EXCLUSIF - Dans ce numéro du Point d'information Palestine, l'intégralité du Rapport Ziegler sur la crise alimentaire en Palestine que l'ONU sous la pression de la diplomatie israélienne ne devait publier qu'au printemps prochain...
                         
                       
Point d'information Palestine N° 229 du 09/10/2003
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Rédaction : Pierre-Alexandre Orsoni et Marcel Charbonnier
                                            
  
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Au sommaire
                         
EXCLUSIF - Rapport Ziegler sur la crise alimentaire en Palestine
                       
Dernière parution
- Revue d’études palestiniennes n° 89 (Automne 2003)
                   
Rendez-vous
1. ExpostionChronique palestinienne du photographe Philippe Conti à Lyon du 10 au 18 octobre 2003 à l'Espace Conférences du Centre hospitalier St Jean de Dieu - 290 route de Vienne - 69008 Lyon
2. Télévision - Palestine : une école en souffrance de Benoit Califano sur France 5 le jeudi 16 octobre 2003 à 15H45
3. Rencontre - Journée de soutien à l'Hôpital de Bethléem à Dijon le dimanche 19 octobre 2003 de 16H à minuit à La Vapeur - 42, Ave de Stalingrad - 21000 Dijon 
                             
Réseau
1. Les théologiens palestiniens de la libération - Le Likoud s'attaque au discours de paix de prêtres chrétiens par Thierry Meyssan
2. Appel pour le droit au retour des réfugiés palestiniens
3. Le CRIF aux ordres de Sharon : Importer la guerre par l' Union Juive Française pour la Paix (UJFP)
4. Le Corbeau Intelligent est mort [hommage à la mémoire d’Edward Said] par Israël Shamir (3 octobre 2003) [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
                            
Revue de presse
1. Vers le quiétisme colonial par Rudolf El-Kareh in la Revue d’études palestiniennes n° 89 (Automne 2003)
2. Savants orientalistes et crétins idéologiques par Rudolf El-Kareh in la Revue d’études palestiniennes n° 89 (Automne 2003)
3. Quand le FBI finançait le Hamas... Dépêche de l'agence Associated Press du mercredi 8 octobre 2003, 19h29  
4. Un colon sioniste en Irak pour y faire du business. Le neveu de Chalabi et un activiste d’extrême droite israélien, ex-avocat aux Etats-Unis, apportent assistance et conseils en matière de business avec Bagdad par Brian Whitaker in The Guardian (quotidien britannique) du mardi 7 octobre 2003 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
5. Et maintenant, ils émigrent par Marcel Péju in Jeune Afrique - L'intelligent du lundi 6 octobre 2003
6. Israël - La querelle Finkielkraut-Brauman débat animé par Marie-Françoise Leclère et Elisabeth Lévy in Le Point du vendredi 3 octobre 2003
7. A proximité de Bethléem, le grignotage continue par Valérie Féron in La Tribune de Genève (quotidien suisse) du mercredi 1er octobre 2003
8. Une bombe permanente par Valérie Féron in La Tribune de Genève (quotidien suisse) du mercredi 1er octobre 2003
9. Jean Ziegler dénoncé par Israël et désavoué par l'ONU par Afsané Bassir Pour in Le Monde du mercredi 1er octobre 2003
10. Good-bye Jenin ! in L'Alsace (quotidien régional) du mercredi 1er octobre 2003
11. Dites-le "Jenin... Jenin" : indignations après une annulation in L'Alsace (quotidien régional) du jeudi 2 octobre 2003
12. "Séparation physique totale, et le plus tôt possible !" par Baudoin Loos in Le Soir (quotidien belge) du lundi 29 septembre 2003
13. De Ramallah à Jénine, l’enfer des check-points par Baudoin Loos in Le Soir (quotidien belge) du samedi 27 septembre 2003
14. Verbatim du passage concernant Baudoin Loos pendant l'émission "Leurres de vérité"
sur Radio Judaïca (Belgique) le lundi 29 septembre 2003 à 19 heures
15. Mourir pour Dubya : L’idée d’envoyer des troupes indiennes en Irak est une aberration par Siddharth Varadarajan in The Times of India (quotidien publié en Inde) du mardi 24 juin 2003 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
                                   
                       
EXCLUSIF - Rapport Ziegler sur la crise alimentaire en Palestine

                   
Sur instruction de la Commission des Droits de l'homme de l'ONU, le rapporteur spécial Jean Ziegler s'est rendu en mission dans les Territoires palestiniens occupés pour évaluer la situation alimentaire des populations. La sévérité de son rapport a suscité la colère du gouvernement israélien qui avait facilité sa mission et pensait bénéficier en retour d'une certaine complaisance. Les diplomaties israélienne et états-unienne ont alors entrepris diverses démarches pour bloquer temporairement la diffusion publique de ce rapport. Cette offensive s'est accompagnée d'une campagne médiatique visant à faire accroire que ce document n'engageait que son auteur et pas l'ONU. Des communicants ont propagé la rumeur selon laquelle le rapporteur spécial avait été "désavoué" par l'ONU. C'est évidemment faux car, précisément, la fonction de rapporteur spécial donne un statut indépendant à l'expert sollicité et le protège de toute critique institutionnelle, positive ou négative. A contrario, cette bataille médiatique manifeste la volonté des gouvernements Sharon et Bush de cacher au monde la réalité des conditions de vie dans lesquelles ils maintiennent les populations palestiniennes. C'est pourquoi le Réseau Voltaire (http://www.reseauvoltaire.net), qui n'est pas tenu aux mêmes réserves qu'une organisation intergouvernementale, a jugé indispensable d'informer l'opinion publique internationale. L'équipe du Point d'information Palestine est heureuse d'avoir été associée une fois encore au Réseau Voltaire, en réalisant la traduction française intégrale de ce document.
                           
[Document original en anglais disponible sur http://www.reseauvoltaire.net/rapport-ziegler.html - Traduction non officielle : Réseau Voltaire / Point d'information Palestine, réalisée par Marcel Charbonnier. La newsletter du Point d'information Palestine, publiée par la Maison d'Orient, est disponible sur simple demande auprès de lmomarseille@wanadoo.fr.]
                                           
VERSION  NON  EDITÉE  -  PROJET  NON  PUBLIÉ  (NE  PAS  CITER)
                           
Rapport remis par M. Jean Ziegler, Rapporteur Spécial de l’ONU sur le Droit à l’Alimentation
Addendum
Mission dans les Territoires Palestiniens Occupés
                                   
SOMMAIRE
- Résumé secret
- Introduction
- Vue d’ensemble sur la malnutrition et l’insécurité alimentaire dans les TPO
Au bord d’une catastrophe humanitaire
Causes de la crise alimentaire
- Cadre légal régissant le droit à l’alimentation dans les TPO
Statut des TPO du point de vue du droit international
Obligations des autorités israéliennes
Obligations des autorités palestiniennes
Autres textes et institutions fondamentaux pertinents
- Principales constations et préoccupations en matière de mise en application du droit à l’alimentation
La crise humanitaire et le droit à l’alimentation
Les violations du droit à l’alimentation
- Conclusions et recommandations
                   
RESUME  SECRET
(à insérer)
INTRODUCTION
Le Rapporteur Spécial a effectué une mission dans les Territoires Palestiniens Occupés du 3 au 13 juillet 2003. Il s’agissait de la première fois où le Gouvernement d’Israël ait officiellement reçu une mission d’un Rapporteur Spécial de l’ONU, qu’il a accueilli dans une lettre datée du 23 mai 2003. La mission a été menée à bien durant une période d’espoir, les négociations en vue de la mise au point de la Feuille de Route marquant quelques avancées et le cessez-le-feu tenant de manière durable. Le processus défini par la Feuille de Route, projet de paix dans lequel l’ONU a joué un rôle fondamental en tant que participant au Quartette, en particulier grâce à l’action de Terje Larsen, Représentant du Secrétaire Général de l’ONU, offre une réelle promesse de mettre un terme aux souffrances – terribles – tant des Israéliens que des Palestiniens. Le Rapporteur Spécial exprime ses profonde sympathie et compassion à tous les tués et blessés, Israéliens et Palestiniens. La population civile tant palestinienne qu’israélienne est en train de vivre une tragédie épouvantable. Les Israéliens vivent sous la menace d’attentats suicides de kamikazes palestiniens. Les Palestiniens, eux aussi, vivent dans la peur, des femmes et des enfants sont (trop) souvent tués chez eux ou dans des rues populeuses par des opérations armées israéliennes visant des dirigeants palestiniens. Depuis le début de la seconde Intifada, en septembre 2000, 820 Israéliens et
2 518 Palestiniens ont été tués, pour la plupart des femmes et des enfants innocents [i]. Des milliers d’autres civils innocents, israéliens et palestiniens, ont été grièvement blessés.
Cette mission a été entreprise en réponse à l’émergence d’une catastrophe humanitaire dans les Territoires Palestiniens Occupés. En conséquence des mesures sécuritaires imposées aux Territoires Occupés par la puissance militaire occupante, nous assistons aujourd’hui à une crise alimentaire allant s’aggravant et à l’augmentation du taux de malnutrition chez les Palestiniens. La mission s’était fixée comme objectif l’acquisition d’une meilleure compréhension des raisons de la crise alimentaire dans les Territoires – une crise qui semble absurde dans une région si fertile et habitée par une population dont les compétences en matière de commerce et d’agriculture se perdent dans la nuit des temps. Elle s’était donné pour but d’apporter des recommandations constructives afin d’améliorer la situation. Il n’était pas dans ses prérogatives d’examiner la question de la malnutrition en Israël. Si la malnutrition est un phénomène constaté chez les Israéliens les plus pauvres, elle n’atteint pas actuellement le niveau d’une crise, et elle peut être palliée si les budgets nécessaires sont consacrés aux indigents dans cette société [ii]. Dans les Territoires Palestiniens, en revanche, la faim et la malnutrition découlent exclusivement des mesures (politiques et militaires) imposées (par la puissance occupante).
Le Rapporteur Spécial a été reçu par des officiels du Gouvernement israélien à Tel-Aviv et à Jérusalem. Il a rencontré l’adjoint au Directeur Général du Ministère des Affaires Etrangères, ainsi que des responsables du Ministère de la Défense qui administre les Territoires Palestiniens Occupés, notamment l’Adjoint au Coordonnateur des Activités Civiles dans la Bande de Gaza et en Cisjordanie, M. Kamil Abu Rukun, et d’autres responsables de l’Administration Civile, ainsi que le Major Michael Bendavid, Chef de la Section Internationale, des Avocats Militaires et du Corps des Généraux. Il a rencontré également M. Yossef C. Dreizin, Directeur du Bureau de la Planification Hydraulique de la Commission de l’Eau. Le Rapporteur Spécial a eu, par ailleurs, l’opportunité de rencontrer les honorables dirigeants de partis politiques israéliens de l’opposition, qui sont aussi d’importants parlementaires à la Knesset. Toutefois, en dépit de ces rencontres, le Rapporteur Spécial ne s’est pas vu accorder un permis spécial qui aurait garanti sa liberté de se déplacer en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, et il a été fréquemment arrêté à des checkpoints militaires, en dépit de la mise au point de l’ensemble des déplacements de la Mission à l’avance et d’un commun accord. Au checkpoint de Qalqiliya, un soldat israélien a visé délibérément et à très courte distance la voiture du Rapporteur Spécial. Par chance, le soldat n’a pas tiré, mais le Rapporteur Spécial (R. S.) a noté que ce genre d’incident se produit beaucoup trop fréquemment, et qu’il concerne y compris les personnels diplomatiques et onusiens.
Le R. S. a été reçu par l’Autorité Nationale Palestinienne en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza. Il a eu l’honneur d’être reçu par le Président de l’Autorité Nationale Palestinienne, Yasser Arafat, ainsi que par le Négociateur en Chef Palestinien, M. Erekat, et les principaux ministres, dont ceux de la Santé, de l’Habitat et de l’Agriculture. Il a rencontré également des représentants du ministère du Travail, de l’Autorité Palestinienne de l’Eau, de l’Unité de Négociation de l’Organisation de Libération de la Palestine, ainsi que d’honorés membres du Conseil Législatif Palestinien. La mission a rencontré le Dr Zaid Zeedani, Directeur de la Commission Palestinienne Indépendante pour les Droits du Citoyen. Dans les différentes régions de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, la mission a rencontré les responsables locaux – maires de villes et de villages, syndicalistes et universitaires.
A Jérusalem, le Rapporteur a apprécié hautement ses rencontres avec Michael Keating de l’UNSCO, ainsi qu’avec des hauts responsables de l’UNRWA, de la FAO, du WFP, de l’UNDP, de l’OCHA, de l’UNICEF, de l’ONFPA UNSCOORD et de la Banque Mondiale, qui lui ont apporté des informations fondamentales. Il souhaiterait exprimer ses remerciements aux agences de l’ONU pour leur efficace coopération, en particulier le Bureau du Haut Commissaire des Droits de l’Homme à Genève, et le représentant sur le terrain du Bureau du Haut Commissaire des Droits de l’Homme, pour leur efficacité et leurs compétences mises à disposition de la Mission. Il souhaite remercier le Commissaire Général M. Peter Hansen de l’UNRWA qui l’a reçu à Genève. Le Rapporteur Spécial souhaite également exprimer sa profonde estime au Dr Ernst Iten, Ambassadeur helvétique à Tel Aviv, et à M. Jean Jacques Joris, représentant de la Suisse auprès de l’Autorité palestinienne.
Il souhaite remercier aussi toutes les ONG internationales, israéliennes et palestiniennes qu’il a rencontrées à Jérusalem, à Ramallah, à Gaza et à Tel-Aviv. Ses vifs remerciements vont en particulier à M. Michel Dufour, délégué en chef du Comité International de la Croix Rouge à Jérusalem. Il coordonne le travail courageux et vaillant de toutes ces organisations qui oeuvrent à promouvoir les droits de l’homme dans les conditions terribles que nous connaissons. Le R. S. a rencontré de nombreuses organisations internationales, dont Agir Contre la Faim, Oxfam, Care International, Save the Children [Sauvez les Enfants] et Terre des Hommes, qui agissent afin de pallier à la crise dans les Territoires Palestiniens Occupés. Il a rencontré également de nombreuses associations israéliennes et palestiniennes, dont LAW [Société palestinienne de Protection des Droits de l’Homme], le Comité Public contre la Torture, Rabbins pour les Droits de l’Homme, Médecins pour les Droits de l’Homme, la Coalition Internationale pour l’Habitat, le Groupe des Hydrologues Palestiniens, le PARC, l’Institut des Recherches Appliquées [ARIJ]. Il a rencontré des intellectuels de grand renom, notamment Michael Warshawski, dont les ouvrages contribuent grandement à éclairer l’opinion publique en Israël et en France.
Il a rencontré également l’organisation israélienne B’Tselem, qui lutte pour les droits humains des Palestiniens, l’Institut Mandela qui observe les conditions de détention et l’état des prisons, ainsi que des avocats israéliens qui représentent les Palestiniens devant les tribunaux israéliens. Ce sont ces ONG qui sont porteuses d’espoir, car c’est principalement grâce à leur action que des ponts virtuels sont jetés et construits entre Israéliens et Palestiniens, en des temps où ces deux sociétés sont si totalement séparées l’une de l’autre par la mésentente – et aussi, trop souvent, la haine – mutuelle. Dans le climat actuel de défiance, ce sont ces organisations qui jouent un rôle décisif dans la facilitation de la prise de contact et du nouement d’un dialogue entre les deux parties.
L’équipe de la mission s’est rendue en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Ensemble ces deux régions forment les « Territoires Palestiniens Occupés » qui ont été occupés en 1967 et sont placés sous l’administration militaire israélienne depuis cette date. Ces territoires couvrent une superficie d’environ 5 800 kilomètres carrés, où vivent plus de 3,5 millions de Palestiniens. La bande de Gaza, pour sa part, représente la région du monde la plus densément peuplée : 1,3 million d’habitants doivent se presser sur un territoire exigu de 360 kilomètres carrés. Plus de 83 % des Palestiniens habitant la bande de Gaza vivent dans des camps de réfugiés. Dans la bande de Gaza, la mission a visité Beit Hanoun, Jabaliya, Khan Younis et la zone frontalière de Rafah. En Cisjordanie, la mission a visité Jérusalem, Bethléem, Ramallah, Jéricho et d’autres localités, en se déplaçant dans l’ensemble du territoire, dont Qalqiliya et Tulkarem où la « Barrière de Sécurité », dite aussi « Mur de Séparation » est en cours de construction. La mission a visité également la prison de Meggido, une prison israélienne où sont détenus des Palestiniens, au nord d’Israël, et une prison palestinienne où des Palestiniens sont détenus, à Jéricho. Le R. S. exprime ses remerciements aux différentes Agences de l’ONU et aux ONG qui ont organisé ces déplacements et l’ont accompagné au cours de ces inspections sur le terrain. Durant ces déplacements, il a eu l’occasion de parler avec des personnes des plus variées, dont des agriculteurs et agricultrices palestinien(ne)s, des commerçants et des transporteurs, des universitaires et des Palestiniens de toutes professions et conditions vivant dans les Territoires Occupés.
La situation des Territoires Palestiniens Occupés est en constante évolution, et elle est susceptible de changer très rapidement. Ce rapport reflètera donc uniquement la période durant laquelle l’équipe de la mission a visité les Territoires, mais il s’efforcera d’identifier les régions les plus durablement préoccupantes, et il espère que ces régions particulièrement en crise feront l’objet d’un suivi particulier, à l’avenir.
I – LA  MALNUTRITION  ET  L’INSECURITE  ALIMENTAIRE  DANS  LES  T.P.O.
A – Une catastrophe humanitaire annoncée
Les TPO sont au bord d’une catastrophe humanitaire, conséquence de mesures militaires extrêmement sévères imposées par les forces militaires israéliennes d’occupation depuis l’éclatement de la seconde Intifada, en septembre 2000.
Les niveaux de malnutrition chez les Palestiniens se sont rapidement aggravés depuis l’imposition des mesures militaires susmentionnées. Une étude financée par USAID indique que « les territoires palestiniens, et en particulier la bande de Gaza, sont confrontés à une claire urgence humanitaire, en termes de malnutrition aiguë et grave [iii] ». La malnutrition grave dont il est fait état à Gaza équivaut aujourd’hui aux niveaux relevés dans les pays pauvres subsahariens, ce qui constitue une situation aberrante, étant donné que la Palestine était naguère une économie caractérisée par des revenus moyens. Plus de 22 % des enfants de moins de cinq ans souffrent aujourd’hui de malnutrition (9,3 % souffrent de malnutrition aiguë et 13,2 % de malnutrition chronique), à comparer à 7,6 % en 2000 (1,4 % souffraient alors de malnutrition aiguë, et 6,2 % de malnutrition chronique), d’après des relevés du PCBS [iv]. Près de 15,6 % des enfants de moins de cinq ans souffrent d’anémie aiguë [v], qui aura pour beaucoup d’entre eux des effets dommageables permanents sur leur développement futur, physique et mental. La consommation de nourriture a chuté de plus de 30 % per capita [vi]. Les pénuries alimentaires, en particulier en matière d’aliments protéiniques, ont été largement attestées [vii]. Plus de la moitié des foyers palestiniens ne peuvent plus avoir qu’un seul repas par jour [viii]. De nombreux Palestiniens avec lesquels le Rapporteur Spécial a pu converser ont indiqué ne survivre qu’en consommant du pain et du thé.
L’économie s’est pratiquement totalement effondrée et le nombre des gens extrêmement pauvres a triplé. Près de 60 % des Palestiniens vivent aujourd’hui dans une pauvreté aiguë (75 % à Gaza et 50 % en Cisjordanie). Le PNB par habitant a diminué de près de la moitié par rapport à il y a deux ans [ix]. Même lorsque des aliments sont disponibles, beaucoup de Palestiniens ne sont pas en mesure d’en acheter pour nourrire leur famille. Plus de 50 % des Palestiniens ont été contraints à s’endetter pour acheter de quoi se nourrir et ils sont nombreux à vendre tous leurs biens, en désespoir de cause [x]. Plus de la moitié des Palestiniens sont désormais totalement dépendants de l’aide internationale pour se nourrir et néanmoins, comme l’ont indiqué beaucoup des organisations charitables et humanitaires que la mission a rencontrées, l’entrée et le transport de denrées alimentaires dans les Territoires Occupés sont souvent refusés et les camions qui les transportent doivent rebrousser chemin. L’accès humanitaire est rendu très souvent difficile, tant pour l’ONU que pour les ONG humanitaires. Ainsi, en mai 2003, une délégation de l’UNSCO a été retenue à Gaza durant cinq jours, les forces d’occupation ne les laissant pas repartir. Le fait que les Palestiniens ne reçoivent pas assez de nourriture, qu’il s’agisse d’aides internationales ou non, se manifeste dans la détérioration rapide des niveaux de malnutrition évoqués plus haut.
B – Les causes de la crise alimentaire
Les bouclages et les entraves aux déplacements
Atteignant un niveau sans précédent, les limitations imposées aux déplacements des Palestiniens à l’intérieur des Territoires Occupés privent les Palestiniens non seulement de leur liberté de mouvement, mais aussi de leur droit à l’alimentation. L’imposition généralisée et durable de couvre-feu, les routes bloquées, les différents systèmes de permis de circuler, les barrages de sécurité et l’obligation de décharger et de recharger les camions aux points « frontaliers » imposée par les forces militaires occupantes sont à l’origine de la crise humanitaire. Une étude financée par l’USAID avance que « L’éclatement de l’Intifada, en septembre 2000 et les incursions militaires israéliennes qui l’ont suivie, ainsi que les bouclages et les couvre-feu, ont dévasté l’économie palestinienne et miné les systèmes sur lesquels la population palestinienne s’appuyait habituellement afin d’obtenir les produits (et services) de première nécessité, notamment la nourriture et les soins médicaux  [xi]. » La Banque Mondiale a constaté que « la cause directe de la crise économique palestinienne est la fermeture des Territoires [xii]. » Les restrictions aux déplacements se traduisent par le fait que l’économie s’est presque totalement effondrée et que les Palestiniens sont nombreux à ne pas pouvoir se nourrir : ils ne peuvent plus se rendre sur leur lieu de travail, ni aller moissonner leurs champs ou simplement aller acheter de quoi manger. Pour de nombreux Palestiniens, cette incapacité à nourrir leur famille entraîne pour eux une perte de leur dignité humaine et un désespoir insondable, souvent à cause des brutalités et des humiliations auxquelles ils sont soumis aux checkpoints lorsqu’ils tentent de les franchir pour aller au travail ou pour aller acheter de quoi manger [xiii]. Comme l’a écrit Avraham Burg, l’honorable ex-porte-parole de la Knesset, aujourd’hui député du parti Travailliste : « Il est bien difficile de se faire une représentation de l’expérience humiliante vécue par un Arabe méprisé qui doit ramper, des heures durant, sur les routes défoncées et bloquées qui lui sont assignées [xiv] ».
Les bouclages ne font pas seulement obstacle aux déplacements entre les régions palestiniennes et Israël, mais aussi entre régions situées à l’intérieur des territoires palestiniens. Les routes sont fermées, entre pratiquement toutes les villes et tous les villages, au moyen de checkpoints servis par des soldats ou encore au moyen de barrières physiques prenant la forme de blocs de béton ou de profondes tranchées. La plupart des trajets, qui n’auraient pris que quelques minutes en temps normal, exigent actuellement plusieurs heures, voire des journées entières, même lorsqu’il s’agit simplement de se rendre au village voisin. Le R. S. a constaté qu’il est presque toujours possible de trouver un long circuit détourné à travers les collines, pour quelqu’un en bonne santé et supportant de longues marches. Mais pour une personne âgée, faible, affamée ou malade, c’est impossible. Ce constat semble rendre bien difficile la justification des bouclages en alléguant qu’il s’agirait de mesures de sécurité efficaces. Les mouvements de biens sont contrôlés au moyen du système « dos à dos », qui consiste en ce que tous les camions doivent être déchargé d’un côté d’un check-point et qu’ensuite leur contenu soit rechargé sur d’autres camions, de l’autre côté de ce checkpoint. Etant donné la multitude de checkpoints dans l’ensemble de la Cisjordanie et de Gaza, cette mesures augmente considérablement le coût de transport de la nourriture et des productions agricoles [xv]. Dans certains cas, on refuse le permis de franchir les barrages pour aller chercher de la nourriture ou transporter des produits agricoles, plusieurs journées durant, sans autre explication. A plusieurs checkpoints de Cisjordanie, le R. S. a vu des camions chargés de fruits et de légumes en train de pourrir au soleil.
Tout Palestinien doit détenir un permis pour effectuer tout déplacement important ou encore aller travailler en Israël. Plus de 100 000 emplois occupés par des Palestiniens ont été perdus, en Israël, avec le déclenchement de l’Intifada, leurs permis de travail et de déplacement ayant été révoqués. Mais les Palestiniens doivent demander des permis y compris pour pouvoir se déplacer d’une ville de Cisjordanie à une autre, et ces permis leur sont souvent refusés sans aucune explication [xvi]. Les couvre-feu, quelquefois en vigueur plusieurs jours d’affilée, confinent les populations de villes entières chez elles, dans un état d’arrêt domiciliaire virtuel [xvii]. Ces mesures rendent la vie quasi invivable et elles menacent très sérieusement la sécurité alimentaire de tous les Palestiniens. De nombreuses organisations non gouvernementales (israéliennes, palestiniennes et internationales) suggèrent que ces mesures militaires ne servent absolument pas les objectifs sécuritaires allégués, mais sont imposées en guise de punition collective. Elles ne visent pas une population spécifique, qui pourrait éventuellement représenter une certaine menace, mais elles ont plutôt pour effet principal d’affecter gravement la sécurité alimentaire de la plupart des Palestiniens.
Très peu des bouclages et des checkpoints ont été levés par les forces occupantes durant la période de la visite du R. S.. Même lorsque les armées occupantes se retiraient de certaines des villes palestiniennes, les tanks n’étaient pas retirés, dans la plupart des cas, au-delà des faubourgs immédiats de ces localités. Ainsi, le R. S. a visité Bethléem à un moment où l’armée occupante s’était retirée du centre-ville, dont elles venaient de remettre le contrôle à la police palestinienne, et néanmoins, même durant cette période de « retrait », les habitants de Bethléem avaient encore le sentiment de vivre dans une prison géante, entourée par des tanks retirés seulement jusqu’aux faubourgs immédiats de la ville [xviii]. La voiture même du R. S. s’est vu refuser le passage à un checkpoint militarisé, en sortant de Bethléem, et dut faire demi-tour dans l’espoir de trouver un autre chemin.
Les restrictions d’eau sont aussi sérieuses et préoccupantes que les pénuries alimentaires. A cause du système de checkpoints et de barrages routiers mobiles en vigueur, les camions citernes transportant de l’eau ne sont pas toujours en mesure de parvenir jusqu’aux villages, ou bien sont bloqués arbitrairement à certains checkpoints, privant d’eau certaines agglomérations durant plusieurs jours [xix]. La situation est particulièrement préoccupante dans 280 communes rurales des Territoires Occupés qui ne disposent pas de puits et ne sont pas raccordés aux réseaux d’eau potable, et dépendent de ce fait entièrement de l’eau livrée par des camions citernes municipaux et privés. Le prix de l’eau acheminée par tanker a connu une augmentation de 80 % depuis septembre 2000, en raison de l’augmentation des coûts de transport occasionnée par les barrages routiers. De plus, la qualité de la plupart des eaux acheminées par tankers ne satisfait plus aux critères du WHO [Water Health Organization] [xx]. Les cas de maladies transmises par des germes anaérobies continuent à augmenter, conséquence de la destruction des ressources en eau et de la dépendance accrue de ressources en eau de piètre qualité [xxi].
La destruction, l’expropriation et la confiscation des terres palestiniennes
Depuis la seconde Intifada, un niveau sans précédent de destruction et de confiscation de terres, de ressources en eau, d’infrastructures et d’autres ressources palestiniennes, ainsi que l’extension continue des colonies israéliennes dans les Territoires Palestiniens contribuent, également, à priver de nombreux Palestiniens de leur droit à l’alimentation.
La destruction de fermes et de vastes étendues de terres cultivées, dont des oliveraies et des orangeraies, ainsi que des puits d’irrigation, ont contribué à l’effondrement du secteur agricole palestinien. Dans la bande de Gaza, le R. S. a vu la destruction dévastatrice de l’infrastructure agricole, la démolition de bâtiments agricoles et le labourage délibéré de vergers, détruisant des centaines d’oliviers et d’orangers à Beit Hanoun peu après une incursion de l’armée israélienne. Il a vu la destruction de maisons d’habitation et de gagne-pain pour les Palestiniens à Khan Younis et à Rafah. Il a vu les bulldozers des forces d’occupation encore à l’œuvre à Rafah à l’endroit même où Rachel Corrie, une pacifiste américaine militante, fut tuée par un bulldozer blindé tandis qu’elle tentait de sauver une maison palestinienne de sa destruction programmée. Cela se passait en mars 2003. [xxii].
L’expropriation et la confiscation de vastes superficies de terres agricoles palestiniennes et de points d’eau continuent. La terre est confisquée, par exemple, en vue de la construction de la « Barrière de Sécurité », alias « Mur de l’Apartheid » [xxiii] tout au long de la limite occidentale des Territoires Occupés (voir ci-après). Des terres sont actuellement en cours de confiscation, également, à Jérusalem, afin de construire une autre muraille, qui coupe des villes telles Abu Dis et Sawahreh en deux. Gideon Levy écrit que le mur qui coupe Abu Dis en deux n’est rien d’autre qu’ « un abus collectif sans aucun rapport avec sa finalité affichée ». Aucun passage n’a été ménagé dans ce mur, mais la police des frontière permet aux gens de l’escalader et de passer par-dessus s’ils en sont physiquement capables, tout en saisissant l’occasion de les humilier lorsqu’ils tentent d’accomplir ce véritable exploit. « Une ville entière escalade le mur pour aller à l’école, pour aller à l’épicerie, ou encore au travail – jour après jour, après-midi après après-midi : des vieux, des jeunes, des femmes et des enfants [xxiv]. » La ville de Sawahreh n’est pas encore entièrement coupée en deux. Le 14 août, 50 000 Palestiniens ont reçu un ordre d’expropriation émanant du Ministère israélien de la Défense, leur ordonnant de quitter leurs maisons, en application d’une loi datant de 1949 qui autorise l’armée à procéder à « des évacuations d’urgence, en cas d’impérieuse nécessité ». Les Palestiniens expulsés sont informés qu’ils peuvent percevoir des compensations, mais seuls quelques-uns d’entre eux auront les moyens financiers de payer les services d’avocats capables d’obtenir ces dédommagements [xxv].
Les terres sont également confisquées pour étendre des colonies, construire des routes réservées aux seuls colons et des bandes de sécurité autour des colonies. Ainsi, le 21 mai 2003, le ministère du Logement a rendu public un marché pour la construction de 502 appartements neufs à Maale Adumim – une énorme colonie qui s’étend, depuis l’est immédiat de Jérusalem jusqu’à la région de Jéricho, coupant la Cisjordanie en deux [xxvi]. La puissance occupante exerce un contrôle de plus en plus draconien sur des étendues de terres palestiniennes de plus en plus vastes, confinant les Palestiniens dans des zones de plus en plus exiguës de leur terre « en suivant un plan prédéterminé de colonisation et de construction de routes de contournement, qui vise à garantir la pérennisation de la mainmise israélienne tant, directement, sur les terres confisquées qui ont été déclarées « terres de l’Etat » qu’en encerclant chaque village et ville palestiniens par des colonies et des « no man’s lands » ou des terrains d’exercice de l’armée [xxvii]. » Des routes réservées aux colons sillonnent les territoires palestiniens, saucissonnant la région et opérant à l’instar d’une autre forme de bouclage entravant les déplacements des Palestiniens. De nombreuses ONG tant internationales qu’israéliennes et palestiniennes, affirment que la confiscation en cours de la terre palestiniennes équivaut à une lente dépossession du peuple palestinien.
Une stratégie de « bantoustanisation »
Pour de nombreux intellectuels israéliens et palestiniens, ainsi que pour les commentateurs de par le monde, la politique de confiscation de terrains est inspirée par une stratégie sous-jacente d’isolation graduelle des regroupements de population palestiniennes aboutissant à des « bantoustans » séparés les uns des autres. Michael Warshawski a pu identifier une politique délibérée de « bantoustanisation » de la Palestine [xxviii]. Un analyste israélien de renom, Akiva Eldar, a décrit le recours explicite au concept de bantoustan par le Premier ministre Sharon, qui, par le passé, « a longuement expliqué que le modèle des bantoustans était la solution la plus appropriée au conflit [xxix] ». Le terme de « bantoustans » fait historiquement référence aux zones territoriales séparées assignées à la population noire pour y résider par l’Etat d’apartheid d’Afrique du Sud. Le recours aux bantoustans aurait pour effet de couper totalement les Palestiniens de leurs terres et de leurs ressources en eau et de les empêcher d’édifier une nation palestinienne dotée d’une authentique souveraineté et capable de satisfaire au droit à l’alimentation de sa population.
La construction de la barrière de sécurité / mur d’apartheid est perçue comme une manifestation concrète de cette volonté de « bantoustanisation », de même que l’extension des (et la construction de nouvelles) colonies et de routes réservées aux colons, qui découpent la Cisjordanie et la bande de Gaza littéralement en unités territoriales contiguës. A l’examen de cartes détaillées de l’orientation actuelle et planifiée de la barrière de sécurité / mur d’apartheid, ainsi que des colonies, cartes fournies au R. S. tant par les Autorités israéliennes que palestiniennes, ainsi que par les ONG compétentes, il est évident que cette stratégie de bantoustanisation est en cours d’application. Cela menace la potentialité d’un Etat palestinien viable doté d’une économie efficiente à même de nourrir sa population. D’après Jeff Halper, Coordonnateur du Comité Israélien Contre la Démolition des Maisons, la feuille de route offre une lueur d’espoir en ceci qu’elle fait explicitement référence à la « fin de l’occupation » dans les Territoires. Toutefois, ce document arrive malheureusement en des temps « où Israël apporte la dernière main à la campagne qu’il mène inlassablement depuis trente-cinq ans, visant à rendre l’occupation irréversible [xxx]. »
L’obstruction à l’aide humanitaire
Le gouvernement israélien a l’obligation, sous l’empire du droit international, d’assurer la survie des populations soumises à son occupation et de leur porter secours en tant que de besoin. Néanmoins, aujourd’hui, ce sont l’ONU et d’autres organisations internationales, ainsi que des ONG, qui sont obligées d’intervenir afin d’apporter des secours alimentaires aux Palestiniens. A l’époque de la mission (juillet 2003), l’UNRWA apporte une aide alimentaire à 1,2 millions de réfugiés palestiniens à Gaza (sur un total de 1,5 millions). Le CICR [Comité International de la Croix-Rouge] fournit de la nourriture à 50 000 familles (soit à environ 650 000 personnes), après avoir prolongé – exceptionnellement – son programme de secours alimentaire jusqu’au mois de décembre 2003. En dépit de ces efforts afin d’apporter une aide alimentaire et d’autres formes d’assistance, de nombreuses organisations font état du fait que l’accès humanitaire est souvent restreint, voire dénié totalement, par l’administration de la puissance occupante, par les checkpoints, les bouclages de localités, le système de chargement – rechargement des camions [« back to back »]. La visite de l’Envoyée personnelle du Secrétaire Général Catherine Bertini, en août 2002, visait à obtenir du gouvernement israélien des engagements spécifiques à faciliter l’accès à l’aide humanitaire des populations concernées. Toutefois, de nombreuses instances d’aide, tant internationales que locales, ont informé le R. S. que, bien que cette démarche ait produit quelques améliorations minimes dans l’accès à l’aide humanitaire, les engagements du gouvernement israélien vis-à-vis de Madame Bertini sont encore loin d’être respectés en totalité.
Si l’accès aux aides alimentaires humanitaires s’est grandement amélioré à court terme, à moyen terme l’aide alimentaire ne saurait représenter la réponse la plus appropriée à la crise. Le R. S. convient, avec Catherine Bertini, que la crise humanitaire découle entièrement de facteurs humains [xxxi]. Les pénuries d’aliments et d’eau potable ne sont en rien les conséquences de sécheresses ou d’inondations ou encore d’autre calamités naturelles. Les Territoires Palestiniens, avant la crise actuelle, disposaient de terres fertiles et connaissaient dans l’ensemble une économie bouillonnante, exportant des dizaines de tonnes d’olives, de fruits et de légumes vers Israël, l’Europe et les pays du Golfe. La crise actuelle, fabriquée par la main de l’homme, résulte des mesures impitoyables qui entravent les déplacements des personnes et le transport des biens, et qui ont amené l’économie palestinienne au bord de l’effondrement. La crise humanitaire pourrait, par tant, être rapidement soulagée si les entraves aux personnes et aux biens étaient immédiatement desserrées.
II – CADRE  JURIDIQUE  DU  DROIT  ALIMENTAIRE  DANS  LES  T. P. O.
La crise humanitaire constatée aujourd’hui dans les Territoires Occupés résulte de violations évidentes du droit à l’alimentation. En vertu des droits humains internationaux et du droit humanitaire, le gouvernement d’Israël, de par son occupation des Territoires palestiniens, a la responsabilité de garantir les besoins fondamentaux de la population civile palestinienne. Le gouvernement israélien est responsable de la satisfaction du droit à s’alimenter de la population palestinienne, et il a l’obligation d’éviter de violer ce droit. Sous l’empire du droit international, l’établissement de colonies dans des territoires occupés est interdite, ainsi que les punitions collectives à l’encontre de la population civile. Ce chapitre définira le droit à l’alimentation et présentera le cadre légal régissant le droit à l’alimentation dans les Territoires Occupés, y incluses les obligations de la puissance occupante, Israël.
Le droit à l’alimentation est avant tout le droit d’être en mesure, pour une personne, de se nourrir elle-même, grâce à un accès physique et économique à la nourriture. Le droit à l’alimentation a été défini exhaustivement dans la 12ème Observation Générale du Comité des Droits Economiques, Sociaux et Culturels. En s’inspirant de cette Observation, le R. S. caractérise le droit à l’alimentation comme « le droit d’avoir un accès régulier, permanent et sans entrave, soit directement, soit au travers d’une transaction financière (commerciale), à une nourriture quantitativement et qualitativement adaptée et suffisante qui soit aussi une nourriture correspondant aux traditions culturelles du peuple auquel appartient le consommateur, et qui soit à même de garantir une vie, individuelle et collective, satisfaisante, digne, et exempte de toute crainte » (E/CN.4/2001/53). Le droit à l’alimentation inclut l’accès à l’eau potable et à l’eau d’irrigation nécessaire à une production agricole de subsistance (A/56/210 ; E/CN.4/2003/54). Comme cela a été souligné dans l’Observation Générale 12, le droit à l’alimentation implique trois niveaux différents d’obligation – les obligations de respecter, de protéger le droit à l’alimentation et, enfin, d’y satisfaire.
Statut des T. P. O. du point de vue du droit international
Sous l’empire du droit international, la Cisjordanie, Jérusalem Est et la bande de Gaza sont définis comme « Territoires Occupés », et Israël comme « Puissance Occupante ». Ceci a été confirmé par le Conseil de Sécurité [xxxii] et l’Assemblée Générale de l’ONU. Ces territoires sont considérés « occupés » en application d’un des principes fondamentaux du droit international – l’inadmissibilité de l’acquisition de territoire(s) par la guerre. Ceci a été confirmé par le Conseil de Sécurité depuis sa Résolution 242, adoptée le 22 novembre 1967. Le processus d’Oslo n’a pas changé le statut des Territoires Occupés, et ceci a été souligné par le Conseil de Sécurité [xxxiii], l’Assemblée Générale, le CICR et les Hautes Parties Contractantes à la Quatrième Convention de Genève.
Le droit international applicable aux Territoires Palestiniens Occupés inclut tant le droit humanitaire que la garantie des droits de l’Homme, bien que ceci soit contesté par le gouvernement d’Israël. Israël, en effet, conteste l’application (de jure) de la 4ème Convention de Genève, relative à la Protection des Personnes Civiles en temps de Guerre (mais il en accepte néanmoins de facto les attendus humanitaires). Ce gouvernement conteste également que les droits de l’Homme internationaux s’appliquent dans les Territoires Palestiniens Occupés. Toutefois, la plupart des pays et des corps constitués de l’ONU, dont le distingué R. S. chargé d’examiner la situation des droits de l’Homme dans les T. P. O., le Professeur John Dugard [xxxiv], ont exprimé l’avis que tant le droit humanitaire international que les droits de l’Homme s’appliquent dans ces Territoires.
En termes de droit humanitaire, le Conseil de Sécurité, l’Assemblée Générale, le CICR, les Hautes Parties Contractantes à la Convention de Genève, ainsi que la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU ont réitéré de manière répétée que (cette) Convention s’applique de jure à la situation des T. P. O.. D’après la Cour Suprême israélienne [xxxv], les seuls textes qui s’appliqueraient dans les Territoires seraient ceux des Règlements de La Haye de 1907 concernant les lois et usages de la guerre terrestre, dont les Articles 42 à 56 sont relatifs à des territoires occupés, attendu que ces Règlements sont constitutives du droit international reçu. Toutefois, la 4ème Convention de Genève est, elle aussi, constitutive du droit international reconnu, et cela a été confirmé par la Cour Internationale de Justice [xxxvi] et le Conseil de Sécurité, et, par conséquent, cette loi devrait elle aussi être invocable devant la Cour Suprême d’Israël. Cela vaut également pour la Troisième Convention de Genève, relative au Traitement des Prisonniers de guerre [xxxvii].
En termes de droit international humanitaire, l’applicabilité de ce droit a été réitéré par le Conseil de Sécurité, l’Assemblée Générale, la Commission des Droits de l’Homme, le Comité pour les Droits de l’Enfant, le Comité Contre la Torture et le Comité pour l’Elimination de la Discrimination Raciale. L’applicabilité du droit des droits de l’Homme a été également confirmée par l’Accord intérimaire dans lequel Israël et le Conseil Palestinien sont convenus d’exercer leurs pouvoirs et responsabilités « en respectant dûment les normes et principes internationalement reconnus des droits de l’Homme et de l’état de droit » [xxxviii].
De plus, comme l’a réaffirmé l’Assemblée Générale à de multiples reprises [xxxix], le peuple palestinien détient le droit à s’autodéterminer, en vertu de quoi il devrait pouvoir disposer librement de ses richesses et ressources naturelles, dont la terre et l’eau et, en aucun cas, il ne devrait se voir privé de ses propres moyens de subsistance [xl]. Le processus d’Oslo, qui a abouti à l’émergence de l’Autorité palestinienne, et la feuille de route, qui vise à créer un Etat palestinien démocratique, indépendant et viable d’ici au 1er janvier 2005, renforcent et confirment ce droit.
Les obligations de la Puissance Occupante : Israël
En tant que puissance occupante, le Gouvernement d’Israël a certains droits et obligations précis, en vertu du droit humanitaire, dont l’interdiction des punitions collectives et de construire des implantations. Ceci n’a pas été remis en cause par le processus d’Oslo, et cela a été confirmé par le Conseil de Sécurité le 7 octobre 2000, qui a exhorté « Israël, en tant que Puissance Occupante, à observer scrupuleusement ses obligations et responsabilités légales sous l’empire de la 4ème Convention de Genève [xli].
Comme l’a souligné le R. S. dans ses rapports précédents (A/56/210 ; E/CN.4/2002/58), de nombreuses lois du droit humanitaire visent à garantir que la population soumise à occupation a accès à une nourriture et une eau satisfaisantes. Certaines de ces lois sont de nature préventive, d’autres concernent les secours d’urgence et l’assistance humanitaire et d’autres, enfin, s’attachent à garantir l’accès à la nourriture de catégories de population spécifiques, dont les prisonniers.
La première obligation de la Puissance Occupante est de respecter l’accès à la nourriture et à l’eau potable de la population palestinienne, et son accès aux ressources, dont les terres agricoles et l’eau d’irrigation nécessaire lui permettant de produire et de disposer d’une nourriture adaptée à ses besoins. Pour le droit humanitaire, les propriétés privées ne peuvent être confisquées (articles 33 et 47 de la 4ème C. de Genève), la réquisition de terres ne peut être imposée, sauf pour nécessités militaires (article 52 des Règlements de La Haye), et toute destruction de biens appartenant à des individus ou à des collectivités ou encore à l’Etat ainsi qu’à d’autres collectivités publiques, est interdite par l’article 53 de la 4ème C. de Genève, à moins que cette destruction ne soit rendue absolument nécessaire par les opérations militaires. Pour la même raison, l’évacuation d’une région donnée est interdite, sauf si des raisons militaires impérieuses l’exigent, et dans ce cas, une assistance spécifiques doit être assurée et les déplacements de population être effectués tout en satisfaisant aux conditions assurant une alimentation satisfaisante (article 49, para. 2 et 3 de la 4ème C. de Genève). L’article 49 (6) de la 4ème C. de Genève interdit à Israël de transférer toute partie de sa propre population civile à l’intérieur des territoires occupés.
En tant que Puissance Occupante, le gouvernement israélien a, de plus, l’obligation de fournir les ressources (dont la nourriture et l’eau) si les ressources disponibles dans les Territoires ne conviennent pas (en quantité et en qualité). En vertu du droit humanitaire, la Puissance Occupante doit assurer la fourniture à la population de la nourriture et de l’eau et apporter les denrées alimentaires nécessaires (art. 55), et si tout ou partie de la population n’est pas approvisionnée de manière adéquate, elle doit convenir de plans de secours en direction de cette population et elle doit en faciliter la mise en place et la mise en œuvre par des Etats ou des organisations humanitaires impartiales, tel le CICR (art. 59). Dans la situation actuelle, des agences, dont l’ONU et le CICR, distribuent des vivres à la population palestinienne, mais cela ne saurait en rien réduire les obligations qui incombent à Israël en tant que puissance occupante (article 60 de la 4ème Convention de Genève).
Le droit humanitaire prend les impératifs militaire en considération. La Puissance Occupante a le droit de prendre des mesures – militaires ou administratives – destinées à garantir la sécurité de ses forces armées ou de son administration d’occupation dans les Territoires Occupés, dès lors que les mesures ainsi prises sont rendues absolument nécessaires par les opérations militaires, ne sont pas interdites, sont proportionnées, et n’empêchent pas la Puissance Occupante de respecter l’obligation qui lui est faite d’assurer les besoins fondamentaux des habitants des Territoires Occupés. Par ailleurs, d’après le droit humanitaire, la Puissance Occupante n’a par définition pas le droit de prendre des mesures relatives à la sécurité de ses citoyens vivant dans des colonies situées sur les Territoires Occupés, dès lors que la création d’implantations est illégale en elle-même, comme l’a souligné l’Article 49 (6) de la 4ème Convention de Genève. Ce point a été réaffirmé à plusieurs reprises par l’Assemblée Générale de l’ONU, le CICR et les Hautes Parties Contractantes aux Conventions de Genève, ainsi que par le Conseil de Sécurité.
L’Etat d’Israël a ratifié tous les instruments principaux de protection des droits de l’Homme qui garantissent le droit à la nourriture ; en particulier, le Pacte International sur les Droits Economiques, Sociaux et Culturels (article 11), la Convention des Droits de l’Enfant (articles 54, 27) et la Convention pour l’Elimination de la Discrimination envers les Femmes (article 12), sans formuler aucune réserve quant à l’applicabilité de ces Conventions dans les Territoires Occupés (palestiniens). Il doit aussi respecter la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (article 25), qui est devenue à bien des égards une partie coutumière du droit international. Toutefois, le gouvernement israélien maintient qu’il ne peut être tenu de respecter ces instruments des droits humains dans les actions qu’il mène dans les Territoires Occupés, au prétexte que lorsque c’est le droit humanitaire qui s’applique, les droits de l’Homme ne s’appliquent pas, et que les instruments de défense des droits de l’homme ne sont pas valables pour des régions qui ne sont pas soumises à sa souveraineté territoriale et à sa juridiction [xliii]. Le R. S. rappelle, toutefois, que l’applicabilité du droit humanitaire n’est pas exclusive du respect des droits de l’Homme, et que le droit à la nourriture, à l’instar de tous les droits humains, s’applique y compris durant une période d’occupation, chose qui a été réaffirmée de manière répétée par le Conseil de Sécurité et l’Assemblée générale. Il souligne que le Comité des Droits Economiques, Sociaux et Culturels, ainsi que d’autres Comités d’experts, ont insisté à dire que les droits de l’Homme « s’appliquent dans tous les territoires et à toutes les populations soumis effectivement à son contrôle » [xliii]. Le R. S. rappelle, par ailleurs, qu’un Etat est responsable des actes de ses autorités dans des territoires situés à l’extérieur de sa juridiction de jure, et donc dans des territoires occupés, comme argumenté en 1992 par le Rapporteur Spécial sur la situation des droits de l’Homme au Koweït sous occupation irakienne [xliv], ainsi que récemment par le Comité des Droits de l’Homme [xlv] et il rappelle aussi que la Convention Internationale sur les Droits Economiques, Sociaux et Culturels ne comporte aucune clause de limitation territoriale.
En vertu des accords d’Oslo, il est reconnu qu’une part importante des responsabilités du gouvernement israélien dans les Territoires a été transférée à l’Autorité Palestinienne, en matière administrative et sécuritaire dans la bande de Gaza (sur 74 % de la bande de Gaza, en mars 2000) ainsi que dans la zone A (18,2 % des Territoires, en mars 2000) et, pour les questions administratives seulement, dans la zone B (21,8 % des T. P. O. en mars 2000). Toutefois, la situation a évolué depuis septembre 2000, l’armée ayant repris le contrôle de la plupart des Territoires autour et à l’intérieur des zones A et B. Il n’y a, de ce fait, aucun doute quant aux obligations qui sont celles du gouvernement israélien, eu égard au droit à l’alimentation, dans les Territoires palestiniens, aujourd’hui. Le R. S. souligne que la grande majorité des T. P. O. est soumise au contrôle total – tant militaire qu’administratif – de l’armée d’occupation, et qu’il en va de même en matière d’accès (entrées et sorties) des (et vers les) zones sous administration palestinienne, comme il a pu le vérifier durant ses déplacements dans la bande de Gaza, à Ramallah, à Bethléem, à Jéricho, à Qalqiliya, à Tulkarem, etc.
Israël est, par conséquent, soumis à l’obligation de respecter, de protéger et de satisfaire au droit à l’alimentation de la population palestinienne dans les T. P. O., sans discrimination (A/56/210). Ces trois niveaux d’obligation de respecter, de protéger et de rendre effectif le droit à l’alimentation ont été soulignés dans le Commentaire Général 12 du Comité des Droits Economiques, Sociaux et Culturels. L’obligation de respecter le droit à l’alimentation implique qu’Israël ne devrait prendre aucune mesure susceptible d’affecter négativement les accès physiques et économiques existants à la nourriture et à l’eau potable de la population palestinienne, ni de limiter la disponibilité ou la qualité de cette nourriture et de cette eau. L’obligation de mettre en application le droit signifie que le gouvernement d’Israël doit prendre les mesures nécessaires afin de faciliter l’accès à la nourriture et à l’eau de la population palestinienne (en leur permettant de se nourrir par eux-mêmes), et ce n’est qu’en dernier recours qu’il doit distribuer de la nourriture et de l’eau aux gens qui n’ont pas accès à la nourriture et à l’eau. Dans ce cas, les bénéficiaires des programmes d’aide alimentaire ne doivent en aucun cas être considérés comme des bénéficiaires passifs, mais toujours comme des ayant droits, éligibles à une nourriture et à une eau en quantités et en qualité idoines. Enfin, le gouvernement d’Israël a, en vertu des droits de l’Homme et du droit humanitaire, l’obligation de fournir une nourriture et une eau appropriées aux prisonniers palestiniens. Le R. S. a souligné, également, que l’Article I de l’Amendement envisage qu’en aucun cas un peuple ne devrait être privé de ses propres moyens de survie.
Les obligations de l’Autorité palestinienne
L’Autorité Palestinienne, en l’absence d’Etat palestinien indépendant, n’est partie prenante dans aucun des instruments légaux protégeant les droits humains ni dans le droit humanitaire international. Toutefois, elle est tenue, à travers le processus d’Oslo, de respecter les droits de l’Homme internationaux, dont le droit à l’alimentation. D’après l’Article XIX de l’Accord Intérimaire israélo-palestinien sur la Cisjordanie et la bande de Gaza, les autorités palestiniennes sont convenues d’exercer leurs prérogatives et leurs responsabilités « en tenant le plus grand compte des normes et des principes internationalement reconnus en matière de droits de l’Homme et d’état de droit ».
Dans le cadre du processus d’Oslo, certaines responsabilités importantes en matière d’administration et de sécurité ont été transférées à l’Autorité palestinienne dans les zones A et B, en mars 2000. Dans ces régions, l’Autorité palestinienne, par conséquent, est dotée de responsabilités importante en matière de questions relatives à la nourriture et à l’eau. Toutefois, la situation a évolué, depuis septembre 2000 et, aujourd’hui, la puissance occupante a repris le contrôle de la majorité des T. P. O., y compris à l’intérieur et autour des zones A et B. De plus, les forces armées d’occupation ont détruit la plupart des infrastructures de l’Autorité palestinienne, et il est aujourd’hui très difficile, même pour les personnels de l’Autorité palestinienne, de se déplacer à l’intérieur des T. P. O. Tous ces facteurs ont considérablement réduit le contrôle de l’Autorité palestinienne sur les Territoires ainsi que sa capacité à garantir que la population de ces régions a accès à une nourriture et une eau satisfaisantes. Il en résulte qu’aujourd’hui l’Autorité palestinienne n’a aucune obligation de respecter, de protéger et de mettre en application le droit à la nourriture des Palestiniens vivant dans les zones A et B, sauf là où elle exerce un contrôle effectif et, cela, dans la mesure où des ressources sont disponibles.
Dans les zones où elle exerce effectivement son contrôle, l’Autorité palestinienne développe actuellement une Stratégie Nationale de Sécurité Alimentaire et elle mène à bien divers programmes sociaux, dont l’aide apportée à 36 000 foyers dans le cadre du programme des Cas Sociaux Difficiles du ministère des Affaires Sociales. bien que l’Autorité palestinienne ait fréquemment été accusée de corruption et d’incompétence par les Palestiniens ainsi que par d’autres acteurs (xlvi), la Banque Mondiale note que ce programme est efficacement mené et qu’elle ne constate virtuellement aucune déperdition d’aides en direction de personnes qui n’en justifieraient pas [xlxii]. La Banque Mondiale relève également que l’Autorité palestinienne est en cours de réforme et affirme qu’en ce qui concerne la fourniture des services sociaux fondamentaux, l’Autorité palestinienne a fait aussi bien qu’elle pouvait le faire compte tenu de la difficulté de la situation, avec notamment les restrictions imposées aux déplacements des personnels administratifs et des ministres de l’Autorité palestinienne [xlviii]. Toutefois, le Rapporteur Spécial a ressenti une certaine préoccupation en raison d’informations faisant état de plaintes de nombreux détenus des prisons palestiniennes qui ne recevraient pas une alimentation suffisante, lesquels rapports ont été confirmés par plusieurs ONG. Il souhaite souligner que l’Autorité palestinienne a l’obligation de respecter le droit à l’alimentation des prisonniers qu’elle détient, comme souligné par les engagements auxquels elle a souscrit dans le cadre de l’Accord intérimaire et du Mémorandum de Wye River [xlix].
Autres textes et institutions fondamentaux pertinents
La gamme des lois régissant la situation dans les T. P. O. forme un système très complexe. Elle comporte des éléments hérités du droit ottoman, du droit mandataire britannique, du droit jordanien en Cisjordanie et du droit égyptien dans la bande de Gaza, de la juridiction militaire israélienne, ainsi que de lois palestiniennes plus récentes et de lois du droit international.
Selon les Règlements d’Urgence édictés par le gouvernement israélien en 1967, le Commandant militaire de la Puissance Occupante a la compétence lui permettant de publier des Ordres Militaires s’appliquant aux T. P. O. A l’aide de ces ordres militaires, la puissance occupante a pris le contrôle de milliers d’acres de terres dans l’ensemble de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, afin d’y construire des colonies ou des routes de contournement. Les quatre méthodes ci-après sont utilisées afin de s’assurer du contrôle de la terre : (i) la déclaration et l’enregistrement au cadastre d’une terre sous la qualification de « terre d’Etat », (ii) la réquisition de la terre pour des besoins militaires, (iii) la déclaration d’une terre propriété abandonnés et enfin (iv) la confiscation pour utilité publique. Toutefois le R. S. insiste sur le fait que toutes les saisies de terres en vue de la construction de colonies dans les T. P. O. sont constitutives de violations de la 4ème Convention de Genève, qui prohibe la création de colonies, ainsi que sur le fait que toute confiscation de propriété privée dans les Territoires occupés est une violation des Règlements de La Haye. De plus, la prise de contrôle de toute propriété de la population palestinienne ou de l’Autorité palestinienne représente une violation du droit du peuple palestinien à disposer librement de sa richesse et de ses ressources naturelles, droit conforme à son droit à l’autodétermination. Comme l’a spécifié le Conseil de Sécurité dans sa résolution 465, « toutes les mesures prises par Israël afin de modifier le caractère physique, la composition démographique, la structure et / ou le statut institutionnel des territoires et autres territoires arabes occupés depuis 1967, y compris Jérusalem, ou toute partie des mêmes, n’a pas de validité légale et (…) « la politique et les pratiques d’Israël consistant à installer certaines parties de sa population, ainsi que de nouveaux immigrants, dans lesdits territoires, constitue une violation flagrante de la 4ème Convention de Genève (…) ainsi qu’une très sérieuse obstruction à l’établissement d’une paix globale, équitable et durable, au Moyen-Orient » [l].
Les accords d’Oslo sont importants, également, si l’on veut comprendre les problèmes liés à la terre, à l’eau et aux colonies, dans les Territoires occupés. La plupart de ces problèmes sont traités dans l’Accord Intérimaire de 1995 et dans ses annexes. D’après l’article 40 de l’Annexe III de l’Accord Intérimaire de 1995, le gouvernement d’Israël a reconnu les droits d’accès à l’eau des Palestiniens en Cisjordanie, et un Comité Conjoint de l’Eau a été créé afin de traiter tous les problèmes relatifs à l’eau et au réseaux d’assainissement en Cisjordanie, y compris la protection des ressources hydriques et des systèmes d’évacuation des eaux usées, et prévoyant un échange d’informations. En ce qui concerne la Bande de Gaza, les deux parties sont convenues que l’Autorité palestinienne est responsable de l’eau et des égouts des Palestiniens, tandis que la société de distribution d’eau israélienne Mekorot est responsable des réseaux d’eau fournissant les colonies et les installations militaires. Le R. S. a rencontré plusieurs officiels palestiniens, qui ont déclaré être déçus par le fait que toutes les décisions du Comité Conjoint de l’Eau doivent faire l’objet d’un consensus, ce qui signifie dans les faits que le Gouvernement israélien a opposé son veto à tout nouveau forage et à toute nouvelle installation de tout à l’égout en Cisjordanie.
Les accords d’Oslo traitent également de la responsabilité du gouvernement israélien eu égard aux colonies israéliennes. D’après l’article XII de l’accord intérimaire : « Israël continuera à assurer la responsabilité (…) de la sécurité générale des Israéliens et des colonies, en vue de sauvegarder leur sécurité interne et l’ordre public, et il disposera des pouvoirs de prendre toute mesure nécessaire afin d’assurer cette responsabilité. » Le R. S. souhaite souligner que toutes les provisions prises dans le cadre des accords d’Oslo ne devraient en aucun cas porter atteinte aux protections déjà garanties auparavant aux Palestiniens par les droits de l’Homme internationalement reconnus et le droit humanitaire. Comme énoncé à l’article 47 de la 4ème Convention de Genève, « Les personnes protégées vivant en territoire occupé ne peuvent en aucun cas et d’aucune manière se voir dénier les bénéfices de la présente Convention en vertu d’un quelconque changement introduit, à la suite de l’occupation d’un territoire, dans les institutions ou dans le gouvernement dudit territoire, ni au moyen d’un quelconque accord conclu entre les autorités du territoire occupé et celles de la puissance occupante (…) ». En 2001, le CICR a rendu public le communiqué ci-après devant la Conférence des Hautes Parties Contractantes à la Quatrième Convention de Genève :
« Le CICR a exprimé une préoccupation croissante au sujet des conséquences en termes humanitaires de la création de colonies israéliennes dans les territoires occupés, en violation de la 4ème Convention de Genève. La politique de colonisation a souvent signifié la destruction de maisons palestiniennes, la confiscation de terres et de ressources en eau, et la parcellisation des territoires. Les mesures prises afin d’étendre les implantations et de protéger les colons, entraînant la démolition de maisons, les réquisitions de terres, le bouclage de régions entières, les blocages routiers et l’imposition de couvre-feu de longue durée, ont également contribué à gravement porter atteinte à la vie quotidienne de la population  palestinienne. » [li].
Le R. S. a rencontré les honorés membres du Conseil Législatif Palestinien créé en 1996, dont tous les Présidents des principales commission parlementaires. Les réalisations de ce Conseil sont impressionnantes. Ainsi, par exemple, la Loi sur l’Eau (3/2002) adoptée le 17 juillet 2002 représente une proposition permettant d’unifier les législations (différentes) en vigueur en Cisjordanie et à Gaza. Cette loi reconnaît le droit de chaque personne à un approvisionnement en eau convenable (article 3) ainsi que d’en obtenir le service, elle crée une institution, l’ « Autorité de l’Eau », dont les taches et les responsabilités sont définies en détail. Le R. S. a déjà souligné le fait que les capacités et les ressources disponibles, pour les autorités palestiniennes, sont très limitées. Toutefois, les nouvelles lois palestiniennes représentent un moyen important de mettre en application le droit à l’alimentation dans les T. P. O.
III PRINCIPALES CONSTATATIONS EN MATIERE DE LA MISE EN APPLICATION DU DROIT A L’ALIMENTATION
A – La crise alimentaire
Le R. S. a été profondément alarmé par la détérioration rapide des niveaux de malnutrition et de pauvreté ainsi que par la dégradation de l’accès des Palestiniens à la nourriture et à l’eau potable. La dépendance croissante de la population palestinienne vis-à-vis de l’aide alimentaire, au moment même où les restrictions imposées à l’accès des humanitaires restaient en vigueur, souligne la vulnérabilité de la population palestinienne. Au cours des conversations du R. S. avec les autorités israéliennes, celles-ci ont reconnu qu’il y a bien crise humanitaire dans les Territoires Occupés, et elles n’ont pas cherché à mettre en cause les statistiques faisant état d’une augmentation de la malnutrition et de la pauvreté des Palestiniens. Toutefois, elles y voient la conséquence, certes regrettable, mais inévitable, de mesures sécuritaires absolument nécessaires afin d’éviter des attaques contre des citoyens israéliens. Le R. S. ne remet pas en cause les besoins d’Israël en matière de sécurité, et il comprend les risques encourus quotidiennement par les citoyens israéliens vivant en Israël. Toutefois, du point de vue du R. S., les mesures prises actuellement sont totalement hors de proportion, car elles provoquent la faim et la malnutrition de civils palestiniens d’une manière qui équivaut à l’imposition d’une punition collective à la société palestinienne. Comme l’a noté Amnesty International, il n’est pas licite de punir une population entière en raison des actes de certains, très peu nombreux, de ses membres [lii].
Des responsables du ministère israélien de la Défense et de l’Administration Civile ont informé le R. S. du fait qu’elles étaient en train de prendre certaines mesures spécifiques dans certaines circonstances, afin de tenter d’alléger les souffrances découlant de la situation humanitaire. Le site web des Forces Israéliennes de Défense publie une liste de certaines de ces actions. [liii]. Toutefois, le R. S. a remarqué que ces mesures isolées semblent avoir des effets limités sur la situation actuelle. Il pense que, ainsi que l’a affirmé la Banque Mondiale, « la cause immédiate de la crise économique palestinienne est le bouclage (des territoires) » [liv] et que, par conséquent, ce n’est qu’en levant ce régime de blocus que la catastrophe humaine pourra être évitée.
Le R. S. est également gravement préoccupé par la destruction et la confiscation continues de terres, de puits et d’autres ressources en Palestine. La confiscation incessante de terres palestiniennes rendra totalement impossible l’option d’un Etat palestinien indépendant, capable d’assurer durablement une économie et un secteur agricole viables et qui soit en mesure d’assurer que le droit à l’alimentation soit garanti à la population palestinienne.
B – Les violations du droit à l’alimentation
Le R. S. est préoccupé par les nombreuses violations caractérisées du droit à l’alimentation. Dans le chapitre ci-après, il souligne les violations des différentes obligations découlant de l’engagement à respecter le droit à l’alimentation. Comme souligné dans le Commentaire Général n° 12 du Comité des Droits Economiques, Sociaux et Culturels, ces obligations impliquent celle de respecter, de protéger et de mettre en application le droit à l’alimentation.
L’obligation de respecter le droit à l’alimentation
L’obligation qui lui est faite de respecter le droit à l’alimentation signifie, pour la puissance occupante, qu’elle ne doit rien entreprendre qui risque d’interrompre ou de détruire l’accès existant à la nourriture des Palestiniens. Il s’agit d’une obligation immédiate, qui requière de la Puissance Occupante qu’elle évite de restreindre, de dénier ou de détruire l’accès physique ou économique existant ou disponible à une nourriture et une eau convenables.
Bouclages et couvre-feu
L’imposition étendue de bouclages, de couvre-feu et de systèmes de permis de circuler est constitutive d’une violation de l’obligation de respecter l’accès existant à la nourriture, et ils menacent l’accès tant physique qu’économique des Palestiniens à la nourriture. Les Palestiniens se sont même vu interdire l’accès à la nourriture car ils étaient consignés chez eux par des couvre-feu prolongés, et parce qu’il y a des pénuries alimentaires dans les commerces en raison des bouclages [lv]. Les mesures militaires spécifiques, mises en place aux seuls fins de protéger les colons dans les Territoires Palestiniens Occupés sont illégales, les colonies étant elles-mêmes illégales aux yeux du droit international.
L’OCHA a relevé, en 2003, qu’ « en raison des restrictions aux déplacements, la distribution et la commercialisation de produits alimentaires a été sévèrement affectée, désorganisant de ce fait la stabilité de l’approvisionnement alimentaire et affectant sévèrement l’économie des populations paysannes / rurales » [lvi]. Une étude de l’USAID rendue publique en septembre 2002 a montré que « les interruptions d’approvisionnement dues aux couvre-feu, aux bouclages, aux incursions militaires, aux fermetures de frontières et aux checkpoints ont affecté la disponibilité d’aliments clés riches en protéines, en particulier de la viande, de la volaille et des produits laitiers, et notamment du lait en poudre et du lait destiné aux bébés » [lvii]. Cette étude a montré que les couvre-feu ont représenté la principale raison, en Cisjordanienne, qui fait que les gens mangent moins, en particulier dans la ville de Naplouse, qui a été soumise au couvre-feu durant 1 797 heures du 21 juin au 6 septembre 2002, ainsi qu’à Tulkarem, qui a été soumise au couvre-feu durant 1 486 heures durant la même période, tandis que les villes de Ramallah et de Bethléem étaient elles aussi sévèrement affectées [lviii]. De ses conversations avec l’UNRWA, le R. S. a appris qu’en dépit de l’excellente récolte de 250 000 tonnes d’olives en 2002, les Palestiniens n’ont pas pu en vendre plus de 200 tonnes, en raison des obstacles imposés au commerce. Les bouclages extérieurs et le contrôle exercé par Israël sur l’importation et l’exportation des marchandises palestiniennes affectent sévèrement leur accès au commerce international et, par conséquent, la capacité pour les Palestiniens d’importer des denrées alimentaires lorsque cela s’avère nécessaire.
Les pénuries d’eau résultent elles aussi des bouclages. Des localités telle Burin, située au sud-ouest de Naplouse, n’ont pas de source d’eau indépendante, et sont de ce fait totalement dépendantes de livraisons d’eau qui ont été désorganisées par les bouclages [lix]. Le village de Beit Furik, situé à dix kilomètres au sud-est de Naplouse n’a pas reçu d’eau durant au moins neuf jours consécutifs car aucun camion citerne n’a été autorisé à y pénétrer [lx]. Une étude effectuée par le Groupe des Hydrologues Palestiniens a montré que 24 villages (sur les 27 sous étude) avaient rencontré des problèmes d’approvisionnement en eau du fait des couvre-feu et des bouclages [lxi]
La destruction de terres, de puits et d’autres ressources palestiniennes 
La destruction directe de certains moyens de subsistance des Palestiniens est elle aussi constitutive d’une violation de l’obligation de respecter le droit à l’alimentation dans les cas où cette destruction frappe des objets nécessaires à la survie de la population civile, comme les citernes d’eau, ainsi que les récoltes et l’infrastructure agricole, et, plus largement, les grandes infrastructures économiques et sociales.
Selon le Centre National Palestinien d’Information [PNIC – Palestinian National Information Center], entre le 29 septembre 2000 et le 31 mai 2003, les forces d’occupation ont arraché et détruit près de 2,5 millions d’oliviers et plus d’un million d’agrumes et autres arbres fruitiers. De plus, 806 puits et 296 serres maraîchères ont été détruits, 2000 routes et chemins carrossables ont été défoncés, tandis que d’autres étaient bloqués au moyen de blocs de béton et de levées de terre [lxiii]. A Beit Hanoun, dans la bande de Gaza, le R. S. a vu des milliers d’arbres fruitiers et d’oliviers détruits, ainsi que la destruction de terres cultivées et d’infrastructures hydrauliques, toutes destructions qu’il serait bien difficile de justifier en invoquant leur caractère d’absolue nécessité en raison de considérations militaires, et dans lesquelles beaucoup de Palestiniens voient une énième occurrence de rétorsions collectives. D’après le Gouvernorat du Nord de Gaza, 3 684 dounoms [368 hectares, ndt] de terres ont été éventrés par des bulldozers, 95 000 oliviers et orangers étant détruits, tandis que cinq puits étaient comblés. Signalons que ces destructions ont concerné des maisons, de nombreux civils étant tués, au cours des incursions des forces d’occupation entre mai et juin 2003. Les ministères et les bâtiments administratifs de l’Autorité palestinienne ont représenté eux aussi des cibles particulièrement visées, rendant très difficile la poursuite des programmes d’assistance sociale. La Banque Mondiale relève que les dommages infligés aux infrastructures publiques atteignent un montant de 251 millions de dollars (US), notant en particulier « la mise à sac à grande échelle des bâtiments ministériels de l’Autorité palestinienne, ainsi que des bureaux des mairies » [lxiv].
Expropriations de terres, de puits et d’autres ressources appartenant à des Palestiniens
L’expropriation de terres palestiniennes en vue de la construction de colonies dans les Territoires Palestiniens Occupés constitue une violation de l’obligation de respecter le droit à l’alimentation. De plus, il s’agit d’une violation patente du droit du peuple palestinien à ne pas être privé de ses moyens propres de subsistance.
La construction de colonies dans les Territoires est illégale de par le droit international, mais de nombreuses ONG font remarquer qu’en 1999, ce sont 44 nouveaux colonies ou avant-postes qui ont été construits en Cisjordanie, tandis qu’en 2001, 34 colonies nouvelles étaient créées et 14 projets de futures colonies approuvés par le gouvernement israélien. D’après l’organisation non-gouvernementale (ONG) ARIJ, la superficie totale confisquée, ou classifiée « zone militaire » dans la bande de Gaza s’établit à 165,04 km2 , ce qui représente 45 % de la bande de Gaza, dans laquelle on estime ne se trouver que 6 429 colons israéliens qui utilisent ainsi 45 % du territoire, à comparer à plus d’un million de Palestiniens devant s’entasser sur les 55 % restants, portant la densité de population des Palestiniens au niveau du record mondial : elle est près de 100 fois plus importante que celle des Israéliens !
Bien que trois nappes phréatiques très importantes soient situées dans le sous-sol des T. P. O., indiquent des statistiques communiquées à la mission, la plus grande part de l’eau disponible est contrôlée par (et distribuée en) Israël et dans les colonies, la distribution des ressources hydrauliques se caractérisant par une extrême iniquité. Les droits palestiniens à l’eau incluent les nappes phréatiques de Cisjordanie (de l’ouest, du nord-est et de l’est) et de Gaza. Toutefois, les statistiques des consommations d’eau quotidiennes par personne indiquent que durant l’année 2002, les Palestiniens ont consommé 70 litres, à comparer à 350 litres utilisés par chaque Israélien tant en Israël stricto sensu que dans les colonies. Ceci signifie que les Israéliens reçoivent et consomment cinq fois plus d’eau que les Palestiniens [lxv]. D’après Oxfam, la puissance occupante utilise plus de 85 % de l’eau fournie par les nappes phréatiques de la Cisjordanie. Au cours de conversations avec la Commission Israélienne de l’Eau, M. Driezin a informé le R. S. que le Gouvernement israélien avait offert aux Palestiniens accès à une usine de dessalement qui aurait prélevé de l’eau dans la Méditerranée. Toutefois, de l’avis du R. S., il ne semble pas économiquement viable d’acheminer de l’eau (des salinisée) depuis la mer, alors que des zones phréatiques d’eau douce existent de tout temps à faible profondeur, dans le sous-sol des Territoires Palestiniens. Il y a, par conséquent, un besoin urgent d’établir une distribution plus équitable de l’eau obtenue des nappes phréatiques aujourd’hui cartographiées.
Comme noté plus haut, de nombreux intellectuels et ONG (israéliens, palestiniens et internationaux) affirment qu’on assiste à une dépossession systématique du peuple palestinien, essentiellement en matière de terres agricoles, de larges pourcentages de terres étant graduellement saisies par la Puissance Occupante en vue de la construction de colonies, de zones de développement (zones industrielles), de zones militaires fermées et de routes réservées aux colons, ceci s’accompagnant du confinement des Palestiniens dans des « bantoustans » disjoints. Bien que la prise de contrôle de ces terres soit légalisée en vertu d’ordres militaires israéliens en vigueur dans les T. P. O., elle n’en constitue pas moins une violation du droit international, notamment de l’Article 43 des Règlements de La Hayes, qui interdit à la Puissance Occupante d’altérer le système juridique dans les territoires qu’elle occupe.
La « barrière de sécurité » / « mur d’apartheid » [lxvi]
La barrière de sécurité / mur d’apartheid est une énorme barrière surveillée et électrifiée, qui prend par endroits l’aspect d’une grille et sur d’autres segments celui d’un mur en béton armé de plus de 8 mètres de hauteur. La construction de la barrière de sécurité / mur d’apartheid est constitutive d’une violation de l’obligation de respecter le droit à l’alimentation, car elle ne suit pas le tracé de la frontière de 1967 entre Israël et les T. P. O., ayant plutôt tendance à s’enfoncer à l’intérieur de la Cisjordanie, annexant de facto au territoire israélien des milliers d’hectares de terres agricoles très fertiles. Des milliers de Palestiniens sont ainsi coupés de leur propres terres et puits, ou bien alors sont totalement « emprisonnés » par le Mur qui menace très gravement leurs droits à la nourriture et à l’eau.
D’après l’organisation israélienne de défense des droits de l’Homme B’tselem, trente six communes [72 200 Palestiniens y vivent] vont être séparées de leurs fermes et de leurs puits situés à l’ouest de la barrière. Quatre-vingt dix communes [soit 128 500 personnes] seront presque totalement emprisonnées par le tracé ondulant du Mur, dont 40 000 personnes qui seront prises au piège à Qalqiliya, enserrées de tous côtés par un mur de 8 mètres de hauteur, avec une seule route de sortie contrôlée par un checkpoint israélien. Trente communes (11 700 habitants] seront prises au piège dans des terres requalifiées en zone militaire interdite, entre le Mur et la Ligne Verte – terres prises sur le territoire palestinien – mais les habitants se verront néanmoins interdire le droit de pénétrer en territoire israélien [lxvii].
Le R. S. a visité un village de 3 500 habitants situé sur les collines de Qalqiliya, dans la région de Tulkarem, où le sol très fertile produit plus de 60 % de toute la production maraîchère de la Cisjordanie. Le bureau du maire donne vue sur les oliveraies et les orangeraies, ainsi que sur les serres où l’on cultive essentiellement des tomates, mais tout ceci se retrouve désormais de l’autre côté d’une barrière de 8 mètres de hauteur, protégée par des détecteurs électriques. Les villageois se sont entendu promettre qu’il y aurait des portails dans cette barrière qui devaient leur permettre d’accéder à leurs champs, mais bien qu’un portail ait été ménagé dans la barrière, il leur est interdit de l’utiliser. Le maire m’a expliqué que « les familles ont essayé à de nombreuses reprises de se rendre dans leurs oliveraies, mais les soldats leur ont lâché les chiens, ont tiré et ont battu des jeunes gens (hommes et femmes), si bien que désormais, plus personne ne prend ce risque ».
La première phase de la barrière / muraille va entraîner la confiscation de 2 875 acres de terres, simplement pour son « emprise » au sol [lxviii]. Les terres confisquées sont parmi les plus fertiles dans les Territoires Occupés. La barrière annexera aussi à Israël la plus grande partie de la Nappe Phréatique Occidentale (qui fournit plus de 51 % de l’eau de la Cisjordanie). Le mur venant s’interposer entre les concentrations de population et leurs puits, beaucoup des Palestiniens qui habitent les régions concernées, privés de terre ou d’eau, et ne disposant pas d’autre moyen de subsistance, seront obligés de partir. On estime que de 6 000 à  8 000 personnes ont ainsi d’ores et déjà quitté la région de Qalqiliya. Bien que certaines communes aient eu la possibilité de faire appel des décrets de confiscation de leurs terres, très peu ont gagné leur procès et la rapidité avec laquelle la Puissance Occupante poursuit la construction du mur (24 heures sur 24) ne permet en aucun cas que des procédures judiciaires se déroulent dans la sérénité requise.
La seconde phase – programmée – de construction de la barrière / muraille, telle que détaillée dans les documents israéliens officiels émanant du ministère de la Défense et remis au R. S. au cours de sa rencontre avec l’ingénieur chargé de ce chantier, passera au beau milieu de la Cisjordanie, depuis Salem jusqu’à Bet-Shean. Cela aurait pour effet d’annexer de facto la totalité de la vallée du Jourdain à Israël. Comme cela a été décrit en mars 2003 dans un article du quotidien Yediot Ahronot repris dans Between the Lines, « Ce mur emportera près de la moitié de la superficie restante de l’Etat palestinien à venir, éliminant du même coup toutes les options raisonnables pour un règlement du conflit pour des années à venir. Les Palestiniens seront assignés à résidence dans une sorte de couloir étiré, et il est clair que cette sorte de cage ne pourra à coup sûr que mettre les esprits en ébullition encore plus que ce n’est aujourd’hui le cas. » [lxix] La barrière / muraille est considérée par beaucoup d’observateurs comme l’expression concrète d’une volonté de bantoustaniser des régions palestiniennes fonctionnant à la manière d’une stratégie politique visant à diviser le terrain, à séparer le peuple palestinien entre cinq cantons discontinus, ou « bantoustans », dépourvus de toute frontière internationale. Le R. S. pense que cela équivaudrait à un déni structurel du droit à l’alimentation, tout en obérant effectivement à jamais la possibilité d’un Etat palestinien viable, interdisant de ce fait aux Palestiniens d’avoir une économie viable ou d’être autosuffisants en matière d’alimentation, en tant qu’Etat cohérent muni de frontières internationales.
L’obligation de protéger le droit à l’alimentation
L’obligation de ménager le droit à l’alimentation signifie que l’Etat responsable doit protéger la population civile des zones occupées contre des tierces parties tentant de restreindre, de dénier voire de détruire l’accès existant de cette population à la nourriture et à l’eau.
Les violations de cette obligation de protéger ces accès comportent notamment l’impunité dont jouissent les colons qui tirent sur les Palestiniens lorsqu’ils sont en train de travailler dans leurs champs ou de procéder à leurs récoltes. L’organisation non-gouvernementale israélienne Alternative Information Center publie régulièrement des rapports sur les violences fréquentes de colons s’en prenant aux Palestiniens et à leur droit à la nourriture. Ainsi, par exemple, ce Centre Alternatif d’Information a relevé que, le 12 avril 2001, « des colons israéliens armés ont empêché des paysans du village de Huwwara de travailler dans leurs champs, et ils les ont contraints à retourner se réfugier chez eux » [lxx]. En 2002, 4 paysans palestiniens ont été tués, et de nombreux autres blessés, dans leurs oliveraies, par des colons.
Amnesty International fait état de plusieurs attaques plus graves encore dans son dernier rapport annuel. Ainsi, par exemple, « Depuis le 29 septembre 2002, des colons de la colonie de Tapuah ont commencé à venir sur les terres du village de Kafr Yassuf, dans le Gouvernorat de Naplouse, afin d’y voler les olives sur des terres appartenant à Muhammad Mahmoud ‘Ubeid. Le 1er octobre, ils ont lancé des pierres sur les cueilleurs d’olives palestiniens et ils ont battu Angie Zelter, une militante pacifiste britannique du Mouvement International de Solidarité [ISM – International Solidarity Movement], qui accompagnait les Palestiniens dans leurs champs afin de les protéger contre les agressions des colons israéliens. En dépit de plaintes déposées auprès des Forces Israéliennes de Défense et de la police israélienne, il n’y eut aucune intervention pour arrêter les colons ni pour mener une enquête sérieuse sur les coups assénés par ceux-ci. Le 3 octobre, les Palestiniens sont retournés cueillir leurs olives, accompagnés par des militants pacifistes israéliens et internationaux. Un groupe de soldats et de policiers israéliens se tenait sur la colline où se trouve la colonie, lorsqu’un groupe de colons, certains munis d’armes à feu, firent irruption sur zone et se dirigèrent vers les Palestiniens. En réponse à l’ordre de quitter les lieux que leur donnait un officier israélien, les cueilleurs d’olives se sont déplacés vers une autre partie de l’oliveraie et ils ont continué à ramasser des olives. Après quoi, le commandant du district militaire israélien est arrivé, informant les cueilleurs d’olives que la zone avait été déclarée zone militaire fermée et leur donnant l’ordre de partir immédiatement. » [lxxi]
L’obligation de satisfaire le droit à l’alimentation
L’obligation de donner accès au droit à l’alimentation entraîne celle de faciliter la capacité des gens à se nourrir par eux-mêmes, et en dernier recours, de fournir une assistance alimentaire aux gens qui ne peuvent se nourrir par eux-mêmes pour des raisons de force majeure. En tant que puissance occupante, Israël a la responsabilité de faciliter et de garantir l’accès de la population civile palestinienne à la nourriture. Il a également l’obligation de faciliter l’accès humanitaire à des organisations impartiales fournissant une assistance d’urgence. L’obligation de faciliter l’accès à la nourriture est violée par l’étranglement en cours de l’économie palestinienne et du secteur agricole, qui a pour effet de limiter la capacité pour les Palestiniens de se nourrir.
L’obligation de faciliter l’accès humanitaire est elle aussi fréquemment violée par les forces militaires d’occupation. Bien que certaines améliorations aient été constatées depuis la visite, au mois d’août 2002, de Catherine Bertini, les engagements pris vis-à-vis du Rapporteur Spécial Bertini ne sont pas entièrement respectés partout. Ainsi, l’UNRWA a fait état, en juin 2003, de restrictions imposées par l’armée d’occupation à la liberté de se déplacer librement à l’intérieur de la Cisjordanie atteignant leur plus haut degré de sévérité depuis le début de l’Intifada. Il y a eu 231 cas de délais excessifs ou carrément de refus de passer à des checkpoints (186 incidents de délais excessifs, 41 incidents avec refus total de passer et 4 incidents ayant entraîné l’arrestation de membres du personnel) [lxxii]. Ceci signifie que beaucoup des camions de l’UNRWA ont dû rebrousser chemin sans avoir pu livrer les vivres de secours, parce que l’occupant leur a refusé le passage. En décembre 2002, l’armée d’occupation a fait sauter à l’explosif un entrepôt utilisé par le Programme Alimentaire Mondial [WFP – World Food Programme], détruisant 537 tonnes de vivres de secours financés en grande partie par la Commission Européenne. Fouillant les décombres de l’entrepôt durant plus de deux heures, l’armée occupante n’avait pas notifié au WFP de transporter les vivres à l’extérieur avant de faire exploser le bâtiment [lxxiii]. En 
avril 2003, un bouclage total a été imposé à Gaza entre le 16 et le 27 avril, et l’accès de ce territoire a été interdit au Programme Alimentaire Mondial et à l’UNRWA durant ces onze jours, aucune route alternative d’accès n’ayant été ménagée à l’assistance humanitaire [lxxiv].
L’un des engagements arrachés par la mission Bertini en matière d’accès à l’eau fut que « Les problèmes relatifs à l’approvisionnement en eau, dans les villes et villages palestiniens, seront examinés afin d’assurer l’apport quotidien d’un volume d’eau suffisant, cette eau étant acheminée par des camions-citernes palestiniens ». Toutefois, dans son rapport de suivi daté du mois de juin 2003, l’OCHA indique qu’aucune des barrières non surveillées n’a été supprimée afin de faciliter l’entrée des camions-citernes dans les villes et les villages attendant de l’eau. Des barrages supplémentaires, faits de levées de terre et de blocs de béton ont été installés dans les gouvernorats de Ramallah et de Naplouse, ainsi que devant l’entrée du camp de réfugiés de Balata. A Abu Nejeim (région de Bethléem), l’armée d’occupation a coupé l’approvisionnement en eau en déterrant les conduites afin de les détruire. Au cours des incursions armées, dont celle perpétrée à Beit Hanoun en mai-juin 2003, l’armée d’occupation n’a fait montre d’aucun respect pour l’infrastructure essentielle à la survie des civils, en endommageant gravement l’infrastructure d’approvisionnement en eau potable et d’évacuation des eaux usées [lxxv].
L’impossibilité fréquente d’assurer un approvisionnement correct en eau et en nourriture aux Prisonniers emprisonnés et détenus (dans des camps) par le gouvernement israélien est constitutive, également, d’une violation de l’obligation à laquelle l’occupant est tenu d’assurer l’accès à la nourriture. Plus de 5 000 Palestiniens sont aujourd’hui détenus, la plupart sans qu’aucune charge officielle ne soit retenue à leur encontre et sans aucun procès en bonne et due forme, dans des conditions déplorables, et en particulier sans accès à une nourriture et une eau quantitativement et qualitativement acceptables. L’organisation non gouvernementale israélienne Mandela Institute, qui se charge d’un suivi des conditions d’incarcération des prisonniers, a présenté au R. S. une information substantielle au sujet de la nourriture insuffisante, de piètre qualité, parfois inconsommable, servie aux prisonniers, notamment au Camp Hawara, à Qadumim, à Kfar Azten et à Bet El. On fait également état de privations de nourritures utilisées durant les interrogatoires ou comme punition à l’encontre de certains prisonniers. Durant la visite de votre R. S. à la prison de Meggido, il a remarqué que les prisonniers devaient compléter leurs rations alimentaires souvent insuffisantes en achetant de la nourriture dans les boutiques de la prison (« cantine ») ou d’en obtenir grâce aux visites de membres de leur famille. Or, les familles soient très nombreuses à ne pouvoir arriver jusqu’à cette prison à cause des restrictions imposées à leurs déplacements et aussi, dans certains cas, parce que certains prisonniers sont maintenus dans un isolement complet et ne peuvent pas entrer en contact avec leur famille.
CONCLUSIONS  ET  RECOMMANDATIONS
La cours tragique de la catastrophe en train d’émerger dans les  Territoires Palestiniens Occupés doit être renversé. Il ne saurait être admis que des mesures militaires conçues pour protéger la population israélienne soient imposées d’une manière telle qu’elle mette en danger la sécurité alimentaire de l’ensemble de la population palestinienne. Il ne saurait y avoir une quelconque justification des bouclages internes impitoyables qui empêchent les gens d’avoir accès à la nourriture et à l’eau potable, l’imposition de telles mesures militaires étant constitutive, en tant que telle, de ce qui a pu être qualifié de « politique visant à affamer la population » [lxxvi]. Si le Rapporteur Spécial reconnaît que le Gouvernement d’Israël doit garantir la sécurité de ses propres citoyens résidant en Israël, il n’en affirme pas moins que les conséquences découlant de la manière dont les mesures de sécurités sont actuellement appliquées dans les Territoires Palestiniens Occupés est totalement hors de proportion, dans le sens où elle met en danger la sécurité alimentaire et hydrique de la grande majorité des Palestiniens et devient, de ce fait, constitutive d’une punition collective [totalement illégale]. Comme Amnesty International l’a relevé, il n’est pas admissible de punir l’ensemble de la population pour les actes d’une poignée de certains de ses membres [lxxvii].
La crise humanitaire est une crise découlant exclusivement de facteurs humains. De ce fait, elle est aisément réversible. Il est absurde de voir que, dans ce qui pourrait être une économie relativement florissante, grâce à des terres aussi fertiles que celles de la Palestine, de très nombreux Palestiniens, hommes, femmes et – par-dessus tout – enfants, doivent souffrir ainsi de la faim. En tant que Puissance Occupante, le Gouvernement israélien a des obligations, en vertu des droits universels de l’Homme, dont le Pacte International sur les Droits Economiques, Sociaux et Culturels, et en vertu du droit humanitaire international, vis-à-vis de tous les territoires et de toutes les populations placés sous son contrôle effectif, et il est, conséquemment, obligé de garantir au peuple palestinien son droit à la nourriture, au même titre qu’il doit garantir ce droit à ses propres ressortissants. Le R. S. affirme que les mesures prises par le Gouvernement israélien dans les Territoires Palestiniens Occupés violent le droit à l’alimentation. Le niveau des restrictions imposées à l’accès humanitaire des agences de l’ONU et des organisations non-gouvernementales – restrictions qui limitent la quantité d’eau et de vivres qui peuvent parvenir jusqu’aux populations palestiniennes – est tel qu’il est constitutif d’une violation du droit à la nourriture tel que stipulé par le droit humanitaire international.
Il doit être mis une fin immédiate au réel « emprisonnement » de certaines populations, comme celle de Qalqiliya, par la nouvelle barrière de sécurité / mur d’apartheid. Comme l’écrit Ethan Bronner dans International Herald Tribune, « Non seulement Qalqiliya est inaccessible depuis Israël ; à l’ouest, elle est totalement cernée par la barrière (de sécurité), si bien qu’elle se retrouvera coupée des colonies israéliennes en Cisjordanie, à l’est. Le résultat, pour Qalqiliya, est que cette ville est devenue – il n’y a pas d’autre terme – un ghetto, mot aux résonances sinistres pour des juifs dont les ancêtres furent confinés dans des quartiers de ce type dans l’ensemble de l’Europe il y a seulement quelques générations. » [lxxviii]. Mais il y a plus grave, dans l’immédiat : confiner ainsi les Palestiniens dans des « ghettos » ou dans des « bantoustans » aura pour conséquence d’aggraver encore la faim et la misère dont souffre cette population.
Le lent et insidieux processus de dépossession du peuple palestinien, tel qu’il se manifeste à travers les confiscations de terre, l’extension et la création de colonies et la construction de routes réservées aux seuls colons, ainsi que l’édification de la barrière de sécurité / mur d’apartheid, en privant des milliers de Palestiniens de leurs terres, de leurs maisons et de leurs récoltes, est constitutif d’une violation du droit à l’alimentation. Le droit à la nourriture requiert le respect des droits de l’Homme et du droit humanitaire, notamment de l’Article 49 de la Convention qui interdit les colonies. Par nature, les colonies conduisent à la confiscation de terres appartenant à des Palestiniens ainsi que d’autres ressources. Dans bien des cas, sans les colonies, il n’y aurait nul besoin de ces impitoyables barrages internes qui font obstacle aux déplacements de la population à l’intérieur mêmes des Territoires Palestiniens Occupés. Avraham Burg, honoré ancien porte-parole de la Knesset et aujourd’hui député du parti Travailliste à ce Parlement, écrit : « Il n’y a pas de troisième voie. Nous devons démanteler toutes les colonies – j’y insiste : toutes – et tracer une frontière internationalement reconnue entre le foyer national juif et le foyer national palestinien ». [lxxix]
Votre Rapporteur Spécial est convaincu qu’à court terme il est absolument vital que l’accès aux fournitures de nourriture et d’eau soit amélioré afin de soulager les Palestiniens et que l’aide humanitaire ne soit pas bloquée, ni restreinte ni qu’atteinte y soit portée [comme actuellement]. La capacité des Palestiniens à assurer leur autosuffisance doit être protégée et améliorée, afin d’éviter une dépendance totale de cette population vis-à-vis de l’aide alimentaire. A plus long terme, et dans le contexte de la Feuille de Route pour la Paix et de la solution proposée comportant deux Etats, il est essentiel que la plus grande considération soit accordée à la viabilité du futur Etat palestinien, afin de garantir que les Palestiniens ne se retrouveront pas dépendants à jamais de quelconques secours alimentaires. Actuellement, les Palestiniens dépendent presque totalement du Gouvernement israélien dans leur accès à la nourriture et à l’eau, ainsi qu’au commerce international, ce qui les place dans une situation de vulnérabilité extrême à chaque fois que les relations politiques se détériorent. Il y a un besoin urgent d’examiner des moyens qui permettraient au futur Etat palestinien d’avoir un accès durable à (et un contrôle indépendant sur) ses propres fournitures de nourriture et d’eau. Afin d’inscrire dans la réalité le droit à la nourriture lui-même, un Etat palestinien viable devra avoir la capacité de produire et de commercer de manière à créer une économie viable et des emplois solides. Cela exigera un territoire qui ne soit pas saucissonné entre plusieurs « bantoustans » séparés, et dans lequel les déplacements ne connaissent aucune restriction. Cela exigera également des frontières internationales afin de faciliter les échanges extérieurs de cet Etat qui disposera ainsi de son propre accès au marché international. Un futur Etat palestinien devra pouvoir exercer souverainement son contrôle sur ses frontières internationales afin d’être à même d’exporter (ses) fruits et légumes et d’importer des denrées alimentaires vitales.
En résumé, le Rapporteur Spécial recommandera au Gouvernement d’Israël de respecter les obligations auxquelles il est tenu en vertu du des droits de l’Homme et du droit humanitaire et de convenir que ces textes fondamentaux sont pleinement applicables dans les Territoires Occupés. Le Rapporteur Spécial recommande, en particulier, au Gouvernement d’Israël :
De mettre fin immédiatement à l’obstruction opposée aux services d’aide humanitaire. L’accès humanitaire à l’aide alimentaire doit être facilité (notamment en donnant les instructions nécessaires allant en ce sens aux soldats en faction sur les checkpoints) et le Gouvernement d’Israël doit prendre entièrement en compte les engagements pris dans le rapport Bertini en matière d’accès humanitaire de la population palestinienne aux fournitures tant en denrées alimentaires qu’en eau potable. Les engagements du rapport Bertini doivent devenir des engagements dirimants dans le cadre du processus de la Feuille de Route et leur mise en œuvre doit être placée sous le contrôle du processus international de suivi de la mise en œuvre de la Feuille de Route. Le Gouvernement israélien doit assurer un statut approprié au personnel des agences de l’ONU et non-gouvernementales afin de rendre possible l’accès humanitaire et de permettre aux organisations humanitaires d’opérer effectivement et sans contraintes excessives imposées à leurs déplacements et à leur accès aux populations palestiniennes.
De prendre immédiatement des mesures afin de renverser le cours de l’actuelle crise humanitaire, en mettant fin au régime des bouclages et des couvre-feu dès lors qu’ils ont pour résultat d’entraîner l’aggravation de la malnutrition et de la pauvreté dont souffre la population civile palestinienne. Provoquer la faim et la malnutrition, en effet secondaire pervers de mesures sécuritaires : voilà qui est totalement inadmissible, qui dépasse toute mesure, et qui est constitutif d’une punition collective.
De lever immédiatement les barrages internes à l’intérieur des Territoires, qui restreignent les mouvements de la population civile palestinienne et réduisent à néant leur accès physique et économique à la nourriture. D’autres mesures de sécurité, dont les checkpoints et les systèmes de permis de circuler doivent être immédiatement allégées partout où elles ont pour effet de limiter l’accès physique et économique des Palestiniens à la nourriture.
Il est impératif que les Territoires Palestiniens ne soient pas amenés à dépendre totalement de l’aide alimentaire internationale.
De mettre fin à la destruction exorbitante de terres palestiniennes, de sources d’eau et d’autres ressources, ainsi que de l’infrastructure des services sociaux de l’Autorité palestinienne, afin que les Palestiniens puissent devenir autosuffisants et puissent contribuer à une économie en état de fonctionner, laquelle sera vitale à un Etat palestinien à l’avenir.
De mettre immédiatement fin à la construction de la barrière de sécurité / mur d’apartheid ainsi qu’à l’encerclement constaté aujourd’hui, par cette barrière, de régions palestiniennes, encerclement qui transforme ces localités en « ghettos », ce qui est tout particulièrement le cas à Qalqiliya et à Tulkarem. La barrière de sécurité ne doit pas être utilisée à l’instar d’un mécanisme permettant de séparer les Palestiniens de leurs terres. Le Gouvernement d’Israël sera libre de construire une barrière de cette nature sur son propre territoire, tout au long de la ligne de démarcation de 1967, mais la construire à l’intérieur des Territoires Occupés, en séparant les Palestiniens de leurs terres et de leurs puits est constitutif d’une violation du droit à la nourriture.
Le Rapporteur Spécial réaffirme l’Article 49 de la 4ème Convention de Genève, qui stipule que toutes les colonies dans les Territoires Palestiniens Occupés son illégales et doivent par conséquent être démantelées.
De mettre un terme à la pente dangereuse actuellement constatée conduisant inexorablement à la « bantoustanisation » des Territoires Palestiniens, et donc afin de mettre un terme aux confiscations et de terres et aux expropriations, procédés utilisés pour ériger la barrière de sécurité / mur d’apartheid, et aussi afin de construire les routes réservées aux colons, les sas de sécurité et d’assurer l’agrandissement des colonies existantes et la construction de nouvelles colonies.
Le Gouvernement israélien devra condamner les actes criminels perpétrés par des colons contre des Palestiniens, en particulier lorsque ces agissements visent à empêcher ou à entraver les récoltes, afin de faire en sorte qu’une véritable culture de l’impunité ne soit pas perpétuée.
La Cour Suprême israélienne doit reconnaître la 4ème Convention de Genève adoptée en 1949, texte faisant partie constituante du droit international reconnu, qui devrait être d’application dans les Territoires Occupés Palestiniens au même titre que les Règlements de La Hayes (adoptés en 1907).
Une nourriture et une eau de boisson correctes doivent être garanties à tous les prisonniers et détenus en Israël ainsi que dans les établissements pénitenciers palestiniens, et ces prisonniers ne devraient plus être détenus pour de longues périodes sans que des peines n’aient été prononcées à leur encontre dans le cadre de procès en bonne et due forme.
Procéder à l’examen, conjointement avec l’Autorité nationale palestinienne, de l’opération menée à bien par l’Autorité Conjointe de l’Eau et visant à s’assurer d’un partage équitable des gisements hydriques du sous-sol des Territoires Palestiniens, conformément au droit international. L’accès des Palestiniens à l’eau des aquifères souterrains ne saurait trouver un substitut acceptable dans un transport inefficace d’eau dessalée provenant de la Mer Méditerranée, en particulier dans un contexte de bouclages de territoires et de manque de liberté de circulation des camions citernes chargés d’acheminer cette eau.
Dans le cadre du processus défini par la Feuille de Route, une estimation urgente du potentiel permettant d’établir un Etat palestinien viable doit être entreprise. Il convient de s’assurer que le futur Etat de Palestine aura un territoire viable et le contrôle sur ses ressources propres, afin qu’il ait la capacité d’assurer à la population palestinienne son droit à l’alimentation. Cette estimation doit aussi prendre en compte les frontières internationales de l’Etat palestinien futur, afin d’en faciliter les échanges commerciaux, et en particulier l’importation et l’exportation de denrées alimentaires.
Un suivi international des engagements pris dans le cadre de la Feuille de Route, doit être effectué par tous les membres du Quartette qui ont mis au point ce plan de paix – notamment l’ONU et l’Union européenne – afin de s’assurer que le gouvernement israélien et l’Autorité palestinienne fassent ce à quoi ils se sont engagés. Ce suivi intégrera un organisme d’observation du respect des droits de l’Homme, chargé d’enregistrer les – d’enquêter sur et de rendre compte des – violations alléguées des droits de l’Homme et du droit humanitaire, dont le droit à l’alimentation.
Le Gouvernement d’Israël devra continuer à coopérer avec le Rapporteur Spécial des Nations Unies sur le Droit à l’Alimentation dans le futur, en s’engageant à observer les violations du droit à la nourriture et la mise en œuvre de ces recommandations sur le long terme. Le Rapporteur Spécial encourage également le Gouvernement d’Israël à recevoir d’autres Rapporteurs Spéciaux désireux de le rencontrer à l’avenir.
Enfin, la plupart des atteintes au droit à la nourriture découlant de l’occupation par le Gouvernement israélien des Territoires Palestiniens, l’occupation doit prendre fin et le Gouvernement israélien doit retirer ses forces armées en deçà des frontières de 1967. Comme Ilan Pappe, Directeur de l’Institut des Recherches pour la Paix et maître de conférence à l’Université de Haïfa l’a fait observer ; « La vérité pénible et mille fois rebattue reste que la fin des violences de toutes sortes (y compris la violence perpétrée sans discrimination envers des innocents) n’adviendra qu’après que l’Occupation (qui en est la cause) aura elle-même pris fin ». [lxxx]
- NOTES :
[i] : Au 15 août 2003. Sources : Palestinian Independent Commission for Citizens Rights (
www.picr.org), Forces Israéliennes de Défense (voir statistiques à www.idf.il)
[ii] : Des officiels israéliens ont informé la mission d’un taux de malnutrition de 6 à 7 % des enfants au-dessous de l’âge de cinq ans, en Israël.
[iii] : John Hopkins University et al. : « Nutritional Assessment of the West Bank and Gaza Strip », septembre 2002.
[iv] : Catherine Bertini (2002), Rapport de Mission de l’Envoyée Humanitaire Personnelle du Secrétaire Général, p. 14, Première statistique émanant de l’étude de John Hopkins University, deuxième statistique provenant du Bureau Central Palestinien des Statitiques.
[v] : Bertini, 2002.
[vi] : Voir : Riccardo Bocco, Mathias Brunner, Isabelle Daneels, Frederic Lapeyre, Jamil Rabah : « Palestinian Public Perceptions on Their Living Conditions » [Perceptions par l’opinion publique palestinienne de ses conditions de vie], Genève, décembre 2002, p. 51.
[vii] : John Hopkins University.
[viii] : Banque Mondiale, 2003 : Vingt-sept mois d’Intifada : Les bouclages et la crise économique palestinienne : une évaluation » [Twenty-Seven Months – Intifada, Closures and the Palestinian Economic Crisis : An Assessment », Jérusalem, mai 2003.
[ix] : Banque Mondiale, 2003.
[x] : John Hopkins University, p. 59.
[xi] : John Hopkins University.
[xii] : Banque Mondiale, 2003, p. xii.
[xiii] : Voir Gideon Levy, « Il y a un mur sur la route », in Ha’aretz, Jérusalem, 08.09.2003.
[xiv] : Avraham Burg : « La fin du sionisme ? Une société israélienne échue est en train de s’écrouler » [The end of Zionisme ? A failed Israeli society is collapsing » , in International Herald Tribune, 06.09.2003 [Publié par Le Monde sous le titre : La Révolution sioniste est morte, dans son édition du 11.09.2003]
[xv] : Banque Mondiale, 2003, p. xii.
[xvi] : Amnesty International, 2003, « Survivre sous l’état de siège : Impact des restrictions aux déplacements sur le droit au travail », 09.07.2003 [Surviving under siege : The impact of movement restrictions on the right to work ».
[xvii] : Amnesty International, 2003.
[xviii] : Voir également Catherine Dupeyron : « Bethléem se refait une beauté mais se sent vivre dans une grande prison » in Le Monde, Paris, 31.07.2003.
[xix] : Bertini 2002.
[xx] : Banque Mondiale 2003, p. 47.
[xxi] : Bertini 2002
[xxii] : BBC news, 17.03.2003
http://news.bbc.co.uk/2/hi/middle_east/2856433.stm
[xxiii] : Le terme « barrière de sécurité » est utilisé par les forces d’occupation. Le terme « mur d’apartheid » est utilisé par les militants israéliens palestiniens qui s’y opposent.
[xxiv] : Voir Gideon Levy, « Il y a un mur sur la route », in Ha’aretz, Jérusalem, 08.09.2003.
[xxv] : Serge Dumont : « Le Mur arrive à Jérusalem », in Le Temps, Genève, 09.09.2003.
[xxvi] : Tikva Honig-Parnass, « Tout est prêt pour la guerre à grande échelle contre les Palestiniens » [All’s Clear for Full-Scale War against the Palestinians], Between the Lines, juin 2003, p. 6.
[xxvii] : Tikva Honig-Parnass, 2003.
[xxviii] : Michael Warshawski : The Arab World and The Middle East [Le Monde arabe et le Moyen-Orient], New from Within, Alternative Information Center, février 2003.
[xxix] : Akiva Eldar : « Sharon’s Bantustans are far from Copenhagen’s Hope » [Avec les bantoustans de Sharon, on est bien loin des espoirs soulevés à Copenhague], in Ha’aretz, 13.05.2003.
[xxx] : Jeff Halper : « The Middle East « Roadmap » : Time to Engage ? » [La « Feuille de route » au Moyen-Orient : Le temps est-il venu de s’y engager ?], New from Within, Alternative Information Center, juin 2003, p. 18.
[xxxi] : Bertini 2002.
[xxxii] : S/RES/471 (1980)
[xxxiii] : S/RES/1322 (2000)
[xxxiv] : E/CN.4/2002/32
[xxxv] : Cas Beit El. Haute Cour de Justice 606, 610/78, Suleiman Tawfiq Ayyub et al. v. ministère Défense et al.
[xxxvi] : ICJ (1996) Advisory Opinion on the Legality of the Threat or Use of Nuclear Weapons.
[xxxvii] : Ibidem
[xxxviii] : 1995 Interim Agreement, article XIX.
[xxxix] : A/RES/56/204 (Décembre 2001)
[xl] : 1966 International Covenants, Article 1.
[xli] : S/RES/1322 (2000).
[xlii] : E/1990/6/Add.32
[xliii] : E/C.12/1/Add.90 (2003)
[xliv] : E/CN.4/1992/26
[xlv] : CCPR/CO/78/ISR
[xlvi] : Voir par exemple, Mohammed Abdel Hamid : « Pourquoi le Fatah ne participe-t-il pas à la confusion des réformes ? [Why Fatah doesn’t participate in the Morass of Reform ?] Between the Lines, août 2002.
[xlvii] : Rapport Banque Mondiale, p. 46.
[xlviii] : Ibidem, p. 42.
[xlix] : 1995 Interim Agreement, Annex I, article XI (1) ; 1998 Wye River Memorandum, article II (c) (4)
[l] : S/RES/4656 (1980)
[li] : Déclaration du CICR (2001), para. 5
[lii] : Amnesty International, « Surviving under siege : The Impact of movement restrictions ont the right to work », 07.09.2003
[liii] :
http://www.idf.il/newsite/english/humanitarianarchive.stm
[liv] : Banque Mondiale 2003, p. xii
[lv] : John Hopkins, 2002
[lvi] : UN OCHA mai 2003 « Humanitarian Plan of Action for the Occupied Palestinian Territory », p. 7
[lvii] : John Hopkins, 2002, p. 51
[lviii] : John Hopkins, 2002, p. 60
[lix] : B’Tselem « Not even a Drop : The Water Crisis in Palestinian Villages without a Water Network » [Pas une seule goutte : la crise de l’eau dans les villages palestiniens dépourvus de réseau d’adduction], Jérusalem, 2001.
[lx] : Bertini, para. 46
[lxi] : Bertini, para. 45
[lxii] :
http://www.ipc.gov.ps/ipc_e/ipc_e-1/e_News/20Reports/2003/reports-012.html
[lxiii] : Banque Mondiale 2003, p. 46
[lxiv] : Banque Mondiale 2003, p. 19
[lxv] : B’Tselem (2000) Thirsty for a Solution ? Position Paper 2000 [Assoiffé de solution ? Document de doctrine]
[lxvi] : Le terme « barrière de sécurité » est utilisé par les forces d’occupation. Le terme « mur d’apartheid » est utilisé par les militants israéliens palestiniens qui s’y opposent.
[lxvii] : B’Tselem (2003) « Behind the Barrier : Human Rights Violations As a Result of Israel’s Separation Barrier » Summary Position Paper, avril 2003 [Derrière la barrière : violations des droits de l’homme résultant de la « barrière de séparation » israélienne. Résumé d’un document de doctrine]
[lxviii] : rapport HPG
[lxix] : « The Eastern Wall : The last Remaining Steps for Completing Plan Bantustan » [Le mur oriental : la dernière étape restante, avant l’achèvement du plan de bantoustanisation], Between the Lines, juin 2003, p. 9
[lxx] : Voir News from Within [Nouvelles de l’Intérieur], juin 2003, p. 8
[lxxi] : Amnesty International 2003
[lxxii] : OCHA Humanitarian Monitoring Report, juin 2003
[lxxiii] : Voir Le Monde, Paris, 6 décembre 2002.
[lxxiv] :  OCHA Humanitarian Update, 4 – 21 avril 2003.
[lxxv] : OCHA Humanitarian Monitoring Report ont the Bertini Commitments, juin 2003.
[lxxvi] : Toufic Haddad « The Age of No Illusion » [L’époque de l’absence d’illusions] in Between the Lines, août 2002.
[lxxvii] : Amnesty International 2003
[lxxviii] : Ethan Bronner, « Israel’s barrier stokes conflict » in International Herald Tribune, 09.08.2003.
[lxxix] : Avraham Burg, La Révolution sioniste est morte, Le Monde (Paris), 11.09.2003
[lxxx] : Ilan Pappe, « The Language of Hypocrisy », in News from Within, juin 2003.
                           
Dernière parution

                                          
- Revue d’études palestiniennes n° 89 (Automne 2003)
[160 pages - 14 euros - ISBN : 2707318558]

- Au sommaire de ce numéro :
La direction palestinienne entre le "juste" et le "possible" par Raef Zreik
Sabra et Chatila par R. El-Kareh, L. Walleyn et M. Verhaeghe
La loi de compétence universelle par Rudolf El-Kareh
Exil sans refuge par Bendik Sorvig
Savants orientalistes et crétins idéologiques par Rudolf El-Kareh
DOSSIER - Danger photos !
Du Abba Eban réchauffé
par Norman Finkelstein
Paysage irakien dans les premiers poèmes de Sayyâb par Kadhim Jihad
"Je suis ta martyre Sana Yûsif Muhaydlî" par Jalal Toufic
HOMMAGE In memoriam Ihsan Abbas, 1920-2003 par Gaber Asfour
CHRONIQUES de Ilan Halevi, Kadhim Jihad, Rudolf El-Kareh, Bernard Noël et Jean-Claude Pons
NOTES DE LECTURE de R. El-Kareh, S. Johsua, M. Rebérioux, M. Dehez, H. Chami et S. Ben Abda
L’OBSERVATOIRE DE LA COLONISATION par Geoffrey Aronson
CHRONOLOGIE du 1er mars au 31 mai 2003 par Rachid Akel
                           
Rendez-vous

                                          
1. ExpostionChronique palestinienne du photographe Philippe Conti à Lyon du 10 au 18 octobre 2003
à l'Espace Conférences du Centre hospitalier St Jean de Dieu - 290 route de Vienne - 69008 Lyon
Médecins Sans Frontières travaille depuis novembre 1993 sur des programmes de soins médicaux et psychologiques destinés aux populations palestiniennes vivant dans les zones les plus exposées. Philippe Conti, photographe indépendant, a accompagné les équipes médico-psychologiques de Médecins Sans Frontières à plusieurs reprises entre juillet 2001 et mai 2002. Cette exposition est organisée par Médecins Sans Frontières et l'Association du Demi-Millénaire à Lyon, du 10 au 18 octobre 2003.
Le vendredi 10 octobre, à 18H30 vernissage de l'exposition en présence de Philippe Conti, suivi à 20H30 d'une conférence-débat et présentation de l'ouvrage "Soigner malgré tout" avec Claire Reynaud psychologue, MSF et Christian Lachal psychiatre, MSF.
[Exposition ouverte de 13H à 19H sauf le dimanche 12 et le vendredi 17 octobre]
                                       
2. Télévision - Palestine : une école en souffrance de Benoit Califano
sur France 5 le jeudi 16 octobre 2003 à 15H45

Documentaire de 52' écrit par Marguerite Cros, Pierre Trouillet et Benoît Califano, réalisé par Benoît Califano et produit par Mille et une Productions. L'école a toujours été une préoccupation majeure des Palestiniens. Comment construire un Etat en bâtissant une école ? Comment éduquer des cadres, édifier une administration, développer un sentiment national ? En cours de construction, la Palestine a plus que jamais besoin d'éduquer sa jeunesse. C'est un enjeu essentiel pour son avenir. Mais les nombreuses crises que traverse le Proche-Orient ont un retentissement important sur l'école : bâtiments détruits, ministère de l'éducation dévasté, bureaux de la Moukhatta en ruines, enfants partie prenante de l'Intifada... Quand la guerre remplace les négociations, on condamne un peuple à entrer dans le cycle de la violence et on ouvre les portes aux intégrismes religieux. De la bande de Gaza aux écoles arabes d'Israël, en passant par les camps de la Cisjordanie, ce film évoque tous ces enjeux fondamentaux et dresse un état des lieux de l'école dans cette région du monde, de la maternelle à l'université.
[Mille et Une Production - Email : contact@1001prod.com]
                       
3. Rencontre - Journée de soutien à l'Hôpital de Bethléem à Dijon le dimanche 19 octobre 2003 de 16H à minuit
à La Vapeur - 42, avenue de Stalingrad - 21000 Dijon
L'Association France Palestine Solidarité Côté d’Or (21) organise cette journée de soutien au BASR - Hôpital de Bethléem pour la réhabilitation des handicapés.
Programme de la journée
- Espace Conférences Débats avec :
Isabelle Avran : film, exposition et conférence sur "Le mur de séparation",
Dr Monique Jouffroy : conférence sur "L’enjeu de l’eau en Palestine"
Des étudiants de l'IUP Denis Diderot, de retour de Palestine : "Regards croisés"
- Espace festif, concerts, danse :
Faïza Mammar, danse orientale
Urkinaona, rock indé cosmopolite
Familia Baolescu Orchestra, musique orientale de l’est
Mouvance, musique, musique traditionnelle locale
- Tables de presse/ espace reportages/ Espace restauration et buvette…
[Contact Presse : Rami : 06.76.49.15.53 & Bernard : 06.08.96.36.35 - Email : afps21@hotmail.com]
                                             
Réseau

                                          
1. Les théologiens palestiniens de la libération - Le Likoud s'attaque au discours de paix de prêtres chrétiens par Thierry Meyssan
(Thierry Meyssan est journaliste et écrivain, président de "Réseau Voltaire" - http://www.reseauvoltaire.net)
Mardi 23 septembre 2003 - L'image de marque d'Israël dans le monde est gravement atteinte par les appels à l'aide la communauté chrétienne palestinienne. Aussi, le Likoud et le gouvernement Sharon ont-ils développé une stratégie de désarabisation de l'Église catholique en tentant de susciter la création par Rome d'un patriarcat hébraïque de Jérusalem. Leur lobbying au Vatican est appuyé par le cardinal Jean-Marie Lustiger.
Les 160 000 chrétiens de « Terre sainte » ont développé une réflexion sur leur foi dans la situation politique particulière qui est la leur, à savoir leur discrimination actuelle par un État qui se réclame de l'Ancien Testament.
Le pasteur anglican Naim Stifan Ateek a ainsi publié, en 1989, La Justice et seulement la Justice, qui a posé les fondements d'une théologie palestinienne de la libération : si le Christ est venu libérer l'humanité du péché, que doivent faire ses disciples face à la violence de l'État d'Israël ? Le révérend Naim Stifan Ateek anime à Jérusalem le Sabeel Center, sous le haut patronage de Mgr Desmond Tutu, lauréat du prix Nobel de la paix, où il reçoit de nombreuses personnalités politico-religieuses comme le révérend Jesse Jackson.
Du côté catholique, le père Rafiq Khouri est devenu la figure emblématique de ce mouvement.
Ces théologiens de la libération entretiennent des liens étroits non seulement avec leurs homologues chrétiens du Liban et d'Amérique latine (où réside une important communauté proche-orientale), mais aussi avec leurs homologues musulmans du Proche-Orient, notamment ceux du Hezbollah.
En Israël/Palestine, l'Église catholique est placée sous l'autorité du double patriarcat de Jérusalem. Celui-ci est divisé en une branche de rite latin, de loin la plus importante, dirigée par S. B. Mgr Michel Sabbah (dont l'autorité s'étend aussi aux catholiques de Jordanie et de Chypre), et une branche de rite greco-melkite. Cette organisation reflète la longue histoire de la « Terre sainte » et transcende la frontière géographique - au demeurant mouvante et contestée - entre État d'Israël et Territoires palestiniens. La plupart des fidèles des deux rites sont de langue maternelle arabe. La communauté catholique entretient d'excellents rapports avec les autres communautés chrétiennes d'Israël/Palestine : principalement anglicane, luthérienne et surtout orthodoxe [1]
Mgr Sabbah a multiplié les initiatives communes avec l'archevêque anglican, Riah Abu Assal et l'évêque luthérien, Munib Younan, pour dialoguer avec rabbins et imams. Les trois chefs chrétiens n'ont pas hésité à rencontrer ensemble le Sheikh Yassin, leader spirituel du Hamas pour tenter, en vain, de le convaincre de renoncer à la violence contre les civils.
Le Likoud en général et Ariel Sharon en particulier ont conscience que leur image de marque dans le monde catholique dépend du témoignage de l'Église d'Orient. C'est pourquoi ils se sont donné comme objectif d'obtenir de la papauté une condamnation de la théologie palestinienne de la libération et un démantèlement du patriarcat. Ils n'ont pas tardé à trouver des relais dans la hiérarchie romaine la plus réactionnaire, notamment le cardinal-archevêque de Paris, S. Ém. Jean-Marie Lustiger, et le théologien de la Maison pontificale, George Cottier.
En octobre 2002, pour entraver la diffusion en France du livre du patriarche, Paix sur Jérusalem, propos d'un évêque palestinien, la revue des jésuites français, Études, a publié un violent réquisitoire du père Jean Dujardin contre S. B. Mgr Michel Sabbah l'accusant de s'éloigner dangereusement de la vision de l'Église vis-à-vis du judaïsme [2].
Du rapprochement entre le Likoud et les durs du Vatican est né le projet du gouvernement Sharon d'obtenir la création par Rome d'un nouveau patriarcat de langue hébraïque. Il permettrait à terme de qualifier Mgr Michel Sabbah d'évêque des Palestiniens et le nouveau patriarche d'évêque des Israéliens. Ainsi la parole contestatrice des prêtres de la région, qui ne cessent d'alerter les catholiques du monde entier sur les conditions de vie de leurs fidèles, serait réduite à une simple acrimonie nationaliste et disqualifiée.
Le Likoud a imaginé une vague justification de cette nouvelle structure : environ 15 000 travailleurs migrants catholiques installés provisoirement en Israël ne sont pas de langue arabe. Certains sont Polonais, Français ou Philippins. Certes l'idéal serait que leurs pasteurs puisent leur parler dans leurs langues maternelles respectives, mais à défaut, ils pourraient s'adresser à eux en hébreu, langue qu'ils doivent tous apprendre pour travailler en Israël. D'ores et déjà ces ouailles sont invitées à se regrouper au sein de l'Œuvre de saint Jacques l'Apôtre, qu'il reste à élever, à terme, au rang de patriarcat.
Néanmoins cette œuvre n'a pour le moment pas réussi à rassembler plus de 250 personnes. Peu importe puisque ce n'est pas le nombre qui est recherché, mais le symbole. Bien entendu, Tel Aviv a déjà choisi le rival de Mgr Sabbah : le 14 août 2003, S. S. Jean-Paul II lui a adjoint un évêque auxilaire… le prêtre bénédictin Jean-Baptiste Gourion, abbé de l'Œuvre de saint Jacques l'Apôtre et lauréat, en 2002, du prix de l'amitié judéo-chrétienne décerné par la Knesset. Celui-ci a pris comme porte-parole Jean-Marie Allafort, correspondant du site de communication extrémiste Proche-orient.info.
En outre, le Likoud a impulsé une campagne internationale de dénigrement du patriarcat et des théologiens palestiniens de la libération. Il a d'abord cru pouvoir instrumentaliser le curé de Nazareth, le père Émile Shoufani, dont le frère présente le journal télévisé en arabe de la télévision nationale israélienne. Benjamin Netanyahu est même intervenu au Vatican pour demander que Shoufani soit nommé évêque melkite. Son discours centré sur la compassion pour la souffrance juive de la « Shoah » permettait d'évacuer celui des théologiens de la libération centrés sur le martyre du peuple palestinien. Cependant la réussite du père Shoufani a rapidement exaspéré certains juifs orthodoxes pour qui la parole sur la « Shoah » doit rester un monopole juif. Ainsi, en France, l'Observatoire du monde juif de Shmuel Trigano a-t-il consacré une partie de son bulletin de juin 2003 à mettre en cause la sincérité du père Émile Shoufani qui avait organisé un pèlerinage multi-ethnique à Auschwitz [3]. La compassion dont il fait preuve vis-à-vis des juifs victimes de la solution finale serait précisément le signe de sa perversité. Cette campagne internationale a suscité en contrecoup la remise, le 8 septembre 2003, par Koïchiro Matsuura du prix UNESCO de l'éducation pour la paix à Émile Shoufani.
Pour le général Sharon, il est plus que jamais indispensable de déchristianiser la cause palestinienne et de désarabiser l'Église d'Orient.
- NOTES :
[1] On trouvera des informations sur le patriarcat sur Al-Bushra, un site animé par un prêtre anciennement incardiné au patriarcat de Jérusalem et aujourd'hui résidant en Californie.
[2] « Chrétiens d'Orient et théologie du mystère d'Israël », par J. Dujardin, Études n° 397, octobre 2002
[3] Retour sur l'appel du « curé de Nazareth » par Shmuel Trigano, Observatoire du monde juif n° 6/7, juin 2003.
                               
2. Appel pour le droit au retour des réfugiés palestiniens
Initié par Jean Pierre Barrois, Maître de Conférence Université Paris 12 et militant contre la guerre et pour les droits des peuples, cet appel ouvrant la perspective d'une conférence internationale pour le "droit au retour des Palestniens" a été lancé lors d'une réunion internationale de syndicalistes réunis à Genève le 15 Juin dernier en défense des conventions de l'Organisation Internationale du Travail. A ce jour un millier de signatures ont été recueillis dans plus de 34 pays.
Vous pouvez adresser votre signature à l'adresse suivante : j-p.barrois@wanadoo.fr
- Appel pour le droit au retour des réfugiés palestiniens - Dans la situation difficile créée pour tous les peuples du monde par la guerre en Irak, nous réaffirmons qu'aucune solution ne saurait être porteuse de paix et de justice sans respecter les droits démocratiques du peuple palestinien, au premier rang d'entre eux le droit au retour.
Les droits sont les mêmes pour tous. Le travailleur palestinien n'a-t-il pas le droit, comme tous les travailleurs, de bénéficier des Conventions de l'OIT codifiant les droits ouvriers et les libertés syndicales ?
Dans la diversité de nos opinions, nous affirmons ensemble que la démocratie exige que soit respecté le droit au retour pour tous les Palestiniens. Sans démocratie, il ne saurait y avoir de paix durable. Comme tous les peuples du monde, le peuple palestinien a le droit à la terre, à la paix et à la liberté.
Sur la base de cette déclaration, nous proposons de travailler ensemble à la tenue d'une Conférence internationale pour le droit au retour des réfugiés palestiniens chez eux, dans leurs villages. [Cet appel est aussi disponible en anglais, en arabe et en espagnol.]
                                   
3. Le CRIF aux ordres de Sharon : Importer la guerre par l' Union Juive Française pour la Paix (UJFP)
Paris, le mardi 7 octobre 2003 - Un appel émanant du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France), et de “ plusieurs organisations communautaires ”, était lancé le 5 octobre par l’animateur d’une des radios juives sur la fréquence 94.8 FM. Cet appel à manifester à la suite de l’attentat de Haïfa, demandait à tous les Juifs de se rendre devant la Délégation Générale de la Palestine à Paris, le mardi 7 octobre, et le commentateur d’ajouter : “ il faut faire passer le message dans toutes les synagogues d’Ile de France ”.
Ainsi le CRIF, représentant autoproclamé de “ tous les Juifs de France ”, manifeste à nouveau le manque d’intelligence, de modération et de réserve qui le caractérise depuis le début de la seconde Intifada. Depuis trois ans il n’a cessé de prendre en otage les Juifs de France en parlant en leur nom, en les embrigadant de gré ou de force dans un soutien inconditionnel au gouvernement Sharon et à ses exactions.
Aujourd'hui le CRIF franchit un étape dans l’ignominie : il ose appeler à une manifestation devant la mission diplomatique palestinienne. A travers cette dernière, c’est le Président Arafat (toujours prisonnier à Ramallah) et l’Autorité palestinienne que le CRIF veut désigner comme responsables des attentats. Ainsi, il s’agit de justifier les décisions d’expulsion voire d’assassinat qui ont été prises par le Conseil de ministres israélien, et de les faire assumer par la communauté juive de France.
Ce faisant, toujours aux ordres de Sharon, le CRIF choisit d’importer la guerre à Paris et d’imposer ce choix à travers un nouveau réseau politique : les synagogues qui, de ce fait, changent d’étiquette et de lieux de culte deviennent centres d’embrigadement de la politique israélienne actuelle. Que n’aurait-on entendu si les institutions musulmanes de France avaient appelé par les radios à utiliser toutes les mosquées de la région parisienne pour lancer une manifestation devant l’ambassade d’Israël en protestation contre la répression israélienne dans les territoires occupés ? !
En tant que citoyens juifs français, nous exigeons que les synagogues restent des lieux de cultes sereins, à la disposition de tous les Juifs quelles que soient leurs opinions, et qu’aucune confusion du politique et du religieux ne puisse avoir lieu.
En tant que citoyens juifs français, nous dénonçons publiquement l’attitude du CRIF qui agit en véritable va-t-en guerre dans un climat social difficile et qu’il s’emploie à empoisonner. Cet organisme doit cesser d’agir avec cette irresponsabilité dangereuse envers tous les Juifs de France : En les apparentant de gré ou de force à la politique criminelle du gouvernement israélien il les désigne comme responsables, et provoque un antisémitisme réactionnel qui sert Sharon. Il est temps que le CRIF cesse de mettre en danger les Juifs de France. Rappelons-nous que le premier ministre israélien attend toujours une émigration massive vers Israël en provenance de France.
Nous appelons tous nos concitoyens juifs à se désolidariser de cet appel et à exprimer publiquement leur désapprobation de la politique irresponsable menée par le CRIF.
[Union Juive Française pour la Paix (UJFP) - BP 102 - 75960 Paris Cedex 20 - Tél. : 01 42 02 59 76 - Fax : 01 42 02 59 77 - Email : ujfp@filnet.fr]
                                    
4. Le Corbeau Intelligent est mort [hommage à la mémoire d’Edward Said] par Israël Shamir (3 octobre 2003)
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
Pour faire l’éloge d’un grand combattant, rien ne vaut un ennemi. Son cri de douleur est plus doux que l’approbation d’un ami. Voici quelques jours, mon grand compatriote Edward Said nous a quittés, et nos camarades d’armes ont écrit des éloges funèbres qui résonnent comme des cloches de bronze dans l’air de sa Jérusalem natale. Ils y soulignaient sa bonté de cœur, l’étendue de ses connaissances, son soutien indéfectible pour les opprimés de Palestine. Mais, à mes oreilles, le plus agréables des thrènes en mémoire de Saïd fut celui que composa son – et notre – ennemi, un certain Zev Chafets, lequel a écrit dans un canard américain sioniste [excusez la tautologie : ne le sont-ils pas tous ?], The New York Daily News :
« Saïd n’a pas fait sauter des Marines au Liban, en 1983, ni allumé la mèche de l’Intifada ou envoyé des missionnaires wahhabites prêcher la violence contre les Infidèles. Il n’a certainement pas précipité d’avion de ligne sur le World Trade Center. Non. Il s’est contenté de brouiller le radar intellectuel de l’Amérique. »
Qui Diable est donc ce Zev Chafets ? Ce symbole de l’intégration entre deux élites juives, celle d’Amérique et celle d’Israël, un juif américain originaire du Michigan, a immigré en Israël en 1967, où il devint directeur des services de presse du gouvernement dirigé par l’archi-terroriste et massacreur à grande échelle, le Premier ministre Menachem Begin. Aujourd’hui, il empoisonne les esprits des Américains avec sa propagande raciste et il fomente la guerre. Le 19 août 2003, il écrivit : « Le peuple d’Irak a fait son choix. Il veut la barbarie. Le terme politiquement correct pour désigner ce concept, dans le monde arabe, est : « autodétermination ». Les Arabes se sont vu accorder la chance de se gouverner eux-mêmes. Le résultat : presque deux douzaines de dictatures indigentes et xénophobes. Cette condition n’a pas été forcée sur les Arabes. Au contraire, elle est l’expression de leur culture politique. C’est ce que les Arabes veulent [1] ».
Quant « aux juifs » incarnés par Chafets, que veulent-ils, eux ? Le 12 novembre 2002, Zev Chafets, toujours lui, a écrit dans le New Haven Register un article intitulé : « Le désarmement de l’Irak n’est qu’un début, au Moyen-Orient ». Il y expliquait que les cultures arabe et iranienne étaient « irrationnelles » et que rien ne saurait être tenté afin d’ « améliorer la santé mentale collective des sociétés arabes », mis à part les envahir et les soumettre à un contrôle direct israélo-américain [2]. Bref, ce qu’il veulent tient dans ce seul mot : dominer.
Renversant la rhétorique de Chafets, nous affirmerons : « Chafets n’a pas fait passer un bulldozer de 65 tonnes sur le corps de la jeune femme palestinienne enceinte Nuha Swaidan, ni sur la jeune fille de Seattle Rachel Corrie, il n’a pas sodomisé les prisonniers de guerre dans les culs de basse-fosse du Shabak et il n’a certainement pas fait pleuvoir les bombes sur Bagdad et Kaboul. Il s’est « contenté » d’apporter une justification intellectuelle à ces ignominies. Et Edward Saïd fut le plus grand adversaire qu’il trouva en travers de son sinistre chemin ».
Edward Said ne pouvait pas, seul et à mains nues, arrêter la puissante machine de la désinformation judéo-américaine, mais il nous a expliqué comment elle fonctionne. Comme le corbeau intelligent Hobbit, de Tolkien, il a mis en évidence les points vulnérables du dragon. Il nous a expliqué l’importance vitale de la bataille pour le récit historique, du combat pour le discours, ce bombardier spirituel de la guerre qui se mène sur le terrain. Il a compris que l’ « explication » fournie par les scientifiques et les éditorialistes sur le monde à l’extérieur de son « noyau dur » anglo-américain ne fait qu’en préparer la conquête. Paradoxalement, je suis tombé sur sa lecture de l’histoire alors que je me trouvais, en 1991, à Moscou, laquelle disparaissait sous une épaisse couche de neige. C’était l’époque où les théories de Milton Friedman, ces instruments du discours néo-libéral, étaient utilisées en guise de puissante arme systémique, transformant les Russes en des métèques indigents dans leur propre pays.
Bien que le nom d’Edward Said soit inséparablement associé à la triste et obsédante Terre sainte, ce serait une erreur que de voir son œuvre à travers des yeux palestinocentristes. Il était le Karl Marx de cet Hegel de Foucault, en ceci que, de même que Marx avait su retourner Hegel cul par-dessus tête et replacer sa théorie sur ses guiboles, alors qu’auparavant elle marchait sur la tête, Said a su retourner Foucault et mettre ses grandes idées à la portée du peuple. Son ouvrage L’Orientalisme offre une lecture révélatrice, car il explique que les « zones d’application » du discours américain – non seulement les Etudes orientales, mais aussi leurs petites sœurs aux noms charmants Kremlinologie, Etudes russes, Sinologie – sont, toutes, des instruments de domination.
Mais il était aussi quelque part le Karl Marx de Karl Marx. Alors que les marxistes ont focalisé leur attention sur la propriété des moyens de production et ont vu dans les propriétaires les ennemis suprêmes du peuple ; Saïd a perçu le véritable ordre de bataille. Les grands esprits malfaisants qui président à la politique depuis leurs chaires d’université sont infiniment plus importants, pour notre avenir, que ces bâtards capitalistes certes fortunés, mais intellectuellement handicapés. En effet, leur prise de contrôle des universités américaines, si brillamment présentée par Saul Bellow dans son Ravelstein, est l’événement majeur de ces trente dernières années. Qui contrôle les universités contrôle les médias ;  qui contrôle les médias contrôle le gouvernement. Ainsi, nous énoncerons, en termes bibliques : Leo Strauss a engendré Wolfowitz, Wolfowitz a engendré la guerre en Irak. Milton Friedman a engendré le FMI, le FMI a engendré la pauvreté dans le monde. Bernard Lewis a engendré Samuel Huntington, Samuel Huntington a engendré la Croisade contre l’Islam. Bernard-Henri Levy a engendré André Sakharov, et l’Union soviétique a été privatisée par Marc Rich et Vladimir Gusinsky.
Saïd nous a appris à apercevoir les gros canons de l’avion porteur dissimulé derrière la toge académique de professeurs taciturnes. Il a remarqué la place unique occupée par l’idéologie sioniste dans la pensée impérialiste occidentale. Il nous a ouvert de nouvelles pistes d’investigation, grâce aux idées qu’il nous a léguées afin que nous les peaufinions. Et en effet, lorsque j’ai montré du doigt la ‘zionist connection’ et la mentalité juive mesquine de l’impérialisme américain renaissant, je me suis fait dûment agresser par les videurs du parti communiste ; mais Edward Saïd m’a écrit des lettres de soutien, dont j’avais effectivement bien besoin. Jusqu’à son dernier jour, il a fait référence à mes écrits, bien que cela fût extrêmement périlleux pour le professeur d’une université américaine prestigieuse qu’il était. Il faut savoir, en effet, qu’il y a de riches mécènes, qui financent les universités et les « boîtes à idées », et qui prennent à leur compte les encarts publicitaires dans les journaux, et qui sont, tous, tenus en laisse par le sionisme. 
Edward Said en était très conscient, et il rêva de pouvoir utiliser des finances arabes afin de contrer la machine de propagande sioniste dans le bras de fer pour la conquête des esprits américains. Ce rêve, il a pu le réaliser. Ce n’est pas pour rien que Chafets a écrit que « son « Orientalisme » a fait plus pour le djihad qu’un bataillon complet d’Oussamas ». Edward était, véritablement, un grand guerrier dans le djihad de l’esprit, et il rêvait de notre « boîte à idées » guerroyant contre les « boîtes à idées » du JINSA, dans un Armageddon spirituel. Mais les princes arabes et les milliardaires russes préféraient dépenser leur or pour acheter des biens matériels. Ils n’ont pas compris que les choses matérielles sont plus fragiles et périssables que les capitaux de l’esprit et que, demain, ils perdront leurs possessions matérielles, parce qu’aujourd’hui, ils n’ont pas su investir dans l’esprit.
Edward Said était un Arabe, et il est tout naturel qu’il ait fait fréquemment référence à l’expérience arabe. Mais ses idées sont tout aussi importante pour tous les peuples jugés « hors sujet » par les nouveaux maîtres du monde. Les génies maléfiques qu’il a combattus sont les ennemis de l’humanité ; ils sont tout aussi dangereux et étrangers pour l’ouvrier de Detroit que pour le paysan palestinien, le scientifique russe ou l’écrivain turc. Nous ne savons pas qui incarnera le rêve de Said : un génie de l’informatique californien ou un prince saoudien, un magnat russe des médias ou un dirigeant communiste chinois avisé, un Raja indien ou un Premier ministre malais ? Mais quelqu’un le fera, car la magie des noms nous dit que Said (Félicité Spirituelle, en arabe) l’emportera sur Shafets (désir pour les biens matériels, en hébreu).
- NOTES :
[1]
http://www.nydailynews.com/news/col/story/110377p-99696c.html
[2] « Il dit « désarmer », mais, bien entendu, il veut dire : « envahir » le Moyen-Orient », a commenté notre ami Stanley Heller dans un article intitulé : « It’s Not Just the Oil » : « Le problème n’est pas QUE le pétrole ! »
[A noter la parution de "L'autre visage d'Israël" de Israël Shamir aux Éditions Balland / Éditions Blanche - 418 pages - 20 euros - ISBN : 2715814712]
                                   
Revue de presse

                                           
1. Vers le quiétisme colonial par Rudolf El-Kareh
in la Revue d’études palestiniennes n° 89 (Automne 2003)
Sous des formes diverses, la question est lancinante. Pour quelle raison le « monde arabe » et plus particulièrement les pays du Moyen-Orient sont-ils à la traîne – mais de quoi au juste ? Pourquoi ne sont-ils pas saisis par la grâce des grands changements par la/les techniques ? Pour quelle raison restent-ils réfractaires à la modernité, et à son dernier avatar la « globalisation néo-libérale » sous la conduite éclairée des Etats-Unis d’Amérique eux-mêmes guidés par la junte qui s’est saisie du pouvoir à la faveur de la désignation [1] de Georges Bush le fils par une Cour Suprême dominée par des juges conservateurs ?
Avec le vocabulaire du « culturalisme » qui investit non seulement la sphère du langage médiatique, mais tente de dominer le champ de la recherche universitaire, et s’insère insidieusement dans le vocabulaire officiel des organismes spécialisés des Nations-Unies quelles sont donc, se demande-t-on avec une fausse ingénuité, les causes de ce « retard arabe » ? – Pour les Nations-Unies, il suffit de se reporter au « rapport 2002 » du PNUD, dont les ambiguïtés et les malformations méthodologiques, les amalgames et les extrapolations ont pu autoriser certains responsables américains, et notamment le Secrétaire d’Etat Colin Powell à s’en servir pour justifier l’occupation de l’Irak comme prélude à l’insémination démocratique de l’ensemble du Moyen-Orient.
Il faut en réalité inverser la question. Les pays du Moyen-Orient plus particulièrement arabes ne sont pas en retard. Ils sont en avance, aussi paradoxale que puisse paraître cette hypothèse.
En effet, bien avant de nombreuses régions de la planète, ces pays ont été intégrés très tôt, par le biais de la rente pétrolière et de ses effets sociétaux, économiques et financiers dans la sphère de la globalisation sous hégémonie américaine.
Dès la guerre d’octobre 1973, avec le désengagement politique de l’Egypte à l’issue des négociations dites du « kilomètre 101 », sous l’égide du Secrétaire d’Etat américain de l’époque, Henry Kissinger, un renversement politique essentiel s’est produit. Il a eu plusieurs effets, notamment sous la présidence d’Anouar Sadate . La neutralisation politique de ce pays a modifié la donne régionale. Elle a débouché sur un basculement en faveur des pays pétroliers et des monarchies de la région, piliers de l’influence américaine dans le jeu international de l’époque, celui de la confrontation des « blocs ».
Les « élites » de ces pays se sont profondément et très tôt « américanisées ». Par les effets conjugués d’une formation aux modèles « éducationnels » anglo-saxons de référence, notamment dans les universités américaines. Par le rôle relais joué par de nombreux médias (journaux et chaînes télévisées constitués avec des capitaux issus de la rente pétrolière) expatriés et principalement concentrés à Londres. Par l’adoption de schèmes de consommation régis par des mécanismes mimétiques aboutissant, au mieux à l’adoption de codes comportementaux schizophrènes, et au pire, à une assimilation intégrale – et profondément désintégratrice - de la « culture » de référence, dont ils sont devenus des relais rigides et formatés. La désagrégation et la pusillanimité politique sont en grande partie la conséquence de cette absorption précoce dans le système mondialisé sous l’hégémonie des Etats-Unis.
Ce mouvement s’est raffermi dès le début des années quatre-vingt. Avec l’effondrement du système bipolaire dont le symbole a été la chute du Mur de Berlin, mais dont l’événement-clé aura été, dès le début de la décennie 1990,  la première guerre américaine d’Irak [2], la quasi-totalité de ces pays étaient déjà structurellement et culturellement intégrés dans le système globalisé sous hégémonie anglo-saxonne, notamment américaine. Ce sont ces mécanismes d’intégration qui en ont bloqué et dévoyé le développement. Cela n’exonère nullement, et bien au contraire, les élites locales de leurs responsabilités, mais les place justement au cœur du processus. Simultanément, l’étude de ces mécanismes réels disqualifie totalement l’approche culturaliste et raciste du sous-développement du type de celle de Bernard Lewis et de ses acolytes.
L’intégration politique dans le système « globalisé » s’était déployée en parallèle, vivement encouragée et guidée par Washington. Un basculement progressif et de plus en plus pesant vers l’OEI, l’Organisation des Etats Islamiques s’est produit. L’influence politique de cette dernière, notamment à la faveur de la première guerre (antisoviétique) d’Afghanistan, s’est faite de plus en plus lourde, et  l’affaiblissement parallèle, de sommet arabe en sommet arabe, de la Ligue Arabe, le principal organisme d’intégration régional, de plus en plus manifeste.
Concurrencée à la fois par le Conseil de Coopération du Golfe (CCG) et la chétive Union du Maghreb Arabe (UMA) - dont les dynamiques, étaient loin de raffermir les structures unitaires par des mouvements régionaux concertés d’intégration et d’ouverture - la Ligue Arabe ira lentement vers un état d’asthénie que viendront exacerber les mouvements centrifuges, les égoïsmes et les paralysies. Le signe majeur de cette déliquescence revêtira la forme de l’impuissance tragique devant le drame de l’invasion du Liban en 1982, et l’occupation de la capitale libanaise, Beyrouth, par les troupes israéliennes d’Ariel Sharon.
Autre signe de la désagrégation, des Etats monarchiques sont passés d’une situation politique à la marge de l’épicentre historique du « monde arabe » de l’époque moderne (le Proche-Orient méditerranéen, Egypte et Syrie historique) au statut d’Etats de référence, en raison même de leur révérence, sous des formes de dépendance plus ou moins marquées, à l’égard du nouvel imperium.
C’est dans ces conditions de désagrégation, structurellement défavorables, que se sont développées les relations euro-méditerranéennes initiées à la Conférence de Barcelone. Alors que l’Europe, au-delà de tous les aléas de sa construction constitutionnelle, abordait par le biais de ses institutions bruxelloises, la mise en place du « partenariat euro-méditerranéen » avec une stratégie discutable mais cohérente et relativement homogène, la Ligue Arabe s’avérait incapable d’être l’outil parallèle de mobilisation de l’autre côté de la Méditerranée. Ce déséquilibre structurel a eu pour effet d’accentuer les désarticulations entre pays arabes riverains de celle-ci et pays non riverains, alors qu’une dynamique arabe unitaire tenant compte de la complexité de l’ensemble des Etats aurait pu provoquer un mouvement bien plus constructif, capable de mobiliser les moyens humains et les potentiels disponibles. Au lieu de quoi le drainage des cerveaux s’est gravement accéléré tout comme celui des capitaux captés vers les marchés financiers internationaux, bien avant que l’un et l’autre de ces mouvements centrifuges, porteurs de désagrégation et catalyseurs de pauvreté et de misère, ne deviennent le credo de la globalisation.
Les arrière-pensées des uns et des autres n’ont pas été en reste. Les Européens voyaient d’abord dans l’espace méditerranéen un moyen de contrer la dynamique de l’Alena, la zone de libre-échange nord-américaine sur l’un des deux espaces symboliques de la fracture Nord-Sud [3]. Plusieurs pays arabes « partenaires » percevaient, pour leur part, le «partenariat » comme un moyen facile de lever des fonds sans véritable stratégie de développement. Les dirigeants de l’Etat d’Israël et certains de leurs amis considéraient de leur côté le partenariat comme un moyen subreptice « d’investir » par le biais de la finance et du « savoir-faire » [4] ( dont on ne peut comprendre la nature si l’on fait abstraction du lien structurel qui relie cet Etat, notamment dans le domaine des technologies, aux entreprises et au tissu de « recherche-développement » nord-américain ) et d’obtenir ainsi une reconnaissance politique à la faveur de la dynamique déséquilibrée des « Accords d’Oslo » dont on sait, depuis, le sort qui leur a été réservé plus particulièrement avec les gouvernements Natanyahu, les coalitions israéliennes dites « d’union nationale », puis l’arrivée triomphale d’Ariel Sharon au pouvoir.
On sait aussi ce qu’il est advenu de ce mouvement « d'agglomération » qui a balayé la dernière décennie du vingtième siècle. Le partenariat méditerranéen est devenu un projet unidimensionnel de mise en place de structures de libre-échange inégales autour de la Méditerranée. Les projets sociaux, sociétaux, politiques et culturels cloisonnés et marginaux, demeurent bien chétifs et sans effet réel sur les mouvements sociétaux fondamentaux. L’ensemble de la dynamique méditerranéenne se trouve surtout profondément surdéterminé, par la montée de l’imperium. Dans l’émergence de celui-ci, les effets conjugués des conflits des Balkans – asservis à la démonstration par Washington de l’inanité politico-militaire de l’Union Européenne, malgré les résistances franco-allemandes - et des deux guerres d’Irak qui ont profondément ébranlé le « monde arabe », c’est le moins que l’on puisse dire, auront été un facteur essentiel.
Cette dynamique impériale n’est pas tributaire, faut-il le rappeler, du simple changement des équipes au pouvoir à Washington. L’arrivée de l’équipe Bush fils à la Maison-Blanche et au Pentagone ( qui a largement phagocyté le Département d’Etat) n’a fait qu’aggraver avec brutalité une tendance initiée sous Ronald Reagan. Les politiques et les stratégies qui l’ont renforcée ont été à l’œuvre autant sous les républicains que les démocrates. Il ne faut pas oublier par exemple, les coups de boutoirs féroces donnés à l’Organisation des Nations-Unies par Madeleine Albright, dont l’objectif était de faire de l’Onu un simple appareil administratif international, au même titre que le FMI et la Banque Mondiale. L’ONU aurait alors servi de relais et d’outil de légitimation formelle aux stratégies de l’imperium américain - à l’instar de ces deux organismes maintenant dévoyés et détournés de leur mission première. Faut-il rappeler aussi - au Secrétaire Général gardien du respect de sa Charte, et aux Etats dépositaires de celle-ci - que l’ONU est d’abord une transcendance, le lieu symbolique d’une communauté internationale en construction perpétuelle toujours espérée mais jamais achevée ?
De cette transcendance, nous sommes bien éloignés aujourd’hui. Sous les appels au « changement », à la « réforme », à l’entrée prétendue en « modernité », c’est un formidable mouvement réactionnaire qui se dessine, et qui vise à restaurer une époque que l’on croyait révolue, celle d’un nouveau colonialisme, même si celui-ci a revêtu des formes différentes au 19ème siècle.
Il faut en prendre conscience, car il ne s’agit nullement d’un fantasme mais d’une dynamique qui tente de se mettre en place progressivement à la faveur de la poussée guerrière commencée dans les Balkans et qui se prolonge maintenant en Irak. Bien évidemment des voix s’élèveront pour convoquer, dans l’un et l’autre cas, les « urgences humaines et morales ». Il faut ici laisser les petits débats entre « intellectuels médiatiques » et prendre acte des faits et des propos tenus par les acteurs concrets de la nouvelle dynamique impérialiste. Un florilège des déclarations récentes et de leurs filiations historiques permet de mettre les pendules à l’heure. Il est utile d’en prendre connaissance, quitte à revenir ultérieurement sur la question par une critique approfondie. Ils rejoignent les « visions » de l’idéologue orientaliste Bernard Lewis analysées par ailleurs, dans ce même numéro.
On se souvient par exemple, des propos tenus par le diplomate britannique Robert Cooper, théoricien britannique du nouvel impérialisme et conseiller du Premier ministre de Grande-Bretagne Anthony Blair. Cherchant une justification aux dynamiques impériales dans l’Histoire, Cooper écrit dans le magasine Prospect :
« L'empire, c'est l'histoire. Tout ce que nous savons de l'histoire, depuis Sumer jusqu'à Babylone, l'Egypte, l'empire assyrien, jusqu'à la Perse, la Grèce, Rome,
 Byzance, les dynasties chinoises, l'empire carolingien, le Saint empire  romain, l'empire mongol, l'empire des Habsbourg, les empires espagnol, portugais, britannique, français, hollandais et allemand et jusqu'à  l'empire soviétique, ainsi que tous ceux, nombreux, que nous avons oubliés, tout cela suggère que l'histoire du monde est l'histoire de l'empire (…). Par rapport à l'empire, l'Etat-nation est un concept nouveau ; le petit Etat a commencé à émerger avec la Renaissance et la nation ne devint un important facteur politique qu'au XIXème siècle. Depuis lors, l'Etat-nation a été essentiellement restreint à une partie limitée du globe -comme par hasard, la partie la plus dynamique. La non existence d'un empire est, cependant, sans précédent historique. Reste à savoir si cela peut durer. Il y a des raisons à la fois théoriques et pratiques de penser que non, parce qu'il existe  un problème pratique dans un monde d'Etats-nations (…). Toutes les conditions semblent réunies pour un nouvel impérialisme. Certains pays ont besoin de force extérieure pour créer la stabilité (récemment, lors d'un rassemblement en Sierra Leone, on a appelé au retour de la gouvernance britannique). (...) Un système dans lequel les forts protègent les faibles, où ceux qui sont efficaces et bien gouvernés exportent la stabilité et la liberté, où le monde est ouvert à  l'investissement et à la croissance - tout cela semble éminemment désirable».
Dans le London Observer du 7 avril 2002, sous le titre « The new liberal imperialism », Cooper affinait sa pensée : « Nous devons disait-il, nous habituer à l'usage d'une double réglementation. Lorsque nous sommes entre nous en Europe, aux Etats-Unis ou au Japon, nous devons agir sur base de la loi. Mais lorsque nous avons à faire à d'autres Etats, nous devons utiliser des méthodes plus rudes de violence et d'attaque préventive. Le nombre des pays à risque ne cesse d'augmenter. Certaines régions de l'ancienne Union soviétique entrent dans cette catégorie. Dans certaines parties de l'Asie et de l'Amérique du Sud, il n'existe plus de véritable autorité de l'Etat. Dans toute l'Afrique, on trouve des pays qui constituent un risque. Si ces pays deviennent trop dangereux, il est possible d'envisager un impérialisme défensif. Le besoin de colonisation est aujourd'hui aussi grand qu'au 19e siècle. Les faibles ont toujours besoin des forts et les forts ont besoin d'un monde où règne l'ordre. Ce dont nous avons besoin c'est une nouvelle forme d'impérialisme qui, comme tous les impérialismes, apporte de l'organisation et de l'ordre dans le monde".
Ces vaticinations « théoriques » ne sont pas sans filiations.
Le lien entre l’usage de la force et les finalités économiques était déjà mis en évidence dès l’expédition du Kosovo dont les manipulations ont été escamotées sous les discours assourdissants sur le fameux « droit d’ingérence ». Tous les propos tenus par le microcosme médiatique ne valent pas ceux des dirigeants et responsables américains de l’époque. Alors que Tony Blair - dont la probité intellectuelle n’est plus à démontrer depuis l’affaire Kelly – déclarait en 1999, que « la guerre contre les Serbes n’est plus un simple conflit militaire [ mais ] une bataille entre le Bien et le Mal, entre la Civilisation et la Barbarie », William Clinton était lui plus explicite sur les finalités réelles de l’intervention américaine au Kosovo ( notamment le contrôle des velléités d’une « Europe-puissance ») : « Si nous voulons des relations économiques solides, nous permettant de vendre dans le monde entier, il faut que l'Europe soit la clé...C'est de cela qu'il s'agit avec toute cette chose du Kosovo » (23 mars 1999). Et toujours au Kosovo, mais deux ans plus tard, le 5 juin 2001, Donald Rumsfeld haranguait les troupes américaines du camp de Bondsteel » par ces mots : « Combien devrions-nous dépenser pour les forces armées ? Mon opinion est qu'il ne s'agit pas de dépenses mais d'investissements. Vous ne tirez pas sur notre puissance économique, vous la préservez. Vous ne pesez pas sur
 notre économie, vous êtes le socle de sa croissance ». Propos qui donnaient encore plus de poids à l’assertion du chantre invétéré de la globalisation américaine, l’éditorialiste du New-York Times, Thomas Friedmann – si admiré par ailleurs par certains chroniqueurs arabes – qui écrivait le 28 mars 1999 : « Pour que la globalisation marche, l’Amérique ne doit pas craindre d'agir comme la superpuissance omnipotente qu'elle est. La main invisible du marché ne fonctionnera jamais sans un poing caché. McDonalds ne peut être prospère sans McDonnel Douglas [5]. Et le poing caché qui garanti un monde sûr pour les technologies de la Silicon Valley, ce poing s'appelle Armée des Etats-Unis, Air Force, Navy et Marines »
Concernant le respect du droit international dans le cadre de l’ONU, le principe des deux poids et deux mesures prélude lui également au retour de formes institutionnelles (protectorats, mandats etc..) qui avaient disparu avec la décolonisation. La distinction entre « barbares » et « civilisés » est confortée par la vision des dirigeants anglo-américains eux-mêmes. Un parlementaire américain, Lester Munson affirmait publiquement, en 1999 : « Vous ne verrez jamais des pilotes de l'OTAN devant un tribunal de l'ONU. L'OTAN est l'accusateur, le procureur, le juge et l'exécuteur car c'est l'OTAN qui paie les factures. L'OTAN ne se soumet pas au droit  international. Il est le droit international ».
Et sur les mécanismes de sanctions prévus par les Nations-Unies concernant l’Irak, droit international ou pas,  Donald Rumsfeld, , donnait le ton le 16 mai 2002 en déclarant : « Les missiles vont tomber que Bagdad accepte ou non le retour des inspecteurs ».
La notion d’ « indépendance », codifiée par la Charte des Nations-Unies était interprétée de façon bien particulière dès 1998 ( soit sous le mandat présidentiel de William Clinton ) par le Secrétaire d’Etat à l’Energie, Bill Richardson : «Nous voudrions voir ces pays nouvellement indépendants s'appuyer sur les intérêts commerciaux et politiques de l'Ouest plutôt que de regarder dans une autre direction. Nous avons effectué un important investissement politique dans la région de la Caspienne et il est très important pour nous qu'aussi bien le tracé du pipeline que la politique soient corrects ».
Les intentions américaines concernant l’Irak, étaient d’ailleurs précisées bien avant l’invasion et l’occupation proprement dites, par des déclarations d’intention explicites et musclées.
Le général William Looney du Pentagone tonnait le 30 août 1999, dans une interview au Washington Post : « S'ils allument leurs radars, nous ferons exploser leurs nom de Dieu de SAMs ! Leur pays est à nous, leur espace aérien est à nous. Nous décidons de comment ils doivent vivre et s'exprimer. Et c'est ça qui est grand avec l'Amérique en ce moment. C'est une bonne chose, surtout quand on pense qu'il y a là-bas un paquet de pétrole dont on a besoin ». Et le sénateur républicain Richard Lugar de surenchérir, le 1èr août 2002 devant le Conseil des Relations extérieures du Congrès américain : « Nous allons gérer le business du pétrole. Nous allons bien le gérer, nous allons faire de l'argent; et ça paiera la reconstruction de l'Irak car il y a de l'argent là ».
Tous ces personnages et leurs propos ont de qui tenir, y compris en matière de cynisme ou d’idéologie. Les filiations apparaissent d’elles-mêmes. Madeleine Albright ne déclarait-elle pas en 1995, en réponse à un journaliste qui lui posait la question suivante : «Nous avons entendu qu’un demi million d'enfants sont morts des suites de l'embargo. Ce prix vaut-il la peine?» - «Je pense que c'est un choix difficile, mais c'est le prix...Nous pensons que ce prix vaut la peine ».
Elle n’aurait pas fait rougir Sir Winston Churchill, qui, alors secrétaire d’Etat à la Guerre, déclarait en 1919 concernant (déjà !) l’Irak : « Je ne comprends pas ces réticences à l'emploi du gaz. Je suis fortement en faveur de l'utilisation du gaz toxique contre les tribus barbares...L'effet moral sera bon. On diffusera une terreur vivace ».
Et pour en revenir aux filiations idéologiques des nouveaux impérialistes américains, peut-on ne pas se souvenir déclarations du grand idéologue de la guerre froide, George Kennan affirmant le 24 février 1948, en qualité de responsable de la planification au Département d’Etat :
« Nous avons à peu près 60 % de la richesse du monde mais seulement 6,3 % de sa population. Dans cette situation, nous ne pouvons éviter d'être un objet d'envie et de ressentiment. Notre véritable tâche dans la période qui vient est d'imaginer un système de relations qui nous assure de maintenir cette disparité. Ne nous berçons pas de l'illusion que nous pouvons nous permettre le luxe d'être altruistes et bienfaiteurs de l'humanité. Nous devons cesser de parler d'objectifs aussi vagues et irréels que les droits de l'homme, l'élévation du niveau de vie et la démocratisation. Le jour n'est pas loin où nous aurons à agir selon des concepts de pure puissance. Moins nous serons gênés par des slogans idéalistes, mieux cela vaudra ».
Ce qui n’aurait certes pas déplu à Woodrow Wilson, président des Etats-Unis de 1913 à 1921, et petit père de la Société des Nations ( SDN - dont les agissements notamment au Moyen-Orient sont à la racine de la plupart des crises qui secouent aujourd’hui cette région du monde ) qui martelait ce qui suit : «Puisque le commerce ignore les frontières nationales, et que le fabricant insiste pour avoir le monde comme marché, le drapeau de son pays doit le suivre, et les portes des nations qui lui sont fermées doivent être enfoncées. Les concessions obtenues par les financiers doivent être protégées par les ministres de l'Etat, même si la souveraineté des nations réticentes est violée dans le processus. Les colonies doivent être obtenues ou plantées afin que pas un coin du monde n'en réchappe ou reste inutilisé [6]».
Ne voilà-t-il pas que l’idée coloniale de « concession » revient dans le vocabulaire néo-libéral ? Dans un face à face avec le militant paysan, José Bové (quotidien Le Monde, 7-8sept 2003) l’un des plus américanophiles des libéraux de choc en France, Alain Madelin, n’hésite pas à avancer l’idée que pour les « service publics, dans tous les pays du monde (…) on (…) peut être en concession. De grandes entreprises internationales, permettent par la concession de la gestion déléguée, d’assurer le service de l’eau, le service de la santé, le service de l’éducation… ».
On pourrait multiplier les citations et les filiations idéologiques. Nous nous contenterons de relever ici le comportement de la coalition d’occupation en Irak, Répondant aux velléités d’autonomie du Conseil Irakien nommé par le proconsul Paul Bremer, exprimées par l’un des membres les plus avisés, et les plus réfléchis du Conseil, Adnan Pachagi, qui souhaitait, à Genève le 13 septembre dernier, un calendrier politique de transfert de souveraineté aux irakiens, Colin Powell devait balayer la question d’un revers de la main en affirmant que cela interviendrait le moment venu. Au « ministre des affaires étrangères » désigné, Hoshyar Zebari, qui avait annoncé son souhait de négocier avec la Turquie un retrait du projet, voulu par Washington, de déploiement de troupes turques au Kurdistan, un haut porte-parole devait répondre par la diffusion d’un communiqué de la coalition stipulant ce qui suit : « la question d'une divergence entre la diplomatie menée par M. Zebari et Washington ne se
pose pas. La coalition, n'envisage pas une situation dans laquelle il [le ministre] aurait la possibilité de prendre une telle option ». Point à la ligne.
Situation typiquement coloniale qui vise à instaurer, par delà le chaos, un nouveau quiétisme au Moyen-Orient, dans l’union, non avec Dieu, mais avec l’Empire. Aux derniers avatars de cette nouvelle entreprise coloniale menée dans le désordre, entendue comme une étape essentielle du processus d’émasculation politique définitif d’une région garrottée depuis plusieurs années, la décision de l’Etat d’Israël d’assassiner Yasser Arafat «au moment opportun » est venue répondre comme en écho. Cette décision n’est pas « émotionnelle », elle est politique. L’assassinat politique fait partie de la stratégie israélienne depuis la création de cet Etat. Le vrai scandale réside dans l’absence de réaction vigoureuse au principe même de l’assassinat, comme outil politique. Il est moralement inacceptable d’entendre dire ici ou là qu’une telle initiative serait une « faute politique », une « erreur grave » ou pire d’entendre demander au gouvernement israélien de « ne pas la mettre à exécution ». Comme si cela pourrait être admissible dans un cas de figure « plus propice ou judicieux ». Le silence observé à Genève, lors de la réunion des membres permanents du Conseil de Sécurité, le 13 septembre, ne grandit pas l’ONU et son secrétaire général, habituellement prompt à donner des leçons de morale. Ce silence permet la personnalisation d’une affaire ( « Arafat est le problème… ») alors que ce qui est en jeu en réalité, c’est le leadership historique national du peuple palestinien, le dernier « peuple politique » du Moyen-Orient actuel. Si cette sinistre entreprise venait à réussir, c’est une nouvelle étape de la fusion du Moyen-Orient dans l’Empire qui serait franchie. Le Moyen-Orient arabe sera alors réellement précurseur… (Rudolf El-Kareh - Septembre 2003)
- NOTES :
[1] Pour comprendre certains aspects de la politique américaine actuelle, il faut constamment avoir à l’esprit les conditions de l’accession de Georges Bush le fils à la Maison-Blanche. L’actuel président n’a pas été élu, mais désigné. Ceci explique notamment son acharnement à trouver une «légitimité » au sein de « l’opinion publique » américaine en faisant donner les tambours du « patriotisme américain » après les attentats du 11 septembre. On peut mesurer le degré de conscience politique et d’information de cette « opinion publique » à la faveur d’un sondage publié au début du mois de septembre dernier selon lequel, 80% des américains sont fermement convaincus que Saddam Hussein est le responsable de ces attentats. Les conditions de cette nomination vont déterminer à leur tour la campagne électorale qui sera déclarée ouverte au mois de novembre prochain. L’équipe au pouvoir à Washington ne reculera devant aucune manipulation et redoublera d’agressivité pour tenter de conforter la politique menée actuellement par les Etats-Unis par une reconduction du mandat de l’actuel occupant de la Maison-Blanche.
[2] C’est par-delà le mouvement interne de décomposition sociétale qui l’affectait que l’ex-URSS a signé son arrêt de mort géopolitique en donnant son aval à une expédition qui signait sa marginalisation politique définitive. Il faudra aussi sans doute revenir un jour sur les conditions et les manipulations qui ont abouti à l’occupation du Koweit, d’une part, et sur l’étrange marchandage conduit par celui qui était à l’époque ministre des Affaires Etrangères à Moscou avant de devenir le président d’une Géorgie se situant dans l’orbite de Washington, Edouard Chevarnadzé : l’aval de Moscou à la première expédition d’Irak contre la remise en ordre soviétique dans les Etats Baltes.
[3] La Méditerranée est avec le Rio Grande, l’un des deux symboles géographiques de cette fracture.
[4] A la Conférence de Barcelone, le président d’Israel Télécom s’est vanté d’être en mesure de former 40000 ingénieurs des télécommunications par an dans « l’espace stratégique israélien » , pour reprendre ses propres termes, et qui s’étend d’après lui, « du Kazakhstan au Maroc ».
[5] L’un des principaux avionneurs militaires américains, constructeur du F-15 notamment, et dont le président a occupé après la chute du Mur de Berlin les fonctions de vice-président du « Comité d’élargissement de l’OTAN aux ex-pays de l’Est ».
[6] Cité par Noam Chomsky, Latin America from Colonisation to Globalisation, NY, Ocean Press.
                               
2. Savants orientalistes et crétins idéologiques par Rudolf El-Kareh
in la Revue d’études palestiniennes n° 89 (Automne 2003)

Il faut revenir sur le factum de Bernard Lewis publié en français sous le titre « Que s’est-il passé ? L’Islam, L’Occident et la modernité », mais dont l’intitulé anglais (« What went wrong ? Western impact and Middle Eastern response ») montre bien l’agressivité. La volonté d’atténuation, dans le titre de l’édition française, du sens originel et de sa charge brutale, est bien étrange. L’intitulé original exprime clairement la volonté d’un jugement délibérément violent, porté sur les questions abordées (le terme wrong évoque des aspects mauvais, erronés…), mais surtout le terme impact sous-entend la notion de choc qui correspond explicitement aux thèses culturalistes développées par Lewis et propagées par ses adeptes à l’instar, notamment, de Samuel Huntington dont les divagations fantaisistes mais sinistres sur le « choc des civilisations - sept ? Huit ? Il ne le sait pas tout à fait lui-même – ont fait le tour du monde.
Le « choc » ne pouvait de toute évidence qu’appeler des « response », des « répliques ». Nous sommes là non seulement dans le vocabulaire, mais surtout dans la posture « intellectuelle » guerrière chère au père spirituel de tous les faucons politiques, militaires ou encore aux intellectuels organiques que compte l’administration américaine depuis des décennies, et maître à penser d’un pan entier du courant dit « orientaliste ». S’agit-il en l’occurrence d’une simple interprétation amplifiée ? Certes pas. La notion de clash en anglais signifie le choc violent. Lewis s’est chargé lui-même d’enfoncer le clou dans une réédition du pamphlet publiée en janvier 2003, puisqu’il en a modifié le sous titre qui est ainsi devenu « The clash between islam and modernity in the Middle East », « Le choc de l’Islam et de la modernité au Moyen-Orient » - dans l’acception anglo-saxonne, ce dernier s’étend de la Méditerranée au Pakistan en passant par l’Asie centrale. On ne saurait être plus explicite.
Pour quelle raison faut-il revenir sur ce livre ? Parce que les oripeaux scientifiques de l’auteur et son érection en vestale suprême de l’orientalisme, donnent une apparence de crédibilité à son propos idéologique. Son discours peut faire des ravages auprès d’un public souvent ignorant des faits et des réalités. Ce public est aujourd’hui en quête de sens. Sa sensibilité émotionnelle à tout ce qui touche à la nébuleuse « islam » - notamment sous l’effet du sensationnalisme médiatique – a été surmultipliée par les crimes du 11septembre, puis par la logomachie martiale et les confusions délibérées qui  accompagnent depuis le début de l’équipée,  la guerre et l’occupation de l’Irak. Discours d’autant plus dangereux qu’il est martelé au plus haut niveau de l’Etat américain et de ses appareils de force, et parfois relayé avec une paresseuse désinvolture en Europe. Parce qu’enfin, sous des formes diverses, les représentations lewisiennes ont généré de multiples sous-produits (cf. dans ce même numéro la note de lecture intitulée Réhabiliter l’Histoire profane).
Dans la recension de l’ouvrage qu’il fait de ce pamphlet (Cf. REP N°87, Printemps 2003 pp.120-122), José Maria Ridao met très distinctement en évidence les infirmités des assertions essentialistes et culturalistes de Lewis et surtout l’invalidité de « l’islam comme une catégorie conceptuelle (…) pour interpréter la réalité internationale contemporaine ». Il a surtout raison de rapprocher la démarche de Lewis et de ses émules, des modèles développés dans le passé pour ce qui concerne les idées de classe et de race. Mais il faut sans doute aller plus loin.
«Que s’est-il passé» est un livre de combat, un pamphlet idéologique qui avance masqué sous des allures de prétention scientifique. Il n’y a pas de méthode chez Lewis, mais des artifices de méthode. Et ces artifices convergent tous vers un même objectif déterminé par son idéologie culturaliste : démontrer que les problèmes temporels des « musulmans » ont une « origine culturelle » due à une « religion totalisante » - mais quelle religion ne l’est pas  ? Ses « analyses » sont des sentences autoritaires. Lewis affirme ainsi que « l’idée qu’il puisse exister des êtres, de activités ou des aspects de l’existence humaine qui échappent à l’emprise de la religion ou de la loi divine est étrangère à la pensée musulmane ». Ce n’est qu’un exemple parmi bien d’autres.
Il est évidemment facile de lui demander de balayer devant sa propre porte. Les représentations du monde de la « Coalition chrétienne » ou des « Chrétiens sionistes »  pour ne prendre que ces seuls exemples américains, sont de quelles nature ?  Et que fait Lewis lorsqu’il donne sa propre version du « judaïsme ou plus largement de la judaïté » en affirmant qu’il s’agit d’une « religion au sens plein du terme, un système de croyances et de rites, une éthique et un mode de vie, un ensemble de valeurs et de pratiques sociales et culturelles » ?
Le livre révèle très peu sur « l’islam », mais beaucoup sur Lewis lui-même, dont les propos sont souvent à l’extrême limite du racisme.  Le confusionnisme y est de règle : turc, musulman, arabe, ottoman, etc... tout est du pareil au même, c’est d’ailleurs là un trait propre au culturalisme. Parce que son champ de recherche principal a porté initialement sur la Turquie et que son ouvrage de référence, publié en 1961, Emergency of Modern Turkey  a été consacré à ce pays [1], Lewis y puise les exemples et les références qui veulent illustrer ses raisonnements en confondant allègrement le pays né de la Première Guerre mondiale et du sursaut d’Atatürk, avec l’Empire Ottoman.
D’un travail de recherche effectué dans les années cinquante sur les archives turques (le principal des archives ottomanes n’a été rendu public que dans la dernière décennie du vingtième siècle), Lewis a progressivement glissé vers le libelle et il s’est acharné à porter systématiquement le discrédit sur l’ennemi islamique désigné. Il a largement contribué à l’invention du nouveau bouc émissaire du début du XXIème siècle. Le propos de Lewis est souvent devenu anecdotique, et, à partir de l’anecdote, le chercheur, métamorphosé en idéologue, s’est permis, tout aussi souvent, et sans aucune vergogne, des généralisations abusives. Un corpus de notes et des références bibliographiques ne sont pas obligatoirement le signe d’une méthodologie scientifique sérieuse. Les aspects formels peuvent même masquer l’inanité, la futilité et la dangerosité du propos.
Dans une note de la préface à l’édition française [2] de l’ouvrage de Lewis The Assasins, A Radical Sect in Islam, Maxime Rodinson souligne que le livre doit « être jugé et apprécié en faisant abstraction des jugements, des orientations des opinions de Bernard Lewis sur la politique contemporaine » sous peine, dans le cas contraire, d’être « atteint de crétinisme idéologique ».
Bien. Mais comment faire : a- lorsque l’auteur utilise abusivement sa notoriété scolastique dans le but de donner crédibilité à des « crétineries idéologiques » ; b- lorsque l’auteur fait référence en permanence, dans ses opinions, jugements et orientations, à ses travaux de « savant érudit », c'est-à-dire lorsqu’il confond le scolasticat et la politique contemporaine ; c- lorsque, concernant justement « l’islam », Lewis, en raison même de son approche culturaliste, tombe, et ce n’est pas à son corps défendant, dans le piège intellectuel dénoncé par Rodinson lui-même lorsqu’il écrit, à très juste titre, ceci : « Pour l’Islam, beaucoup de gens sont convaincus qu’un musulman est quelqu’un qui marche dans la vie les yeux constamment rivés sur le Coran et ses interprétations. (…). Les musulmans sont des hommes et si les hommes se lèvent souvent sous l’impulsion des idées, leur adhésion à ces idées obéit à des motivations qui n’ont pas toujours grand-chose à faire avec le contenu de celles-ci ». N’est-ce pas là très justement la description de la démarche systématique de Bernard Lewis ? Et en définitive, peut-on s’obliger à dissocier l’expertise de celui-ci des liens idéologiques, institutionnels et d’influence qu’il entretient avec les plus hauts appareils de pouvoir aux Etats-Unis. Sans pour autant, et bien évidemment, les confondre ?
Dans cette trajectoire, il faut rappeler que les confusions de plus en plus manifestes entre le scolastique [3] et l’idéologique chez Lewis se sont fortement accentuées, plus particulièrement depuis le début des années quatre-vingt, lorsqu’il a adapté ses écrits - plus que jamais régis par un culturalisme uniformisant et forcené - à l’air du temps et aux « conflits » de l’heure pourvu qu’ils aient une connotation « islamique ». C’est ainsi qu’il devait par exemple publier un ouvrage intitulé « Race et couleur en pays d’Islam » au moment même où la religion musulmane connaissait une progression relative au sein de la communauté noire américaine. Doit-on s’empêcher également de constater que cette accentuation de l’idéologie dans les travaux de Lewis, est concomitante de l’émergence, toujours dès le début des années quatre-vingt (nous sommes au début de l’ère reaganienne, dite de la révolution conservatrice aux Etats-Unis), et du premier déploiement politique des neoconservateurs au sein de la haute administration américaine… ?
Si Bernard Lewis avait lu la préface de Maxime Rodinson citée ci-dessus, il ne se serait peut-être pas autorisé  à des extrapolations d’une insondable légèreté qui n’auraient mérité que d’être raillées, n’était-ce leur effet dramatique sur le public et certains milieux de la recherche.
L’avertissement publié en préambule à l’édition française et daté du 15 octobre 2001 révèle sa méthode - construite sur l’amalgame et le déplacement abusif des hypothèses - dans son aspect grossier le plus brut. Le texte vaut la peine d’être cité. Lewis n’a aucun scrupule à écrire : « Ce livre était déjà sur épreuves lorsque se produisirent les attentats terroristes du 11 septembre 2001 à NewYork et à Washington. Il ne traite pas de ces attaques, de leurs causes immédiates et de leurs répercussions. Il leur est cependant lié car il en examine les antécédents : la longue succession d’événements, les grands mouvements d’idées, ainsi que les comportements  et les mentalités qui, dans une certaine mesure, en furent à l’origine ». Comment ne pas imaginer l’impact, sur des esprits traumatisés par l’actualité, d’une affirmation aussi scélérate ? Ainsi donc, pour suivre les raccourcis de la « pensée » de Lewis, les attentats du 11 septembre seraient inscrits dans les « codes génétiques culturels de l’islam ». Assertion criminelle que le premier sot venu pourrait stupidement retourner vers la « chrétienté »…ou vers le judaïsme. Un antisémitisme inversé, en quelque sorte…
Ce type de raisonnement évacue le politique et l’histoire réelle. Lewis ne craint d’ailleurs pas de pousser le trait jusqu’à l’ineptie. Ainsi a-t-il soutenu dans le Yediot Aharonot, lors des négociations de Camp David, que celles-ci se déroulaient « entre civilisations différentes ».
La guerre perpétuelle, le conflit, la confrontation permanente comme outils suprêmes d’analyse historique demeurent toutefois l’essentiel du pamphlet. « Généralement, insiste lourdement Lewis, c’est sur le champ de bataille que l’histoire donne ses leçons avec le plus d’éclat et de netteté ». Il aura donc fallu que, par  (mal)chance, nous survienne en 2003, l’ineffable professeur afin qu’enfin, enfin, l’on tirât « les leçons du champ de bataille ».
On pourrait poursuivre. Relever la perversité de certains propos. Ceux-ci, par exemple : « la liberté, entendue au sens d’indépendance nationale, passait pour le grand talisman qui résoudrait tous les problèmes. Dans leur écrasante majorité les musulmans vivent aujourd’hui dans des Etats indépendants qui ne leur ont apporté aucun des bienfaits qu’ils en attendaient » - Vite donc une recolonisation bienfaitrice et/ou un renouvellement d'avantageux systèmes de dépendance directe !
D’ailleurs, n’est-ce pas là ce que l’on entend répéter dans les couloirs des gouverneurs américains de l’Irak occupé ou dans la bouche de séides américanisés gravitant autour de la Maison-Bush, de l’acabit d’un Kanaan Makiya ou d’un Fouad Ajami [4] ?  Dont Lewis est la référence intellectuelle ultime. Comme il l’est devenu aussi pour des « historiens » formés à sa méthode culturaliste, et qui se situent curieusement, de ce fait même, hors du champ de l’histoire comme science sociale et humaine. Comme il l’est encore pour de nombreux responsables politiques américains qui ont fait de ses projections idéologiques le prisme et la grille de lecture du réel proche et moyen-oriental. Comme il l’est devenu, hélas, depuis la progression de l’imperium à partir du milieu des années quatre-vingt dix, pour un certain nombre de «chercheurs », de journalistes ou de chroniqueurs du monde arabe notamment, peu regardants sur la validité des méthodes et des concepts, incapables de mener une réflexion par eux-mêmes, soucieux de plaire aux maîtres autoproclamés du moment, et de se complaire dans les complaintes de l’air du temps.
L’inutile indépendance n’est-ce pas aussi ce que connotent les péremptoires assertions de Lewis - qui renvoient aux remugles coloniaux - selon lesquelles le « monde arabo-musulman est pauvre, faible, ignorant », « la misère des Palestiniens n’est pas due à l’occupation israélienne mais au  terrorisme », (i.e. la résistance à l’occupant) et « les arabes ne comprennent et respectent que le langage de la force » ? Vieilles antiennes des colonisateurs de toutes les époques…
On pourrait souligner les contradictions d’un chapitre à l’autre, les contrevérités historiques et/ou leur idéologisation (« les croisés ont momentanément stoppé la machine triomphale de l’islam.. », sic).  On pourrait mettre l’accent sur les amalgames délibérés et les inepties injurieuses du style : « (…) le socialisme et le nationalisme sont aujourd’hui discrédités (…). Rejeton bâtard de ces deux idéologies, le national-socialisme continue de sévir dans une poignée de pays qui ont conservé des méthodes fascistes de propagande et de gouvernement totalitaire, fondées sur un parti unique tout-puissant et un appareil de sécurité tentaculaire et omniprésent » [5]. Les mouvements nationalistes arabes – parmi lesquels le baathisme, auquel ne peut être identifié nul régime qui s’en réclame, et certainement pas celui issu du coup d’état de Saddam Hussein – sont ainsi, dans les représentations de Lewis, de nouveaux « fascismes », terme galvaudé s’il en est.     
En réalité Bernard Lewis n’a jamais cessé d’être en guerre. Dès le début du deuxième conflit mondial, en 1941, il fut l’auteur, pour le compte du Pentagone, (déjà !) d’un « plan de remodelage » - c’est ce même terme qui fut repris par Donald Rumsfeld et Colin Powell pour définir l’un des objectifs de la dernière aventure guerrière américaine en Irak - de l’ensemble régional allant de la Turquie à l’Afghanistan, fondé sur des dépeçages à caractère communautariste ou confessionnel. C’est sur ce plan que s’est appuyé le conseiller de Menahem Begin, Oded Yinon, à la fin de la décennie soixante-dix pour élaborer le document intitulé « Stratégie pour Israël dans les années 80 » (cf. REP N°5, Automne 82, pp.73-83), préconisant le démantèlement et la recomposition du Moyen-Orient selon les mêmes critères. L’invasion du Liban, en 1982, sous la direction du tandem Begin-Sharon voulait en être la première étape déclarée, après le soutien dissimulé à certaines fractions kurdes irakiennes séparatistes. Lewis a soutenu cette aventure militaire dont on sait le sort qui lui fut réservé. Il a encore déclaré en 2002  (Yediot Aharonot) « qu’Israël a eu raison d’envahir le Liban » (il a ajouté : « Je me rappelle à quel point son armée a été accueillie avec des fleurs, de la musique… » - il ne manquait que les vahinés ! ). Lewis n’a pas ménagé son soutien à l’administration de George Walker Bush et surtout aux factions dites de neocons (les « neoconservateurs ») gravitant autour de Richard Cheney, de Donald Rumsfeld, du Pentagone, et de la revue « Commentary » dont Edward Saïd est devenu la bête noire, depuis la publication de son ouvrage majeur « L’Orientalisme, L’Orient crée par l’Occident ». Par des « points de vue » publiés dans la presse américaine, il n’a eu de cesse d’apporter à ces neocons sa caution « d’expert ». Dans l’un de ses récents articles, publié le 29 août 2003 dans le Wall Street Journal, il a renouvelé sa profession de foi dans les actuels dirigeants américains et, ressassant ses thèmes obsessionnels, il a expliqué que les problèmes postérieurs à l’occupation de l’Irak étaient dus à des « fascistes antiaméricains et à des forces islamiques » dont le but est de «défaire la Chrétienté ». Il y a aussi soutenu sans vergogne que le protégé de Donald Rumsfeld, le banquier Ahmad Chalabi (notamment condamné à vingt-deux ans de prison en Jordanie pour escroquerie), était le plus qualifié pour gouverner, à l’avenir, un Irak stabilisé.
Lewis se situe en réalité dans le champ du combat entre eux et nous. Eux ? L’islam, les musulmans, force atavique immuable. Nous ? La chrétienté, pardon, le monde des valeurs « judéo-chrétiennes ». Dans le droit fil de la dynamique mise à nu par Edward Saïd, Lewis réaffirme ici clairement le style de raisonnement fondé sur la distinction de type  ontologique  établie entre les notions d’Orient et d’Occident par un courant dominant du mouvement « orientaliste ». Ce courant a développé son « expertise scientifique » dans la matrice des dynamiques impérialistes du dix-neuvième siècle (l’impérialisme désigne une phase historique), tout en s’imposant comme une « école savante », oscillant entre la quête de l’autonomie scientifique et intellectuelle, et la prestation de service en faveur des pouvoirs dominants. L’orientalisme dont se réclame Lewis accompagne le mouvement colonial comme une sort de poème épique, une chanson de geste dédiée à l’inégalité des cultures. Il refuse de reconnaître qu’Orient et Occident sont des lieux imaginaires qui ont donné naissance à des imaginaires, et à un corpus de fantasmes, qui ont constitué la base d’une architecture fictive des deux ensembles ainsi distingués [6]. L’un comme l’autre fonctionnent comme des systèmes hermétiques et clos auxquels les thèses culturalistes apportent une armature niant toute possibilité ou capacité transformatrice. L’islam de l’imaginaire lewisien, comme prototype de l’imaginaire orientaliste dominant est un islam choséifié, clos et figé.
Il s’agit là tout simplement d’une représentation fausse et mensongère de la réalité. Mais Lewis et ses émules n’en ont cure. Leur essentialisme poursuit allègrement son chemin.  « L’islam politique », construit sur cette armature essentialiste choséifiée, prend progressivement dès les années quatre-vingt, une place dominante dans la « compréhension » et « l’analyse » des sociétés dites musulmanes. Tout le monde s’y met, politiques, universitaires et journalistes. L’inculture des classes politiques, la complaisance de certains universitaires, la résonance des media et des « intellectuels » dits « médiatiques », conjugués aux dégénérescences sociétales et politiques et intellectuelles proches et moyen orientales (notamment après la guerre israélo-arabes de 1973 et ses effets) permettent ainsi l’émergence d’une vision simpliste et uniforme de l’islam, du Sin-Kiang à la Nouvelle-Guinée. Initialement théorisée dès 1973, par Zbigniew Brzezinski, l’instrumentalisation de « l’islam politique » devient un outil de politique étrangère dans le conflit afghan et la confrontation avec l’URSS. Il sera aisé de retourner « l’outil » en exposant aux feux médiatiques et à la propagande d’Etat sa « face cachée diabolique », manoeuvre diablement bien servie, d’ailleurs, par une étrange et suspecte connivence objective, en miroir, des discours et des actes. 
Sur le terreau labouré par Lewis, la notion huntingtonienne de « civilisation » sous la forme brutale de « choc des civilisations » devient alors l’élément clé de la posture de combat « orientaliste » dont les effets politiques les plus exacerbés se manifesteront avec une virulence exponentielle dès le 11 septembre 2001. Dans le sillage de Lewis, Huntington a décrété lui, que l’islam était génétiquement une religion magnifiant la guerre et la chose militaire de façon plus générale. Ce « trait culturel » supposé  implique l’idée d’une guerre permanente, et tient lieu d’explication ad hoc pour expliquer les crises des pays et des sociétés de cette entité qui, dans sa formulation même, exprime l’ambiguïté et/ou l’insignifiance méthodologique : le monde arabo-musulman. L’approche essentialiste ne prend même pas conscience de l’incongruité qu’il y a à accoler ces deux dénominations. Elle fait fi de l’histoire réelle des sociétés concrètes. Cette approche met aux prises, en définitive - au-delà des « cinq ou six » autres « civilisations » -  « l’Islam » ( i.e. un islam imaginaire confondu par un glissement pervers et subreptice avec « l’Orient » tout aussi imaginaire) et « l’Occident ». Elle décrète aussi l’inégalité des deux termes de l’insignifiante équation et surtout la supériorité du second sur le premier.
Edward Saïd qui s’était placé sur le terrain policé de l’étude universitaire n’a eu droit en retour qu’à l’invective et la haine. Commentary, la revue des neocons dirigée par Irving Kristol, père de l’idéologue William Kristol, s’acharne par la calomnie et l’injure sordide sur le professeur palestino-américain pour la seule raison qu’il avait clairement établi les corrélations qui existaient entre les courants orientalistes dominants et l’impérialisme. La « logique » essentialiste expulse le débat politique et ses logiques réelles. Elle évacue l’histoire concrète des sociétés et des groupes qui constituent l’humanité hors de l’espace-temps dans lequel cette histoire est inéluctablement enchâssée quoi qu’en disent Lewis et ses émules. Or les conflits  dont ces derniers font leur miel demeurent incompréhensibles s’ils ne sont pas inscrits dans leur dimension spatio-temporelle. Sauf à répéter les explications idiotes du genre répandu lors des récents conflits de l’ex-Yougoslavie, lorsque commentateurs et analystes se répandaient en « analyses savantes » sur le conflit serbo-croate atavique (i.e. génétique, congénital et transmissible…). Et à reproduire, par conséquent, la même idiotie, en parlant « d’atavisme musulman ».
Il s’est trouvé, hélas, des courants politiques et intellectuels dans les sociétés concernées pour tomber dans le piège, intérioriser le vocabulaire et la démarche en l’inversant, sans prendre conscience qu’il s’agissait là d’un effet de miroir renversé, et que les metteurs en scène des représentations en demeuraient les maîtres ultimes. L’écho que rencontrent ainsi Bernard Lewis et ses sous-produits dans le monde dit « arabo-musulman » en devient presque obscène.
Cet essentialisme a généré divers sous-produits, dont le plus vicieux demeure celui dont la démarche consiste à se placer sur le même terrain que les essentialistes guerriers mais en l’inversant. Ainsi au choc des civilisations et des cultures des Lewis et autres Huntington, on viendra « opposer »  le « dialogue » des cultures et des civilisations. Outre le fait qu’une telle approche conforte l’approche essentialiste par sa reconnaissance implicite comme « adversaire-interlocuteur », elle ne contribue nullement à la connaissance des sociétés humaines concernées qu’elle finit par considérer, elle aussi, comme des entités immuables, mais qui, en l’occurrence « dialoguent » au lieu de se faire la guerre, quand bien même l’échange se ferait en jargon.
S’exprimant devant l’un des deux « think tank » neocons les plus fameux et les plus influents avec la Fondation Hudson, l’American Enterprise Institute ( où plusieurs membres de l’administration actuelle occupent des postes de responsabilité, parmi lesquels Richard Perle, Douglas Feith, et l’épouse du vice-président Lynn Cheney très liée aux milieux sionistes ultra, etc.. ), Bernard Lewis fut élogieusement accueilli par le numéro deux du Pentagone, Paul Wolfovitz en ces termes : « Il a brillamment placé les relations et les problèmes du Moyen-Orient dans un contexte plus large au travers d’une pensée réellement objective, originale et toujours indépendante ». Il « nous a appris comment comprendre l’histoire complexe et importante du Moyen-Orient, et comment utiliser celle-ci pour nous guider afin de construire un monde meilleur pour les générations à venir ».
Q’avait donc dit Bernard Lewis pour mériter tant d’éloges ?
Ceci : « Il y a deux point de vue qui prédominent dans les discussions sur la possibilité d’établir un régime démocratique digne de ce nom en Irak, après le départ, par quelque méthode que ce soit, de Saddam Hussein. La première peut être résumée ainsi : les Arabes sont incapables de mettre en place des gouvernements démocratiques (…) Et l’idée d’établir un système démocratique dans un pays comme l’Irak est pour le moins fantasmagorique… Les Arabes sont différents de nous et nous devons être, dirais-je, raisonnables  dans ce que nous attendons d’eux et ce qu’ils attendent de nous. Quoi que nous fassions ces pays seront dirigés par des tyrans corrompus. Le but de notre politique étrangère sera alors de s’assurer que ces tyrans nous sont amicaux plutôt qu’hostiles. (…) L’autre point de vue est quelque peu différent. Il part plus ou moins de la même position – que les pays arabes ne sont pas des démocraties et que l’établissement de la démocratie dans les sociétés arabes ne sera pas chose aisée. Mais cette fois considérons que les Arabes peuvent apprendre  et qu’un système de gouvernement est possible pour eux, tant que nous leur fournissons une assistance et [que nous sommes à leurs côtés] pour les lancer graduellement sur notre voie, ou devrais-je dire sur leur voie.
Ce point de vue est connu sous le nom d’impérialisme. Ce fut la méthode adoptée par les Empires français et britanniques (…) créant des gouvernements à leur propre image. En Irak, en Syrie et ailleurs, les Anglais mirent en place des monarchies constitutionnelles et les Français créèrent des républiques instables. Aucune ne marcha très bien. Mais l’espoir demeure… » .
Nous voilà donc désormais installés dans le cycle impérial de l’apprentissage. Dans l’incandescente fusion de la « science orientaliste » et du « crétinisme idéologique », dans les larmes, le mépris, l’insolente arrogance, et le sang. (Rudolf El-Kareh - Août 2003)
- NOTES :
[1] Islam et laïcité, La naissance de la Turquie moderne, Fayard, 1988 ( pour l’édition française).
[2] Les Assassins, Terrorisme et politique dans l’Islam médiéval, Berger-Levrault, coll. Stratégies, Paris, 1982 pour l’édition française. On notera avec intérêt l’introduction du terme très moderne de terrorisme (la notion politique de Terreur fut introduite en 1793, par Robespierre) dans le titre, par une sorte de racolage éditorial qui depuis a fait largement école.
[3] « La scholastique veut toujours un point de départ fixe et indubitable, écrit le physiologiste Claude Bernard, elle l’emprunte à une source traditionnelle quelconque, telle qu’une révélation, une tradition…le scholastique ou le systématique ce qui est la même chose, est orgueilleux et intolérant et n’accepte pas la contradiction »
[4] Pour se faire une idée de ce que peut proférer ce dernier qui se présente comme « professeur au John Hopkins Institute », il n’est pas inutile de lire son libelle intitulé « La guerre d’Arafat » publié dans le Wall Street Journal du 29 mars 2002 dont la teneur ferait apparaître les colons excités, en comparaison comme des modérés raisonnables.  
[5] Cette thématique lewisienne aussi erronée que scandaleuse a été reprise ad nauseam par les thuriféraires de la guerre américaine en Irak, notamment dans de répétitives « opinions » publiées dans la presse française.
[6] Faut-il rappeler le fameux propos de Renan ? « Ce qui distingue le musulman, c’est la haine de la science, c’est la persuasion que la recherche est inutile, frivole, presque impie (…) parce qu’elle est une concurrence faite à Dieu… »
[7] Cité par Eric Laurent in « Le Monde secret des Bush » , voir les notes de lecture, dans le présent numéro.
                                           
3. Quand le FBI finançait le Hamas... 
Dépêche de l'agence Associated Press du mercredi 8 octobre 2003, 19h29 

WASHINGTON - A l'ombre des pourparlers de paix israélo-palestiniens, le FBI américain a financé secrètement des responsables du Hamas pour savoir si l'argent versé irait à des oeuvres charitables ou servirait à préparer des attentats terroristes, a-t-on appris sur la base d'interviews et de témoignages.
Cette opération, approuvée par Janet Reno, alors ministre américaine de la Justice, a été menée sous couverture en 1998 et 1999 par le bureau du FBI à Phoenix (Arizona), en collaboration avec les services de renseignement israéliens, ont révélé des agents fédéraux à l'Associated Press.
L'argent, qui ne dépassait généralement pas quelques milliers de dollars, était adressé indirectement à des individus soupçonnés de soutenir des terroristes. Fait rarissime, le FBI vient de reconnaître qu'il s'efforçait de suivre ce "cash flow" dans les finances des groupes radicaux sous surveillance.
"Cette opération a été conduite avec l'aval du ministre de la Justice et les autorités israéliennes en avaient été informées", a expliqué le Bureau fédéral d'investigations.
Selon des documents judiciaires obtenus par l'AP, l'un des intermédiaires utilisés par le FBI sur le terrain était l'homme d'affaires Harry Ellen, ressortissant américain originaire de l'Arizona mais converti à l'islam.
Pour les besoins de cette opération, Ellen a accepté que son domicile, sa voiture et son bureau soient placés sur écoute. Il a également autorisé les agents fédéraux à contrôler sa fondation (Al-Sadaqa) dans la Bande de Gaza et organisé des rencontres à but humanitaire entre responsables de groupes radicaux palestiniens. En quatre ans de collaboration avec le FBI, l'homme a en outre tissé une relation personnelle avec Yasser Arafat.
L'interlocuteur de Ellen au FBI était Kenneth Williams, agent devenu célèbre pour avoir rédigé avant le 11 septembre 2001 un mémo avertissant sa hiérarchie que des pilotes arabes s'entraînaient dans des établissements américains. Nul n'y a alors prêté attention, avec les conséquences que l'on sait.
Témoignant devant la justice en 2001 dans une affaire d'immigration, Ellen a expliqué que Williams l'avait contacté durant l'été 1998 alors qu'il acheminait des médecins dans la Bande de Gaza. L'agent souhaitait que "des fonds américains soient transférés à des groupes terroristes aux intentions violentes", a-t-il indiqué.
Interrogé par l'AP, le conseiller du président Bill Clinton à la Sécurité nationale Sandy Berger a assuré que la Maison Blanche ne savait rien de cette opération de traçabilité menée par le FBI.
"Nous n'avions pas été informés d'une telle opération", a-t-il dit, rappelant que le président Clinton s'employait alors à relancer des négociations de paix dans l'impasse, ce à quoi il était parvenu en octobre 1998 avec les accords de Wye Plantation.
Richard Clarke, alors responsable du dispositif antiterroriste américain, a lui aussi affirmé qu'il ignorait tout de cette opération secrète. "C'était plutôt créatif, mais je n'en ai jamais entendu parler", a-t-il avoué.
Le Shin Beth israélien a pour sa part refusé de commenter une opération précise mais a reconnu que l'Etat hébreu avait travaillé conjointement avec le renseignement américain sur une enquête centrée sur les finances du Hamas.
"Les financiers de ces groupes ont utilisé une partie de l'argent reçu pour rénover des mosquées et aider des orphelinats. Mais l'essentiel de l'argent est allé à des camps d'entraînement pour terroristes ou à l'achat d'armes et d'explosifs", a soutenu un agent israélien ayant requis l'anonymat.
Reste que, selon Ellen, l'argent (entre 3.000 et 5.000 dollars, a-t-il dit) remis par ses soins à un responsable du Hamas désigné par le FBI, en l'occurrence Ismail Abou Chanab, tué cette année par une frappe ciblée de l'armée israélienne, est allé à des orphelinats et à des établissements de soins palestiniens.
Reconnaissant que son action n'avait guère été concluante pour le FBI, Ellen a déclaré avoir appris qu'un autre agent fédéral avait par la suite proposé de plus grosses sommes d'argent à des responsables palestiniens suspectés de financer des actions terroristes.
                                                           
4. Un colon sioniste en Irak pour y faire du business. Le neveu de Chalabi et un activiste d’extrême droite israélien, ex-avocat aux Etats-Unis, apportent assistance et conseils en matière de business avec Bagdad par Brian Whitaker
in The Guardian (quotidien britannique) du mardi 7 octobre 2003
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

Un colon israélien ultrasioniste vient de passer contrat avec le neveu du dirigeant irakien Ahmad Chalabi afin de promouvoir les investissements en Irak.
La joint-venture, qui a d’excellentes connexions avec le Pentagone et le nouveau gouvernement irakien, est le premier projet d’affaires conjoint israélo-irakien publiquement annoncé, depuis la chute de Saddam Hussein.
En Irak, où se sont multipliées les spéculations non-confirmées au sujet d’implications israéliennes dans le big business, les nouvelles au sujet de partenariat discutable ne vont sans doute pas manquer d’attiser les suspicions.
L’Iraqi International Law Group (IILG) a été fondé au mois de juillet dernier « afin de fournir aux entreprises étrangères l’information et les instruments dont elle ont besoin pour pénétrer sur le marché émergent irakien et y réussir », nous informe son site web http://www.iraqlawfirm.com.
« Nous comptons parmi notre clientèle les plus grandes entreprises et institutions de la planète », affirme IILG. Cette firme, qui dit employer quatre avocats irakiens et trois « avocats d’affaires » étrangers opère transitoirement depuis quelques chambres de l’Hôtel Palestine à Bagdad.
Elle a été créée par Salem « Sam » Chalabi, le neveu, âgé de quarante ans, d’Ahmad Chalabi, chef du Congrès National Irakien, favori du Pentagone et aujourd’hui membre éminent du conseil de gouvernement de l’Irak.
Le partenaire en « marketing international » de Sam Chalabi est Mark Zell, un avocat sioniste de droite dont les bureaux se trouvent à Jérusalem et à Washington, et qui dirigeait auparavant un cabinet d’avocats avec un certain Douglas Feith – aujourd’hui l’un des faucons en vue au Pentagone, responsable de la « reconstruction » de l’Irak.
Encore tout récemment, M. Zell – qui est citoyen israélien – était le propriétaire en titre du site web de la firme irakienne. L’enregistrement de ce site a été transféré au nom de Sam Chalabi le 25 septembre dernier, soit le jour même où un article de Guardian Unlimited a révélé que M. Zell en était le propriétaire.
Toutefois, Les données « enfouies » dans le code – source du site web réputé « irakien » n’ont pas changé, quant à elles, et elles montrent que le contenu a été produit par un des membres du personnel de la charge d’avocat de M. Zell sise à Jérusalem.
M. Zell, né aux Etats-Unis, a commencé à s’intéresser au sionisme au milieu des années 1980 et il a effectué plusieurs voyages en Israël – dont un, sponsorisé par le Gush Emunim [Bloc de la Foi], un mouvement qui clame que les territoires occupés en 1967 ont été donnés à Israël par le Bon Dieu…
Au début de la première Intifada, en 1988, M. Zell est allé s’installer, avec sa petite famille, dans la colonie juive d’Alon Shevut, en Cisjordanie, devenant aussitôt citoyen israélien.
Cette colonie était ceinturée de fil de fer barbelé et essuyait parfois des attaques, mais les Zell disaient qu’il s’agissait de l’endroit rêvé, pour leurs enfants : « C’est sympa, ici : on se croirait dans une petite ville du Iowa », ont-ils déclaré au magazine Jewish Homemaker (« Le « Castor » juif » : dans le sens : « celui qui construit sa propre maison », ndt].
Aux élections israéliennes de 1996, M. Zell a fait campagne pour le leader de la droite Binyamin Netanyahu, et il a fait partie, à un moment de sa vie, du comité central du parti Likoud ainsi que de son bureau politique.
Depuis lors, il s’est très souvent fait le porte-parole des colons.
Dans un article spécialisé publié dans une revue juridique, et écrit en collaboration avec un collègue, M. Zell avançait que le droit au retour des réfugiés palestiniens « non seulement est infondé en droit, mais aussi dans une perspective historique rétrospective. »
Sa compagnie sise à Jérusalem, Zell Goldberg & Co, revendique être « l’un des cabinets juridiques orientés business qui connaissent la croissance la plus rapide en Israël ». L’une de ses activités principales consiste à assister les entreprises israéliennes désireuses de faire des affaires à l’étranger.
Le rôle joué par M. Zell à ILLG, d’après Sam Chalabi, consiste à repérer des entreprises intéressées à investir en Irak. IILG affirme être la première entreprise internationale de conseil juridique à s’être implantée en Irak. « De nombreuses entreprises en-dehors du pays prétendent conseiller les autres en matière de relations d’affaires en Irak », affirme le site ouèbe de l’IILG. « La réalité est toute simple : vous ne pouvez pas conseiller à bon escient vos clients au sujet de l’Irak si vous n’y résidez pas en permanence, et si vous ne travaillez pas étroitement avec les responsable de la CPA [Coalition Provisional Authority] et les rares ministères civils en état de fonctionner ».
IILG affiche intervenir en tant que conseil international auprès de la Chambre de Commerce de l’Irak, sise à Bagdad, ainsi que de la Fédération des Industriels Irakiens.
Mis à part ses relations avec son tonton, Sam Chalabi a personnellement beaucoup d’entregent. Avant un stage d’avocat aux Etats-Unis, il a fait ses études en Angleterre et il a servi par intermittence de porte-parole à l’INC [Iraki National Congress]. Il est le coauteur de Transition to Democracy – un document clé de l’opposition irakienne en exil préparant l’Irak post-saddamien. Avant l’invasion (américano-britannique), il se trouvait dans le nord de l’Irak pour une mission secrète, dont il fut dit plus tard qu’elle avait trait à des questions juridiques, au nom de l’INC, et conjointement avec la fine équipe du Pentagone installée au Koweït.
On dit de lui qu’il appartient à deux comités qui conseillent le nouveau gouvernement irakien en matière de finances, de commerce extérieur et d’investissements.
Le tonton de Sam (Chalabi) et M. Zell entretiennent des relations étroites avec M. Feith au Pentagone. Ahmad Chalabi, un ancien banquier condamné (dans les années 1980) à vingt-deux ans de prison par un tribunal jordanien pour son implication dans un scandale à 200 millions de dollars, a travaillé de manière très assidue avec ce célèbre faucon à la préparation de l’invasion. La démonstration du faible de M. Feith pour la droite israélienne n’est plus à faire, dans ses fonctions au Pentagone, et même avant, en tant que partenaire de M. Zell dans un cabinet d’avocats sis à Washington.
Comme M. Zell, il a souvent affirmé que les colonies juives implantées sur les territoires palestiniens occupés étaient entièrement légales, et il a été un promoteur infatigable de l’idée d’acheminer le pétrole irakien vers Israël via un pipeline.
En 1996, il fut l’un des auteurs du célèbre document « Rupture franche » [Clean Break] qui recommandait l’éviction de Saddam, premier pas vers le changement de vitrine de l’ « environnement stratégique » d’Israël…
                               
5. Et maintenant, ils émigrent par Marcel Péju
in Jeune Afrique - L'intelligent du lundi 6 octobre 2003
Cela pourrait s'intituler « Du sionisme au diasporisme », et s'apparente à un début de révolution dans la société israélienne. Toute l'entreprise sioniste, en effet, reposait sur l'idée que les Juifs plus ou moins persécutés, en tout cas menacés, dans leur pays de résidence, ne trouveraient leur salut que dans une « libération nationale » qui leur donnerait un État où ils formeraient la majorité. D'où l'alyia, la « montée » vers Israël, qui se nourrissait ainsi de l'immigration des Juifs de la diaspora.
Or c'est au mouvement inverse qu'on commence d'assister aujourd'hui. Des Israéliens de plus en plus nombreux, fils d'immigrés, parfois ex-immigrés eux-mêmes, choisissent de quitter la Terre promise. Depuis trois ans, début de la seconde Intifada, le nombre de demandes de visa pour les États-Unis, au consulat américain de Tel-Aviv, a augmenté de 400 %. Autres destinations appréciées : le Canada, l'Australie et la Nouvelle-Zélande, dont de nombreuses firmes publient des annonces dans les journaux israéliens en vue de faciliter à leurs lecteurs l'obtention de permis de travail. Plus remarquable encore : les consulats de Pologne, de Roumanie et de Hongrie, tous pays candidats à l'Union européenne, voient affluer des Israéliens qui en sont originaires pour en solliciter à nouveau la citoyenneté.
Qui sont donc ces Juifs si disposés à « redescendre » après être « montés » - ce qu'un sionisme pur et dur n'est pas loin de considérer comme une trahison ? Le plus souvent, des adultes dans la trentaine, célibataires ou jeunes mariés, qui partent alors en couple, déprimés par la récession économique conjuguée à une situation politique sans issue et qui ne voient pas d'avenir pour leurs enfants sur ce coin de terre auquel ils ne se sentent pas viscéralement attachés.
Ces émigrants inattendus, quelquefois, n'osent pas avouer toute la vérité à leur famille ou à leurs proches. Un peu gênés, ils disent qu'ils partent pour de courts séjours. Généralement bons professionnels, notamment dans les industries de haute technologie, ils trouvent sans difficulté des emplois, souvent aidés par les communautés juives locales. Ainsi leur exode prend-il figure d'une véritable « fuite des cerveaux » qui commence à inquiéter les dirigeants d'Israël.
                               
6. Israël - La querelle Finkielkraut-Brauman débat animé par Marie-Françoise Leclère et Elisabeth Lévy
in Le Point du vendredi 3 octobre 2003

Après la seconde Intifada, le conflit israélo-palestinien s'est exporté en France. Un affrontement idéologique a vu le jour entre ceux, comme Rony Brauman, qui pensent qu'il n'est pas permis de critiquer l'Etat hébreu sans être taxé d'antisémite et les autres, tel Alain Finkielkraut, qui sont convaincus de l'émergence, dans notre pays, d'un antisémitisme nouveau paré du visage de la bonne conscience. Nous avons tenté de les faire dialoguer.
Depuis le début de la seconde Intifada en septembre 2000, le conflit israélo-palestinien est un « marqueur » idéologique en France. Les hostilités entre « pro-palestiniens » et « pro-israéliens » se conjuguent aux empoignades sur islamophobie et judéophobie. Des camps se sont formés, dont Rony Brauman et Alain Finkielkraut peuvent apparaître comme les porte-étendards. Simultanément praticien et analyste lucide de l'humanitaire, ex-gauchiste nourri au lait antitotalitaire, « extrémiste de la démocratie », Brauman, qui vient de participer à un ouvrage collectif publié par La Découverte (1), ne cache pas sa réserve à l'égard du projet sioniste. Pour ce juif de l'exil choisi, la nécessaire dénonciation de l'antisémitisme en France ne saurait empêcher la critique radicale de la politique israélienne. Quant à Finkielkraut, défenseur passionné de l'universalisme principiel qui a fait de lui un Français emblématique, il est aujourd'hui l'avocat inquiet de la singularité juive. Dans « Au nom de l'Autre », il s'interroge sur l'innovation que constitue un « antisémitisme qui s'exprime dans la langue de l'antiracisme » (2). Sur ce champ de bataille que sont les médias, les coups échangés ont presque fermé toute possibilité d'échanges d'arguments. On peut se féliciter qu'ils aient accepté de se parler. La rencontre est difficile. Elle tourne souvent à la confrontation. Le fait qu'elle a eu lieu témoigne pourtant de la persistance d'un monde commun -
LE POINT : Vous étiez en phase durant la guerre en Yougoslavie. Depuis que le conflit du Proche-Orient et ses retombées en France ont enflammé le champ des idées, vous ne vous êtes guère parlé, sauf pour vous affronter devant les caméras ou les micros. Pourriez-vous, chacun à votre tour, exposer vos griefs envers l'autre ?
RONY BRAUMAN : Le principal reproche que je ferai à Alain Finkielkraut, concernant la politique israélienne, est de s'intéresser plus à la critique de la critique qu'aux faits eux-mêmes. Vous élaborez savamment sur les usages idéologiques des mots tels qu'occupation, ou colon, et vous renvoyez toute critique d'Israël à un mouvement général de bannissement des juifs. Résultat, vous passez par pertes et profits la situation réelle, concrète du terrain, l'occupation elle-même, pour focaliser l'attention sur les discours plus ou moins pertinents et la terminologie parfois malsaine. Mais la réalité de l'oppression est cruellement absente de votre propos.
ALAIN FINKIELKRAUT : Il se déverse aujourd'hui, dans le monde arabo-musulman, des flots de haine antijuive. Du Maroc au Pakistan, on accuse ceux qu'on n'appelle plus les sionistes, mais les juifs, d'écraser la Palestine et de dominer le monde. Cette vague n'épargne pas la France où des synagogues sont incendiées pour la première fois depuis 1945 et où l'injure « sale juif » sévit dans les cours d'école. Ce que je reprocherai à Rony Brauman, devant un tel phénomène, c'est de contribuer à la délivrance d'un permis de haïr, en retraduisant systématiquement le conflit israélo-palestinien dans la langue de l'antiracisme et en accusant d'islamophobie les rares personnes qui dénoncent publiquement ce phénomène. Votre discours est à la fois celui de la dénégation et celui de l'autorisation de ce qu'il dénie. Si les Israéliens, et les juifs qui les soutiennent, sont des nazis ou des racistes, la haine des juifs s'impose. Quand Etienne Balibar affirme que la « barrière de sécurité » sépare un peuple de détenus d'un peuple de gardiens de camp, il nous invite à ne jamais pleurer la mort d'aucun gardien de camp. Qui va verser des larmes sur ce qui arrive à un Mengele ? Le mur est un problème, son tracé est un scandale, mais ce n'est pas un mur de l'Apartheid. L'Apartheid, c'est une idéologie de l'inégalité des races. Il n'y a pas d'idéologie de ce type en Israël.
R. B. : Vous voyez bien ! Nous avons à peine commencé la discussion que déjà vous renvoyez l'ensemble du propos dans ces grandes généralités : le monde islamique, le racisme, l'antisémitisme sans équivalent depuis 1945. Quant au mur de l'Apartheid, cette expression n'est pas de moi, mais je ne la trouve pas scandaleuse. Oui, il y a un racisme institutionnalisé en Israël, d'ailleurs la commission ORR elle-même a parlé de discrimination instituée. Peut-être qu'Etienne Balibar manifeste une outrance inacceptable lorsqu'il parle du mur de l'Apartheid. Mais ce qui m'intéresse, c'est le mur. Et je voudrais savoir si c'est là l'idée d'Israël que vous avez défendue dans vos livres. Cette citadelle surarmée continue à déposséder de manière quotidienne la population palestinienne, de plus en plus poussée vers le nihilisme : je rappelle que près de 50 % de la Cisjordanie et 15 % de la bande de Gaza sont aujourd'hui sous contrôle israélien. Si ce n'est pas l'idée que vous vous faites d'Israël, peut-être pouvons-nous nous accorder sur une critique minimale.
L. P. : Considérez-vous, Rony Brauman, qu'Israël est fondé sur une idéologie raciste ?
R. B. : Historiquement, le sionisme est à la fois un mouvement de libération nationale et un mouvement colonial. La démarche coloniale se traduit notamment par la transparence des sujets de tout territoire colonial. On dirait que les fondateurs d'Israël n'ont pas vu qu'il y avait des Palestiniens en Palestine. Comme le disait l'un des premiers dirigeants du Mapam (gauche socialiste), de retour d'un voyage en Galilée : « C'est une terre aride. Je n'ai vu que des cactus, des rochers et des Bédouins. » Aujourd'hui, les conséquences de cette cécité apparaissent de façon éclatante et sanglante. Si la Palestine avait été une terre vide, le projet sioniste aurait correspondu au rêve des pionniers travaillistes. Seulement, ce n'était pas le cas. Et pourtant, jusqu'à la première Intifada, les Palestiniens n'avaient aucune existence politique. Aujourd'hui, en Israël, nombre de modérés reconnaissent que le sionisme est dans une impasse. Je ne vous provoquerai pas en citant Michel Warschawski (3), mais c'est aussi le point de vue du travailliste Avraham Burg ou de Meron Benvenisti, qui, lorsqu'il était adjoint au maire de Jérusalem, a organisé le grignotage des quartiers arabes.
A. F. : En 1947, lorsque le plan de partage de la Palestine mandataire a été voté par l'Onu, on a dansé de joie dans les rues de Tel-Aviv pendant que du côté arabe on se préparait à la guerre. Reste qu'il s'agissait bien d'un partage avec les Palestiniens, pas avec les Esquimaux ! Je vous rappelle également qu'en 1948 la Palestine a finalement été annexée : par la Jordanie. Et tout le monde s'en fichait, à commencer par les Arabes. Faut-il en conclure que c'est la haine d'Israël qui constitue les Palestiniens comme Palestiniens ?
R. B. : Mais le nationalisme juif aussi a été réactif !
A. F. : « Si je t'oublie Jérusalem », c'est bien plus ancien que la création d'Israël.
R. B. : D'accord, mais il faut se demander pourquoi les juifs de Damas ou de Beyrouth qui vivaient à une journée de marche de Jérusalem se contentaient d'invoquer Jérusalem sans jamais y mettre les pieds.
A. F. : La liturgie, ça compte dans la vie des hommes. Si l'Etat juif est une monstruosité et si, de surcroît, la liturgie juive suscite l'ironie, cela veut dire que les juifs n'ont pas de place dans l'ordre du monde.
R. B. : Mais de quoi parlez-vous ? Et à qui ?
A. F. : On ne peut pas discuter d'Israël en oubliant la situation faite aux juifs dans le monde et en France. Celle-ci est très inquiétante et ceux qui s'expriment dans l'espace public doivent avoir à coeur de ne pas l'aggraver.
R. B. : Mais ne l'aggravez-vous pas vous-même en faisant de tous les juifs qui ne sont pas d'accord avec vous des « caniches des goys » ? A vous entendre, tous les juifs aujourd'hui seraient considérés comme des chiens, sauf Rony Brauman...
A. F. : Ne déformez pas mon propos. J'ai dit que, pour Le Monde diplomatique et pour Télérama, tous les sionistes sont des chiens, presque tous les juifs sont sionistes et donc des chiens, sauf Rony Brauman, ce juif qui sauve l'honneur.
R. B. : Le « négationniste new look », c'est cela ?
A. F. : J'ai employé cette formule dans un débat sur France Culture lorsque vous avez postfacé « L'industrie de l'Holocauste », ce livre terrifiant publié par l'éditeur Eric Hazan à La Fabrique. La thèse de son auteur, Norman Finkelstein, est que la singularité de la Shoah a été montée de toutes pièces par les juifs pour justifier la politique répressive d'Israël et pour escroquer les autres peuples. Au cours de ce débat où j'étais seul contre tous, je vous ai montré une version de cet ouvrage publiée par les faurissoniens de La Vieille Taupe. Ce livre a été une providence pour les négationnistes. Alors, bien sûr, cela ne fait pas de vous un des leurs, mais vous auriez dû être ébranlé par cette publication.
R. B. : Qu'un texte auquel mon nom est associé soit utilisé par ces gens monstrueux me révolte forcément. Mais n'importe quel écrit peut être instrumentalisé par n'importe qui. La véhémence, le radicalisme de Finkelstein, qui sont à mon sens les principales faiblesses de son livre, peuvent se prêter à une telle récupération, mais cela n'a rien à voir avec ce qu'il dit sur le fond. Finkelstein est un rescapé, ses deux parents aussi. A partir d'une telle histoire personnelle, on peut difficilement prêter le flanc à l'accusation de complaisance pour la secte faurissonienne. Et puis votre argument est stalinien. Quand on dénonce avec la véhémence qui est la vôtre le manichéisme et le simplisme - et sur ce point, je suis prêt à vous rejoindre pour critiquer le « camp » dans lequel je suis bien obligé de me situer -, on ferait bien de s'abstenir de telles méthodes.
A. F. : Précisément, la tentation totalitaire, c'était la réduction de la politique à la morale et la réduction de la morale à l'affrontement de deux forces : l'humanité partagée entre la souffrance des opprimés et la cruauté des oppresseurs. La politique, disait Robespierre, c'est la guerre de l'humanité contre ses ennemis. Nous étions sortis de là et je pensais que c'était pour de bon. Et cela recommence à propos d'Israël. Or il n'y a pas dans le monde de situation qui devrait mieux éveiller, s'il en restait quelque chose, notre sensibilité tragique. Deux droits, deux nations s'affrontent, prises dans un engrenage infernal. Dire cela, ce n'est pas diluer les responsabilités, mais c'est au moins accepter la complexité du problème. Michael Walzer dit qu'il y a quatre guerres, et c'est cela, le tragique, quatre guerres : celle que des Palestiniens livrent pour fonder leur Etat, celle que des Palestiniens mènent pour faire disparaître Israël, celle que des Israéliens font pour défendre leur pays et celle que d'autres Israéliens poursuivent pour le Grand Israël. Voilà la situation : quatre guerres auxquelles s'ajoutent les conflits intérieurs qui minent les deux sociétés. Mais en France, particulièrement au sein de l'extrême gauche qui donne le « la », on ne veut pas entendre parler de ces quatre guerres. Israël est l'unique coupable, point. Eh bien, moi, je ne parlerai de la situation que quand on acceptera de parler avec moi des quatre guerres. Si nous nous entendions sur cette base minimale, nos deux sensibilités pourraient se rencontrer. Oui, la mienne est plus soucieuse d'Israël et la vôtre plus soucieuse des Palestiniens. Mais je plaide aussi pour un Etat palestinien.
L. P. : Mais il ne s'agit pas du même ! Rony Brauman est justement favorable à un Etat binational dans lequel Juifs et Arabes vivraient ensemble, ce qui, pour vous, Alain Finkielkraut, marquerait la fin du sionisme.
A. F. : Un Etat binational reviendrait à faire disparaître Israël comme Etat juif. C'est bien le sens de la revendication du droit au retour en Israël pour les réfugiés palestiniens de 1948. Si telle est votre ambition, s'il s'agit de mettre fin au mal du sionisme dans un Etat binational, alors, effectivement, nous ne nous rencontrerons jamais.
R. B. : Je défends cette idée dans le livre de La Découverte, mais d'une certaine façon je trouve cela déplacé. Après tout, je ne suis ni israélien ni palestinien. Surtout, cette discussion est très théorique : la solution binationale est aujourd'hui parfaitement irréaliste et le seul objectif raisonnable est le retrait d'Israël dans ses frontières d'avant 1967. Maintenant, à terme, on peut espérer la création d'un Etat binational avec une citoyenneté partagée par deux peuples qui ont le goût, le désir, l'histoire de cette terre. En attendant, l'Etat actuellement réservé aux Palestiniens, ce sont quatre bouts de terre séparés les uns des autres. Ce n'est pas un Etat.
A. F. : Vous acceptez, vous l'avez écrit, le « fait national israélien », mais pour vous un Etat juif est une aberration et l'Etat binational lui serait moralement supérieur. Il faut un singulier aveuglement devant la réalité politique du monde arabe pour parler en ces termes. Il faut avoir oublié qu'il n'y a pratiquement plus de juifs dans le monde arabe et que ceux qui restent, comme à Casablanca, risquent le poignard ou la bombe. Mais, au-delà de nos divergences idéologiques, je crois qu'un Etat juif est de moins en moins acceptable dans un monde où l'on dit sur tous les tons que la plus belle réalisation de l'humanité, c'est le métissage. Pour être les contemporains de leur temps, Palestiniens et Israéliens devraient, à l'image des Européens, se mélanger les uns aux autres. Et voilà ces juifs qui veulent rester juifs et former un Etat juif. Il y a quelque chose d'incompréhensible dans cette insistance millénaire d'un peuple qui veut continuer à exister en tant que peuple.
R. B. : L'Etat juif tel qu'il se joue aujourd'hui, c'est simplement un Etat non arabe. J'en veux pour preuve la dernière loi raciste votée à 80 % au Parlement israélien et interdisant aux conjoints d'Arabes israéliens et à leurs enfants d'obtenir la nationalité israélienne. Et elle ne s'applique pas aux immigrés non arabes. Je ne parle pas de philosophie, je ne suis pas dans le ciel des idées où aime se promener Alain Finkielkraut, mais dans la glaise, dans la routine du quotidien, dans les mesures législatives, dans les discours politiques qui sont tenus là-bas.
L. P. : Mais vous êtes d'accord avec Alain Finkielkraut pour récuser, s'agissant du conflit israélo-palestinien, la comparaison avec le nazisme ?
R. B. : Je trouve cette analogie, que je n'emploie jamais, absurde, trompeuse, fallacieuse. On ne peut raisonner sans comparer, mais la comparaison doit avoir un minimum de capacité heuristique. Cela dit, vous le savez comme moi, l'insulte « nazi » est devenue une espèce de métaphore du mal. J'ai crié CRS, SS, comme vous, d'ailleurs...
A. F. : Oui, mais j'apprends de mes erreurs.
R. B. : Moi aussi, et je ne pourrais plus proférer aujourd'hui une telle insanité. Mais nous savions parfaitement à l'époque que nous n'avions pas face à nous des gardiens d'Auschwitz. On se traite de nazi ou de collabo à la Knesset, le Parlement israélien, et le Likoud, le parti d'Ariel Sharon, a autrefois travesti Yitzhak Rabin en officier SS. Et moi, j'ai grandi avec le slogan « Arafat = Hitler », beaucoup de juifs l'ont entendu à la table de Yom Kippour. Ce type de référence est inutilement ignoble, mais on ne peut pas en inférer un bannissement radical et universel d'Israël.
A. F. : Notre monde est obsédé par la mémoire du nazisme et il faudrait faire un bilan de cette obsession. Ne nous a-t-elle pas conduits à dépeupler l'univers pour n'y voir, dans toutes les situations, que l'affrontement du bourreau et de sa victime ? On ne parle plus d'Israël autrement que dans les termes de l'antinazisme. De ce point de vue, il ne faudrait pas oublier des événements récents comme la conférence de Durban. Ce n'est pas rien, Durban, ce n'est pas un repas de Yom Kippour ! Tous les pays du monde se réunissent pour discuter du racisme et trouvent un double bouc émissaire, Israël et l'Occident. Des pays esclavagistes en toute impunité dénoncent la traite des Noirs, ou le racisme aux Etats-Unis. Le Soudan, la Libye, Cuba stigmatisent Israël, régime d'apartheid. Qu'est-il arrivé à la religion de l'humanité pour qu'elle se déchaîne ainsi sur Israël exclusivement ? Et ne m'objectez pas qu'il s'agit de mots en l'air. Il s'est cristallisé à Durban un immense mouvement contre le racisme et pour l'antisémitisme des peuples. Et j'aimerais que notre MRAP ne devienne pas une succursale de ce MRAP-là. Face à ce déchaînement, il faut prendre position. Pour la vérité, pour le salut des juifs, et aussi pour le salut des Palestiniens. En effet, si Arafat n'a même pas voulu émettre de contre-proposition à Camp David, c'est parce qu'il est à la tête du mouvement national le plus choyé, le plus dorloté de l'Histoire et que cela lui plaisait davantage que de gérer prosaïquement un petit Etat à côté d'Israël. C'est la radicalité dorée de leurs dirigeants et de leurs partisans qui a fait le plus de mal aux Palestiniens.
R. B. : Vous ne manquez pas de culot ! Comme si les souffrances des Palestiniens n'étaient pas le fait de l'armée israélienne ! La conférence de Durban a cristallisé un ensemble de problèmes qui minent actuellement les pays du tiers-monde, en particulier le monde arabo-musulman. On ne peut pas échapper à cette réalité-là - et je ne l'ai pas découverte à Durban. Mais sur les 160 résolutions adoptées à Durban, 7 ou 8 concernent Israël. Que ce vacarme indécent ait couvert le reste n'autorise pas à réduire Durban à cela. Si on veut envisager les choses dans leur complexité, comme vous ne cessez de m'y inviter, faisons-le partout où c'est nécessaire, et pas seulement quand cela permet de diluer la critique.
L. P. : Revenons au front secondaire : la France. Pour vous, Alain Finkielkraut, un certain type de critique d'Israël est le masque de l'antisémitisme. De façon symétrique, vous estimez, Rony Brauman, que l'accusation d'antisémitisme, aussi réel soit celui-ci, vise souvent à faire taire les critiques d'Israël.
R. B. : Je suis tout à fait prêt à convenir que la montée d'un antisémitisme nouveau a été négligée parce qu'il était source d'embarras et de gêne. Il n'en est pas moins vrai également que, avec un certain retard à l'allumage mais avec une ardeur et une clarté qui sont au-delà de tout soupçon, l'antisémitisme de certains jeunes Beurs comme celui de l'islamisme radical sont régulièrement dénoncés. Au risque de me répéter, nous devrions nous concentrer sur ce qui se passe entre Méditerranée et Jourdain plutôt que sur les banlieues de Grenoble ou Paris.
A. F. : Mais les deux sont liés. Sinon, pourquoi un militant israélien comme Michel Warshawski viendrait-il en France dénoncer « les camelots de la judéophobie » ? Et comment jugez-vous les propos d'Eric Hazan lorsque celui-ci écrit, dans « votre » livre, que moi et d'autres formons « la Star Academy du sionisme français » ? Et vous signez avec lui ! Si vous savez ce qu'antisémitisme veut dire, vous devez retirer votre nom de cet ouvrage.
R. B. : Vous savez ce qu'est la polémique, non ? Il n'y a pas dans ce livre la moindre marque de complaisance vis-à-vis de l'antisémitisme.
A. F. : De la polémique ? Pourquoi, en ce cas, avoir hurlé au retour de la bête immonde à chaque écart de langage de Le Pen ? S'il parlait de « la Star Academy sioniste française », on programmerait immédiatement « Nuit et brouillard » à la télévision ! A travers vous, Rony Brauman, je voudrais m'adresser à tous les gens d'extrême gauche qui font assaut de vigilance antifasciste. Le grand malheur de la gauche, disait Orwell, est qu'elle est antifasciste et qu'elle n'est pas antitotalitaire. Cela n'a jamais été aussi vrai. Et c'est Israël qui paie les pots cassés. Ce sont les juifs qui paient.
R. B. : Le grand malheur des intellectuels, ou leur grande faiblesse, disait également Orwell, c'est d'être beaucoup plus fascinés par le pouvoir que par la justice. Vous êtes effectivement fasciné par la puissance, au point de dire que les Palestiniens souffrent d'abord des insanités proférées à Durban et d'un discours antiraciste complètement dévoyé. Sur le dévoiement de l'antiracisme et pas mal d'autres terrains, je suis prêt à vous suivre. Mais vous oubliez qu'on continue à pourrir la vie des Palestiniens, que la colonisation se poursuit...
A. F. : Et vous, vous oubliez les coups terribles portés au camp de la paix en Israël par le lynchage de deux soldats israéliens dans un commissariat de Ramallah et par les bombes humaines. Ces attentats ne disent pas non à la colonisation, mais à la présence juive en terre d'islam.
L. P. : Il semble impossible de faire coïncider vos analyses. N'est-ce pas parce que chacun appréhende une partie de la réalité et souffre plus pour certaines victimes que pour d'autres ? Ne devez-vous pas dénoncer simultanément les attentats suicides et la souffrance infligée aux Palestiniens, être solidaires des juifs de France quand ils sont attaqués et critiquer Israël quand c'est légitime ? Pour employer la formule un peu naïve mais réconfortante de l'Union des étudiants juifs de France, est-il possible d'être à la fois sioniste et pro-palestinien ?
R. B. : Mais oui, l'antisémitisme en France, les attentats suicides en Israël, l'occupation, tout cela peut être traité de manière décente sur les plans intellectuel et moral. Si on défend deux Etats pleinement souverains, le sionisme et le nationalisme palestinien peuvent trouver leur place côte à côte. Le jeu de la politique, ce sont les slogans. A nous, qui avons la chance de pouvoir nous exprimer dans l'espace public, de réintroduire de la complexité.
A. F. : J'ai participé à la réunion de l'UEJF organisée sous ce titre : « Sioniste et pro-palestinien ». Et je n'ai pas été cité dans le compte rendu du Monde parce que ça ne collait pas avec l'image à laquelle on veut m'assigner. Il fallait d'autant plus me cantonner à l'islamophobie que l'antisémitisme que je dénonce sévit dans le monde arabe et musulman. C'est un détail, mais il est révélateur. Je suis pour deux Etats, mais on ne veut pas m'entendre. Et puisque je me refuse à mettre sur le même plan les terroristes et les « colons », on refuse d'entendre ma condamnation de la colonisation. La nuance est devenue intolérable à l'antisionisme dominant. Alors, oui, on doit pouvoir simultanément critiquer ce qu'on dit d'Israël et ce que fait Israël. Encore faut-il qu'il reste quelques oreilles pour entendre cela -
- Alain Finkielkraut - Philosophe, écrivain, Alain Finkiel-kraut, 54 ans, est aussi producteur de « Répliques », un rendez-vous prisé de France Culture : chaque samedi matin, il se fait l'arbitre engagé d'une discussion entre deux intellectuels, chercheurs ou écrivains. Il intervient également le dimanche sur RCJ (Radio Communauté juive), où il commente l'actualité proche-orientale et celle des juifs de France. Sur la « question juive » et sur Israël, on pourra lire, dans son oeuvre abondante : « Le juif imaginaire » (Seuil), « L'avenir d'une négation » (Seuil), « La réprobation d'Israël » (Denoël).
- Rony Brauman - Médecin généraliste et spécialiste de médecine tropicale, Rony Brauman, 53 ans, a été président de Médecins sans frontières de 1982 à 1994. Initiateur d'une réflexion lucide sur l'action humanitaire, il est aujourd'hui professeur associé à Sciences po, tout en effectuant des missions de formation et d'évaluation pour MSF. Il a été, avec Eyal Sivan, l'auteur d'un film consacré à Adolf Eichmann, également sujet d'un livre, « Eloge de la désobéissance » (éditions du Pommier). Sa réflexion sur l'humanitaire est synthétisée dans « Humanitaire : le dilemme » (éditions Textuel).
- NOTES :
1. « Antisémitisme : l'intolérable chantage, Israël-Palestine, une affaire française ? », La Découverte, 2003.
2. « Au nom de l'Autre, Réflexions sur l'antisémitisme qui vient », Alain Finkielkraut, Gallimard, 2003.
3. Fondateur du Centre d'information alternative de Jérusalem, Michel Warschawski est l'un des représentants du courant radical antisioniste en Israël. Il est, aux côtés de Rony Brauman, l'un des auteurs du livre collectif « Antisémitisme : l'intolérable chantage ».
                           
7. A proximité de Bethléem, le grignotage continue par Valérie Féron
in La Tribune de Genève (quotidien suisse) du mercredi 1er octobre 2003

Près de Bethléem, dans le village proche d’al Walaje, une cinquantaine de bâtiments sont sous la menace permanente d’être démolis, parmi lesquels la mosquée. Ce village, considéré comme trop près des zones délimitées par Israël comme faisant partie du Grand Jérusalem, est voué à la destruction lente mais implacable des bulldozers: "L’armée est arrivée ici à 6 heures du matin, se souvient Moussa. Ils ont posté environ cinq soldats sur les toits de chaque maison pour empêcher nos voisins de nous porter secours. Les soldats ont balancé par les fenêtres la télévision, mobilier et tout ce qui leur tombait sous la main. Ensuite ils ont abattu la moitié des murs." Ici pas de police palestinienne pour protéger les citoyens d’une quelconque agression , pas non plus d’administration officielle, ce village n’ayant pas été inclus dans les secteurs passant sous souveraineté palestinienne lors des Accords de paix d’Oslo.
Les habitants de al Walaje, situé en zones B et C, sont donc seuls face aux bulldozers et soldats. Le seul recours: porter plainte devant la Cour suprême israélienne. Celle-ci avait décrété le gel des démolitions. Mais le jour où l’armée est venue, la famille de Moussa n’avait pas encore le papier officiel. D’autres demeures ont été détruites après la décision judiciaire et les menaces persistent. "Ce village résume en quelque sorte à lui seul l’ensemble des problèmes auxquels nous devons faire face, explique Iyad, de l’association ARIJ, basée à Bethléem, spécialisée sur la colonisation et ses conséquences.
Dans tout le village, on aperçoit près des maisons des blocs de béton vestiges des anciennes demeures démolies, et des tentes. Elles ont abrité les villageois dépossédés de leurs biens, le temps de reconstruire: "Ils peuvent détruire, nous reconstruirons", assure Moussa en sirotant son café. De sa terrasse, il peut contempler la colonie de Har Gilo, sur la colline d’en face. Entre les deux versants, des barbelés: "Tous les champs qui sont en dessous de nous appartiennent soit à Beit Jala soit à notre village. Mais nous ne pouvons plus y accéder, s’énerve Adnan, autre habitant du village père de six enfants.
Le grignotage continue
Un peu plus loin vers la gauche, l’ancien village de Walaje, dont les habitants ont été chassés en 1948. Ils sont devenus ainsi que leurs enfants des réfugiés inscrits à l’UNRWA (l’organisme des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens). Les principales ressources financières proviennent des salaires des fonctionnaires, un certain nombre d’habitants travaillant dans l’administration palestinienne à Bethléem. Reste à pouvoir s’y rendre: le village est encerclé par les colonies et le checkpoint. Lorsque ce dernier est fermé, il ne reste pour sortir du village que la route étroite et défoncée passant à travers la propriété du Vatican de Crémisan, connue pour ses vins.
"Nous ne pouvons réparer cette route, Israël l’interdit. L’armée l’a déjà bloquée", déclare Adnan. "Une fois les marchandises disponibles épuisées, nous sommes restés sans vivres. Ce sont des Palestiniens de 1948 ("Arabes israéliens") qui nous ont sauvés." Sur les 6000 dunums (1 dunum = mille m2) appartenant au village en 1948, plus de la moitié a déjà été pris pour les colonies, et le grignotage continue. Les constructions ne sont actuellement possibles en théorie que sur un kilomètre carré. La terre se dérobe peu à peu sous les pieds des quelque 300 habitants de Walaje qui restent cependant déterminés: "Nous ne voulons pas être des assistés, nous ne voulons pas de boîtes de lait en carton et de riz. Nous voulons notre liberté, martèlent Moussa et Adnan. Nous ne bougerons pas de chez nous, nous resterons. Advienne que pourra!"
                                       
8. Une bombe permanente par Valérie Féron
in La Tribune de Genève (quotidien suisse) du mercredi 1er octobre 2003

Jusqu’en 1997, la colline d’Abou Ghneim, situé sur la gauche à l’entrée de Bethléem, était recouverte d’une forêt baignant d’une douce lumière les villages palestiniens en contrebas. Aujourd’hui les habitants des environs ont vu sur deux énormes cercles de petits cubes blancs aux toits rouges: la colonie de Har Homa érigée par Israël en plein processus d’Oslo. Les premiers coups de pelleteuses contre les arbres avaient soulevé la colère et provoqué des manifestations pendant des mois. Mais rien y a fait. Comme partout ailleurs en territoire palestinien, nature et population restent la cible des bulldozers géants de l’armée israélienne.
Au nord de la bande de Gaza, à Beit Hanoun, le paysage verdoyant a laissé place à une zone sinistrée, les champs d’arbres fruitiers ayant été ravagés au printemps dernier lors d’une énième incursion israélienne pour des raisons de sécurité, laissant là encore plusieurs familles de fermiers privés de leurs ressources et pour certaines de leurs maisons.
"Apartheid"
A Khan Younès au sud de ce minuscule territoire palestinien, près du bloc de colonies du Gush Katif, on aperçoit les premières maisons palestiniennes ou ce qu’il en reste: des murs criblés de balles, ou à moitié démolies et abandonnées par leurs propriétaires. "Sous prétexte de créer des zones tampons de plus en plus grandes entre ces colonies et les quartiers palestiniens, l’armée israélienne confisque toujours plus de terres" agricoles et de terrains à bâtir" , note l’association palestinienne pour les droits de l’homme PCRH. Celles-ci sont ensuite incorporées progressivement aux colonies. "Vol de la terre" et "apartheid" sont des mots qui reviennent souvent dans les discours. Alors que les colons profitent de leurs piscines, l’eau est rationnée pour les Palestiniens qui, depuis 1967, sont interdits de creuser des puits.
Un colon israélien paie le mètre cube d’eau quatre fois moins cher qu’un habitant palestinien. 40% des nappes phréatiques de Cisjordanie sont détournés par Israël. La nuit, les lumières des colonies scintillent alors que les villages palestiniens voisins sont quasiment plongés dans le noir. A cela s’ajoutent les violences régulières des colons contre les populations, qui vont des tirs jusqu’aux enfants battus à mort. Les plaintes portées devant la justice israélienne restent généralement sans suite.
Rayés de la carte
Dans ce contexte le mur en construction en Cisjordanie officiellement "pour protéger les Israéliens des attaques terroristes" n’apparaît que comme un autre procédé dans le cadre de la politique de colonisation. Cette muraille de béton va priver des milliers de Palestiniens de leurs terres, et les étouffer économiquement. Le long des routes de Cisjordanie, on peut lire en hébreu arabe et anglais les noms des localités des environs: les colonies israéliennes, illégales aux yeux de la loi internationale, y sont inscrites au même titre que les villes et villages palestiniens.
Derrière ces panneaux toute une logistique transformant complètement le paysage ainsi que le tissu urbain et rural palestinien. S’y superpose une nouvelle carte de la Cisjordanie (appelée Judée Samarie) et de la bande de Gaza, où seules les colonies et les "routes de contournement" y menant sont marquées. Une carte routière en vente partout en Israël. "C’est comme s’ils tentaient au fur à mesure de nous faire disparaître du paysage, estime Khaled, jeune étudiant. Mais nous sommes bien réels, bien présents. Il faudra bien que les Israéliens l’admettent un jour."
                                                           
9. Jean Ziegler dénoncé par Israël et désavoué par l'ONU par Afsané Bassir Pour
in Le Monde du mercredi 1er octobre 2003
Genève de notre correspondante - Auteur d'un rapport accablant sur la politique israélienne dans les territoires occupés, Jean Ziegler, rapporteur spécial de l'ONU, se trouve aujourd'hui sur le banc des accusés. Il est dénoncé par les Israéliens et désavoué par les onusiens. Dans une plainte officielle, déposée le 18 septembre auprès du Haut- Commissariat pour les droits de l'homme (CDH), le gouvernement israélien demande que M. Ziegler, chargé du droit à l'alimentation, soit "sanctionné". Il reproche au sociologue suisse d'avoir rédigé un rapport "hautement politisé" qui n'a "rien à avoir avec son mandat". Conscients toutefois de l'indépendance des rapporteurs spéciaux, les Israéliens reprochent surtout à M. Ziegler d'avoir communiqué son rapport à la presse "avant même qu'Israël ne puisse en prendre officiellement connaissance".
Ironiquement, Jean Ziegler est le premier rapporteur spécial de l'ONU invité par les autorités israéliennes et admis dans les territoires occupés. "Le comportement de M. Ziegler porte un coup très dur à nos relations avec l'ONU, déjà extrêmement précaires", explique le numéro deux de la mission israélienne, Tuvia Israeli, qui trouve le "silence" de M. Ziegler sur la "corruption rampante" au sein de l'Autorité palestinienne "inacceptable". "Nous l'avons nous-mêmes invité, dit-il, alors que nous avions refusé de recevoir, en avril, le haut-commissaire Sergio Vieira de Mello lui-même ; nous avons pris des rendez-vous pour lui avec nos autorités politiques et militaires au plus haut niveau, nous avons tout fait pour l'aider dans son travail, et tout ce qu'il trouve à faire est d'en abuser."
L'ONU, de son côté, prend discrètement ses distances à l'égard de son rapporteur. A la CDH, le "rapport Ziegler" est introuvable. Il sera, dit-on, "probablement" publié au printemps prochain. En privé, les onusiens expriment leur frustration d'avoir "gaspillé une occasion en or" de coopération avec le gouvernement israélien. Ils regrettent le fait que M. Ziegler, "emporté par son indignation", n'ait pas respecté les procédures, ce qui, notent-ils, "risque de noyer les conclusions de son propre rapport", qui, par ailleurs, est loué par les organisations non gouvernementales.
"CATASTROPHE HUMANITAIRE"
Jean Ziegler se défend : "Je n'ai fait que mon devoir de rapporteur, se justifie-t-il. Je suis allé dans les territoires occupés, et j'ai constaté une catastrophe humanitaire effroyable qui se passe dans le silence et qui s'aggrave chaque jour à cause des mesures d'occupation." Il souligne la prérogative des rapporteurs spéciaux de "recueillir les observations de la société civile dès que le rapport est soumis à la CDH", qui, insiste-t-il, "n'a aucun droit de regard sur le contenu du rapport et a l'obligation de le transmettre aux pays concernés en quelques heures".
Le rapport de 25 pages est accablant pour Israël : violations du droit à l'alimentation et des droits de l'homme, "scandale" de la construction du "mur de l'apartheid", dépossession des terres et des sources d'eau, "humiliations" et déportations des Palestiniens. Tout en reconnaissant le droit des Israéliens de vivre en sécurité, Jean Ziegler ne prend pas de gants pour dénoncer "la stratégie de bantoustanisation" de la Palestine par l'Etat hébreu. Pour lui, les mesures israéliennes sont "totalement disproportionnées" et reviennent à une "punition collective" du peuple palestinien.
                       
10. Good-bye Jenin !
in L'Alsace (quotidien régional) du mercredi 1er octobre 2003

Suite à des pressions, la projection du film palestinien « Jenin... Jenin » programmée jeudi soir par le Bel Air à La Filature, a été annulée.
Le conflit israélo-palestinien qui se durcit chaque jour, a des répercussions dans la société française où les relations entre les communautés juives et musulmanes sont plus tendues que jamais. À Mulhouse, la déprogrammation d'un film palestinien vient illustrer ces tensions et ces difficultés à débattre sereinement sur un domaine sensible. Au départ, il y a un film : Jenin... Jenin réalisé par un Arabe Israélien, Mohammad Bakri, qui dénonce les opérations menées par l'armée israélienne dans le camp de réfugiés de Jenin, en Cisjordanie, au printemps 2002. Une oeuvre clairement militante. À l'invitation du Collectif mulhousien pour la paix en Palestine-Israël et de l'antenne mulhousienne de l'AFPEC (Association franco-palestinienne d'échange culturel), le cinéma Bel Air a décidé de programmer ce film. Prévue jeudi soir dans la petite salle de La Filature, la projection de Jenin, Jenin devait être gratuite et suivie d'un débat. Elle n'aura finalement pas lieu.
« Provocation » ?
« Nous avons décidé d'annuler suite à des pressions politiques, annonce Stéphanie Pain, la responsable du Bel Air. Michel Samuel-Weis (l'adjoint à la culture ? Ndlr) nous a expliqué qu'il avait reçu des lettres du consistoire israélite du Haut-Rhin, disant que si nous passions ce film, on risquait des troubles de l'ordre public. » « À chaque fois que l'on touche à ce genre de questions, on a des pressions », ajoute-t-elle. « Jenin, Jenin est un film partisan qui accrédite l'idée qu'il y a eu des massacres par l'armée israélienne, explique de son côté Michel Samuel-Weis. Par ailleurs, il était programmé entre deux fêtes juives importantes, Roch Hachana et Yom Kippour, ce qui pouvait apparaître comme une provocation. Le comité israélite et le consistoire israélite m'ont demandé d'intervenir. » M. Samuel-Weis a donc proposé au Bel Air de programmer le même soir la version israélienne de la question, un film de Pierre Rehoff intitulé La route de Jenin.
« Notre objectif, c'est la paix »
Mais pour l'AFPEC, pas question : « Ce devait être la soirée de notre association, explique Farida Trichine, la déléguée mulhousienne. Personne n'a à nous imposer un programme. Par ailleurs, "La route de Jenine" est un film de propagande de l'armée israélienne, et notre objectif, c'est la paix. » Farida Trichine précise encore qu'elle s'était procuré la cassette de Jenin, Jenin auprès de l'Union française juive pour la paix. « Il y a d'autres voix juives », plaide-t-elle. Devant l'impossibilité à s'entendre, Stéphanie Pain a donc décidé d'annuler la projection. Ce que de son côté, La Filature avait déjà annoncé. « Je n'avais aucune information concrète sur cette soirée et sur cette association », explique Christopher Crimes, son directeur. Pour lui, associer La Filature à ce type d'événement, « dédouane le Bel Air » : « Nous avons la totale responsabilité de ce qui se passe entre nos murs. Ce projet de débat n'a pas été fait dans le respect de notre convention avec le Bel-Air », regrette-t-il. Le débat n'aura donc pas lieu, mais Stéphanie Pain n'entend pas en rester là. « Nous allons continuer à projeter des films sur ce qui se passe là-bas », annonce-t-elle. Un autre film palestinien et un film israélien sont déjà programmés. Enfin, les malheurs de Jenine feront le bonheur de... Lénine. La soirée-débat de ce jeudi soir sera en effet remplacée par une projection supplémentaire du film Good-bye Lenin. Qui, lui, fait l'unanimité...H H.P.
Les opérations de l'armée israélienne dans la ville palestinienne de Jenin au printemps 2002, sont à l'origine du film « Jenin... Jenin... » de Mohammad Bakri. Un film que l'on ne pourra finalement pas voir jeudi soir.
                                                    
11. Dites-le "Jenin... Jenin" : indignations après une annulation
in L'Alsace (quotidien régional) du jeudi 2 octobre 2003

Plusieurs lecteurs ont réagi avec véhémence à l'annulation de la projection du film palestinien « Jenin... Jenin » prévu ce jeudi soir à la Filature, suite à des pressions de la communauté israélite de Mulhouse (notre édition d'hier). « La censure frappe à tout va depuis quelque temps, écrit une internaute. Serait-ce le retour de l'ordre moral ? On empêche c...sune association prônant la paix entre deux peuples qui se déchirent depuis des lustres, de projeter un film et de faire débat ensuite. Le prétexte à cela ? « Risques de troubles ? » Ainsi, maintenant, défendre la paix devient hors la loi ! » Cette lectrice se dit « scandalisée. Il y a quelques mois, on envoyait la police contre quelques Kurdes faisant une grève de la faim, à présent, c'est « Jenin... Jenin » qui dérange. Ou cela va-t-il s'arrêter ? c...s» Ce professeur de l'université Robert Schuman de Strasbourg, « juif et né de père et mère juifs » est tout aussi véhément : « je suis indigné par les pressions exercées par un notable mulhousien c...s. Il s'agit d'une atteinte à la liberté à la fois illégitime, intolérable et inadmissible. » Cependant, précise-t-il, « des militants pour une paix juste au Proche-Orient ne se laissant pas impressionner envisagent déjà une projection du film à Strasbourg. »
« Au public de juger »
Un autre lecteur, qui se présente comme ancien secrétaire fédéral du parti communiste et conseiller de quartier aux Coteaux exprime la même indignation : « Que l'on cède comme cela à des pressions est inadmissible dans une démocratie. C'est vraiment honteux, je ne comprends pas l'attitude du consistoire israélite. Mais j'approuve le Bel Air, quand il annonce sa volonté de continuer à projeter des films sur le sujet. » Pour cet autre internaute « c'est au public de juger si le film est objectif. S'il ne s'est rien passé à Jénine, en quoi un débat peut-il faire peur ? Ce n'est pas un débat qui est dangereux pour l'ordre public, c'est bien le contraire... ». NDLR : Notons que le débat prévu par le Collectif mulhousien pour la paix en Israël-Palestine et l'AFPEC (association franco palestinienne d'échange culturel) devrait tout de même avoir lieu, mais au cinéma Bel Air après la projection d'un autre film palestinien : « Le mariage de Rana ». La date n'a pas encore été fixée.
                                       
12. "Séparation physique totale, et le plus tôt possible !" par Baudoin Loos
in Le Soir (quotidien belge) du lundi 29 septembre 2003

Jérusalem. Les trois adolescents attendent en plaisantant devant leur école. Une école pour jeunes immigrants francophones. Rafi, Binyamin et David viennent de France, de Sarcelles, dans la région parisienne. Les deux plus âgés regardent avec méfiance le journaliste européen qui les interpelle. « Belge ? Vous êtes anti-israélien, donc ? ! » Pourtant, la conversation s’engage. Des questions classiques, des réponses sans surprises. Souvent sans nuances.
La paix? « Israël a essayé, Barak (avant-dernier Premier ministre) avait offert aux Palestiniens plus que ce qu’ils auraient pu espérer à Camp David (en juillet 2000) et vous avez vu comment Arafat a répondu: en lançant l’intifada. Plus de 800 Israéliens ont péri dans d’horribles attentats, notre vie est bouleversée, regardez les vigies devant l’école. Vous ne vous rendez pas compte. Ne parlons plus de ces gens-là, s’il vous plaît. »
David, le plus jeune, esquisse un sourire contraint. Il semble ne pas vouloir contredire ses aînés. Pourtant, il veut préciser quelque chose. « Vous savez, Arafat est bien le monstre que les Israéliens décrivent, mais tous les Palestiniens ne sont pas comme lui. Nous finirons de toute façon par devoir nous entendre avec eux, et leur laisser créer un Etat... » Rafi l’interrompt : « Comme on dit, il faut être deux pour danser le tango, et Israël n’a pas de partenaire pour la paix. »
Ces propos reflétant une grande frustration, une colère à peine rentrée et une désillusion totale illustrent l’ambiance qui règne en Israël. Ils expliquent, par leurs raccourcis, comment les Israéliens continuent – et de manière massive – à cultiver le paradoxe de se déclarer pour un partage de la terre en deux Etats et d’en même temps faire confiance en Ariel Sharon, un Premier ministre aux méthodes répressives avérées, loin  de toute flexibilité politique envers les Palestiniens.
Dans son centre internet rafraîchi par un air conditionné bienvenu par ces temps de chaleur intense, Robby, un informaticien de 27 ans, partage l’aversion générale pour le chef historique palestinien. Mais sa sensibilité de gauche affleure dans ses commentaires : « Nos services de renseignement sont très forts, et ils ont les preuves qu’Arafat parraine le terrorisme. Il  doit partir, mais la manière utilisée par le gouvernement qui a annoncé qu’il allait s’en débarrasser sans plus agir montre bien l’incompétence de notre classe politique. Voilà notre ennemi redevenu un héros parmi les siens alors que les Palestiniens commençaient sérieusement à mettre en doute l’honnêteté de l’Autorité palestinienne, où les voleurs pullulent, à commencer par Arafat. Quant à la paix, elle reste possible, mais aura un autre visage: avant l’intifada, j’allais volontiers à Ramallah le vendredi soir, maintenant, nous avons tous peur, et cette barrière de séparation qui est construite entre eux nous apparaît comme la seule solution: la séparation physique, totale. Et le plus tôt sera le mieux! »
Matan. Nous sommes du côté israélien le long de la «ligne verte», la frontière d’armistice qui séparait Israël et la Cisjordanie (occupée et annexée par la Jordanie à l’époque) jusqu’en 1967. Le village de Matan compte quelque 3.000 habitants. Chaque famille s’enorgueillit ici d’entretenir fleurs et arbustes, qui donnent à la commune un air presque bucolique. En face, à cent mètres, se dresse la ville palestinienne de Habla, ses 4.500 âmes et ses deux minarets. Entre les deux agglomérations, la vieille clôture rouillée surmontée de fils barbelés fait pâle figure à côté du vrai mur auquel des ouvriers arabes mettent la dernière main quelque 30 mètres en territoire occupé.
En cette après-midi, Matan somnole et seule l’école primaire donne des signes de vie. Tami, Libyenne d’origine, vient d’aller y chercher sa fille. De sa maison, cette quinquagénaire de taille modeste ne voit que le mur. Mais cette vue la rassure : « Nous avons un sentiment de sécurité accru. Vous savez, les terroristes venant de Qalqilya passaient par chez nous pour se rendre à Kfar Sava, la ville toute proche, y perpétrer leurs actes assassins. Je sais que les Palestiniens ne sont pas tous des terroristes, mais je les déteste car ils nous haïssent; d’ailleurs ce sont des hypocrites qui ne se satisferont jamais d’un accord qu’ils signeraient. » Des propos qui n’émanent pas d’une extrémiste: Tami, professeur d’hébreu dans un «oulpan» (centre pour immigrés) vote Shinouï, un parti centriste, anti-religieux, membre du gouvernement. Mais elle ne s’émeut guère des problèmes engendrés par l’érection du mur pour la population palestinienne – 400 hectares sur les 1.500 que compte Habla ont été confisqués et plus de deux cents fermiers n’ont plus accès à leurs terres : « Ils l’ont bien cherché, notre sécurité passe avant tout. »
Deux cents mètres plus loin, nous surprenons Haïm, 44 ans, qui dirige une entreprise de jardinage, et l’un de ses ouvriers arabes. Ce lieutenant de réserve fidèle du parti travailliste ne cache pas que le mur ou la barrière – une majeure partie de la séparation en cours est constituée de clôture électrifiée renforcée par des fossés et une route de patrouille pour l’armée – répond à une demande générale : « Tout le monde vous le dira, cette séparation est devenue indispensable, c’était d’ailleurs le choix de la gauche et il s’est imposé à Sharon qui n’en voulait pas au départ. Je sais pourtant que l’intifada n’a pas été lancée par les Palestiniens de condition modeste, qui cherchent seulement à vivre le mieux possible, mais par Arafat et sa clique. » Pour Haïm aussi,  élevé dans un kibboutz et qui affiche avec fierté des convictions de gauche, «Abou Ammar» est l’instigateur de la terreur. Point final.
Alfe Menashe. A quelques encablures de Matan,  Alfe Menache ressemble à petit paradis sur terre. Mais un paradis qui serait alors en territoire occupé et dont la ligne de séparation, avec celle de Matan, encercle littéralement la petite ville palestinienne de Habla.
« Vous avez dit « territoire occupé ? », mais c’est Israël ici ! » La jeune femme qui tient une boutique de fringues modernes au centre de la colonie n’en revient pas, d’ailleurs, la ligne verte, le droit international, les territoires occupés semblent être loin de ses préoccupations quotidiennes. Elle a voté Sharon, s’en félicite et approuve avec ardeur la construction du mur. « Excusez-moi, j’ai du travail. »
Alfe Menashe s’étire sur une colline qui trace une courbe méridionale paresseuse. Les sept mille et quelques habitants jouissent d’une des deux vues exceptionnelles : soit vers l’ouest, jusqu’à la Méditerranée, soit vers l’est, où se découpent les montagnes de Cisjordanie. Au café de la place centrale, Ron l’infirmier passe une journée paisible en sirotant force cafés. « Je suis né en... 1967 », raconte-t-il en riant, « c’est-à-dire quand Israël a conquis ces terres. Je ne vais pas vous dire que nous avons tous les droits ici, hein ! Bon, cette implantation restera évidemment israélienne, comme les autres qui bordent la ligne verte, mais tout le monde sait qu’un Etat palestinien verra le jour dans un futur plus ou moins proche. Attention ! avec un mur entre eux et nous, ça j’en suis persuadé, comme chaque Israélien. Arafat est un malin en qui nous ne pouvons placer aucune confiance, mais Sharon, lui, nous mène à la catastrophe. J’ai servi au Liban entre 1985 et 1988, j’ai fait des périodes de réserve à Gaza : nous ferions mieux de quitter les territoires comme nous avons quitté le Liban. Mais je suis pessimiste. Ma fille de 6 ans vient d’entrer à l’école et, dès le premier jour, on a commencé à lui inculquer les valeurs nationalistes, à aimer le drapeau, Sharon et Katsav (le président de l’Etat). A 6 ans, vous vous rendez compte ? »
Sderot. Le changement de décor est saisissant. Nous voilà aux confins bien plats du Néguev. Mais la réputation d’ampleur mondiale dont jouit la ville de Sderot n’a qu’un seul nom : « Qassam », l’appellation d’origine contrôlée par le Hamas version Gaza. On parle bien des roquettes Qassam, celles qui sont tombées en nombre sur la ville israélienne de 20.000 habitants située à proximité – peut-être deux kilomètres – de Beit Hanoun, dans la bande de Gaza. Entre 50 et 80 roquettes, selon les avis, en moins de deux ans, mais peu de dégâts : deux blessés et une maison atteinte – où un « miracle » eut lieu, nous assure-t-on, puisque le propriétaire, présent dans son salon détruit, n’a pas été touché.
« Ils ne sont pas près de recommencer. Tsahal a fait le ménage, ils ont tout rasé à Beit Hanoun ! » Comme d’autres Juifs maghrébins rencontrés sur place, Simon, quincaillier dans le centre-ville, n’a pas perdu le français appris dans son Maroc natal. Et il n’a pas tort sur son appréciation des ravages causés par l’armée israélienne dans la petite localité de la bande de Gaza ces derniers mois, où maisons détruites et oliviers déracinés ne se comptent plus.
Simon a quitté Fès pour s’installer à Sderot en 1956, « quand il n’y avait encore que des baraques ». Sergent pendant les guerres, longtemps technicien soudeur, il s’enorgueillit de maîtriser quatre langues : l’hébreu, le français, l’anglais et l’arabe. Ce qui ne l’incline cependant pas à la nuance : « Arafat ? Un animal ! D’ailleurs, comme on disait déjà au Maroc, les Arabes ne comprennent que la force. Pour de l’argent, l’Arabe tuerait sa propre mère, crois-moi ! »
Pour Simon aussi, la clôture de sécurité a fait ses preuves, « d’ailleurs, elle est une réalité depuis longtemps à Gaza et les terroristes de ce coin ne sont jamais parvenus à la franchir ». Le sexagénaire avise un homme qui se tient assis près de la porte : « N’est-ce pas, Jamal, que j’ai raison ? »
Jamal sort de sa torpeur. Ce Palestinien sans âge parle lentement en hébreu, d’une voix peu assurée. A sa ceinture pend un pistolet. Simon explique : « Jamal et son père travaillaient pour Israël à Gaza. Les Palestiniens ont tué son père (pour collaboration), il s’est réfugié ici, a reçu une carte d’identité israélienne, mais craint toujours un acte de vengeance contre lui. » Jamal n’aura qu’une question pour nous : « Dites, Monsieur, comment fait-on pour s’établir en Europe ? »
A Sderot comme souvent dans les villes de développement loin du centre d’Israël, peuplées de juifs orientaux envoyés dans les années 50 et 60, l’économie va à vau-l’eau. Les usines textiles naguère installées ici ont fait faillite. Ces cités ont néanmoins profité de l’arrivée des « russes », comme on dit ici, les immigrés de l’ex-Union soviétique, qui composent près de la moitié de la population et se révèlent d’ardents travailleurs. Mais, à Sderot, l’inattendu vient d’ailleurs : les roquettes Qassam ont en effet attiré sur la ville une pluie de bienfaits ! Sharon est venu deux fois, le ministre de la Défense Chaoul Mofaz quatre fois, des ministères israéliens et des institutions juives dans le monde se sont mobilisés pour aider la ville attaquée, qui a reçu de l’argent, des ambulances, des voyages pour les enfants, des places pour le football...
« Tout ça alors que ces roquettes ne sont rien d’autres que de vulgaires tuyaux trafiqués », s’amuse Ephraïm, un bijoutier retraité venu d’Oran, en Algérie, en 1961. « Grâce à Dieu ces Qassam n’ont pas tué. Mais pour nous, si vous ajoutez les attentats suicides, le compte est bon : les Arabes ne veulent pas la paix, eh bien ! ils ne l’auront pas. »
                                            
13. De Ramallah à Jénine, l’enfer des check-points par Baudoin Loos
in Le Soir (quotidien belge) du samedi 27 septembre 2003
Au départ d’un déplacement en Cisjordanie, il y a toujours un check-point militaire israélien. Un « mahsom », dit-on en hébreu et maintenant même en arabe. Le nôtre, ce jour, se situe à l’entrée sud de Ramallah, et porte le nom de Qalandya, le camp de réfugiés tout proche. Nous y avons rendez-vous avec Ziyad, un jeune journaliste palestinien qui nous accompagnera durant notre périple vers Jénine, tout au nord de la Cisjordanie. Le voyage se fera en « chérout », en taxi collectif, les seuls véhicules autorisés, tolérés, depuis des mois sur les principales routes dans la Cisjordanie occupée ou, pour partie, réoccupée.
Ziyad ne peut franchir le barrage pour sortir de Ramallah. Certes, la zone de Jérusalem-Est annexée en 1967 ne commence que deux kilomètres plus au sud, protégée par un autre check-point, celui d’A-Ram, mais les militaires ne veulent rien entendre. Nous le rejoignons dans sa zone pour emprunter un taxi à travers Ramallah vers la sortie nord-ouest. Nom du check-point : Sourda. Il n’y a pas de soldats aujourd’hui. Ce célèbre barrage qui ouvre la route de l’université de Birzeit 15 kilomètres plus loin, avait été levé en gage de bonne volonté d’Israël devant la presse internationale convoquée le 27 juillet; trois semaines après, les bulldozers de l’armée d’occupation avaient déjà rétabli les obstacles. Seuls les piétons peuvent à nouveau franchir, contourner, les amas de terre et de pierres, une « promenade » imposée à tous, petits et grands, valides ou non, sur quelque 700 mètres.
« Il existe plus d’une centaine de barrages permanents », nous explique-t-on. « Toute une économie propre s’est développée en fonction de ces obstacles, depuis les vendeurs ambulants en tous genres jusqu’aux taxis, individuels ou collectifs. »
Pendant que nous traversons Ramallah en taxi, le « chérout » prévu pour Jénine a contourné la ville et nous rejoint à Sourda. Nous avons perdu une bonne heure. Dans le véhicule, un huit-places VW récent et confortable, quatre femmes se sont installées. La plus jeune parle l’anglais. Elle raconte qu’elle rentre avec sa mère à Jénine après avoir manqué de quelques heures les obsèques de sa grand-mère, décédée à Jélazoun, un camp de réfugiés près de Ramallah. La sœur de sa mère, venue dare-dare d’Amman, en Jordanie, est, elle, arrivée, à temps à la cérémonie.
Le « chérout » entame son déplacement. Ses pérégrinations, devrait-on dire. Tout de suite, Youssef, le chauffeur, un jeune homme mince à l’allure franche, se distingue par la batterie de trois téléphones accrochée à sa ceinture : un GSM branché sur le réseau palestinien (Jawal), un autre sur le principal pourvoyeur israélien (Orange) et le troisième  relié à la CB. Durant tout le voyage, le conducteur ne cessera presque jamais d’appeler ou d’être contacté par ses confrères en route à travers toute la Cisjordanie. Entraide confraternelle ou solidarité professionnelle : en tout cas, l’efficacité est au rendez-vous. Maintes fois, notre véhicule changera de chemin sur la foi de ces informations recueillies en direct – parfois, le détour obligé consiste à emprunter à travers les collines des chemins de mauvaises rocailles, parcourus à pas d’homme. Car une erreur peut se payer cher : « L’autre jour, j’ai passé six heures au soleil à un check-point volant de l’armée, sans raison », raconte sobrement une passagère.
Les histoires pullulent de chauffeurs battus, de passagers humiliés, de clés confisquées. Mais celles qui crèvent les cœurs sont celles, nombreuses, qui mettent en scène des femmes enceintes contraintes d’accoucher sur le bas côté de la route, ou d’ambulances convoyant des malades ou blessés graves empêchées de passer par les soldats israéliens, âgés souvent de 18 ans. Des décès terminent parfois ces histoires.
La route de Jénine devrait passer par Naplouse, au centre de la Cisjordanie du nord. Cette option n’existe plus depuis longtemps. Barrages obligent. «Bitahon!» (sécurité), dit-on à Tsahal, l’armée israélienne, même si l’utilité des check-points intérieurs laisse perplexe, pour dire le moins. Plutôt que les petites routes de montagne, notre chauffeur opte pour la vallée du Jourdain. Direction l’Est. Par une route qui passe non loin de la colonie Maale Ephraïm.
Quelques kilomètres plus bas, un barrage conjoint armée/police israéliennes nous surprend, malgré les précautions prises. Pas de passage possible. Pas d’explications non plus. A quoi bon d’ailleurs. Le temps perdu restera limité: nous pouvons faire demi-tour... pour s’en retourner à Ramallah. « Nous passerons par Jéricho », décrète Youssef. Ironiquement, le taxi collectif repasse devant le check-point de Qalandya, du côté qui était interdit deux heures plus tôt à Ziyad. Sourire amer de notre traducteur : « J’ai le droit d’être ici mais pas d’y venir par la route la plus directe, là, à quelques mètres... »
Après Jéricho, la ville la plus basse du monde – 300 m sous le niveau de la mer –, nous longeons le Jourdain, qui fait frontière avec la Jordanie. Plusieurs colonies juives agricoles fleurissent la vallée. Un bref arrêt boisson se clôt par un petit émoi: à cent mètres, une voiture de la police israélienne fait un tête-à-queue brutal devant une voiture palestinienne, l’une des rares que nous verrons ce jour-là. Brutalement extrait de son véhicule, le conducteur est soumis à une fouille corporelle en règle. « Il va y passer quelques heures », commente quelqu’un. Sous un soleil de plomb. Nous repartons.
La conversation s’oriente vers Arafat qu’Israël veut expulser, voire tuer. Ce qui nous vaut quelques réflexions bien senties, du genre : « Personne d’autre n’a sa légitimité, personne d’autre ne peut signer un accord avec l’ennemi... » Comme si l’humiliation du chef palestinien était aussi celle de son peuple, malgré les critiques qu’il subissait. Des critiques abondantes, acerbes, désormais tues.
A hauteur de Khamra, nous quittons la vallée. Vers l’ouest. Direction Zababdeh, Qabatiya puis Jénine. Le check-point qui se dresse vite devant nous est du genre inévitable. Une trentaine de véhicules attendent. Pendant qu’une voiture et un bus de colons juifs passent sans ralentir. Nous franchissons l’obstacle après seulement 25 minutes d’arrêt. Et sans problèmes. « Une vraie chance », clament les passagers, presque déçus parce qu’ils nous avaient annoncé le pire.
La dame qui a raté l’enterrement de sa mère s’énerve soudain : « Dites bien dans votre journal qu’ils nous massacrent! » A quoi, Ziyad, pince-sans-rire, répond : « Et vous, vous leur achetez de la glace », en référence agacée à l’arrêt boisson et au choix d’un produit israélien commis par la passagère.
Nous approchons de Jénine. Devenue mythique chez les Palestiniens depuis sa résistance en avril 2002 devant Tsahal – 23 soldats israéliens tués et une grosse cinquantaine de Palestiniens, dont une moitié de civils –, la ville dont sont issus quantité de « martyrs » (kamikazes) continue de focaliser toute l’attention des Israéliens : ce jour-là, les chars sont encore de retour, apprend-on. Youssef accepte pourtant d’avancer vers la ville. Après un dernier passage de 2 kilomètres à travers une oliveraie (la route a été défoncée au bulldozer sur la même distance), notre « chérout » pénètre entre les deux collines qui enserrent la ville, laquelle se prolonge vers Israël par une vaste et verte vallée. Nous avons mis plus de quatre heures au lieu d’une heure et demie avant l’intifada.
La ville est comme morte. Pas âme qui vive. Au détour de la route, des gamins surgissent et nous crient de ne pas continuer car l’armée opère en ville. Hésitation. Youssef n’a pas froid aux yeux. Il prend le risque mais le réduit en gravissant la colline est. Nous dominons bientôt la cité, sans y distinguer la moindre activité. Le calme règne, un peu comme avant la tempête. Nous arrivons à destination : le cousin de Ziyad nous accueille à bras ouverts. Le taxi quitte la ville sans tarder.
Dans un anglais correct, Ali nous raconte les dernières incursions de l’armée, les tirs – inexpliqués – à la mitrailleuse lourde sur la maison de son beau-père vingt mètres plus haut. Il nous montre le mur de sa cour détruit par un char mais déjà reconstruit par la municipalité : « Dans notre ville réputée pour son nationalisme farouche, « ils » ne viennent jamais en Jeep, ce serait trop dangereux: « ils » ne se déplacent qu’en tank. Notre vie est devenue impossible, comme ailleurs, entre les bouclages, les couvre-feux, les barrages et les tirs sans sommation, nous devons nous débrouiller, travailler, donner à manger aux siens. C’est très difficile. Moi, je suis maudit, je ne peux voyager car je figure sur la liste noire d’Israël pour avoir fait il y a quinze ans quatre mois de prison sans aucune raison, après avoir été pris dans une rafle. Il faut savoir », insiste Ali en nous offrant le couvert, « que le problème ce n’est pas l’intifada, ou Arafat, ou l’islamisme. C’est l’occupation! Vous savez, vous, pourquoi ils nous occupent? »
Le sujet des attentats suicide contre les civils israéliens nous brûle les lèvres. Ali synthétise ce qu’il croit être la commune appréciation d’une majorité de Palestiniens : « Les gens pensent que l’armée qui nous occupe est composées d’Israéliens de toutes les couches de la société, et que ceux-là tuent des civils palestiniens tous les jours, sans que cela semble compter dans la balance des analyses en Occident. Il y a les confiscations de terres, les arrestations, les maisons détruites, les punitions collectives, les humiliations, les check-... »
Une rafale brise notre conversation: le petit Mohammed, deux ans et demi, vient de tirer sur nous à bout portant avec son arme en plastique. Bien vite, les tirs en ville prennent une autre consistance, bien réelle, et semblent même se rapprocher. Nous l’apprenons par la télévision en direct: le correspondant local de la chaîne arabe par satellite Al Jezira signale qu’une patrouille de Tsahal a été prise sous le feu d’activistes et a eu quatre blessés, une information confirmée par la presse israélienne le lendemain. Nous décidons qu’il est plus que temps de battre en retraite par où nous sommes venus. A pied.
Marchant en corniche au-dessus de la ville, nous entendons soudain l’intense vrombissement d’un char tout proche. Devant la mosquée en face, nous avisons une maison d’où le propriétaire nous invite à nous hâter d’entrer. Nous acceptons avec soulagement. La face droite du visage buriné de notre hôte dévoile une profonde entaille vieille de plusieurs dizaines d’années. Sa femme, le dos courbé par la vie, arrive bientôt avec des tasses et du thé. Ziyad entame la conversation. L’homme parle d’une voix monocorde, mais son œil brille : il évoque son fils de 20 ans, mort en martyr, les armes à la main, il y a trois mois, dans un accrochage avec Tsahal. Il faisait partie du Djihad islamique.
« Il savait qu’il allait mourir jeune », explique le père en montrant les photos d’un homme à peine sorti de l’adolescence, devenu le héros de tout le quartier. « Il nous avait écrit une lettre d’adieu, au cas où... » L’hôte sort du salon et y ramène le document, qu’il a plastifié. Ziyad traduit en lisant. « Maman, ne me pleure pas. La vie d’ici est moins importante que celle de là-haut. Papa, garde patience, mère des vertus. Dites bien aux amis de ne pas tirer en l’air à mes funérailles, de conserver les balles pour l’ennemi, l’occupant de notre terre, la Palestine. »
Le calme semble revenir dans Jénine. Nous quittons les lieux. Nous avons rendez-vous avec un taxi à l’extérieur de la ville, qui doit nous emmener au village de Ziyad à 10 km de là. Le retour vers Ramallah, va également prendre plus de quatre heures, de nuit. Cette fois, à travers les villages perdus en montagne et les chemins cahoteux de pierre, car, d’ici, la vallée du Jourdain est close la nuit. Assis devant nous, Ziyad se retourne. « Nous nous déplaçons comme si nous étions des clandestins dans notre propre pays », souffle-t-il avec un regard  de braise.
                                               
14. Verbatim du passage concernant Baudoin Loos pendant l'émission "Leurres de vérité"
sur Radio Judaïca (90.3 FM - Bruxelles/Belgique) le lundi 29 septembre 2003 à 19 heures
Un certain "Michel" (peut-être Ochynski, nom presque inaudible) s’exprime : "J’ai été excédé par un article hier dans Le Soir, de Baudouin Loos, qui est un sous-journaliste, euh, à la gloire de Simenon, sans doute, qui était un grand antisémite et dont la Communauté française a célébré cette année le centenaire.
Ce journaliste a pris un taxi et il est tombé sur quelques check-points placés pour empêcher les attentats que les Israéliens redoutent. Mais il n’a pas pris le taxi pour aller voir les attentats, il n’a pas pris le taxi pour aller voir les hôpitaux, il n’a pas pris le taxi pour aller voir les gens qui sont handicapés à vie, il n’a pas pris le taxi pour voir les gens qui sont amputés, il n’a pas pris le taxi pour voir les gens qui ont la cervelle détruite, il n’a pas pris le taxi pour aller voir les victimes juives.
Il faudrait une fois pour toutes que les journalistes de ce pays arrêtent de prendre les bourreaux pour les victimes et les victimes pour les bourreaux. Parce qu’un jour ce seront eux les victimes."
                               
15. Mourir pour Dubya : L’idée d’envoyer des troupes indiennes en Irak est une aberration par Siddharth Varadarajan
in The Times of India (quotidien publié en Inde) du mardi 24 juin 2003
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

Je me demande si L. K. Advani et les autres ministres du gouvernement Vajpayee, tellement empressés d’envoyer des soldats (indiens) en Irak, ont jamais entendu parler du première classe Naik Anthony, III F. 13, du corps du Bœuf ? Ou du sapeur Barkat Ali, du chauffeur N. Swamy ou encore de Kannikar, de Birsa, de Copalan et de Bhima B. du Corps des Travailleurs indiens ?
J’ai lu leurs noms tombés dans l’oubli, en 1998, durant une visite au cimetière militaire de Bassorah. Ces noms, ils étaient inscrits sur des pierres tombales partant en lamelles et finissant par disparaître, et aussi sur les feuillets jaunis du Treizième Volume poussiéreux du Mémorial de Guerre de Bassorah (Irak), publiés par la Commission des Sépultures Militaires Impériales (1931), et pieusement conservés dans un grand sac par le gardien du cimetière. Ceux-là, ainsi que des milliers de soldats indiens, sont morts sur les champs de bataille, en Irak, durant la Première guerre mondiale : ils menaient une guerre de conquête et de pacification contre un peuple frère, pour le plus grand profit et la maxima gloria de l’Empire britannique !
Leurs noms n’ayant pas été enregistrés individuellement, des plaques, un peu à l’écart, dans le même cimetière, indiquent les fosses communes des soldats, pour la plupart anonymes, « mahométans », hindous et sikhs, et informent le (très rare) visiteur que « Ces Indiens courageux ont fait sacrifice de leur vie, durant la Grande Guerre, pour leur Souverain et leur Patrie ». Mourant de faim et misérablement équipés, les troupes indiennes avaient été ni plus ni moins que de la chair à canon, pour les Britanniques. Le roi pour qui ils sont morts était George V, et on se demande bien quel genre d’épitaphe serait calligraphiée pour immortaliser le souvenir des soldats indiens qui feraient le sacrifice de leur vie afin d’aider les occupants américains de l’Irak, si M. Advani finissait par imposer ses vues ? « A la mémoire des Indiens courageux qui ont fait le sacrifice suprême pour le Roi George Bush II et son proconsul L. Paul Bremmer III » ?
L’appel à l’envoi de troupes indiennes traduit le désarroi de l’administration Bush qui espère que d’autres viendront la sortir de sables mouvants où elle s’enfonce un peu plus chaque jour. Le décompte des « body bags » (ces linceuls de plastique qui servent à rapatrier les corps des soldats tués, ndt) ne cessant de monter, lentement mais sûrement, les Etats-Unis veulent réduire leur présence en Irak, forte de 150 000 hommes, à environ 30 000, en remplaçant les héros conquérants par des dupes venus d’un peu tous les pays, dont les dirigeants aspirent à rien de plus noble qu’une petite chance d’être admis à la table des Grands.
La résolution 1483 du Conseil de sécurité a levé les sanctions imposées à l’Irak, reconnaissant la réalité de l’occupation américaine et permettant du même coup, ce qui est regrettable, aux envahisseurs de décider de quelle manière les revenus pétroliers irakiens devraient être dépensés. Toutefois, l’Onu n’a mandaté aucune force de sauvegarde de la paix, mis à part des forces d’interposition du type de celles qu’il avait déployées en Somalie (Unosom II) ou dans l’ex-Yougoslavie. L’Onu se contente de saluer la « volonté des Etats membres de contribuer à la stabilité et à la sécurité en Irak, par leurs contributions en personnels, en équipement et en d’autres ressources, sous l’égide de l’Autorité », c’est-à-dire, en clair : de la puissance occupante.
Jusqu’à ce jour, en Inde, le débat a tourné autour de la question de savoir s’il est ou non acceptable, pour des soldats indiens, de recevoir des ordres d’un commandement américain. Les troupes indiennes ont déjà servi, dans le passé, sous les ordres de généraux étrangers, mais toujours dans le contexte d’une force formellement mandatée par l’Onu. En Somalie, aussi longtemps que les Etats-Unis dirigèrent leur propre force de maintien de la paix – opération qui dégénéra rapidement en un chasse à l’homme meurtrière contre le Général Aidid, mettant en danger les civils somalis aussi bien que les autres forces de maintien de la paix – l’Inde refusa de se joindre à elle.
Comme en Somalie, c’est là la raison principale pour laquelle il serait désastreux que des soldats indiens aillent travailler sous la supervision américaine en Irak. Le but des Etats-Unis n’est pas de restaurer la stabilité dans ce pays – ils n’ont même pas réussi à y rétablir l’électricité et l’eau – mais bien d’imposer des arrangements politiques servant leurs intérêts propres. Si cela se signifie opérer des incursions agressives dans des zones civiles (comme à Fallujah, à Tikrit et en bien d’autres endroits encore), en procédant à des arrestations massives, ou fermer une station de télévision (comme à Mossoul), ce seront les soldats indiens et les autres forces de maintien de la paix qui devront faire face aux conséquences. Ce qui rend l’aventure d’autant plus hasardeuse, c’est la pression croissante que les Etats-Unis font peser sur le voisin de l’Irak, l’Iran. Des troupes indiennes déployées dans les parties septentrionales et méridionales de l’Irak, jugées un peu rapidement « sans problème », pourraient être entraînées, à leur corps défendant, dans des machinations américaines visant à affaiblir l’influence de l’Iran et du shiisme.
Aujourd’hui, en Inde, ceux qui sont favorables à l’envoi de troupes en Irak font naïvement la supposition que les Etats-Unis nous aideront contre le Pakistan, dans le cadre du contentieux au Cachemire (bien que ce qui pourrait se passer au cas où Islamabad envoierait des troupes en Irak est la question qu’à peu près tout le monde se pose). Il y  a aussi une forme d’opportunisme myope et défaitiste : « Regardons les choses en face ; les Etats-Unis gouvernent le monde, nous avons intérêt à nous joindre à la ronde, en espérant que nous serons capables de les influencer », a déclaré récemment, à la télévision, un général indien à la retraite qui a eu une expérience du maintien de la paix (et donc, de la perfidie des Etats-Unis). Eh bien, si la Grande-Bretagne, le plus proche allié de l’Amérique, n’est pas capable d’exercer la moindre influence sur la politique des Etats-Unis dans la plupart des dossiers – et en particulier pour ce qui concerne sa volonté de donner à l’Onu le rôle décisif en Irak – l’Inde a vraiment fort peu de chances d’en exercer une quelconque.
Par-dessus tout, le gouvernement Vajpayee doit respecter la résolution du Parlement condamnant l’agression contre l’Irak et appelant à un retrait immédiat des troupes américaines de ce pays. Cette résolution a reconnu tant la volonté du peuple indien que le fait que la violation de la légalité internationale et la déstabilisation de l’Asie ne servent pas l’intérêt national de l’Inde. Envoyer des troupes afin d’imposer une occupation globalement condamnée par le Parlement ferait de notre démocratie la risée du monde entier.
Une autre billevesée est colportée ces jours-ci par M. Advani, selon laquelle « si l’Irak y est favorable, l’Inde devrait envoyer des troupes dans ce pays. » Aujourd’hui, les Irakiens vivent sous une occupation coloniale illégale, et c’est le Proconsul Bremmer qui prend toutes les décisions. Le jour où les Irakiens se ressaisiront du contrôle de leur pays serait du même coup le jour où les occupants américains devraient en partir. Tout appel à l’envoi de troupes indiennes en Irak, émanant d’Irakiens, avant cela, ne serait que « roupie » de sansonnet.