6. Cisjordanie, la
vie le long du "mur" par Stéphanie Le Bars et Marion Van
Renterghem
in Le Monde du dimanche 28 septembre 2003
Pour les Israéliens, c'est une "clôture de sécurité"
autour de la Cisjordanie. Pour les Palestiniens, c'est un "mur" au tracé
injuste. Voyage de part et d'autre d'une "frontière" contestée qui cristallise
les tensions.
Sur la frontière, il y a le vieil Ahmed. Ahmed a
le sens du confort et s'est construit une tente de Bédouin ouverte aux vents de
la colline, juste au-dessus de sa maison, de ses oliviers, de ses vaches, de son
cheval et de ses moutons. C'est là qu'il médite, les jours passant, coiffé d'un
keffieh à damier rouge. On prend le frais sur un tapis et d'innombrables
coussins. Le narguilé et le plateau de sable chaud, pour le café, sont toujours
prêts pour les hôtes de passage. Un poste de télévision trône dans un coin.
Ahmed réfléchit en tournant son chapelet.
Ahmed est arabe-israélien. Il habite les faubourgs d'Oum Al-Fahm, ville
d'Israël entièrement peuplée de ces Arabes qui, comme lui (1,3 million des 6,7
millions d'Israéliens), ont acquis, dès 1948, la nationalité israélienne. De sa
tente, on voit les collines s'étendre vers le Liban, on aperçoit Nazareth et
plus bas, vers le sud-est, la ville palestinienne de Jénine. En face, tout près,
il y a les maisons du petit village de Taybé, situé, comme Jénine, en
Cisjordanie. Une partie de la famille du vieil homme y habitait, ses amis y
habitent toujours, mais ils ne peuvent plus se rencontrer.
Car là, juste au bout du champ d'Ahmed, entre Taybé et lui, se dresse
maintenant une barrière électrique de plusieurs mètres de haut. Elle commence à
quelques kilomètres de là, aux environs de Salem, puis descend vers le sud,
généralement bordée d'une ou deux routes réservées aux patrouilles de l'armée
israélienne, de gros rouleaux de fil de fer barbelé de chaque côté, et du sable
fin pour marquer les pas des intrus. Un jour où Ahmed contemplait ces barbelés,
des soldats l'ont interpellé : "Que faites-vous près de la clôture ?" "Que fait
la clôture près de ma maison ?", a rétorqué le vieil Ahmed.
Il faut voyager du nord au sud de la Cisjordanie pour prendre la mesure de
cette "clôture de sécurité" - les Palestiniens l'appellent "le mur" -
unilatéralement décidée par Israël et commencée en juin 2002 afin de se protéger
des infiltrations de kamikazes palestiniens. Il faut aller d'un territoire à
l'autre pour comprendre à quel point ce projet, qui pourrait à terme aboutir à
l'encerclement total de la Cisjordanie, cristallise les tensions entre les deux
communautés. Au point de devenir un enjeu majeur, voire la métaphore du
conflit.
La peur, la folie terroriste, l'incapacité à trouver une solution politique
ont été, auprès des Israéliens, les conseillères de cette clôture. A ce jour,
seul le tronçon nord - 140 kilomètres de Salem à Elkana - et certains secteurs
proches de Jérusalem ont été édifiés. Une fois achevé, l'ensemble devrait
atteindre près de 600 kilomètres. Toute la Cisjordanie serait ainsi isolée sur
le modèle de la bande de Gaza, si radicalement bouclée qu'aucun kamikaze n'en a
émergé ces trois dernières années.
L'idée, née à gauche et d'abord rejetée par la droite, qui voyait
s'esquisser là les contours d'un Etat palestinien, a fini par convaincre
l'entourage du premier ministre, Ariel Sharon, et, à l'exception d'une partie
des intellectuels et d'organisations de défense des droits de l'homme,
l'ensemble d'une population israélienne traumatisée par dix ans
d'attentats-suicides (819 morts côté israélien, 2 608 côté palestinien depuis le
début de la deuxième Intifada, fin septembre 2000, selon l'Agence
France-Presse).
Les Palestiniens auraient pu trouver leur compte avec une barrière étanche
garantissant les frontières de leur Etat et la liberté à l'intérieur. Mais le
tracé en zigzag rend plus invivable encore leur quotidien. Surtout, loin de
suivre la "ligne verte" (ligne de démarcation de 1949 à 1967), il s'enfonce sur
plusieurs kilomètres en territoire palestinien afin d'englober - et donc de
maintenir - des zones de colonisation israélienne. Conséquences : les
confiscations de terres se multiplient et la bataille du nom continue de faire
rage. "Clôture de sécurité", disent toujours les Israéliens, qui se défendent
d'en faire une frontière. "Mur de l'apartheid", insistent les Palestiniens, qui
n'y voient qu'un alibi pour leur "voler" plus de terres et les forcer à l'exil
en les asphyxiant économiquement.
Il y a deux manières de suivre les barbelés. Côté israélien, une autoroute
les longe ou permet de les apercevoir de loin. Côté palestinien, il faut
traverser des étendues de caillasses et d'oliviers, emprunter des chemins
tortueux, bitumés ou non, passer sans certitude d'un village à l'autre, changer
de voiture entre deux chemins barrés par des pierres ou des check-points
(barrages militaires), attendre indéfiniment à chaque contrôle. Attendre des
heures sans être sûr que les soldats, au bout du compte, vous laisseront passer.
Autant dire qu'on ne longe pas les barbelés de ce côté-là. Mais on finit
toujours par tomber dessus.
De Salem, à quelques kilomètres au sud d'Oum Al-Fahm, le mur suit la "ligne
verte". Il fait ensuite un long détour à l'intérieur des territoires occupés,
enfermant au passage, pour préserver trois colonies juives, dix villages
palestiniens. Leurs habitants se retrouvent dans une zone indéfinie : en terre
israélienne, mais sans en avoir les droits ni la nationalité. Ils sont pour
l'instant 200 000 (peut-être 400 000 au terme du projet) à être ainsi coincés
entre le "mur" et la "ligne verte", qu'il leur est interdit de franchir. Et là,
à la frontière de ces mondes enchevêtrés, s'ajoutant à la complexité du puzzle
géographique, il y a le kibboutz Metzer, 500 habitants.
Ce kibboutz aurait pu être un lieu sans histoires. Un exemple de vie
paisible et harmonieuse entre les Palestiniens des environs et les Israéliens
qui s'étaient installés ici en 1953, dans le strict respect de la "ligne verte",
sans mordre un iota. Les fondateurs, des marxistes argentins à la conscience
sociale affûtée par leur expérience de la dictature péroniste, étaient parvenus
à instaurer avec les villageois arabes, notamment ceux de Kaffin, des rapports
de bon voisinage. "C'était devenu la tradition du coin, raconte l'actuel
secrétaire général du kibboutz, Dov Avital. On travaillait ensemble, on
s'invitait aux mariages et aux enterrements, on partageait tout : l'eau des
puits, l'électricité, les routes. Même l'équipe de football !" A partir de la
deuxième Intifada, Kaffin devint un lieu de passage privilégié des kamikazes
venus de Jénine. "Il fallait évidemment arrêter ça", conclut M. Avital.
Le "mur" fut la réponse. A l'automne 2002, l'armée informe les gens de
Kaffin que, "pour raisons de sécurité", la clôture coupera leur village en deux
: côté palestinien, le village et ses habitants ; de l'autre, les champs, les
puits, les oliviers, ressource vitale des agriculteurs. Aucune colonie juive, à
cet endroit, ne justifiait une telle séparation. Le maire de Kaffin, Taisir
Harashi, a appelé à l'aide ses voisins du kibboutz. De nombreuses réunions ont
eu lieu. "Théoriquement, souligne Dov Avital, les Palestiniens ont une semaine
pour faire appel de la décision. Mais il leur est physiquement presque
impossible d'accéder au tribunal et de s'y faire entendre."
Au kibboutz Metzer, tout le monde s'est battu pour que la clôture passe le
long de la "ligne verte" et ne pénalise pas Kaffin. Dov Avital et Taisir Harashi
ont tenu une conférence de presse commune en plein champ. "C'était la première
fois, rappelle M. Avital, qu'un maire palestinien, nommé par l'OLP, appuyait
l'idée d'une frontière le long de la "ligne verte"." Les responsables locaux ont
obtenu que des officiels israéliens viennent constater "la stupidité de la
situation". Un rendez-vous fut pris pour le 11 novembre 2002. Mais, le 10
novembre, un Palestinien de Tulkarem s'introduisit dans le kibboutz et tua 5
personnes, dont le secrétaire, une femme et ses deux enfants. La clôture fut
édifiée, privant les habitants de Kaffin des trois quarts de leurs champs.
Avant cette attaque terroriste, le kibboutz était partagé entre ceux qui
s'opposaient à toute clôture et ceux qui la voulaient le long de la frontière de
1949. Après l'attaque, plus personne n'entendait s'en passer. "Un mur peut être
efficace pour apaiser les choses, précise Dov Avital. Mais nous continuons tous
à penser qu'une clôture qui ne respecte pas la "ligne verte" est une tragédie.
Telle qu'elle est, la clôture est inhumaine, et elle met en question la sécurité
d'Israël. Nos destins sont liés. Chaque arbre confisqué est une bombe à
retardement."
C'est le cas à Kaffin. En 1948, explique Taisir Harashi, 70 % des terres du
village avaient été confisquées. Cinquante-cinq ans plus tard, le tracé de la
clôture prive les habitants de 70 % des terres restantes. Les militaires avaient
bien annoncé un accès réservé aux "fermiers", mais ces derniers n'en ont jamais
vu la couleur. Et ils n'ont jusqu'ici, assurent-ils, jamais été autorisés à
franchir l'autre portail, le seul, celui qui leur permettrait d'accéder à leurs
champs, à raison d'un détour de 8 kilomètres.
Les habitants attendent avec anxiété le mois d'octobre, période de la
récolte des olives. Pourront-ils atteindre leurs oliviers ? Comment
transporteront-ils les olives ? Taisir Harashi, leur maire, allume nerveusement
une autre cigarette. "On ne peut plus aller en Israël - où travaillaient
auparavant 80 % des villageois-, on ne peut même plus se déplacer correctement
chez nous, en Cisjordanie. On n'accède pas aux hôpitaux, les étudiants ne
peuvent pas aller à l'université. Je veux aller à Baka : je ne peux pas. Je veux
aller à Naplouse : je rencontre tant de check-points qu'il me faut une journée
pour y arriver, si j'y arrive. Nous ne vivons pas dans notre pays : nous sommes
en prison."
Il montre les champs, de l'autre côté de la clôture. Les siens, les leurs.
"Avec les oliviers, on pouvait vivre mille ans sans travail. Sans eux, nous
sommes en danger de survie. Ils veulent nous faire partir, c'est la vraie raison
de ce mur. En prenant les terres fertiles, en contrôlant les puits, en nous
isolant de l'extérieur. J'essaie de convaincre les gens de rester, mais avec
quoi vont-ils se nourrir ?"
La route pour accéder à Kaffin illustre, à elle seule, la folie du tracé.
Il faut passer par Nazlat Isa et Baka Al-Sharkiyé, deux villages palestiniens
qui, comme d'autres, se retrouvent soudain dans cette position insolite : coupés
à la fois d'Israël et de Cisjordanie ; enfermés derrière non pas une clôture,
mais deux. L'une, déjà réalisée, les sépare de Kaffin. L'autre suivra la "ligne
verte" et n'est pas construite encore. Les bulldozers se sont contentés de
préparer le terrain à Nazlat Isa, en démolissant près de 200 boutiques et
plusieurs maisons palestiniennes. "Elles étaient construites sans autorisation",
justifie un militaire israélien.
Uzi Dayan, ancien général et ancien conseiller à la sécurité nationale, qui
fut coordonnateur pour la première partie de la clôture, n'était pas d'accord
avec le tracé adopté autour de Baka Al-Sharkiyé. "J'aurais préféré qu'on suive
la "ligne verte" à cet endroit-là. Qu'il y ait le moins de frictions possible,
et le moins possible de Palestiniens coupés de la Cisjordanie." Mais
l'estimation des normes de sécurité en décida autrement. "Pour raisons de
sécurité", telle est l'expression consacrée chaque fois que le "mur" s'aventure
à l'intérieur de la Cisjordanie. "Nous avons minimisé les inconvénients au
maximum, note un militaire, minimisé l'insécurité, les annexions de terres
palestiniennes, les difficultés imposées à la population civile."
Nazlat Isa n'est quasiment plus qu'un vaste amas de ferraille. Du marché,
où de nombreux Israéliens venaient auparavant faire leurs emplettes, il ne reste
que quelques stands de fortune. Dans le village mitoyen, Baka Al-Sharkiyé, ce
sont "tous les secteurs de vie" qui ont été détruits. C'est Muayad Hussein, le
maire de cette localité de 3 500 habitants, qui l'explique. Selon lui, 100
hectares de terres ont été confisqués et 3 000 oliviers déracinés. Des marchands
venaient vendre leurs produits aux marchés de Nazlat et de Baka.
Ils y ont renoncé, faute de pouvoir s'y rendre. Le maire lui-même, qui
cultive des tomates, avait des clients israéliens. "Maintenant, regrette-t-il,
il n'y a plus personne."
Pour aller et venir de Baka Al-Sharkiyé en Cisjordanie, il faut une
autorisation et attendre plusieurs heures au portail de Kaffin. "Pourquoi
dois-je avoir une autorisation pour aller dans mon pays ?", demande le maire. Il
dit encore : "Ils pensent que les habitants de Baka seront obligés de déguerpir.
Et que le mur sera une nouvelle frontière. Mais, contrairement à ceux de Kaffin,
nous avons une forte tradition agricole. Nous pouvons survivre avec nos poulets,
nos moutons, nos tomates et nos concombres. Ils ne gagneront pas." C'est une
"clôture de sécurité", pas une clôture politique, répètent les officiels
israéliens. En aucun cas une frontière.
En piquant vers le sud, on rejoint la nouvelle autoroute n° 6, moderne et
pimpante, plus ou moins parallèle à la "ligne verte" et naturellement interdite
aux Palestiniens. On accède ainsi à Bat Hefer, un village résidentiel israélien
situé juste à l'ouest de la "ligne verte", face à la grande ville palestinienne
de Tulkarem. Ici, les 5 000 habitants n'ont pas attendu la clôture de sécurité
pour édifier leur propre mur. En 1996, victimes de tirs, ils ont pris la
décision de s'en protéger par une muraille en béton de 2 kilomètres de
long.
David, 31 ans, montre les impacts de balles sur la porte de sa maison.
"C'était il y a quelques mois, dit-il, preuve que le mur ne change rien. J'ai
été blessé à Gaza pendant la première Intifada. Je suis venu ici pour avoir la
paix. J'avais des amis palestiniens à Tulkarem, ils ont été accusés de
collaborer avec des Israéliens et ils sont morts. Je n'y vais plus." Il soupire
et s'en va en claudiquant vers sa maison. Se retourne une dernière fois : "Il
n'y a que l'armée qui puisse faire quelque chose, pas un mur. Croyez-moi, je
sais de quoi je parle."
Quand l'autoroute n° 6 longe la ville palestinienne de Tulkarem et, plus au
sud, celle de Kalkiliya, la clôture devient pour de bon un mur. Un mur parfois
haut de 8 mètres, bordé par deux chemins de patrouille et hérissé de miradors
tous les 300 mètres, destiné à protéger l'autoroute.
Située à la frontière entre Israël et la Cisjordanie, Kalkiliya (40 000
habitants) a été littéralement emprisonnée. Enfermée dans une boucle que forment
mur et clôture afin d'absorber en territoire israélien deux colonies juives.
Selon l'ONG palestinienne Pengon, qui coordonne les informations sur le terrain,
4 000 habitants ont déjà fui la ville vers l'intérieur des territoires, faute de
pouvoir y survivre. Les militaires israéliens justifient l'opération en
rappelant que Kalkiliya et Tulkarem sont d'importants foyers de kamikazes. Les
Palestiniens, eux, les accusent de vouloir "gagner du terrain". Le sol de
Kalkiliya, ricanent-ils, abrite la nappe phréatique la plus riche de l'ouest de
la Cisjordanie. Selon Pengon, la clôture privera Kalkiliya de 40 % de ses terres
et de 17 sources aquifères. "La stratégie du gouvernement israélien est claire,
conclut-on à Pengon. A quoi bon un Etat qui n'a plus le contrôle de l'eau ni de
ses terres ?"
En prenant la route réservée aux colons, on peut accéder par un check-point
et des chemins escarpés au village cisjordanien de Jayyous, situé aux environs
de Kalkiliya. Ici, la clôture de sécurité s'enfonce à 6 kilomètres à l'est de la
"ligne verte". Les habitants ne peuvent plus compter sur un accès quotidien à la
grande ville. Et, comme ceux de Kaffin, ils ne peuvent plus accéder à leurs
propres terres. La clôture a séparé le village des deux tiers de ses champs
cultivés et de ses puits. "Pour raisons de sécurité, indique sans trop de
détails un officier israélien chargé d'une visite guidée pour des journalistes,
il nous fallait conserver une profondeur suffisante." Il rappelle l'étroitesse
du territoire israélien : 15 kilomètres entre Tulkarem et Netanya, une vingtaine
entre Jayyous et Tel-Aviv. "Pour un terroriste, c'est peu."
Il insiste aussi sur la présence d'un portail ouvert plusieurs fois par
jour pour les fermiers. Et quand ce portail est fermé ? Pas de problème, répond
l'officier : un numéro de téléphone est mis à la disposition des paysans de
Jayyous, comme de ceux de Kaffin ou d'ailleurs. A leur demande, les militaires
se feront un plaisir de les laisser passer. Rapportés aux villageois, ces propos
déclenchent une bruyante hilarité. Quelques regards restent tristes.
"Chaque jour, il y a une nouvelle règle pour l'ouverture des portes,
explique Abdellatif Khaled, dont la famille possède des champs de l'autre côté.
On devient fou. Parfois le passage est interdit aux moins de 35 ans, parfois il
n'est autorisé qu'à ceux qui passent avec un âne. Quand il n'y a pas d'ordre
militaire particulier, il est ouvert pendant quinze minutes, trois fois par
jour. Allez accorder vos ânes et vos moutons à ces horaires ! Et les marchands
qui viennent de Ramallah chercher leurs provisions, vous croyez qu'ils prendront
le risque d'attendre six heures que la porte s'ouvre ? Non, ils ne viendront
plus. D'ailleurs, déjà, ils ne viennent plus. Et, sans marchands, les fermiers
seront bien obligés de partir." En attendant, une cinquantaine d'entre eux ont
décidé de planter une tente dans leur champ. Ils vivent là, à côté des légumes,
des oliviers et des fruits, à quelques kilomètres de chez eux. Les autres
restent à Jayyous, assis sans rien faire. Ils prient. Ils fument.
Devant sa maison, le maire, Fayaz Saleem, a entassé des dizaines
d'oliviers, avec leurs souches. Ce sont les siens, des oliviers parfois vieux de
600 ans. "Mes antiquités, ma richesse", comme il dit. Les officiels israéliens
reconnaissent avoir dû "déraciner" des dizaines de milliers d'arbres situés en
territoire palestinien pour ériger la clôture, mais assurent en avoir "replanté"
65 000. "Où ça ? demande-t-on à l'organisation Pengon. S'ils avaient replanté
des oliveraies en Cisjordanie, on le verrait." Fayaz Saleem, lui, contemple ses
arbres morts.
Dans sa première tranche de réalisation, du nord au sud, le mur s'est donc
arrêté vers Elkana, au sud de Kalkiliya. Et à l'ouest d'Ariel. Ariel, 16 000
habitants, l'une des plus importantes colonies juives. Ariel qui, par sa
position au beau milieu de la Cisjordanie, cristallise la haine des Palestiniens
et les oppositions au mur. Le gouvernement avait fait savoir son projet
d'englober Ariel, ainsi que les colonies voisines, du côté israélien, obligeant
ainsi le mur à pénétrer d'une vingtaine de kilomètres à l'intérieur des
territoires occupés. Les Américains, qui jugent que la clôture en général
constitue "un problème", se sont opposés au projet. Les colons, eux, font
pression. Les travaux sont provisoirement gelés, les bulldozers à l'arrêt.
Le maire d'Ariel, Ron Nachman, est colon et fier de l'être. C'est lui qui a
posé la première pierre de la ville, en 1977. "La clôture ? Quelle clôture ?",
ironise-t-il. Les colons se sont unanimement élevés contre l'édification d'une
ceinture fortifiée qui non seulement risque de créer une frontière à l'intérieur
du "Grand Israël", mais enfermerait certains d'entre eux en territoire
hostile.
Cependant, puisque clôture il y a, M. Nachman n'entend pas en être exclu.
"Si elle est destinée à empêcher les activités terroristes, je ne vois pas
pourquoi elle ne protégerait pas aussi Ariel. Nous avons les mêmes droits que
ceux de Tel-Aviv. Le gouvernement sera responsable s'il décide d'abandonner 16
000 Israéliens aux assassins palestiniens. Evoquer pour cela la frontière de
1967, ce sont des arguments de "peaceniks". Que je sache, la "ligne verte" n'est
pas dans la Bible !" Ron Nachman se dit confiant. Il sort de l'étagère une photo
de lui en compagnie du premier ministre Ariel Sharon.
Encore inachevé, mais non moins explosif, le projet d'édifier la clôture
autour de Jérusalem. Elle séparera ainsi les 250 000 Palestiniens de la partie
est de la ville (qui bénéficient du statut de résidents) de ceux de la
Cisjordanie, englobera des colonies dans les frontières de la municipalité et
exclura au contraire de celle-ci certains de ses faubourgs naturels. Plusieurs
dizaines de kilomètres de clôture électrique, de fils barbelés, de routes
réservées aux patrouilles militaires séparent déjà Jérusalem des villes
cisjordaniennes de Ramallah au nord, Bethléem au sud ou Abou Dis à l'est.
Officiellement, il s'agit pour les Israéliens de protéger le "grand Jérusalem" -
les limites municipales décrétées à partir de 1967 par l'Etat hébreu - des
attaques terroristes. Aux yeux des Palestiniens, la manœuvre vise surtout à
rendre définitivement impossible toute négociation sur la Ville sainte.
A Abou Dis, au milieu d'une rue commerçante qui, il y a encore quelques
mois, reliait en cinq minutes Jérusalem-Est à son faubourg, des milliers de
Palestiniens, à pied ou en voiture, butent désormais sur l'"'enveloppe de
Jérusalem". Là, en quelques minutes, des écoliers se faufilent entre deux blocs
de béton hauts de 2 mètres. En contrebas de la rue, vers la mosquée, de jeunes
hommes enjambent le barrage, constitué à cet endroit d'un assemblage de pierres
et de barbelés. Un vieil homme tente d'en faire autant. Raté ! Emergeant de leur
casemate de fortune, deux soldats se lèvent, le mettent en joue, lui intiment
l'ordre de faire demi-tour.
Juché sur un bloc de béton, Nihad Abou Ghosh regarde en direction de
Jérusalem. "Chaque jour, raconte-t-il, c'est une aventure. L'année dernière, mes
enfants allaient à l'école à Jérusalem. Depuis que le mur nous empêche de vivre
normalement, je les ai envoyés à Amman, en Jordanie, dans la famille de ma
femme. Au lieu de travailler, je passe ma vie à chercher des moyens de
contourner l'obstacle pour rejoindre Jérusalem."
Ils sont nombreux à adopter le système "D" et à passer matin et soir, avec
l'accord des propriétaires, par des cours et des jardins privés qui ont échappé
au tracé arbitraire du mur. Sur la droite, à un jet de pierres, Nihad montre
sans un mot les remparts ocres de la Vieille Ville et la coupole rutilante du
dôme du Rocher. Comme la plupart des habitants de Cisjordanie, ceux d'Abou Dis
n'ont plus prié depuis plusieurs mois sur l'esplanade des Mosquées.
La célèbre université Al-Qods, située sur la commune d'Abou Dis, risque,
elle aussi, de pâtir de cette partition programmée du territoire. Selon une
récente décision des autorités israéliennes, le mur devrait en effet passer sur
son terrain de football, annexant au passage près d'un tiers de la superficie du
campus. Le médiatique président de l'université, Sari Nusseibeh, partisan d'un
dialogue avec les Israéliens, s'est élevé contre cette décision. "Sur le plan
politique, je pense que ce mur est un désastre pour les deux peuples. Désormais,
je dois me battre pour sauver ce qui peut l'être de l'université." Le bureau des
inscriptions s'est déplacé sur le terrain de foot et des manifestations sont
organisées en permanence sur place afin d'empêcher les travaux.
Au sud de Jérusalem, l'isolement de Bethléem est quasiment achevé. Déjà
entourée de check-points et de levées de terre, la ville est aujourd'hui
encerclée par 15 kilomètres de clôture électrique, de barbelés et de routes
militaires qui la coupent efficacement de Jérusalem et du nord de la
Cisjordanie, notamment de Ramallah.
Au mois d'août, les 250 habitants de Nuaman, un hameau juché sur une
colline pierreuse entre Bethléem et la colonie juive toute récente de Har Homa,
ont été avertis que le mur allait les rayer de la carte. Que "pour raisons de
sécurité", Israël allait annexer leurs terres, leurs maisons et leur cimetière à
l'intérieur des frontières de la municipalité de Jérusalem. Leurs terres, mais
pas eux. Car les habitants de Nuaman, des Bédouins sédentarisés et installés là
depuis cent cinquante ans, n'ont jamais eu le statut de résidents de
Jérusalem.
Ils seront désormais de nulle part, à l'image des habitants d'une quinzaine
d'autres villes et villages palestiniens que la clôture aura projetés côté
israélien. A cette différence : leur identité sera d'un côté du mur, et ce qui
restera de leurs maisons, de l'autre. Un officier israélien leur a proposé de
les indemniser. Ceux-ci ont refusé. "Ils veulent nos terres pour étendre la
colonie de Har Homa ! assurent-ils. Nous ne partirons pas. Nous resterons
cramponnés chez nous. Le rêve des Israéliens, c'est d'avoir les terres sans les
hommes qui les habitent."
On voit passer des camions. On voit de longues tranchées à travers les
collines, prêtes à accueillir de nouveaux tronçons de barbelés. Les travaux
continuent, achevant la première phase de la clôture de sécurité. Mais toute
décision concernant le tracé à venir est suspendue. Le budget englouti pour la
partie déjà réalisée avoisine 500 millions d'euros. Reste à trouver 1 milliard
supplémentaire. Les Américains, opposés à un tracé qui mord sur les terres
palestiniennes et risque de créer un fait accompli, menacent de geler les fonds
en retirant de leur assistance annuelle à Israël l'équivalent des sommes
qu'investit l'Etat pour la colonisation. Le gouvernement israélien a malgré tout
promis d'accélérer les travaux et d'achever en six mois ce projet pharaonique,
censé durer encore deux ans. "Il faut faire vite, affirme l'ancien général Uzi
Dayan. La clôture est notre intérêt commun, car la sécurité est la condition
d'un arrangement politique."
Pour Diana Buttu, conseiller juridique auprès des officiels palestiniens,
c'est tout le contraire. "Si les Israéliens n'avaient voulu que la sécurité, ils
auraient fait le mur sur la "ligne verte". L'objectif est donc autre. Mais ils
jouent contre eux : si les Palestiniens ne peuvent avoir un Etat indépendant
viable, ils deviendront citoyens d'Israël. Une personne, un vote. Ce sera la fin
de l'Etat juif, et le mur en sera la cause."
7. L’ami intime de Clinton, milliardaire et
"repris de justesse", était un informateur du Mossad. Cela pourrait ruiner les
projets de candidature d’Hillary à la présidence par Gordon
Thomas
on Globe Intel (newsletter irlandaise) le samedi 27 septembre
2003
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Marc Rich, milliardaire en
fuite et ami intime du président Bill Clinton et de son épouse Hillary s’avère
un des contacts les plus hauts placés du Mossad aux
Etats-Unis.
Les révélations publiées ici, pour la première fois, pourraient représenter
un sérieux contretemps pour les projets de candidature d’Hillary Clinton aux
élections présidentielles.
Aujourd’hui, Rich, un juif né en Belgique,
espagnol d’adoption, vit en Suisse, sous la protection d’une garde lourdement
armée. Il n’y a pas de traité d’extradition entre la Suisse et les Etats-Unis,
qui permettraient au FBI de l’interroger au sujet de ses relations avec le
Mossad, secrètes jusqu’à récemment.
En janvier 2000, alors que son mandat
présidentiel touchait à sa fin, le président Clinton avait pardonné à Rich, un
courtier international en matières premières très discret sur ses affaires,
accusé en 1983 d’évasion fiscale pour un montant de près de 50 millions de
dollars et d’achats illégaux de pétrole à l’Iran, à l’époque de la crise des
otages de l’ambassade américaine à Téhéran, en 1979.
La question qui
poursuivra inéluctablement Hillary Clinton, si elle est effectivement candidate
à la présidence, sera de savoir à quel point elle-même et son célèbre époux
soupçonnaient-ils seulement les liens de Rich avec les services d’espionnage
israéliens. Un dossier du MI 6 couvrant les années passées par les Clinton à la
Maison Blanche révèle que Rich est suspecté d’avoir connu l’identité d’un
informateur de très haut niveau du Mossad infiltré au sein de l’administration
Clinton.
Cet informateur n’est encore connu, jusqu’à ce jour, que sous le nom
de code de « Mega ». Ce nom a été découvert pour la première fois en février
1997 par l’Agence de la Sécurité Nationale (NSA). Celle-ci remettait alors au
FBI l’interception d’une conversation téléphonique passée au cours de la nuit
précédente depuis l’ambassade d’Israël à Washington.
Cette conversation se
déroulait entre un officier du Mossad, encore aujourd’hui identifié seulement
sous le sobriquet de « Dov » et son supérieur, à Tel-Aviv. On a su plus tard
qu’il s’agissait du directeur général du Mossad, Danny Yatom.
« Dov », au
cours de cette conversation, avait demandé des conseils pour savoir s’il devait
ou non « aller voir Mega » pour obtenir une copie d’une lettre
(ultraconfidentielle) de Warren Christopher, Secrétaire d’Etat à l’époque, et le
président de l’OLP, Yasser Arafat.
Yatom informait Dov, d’après la
transcription de l’écoute téléphonique, que « ce n’était pas le genre de trucs
pour lesquels on dérangeait Mega ».
Le dossier du MI 6 indique que Mega était
déjà dans la place un peu avant la fin du mandat de l’administration Bush
Premier.
Il décrit également de quelle manière Rich avait servi de « petit
télégraphiste » au puissant lobby juif des Etats-Unis afin de contrer les
exigences formulées par le FBI, à savoir que Mega soit pourchassé aussi
vigoureusement que l’étaient les autres espions d’autres pays (« ordinaires »)
pris en chasse par ses pandores.
Le chef de l’antenne du MI 6 de l’époque,
installé (comme il se doit) à l’ambassade britannique, envoya un message à
Londres indiquant que « les hôtes d’un dîner de gala à la Maison Blanche – stars
d’Hollywood, avocats, journalistes éditorialistes et membres influents de
l’Anti-Defamation League – ne perdent aucune occasion de rappeler à Clinton les
torts que l’acharnement du FBI à pourchasser « Mega » pourraient lui
occasionner. Ils arguent du fait que la prise en chasse de cet agent n’est pas
réellement fondée en droit et qu’Israël a d’ores et déjà expliqué au Département
d’Etat (les Affaires étrangères américaines, ndt) la nature des services rendus
par « Mega ».
Or, les sayanim du Mossad – ce mot hébreu signifie les «
supplétifs » - dans les médias américains avaient d’ores et déjà fait passer en
douce des informations suggérant que « Mega » aurait été, en « réalité », la
déformation par une ouïe défectueuse du mot désignant la CIA en argot du Mossad,
à savoir : « Elga » !
« De plus, « Mega » est un terme supposé bien connu
dans l’USIC (US Intelligence community : le milieu barbouzard du
contre-espionnage américain). Ce terme est censé être un mot de code commun
utilisé dans l’espionnage mené en collaboration avec le Mossad », indiquait le
mémoire du MI 6.
Le seul commentaire du président Clinton au sujet du pardon
accordé à Marc Rich n’a été fait qu’après qu’il eût quitté la présidence. « Ce
fut une politique terriblement erronée. Cela ne valait pas le tort porté à ma
réputation », a-t-il déclaré à l’hebdomadaire Newsweek.
Chez les opposants de
Clinton, des spéculations ont largement circulé, selon lesquelles Marc Rich
aurait « acheté » ce pardon présidentiel au moyen de donations politiques et de
cadeaux généreusement offerts par son ex-épouse Denis Rich au président et à
d’autres personnalités du parti Démocrate.
Mais, faisant allusion aux
importantes connexions de Rich avec le Mossad, Clinton a admis qu’il avait
accordé la grâce présidentielle « en partie parce que le ministère de la Justice
ne s’y opposait pas, et aussi parce que j’avais reçu une demande en ce sens du
gouvernement israélien ».
Cette requête arriva sous la forme d’une note
manuscrite émanant d’un autre vieil ami de Bill Clinton : l’ancien premier
ministre d’Israël, Ehud Barak.
Le dossier du MI 6 révèle que le pardon était
lié à l’accord en discussion à Camp David, par un autre plaideur, Benjamin
Netanyahu.
Clinton était convaincu qu’il y avait « de fortes circonstances
atténuantes plaidant en faveur de la grâce présidentielle ». Rich et sa première
épouse, Denise, s’envolèrent pour la Suisse, en 1983 – juste avant que les
procureurs des Etats-Unis ne les accusent d’évasion fiscale et de commerce avec
le régime iranien hors-la-loi.
Le couple se sépara dix ans plus tard et
Denise (59 ans) vit aujourd’hui dans un magnifique duplex sur la Cinquième
Avenue, avec vue sur Central Park. Rich (69 ans), quant à lui, vit dans un
appartement tout aussi somptueux dans la ville très upper class stylish de Zug,
en Suisse. Il s’occupe toujours de commerce international. Sa société, Marc Rich
& Co Investment, a fait l’objet d’une OPA par le groupe russe Alfa. (On a
évoqué un prix d’achat de 3 milliards de dollars).
Le travail clandestin de
Rich en rapport avec Israël comportait notamment la fourniture de passeports
israéliens à des membres de la mafia russe. Jusqu’ici, trente membres connus de
divers groupes de la mafia russe se déplacent dans le monde grâce à des
passeports israéliens.
Le FBI enquête également sur les implications de Rich
dans diverses opérations de blanchiment de fonds impliquant des banques d’Europe
centrale et des banques canadiennes et américaines.
L’utilité première de
Rich, pour le Mossad, tenait à sa mobilité parmi les hautes sphères financières
en Europe, au Moyen-Orient et en Amérique du Sud. Ce sont ces liens que le FBI
et d’autres équipes d’enquêteurs américains examinaient jusqu’ici afin de savoir
s’ils conduisaient à de grosses sommes d’argent versées par Rich aux Clinton et
à d’autres Démocrates avant que la grâce ne lui fût accordée.
A l’époque, le
procureur fédéral des Etats-Unis Mary Jo White lança une enquête criminelle sur
les liens financiers entre Rich et le couple Clinton.
Mme White obtint des
relevés des communications téléphoniques passées avec la Maison Blanche et avec
l’avion présidentiel Air Force One. Ces relevés couvraient tous les appels du
Président et de Mme Clinton adressés à Rich, ainsi que l’enregistrement de tous
ses appels à leur destination.
Tous les appels officiels étaient surveillés
par une équipe des télécommunications des Etats-Unis qui accompagne le président
et son épouse dans tous leurs déplacements. Les appels furent qualifiés, à
l’époque, « d’élément déterminant pour notre enquête » par l’un des adjoints de
Mme White.
Clinton en personne a reçu de Rich, avant de quitter la Maison
Blanche, un chèque d’un montant de 450 000 dollars en contribution à la mise sur
pied de fonds en vue de la création de sa Bibliothèque présidentielle. Rich a
envoyé également, l’année dernière 1,1 million de dollars au parti Démocrate en
contribution au financement de la campagne présidentielle d’Al Gore.
Jusqu’à
présent, les liens financiers avec le passé de Rich ont été abandonnés. Mais
c’est ses accointances avec le Mossad qui risquent fort de s’avérer le «
revolver fumant » [pour reprendre la tellement subtile image inspirée des «
westerns », ndt] pour Hillary Clinton, au cas où elle entrerait en lice pour la
campagne présidentielle – que e soit l’année prochaine, ou en 2008.
Peu de
temps avant de se faire kidnapper par le Hezbollah, en octobre 2000, l’agent du
Mossad Hanan Tannenbaum était allé rendre visite à Rich, en Suisse. Tannenbaum
avait été envoyé auprès de lui par l’ancien directeur du Mossad, Danny Yatom,
pour discuter avec lui de ce que des sources de Tel-Aviv qualifièrent après coup
de « questions de renseignement de la plus haute importance ». A l’époque, Yatom
était le conseiller personnel en matière de sécurité du Premier ministre Ehud
Barak. Le Hezbollah, en quelque sorte, a soustrait à l’Europe leur agent
Tannenbaum pour l’emprisonner quelque part dans la plaine de la Beka’a. Jusqu’à
aujourd’hui, son sort demeure inconnu.
En janvier 2000, peu après l’accord de
la grâce présidentielle à Rich, la Commission judiciaire du Sénat reçut des
documents qui montraient que Marc Rich avait joué un rôle crucial dans la
facilitation du versement à la BCCI, Bank of Credit and Commerce International,
« de centaines de millions de dollars destinés à Abu Nidal, en paiement de
transactions illégales portant sur des armes, et ceci afin de démontrer à ses
financeurs moyen-orientaux aux reins solides que cette banque était
fondamentalement « pro-arabe »! ».
Un affidavit sous serment, de Ghassan
Qassem, cadre de haut rang de cette banque, affirme : « Des armes britanniques
destinées dans le plus grand secret à Abu Nidal ont été financées par les
bureaux de la BCCI et transportées par bateau sous couvert de connaissements
d’exportation dont Marc Rich savait qu’il s’agissait de faux. Mon rôle, à la
BCCI, était de tenir le compte d’Abu Nidal. Par la suite, j’ai servi comme
espion tant pour la CIA que pour le MI 6 ».
Les élections à venir promettant
d’être acharnées, une réelle possibilité existe que l’ami juif le plus intime
des Clinton puisse une fois de plus faire le pas de trop qui le ramènera sous un
projecteur qu’il n’a jamais vu d’un très bon œil. Ni les Clinton,
d’ailleurs.
Rich fut l’un des quarante graciés par Clinton, qui composent un
parfait musée des malfrats. La joyeuse bande des personnages peu recommandables
comportait même un dealer d’héroïne. Mais c’est le personnage odieux de Marc
Rich qui a laissé une tache indélébile sur la présidence Clinton – et qui vient,
à nouveau, soulever pas mal de questions.
Marc Rich a joué un rôle essentiel
dans le soutien au régime d’apartheid en Afrique du Sud, ainsi que dans le
dépeçage économique de la Russie post-soviétique.
Son ex-femme, une grande
dame du Tout – Manhattan, plaida sa cause en jetant force fric aux Clinton –
elle alla jusqu’à offrir un saxophone à Bilou.
Un aperçu des sentiments de
Clinton pour Rich se trouve dans le bouquin pour lequel il a conclu un contrat
avec Knoph, un éditeur de New York, pour la somme rondelette de 10 millions de
dollars. Dans le chapeau d’un chapitre portant pour titre « Comment obtenir
vraiment ce que vous voulez ?», Clinton écrit : « Parfois, des gens qui semblent
avoir bien peu de choses en commun peuvent découvrir ce qu’ils ont en commun ».
Fait-il allusion, par ces propos sibyllins, à Rich ?
Une chose est sûre : le
milliardaire n’est pas tout à fait aussi riche qu’il l’était voici deux ans. En
mars 2001, les douanes britanniques ont saisi 1,9 millions de dollars du pécule
de Rich, à l’aéroport de Gatwick. Cet argent a été saisis en vertu de ce que la
loi britannique appelle « prévention de transferts financiers en raison de
soupçons de financement d’un trafic de drogue. »
La semaine dernière, à Zug,
Rich a refusé de répondre à nos questions sur ses liens d’espionnage – ou ses
rapports avec Saddam Hussein et les membres encore « non traités » de l’ « axe
du mal », à savoir : la Corée du Nord et l’Iran.
Ayant renoncé à la
citoyenneté américaine, Rich voyage aujourd’hui avec des passeports espagnol et
israélien. Il a la double nationalité de ces deux pays. Jusqu’à récemment, il
possédait également un passeport bolivien.
Le pouvoir, pour le président des
Etats-Unis, d’accorder sa grâce, découle de la Constitution. Celle-ci stipule
que le Président « peut accorder des remises de peines et des grâces pour des
offenses contre les Etats-Unis. Un Président peut accorder une grâce pour « tout
crime jugé au niveau fédéral, avec ou sans préméditation – avant ou après
démonstration de la culpabilité. »
La grâce clintonienne arrêta les
procédures judiciaires tout net. Le Rich post-grâce est libre de retourner aux
Etats-Unis sans craindre de quelconques poursuites judiciaires – sauf,
peut-être, pour le motif d’atteinte à la sécurité de l’Etat.
Or une telle
accusation est sans précédent – et Rich n’en fournira vraisemblablement pas un
non plus. Mais ses liens avec le Mossad n’en restent pas moins une bombe à
retardement qui continue à faire « tic-tac », pour Hillary Clinton…
8. Europe-Israël, le
désenchantement par Alain Frachon
in Le Monde du samedi 27 septembre 2003
Israël et
l'union européenne (UE) vivent un dialogue désenchanté, peut-être une brouille.
Si l'un et l'autre ont à peu près le même âge, la cinquantaine, leurs relations
se distendent : l'étrangeté s'installe, quand ce n'est pas la méfiance ou
l'hostilité. C'est un peu paradoxal au moment où l'élargissement à Malte et à
Chypre, en 2004, portera l'Union à quelques encablures d'Israël et des
territoires palestiniens.
Le constat de cette relation difficile fut dressé sans faux-semblant lors
du quatrième forum Europe-Israël, réuni à la mi-septembre en Italie, à Stresa,
au bord du lac Majeur - décor d'opérette austro-hongroise pour se pencher sur
l'état d'un couple qui va mal. Liés depuis 1995 par l'un des accords
d'association que l'UE a conclus avec ses voisins méditerranéens, l'Etat hébreu
et l'Europe connaissent des rapports compliqués, évoluant au gré du conflit
israélo-palestinien : chaleureux au moment des accords d'Oslo, au début des
années 1990, de plus en plus froids depuis leur échec.
Députée travailliste, ancien ambassadeur d'Israël au Portugal, Colette
Avital relève "beaucoup plus de bas que de hauts"dans une relation politique
qui, dit-elle, se dégrade alors même que les échanges économiques
s'intensifient. L'UE est le premier partenaire commercial d'Israël. Le marché
européen absorbe plus d'un tiers des exportations d'Israël, dont la moitié des
importations viennent de l'Union.
"L'héritage commun" entre juifs et européens a façonné ce que l'historien
Elie Barnavi appelle une "histoire liée", dramatiquement : "l'Etat des juifs est
là parce que l'Europe a rejeté les juifs" ; il s'est constitué comme une
"branche de l'arbre européen", "sur des valeurs européennes", dit l'ancien
ambassadeur d'Israël en France. Mais lui aussi observe l'éloignement actuel :
"l'Europe de plus en plus laïque ne comprend pas le rôle des religieux chez nous
; l'Europe dominée par la société civile ne comprend pas la place du militaire
chez nous ; l'Europe postcoloniale ne comprend pas l'occupation des terres
palestiniennes." Barnavi est sans illusion : "Nous avons perdu des pans entiers
de l'opinion européenne" au fil de négociations de paix avortées ; au fil d'un
mouvement ininterrompu d'implantations en Cisjordanie et à Gaza. Il ajoute :
"Nous sommes de moins en moins européens."
POLITIQUE DE PRESSIONS
Et si, dans l'Europe d'aujourd'hui, il y a un regain d'intérêt pour tout ce
qui touche au monde juif, ce serait une manière de compenser la "prise de
distance grandissante" à l'endroit d'Israël. C'est du moins ce qu'avance Lord
Weidenfeld, vice-président de ce forum lancé il y a quatre ans à l'initiative de
Bruxelles. Certains Israéliens ne sont pas loin de penser que le Parlement
européen est l'une des enceintes internationales les plus hostiles à leur pays.
Ils ne comprennent pas une politique de pressions qui leur paraît
unilatéralement dirigée contre Israël. Ils attendent que les mêmes
parlementaires soient aussi sévères à l'adresse de l'Autorité palestinienne
(quand elle distribue, sur fonds européens, des ouvrages scolaires appelant à la
haine des juifs) ou à l'endroit du monde arabe (dont la presse banalise
l'antisémitisme à longueur de colonnes).
Les efforts tentés depuis huit ans pour forger une esquisse d'identité
euro-méditerranéenne n'ont pas abouti. Ils étaient censés faciliter un
rapprochement israélo-arabe. Politiquement, ils ne pèsent rien ou pas
grand-chose face au partenariat israélo-américain. Depuis la fin des années
1960, c'est l'alliance avec les Etats-Unis qu'Israël a favorisée. A la fois
parce que se sont estompées les relations privilégiées qu'il entretenait avec
certains pays du Vieux Continent et parce que l'Europe politique n'en était pas
même aux balbutiements. Ce n'est pas seulement affaire de rapprochement
stratégique. Nombre d'Américains et d'Israéliens se reconnaissent dans une
communauté de valeurs : place accordée à la religion dans la société ; culte de
l'idéal pionnier ; libéralisme économique, etc.
La droite israélienne s'en félicite. Elle sait que l'Amérique est, pour
l'heure, le seul partenaire à disposer, auprès des Arabes comme des Israéliens,
de la crédibilité suffisante pour exercer le rôle de médiateur. Dans l'opinion
israélienne, elle joue de l'effet de répulsion produit par le ton de procureur
que peuvent avoir les Européens. Elle cantonnerait volontiers l'Europe dans un
rôle d'assistance économique régionale. La gauche israélienne est moins
enthousiaste. Historien et éditorialiste au quotidien Haaretz, Tom Segev observe
: "Israël appartient au monde américain, qui nous a apporté beaucoup de bonnes
choses, de la démocratie au pluriculturalisme, lesquelles devraient nous
rapprocher des Européens. Le problème est que les Etats-Unis nous laissent aussi
faire des choses qui nous éloignent des Européens, comme la violation des droits
des Palestiniens."
Or Israël ne peut ignorer l'Europe : "Notre Hinterland immédiat, c'est
l'Europe ; ne pas voir cette réalité, ce serait insulter l'avenir", juge Elie
Barnavi. Le conflit israélo-palestinien n'est pas une priorité pour les
Etats-Unis - ou alors on peut imaginer qu'il ne serait pas dans l'état
d'exacerbation actuel ; il est l'un des éléments de leur dossier Moyen-Orient,
et à l'évidence pas celui qui les mobilise le plus. C'est particulièrement vrai
d'une administration Bush qui juge que la montée de l'antiaméricanisme et de
l'islamisme dans la région a peu à voir avec l'état du conflit
israélo-palestinien.
L'Europe ne peut se permettre cette sorte de désinvolture. L'affrontement
israélo-palestinien est pour elle un conflit de proximité, explique le Français
Alexandre Defay, du Centre de géostratégie de l'Ecole normale supérieure : "L'UE
a besoin d'une Méditerranée orientale apaisée." C'est pour elle un besoin
stratégique, mais aussi domestique, du fait de l'importance de ses communautés
musulmanes. " L'Union n'a pas le choix ; elle paiera chez elle le prix de
l'échec du processus de paix", poursuit Defay. Configuration dramatique : le
principal acteur, les Etats-Unis, est occupé ailleurs ; celui qui devrait être
son suppléant, l'Europe, n'a pas tous les moyens du rôle. Avec courage,
l'Espagnol Miguel Angel Moratinos a imposé auprès des protagonistes la
permanence d'un médiateur européen, mission aujourd'hui dévolue au Belge Marc
Otte. Cette mission ne se pose pas seulement en termes de capacités. Elle est
aussi, juge Théo Klein, l'ancien président du CRIF, affaire de devoir : c'est sa
propre histoire qui, à bien des titres, crée à l'Europe une obligation
d'intervention dans le conflit israélo-palestinien.
9. Edward Saïd, le Palestinien de
Columbia par Sylvain Cypel
in Le Monde du samedi 27 septembre
2003
Mort à New York, Edward Said, américain, grande
figure de l'intelligentsia palestinienne, profondément marqué par l'exil, était
un homme indépendant, aux identités multiples.
Le visage était
hâve. La maladie le rongeait depuis douze ans : leucémie lymphoïde chronique.
Mais les yeux disaient encore tout. Vifs ou caressants, observateurs ou
lointains. L'homme pouvait être d'une infinie douceur et infiniment cassant.
Curieux et attentif, blessant l'instant suivant. La sensibilité à fleur de peau
et le port aristocratique. Un homme double, triple, parfois jusqu'au
paradoxal.
Cette "polyphonie" constitutive de son identité intime, il la revendiquait.
"J'ai l'impression, parfois, d'être un flot de courants multiples. Je préfère
cela à l'idée d'un moi solide, identité à laquelle tant d'entre nous accordent
tant d'importance", écrivait-il dans son dernier ouvrage : A contre-voie (Le
Serpent à plumes, 2002).
Multiple, Edward Said, mort à New York, mercredi 24 septembre à l'âge de 67
ans, l'était parce qu'il était palestinien mais aussi un parfait "cosmopolite",
et encore très américain, profondément marqué par la liberté que lui avait
offerte l'université aux Etats-Unis. Multiple parce que professeur mondialement
reconnu de littérature comparée et aussi musicologue distingué (pianiste de
talent, il ne manquait jamais d'envoyer sa critique musicale hebdomadaire à la
revue de gauche new-yorkaise The Nation). Multiple parce que pourfendeur
inlassable du sionisme et de la politique israélienne, mais presque seul à
appeler ses compatriotes à prendre en compte la dimension de la Shoah et à
trouver les chemins pour atténuer les peurs des Israéliens. Multiple parce que
gloire vivante de l'intelligentsia palestinienne au sein de l'université la plus
juive des Etats-Unis, Columbia à New York, où il connaissait certes des ennemis
- il ne comptait plus les menaces reçues -, mais aussi bien des amis, juifs pour
beaucoup. Multiple encore parce que polémiste engagé, dénonciateur des régimes
arabes corrompus et dictatoriaux, mais tout autant de la vision "orientaliste"
prédominante en Occident, qu'il assimilait à un succédané sophistiqué de
l'ancienne vision coloniale du monde arabo-musulman.
Edward Said était de gauche mais ne fut jamais marxiste, les pensées closes
et irréductibles lui étant profondément étrangères, qu'elles soient communistes
ou "ethniques", mais aussi assez proche d'un Noam Chomsky. Ses conférences
faisaient salle comble et ses ouvrages les gros titres des gazettes littéraires,
mais lui s'est toujours senti "ailleurs", "nulle part à sa place", écrit-il
encore dans son autobiographie. Chrétien de naissance imprégné de culture
arabo-musulmane, il était à la fois profondément vulnérable et "diva".
Multiple d'abord parce qu'il était le prototype de l'intellectuel témoin
libre, inclassable et instinctivement méfiant de tous les pouvoirs. Cela lui
valut quelques détestations tenaces, y compris parmi ses compatriotes
palestiniens, où sa posture de Cassandre, sempiternel "donneur de leçon" du haut
de sa stature académique internationale, ne fut pas toujours appréciée.
Né à Jérusalem, en Palestine, sous mandat britannique, le 1er novembre
1935, dans une famille aisée aux ramifications nombreuses en Palestine et
jusqu'au Liban, Edward Said suit ses parents qui s'installent définitivement au
Caire en 1947. Tous leurs biens restés en Palestine, appartements et commerces,
comme ceux des autres membres de leur famille élargie, seront perdus à l'issue
de la guerre de 1948 et de la création d'Israël. Sa mère, jusqu'à sa mort,
n'acceptera jamais de prendre une autre nationalité que celle de "réfugiée
palestinienne". Si, comme il l'expliqua, lui ne se sentit jamais "réfugié", il
porta en lui, jusqu'à son dernier souffle, la marque de la perte et de
l'exil.
Peu comme lui ont su décrire ce Caire aujourd'hui disparu de la fin de la
monarchie coloniale, sous Farouk, ville bigarrée, cosmopolite et culturelle, où,
à l'école huppée où il est inscrit, Edward entend autant le français et
l'italien que l'anglais. D'arabe, point, ou si peu. Il a 17 ans quand sa famille
l'envoie étudier aux Etats-Unis. Princeton, puis Harvard, où il obtient un
doctorat de littérature comparée. En 1963, il intègre Columbia.
C'est donc comme professeur de littérature comparée qu'il se fera connaître
- avec, d'abord, un ouvrage consacré à Joseph Conrad. Dès l'abord, le jeune
universitaire s'intéresse de près à la "littérature coloniale".
"Avec cette première œuvre, dit Michael Wood, ami proche et lui aussi
professeur de littérature comparée, à Princeton, Said modifie complètement
l'approche de la littérature. Non seulement il renouvelle la lecture d'Au cœur
des ténèbres, mais il revisite le rapport de l'écrivain à l'écrit et à lui-même.
Le jeune Said impose l'idée qu'être écrivain est un projet, qu'à travers un
livre l'écrivain cherche aussi à bâtir l'image de lui-même qu'il veut laisser,
qu'on n'est pas écrivain en soi, on ne l'est que par rapport aux autres et au
monde."
Ce sillon-là, cette idée que rien "n'existe en soi", ni l'écrivain, ni la
littérature, ni les peuples, ni l'islam, ni l'Occident, que "rien n'est", ni n'a
de sens ni n'est compréhensible, hors du monde et de la relation à "l'autre",
Said va l'approfondir sans cesse, élargissant progressivement ses domaines
d'intérêt avec une passion de la connaissance jamais démentie.
Dans son domaine académique, ajoute Michael Woods, il va bientôt faire plus
: avec son second ouvrage, Beginnings (1970), consacré à la modernité, à travers
une lecture de Darwin, Freud et Marx en particulier, c'est lui "qui introduit
aux Etats-Unis Derrida, Foucault, Lacan, alors très peu connus ici". Mais c'est
évidemment son Orientalism qui va, en 1978, le consacrer. Œuvre foisonnante,
d'abord essai de littérature critique où l'auteur jongle entre ses multiples
lectures, des œuvres "coloniales" - Kipling s'est ajouté à Conrad comme l'un de
ses auteurs de prédilection - jusqu'à Nerval ou Flaubert.
Texte majeur, qui, comme l'induit le sous-titre de sa traduction française
("L'Orient créé par l'Occident"), à travers l'étude des œuvres littéraires et de
celles des "spécialistes" américains, se veut une critique et une réfutation
radicale du discours occidental, qui "fabrique" un monde et un espace
arabo-musulman pseudo immuable, selon Said imaginaire mais répondant à ses
intérêts : la perpétuation de sa domination sur lui.
De tous les orientalistes, c'est Bernard Lewis, le plus célèbre, qui fera
l'objet de ses plus virulentes attaques. En caricaturant : Lewis, en historien,
explique que l'islam, après un millénaire de puissance, est entré dans une phase
de déclin inexorable par fermeture sur lui-même et par incapacité à prendre le
train de la modernité politique et technologique occidentale. Il porte seul la
responsabilité de ce déclin et personne d'autre que lui-même ne l'en sortira,
conclut le maître de Princeton. Faux ! rétorque Said en "analyste du discours".
D'abord parce que l'islam comme catégorie sui generis n'existe pas - d'ailleurs,
"Orient et Occident ne correspondent à aucune réalité stable en tant que faits
naturels" -, ensuite parce que le pseudo-"monde arabo-musulman" est aussi celui
que les Occidentaux, en particulier par le colonialisme, en ont fait. La vision
biaisée des "orientalistes", conclut-il, ne sert que les intérêts
néo-impérialistes des puissances occidentales, Etats-Unis en tête.
La polémique a duré vingt ans, acerbe et violente, prenant souvent un ton
très personnel, durant lesquels Said a ajouté mille articles et deux grands
textes : Culture et impérialisme (1993), puis un ajout à son Orientalism (1995).
La polémique a évidemment empiré avec l'Intifada et la guerre en Irak. "De fait,
dit Abdallah Hammoudi, directeur du Centre d'études interrégionales du
Moyen-Orient, de l'Afrique du Nord et de l'Asie centrale contemporains à
Princeton, Said a pronostiqué la fin de l'orientalisme, parce qu'il annonçait
son triomphe dominateur. Le débat a été clos : Lewis est devenu le spécialiste
du monde arabe le plus écouté des néoconservateurs. L'orientalisme dénoncé par
Edward Said comme vecteur intellectuel d'une domination politique est
aujourd'hui la science officielle de l'empire dans cette région du monde".
Interrogé par Le Monde, Bernard Lewis n'a pas souhaité s'exprimer à l'occasion
de la mort de son adversaire. "De mortuis nihil nisi bonum", a-t-il tranché :
des morts, on ne peut rien dire d'autre que du bien.
A la parution de Orientalism, nombre d'intellectuels arabes et musulmans
jubilèrent. Enfin l'un d'entre nous capable de clore le bec aux impérialistes !
Ils devaient vite déchanter. Personne plus que Said n'a dénoncé la faillite des
nationalismes arabes postcoloniaux, abandonnant leurs peuples à la misère,
sombrant dans le népotisme et la corruption.
Aucun n'a vilipendé avec autant de virulence la "trahison des clercs" des
pays arabes. A commencer par les "siens". L'Autorité palestinienne, lasse de ses
incessantes critiques de sa "trahison" à Oslo (l'accord de reconnaissance
mutuelle signé avec Israël en août 1993), de la corruption qui règne en son sein
et du portrait sans aménité qu'il faisait de Yasser Arafat - "un personnage
tragique. (...) Malheureusement il n'est pas Mandela. Il n'est pas la Palestine.
Il n'est qu'un homme qui n'a jamais su être un démocrate ni consulter son
peuple", déclarait-il au Mondeen octobre 1999 - cette Autorité, donc, devait, en
1996, interdire un temps à la vente les ouvrages du plus célèbre intellectuel
palestinien ! Said avait l'habitude : Israël avait fait de même dans les
territoires occupés depuis 1967.
PLUS que le professeur, depuis dix ans, le grand public connaissait mieux
l'infatigable polémiste sur la question israélo-palestinienne. Son attitude
envers la solution du conflit a varié. On l'a récemment beaucoup présenté comme
l'apôtre d'un Etat "binational" - donc du refus de l'Etat juif. On oublie qu'il
fut parmi les tout premiers Palestiniens à prôner publiquement, au contraire, la
reconnaissance d'Israël. En 1979, après avoir rejoint le Conseil national
palestinien, le "parlement" de l'OLP à l'époque, Said publiait The Question of
Palestine, appelant ses compatriotes à admettre la réalité de l'existence
d'Israël. Alors pourquoi, quinze ans plus tard, cette hostilité vindicative,
radicale, à l'accord d'Oslo ? Il s'en est souvent expliqué.
Sa conviction, dès 1993, était que cet accord ne pouvait aboutir qu'à la
transformation d'Arafat en courroie de transmission des intérêts israéliens ou,
s'il n'y donnait pas prise, à une nouvelle catastrophe pour son peuple. Quant à
l'"Etat binational" réunissant Juifs et Arabes dans le respect mutuel de
l'identité nationale de l'autre, il en avait effectivement soutenu l'idée. "Que
faire des Palestiniens d'Israël ? Et des juifs qui vivent dans les colonies ? On
ne va pas déplacer tous ces gens. Alors je me dis : nous sommes déjà mélangés ;
pourquoi ne pas en profiter pour fonder le premier Etat laïque du Proche-Orient
?", expliquait-il en 1999. Trois ans plus tard, il nous disait cependant que, si
l'Etat laïque multiethnique restait "la meilleure solution, (...) sans doute
faudra-t-il une étape transitoire, avec deux Etats côte à côte".
En attendant, avec le chef d'orchestre israélien Daniel Barenboïm, avec qui
il entretenait une complicité intellectuelle et artistique continue et intense,
il s'était attelé à l'un de ses ultimes projets : réunir dans un même ensemble,
le West Eastern Divan, des musiciens des pays arabes, des Palestiniens et des
Israéliens. A Ramallah, Mustafa Barghouti, qui avait fondé avec Edward Said
l'Initiative nationale palestinienne, un "mouvement luttant pour la démocratie
en Palestine", a regretté la disparition d'un "porte-parole de la cause
palestinienne articulé, inspiré et admiré comme aucun autre". Professeur
d'études proche-orientales à Chicago et Columbia, Palestinien lui aussi, Rashid
Khalidi, extrêmement ému, a salué un homme qui "n'avait jamais été d'aucune
paroisse, n'était pas un politicien. Un honnête homme dont l'engagement pour la
Palestine était dicté par le besoin de voir la justice se faire". "En douze ans,
depuis le diagnostic de sa leucémie, il a fait plus qu'aucun de nous ne pourrait
aspirer à faire en une ou deux vies." D'Edward Said, Salman Rushdie avait dit
qu'"il lisait le monde d'aussi près qu'il lisait les livres".
- Bibliographie sélective
:
A Contre-Voie, Le Serpent à plumes,
2002.
L'Orientalisme : l'Orient créé par l'Occident,
Le Seuil, 1997.
Israël-Palestine : l'égalité ou rien, La
Fabrique, 1999.
10. Edward Saïd était notre conscience, et
aussi notre ambassadeur auprès de la conscience humaine par Mahmoud
Darwish
in Al-Ayyam (quotidien palestinien) du vendredi 26 septembre
2003
[traduit de l'arabe par Marcel
Charbonnier]
Je ne puis dire adieu à Edward Saïd, tant sa
présence est grande chez nous, et dans le monde entier, et tant il est vivant.
[Celui qui était] notre conscience et notre ambassadeur auprès de la conscience
humaine en a eu assez, hier, de cette longue lutte vaine contre la mort. Mais il
ne s’est jamais lassé de la résistance au nouveau régime (appelé par antiphrase
« ordre ») mondial, ni de défendre la justice et l’humanisme, ainsi que les
points de rencontre entre les différentes cultures et civilisations du monde.
Edward s’est conduit en héros dans son jeu de cache-cache avec la mort, tout au
long de ces douze dernières années [de sa maladie], en renouvelant sa créativité
pourtant déjà si fertile, par l’écriture, par la musique, par l’étude critique
de la volonté humaine, par la recherche – vitale – du sens et de l’essence, par
sa volonté de repositionner l’Intellectuel dans son ambitus ascétique.
Si
l’on demande à un Palestinien de quoi il se sent fier, face au monde, il
répondra spontanément : Edward Saïd. L’histoire culturelle palestinienne n’a, en
effet, jamais donné au monde un génie qui surpasse celui d’Edward Saïd, de cet
Edward Saïd à la fois multiple et apax humain.
Désormais, et jusqu’à un
lointain nouvel ordre, il tiendra le premier rôle pionnier dans la diffusion du
renom de son pays d’origine, depuis le niveau politique courant jusqu’à la
conscience culturelle universelle. C’est la Palestine qui l’a mis au monde. Mais
– en raison de sa fidélité aux valeurs de l’équité, dont on fait tellement bon
marché sur la terre qui les a vues naître, et en raison de son combat pour le
droit de ses fils et filles à la vie et à la liberté – Edward Saïd est devenu
l’un des pères symboliques de la Palestine nouvelle.
Sa vision du conflit
qui s’y déroule est une vision culturelle et morale qui, loin de se contenter de
justifier seulement le droit des Palestiniens à résister à l’occupation, voit en
cette Résistance un devoir à la fois national et humain.
Edward était un
tout : impossible de le détailler. En lui s’unifiaient l’homme et le critique
littéraire, le penseur, le musicien et le politique, sans que la nature d’aucune
de ces activités ne déteignît aussi peu que ce fût sur les autres. Sa
personnalité au rayonnement universel se caractérisait par un charisme qui fit
de lui un phénomène mondial absolument unique. Il est rare, en effet, que soient
réunies dans une même personne l’image de l’intellectuel et celle de la star,
comme elles ont été réunies en Edward Saïd, cet homme élégant, éloquent,
profond, impitoyable, délicieux, captivé par les beautés de la vie et du
langage.
Au moment de prendre congé de lui, un congé qui se révolte contre
l’idée même de son absence, le monde a rendez-vous avec la Palestine pour un
instant rare et précieux. Aujourd’hui, nous ne savons pas quelle est la famille
éplorée à qui présenter nos condoléances, car la famille d’Edward, c’est le
monde entier. Notre perte est donc commune, nos larmes sont les mêmes. Car
Edward, par sa conscience vive et son encyclopédisme culturel, a placé la
Palestine au cœur du monde, et le monde au cœur de la Palestine.
11. Pas d’excuse par Gideon Levy
in Ha’Aretz (quotidien israélien) du vendredi 26 septembre
2003
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Naif Abu Latifi est sous traitement. Sa
lèvre inférieure tremble, il n’est pas rasé, son expression semble voilée, et
son corps est parcouru de légers spasmes. Son épouse nous demande de ne pas le
contrarier. Parfois – souvent – il intervient dans la conversation et demande,
en sautant en apparence (en apparence, seulement) du coq à l’âne, pourquoi les
soldat peuvent tuer des enfants et pourquoi on ne les arrête pas, et pourquoi
tirent-ils sur un gamin ainsi à bout portant, et comment un petit garçon sans
arme pourrait-il menacer la vie d’un soldat armé à un point tel qu’il le
descende à bout portant, et pourquoi y a-t-il des soldats ici, pour commencer ?
Des questions abruptes, embarrassantes, ici, dans ce salon minuscule. Et, oui,
vraiment, parlons-en : pourquoi ? Que diriez-vous à un père palestinien
effondré, dont l’enfant a été tué par des soldats des Forces Israéliennes de
Défense ? Y a-t-il quelque chose qui puisse justifier que l’on tire sur un
enfant qui court pour tenter d’avoir la vie sauve ?
Par ici, le cas n’a hélas
certainement rien d’exceptionnel. Ahmed Abu Latifi est le cinquième enfant tué,
ici, en quelques mois – au même endroit, dans des circonstances similaires. Des
soldats israéliens face à des enfants du camp de réfugiés palestiniens de
Qalandiyah. Et le score, avant la mi-temps, est de 5 à 0. Une balle réelle pour
chaque caillou jeté, une rafale de fusils d’assaut pour toute tentative de
démolir la barrière qui entoure l’aéroport désormais hors d’usage. Sur les
champs de bataille (je devrais écrire : de tuerie) de Qalandiyah, on ne connaît
pas d’autre façon de disperser une volée de gamins : on ne connaît ni les lances
à incendie, ni les grenades lacrymogènes, ni les haut-parleurs, ni les boucliers
en plexiglas, ni même les balles enrobées de caoutchouc. On ne connaît qu’un
seul « remède » : les tirs à balles réelles à bout portant et : au diable, le
règlement militaire et la justice élémentaire, qui devraient intimer aux soldats
israéliens : On ne tire pas sur des enfants ! Point barre. Jamais ! Pas de « si…
», pas de « et pourtant…», pas de « mais… » !
« Tirer sur un adolescent non
armé est manifestement illégal » a déclaré le major général (démissionnaire) Ami
Ayalon au cours d’une interview publiée il y a environ un an et demi, mais aucun
des tueurs d’enfants de Qalandiyah n’a été convoqué au tribunal. Après que cinq
enfants eurent été tués au même endroit, il semble que personne, dans l’armée
israélienne, se soucie le moins du monde de la vie ou de la mort de ces enfants
innocents.
L’un après l’autre, ils ont été tués comme suit : Hussam Adisi,
les frères Yasser (11 ans) et Samer (15 ans) Kusama – tués à quarante jours
d’intervalle, et Omar Matar (14 ans), tué ici il y a cinq mois tandis qu’il
tentait de descendre un ballon d’observation.
Le portrait d’Omar est
omniprésent chez Ahmed Abu Latifi : au-dessus de son lit, derrière la pile de
chemises dans son armoire, sur l’étagère où il rangeait ses livres, sur le
balcon et à l’entrée de la maison. Omar et Ahmed était de bons copains.
Aujourd’hui, Ahmed est parti, lui aussi. Il a été tué par balles un dimanche,
voici quinze jours. Une balle, entrée dans son abdomen, est ressortie de son
corps par sa poitrine.
Le jour de sa mort, Ahmed s’était levé plus tard que
d’habitude. Il n’y avait pas d’école, ce jour-là, parce que les élèves avaient
été envoyés à Ramallah pour y participer à des manifestations de soutien à
Arafat, à la suite de la menace brandie par Israël de l’exiler. La maison
d’Ahmed est la maison de réfugiés typique – petite, surpeuplée, spartiate. Huit
enfants se partagent deux chambres et les photos de leur oncle qui vit en
Amérique, accrochées au mur. En ce septième jour de deuil, la tension et le
désarroi se lisent sur le visage de tous. La famille est originaire du village
de Sar’a – aujourd’hui, c’est le kibbutz de Tzor’a. Na’if, le père, travaille
dans l’atelier de serrurerie de Motka Aviv, à Atarot. Les femmes de la maisonnée
se tiennent dans l’autre pièce, entièrement vêtues de noir. Elles sont assises
par terre.
Du sang, et du feu
Avant de quitter la maison, ce
jour-là, l’aîné, Mohammed (21 ans) avertit ses deux jeunes frères Ahmed (13 ans)
et Mahmoud (15 ans), leur recommandant de faire attention à eux et de ne pas
avoir de problèmes avec l’armée. Ahmed partit acheter du jus de fruit, puis les
trois frères prirent ensemble leur petit déjeuner. La télévision diffusait les
infos de la chaîne Al-Jazeerah : du feu, du sang, des menaces contre Arafat et
des checkpoints : la routine, quoi…
Tandis que Mohammed relate les faits, son
père Na’if, sortant de son silence, le coupe : « Pourquoi viennent-ils à
l’intérieur du camp et se mettent-ils à provoquer les mioches ? » demande-t-il.
Mohammed est rentré du travail à six heures, ce jour-là, et il a demandé où
étaient ses deux frères, Ahmed et Mahmoud. Sa mère lui répondit qu’ils étaient
rentrés à la maison à quatre heures et qu’ils étaient ressortis dans la rue.
C’est la seule chose à laquelle les enfants de Qalandiyah puissent consacrer
leurs loisirs : sortir, l’après-midi, et aller lancer des pierres sur les
soldats qui surveillent le gros checkpoint en bordure du camp de réfugiés, le
tristement célèbre checkpoint de Qalandiyah. Que pourraient-ils bien faire
d’autre ? A sept heures, ils ont rallumé la télé sur Al-Jazeerah, et Mohammaed a
dit à son père que la situation était en train de se détériorer.
« La
situation était confuse », dit Na’if. Tandis qu’il disait sa prière de
l’après-midi, Mohammed avait eu une sensation pénible. Ahmed rentrait toujours
avant la tombée de la nuit – pour boire le thé, dîner et se préparer pour aller
se coucher. Il commençait à faire sombre, à Qalandiyah. Mohammed sortit et alla
jusqu’au milieu du camp pour chercher ses deux jeunes frères, et il vit que tout
était normal. Ses craintes apaisées, il se rendit à la ville voisine de
Ramallah, avec un ami. A huit heures, ses parents l’appelaient : Mahmond était
rentré à la maison. Seul. Ahmed n’avait pas encore donné signe de vie.
Les
grands yeux tristes d’Ahmed nous transpercent, depuis l’avis de décès affiché au
mur.
Mahmoud a dit à ses parents que vers 18 h 30, il y a eu des tirs près
de la clôture de l’aéroport, et qu’il n’avait pas revu Ahmed depuis lors.
Mahmoud retourna au checkpoint pour s’informer du sort de son frère manquant.
Les soldats avaient arrêté Ahmed, parce qu’il lançait des pierres, mais ils
l’avaient relâché quelques heures plus tard. Mais, au checkpoint, on a dit à
Mahmoud que personne n’avait été arrêté. C’est alors qu’il vit des ambulances
israéliennes qui longeaient la clôture, à l’intérieur de l’enceinte de
l’aéroport.
Cet aéroport, qui desservait jadis tous les vols vers et en
provenance d’Eilat – il s’agissait là d’une volonté pour Israël de bien afficher
sa souveraineté éternelle sur Jérusalem – est aujourd’hui devenu un aimant à
problèmes. Le dernier avion s’est posé ici il y a plusieurs années. Des enfants
du camp vont jusqu’à la barrière électronique, ils injurient les soldats qui
patrouillent sur les pistes d’atterrissage, en scrutant l’autre côté du plus
important checkpoint de toute la Cisjordanie, et ils continuent jusqu’à ce que
les soldats tirent pour les disperser. Les filets de camouflage tendus au-dessus
de l’ancien terminal de l’aéroport le font ressembler à une caserne
désaffectée.
Après 8 heures du soir, toujours pas de petit Ahmed : tout le
monde commençait à s’inquiéter. Sa mère, Rali, sortit elle aussi à sa recherche.
Le directeur du camp, un responsable de l’UNRWA, lui dit que quelqu’un du camp
avait été blessé.
Na’if : « Je veux poser une question : Pourquoi le soldat
lui a-t-il tiré dessus ? Si mon gamin avait fait quelque chose, pourquoi ne
l’a-t-il pas arrêté ? Et pourquoi lui ont-ils ôté ses vêtements, le laissant là,
par terre, plus d’une heure et demie ? »
Na’if a téléphoné à son fils
Mohammed à Ramallah, et il lui a dit d’aller au plus vite à l’hôpital de cette
ville, pour voir si Ahmed ne s’y trouvait pas, car il pouvait avoir été blessé.
Les femmes, qui suivaient la conversation dans la pièce voisine, gardaient les
yeux baissés, elles semblaient vouloir déchiffrer le carrelage.
Une ou deux balles
Mohammed courut jusqu’à l’hôpital,
et là, il vit plusieurs gars du camp. Il leur demanda ce qui s’était passé.
Rien, lui répondirent-ils. Mais Mohammed savait qu’on avait certainement
hospitalisé quelqu’un du camp, sinon ils n’auraient pas été là, et il demanda à
une infirmière qui était le blessé. Elle lui répondit : « Il est déjà à la
morgue ». Inutile de lui en dire plus : Mohammed affirme qu’il a été certain,
dès cette seconde, que le mort était son frère. Le lendemain, on l’enterrait au
cimetière du camp, près des tombes des quatre autres garçons abattus eux aussi
par l’armée.
Ahmed avait passé les dernières heures de son existence dans le
camp de réfugiés. Il avait mangé un repas léger, composé d’un sandwich acheté au
kiosque du coin, puis il avait prévu d’aller avec ses copains à la piscine de
Ramallah. Ahmed aimait nager. Son père et ses frères disent que les garçons
n’avaient pas assez d’argent pour acheter un ticket d’entrée à la piscine, et
que c’est pour cette raison qu’ils sont allés, d’abord, près de la clôture de
l’aéroport. Là, des gamins ont l’habitude de ramasser des fils électriques dont
ils vendent les âmes de cuivre à Ramallah. Ils voulaient gagner assez d’argent
de poche, de cette manière, pour se payer la piscine. Peut-être ont-ils touché à
la grille électronique qui entoure l’aéroport, mais peut-être que non. Peut-être
ont-ils lancé des pierres sur les soldats, de l’autre côté de la clôture, mais
peut-être que non. Les amis d’Ahmed disent que les soldats les ont pris par
surprise, et qu’ils ont surgi derrière le groupe d’adolescents qui s’attendaient
à les voir approcher frontalement, après quoi les soldats ont ouvert le feu sur
eux.
Ils se sont tous enfuis, sauf Ahmed. Peut-être portait-il un fagot de
fils électriques – ils disent qu’il en avait déjà trouvé un peu. Peut-être, dans
sa frayeur, a-t-il perdu le sens de l’orientation. Les gamins disent qu’au lieu
de courir en s’éloignant des soldats, il s’est en fait précipité vers eux. Ils
affirment que le soldat lui a tiré dessus depuis une distance de seulement dix à
quinze mètres. Une balle. Ou deux. Un trou dans l’abdomen, et un trou dans la
poitrine. Les soldats ont ramassé Ahmed, qui était agonisant ou déjà mort. Il
était environ 18 h 30. Une heure et demie après, une ambulance palestinienne
était alertée, et elle est venue ramasser le corps. Le chauffeur de cette
ambulance a dit à la famille que lorsqu’il a demandé aux soldats pourquoi ils
avaient tué cet enfant, l’un d’entre eux lui a répondu, sur un ton menaçant : «
Dégage, ou on te descend, toi aussi ! »
Le porte-parole de l’armée
israélienne : « Les Forces israéliennes de défense ont connaissance de la mort
de l’enfant, et l’enquête à ce sujet n’est pas encore terminée. Les premières
indications de l’enquête sur cet incident montrent qu’un certain nombre de
Palestiniens se sont infiltrés sur les terrains de l’aéroport Atarot, zone
militaire, et qu’ils arrachaient en la détruisant la clôture de l’aéroport, qui
fait partie de la barrière de sécurité sur la Ligne de Séparation, destinée à
empêcher l’infiltration de terroristes vers Jérusalem. Un soldat des Forces
israéliennes de défense qui se trouvait sur place a agi de manière à disperser
les malfaiteurs et d’arrêter les vandales. Apparemment, le garçon a été blessé
par erreur en raison de cette action justifiée. A ce stade, notre formation n’a
enregistré aucun blessé dans ses rangs, du fait de ces tirs. »
« Ce n’est que
quelques heures plus tard, après qu’une patrouille israélienne ait quitté le
camp de Qalandiyah où elle était en opération, que le corps du garçon
palestinien a été découvert sur le terrain de l’aéroport. Nos forces ont prévenu
une équipe médicale militaire, ainsi qu’une ambulance du Croissant Rouge, tout
en tentant de réanimer le garçon. En dépit des tentatives de nos soldats pour le
sauver, le garçon fut déclaré mort par un médecin militaire convoqué sur les
lieux, et son corps a été remis à l’équipe des secouristes du Croissant
Rouge.
« Il convient de noter qu’il s’agissait d’un groupe
d’adolescents, dont certains étaient âgés de plus de quinze ans, et qui avaient
participé, au cours des deux mois écoulés, à des incidents dans ce lieu, presque
quotidiennement. Dans ces incidents, un certain nombre de soldats des Forces
israéliennes de défense avaient été blessés et des dégâts importants avaient été
causés à la barrière de séparation. »
On le voit : une explication tirée par
les cheveux, mais pas un mot pour s’excuser !
Un jeune lieutenant en second
était au checkpoint de Qalandiyah, cette semaine, et il avait repoussé
violemment un jeune contrebandier qui s’était aventuré trop près du checkpoint.
Un autre soldat avait crié aux gens qui faisaient la queue : « Vous me bousculez
! »
Ahmed Abu Latifi adorait une série de la télévision syrienne intitulée «
Hawali ». Tous les jours, à deux heures de l’après-midi, il était scotché devant
la télé, exactement comme tous les enfants israéliens, devant leur émissions
favorites. Son père envisageait de l’inscrire à l’école professionnelle de
l’autre côté de la rue, pour qu’il apprenne un métier. Il y a environ un mois,
on lui avait acheté un ordinateur d’occasion. Il enregistrait, dans un fichier,
tous les articles qu’il pouvait trouver au sujet de son meilleur copain, Omar
Matar, tué lui aussi, avant lui.
Voilà sa chambre : un petit espace, avec
deux lits et un étroit passage entre les deux. Un des lits était celui d’Ahmed,
et l’autre est celui de Mahmoud. Des portraits d’Omar sont accrochés au mur.
Ahmed avait décoré la porte de son armoire avec de petites photos de tanks,
d’hélicoptères et de jeeps – notamment de l’armée israélienne. Dehors, sur un
mur de la maison, une inscription à la bombe à peinture noire : « Ils l’ont tué
par peur, ils l’ont tué par haine, ils l’ont tué par vengeance. Que la paix soit
sur toi, Ahmed ! »
12. La politique du pire d'Ariel Sharon par
Françoise Germain-Robin
in L'Humanité du vendredi 26 septembre
2003
Fort de la complicité américaine, le premier ministre israélien
n'a pas renoncé à son ambition d'extension d'Israël. Un rapport montre qu'entre
2000 et 2002 la population des colons a augmenté de 20 %.
Jérusalem, envoyée spéciale - Il y a une semaine, juste après que le
gouvernement Sharon a annoncé sa décision de " se débarrasser " de Yasser
Arafat, l'écrivain et journaliste Uri Avnery (1) dénonçait ce qu'il appelait une
" stratégie du désastre ". L'assassinat du président palestinien, explique-t-il
- car pour lui il n'est nullement question, dans l'esprit des généraux et des
colons qui dirigent le pays, de déporter Arafat mais bien de le tuer -
apporterait un " changement historique dans les relations entre Israël et le
peuple palestinien ". L'idée d'une solution de compromis permettant aux deux
peuples de vivre côte à côte dans deux États indépendants - idée qui s'était
imposée depuis les accords d'Oslo et qui reste à la base de la " feuille de
route " que défend encore le " quartet " - serait jetée aux oubliettes de
l'histoire. L'Autorité palestinienne ayant disparu, on en reviendrait à
l'occupation totale des territoires palestiniens par Israël, et comme il y
aurait toujours des Palestiniens pour résister, ce serait à nouveau le bain de
sang débouchant sans doute sur l'expulsion des Palestiniens. Ce scénario
catastrophe peut paraître fou, excessif. Mais quand on voit, sur le terrain,
jour après jour, avec quelle constance le gouvernement Sharon s'emploie
systématiquement à détruire non seulement l'Autorité mais aussi la société
palestinienne, à étendre dans tous les sens les colonies, on se dit que la
vision cauchemardesque d'Uri Avnery n'est peut-être pas aussi folle qu'elle en a
l'air.
Rien qu'en ce qui concerne les colonies, qui sont, de l'avis de tous les
Palestiniens, le principal obstacle à la paix, les derniers chiffres publiés
mardi par la presse israélienne confirment leur extension extraordinaire depuis
deux ans, alors même que leur gel et le début de leur démantèlement sont exigés
expressément par la " feuille de route " : entre 2000 et 2002, montre le rapport
d'un collège de la colonie d'Ariel, au centre de la Cisjordanie, la population
des colons a augmenté de 20 % alors que la croissance démographique moyenne du
pays est de 6,8 %. Le rapport montre également que la population juive de
Cisjordanie a cru de 144 % en dix ans, c'est-à-dire depuis la signature des
accords d'Oslo, auxquels, rappelons-le, Sharon et les colons ont toujours été
opposés.
Il ne se passe pas de jour sans que de nouveaux faits de colonisation
soient dévoilés : hier encore, on apprenait le rachat par des colons juifs de
propriétés et de maisons situées en plein territoire autonome palestinien, au
cour de Bethléem. La stratégie utilisée dans ce cas a consisté à isoler depuis
plusieurs années (en fait, depuis Oslo) le territoire convoité par des barrages
de l'armée, rendant impossible la vie des habitants. Les commerçants du secteur
font faillite, les gens partent et quelques-uns finissent par vendre leurs
maisons quand elles ne sont pas tout simplement confisquées ou détruites par
l'armée. Les prétextes sont toujours les mêmes : sécuritaires ou religieux. Dans
le cas de Bethléem, il est religieux puisqu'il s'agit de " garder sous
souveraineté juive " un lieu de pèlerinage supposé être " la tombe de Rachel ",
déjà enserré dans un périmètre interdit protégé par un mur hideux et des
barbelés.
Quant aux " colonies sauvages " qu'Israël aurait dû démanteler pour
accomplir sa part de la " feuille de route " - les États-Unis en avaient listé
87 - aucune ne l'a finalement été.
Pour Khader Abou Souwei, qui fut pendant l'éphémère gouvernement de Mahmoud
Abbas son conseiller en communication, c'est l'une des principales raisons de
l'échec : " Le gouvernement israélien était supposé les démanteler toutes. Il en
a enlevé huit et une semaine plus tard il y en avait onze à la place. Elles sont
toujours là. Quant au gel, qui devait lui aussi être total, Sharon le refuse et
on annonce partout de nouveaux chantiers. Il aurait également dû se retirer des
villes occupées, mais il n'a évacué que Gaza et Bethléem, et il y continue ses
opérations, les assassinats, comme bon lui semble. "
Illustration de cette politique de force : jeudi, un adolescent palestinien
de quinze ans, Mohamed Hamdan, était tué dans le camp de réfugiés de Rafah, au
sud de la bande de Gaza, à l'occasion d'une incursion de chars et de bulldozers
au cours de laquelle 14 autres personnes ont été blessées. La veille, à Hébron,
un homme avait été écrasé sous les ruines de sa maison détruite par l'armée sous
prétexte qu'il appartenait à la branche armée du Hamas. " Cela fait le sixième
prétendu chef du Hamas qu'ils tuent dans cette ville, commente un Hébronite. On
se demande lequel était le vrai ou s'il y a une génération spontanée de chefs du
Hamas, alors qu'il y a quelques années ce mouvement n'existait pas ici. C'est
l'Intifada qui l'a renforcé. "
" Le problème, dit Khader Abou Souwei, c'est que ni les États-Unis ni le
"quartet" n'ont fait pression sur Israël pour qu'il remplisse ses obligations et
arrête les provocations. Ils se sont contentés de la satisfaction d'avoir obtenu
une trêve des groupes armés palestiniens, comme si la violence ne venait que
d'un seul côté, ou comme si celle d'Israël était légitime. Les Américains et
Israël exigeaient le démantèlement des groupes armés. Mais cela ne peut pas se
faire dans une telle situation de violence et d'occupation. "
Le nouveau gouvernement que cherche à former Ahmed Qoreï - avec grande
difficulté car il y a des rivalités personnelles dans le Fatah - risque fort de
se heurter exactement aux mêmes difficultés. Le refus affiché par le chef du
Hamas, Cheikh Yassine, d'accepter une nouvelle trêve laisse augurer le pire. À
cela s'ajoutent les menaces contre Yasser Arafat auxquelles le gouvernement
israélien n'a pas renoncé, malgré le désaveu international qu'a confirmé
l'Assemblée générale de l'ONU. Les déclarations du ministre des Affaires
étrangères Silvan Shalom selon lesquelles la " décision de principe ne sera pas
appliquée immédiatement " n'a rien de rassurant. Pour les Palestiniens, comme
pour les diplomates européens en poste à Jérusalem, il s'agit simplement d'"
habituer le monde à cette idée ". Et si la réaction internationale n'est pas à
la hauteur du défi, le désastre annoncé risque de se produire.
(1) Dirigeant du Bloc de la paix, il
s'est rendu à la Mouqata en demandant aux Israéliens épris de paix de participer
avec les Palestiniens à la protection de Yasser Arafat, ce qui lui a valu d'être
violemment attaqué et qualifié de traître par Ariel Sharon lors du dernier
Conseil des ministres israélien.
13. Le Prix Fidélité de l’Anti-Defamation League remis
à Silvio Berlusconi ! par Zvi Schuldiner
in Il Manifesto (quotidien
italien) du jeudi 25 septembre 2003
[traduit de
l'italien par Marcel Charbonnier]
"Vous,
qui vivez en sécurité / Dans vos maisons douillettes / Vous qui trouvez, en
rentrant, le soir / Un repas / chaud et des visages aimés : / Demandez vous si
celui-ci est un Homme / Lui, qui trime dans la boue, / Qui ne connaît aucune
paix, / Qui lutte pour un morceau de pain, / Qui meurt pour un oui, ou pour un
non ? / Demandez-vous si celle-là est une Femme, / Elle qui, sans cheveux et
sans nom, / Sans même plus la force de se rappeler, / A le regard vide et le
giron glacé, / Comme une grenouille, au plus froid de l’hiver ? / Pensez-y,
cette chose innommable a eu lieu : / Je vous confie ces paroles. / Gravez-les
dans votre cœur, / Quand vous restez chez vous, quand vous sortez dehors, / Au
moment de vous coucher, au moment de vous lever ; / Répétez-les à vos enfants. /
Sinon, que votre maison tombe en ruines, / Que la maladie vous cloue au sol, /
Que vos bébés, quand vous voudrez les regarder, détournent le visage… / J’ai été
arrêté par la Milice fasciste (de Mussolini) le 13 décembre 1943…" Primo
Levi, "Si c’est un homme", Editions Einaudi, 1958. [Interprétation libre du traducteur]
En remettant son prix, avant-hier, au Président du Conseil (italien) Benito
[l’auteur donne le prénom de Mussolini – Benito – à Berlusconi, qui se prénomme
en réalité Silvio, Ndt] Berlusconi, l’Anti-Defamation League des Etats-Unis
[Cette organisation est un groupe de pression pro-israélien du même type que
la LICRA en France, Ndlr] a donné un nouveau coup d’accélérateur au
mouvement honteux qui vise à avaliser la politique criminelle du gouvernement
Sharon.
Certains dirigeants de la communauté juive italienne ont très bien
fait en mettant en évidence ceci : les déclarations de Berlusconi ne sont pas
seulement un problème pour les juifs italiens, elles concernent tous les
Italiens, invités par leur éminent Premier ministre à oublier un des chapitres
les plus sombres et les plus tristes de leur propre passé. Il Signor Mussolini,
transformé en gentil organisateur d’une agence de voyage par un politicien
dépourvu de tout scrupule, a été, avant tout, un tyran italien, et ce sont les
Italiens – juifs ou moins juifs – qui ont eu à souffrir de la dictature
fasciste. Mais il Signor Mussolini ne s’est pas contenté d’être simplement un
tyranneau italien provincial : il fut bel et bien le principal allié de Herr
Hitler, et un excellent ami du généralissime Franco.
Combien de milliers – de
dizaines de milliers – de personnes ont été mises à mort dans les camps de
villégiature du Signor Mussolini, « grâce » aux milices fascistes ? Et combien
de millions périrent dans la terrifiante guerre que le Duce a contribué à
déchaîner, semant le fer, le feu et le sang dans le monde entier ? Les Italiens
peuvent élire un Premier ministre ignorant et dépourvu de mémoire, mais en tant
qu’hommes honnêtes, ils devraient se demander si, de nos jours – en 2003 ! – le
temps est bien opportun pour le scandaleux révisionnisme historique incarné par
Monsieur Silvio Berlusconi.
Aux dix-neuvième et vingtième siècles, des juifs
se sont souvent trouvés en première ligne, dans les nouvelles formations
libérales et socialistes qui luttaient pour un monde meilleur et pour la
reconnaissance des droits humains élémentaires. Il y a quelques dizaines
d’années, le nationaliste sioniste de gauche Nahum Goldman signalait que cette
tendance était en train de s’épuiser ; il mettait en garde contre les dangers
que représentait l’émoussement de la sensibilité vis-à-vis des droits humains et
des droits nationaux des autres peuples.
Aujourd’hui, Israël traverse l’une
des heures les plus sombres de son histoire, avec un gouvernement qui ne connaît
plus aucune limite, qui assassine, qui pille et détruit, au nom de la guerre
contre le terrorisme ; un terrorisme qui est le fruit direct d’une occupation
brutale et sanguinaire, de jour en jour plus impitoyable. Et Sharon agit de la
sorte avec l’aval du grand gladiateur de Washington, auquel se joint, jovial et
souriant de tout son sourire Colgate, le Premier ministre italien. Tous trois,
en parlant de terrorisme, sèment dans le monde le sang, la douleur, la
corruption et la haine.
Mais il suffit que Monsieur Berlusconi se prononce
contre le terrorisme et appuie la politique criminelle de Sharon, pour qu’il
soit vu d’un bon œil par beaucoup (trop) de juifs qui, pour les motifs les plus
divers, sont tombés dans le piège rudimentaire, mais extrêmement dangereux, de
l’appui inconditionnel à la politique du gouvernement israélien.
L’Anti-Defamation League, qui menait son combat, naguère, au nom de l’Histoire,
a oublié l’Histoire. Pire encore : elle a oublié toute notion de ce qu’est la
honte. Décerner un prix à ce fumier de Berlusconi, nouvel historien du fascisme,
revient à cracher sur la mémoire des victimes, à cracher sur les camps
d’extermination. La honte !
14. "Nous voulons comprendre
pourquoi notre fille est morte" par Françoise
Germain-Robin
in L'Humanité du mercredi 24 septembre
2003
Deux Américains, Craig et Cindy Corrie, ont mis leurs pas dans
ceux de leur fille Rachel tuée par un bulldozer israélien alors qu'elle tentait
de s'opposer à la destruction d'une maison.
Jérusalem, envoyée spéciale - Craig et Cindy Corrie sont deux citoyens
américains de l'État de Washington. Depuis deux semaines, ils visitent les
territoires palestiniens, depuis la bande de Gaza jusqu'au mur qui défigure déjà
le nord de la Cisjordanie et menace, demain, d'encercler Bethléem et de séparer
la ville natale de Jésus de Jérusalem. Ils ont tous deux les cheveux blancs,
mais c'est leur première visite en Terre Sainte. Ils sont tous deux protestants
d'origine, mais ce n'est pas les traces du Christ qu'ils suivent. Ils mettent
leurs pas dans ceux de leur fille, Rachel Corrie, tuée en mars dernier à l'âge
de vingt-trois ans par un bulldozer israélien alors qu'elle tentait, avec
d'autres pacifistes, de s'opposer à la destruction d'une maison dans l'un des
endroits les plus déshérités du monde : Rafah, à la fois ville et un camp de
réfugiés palestiniens, tout au sud de la bande de Gaza, sur la frontière avec
l'Égypte.
Rachel, la plus jeune de leurs trois enfants, " la petite sour " comme dit
Cindy, était arrivée à la fin janvier dans une des nombreuses missions
internationales (ISM) qui parcourent les territoires palestiniens depuis plus de
deux ans, avec la volonté de suppléer, au moins un peu, à ce que les
institutions internationales se sont révélées incapables de faire : protéger les
civils palestiniens contre les brutalités de l'armée d'occupation israélienne,
ou, en tous cas, témoigner de ce qui se passe.
" Rachel, explique sa maman, était engagée depuis longtemps dans des
activités de soutien psychologiques et avait rejoint des groupes de militants
pour la paix. En 2001, elle a rencontré des gens qui étaient venus ici avec une
mission, et aussi Simone Shuroni, une Israélienne qui milite contre l'occupation
et l'une des fondatrices des Femmes en noir. Alors, elle a décidé d'apprendre
l'arabe, a beaucoup lu sur le Moyen-Orient et elle a fini par rejoindre l'ISM.
Elle militait aussi contre la guerre en Irak et était l'une des organisatrices
des manifestations. Nous y avons participé aussi et avons agité des drapeaux et
des banderoles, même si cela n'a pas servi à grand-chose. Quand elle nous a dit
qu'elle allait venir ici, nous avons compris qu'elle avait besoin de le faire.
Mais nous n'avons pas compris à quel point c'était dangereux. Nous étions comme
tout le monde, nous entendions parler de la situation depuis des années et nous
savions qu'elle s'aggravait, mais c'est tout. "
Aujourd'hui, en mettant ses pas dans ceux de son enfant, Cindy comprend
beaucoup de choses. À commencer par ces mots que sa fille lui écrivait dans un
e-mail envoyé début février, quinze jours après son arrivée : " Aucune lecture,
aucune conférence, aucun film documentaire, aucun mot ne m'avait préparée à la
réalité que je vis. Personne ne peut l'imaginer s'il ne l'a pas vue de ses
propres yeux. "
Cindy et Craig, au fur et à mesure de leurs visites dans les lieux où
Rachel est passée, ressentent à leur tour ce qu'elle a ressenti. " Nous sommes
allés là où elle a été tuée ", dit Cindy, et des larmes perlent sur ses cils et
font trembler sa voix. " Nous avons vu toute la rangée des maisons en ruine dont
elle et ses amis voulaient empêcher la destruction. Au moins 20 maisons ont été
détruites depuis que Rachel était là. Nous avons aussi vu les puits près
desquels elle passait la nuit pour les protéger parce que les Palestiniens
manquent tellement d'eau. Ces puits, les Palestiniens les ont reconstruits mais,
la nuit avant notre arrivée, les Israéliens les ont à nouveau bombardés. Les
gens avaient peur pour nous et nous ont fait partir très vite. Ils nous ont
accueillis avec tellement de gentillesse, tellement de compassion et de respect
pour Rachel, que cela m'a fait chaud au cour. Ils lui ont même dédié des
institutions qui portent son nom, notamment un centre culturel et une école. "
Craig et Cindy, depuis six mois, essaient de comprendre comment et pourquoi
un bulldozer israélien a écrasé Rachel. Ils se débattent, multiplient les
démarches auprès du gouvernement américain pour qu'une enquête indépendante ait
lieu. " Notre représentant au Congrès, Brian Baird, un démocrate, nous a
beaucoup aidés et a introduit une demande d'enquête. Cinquante membres du
Congrès ont déjà signé la pétition, mais on l'attend toujours. La seule enquête
qui ait eu lieu est celle de la police militaire israélienne, qui a complètement
blanchi l'équipage du bulldozer en affirmant que le conducteur n'avait pas vu
Rachel. Ce rapport, que l'on refuse de nous donner, mais que le consul d'Israël
à San Francisco nous a montré, comporte beaucoup de contradictions et pose plus
de questions qu'il n'apporte de réponses. "
En suivant les traces de leur fille, Cindy et Craig sont, à leur tour,
devenus des militants. Lundi, ils sont allés avec Jef Halper, responsable d'une
association israélienne contre les démolitions, visiter le camp d'Anata, tout
près de Jérusalem, et rencontrer Selim Erbil, dont la maison a déjà été quatre
fois détruite et quatre fois reconstruite par les gens du camp avec les
volontaires israéliens et internationaux. Mardi ils ont vu les paysans
troglodytes de la région d'Hébron, que l'armée cherche à déloger et que
protègent des organisations israéliennes comme Tayyush. Mercredi ils ont vu le
mur qui prive tant de paysans de leurs terres, leur seul moyen de subsistance et
les met en cage, comme des animaux dans un zoo. En touchant du doigt l'intenable
réalité de la vie sous l'occupation, Cindy comprend mieux pourquoi Rachel, dans
ses e-mail, parlait de " génocide insidieux ". Et pourquoi elle écrivait aussi,
peu avant de mourir : " Je veux encore vivre et m'amuser, danser avec mes amis,
mais je veux aussi que cela cesse. Venir ici est une des meilleures choses que
j'ai faites dans ma vie ".