinienne – 400 hectares
sur les 1.500 que compte Habla ont été confisqués et plus de deux cents fermiers
n’ont plus accès à leurs terres : « Ils l’ont bien cherché, notre sécurité passe
avant tout. »
Deux cents mètres plus loin, nous surprenons Haïm, 44 ans, qui
dirige une entreprise de jardinage, et l’un de ses ouvriers arabes. Ce
lieutenant de réserve fidèle du parti travailliste ne cache pas que le mur ou la
barrière – une majeure partie de la séparation en cours est constituée de
clôture électrifiée renforcée par des fossés et une route de patrouille pour
l’armée – répond à une demande générale : « Tout le monde vous le dira, cette
séparation est devenue indispensable, c’était d’ailleurs le choix de la gauche
et il s’est imposé à Sharon qui n’en voulait pas au départ. Je sais pourtant que
l’intifada n’a pas été lancée par les Palestiniens de condition modeste, qui
cherchent seulement à vivre le mieux possible, mais par Arafat et sa clique. »
Pour Haïm aussi, élevé dans un kibboutz et qui affiche avec fierté des
convictions de gauche, «Abou Ammar» est l’instigateur de la terreur. Point
final.
Alfe Menashe. A quelques encablures de Matan, Alfe Menache
ressemble à petit paradis sur terre. Mais un paradis qui serait alors en
territoire occupé et dont la ligne de séparation, avec celle de Matan, encercle
littéralement la petite ville palestinienne de Habla.
« Vous avez dit «
territoire occupé ? », mais c’est Israël ici ! » La jeune femme qui tient une
boutique de fringues modernes au centre de la colonie n’en revient pas,
d’ailleurs, la ligne verte, le droit international, les territoires occupés
semblent être loin de ses préoccupations quotidiennes. Elle a voté Sharon, s’en
félicite et approuve avec ardeur la construction du mur. « Excusez-moi, j’ai du
travail. »
Alfe Menashe s’étire sur une colline qui trace une courbe
méridionale paresseuse. Les sept mille et quelques habitants jouissent d’une des
deux vues exceptionnelles : soit vers l’ouest, jusqu’à la Méditerranée, soit
vers l’est, où se découpent les montagnes de Cisjordanie. Au café de la place
centrale, Ron l’infirmier passe une journée paisible en sirotant force cafés. «
Je suis né en... 1967 », raconte-t-il en riant, « c’est-à-dire quand Israël a
conquis ces terres. Je ne vais pas vous dire que nous avons tous les droits ici,
hein ! Bon, cette implantation restera évidemment israélienne, comme les autres
qui bordent la ligne verte, mais tout le monde sait qu’un Etat palestinien verra
le jour dans un futur plus ou moins proche. Attention ! avec un mur entre eux et
nous, ça j’en suis persuadé, comme chaque Israélien. Arafat est un malin en qui
nous ne pouvons placer aucune confiance, mais Sharon, lui, nous mène à la
catastrophe. J’ai servi au Liban entre 1985 et 1988, j’ai fait des périodes de
réserve à Gaza : nous ferions mieux de quitter les territoires comme nous avons
quitté le Liban. Mais je suis pessimiste. Ma fille de 6 ans vient d’entrer à
l’école et, dès le premier jour, on a commencé à lui inculquer les valeurs
nationalistes, à aimer le drapeau, Sharon et Katsav (le président de l’Etat). A
6 ans, vous vous rendez compte ? »
Sderot. Le changement de décor est
saisissant. Nous voilà aux confins bien plats du Néguev. Mais la réputation
d’ampleur mondiale dont jouit la ville de Sderot n’a qu’un seul nom : « Qassam
», l’appellation d’origine contrôlée par le Hamas version Gaza. On parle bien
des roquettes Qassam, celles qui sont tombées en nombre sur la ville israélienne
de 20.000 habitants située à proximité – peut-être deux kilomètres – de Beit
Hanoun, dans la bande de Gaza. Entre 50 et 80 roquettes, selon les avis, en
moins de deux ans, mais peu de dégâts : deux blessés et une maison atteinte – où
un « miracle » eut lieu, nous assure-t-on, puisque le propriétaire, présent dans
son salon détruit, n’a pas été touché.
« Ils ne sont pas près de recommencer.
Tsahal a fait le ménage, ils ont tout rasé à Beit Hanoun ! » Comme d’autres
Juifs maghrébins rencontrés sur place, Simon, quincaillier dans le centre-ville,
n’a pas perdu le français appris dans son Maroc natal. Et il n’a pas tort sur
son appréciation des ravages causés par l’armée israélienne dans la petite
localité de la bande de Gaza ces derniers mois, où maisons détruites et oliviers
déracinés ne se comptent plus.
Simon a quitté Fès pour s’installer à Sderot
en 1956, « quand il n’y avait encore que des baraques ». Sergent pendant les
guerres, longtemps technicien soudeur, il s’enorgueillit de maîtriser quatre
langues : l’hébreu, le français, l’anglais et l’arabe. Ce qui ne l’incline
cependant pas à la nuance : « Arafat ? Un animal ! D’ailleurs, comme on disait
déjà au Maroc, les Arabes ne comprennent que la force. Pour de l’argent, l’Arabe
tuerait sa propre mère, crois-moi ! »
Pour Simon aussi, la clôture de
sécurité a fait ses preuves, « d’ailleurs, elle est une réalité depuis longtemps
à Gaza et les terroristes de ce coin ne sont jamais parvenus à la franchir ». Le
sexagénaire avise un homme qui se tient assis près de la porte : « N’est-ce pas,
Jamal, que j’ai raison ? »
Jamal sort de sa torpeur. Ce Palestinien sans âge
parle lentement en hébreu, d’une voix peu assurée. A sa ceinture pend un
pistolet. Simon explique : « Jamal et son père travaillaient pour Israël à Gaza.
Les Palestiniens ont tué son père (pour collaboration), il s’est réfugié ici, a
reçu une carte d’identité israélienne, mais craint toujours un acte de vengeance
contre lui. » Jamal n’aura qu’une question pour nous : « Dites, Monsieur,
comment fait-on pour s’établir en Europe ? »
A Sderot comme souvent dans les
villes de développement loin du centre d’Israël, peuplées de juifs orientaux
envoyés dans les années 50 et 60, l’économie va à vau-l’eau. Les usines textiles
naguère installées ici ont fait faillite. Ces cités ont néanmoins profité de
l’arrivée des « russes », comme on dit ici, les immigrés de l’ex-Union
soviétique, qui composent près de la moitié de la population et se révèlent
d’ardents travailleurs. Mais, à Sderot, l’inattendu vient d’ailleurs : les
roquettes Qassam ont en effet attiré sur la ville une pluie de bienfaits !
Sharon est venu deux fois, le ministre de la Défense Chaoul Mofaz quatre fois,
des ministères israéliens et des institutions juives dans le monde se sont
mobilisés pour aider la ville attaquée, qui a reçu de l’argent, des ambulances,
des voyages pour les enfants, des places pour le football...
« Tout ça alors
que ces roquettes ne sont rien d’autres que de vulgaires tuyaux trafiqués »,
s’amuse Ephraïm, un bijoutier retraité venu d’Oran, en Algérie, en 1961. « Grâce
à Dieu ces Qassam n’ont pas tué. Mais pour nous, si vous ajoutez les attentats
suicides, le compte est bon : les Arabes ne veulent pas la paix, eh bien ! ils
ne l’auront pas. »
13. De Ramallah à Jénine, l’enfer
des check-points par Baudoin Loos
in Le Soir (quotidien belge) du
samedi 27 septembre 2003
Au départ d’un déplacement en Cisjordanie, il
y a toujours un check-point militaire israélien. Un « mahsom », dit-on en hébreu
et maintenant même en arabe. Le nôtre, ce jour, se situe à l’entrée sud de
Ramallah, et porte le nom de Qalandya, le camp de réfugiés tout proche. Nous y
avons rendez-vous avec Ziyad, un jeune journaliste palestinien qui nous
accompagnera durant notre périple vers Jénine, tout au nord de la Cisjordanie.
Le voyage se fera en « chérout », en taxi collectif, les seuls véhicules
autorisés, tolérés, depuis des mois sur les principales routes dans la
Cisjordanie occupée ou, pour partie, réoccupée.
Ziyad ne peut franchir le
barrage pour sortir de Ramallah. Certes, la zone de Jérusalem-Est annexée en
1967 ne commence que deux kilomètres plus au sud, protégée par un autre
check-point, celui d’A-Ram, mais les militaires ne veulent rien entendre. Nous
le rejoignons dans sa zone pour emprunter un taxi à travers Ramallah vers la
sortie nord-ouest. Nom du check-point : Sourda. Il n’y a pas de soldats
aujourd’hui. Ce célèbre barrage qui ouvre la route de l’université de Birzeit 15
kilomètres plus loin, avait été levé en gage de bonne volonté d’Israël devant la
presse internationale convoquée le 27 juillet; trois semaines après, les
bulldozers de l’armée d’occupation avaient déjà rétabli les obstacles. Seuls les
piétons peuvent à nouveau franchir, contourner, les amas de terre et de pierres,
une « promenade » imposée à tous, petits et grands, valides ou non, sur quelque
700 mètres.
« Il existe plus d’une centaine de barrages permanents », nous
explique-t-on. « Toute une économie propre s’est développée en fonction de ces
obstacles, depuis les vendeurs ambulants en tous genres jusqu’aux taxis,
individuels ou collectifs. »
Pendant que nous traversons Ramallah en taxi, le
« chérout » prévu pour Jénine a contourné la ville et nous rejoint à Sourda.
Nous avons perdu une bonne heure. Dans le véhicule, un huit-places VW récent et
confortable, quatre femmes se sont installées. La plus jeune parle l’anglais.
Elle raconte qu’elle rentre avec sa mère à Jénine après avoir manqué de quelques
heures les obsèques de sa grand-mère, décédée à Jélazoun, un camp de réfugiés
près de Ramallah. La sœur de sa mère, venue dare-dare d’Amman, en Jordanie, est,
elle, arrivée, à temps à la cérémonie.
Le « chérout » entame son déplacement.
Ses pérégrinations, devrait-on dire. Tout de suite, Youssef, le chauffeur, un
jeune homme mince à l’allure franche, se distingue par la batterie de trois
téléphones accrochée à sa ceinture : un GSM branché sur le réseau palestinien
(Jawal), un autre sur le principal pourvoyeur israélien (Orange) et le
troisième relié à la CB. Durant tout le voyage, le conducteur ne cessera
presque jamais d’appeler ou d’être contacté par ses confrères en route à travers
toute la Cisjordanie. Entraide confraternelle ou solidarité professionnelle : en
tout cas, l’efficacité est au rendez-vous. Maintes fois, notre véhicule changera
de chemin sur la foi de ces informations recueillies en direct – parfois, le
détour obligé consiste à emprunter à travers les collines des chemins de
mauvaises rocailles, parcourus à pas d’homme. Car une erreur peut se payer cher
: « L’autre jour, j’ai passé six heures au soleil à un check-point volant de
l’armée, sans raison », raconte sobrement une passagère.
Les histoires
pullulent de chauffeurs battus, de passagers humiliés, de clés confisquées. Mais
celles qui crèvent les cœurs sont celles, nombreuses, qui mettent en scène des
femmes enceintes contraintes d’accoucher sur le bas côté de la route, ou
d’ambulances convoyant des malades ou blessés graves empêchées de passer par les
soldats israéliens, âgés souvent de 18 ans. Des décès terminent parfois ces
histoires.
La route de Jénine devrait passer par Naplouse, au centre de la
Cisjordanie du nord. Cette option n’existe plus depuis longtemps. Barrages
obligent. «Bitahon!» (sécurité), dit-on à Tsahal, l’armée israélienne, même si
l’utilité des check-points intérieurs laisse perplexe, pour dire le moins.
Plutôt que les petites routes de montagne, notre chauffeur opte pour la vallée
du Jourdain. Direction l’Est. Par une route qui passe non loin de la colonie
Maale Ephraïm.
Quelques kilomètres plus bas, un barrage conjoint armée/police
israéliennes nous surprend, malgré les précautions prises. Pas de passage
possible. Pas d’explications non plus. A quoi bon d’ailleurs. Le temps perdu
restera limité: nous pouvons faire demi-tour... pour s’en retourner à Ramallah.
« Nous passerons par Jéricho », décrète Youssef. Ironiquement, le taxi collectif
repasse devant le check-point de Qalandya, du côté qui était interdit deux
heures plus tôt à Ziyad. Sourire amer de notre traducteur : « J’ai le droit
d’être ici mais pas d’y venir par la route la plus directe, là, à quelques
mètres... »
Après Jéricho, la ville la plus basse du monde – 300 m sous le
niveau de la mer –, nous longeons le Jourdain, qui fait frontière avec la
Jordanie. Plusieurs colonies juives agricoles fleurissent la vallée. Un bref
arrêt boisson se clôt par un petit émoi: à cent mètres, une voiture de la police
israélienne fait un tête-à-queue brutal devant une voiture palestinienne, l’une
des rares que nous verrons ce jour-là. Brutalement extrait de son véhicule, le
conducteur est soumis à une fouille corporelle en règle. « Il va y passer
quelques heures », commente quelqu’un. Sous un soleil de plomb. Nous
repartons.
La conversation s’oriente vers Arafat qu’Israël veut expulser,
voire tuer. Ce qui nous vaut quelques réflexions bien senties, du genre : «
Personne d’autre n’a sa légitimité, personne d’autre ne peut signer un accord
avec l’ennemi... » Comme si l’humiliation du chef palestinien était aussi celle
de son peuple, malgré les critiques qu’il subissait. Des critiques abondantes,
acerbes, désormais tues.
A hauteur de Khamra, nous quittons la vallée. Vers
l’ouest. Direction Zababdeh, Qabatiya puis Jénine. Le check-point qui se dresse
vite devant nous est du genre inévitable. Une trentaine de véhicules attendent.
Pendant qu’une voiture et un bus de colons juifs passent sans ralentir. Nous
franchissons l’obstacle après seulement 25 minutes d’arrêt. Et sans problèmes. «
Une vraie chance », clament les passagers, presque déçus parce qu’ils nous
avaient annoncé le pire.
La dame qui a raté l’enterrement de sa mère s’énerve
soudain : « Dites bien dans votre journal qu’ils nous massacrent! » A quoi,
Ziyad, pince-sans-rire, répond : « Et vous, vous leur achetez de la glace », en
référence agacée à l’arrêt boisson et au choix d’un produit israélien commis par
la passagère.
Nous approchons de Jénine. Devenue mythique chez les
Palestiniens depuis sa résistance en avril 2002 devant Tsahal – 23 soldats
israéliens tués et une grosse cinquantaine de Palestiniens, dont une moitié de
civils –, la ville dont sont issus quantité de « martyrs » (kamikazes) continue
de focaliser toute l’attention des Israéliens : ce jour-là, les chars sont
encore de retour, apprend-on. Youssef accepte pourtant d’avancer vers la ville.
Après un dernier passage de 2 kilomètres à travers une oliveraie (la route a été
défoncée au bulldozer sur la même distance), notre « chérout » pénètre entre les
deux collines qui enserrent la ville, laquelle se prolonge vers Israël par une
vaste et verte vallée. Nous avons mis plus de quatre heures au lieu d’une heure
et demie avant l’intifada.
La ville est comme morte. Pas âme qui vive. Au
détour de la route, des gamins surgissent et nous crient de ne pas continuer car
l’armée opère en ville. Hésitation. Youssef n’a pas froid aux yeux. Il prend le
risque mais le réduit en gravissant la colline est. Nous dominons bientôt la
cité, sans y distinguer la moindre activité. Le calme règne, un peu comme avant
la tempête. Nous arrivons à destination : le cousin de Ziyad nous accueille à
bras ouverts. Le taxi quitte la ville sans tarder.
Dans un anglais correct,
Ali nous raconte les dernières incursions de l’armée, les tirs – inexpliqués – à
la mitrailleuse lourde sur la maison de son beau-père vingt mètres plus haut. Il
nous montre le mur de sa cour détruit par un char mais déjà reconstruit par la
municipalité : « Dans notre ville réputée pour son nationalisme farouche, « ils
» ne viennent jamais en Jeep, ce serait trop dangereux: « ils » ne se déplacent
qu’en tank. Notre vie est devenue impossible, comme ailleurs, entre les
bouclages, les couvre-feux, les barrages et les tirs sans sommation, nous devons
nous débrouiller, travailler, donner à manger aux siens. C’est très difficile.
Moi, je suis maudit, je ne peux voyager car je figure sur la liste noire
d’Israël pour avoir fait il y a quinze ans quatre mois de prison sans aucune
raison, après avoir été pris dans une rafle. Il faut savoir », insiste Ali en
nous offrant le couvert, « que le problème ce n’est pas l’intifada, ou Arafat,
ou l’islamisme. C’est l’occupation! Vous savez, vous, pourquoi ils nous
occupent? »
Le sujet des attentats suicide contre les civils israéliens nous
brûle les lèvres. Ali synthétise ce qu’il croit être la commune appréciation
d’une majorité de Palestiniens : « Les gens pensent que l’armée qui nous occupe
est composées d’Israéliens de toutes les couches de la société, et que ceux-là
tuent des civils palestiniens tous les jours, sans que cela semble compter dans
la balance des analyses en Occident. Il y a les confiscations de terres, les
arrestations, les maisons détruites, les punitions collectives, les
humiliations, les check-... »
Une rafale brise notre conversation: le petit
Mohammed, deux ans et demi, vient de tirer sur nous à bout portant avec son arme
en plastique. Bien vite, les tirs en ville prennent une autre consistance, bien
réelle, et semblent même se rapprocher. Nous l’apprenons par la télévision en
direct: le correspondant local de la chaîne arabe par satellite Al Jezira
signale qu’une patrouille de Tsahal a été prise sous le feu d’activistes et a eu
quatre blessés, une information confirmée par la presse israélienne le
lendemain. Nous décidons qu’il est plus que temps de battre en retraite par où
nous sommes venus. A pied.
Marchant en corniche au-dessus de la ville, nous
entendons soudain l’intense vrombissement d’un char tout proche. Devant la
mosquée en face, nous avisons une maison d’où le propriétaire nous invite à nous
hâter d’entrer. Nous acceptons avec soulagement. La face droite du visage buriné
de notre hôte dévoile une profonde entaille vieille de plusieurs dizaines
d’années. Sa femme, le dos courbé par la vie, arrive bientôt avec des tasses et
du thé. Ziyad entame la conversation. L’homme parle d’une voix monocorde, mais
son œil brille : il évoque son fils de 20 ans, mort en martyr, les armes à la
main, il y a trois mois, dans un accrochage avec Tsahal. Il faisait partie du
Djihad islamique.
« Il savait qu’il allait mourir jeune », explique le père
en montrant les photos d’un homme à peine sorti de l’adolescence, devenu le
héros de tout le quartier. « Il nous avait écrit une lettre d’adieu, au cas
où... » L’hôte sort du salon et y ramène le document, qu’il a plastifié. Ziyad
traduit en lisant. « Maman, ne me pleure pas. La vie d’ici est moins importante
que celle de là-haut. Papa, garde patience, mère des vertus. Dites bien aux amis
de ne pas tirer en l’air à mes funérailles, de conserver les balles pour
l’ennemi, l’occupant de notre terre, la Palestine. »
Le calme semble revenir
dans Jénine. Nous quittons les lieux. Nous avons rendez-vous avec un taxi à
l’extérieur de la ville, qui doit nous emmener au village de Ziyad à 10 km de
là. Le retour vers Ramallah, va également prendre plus de quatre heures, de
nuit. Cette fois, à travers les villages perdus en montagne et les chemins
cahoteux de pierre, car, d’ici, la vallée du Jourdain est close la nuit. Assis
devant nous, Ziyad se retourne. « Nous nous déplaçons comme si nous étions des
clandestins dans notre propre pays », souffle-t-il avec un regard de
braise.
14. Verbatim du passage concernant
Baudoin Loos pendant l'émission "Leurres de vérité"
sur Radio Judaïca (90.3 FM
- Bruxelles/Belgique) le
lundi 29 septembre 2003 à 19 heures
Un certain "Michel"
(peut-être Ochynski, nom presque inaudible) s’exprime : "J’ai été
excédé par un article hier dans Le Soir, de Baudouin Loos, qui est un
sous-journaliste, euh, à la gloire de Simenon, sans doute, qui était un grand
antisémite et dont la Communauté française a célébré cette année le
centenaire.
Ce journaliste a pris un taxi et il est tombé sur quelques
check-points placés pour empêcher les attentats que les Israéliens redoutent.
Mais il n’a pas pris le taxi pour aller voir les attentats, il n’a pas pris le
taxi pour aller voir les hôpitaux, il n’a pas pris le taxi pour aller voir les
gens qui sont handicapés à vie, il n’a pas pris le taxi pour voir les gens qui
sont amputés, il n’a pas pris le taxi pour voir les gens qui ont la cervelle
détruite, il n’a pas pris le taxi pour aller voir les victimes juives.
Il
faudrait une fois pour toutes que les journalistes de ce pays arrêtent de
prendre les bourreaux pour les victimes et les victimes pour les bourreaux.
Parce qu’un jour ce seront eux les victimes."
15. Mourir pour
Dubya : L’idée d’envoyer des troupes indiennes en Irak est une
aberration par Siddharth Varadarajan
in The Times of India
(quotidien publié en Inde) du mardi 24 juin 2003
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Je me demande si L. K. Advani et les
autres ministres du gouvernement Vajpayee, tellement empressés d’envoyer des
soldats (indiens) en Irak, ont jamais entendu parler du première classe Naik
Anthony, III F. 13, du corps du Bœuf ? Ou du sapeur Barkat Ali, du chauffeur N.
Swamy ou encore de Kannikar, de Birsa, de Copalan et de Bhima B. du Corps des
Travailleurs indiens ?
J’ai lu leurs noms tombés dans l’oubli, en 1998,
durant une visite au cimetière militaire de Bassorah. Ces noms, ils étaient
inscrits sur des pierres tombales partant en lamelles et finissant par
disparaître, et aussi sur les feuillets jaunis du Treizième Volume poussiéreux
du Mémorial de Guerre de Bassorah (Irak), publiés par la Commission des
Sépultures Militaires Impériales (1931), et pieusement conservés dans un grand
sac par le gardien du cimetière. Ceux-là, ainsi que des milliers de soldats
indiens, sont morts sur les champs de bataille, en Irak, durant la Première
guerre mondiale : ils menaient une guerre de conquête et de pacification contre
un peuple frère, pour le plus grand profit et la maxima gloria de l’Empire
britannique !
Leurs noms n’ayant pas été enregistrés individuellement, des
plaques, un peu à l’écart, dans le même cimetière, indiquent les fosses communes
des soldats, pour la plupart anonymes, « mahométans », hindous et sikhs, et
informent le (très rare) visiteur que « Ces Indiens courageux ont fait sacrifice
de leur vie, durant la Grande Guerre, pour leur Souverain et leur Patrie ».
Mourant de faim et misérablement équipés, les troupes indiennes avaient été ni
plus ni moins que de la chair à canon, pour les Britanniques. Le roi pour qui
ils sont morts était George V, et on se demande bien quel genre d’épitaphe
serait calligraphiée pour immortaliser le souvenir des soldats indiens qui
feraient le sacrifice de leur vie afin d’aider les occupants américains de
l’Irak, si M. Advani finissait par imposer ses vues ? « A la mémoire des Indiens
courageux qui ont fait le sacrifice suprême pour le Roi George Bush II et son
proconsul L. Paul Bremmer III » ?
L’appel à l’envoi de troupes indiennes
traduit le désarroi de l’administration Bush qui espère que d’autres viendront
la sortir de sables mouvants où elle s’enfonce un peu plus chaque jour. Le
décompte des « body bags » (ces linceuls de plastique qui servent à rapatrier
les corps des soldats tués, ndt) ne cessant de monter, lentement mais sûrement,
les Etats-Unis veulent réduire leur présence en Irak, forte de 150 000 hommes, à
environ 30 000, en remplaçant les héros conquérants par des dupes venus d’un peu
tous les pays, dont les dirigeants aspirent à rien de plus noble qu’une petite
chance d’être admis à la table des Grands.
La résolution 1483 du Conseil de
sécurité a levé les sanctions imposées à l’Irak, reconnaissant la réalité de
l’occupation américaine et permettant du même coup, ce qui est regrettable, aux
envahisseurs de décider de quelle manière les revenus pétroliers irakiens
devraient être dépensés. Toutefois, l’Onu n’a mandaté aucune force de sauvegarde
de la paix, mis à part des forces d’interposition du type de celles qu’il avait
déployées en Somalie (Unosom II) ou dans l’ex-Yougoslavie. L’Onu se contente de
saluer la « volonté des Etats membres de contribuer à la stabilité et à la
sécurité en Irak, par leurs contributions en personnels, en équipement et en
d’autres ressources, sous l’égide de l’Autorité », c’est-à-dire, en clair : de
la puissance occupante.
Jusqu’à ce jour, en Inde, le débat a tourné autour de
la question de savoir s’il est ou non acceptable, pour des soldats indiens, de
recevoir des ordres d’un commandement américain. Les troupes indiennes ont déjà
servi, dans le passé, sous les ordres de généraux étrangers, mais toujours dans
le contexte d’une force formellement mandatée par l’Onu. En Somalie, aussi
longtemps que les Etats-Unis dirigèrent leur propre force de maintien de la paix
– opération qui dégénéra rapidement en un chasse à l’homme meurtrière contre le
Général Aidid, mettant en danger les civils somalis aussi bien que les autres
forces de maintien de la paix – l’Inde refusa de se joindre à elle.
Comme en
Somalie, c’est là la raison principale pour laquelle il serait désastreux que
des soldats indiens aillent travailler sous la supervision américaine en Irak.
Le but des Etats-Unis n’est pas de restaurer la stabilité dans ce pays – ils
n’ont même pas réussi à y rétablir l’électricité et l’eau – mais bien d’imposer
des arrangements politiques servant leurs intérêts propres. Si cela se signifie
opérer des incursions agressives dans des zones civiles (comme à Fallujah, à
Tikrit et en bien d’autres endroits encore), en procédant à des arrestations
massives, ou fermer une station de télévision (comme à Mossoul), ce seront les
soldats indiens et les autres forces de maintien de la paix qui devront faire
face aux conséquences. Ce qui rend l’aventure d’autant plus hasardeuse, c’est la
pression croissante que les Etats-Unis font peser sur le voisin de l’Irak,
l’Iran. Des troupes indiennes déployées dans les parties septentrionales et
méridionales de l’Irak, jugées un peu rapidement « sans problème », pourraient
être entraînées, à leur corps défendant, dans des machinations américaines
visant à affaiblir l’influence de l’Iran et du shiisme.
Aujourd’hui, en Inde,
ceux qui sont favorables à l’envoi de troupes en Irak font naïvement la
supposition que les Etats-Unis nous aideront contre le Pakistan, dans le cadre
du contentieux au Cachemire (bien que ce qui pourrait se passer au cas où
Islamabad envoierait des troupes en Irak est la question qu’à peu près tout le
monde se pose). Il y a aussi une forme d’opportunisme myope et défaitiste
: « Regardons les choses en face ; les Etats-Unis gouvernent le monde, nous
avons intérêt à nous joindre à la ronde, en espérant que nous serons capables de
les influencer », a déclaré récemment, à la télévision, un général indien à la
retraite qui a eu une expérience du maintien de la paix (et donc, de la perfidie
des Etats-Unis). Eh bien, si la Grande-Bretagne, le plus proche allié de
l’Amérique, n’est pas capable d’exercer la moindre influence sur la politique
des Etats-Unis dans la plupart des dossiers – et en particulier pour ce qui
concerne sa volonté de donner à l’Onu le rôle décisif en Irak – l’Inde a
vraiment fort peu de chances d’en exercer une quelconque.
Par-dessus tout,
le gouvernement Vajpayee doit respecter la résolution du Parlement condamnant
l’agression contre l’Irak et appelant à un retrait immédiat des troupes
américaines de ce pays. Cette résolution a reconnu tant la volonté du peuple
indien que le fait que la violation de la légalité internationale et la
déstabilisation de l’Asie ne servent pas l’intérêt national de l’Inde. Envoyer
des troupes afin d’imposer une occupation globalement condamnée par le Parlement
ferait de notre démocratie la risée du monde entier.
Une autre billevesée est
colportée ces jours-ci par M. Advani, selon laquelle « si l’Irak y est
favorable, l’Inde devrait envoyer des troupes dans ce pays. » Aujourd’hui, les
Irakiens vivent sous une occupation coloniale illégale, et c’est le Proconsul
Bremmer qui prend toutes les décisions. Le jour où les Irakiens se ressaisiront
du contrôle de leur pays serait du même coup le jour où les occupants américains
devraient en partir. Tout appel à l’envoi de troupes indiennes en Irak, émanant
d’Irakiens, avant cela, ne serait que « roupie » de
sansonnet.