Point d'information Palestine N° 228 du 01/10/2003
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Au sommaire
                                                           
Témoignage
- En Palestine occupée, les libertés de mon bébé disparaissent par Elisabeth Price on Pacific News Service le mercredi 24 septembre 2003 [traduit de l'anglais par Ana Cleja]
                            
Dernière parution
- Tuer l'espoir - Une introduction au conflit israélo-palestinien de Norman G. Finkelstein aux éditions Aden (Belgique)
                             
Réseau
- Cisjordanie : une agence de l'ONU proteste contre la fouille d'un de ses hôpitaux par l'armée israélienne par le Service d'Informations des Nations Unies le mercredi 24 septembre 2003
                            
Revue de presse
1. Israël : le silence des uns, le cri d'appel des autres par Michel Warschawski in Le Monde du mercredi 1er octobre 2003
2. "L’attitude du lobby ultra pro-israélien en France est de défendre Israël en toute circonstance" - Entretien avec Pascal Boniface réalisé par Hichem Ben Yaïche à paraître in le Quotidien d'Oran et sur Vigirak.com début octobre 2003
3. Abou Ala : "J'en suis aux dernières finitions" par Françoise Germain-Robin in L'Humanité du mardi 30 septembre 2003
4. L'impressionnant réquisitoire de Marwan Barghouti : "C'est le devoir de tout homme qui veut rester un être humain de lutter contre l'occupation", a lancé à la barre du tribunal le député palestinien par Françoise Germain-Robin in L'Humanité du mardi 30 septembre 2003
5. Les Palestiniens serrent les rangs autour d’Arafat par Valérie Féron in La Tribune de Genève du lundi 29 septembre 2003
6. Cisjordanie, la vie le long du "mur" par Stéphanie Le Bars et Marion Van Renterghem in Le Monde du dimanche 28 septembre 2003
7. L’ami intime de Clinton, milliardaire et "repris de justesse", était un informateur du Mossad. Cela pourrait ruiner les projets de candidature d’Hillary à la présidence par Gordon Thomas on Globe Intel (newsletter irlandaise) le samedi 27 septembre 2003 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
8. Europe-Israël, le désenchantement par Alain Frachon in Le Monde du samedi 27 septembre 2003
9. Edward Saïd, le Palestinien de Columbia par Sylvain Cypel in Le Monde du samedi 27 septembre 2003
10. Edward Saïd était notre conscience, et aussi notre ambassadeur auprès de la conscience humaine par Mahmoud Darwish in Al-Ayyam (quotidien palestinien) du vendredi 26 septembre 2003 [traduit de l'arabe par Marcel Charbonnier]
11. Pas d’excuse par Gideon Levy in Ha’Aretz (quotidien israélien) du vendredi 26 septembre 2003 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
12. La politique du pire d'Ariel Sharon par Françoise Germain-Robin in L'Humanité du vendredi 26 septembre 2003
13. Le Prix Fidélité de l’Anti-Defamation League remis à Silvio Berlusconi ! par Zvi Schuldiner in Il Manifesto (quotidien italien) du jeudi 25 septembre 2003 [traduit de l'italien par Marcel Charbonnier]
14. "Nous voulons comprendre pourquoi notre fille est morte" par Françoise Germain-Robin in L'Humanité du mercredi 24 septembre 2003
15. Le vrai obstacle à la paix, c’est Sharon et non Arafat par Avi Shlaim in The International Herald Tribune (quotidien international) du mercredi 24 septembre 2003 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
16. Jeu de guerre par David Hirst in The Observer (hebdomadaire britannique) du dimanche 21 septembre 2003 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
17. Un (seul) Etat : Il faut nous préparer à la lutte post-feuille de route, contre l’apartheid par Jeff Halper on Zmag.org (e-magazine américain) le mardi 16 septembre 2003 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
18. Cherchez l'erreur par Dominique Garraud in La Charente Libre (qutidien régional français) du samedi 15 septembre 2003
19. Maroc-Israël : Les secrets d’une reprise par Ryadh Fékih in Réalités (hebdomadaire tunisien) du jeudi 11 septembre 2003
20. Un lieu de détention est caché depuis vingt ans dans une base militaire israélienne - Le «Guantanamo» d'Israël dévoile ses secrets par Michèle Giorgio in Le Courrier (quotidien suisse) du lundi 1er septembre 2003
21. Une place pour notre rêve par Mustafa Barghoutiin Palestine Times (e-magazine palestinien) du mois d'août 2003 [traduit de l'anglais par Claude Zurbach]
                   
                           
Témoignage

                                          
En Palestine occupée, les libertés de mon bébé disparaissent par Elisabeth Price
on Pacific News Service le mercredi 24 septembre 2003
[traduit de l'anglais par Ana Cleja]

(Elisabeth Price est une journaliste free-lance et la mère d'Hisham, âgé de 4 mois.)
Chaque mère craint le jour où ses enfants s'écarteront de sa protection. Il y a une bataille permanente entre le désir de les garder près de soi et le besoin de les laisser devenir des adultes indépendants. Je suis une nouvelle mère ayant donné naissance il y a seulement 4 mois. Mais, quand mon fils n'avait que deux mois, j'ai appris une leçon inattendue et douloureuse quand je n'ai pu le protéger des dures réalités de ce monde.
Mon fils est né à San Francisco. Il est américain. Mais il a aussi un père palestinien. Il est donc aussi palestinien. Cet été, alors qu'il était âgé de 6 semaines, il est devenu un voyageur international, avec un tout nouveau passeport américain, lorsque nous sommes partis en Palestine afin de le présenter à la famille de son père. Deux jours avant la date prévue pour notre retour aux États-Unis, l'armée israélienne nous a dit que mon bébé n'avait pas le droit de voyager avec moi avec son passeport américain. En tant que citoyen palestinien, il tombe sous les règles de l'armée d'occupation israélienne et devait avoir un passeport palestinien et obtenir la permission de l'armée israélienne pour quitter le pays.
D'un seul coup, mon fils a gagné un nouveau passeport et a perdu sa liberté. Une fois hors de Palestine, il pourra se promener autour du globe, protégé par le plus puissant gouvernement du monde. Mais dans les frontières du pays de son père, il ne peut pas voyager d'une ville à une autre sans avoir obtenu la permission d'une armée occupante.
Durant les dix jours qui suivirent, nous avions l'impression d'être en prison. La nuit, les jeeps des militaires israéliens patrouillent dans les rues. Le jour, des soldats israéliens gardent les check-points à l'extérieur de la ville, restreignant les entrées et les sorties. De l'autre côté de la colline, l'armée confisque les champs des fermiers palestiniens, et arrache les oliviers ancestraux afin de construire un haut mur de béton pour encercler les villes palestiniennes. Nous avons téléphoné chaque jour aux officiels palestiniens, mais ils étaient impuissants. L'armée israélienne contrôle tous les voyages domestiques et internationaux des Palestiniens, mais l'armée ne répondait plus à leurs appels. Je pouvais partir, mais mon fils et mon mari n'avaient pas le droit de venir avec moi.
Après beaucoup de coups de fil, des délais atroces et des nuits sans sommeil, nous avons réussi à quitter la Palestine - et j'ai appris qu'il y avait des choses desquelles je ne pourrais jamais protéger mon fils. Hors de Palestine, nous sommes américains, ensemble, égaux dans nos droits et nos libertés. En Israël et en Palestine, nous appartenons à des catégories différentes: je suis toujours américaine et j'ai la liberté, mais il est palestinien et n'a que les libertés et les droits qu'Israël décide de lui permettre. Qu'il soit âgé de 2 mois ou de 20 ans, Israël considérera toujours mon fils comme une menace sécuritaire, qui doit être contrôlée et entravée par des ordres secrets militaires et de grandes barrières. Malgré le fait que nous partageons une même nationalité, son autre citoyenneté nous sépare comme un gouffre infranchissable, le laissant échoué hors de mon atteinte dans un cauchemar d'occupation et d'esclavage.
Mais il y a un bon côté à cette contradiction existentielle. Car je crois que ce n'est qu'à travers les tragédies inhérentes à l'identité palestinienne que le jeune Hisham pourra comprendre et être inspiré par les droits et les valeurs qui font partie intégrantes de notre identité américaine - choses que les Américains de nos jours considèrent comme allant de soi.
À cause de son identité palestinienne, mon fils comprendra pourquoi les fondateurs de cette nation ont tracé les droits de leurs citoyens avec tellement de soin. Quand j'enseignerai à mon fils la Déclaration d'Indépendance et les droits civils qui sont inclus dans notre constitution, il comprendra encore mieux que la moyenne des étudiants américains qui les récitent comme une leçon apprise mécaniquement. Un Palestinien est par définition une personne sans État qui n'a pas de droits garantis, qui ne peut pas voyager librement, étudier sans interférence ou être sûr d'avoir une protection légale. En tant que Palestinien, mon fils apprendra de bonne heure que les libertés civiles sont mouvantes et que la liberté est fragile. En d'autres termes, pour les Palestiniens, les vérités décrites tellement magnifiquement par nos fondateurs ne sont pas évidentes. Sous occupation militaire, tous les hommes ne sont pas égaux et ils n'ont pas les mêmes droits inaliénables à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur.
La double nationalité de mon fils sera son premier cours sur la liberté et sur sa perte. Il ne prendra jamais les libertés civiles pour argent comptant, car il verra avec quelle facilité elles peuvent être violées et avec quelle facilité on peut justifier cela. Il comprendra que la liberté n'est pas un état naturel pour l'homme et que, par conséquent, on doit préserver les droits qui existent et œuvrer pour ceux qui sont niés. En tant que Palestinien, il peut tirer des leçons de ses ancêtres américains et pousser pour les droits inaliénables du peuple de son père. En tant qu'Américain, il peut utiliser la difficile situation de sa famille palestinienne pour rappeler à d'autres que nous sommes privilégiés dans notre liberté, mais qu'elle n'est pas garantie.
Il est possible que je ne puisse pas protéger mon fils de ce qui est pire dans le monde. Mais je sais qu'à travers sa souffrance en tant que Palestinien, il comprendra la véritable valeur de sa liberté en tant qu'Américain.
                                   
Dernière parution

                                
Tuer l'espoir - Une introduction au conflit israélo-palestinien de Norman G. Finkelstein
aux éditions Aden (Belgique)
[304 pages - 8 euros - ISBN 2960027353]
Dans cette introduction au conflit israélo-palestinien, Norman Finkelstein retrace les grandes orientations qui inspirent les cercles dirigeants israéliens depuis 1948. Il met le doigt sur la terrible dialectique qui anime le cœur de l’Etat hébreu face à la question palestinienne: expulser les Palestiniens ( le transfert ) ou les enfermer dans des territoires " autonomes " (l’apartheid). Nul doute que l’histoire agitée d’Israël fournira à ses partisans les plus déterminés l’occasion d’appliquer l’une ou l’autre de ces sinistres méthodes. Jusqu’où ? Norman Finkelstein est avec William Blum, Noam Chomsky, Alexander Cockburn, Barbara Ehrenreich, Edward Herman, Diana Johnstone, Michael Parenti, James Petras et quelques autres, une de ces voix de l’autre Amérique qui ont été si longtemps et si efficacement étouffées en Europe. Aujourd’hui, alors que l’agressivité américaine se déploie partout avec insolence, on commence à se rendre compte, avec un certain retard, que ces gens qui nous avertissent depuis longtemps de la menace pesant sur l’ensemble du genre humain, menace causée par l’extraordinaire concentration de pouvoir économique, militaire et culturel entre les mains de la minuscule élite qui contrôle leur pays, n’ont peut-être pas tout à fait tort. Norman Finkestein est l’auteur de L’industrie de l’Holocauste (La Fabrique).
- Sommaire : Préface de Jean Bricmont / Le contexte / Première étape : "La méthode du transfert" / Deuxième étape : "La méthode sud-africaine" / Le "processus de paix" / Leçons tirées de l'Holocauste nazi / A nouveau la menace d'expulsion.
La préface de Jean Bricmont
I. Pour en finir avec l’intimidation.
Commençons par une histoire impossible. Imaginons que l'Afrique, par miracle, soit devenue riche et puissante, et que l'Europe soit devenue pauvre, divisée et sans indépendance réelle. Imaginons aussi que, lassés des massacres à répétition dont ils sont l'objet, les Tutsis décident de fonder un foyer ailleurs. Certains de leurs chefs désignent la Wallonie comme étant ce nouveau foyer. D'autres Africains, pour résoudre ce que certains appellent le "problème Tutsi", approuvent ce projet. Ainsi un flot de Tutsis commencent à s'installer dans cette région avec armes et bagages, en proclamant que les habitants qui s'y trouvent n'ont qu'à aller ailleurs. Avec leurs richesses, leur détermination et leurs armes, les Tutsis arrivent  rapidement à s'emparer des fermes, des forêts et des villes et d'en chasser la majorité des indigènes, soit par des moyens légaux soit par l'intimidation.  Une bonne partie de la Wallonie devient le nouvel Etat Tutsi, lequel se vante d'être particulièrement bien gouverné et démocratique.  Toute l'Afrique l'admire.
Pourtant, à la surprise des Africains, la plupart des Wallons s'opposent à cet arrangement. Désemparés, soutenus parfois par d'autres Européens qui sont néanmoins divisés et dont les dirigeants sont faibles et indécis, ils se livrent à plusieurs barouds d'honneurs qui ne font que permettre à l'Etat Tutsi de s'agrandir. Les Africains n'arrivent pas à comprendre pourquoi les Belges et les autres Européens sont incapables d'apprécier la supériorité du système introduit sur leur continent par les Tutsis.  Alors que les Tutsis du monde entier sont invités à venir s'y installer, on explique aux habitants expulsés qu'il existe déjà des états francophones où ils peuvent aller.  Tous ceux qui, en Europe ou ailleurs, dénoncent cette situation risquent d'être traités de racistes "anti-Tutsis". Lorsque, parqués dans certains lambeaux de l'ex-Wallonie, complètement entourés par l'armée Tutsi, un certain nombre d'autochtones se lancent dans des actions violentes et désespérées, les commentateurs rivalisent de théories sur les particularités de la culture des Wallons qui les poussent à un tel fanatisme.
On peut douter que notre principale préoccupation, si par impossible nous nous trouvions dans une telle situation, serait "de mettre fin à la violence" des habitants originaux de la Wallonie, de mettre sur le même pied les deux camps ou d'amener tous les Belges et plus généralement les Européens à garantir avant toute autre chose la sécurité de l'État Tutsi à l’intérieur de "frontières sûres et reconnues". Pourtant, la responsabilité de la Belgique dans les malheurs des Tutsis, à travers sa politique coloniale, est incomparablement plus grande que celle, inexistante, des Palestiniens dans les persécutions des Juifs en Europe.
Le but de cette fable n’est nullement de comparer ou de prétendre établir une équivalence entre deux histoires tragiques, celle des Juifs et des Tutsis, mais uniquement d’illustrer le fait que l'attitude des Arabes vis-à-vis d'Israël n'est pas nécessairement due à une culture ou à une religion violente et étrange, mais est celle que n'importe qui pourrait avoir, une fois mis dans une situation semblable à la leur [1] . C'est surtout cette situation qui est étrange. Le reconnaître ne signifie pas qu'on puisse ou qu'on doive revenir sur ce qui a été fait dans le passé. Comme le souligne ailleurs Norman Finkelstein, avec le temps, le fait accompli, même initialement injuste, devient irréversible [2] . Mais si l’on veut arriver à une paix véritable, non  seulement entre Arabes et Israéliens, mais aussi entre l’Occident et le monde arabo-musuman, alors il faut commencer par comprendre pourquoi les autres voient le monde comme ils le voient, et par identifier honnêtement l’agresseur et l’agressé [3] .
Cette fable veut aussi illustrer le fait que, tant que l'on voit le conflit en termes de lutte contre le terrorisme, de conflits entre états, ou même de violation des droits de l'homme, on en omet un élément essentiel, à savoir que l'État d'Israël est une continuation du colonialisme européen. C'est cet aspect (souvent invisible en Europe) qui le rend odieux aux yeux de tant de personnes dans le monde arabo-musulman, et dans le reste du tiers-monde  [4] . N'importe quel enfant à Rabat sait que s’il a été possible de créer l'Etat d'Israël comme il l'a été et là où il l'a été, c'est parce que la population indigène qui a fait les frais de cette opération était constituée d'Arabes (comme lui) et non pas d'Européens organisés au sein d’états puissants et qui se considèrent comme supérieurs.  Et, cela, c’est difficile à accepter.
On peut discuter pour savoir si le sionisme est un racisme, mais ce qui est certain, c'est que ce projet doit son triomphe à la fois à la volonté des puissances européennes (et, ensuite, des États-Unis) de contrôler  une région ayant une grande importance stratégique et aux préjugés racistes partagés par presque tous les Européens de l'époque. Comme le fait remarquer l'écrivain palestinien Edward Said, « si l’on pense à Churchill, Weizman, Einstein, Freud, Reinhold Niebuhr, Eleanor Roosevelt, Truman, Chagall, les grands chefs d'orchestre Otto Klemperer et Arturo Toscanini, plus des dizaines et des dizaines d'autres en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en France et ailleurs en Europe, et que l'on essaie de produire une liste de gens soutenant les Palestiniens qui aurait pu contrebalancer cet immense déploiement d'influence et de prestige, on ne trouve presque rien » [5] . Et la situation n'a pas radicalement changé depuis lors. Indépendamment de toute donnée démographique, si un livre affirmait, entre autres amabilités, que les Juifs, ou  les Noirs, ou les Asiatiques « se multiplient comme des rats », il ne recevrait pas l’accueil qu’à reçu celui d’Oriana Fallaci, La rage et l’orgeuil, et qui dit exactement cela des « fils d’Allah » [6] . Le racisme anti-musulman est le seul qu’il soit encore possible d’afficher ouvertement sans craindre l’opprobre.
Pour illustrer l’injustice infligée par les Occidentaux au monde arabe et au reste du monde, on peut aussi procéder à des comparaisons basées sur des événements réels. Que se passerait-il si l'on appliquait à l'invasion américaine de l'Irak les principes qu'eux-mêmes ont invoqués lors de l'invasion du Koweit par l'Irak ? Il faudrait bombarder longuement les États-Unis, détruire leur potentiel industriel, leur imposer un embargo provoquant d'innombrables morts, jusqu'à ce qu'ils éliminent toute trace de leurs armes de destruction massives. Ou encore, imaginons que, par souci pour les Palestiniens, l'on convoque les dirigeants israéliens dans un palais en Arabie Saoudite, leur ordonnant d'accepter immédiatement le déploiement de troupes arabes en Israël même, et  que, suite à leur refus prévisible, on les bombarde jusqu'à ce qu'ils abandonnent les territoires occupés. Il n'est pas certain qu'une telle démarche susciterait l'enthousiasme de tous ceux qui ont applaudi en 1999, lorsque les Occidentaux ont agi de façon analogue envers la Yougoslavie [7] .
Il faut aussi replacer le conflit dans un cadre plus large. L'expulsion des Palestiniens a été une catastrophe non seulement pour eux, mais aussi pour les pays avoisinants. Quel pays européen accepterait sur son sol des dizaines de milliers d'étrangers armés vivant dans des camps ? Quels effets de déstabilisation cette situation a-t-elle pu avoir sur des sociétés fragiles comme le Liban ou la Jordanie ? C'est très bien de dire que les pays arabes auraient dû les intégrer, mais que faisons-nous ici avec les réfugiés qui sont nos alliés politiques, comme les Kosovars albanais, les Kurdes irakiens ou les Afghans ? On tente de s’en débarasser dès que possible -- il est entendu que les pays riches ont le droit de refuser « d'accueillir toute la misère du monde », mais que ce droit est impossible à appliquer dans bien des pays pauvres. Et que dire de l'action d'Israël dans le reste du monde? De l'Afrique du Sud au Guatemala, nombreux sont les endroits où Israël a soutenu des régimes abominables de façon plus ouverte que les États-Unis ne pouvaient le faire. Notons que, en parallèle à cette politique israélienne, bon nombre de ceux qui défendent Israël ont tendance à soutenir les États-Unis face au tiers-monde, même en dehors du Moyen-Orient [8] . Enfin, il y a la question de la course aux armements. Les principaux responsables en sont ceux qui sont en tête de cette course, car ils incitent ainsi les autres à éternellement tenter (à tort ou à raison) de ratrapper leur retard. C’était le cas des États-Unis face à l'URSS dans le passé et aujourd'hui face au reste du monde. Et localement, au Moyen-Orient, c'est le cas d’Israël face aux pays arabes. Cette dynamique, qui contribue à la militarisation de sociétés peu développées, sortant à peine de jougs coloniaux, comme l'Egypte, la Syrie ou l'Irak, y a sans doute renforcé l'emprise de dictatures sur les méfaits desquels les humanistes occidentaux versent ensuite des larmes de crocodiles.
Ce qui précède sont pratiquement des banalités ; néanmoins, les énoncer n’est pas facile. Lorsque des Juifs comme Norman Finkelstein osent critiquer la politique du mouvement sioniste, on essaie de les faire taire en les accusant d'une étrange maladie psychologique, la "haine de soi". Et, pour ce qui est des non-Juifs, un seul mot suffit : antisémitisme. Toutes ces « explications » données sans preuves, ne servent qu'à éviter d'aborder les arguments rationnels qu'on peut avancer en faveur de telle ou telle attitude politique. Même si Finkelstein se haissait lui-même, cela ne prouverait nullement que ce qu’il écrit est erroné.
Il y a un argument fréquemment utilisé par les sionistes, lié d’ailleurs à l’accusation d’antisémitisme ou de haine de soi qui mérite néanmoins qu’on y prête attention. C’est celui de l’indignation sélective. Comment les Européens osent-ils critiquer Israël, alors que ce sont eux qui sont responsables du malheur des Juifs ? Quant aux Américains, il n’y a qu’à voir ce qu’ils font en Afghanistan, en Irak ou ont fait dans le temps au Viêt-Nam [9] . Je ne pense pas, contrairement à beaucoup d’entre eux, que les Européens ou les Américains puissent simplement répondre qu’ils ne sont pas responsables du passé ou de ce que font par ailleurs leurs gouvernements. C’est sur un passé sanguinaire que nous avons édifié notre niveau de vie ainsi que des institutions stables ; nous ne pouvons pas simplement oublier ce que notre développement a coûté, et continue d’ailleurs à coûter, aux autres. De plus, nous sommes en premier lieu responsables de l’action de nos gouvernements, puisque ce sont ceux-là que nous pouvons en principe influencer le plus facilement. Par conséquent, la critique concernant l’indignation sélective est valide lorsqu’elle s’adresse à ceux qui se focalisent sur l’État d’Israël et sur lui seul, en oubliant le reste des interventions américaines et occidentales dans le monde, lesquelles font bien plus de dégâts que ce que ne peut faire Israël. La réponse juste consiste à d'adopter une perspective anti-impérialiste globale à l’intérieur de laquelle la critique d’Israël a une place incontournable. C’est dans cette perspective que s’inscrit Finkelstein, même si, étant donné que l’État d’Israël prétend parler au nom de tous les Juifs et surtout au nom des survivants de l’holocauste et de leurs familles, il concentre son travail sur le conflit israélo-palestinien.
Ces dernières décennies, on a vu se multiplier des organismes, essentiellement basé dans les pays riches, observant et dénonçant les violations des droits de l’homme dans les pays pauvres, ces derniers étant d’ailleurs souvent des ex-victimes de la violence coloniale des premiers. Ce dont le monde aurait besoin aujourd’hui c’est, en parallèle avec ces associations, d’un observatoire de l’impérialisme, qui dénonce non seulement les guerres et leurs propagandes mais toutes les manœuvres, toutes les pressions économiques et autres grâce auxquelles prospère et se perpétue l’injustice du monde. Cet observatoire pourrait tenter de contrer la masse de désinformations et de réécritures de l’histoire qui caractérisent la perception occidentale des rapports entre nous et le reste du monde. Le présent ouvrage, en nous donnant une analyse réaliste du conflit israélo-palestinien, à la fois sur son l’histoire et  sur le présent, est un pas dans cette direction.
II. Qui est Norman Finkelstein ?
L’industrie de l’holocauste [10]  est le seul livre que j’ai lu deux fois d’affilée, et d’une seule traite. D’une part, parce que j’étais surpris par son contenu ; en effet, lorsque les banques suisses ont été attaquées par des associations se réclamant des survivants de l’holocauste, je sympathisais spontanément avec ces dernières, et voilà qu’un fils de tels survivants (son père a été à Auschwitz, sa mère à Majdanek) montrait qu’en fait le procès intenté à ces banques était très discutable. Mais, surtout, le ton du livre, la hargne, l’indignation de l’auteur face à l’exploitation de la souffrance juive à la fois par des intérêts privés et par les apologistes de l’État d’Israël possède une force morale absolument fascinante. Bien entendu, la presse s’est acharnée sur cet ouvrage, Le Monde allant jusqu’à lui consacrer deux pages de commentaires négatifs (à part un court article favorable de Raul Hilberg, un des premiers historiens de l’holocauste), tout en évitant soigneusement d’aborder réellement les arguments de Finkelstein.
Lorsqu’il travaillait à sa thèse à l’université de Princeton, Finkelstein découvrit le caractère frauduleux d’un livre (From Time Immemorial, de Joan Peters) qui prétendait montrer que la Palestine était relativement peu peuplée lorsque les sionistes y sont arrivés et qui avait été applaudi par une bonne partie de l'intelligentsia [11] . Il fit part de cette trouvaille à une vingtaine d’universitaires qui avaient exprimé de la sympathie pour la cause palestinienne. Un seul lui répondit : c'était Noam Chomsky. Il l'encouragea à approfondir ses recherches mais l'avertit aussi de ce qui allait se passer et que le reste de la vie de Finkelstein allait confirmer.
En cherchant à publier sa découverte, Finkelstein rencontra un rabbin se décrivant lui-même comme « sioniste libéral », qui se disait impressionné par son érudition, et qui demanda à Finkelstein s’il faisait partie de l’équipe de Chomsky. Lorsque Finkelstein exprima son admiration pour Chomsky, les contacts furent immédiatement rompus. Néanmoins, sans les encouragements de Chomsky, Finkelstein n’aurait sans doute pas persévéré. Mais trouver quelqu’un qui accepte de diriger la thèse d’un tel étudiant n’est pas facile. En effet, Finkelstein ne se contentait pas de dénoncer les erreurs de Joan Peters mais attaquait aussi la culture intellectuelle qui l’avait portée au pinacle. Les professeurs, l’un après l’autre, tous de gauche bien sûr, évitaient de porter ce fardeau. Il a ainsi appris une leçon importante de la vie universitaire : trop souvent, les gens de gauche n’y ont pas plus de principes que ceux de droite. Être de gauche à l’université revient, dans la plupart des cas, à exprimer de nobles sentiments sans lien avec une quelconque action politique et à se donner ainsi bonne conscience à peu de frais. L’impact de Chomsky sur Finkelstein (comme d’ailleurs sur l’auteur de cette préface) s'explique en grande partie par le contraste entre sa rigueur intellectuelle et morale et le mélange de prétention et de vacuité qui caractérise une bonne partie de la gauche intellectuelle.
Depuis la défense de sa thèse portant sur le sionisme, en 1988, et jusque récemment, Finkelstein a travaillé essentiellement comme professeur auxiliaire, c’est-à-dire payé à l’heure, sans contrat au-delà de l’année en cours, sans assurance médicale et souvent sans bureau. Un jour, ayant eu un accident, il se rendit à l’infirmerie de son université. Après avoir attendu son tour pour voir un médecin, on lui expliqua que les auxiliaires n’avaient droit à être vu que par des infirmières.
Notons qu’aux Etats-Unis, pas mal de cours sont donnés par de tels auxiliaires et l’on peut craindre que les autorités européennes ne découvrent  un jour ou l’autre la nécessité de « réformes » généralisant chez nous ce système.
Jamais Finkelstein n’a donné de cours sur sa spécialité, le Moyen-Orient, et jamais il n’a reçu d’argent pour effectuer des recherches sur ce sujet. Néanmoins son  livre sur l’industrie de l’holocauste a été traduit en quinze langues. Il enseigne aujourd’hui dans une université catholique, qui a au moins le courage de le garder, contrairement à la plupart des universités où il a travaillé précédemment et qui ont fini par l’exclure, malgré les nombreux éloges des étudiants sur la qualité de son enseignement. Pendant qu'il donnait son derniers cours (d'ailleurs filmé par les autorités) dans un de ces établissements frileux, la police à cheval attendait hors du bâtiment. Dans un autre, les étudiants, ayant plus d’humour que les autorités académiques, lui ont offert à cette occasion une peinture représentant un homme montant au ciel sur un escalier où était déployé un drapeau rouge. Lors de ses nombreuses mésaventures universitaires, il a pu constater l’absence de soutien de la part des professeurs et des étudiants les plus verbalement à gauche.
On pourrait transposer à Norman Finkelstein les propos suivants de l’écrivaine indienne Arundhati Roy : « Quand j’ai commencé à lire Chomsky, je me suis dit que son déploiement d’arguments, leur quantité, leur implacabilité, étaient un peu, comment dire, insensés. Un quart des arguments qu’il avait amassé auraient suffi à me convaincre. J’avais l’habitude de me demander pourquoi il devait travailler tant. Mais maintenant je comprends que l’amplitude et l’intensité du travail de Chomsky est un baromètre de l’amplitude, de l’étendue et de l’implacabilité de la machine de propagande à laquelle il fait face» [12] . Beaucoup d’universitaires affirment qu’un autre monde (à venir) est possible. Peut-être ; mais un autre monde académique serait dèjà réalisé si des gens comme Finkelstein ou Chomsky étaient pris comme modèles plutôt que d’être marginalisés, démonisés ou réduits à l'état de parias.
Les parents de Finkelstein n'ont jamais voulu profiter de ce qu’il appelle l’industrie de l’holocauste, bien qu’ils auraient pu le faire. En effet, cette « industrie », identifiant communisme et fascisme, était parfaitement fonctionnelle dans le discours de la guerre froide et heurtait la mémoire de ceux qui, comme eux, n'ont jamais oublié que c'était l'Union Soviétique qui avait vaincu le nazisme et libéré les survivants d'Auschwitz. Pendant la guerre du Viêt-Nam, sa mère ne supportait pas de regarder les actualités, car elle voyait dans les bombardements américains une continuation de ce dont elle avait elle-même souffert. Il est d’ailleurs curieux qu’on reproche souvent à Finkelstein de nier ou de minimiser l’holocauste, alors qu’en réalité il est est obsédé par cette tragédie, comme l’était d’ailleurs sa mère. Mais la leçon que Finkelstein et ses parents ont tiré des souffrances juives est radicalement universaliste : s’opposer à toute injustice, et plus particulièrement à celles dont nous sommes les plus directement responsables, c’est-à-dire celles liées à l’impérialisme occidental, comme le Viêt-Nam ou la Palestine.
Finkelstein est d’ailleurs un des rares intellectuels à se poser réellement des questions éthiques. Un des rares ? Les librairies ne sont-elles pas remplies de livres « éthiques », condamnant le totalitarisme, dénonçant le fanatisme musulman (et parfois même américain) ou l’aveuglement passé des communistes ? Mais les questions que se pose Finkelstein sont différentes. Lorsqu’il enseigne à des enfants noirs et qu’il essaie d’établir des contacts avec la communauté noire américaine, il sait que, dans une société raciste, toute démarche de ce genre est inévitablement déséquilibrée : je peux montrer mes bons sentiments et ma générosité en allant vers l’autre, mais lui ne le peut pas. Il n’a pas de solidarité à m’offrir. Finkelstein se rend chaque année en Palestine, mais il sait qu’il peut sortir de cet enfer- les Palestiniens pas. Quel droit a-t-il alors de condamner les attentats-suicides ? Quelles que soient les réponses que l’on apporte à ce genre de questions, ce sont les seules qui méritent d’être posées. La réflexion de Finkelstein illustre bien l’idée que la morale est quelque chose que l’on s’impose à soi-même, pas quelque chose qu’on fait aux autres.
Évidemment, le ton de Finkelstein est dur et sans concession. Mais il faut savoir que des sionistes lui envoient des messages lui souhaitant de mourir du cancer, et vite, ou se réjouissant de la leucémie réelle dont souffre Edward Said [13] . Un jour, en demandant un document à une secrétaire dans son université, il remarqua que son dossier contenait une épaisse liasse de coupures de presse le dénonçant. De plus, les invitations qu’il reçoit pour parler du Moyen-Orient sont parfois annulées pour ne pas « offenser les sensibilités juives », ce qui le rend particulièrement hostile au politiquement correct et à la censure, quelqu’en soient les cibles.
Norman Finkelstein est avec William Blum [14] , Noam Chomsky, Alexander Cockburn [15] , Barbara Ehrenreich [16] , Edward Herman [17] , Diana Johnstone [18] , Michael Parenti [19] , James Petras [20]  et bien d’autres, une de ces voix de l’autre Amérique qui ont été si longtemps et si efficacement étouffées en France. Aujourd’hui, alors que l’agressivité américaine se déploie partout avec insolence, on commence à se rendre compte, avec un certain retard, que ces gens qui depuis longtemps nous avertissent de la menace pesant sur l ‘ensemble du genre humain et causée par l’extraordinaire concentration de pouvoir économique, militaire et culturel entre les mains de la minuscule élite qui contrôle leur pays, n’ont peut-être pas tout à fait tort.
- Notes :
[1] Je veux aussi souligner qu’il n’est pas dans mon intention de discuter ici de la question relativement compliquée de la légitimité des migrations ou de l’accueil qu’il serait souhaitable d’accorder aux immigrés et aux réfugiés. Notons seulement que ceux-ci viennent ici désarmés et sans l’intention de créer un état sur notre sol, ce qui est tout différent de ce qu’a été le projet sioniste. De plus, il ne faut pas oublier que ce projet, qui devait entraîner inévitablement un conflit avec les Palestiniens, a pris forme bien avant le nazisme (dès la fin du 19ème siècle) et ne peut par conséquent pas être justifié par les atrocités commises par celui-ci.
[2] Néanmoins, le problème posé par cet argument est qu’il risque d’être utilisé pour légitimer l’annexion de facto d’une partie des territoires occupés.
[3] Il n’il y a d’ailleurs pas qu’Israël. Pensons à la trahison des Arabes par les Anglais et les Français après la fin de l’Empire turc, au renversement de Mossadegh en Iran, à Suez, à la guerre d’Algérie, à la création du Koweit, au soutien constant à la monarchie saoudienne, aux interventions au Liban, à l’embargo contre l’Irak et aux deux guerres du Golfe. Tout cela pour contrôler leurs ressources naturelles ou protéger nos avant-postes coloniaux.
|4] Voir Maxime Rodinson, Peuple juif ou problème juif ?, Paris, Maspero, 1981, pour une discussion plus approfondie de la continuité entre colonialisme et Israël.
[5] Edward W. Said, The end of the peace process. Oslo and after, New York, Vintage Books, 2001, p. 217.
[6] Voir le chapitre 7, « Deux poids deux mesures », du courageux livre de Pascal Boniface, Est-il permis de critiquer Israël ?, Robert Laffont, Paris, 2003, pour plus de détails sur la réception du livre de Fallaci.
[7] Les accords de Rambouillet, dont la non-signature par la Yougoslavie a servi de prétexte à la guerre du Kosovo, prévoyaient le déploiement sur tout le territoire yougoslave de troupes de l’Otan (annexe B, section 8).
[8] Pour ne prendre qu’un exemple, dans La défaite de la pensée (Paris, Gallimard, 1987, p. 103), le philosophe Alain Finkielkraut s’oppose à l’idée, proposée par l’Unesco, d’un nouvel ordre mondial de l’information, qui permettrait le développement des agences et des médias du tiers- monde. Lorsqu’on voit comment les journalistes occidentaux ont couvert la crise irakienne, on peut penser que ce nouvel ordre serait bien nécessaire. Mais inévitablement, il offrirait aussi une autre perspective sur le conflit israélo-palestinien.
[9] Une autre version de cet argument consiste à dire que ceux qui s’indignent de la situation en Palestine feraient mieux de se préoccuper du Tibet ou de la Tchétchénie. Mais ici la réponse est facile : contrairement à la situation en Palestine, personne ou presque ne défend chez nous la position russe ou chinoise. De plus, les gouvernements occidentaux ne soutiennent pas la Russie ou la Chine comme il le font avec Israël et il leur faut bien tenir compte des rapports de force.
[10] Norman Finkelstein, L’industrie de l’holocauste. Réflexions sur l’exploitation de la souffrance juive. Paris, La Fabrique, 2001.
[11] Entre autres par des historiens et intellectuels tels que Saul Bellow, Lucy Dawidowicz, Barbara Tuchman et Elie Wiesel. Voir Norman Finkelstein, Image and reality of the Israel-Palestine conflict, London, Verso, 1995, chapitre 2, pour une analyse détaillée du livre de Peters, du soutien qu’elle a reçu et des difficultés rencontrées par Finkelstein pour faire connaître et admettre la fraude.
[12] Préface par Arundhati Roy à la nouvelle édition de Noam Chomsky, For Reasons of State, New York, The New Press, 2003.
[13] Voir son site :
http://www.normanfinkelstein.com/.
[14] Voir William Blum, L’Etat voyou, Paris, Parangon, 2001, et William Blum, Killing Hope. U.S. military and CIA interventions since World War II, Monroë (Maine), Common Courage Press, 1995, à paraître en français chez Parangon. Voir aussi :
http://members.aol.com/bblum6/American_holocaust.htm
[15] Voir http://www.counterpunch.org/.
[16] Voir Barbara Ehrenreich, Nickel and dimed. Undercover in low wage USA, Londres, Granta books, 2002.
[17] Voir Noam Chomsky, Edward Herman, La fabrique de l'opinion publique, la politique économique des médias américains, Paris, le Serpent à Plumes, 2003.
[18] Voir Diana Johnstone, Fool’s crusade. Yugoslavia, NATO and Western delusions,  Londres, Pluto Press, 2002.
[19] Voir Michael Parenti, Le choc des idéologies, le facsisme rationnel et le renversement du communisme, Bruxelles, EPO, 2003. Et
http://www.michaelparenti.org/.
[20] Voir James Petras, Henry Veltmeyer, La face cachée de la mondialisation. L’impérialisme au XXIème siècle, Paris, Parangon, 2002. Et
http://www.rebelion.org/petrasenglish.htm.
                                                   
Réseau

                                          
Cisjordanie : une agence de l'ONU proteste contre la fouille d'un de ses hôpitaux par l'armée israélienne
par le Service d'Informations des Nations Unies le mercredi 24 septembre 2003

La principale agence de l'ONU chargée de l'assistance aux réfugiés palestiniens a protesté aujourd'hui auprès de l'armée israélienne qui a lancé ce matin une opération de fouille des malades et du personnel d'un hôpital de l'ONU en Cisjordanie. « Les soldats israéliens sont actuellement en train de fouiller chaque salle de l'hôpital. Ils enfoncent les portes à coups de pied et des fenêtres ont été cassées », indique un communiqué de l'Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine au Proche-Orient (UNRWA) qui précise qu'à son arrivée à l'hôpital de Qalqilya en Cisjordanie, l'armée israélienne avait interrompu le travail du personnel médical et l'avait obligé à se coucher sur le sol. L'UNRWA a fait valoir auprès des autorités israéliennes qu'il s'agissait d'une « grave perturbation de ses activités médicales et d'une infraction aux conventions internationales régissant le traitement réservé à l'ONU » en même temps qu'une infraction à la Convention de Genève et ses protocoles qui accorde une protection spéciale aux hôpitaux pendant les conflits, poursuit le communiqué. L'agence prévient que l'intrusion peut faire courir un risque de contamination des zones stériles et que celles-ci ne pourraient être utilisées jusqu'à ce qu'elles soient stérilisées à nouveau.
                                    
Revue de presse

                                           
1. Israël : le silence des uns, le cri d'appel des autres par Michel Warschawski
in Le Monde du mercredi 1er octobre 2003

(Michel Warschawski est président du Centre d'information alternative de Jérusalem.)
Contre quoi Ilan Greilsammer s'insurge-t-il dans son point de vue "Tous les périls, plus la trahison perverse" (Le Monde du 11 septembre) ? Contre les assassinats ciblés de l'armée israélienne, qui ont saboté la trêve ? Contre la poursuite de la colonisation et les actes terroristes qu'elle provoque ? Contre le mur de séparation qui enterre la "feuille de route"? Non.
Ce qui le dérange, semble-t-il, c'est "l'idée d'un seul Etat à la place de deux Etats vivant côte à côte", défendue par certains intellectuels de gauche en France, "fascinés par la gauche antisioniste israélienne".
Cette dernière, répète trois fois Greilsammer dans son texte, ne représente que 30 ou 60 personnes sur 5 millions d'Israéliens. A ce sujet, il se trompe deux fois : c'est précisément parce que ce ne sont plus seulement des antisionistes qui soulèvent la question d'un Etat binational, mais des sionistes notoires comme Meron Benvenisti, ancien adjoint au maire de Jérusalem, que le quotidien Haaretz, entre autres, y consacre, il y a quelques semaines, cinq pleines pages.
Si le journaliste Ari Shavit juge utile d'ouvrir le débat, ce n'est pas à cause d'un intérêt soudain pour l'idée d'un Etat binational, mais bien, comme l'écrit par exemple Benvenisti, parce que la politique des divers gouvernements israéliens rend de plus en plus improbable une solution de partition, sans parler de ceux qui s'y opposent carrément.
L'option binationale est aujourd'hui largement mentionnée dans le débat public israélien, pour certains comme promesse, pour beaucoup d'autres comme l'expression d'un échec, parce que le gouvernement d'Ariel Sharon s'oppose ouvertement à la création d'un Etat palestinien indépendant.
C'est d'ailleurs ce qu'explique avec une grande clarté et une profonde douleur, dans la même page "Débats" du Monde, l'ancien président de la Knesset et dirigeant travailliste Avraham Burg. Lui n'hésite pas à parler de la fin du sionisme et ne craint pas d'utiliser des mots tels que ghettos, goulags, expulsion massive.
Nul doute que Burg, Benvenisti et bien d'autres vont continuer d'être invités à s'exprimer dans de nombreux colloques et dans les pages des journaux les plus prestigieux. Mais peut-être qu'aux yeux de Greilsammer Burg est, lui aussi, un gauchiste, un antisioniste marginal aux relations douteuses, ce qui expliquerait la place que lui réservent l'International Herald Tribune et Le Monde.
Car, plus que le débat d'idées autour du binationalisme, c'est bien cela qui dérange le politologue de l'université Bar Ilan : pourquoi donne-t-on, en Europe, la parole à certains hommes politiques ou militants israéliens, alors que certains autres n'intéresseraient plus personne ? On peut certes y voir, comme le laisse lourdement entendre Greilsammer, les traces du vieux complot antisémite-antisioniste, mais pour quiconque a encore un minimum de bon sens l'explication est un peu courte.
Le problème est évidemment ailleurs : ceux-là mêmes que Greilsammer appelle "ce qu'il y a de meilleur et de plus intelligent dans le camp de la paix israélien" n'ont, depuis trois ans, strictement rien à dire. Partagés entre un silence motivé par le sentiment - justifié - d'un immense échec politique et une défense plus ou moins gênée de la politique d'Ariel Sharon, les dirigeants du Parti travailliste et de La Paix maintenant ont perdu toute pertinence, non pas en France, mais avant tout en Israel.
Combien de manifestations de masse de La Paix maintenant depuis la prise de pouvoir par Ariel Sharon ? Aucune. Quel programme alternatif à la politique criminelle et suicidaire du gouvernement Sharon ? Burg, dirigeant travailliste, ne cesse de le dire : il n'y en a pas. La démission, moins de six mois après son élection à la tête du parti, de celui qui semblait être l'espoir d'un renouveau travailliste, Amram Mitzna, en est le pathétique symbole.
La ligne de partage tracée par Greilsammer entre, d'une part, une gauche sioniste modérée forte d'une audience de masse et porteuse d'un projet politique réaliste et, d'autre part, une gauche antisioniste rêveuse ou fanatiquement anti-israélienne (antijuive ?) n'existe que dans son imagination et son aigreur.
La nouvelle ligne de partage divise, d'une part, ceux qui, dans la gauche israélienne et le mouvement de la paix, ont renvoyé toute la responsabilité de l'échec du processus de paix sur les Palestiniens, fait le choix de soutenir la guerre coloniale d'Ariel Sharon et se sont compromis dans la défense de véritables crimes de guerre et ceux qui, d'autre part, sionistes ou non sionistes, voient dans l'occupation et la poursuite de la colonisation la cause première de la crise actuelle et combattent sans compromis un gouvernement et une droite qui mènent l'Etat d'Israël à la catastrophe.
Comment Ilan Greilsammer ose-t-il mettre dans le même sac Elie Barnavi, ancien ambassadeur de Sharon à Paris et pendant près de deux ans le principal défenseur en France de ses crimes, et Zeev Sternhell, qui, après avoir démasqué dans une étude remarquable la véritable nature du mouvement travailliste israélien, ne cesse de dénoncer la politique de colonisation ?
Comment ne pas faire la différence entre un Abraham B. Yehoshua qui, à force de dénoncer les Palestiniens, en oublie de critiquer un gouvernement qui renie ouvertement tous les engagements pris par Itzhak Rabin et les écrivains David Grossman et Meir Shalev, qui manifestent régulièrement avec nous, militants du mouvement Taayush, contre ce qu'ils n'hésitent pas à nommer l'"épuration ethnique" dans le sud de la Cisjordanie ? Entre Yirmiyahou Yovel, dont on n'a pas plus entendu la voix que celle d'Alain Greilsammer contre les horreurs de l'opération "Rempart", et Zahava Galon, présidente du groupe parlementaire du Meretz, qui n'a pas cessé de brandir un doigt accusateur contre les violations systématiques des droits de l'homme dans les territoires occupés, alors même que les travaillistes participaient au gouvernement.
Si l'on ne veut plus entendre une certaine gauche israélienne, ni en France ni surtout en Israël, c'est parce que la droite dit les mêmes choses qu'elle, avec moins d'hypocrisie. Ceux qui ont une solution alternative à proposer, ceux qui, au moins, ne ferment pas les yeux et n'hésitent pas à appeler une occupation, une colonie et un crime de guerre par leur nom, ceux qui n'hésitent pas à dénoncer le mal non seulement quand il prend la forme d'actions terroristes mais aussi et peut-être surtout quand il est commis par son propre Etat et par l'armée de ses enfants, ceux-là sauvent l'honneur et sans doute aussi l'avenir d'Israël.
Qu'ils soient sionistes comme Burg, Grossman, Benvenisti, Galon et bien d'autres encore du Meretz et de La Paix maintenant, ou post-, anti-, non sionistes comme Ilan Pappe, Haim Hanegbi, Uri Avneri et les milliers de militantes et de militants du mouvement Taayush, de la coalition des Femmes pour la paix ou du Centre d'information alternative, ils sont ceux qui, ensemble, font barrage à la catastrophe. Et la gauche, française ou arabe, sait reconnaître ceux avec qui elle peut, elle doit s'allier pour mettre en échec la barbarie menaçante.
                                                   
2. "L’attitude du lobby ultra pro-israélien en France est de défendre Israël en toute circonstance" - Entretien avec Pascal Boniface réalisé par Hichem Ben Yaïche
à paraître in le Quotidien d'Oran et sur Vigirak.com début octobre 2003
Pascal Boniface est géopolitologue dont l’avis fait autorité. Il est également directeur de l’Institut des relations internationales et stratégiques, qui publie, tous les ans, « L’année stratégique ». Son livre « Est-il permis de critiquer Israël » (1) est une enquête sur le discours, les hommes et les relais politiques et médiatiques du lobby ultra pro-israélien. Des questions taboues dont on ose les aborder publiquement, tant l’autocensure est forte dans les médias et les maisons d’édition. Bien avant la parution de son livre, il est l’objet de manœuvres de déstabilisation tous azimuts. Cette diabolisation ne semble pas s’arrêter. Dans cet entretien, il explique les raisons qui l’ont conduit à écrire son livre. Il livre aussi ces analyses sur la politique américaine en Irak. Entretien.
- Sept éditeurs avaient refusé de publier votre livre. Comment expliquez-vous la difficulté que vous aviez rencontrée pour publier votre ouvrage ?
- Pascale Boniface : Il est difficile de comprendre que l’on refuse de pouvoir s’exprimer à ce sujet. Je pense que tous ceux qui ont lu le livre ont été convaincus que rien ne tombe sous le coup de l’accusation raciste. Car il y a des lois qui protègent contre l’expression raciste en France.  La conclusion que j’en tire est le sujet est tellement sensible que les éditeurs ont eu peur de s’engager ; ce qui en dit long sur l’ampleur des pressions. Là, je ne peux qu’imaginer… ! Car je n’ai pas d’éléments d’explication. Pourtant, j’ai publié une vingtaine d’ouvrages à titre individuel et une autre vingtaine à titre collectif : je n’ai jamais subi ce type de difficultés. Sur un sujet d’intérêt public, et qui intéresse les Français, c’est pour le moins curieux qu’il y ait tant de refus de la part des éditeurs. Par conséquent, cela  prouve – certains l’ont d’ailleurs dit ouvertement –, qu’ils ne voulaient pas être soumis à des pressions contraires.
- Dans votre livre vous évoquez la difficulté de critiquer Israël en France, et de débattre de la question du Proche-Orient en général. A un moment de votre livre vous parlez de « critères éthiques » qui ne sont pas appliqués de la même manière selon qu’on parle des Palestiniens ou des Israéliens. Pourriez-vous préciser votre propos ?  
- PB : On a le droit de critiquer Israël. D’ailleurs la presse et les intellectuels ne s’en privent pas. Simplement lorsqu’on le fait, on peut être soumis à des menaces ou à des mesures de rétorsion qui n’ont rien à voir avec le reste. Lorsqu’on critique Israël en tant que gouvernement, non pas l’Etat d’Israël dans son existence, mais plutôt l’action politique du gouvernement israélien, on est très vite qualifié d’antisémite par certains des ultras pro-israéliens. Cette accusation d’antisémitisme est, bien sûr, très lourde à porter. Je constate, en retour, que ceux qui critiquent Yasser Arafat ne sont pas accusés d’être des racistes anti-arabes. Par conséquent, on voit bien là, y compris sur le plan médiatique, deux poids, deux mesures. Critiquer Sharon vous courrez le risque d’être traité d’antisémite, critiquer Arafat, vous ne serez jamais traité de raciste anti-arabe ! En fonction de cette accusation, il y a d’autres menaces. Sur la base de mes textes écrits sur le Proche-Orient, on a fait pression sur les membres du Conseil d’administration de l’IRIS pour que je démissionne, ou pour qu’on me retire mon poste de responsabilité. Dans le même temps, on a exercé des pressions sur  nos partenaires pour qu’ils arrêtent de travailler avec nous. Ceci me paraît tout à fait contraire au principe d’une démocratie dont se prévaut la France. J’accepte que l’on soit critique avec moi, qu’on critique mes arguments, que l’on dit que je fasse fausse route et qu’on lance le débat. Mais certains préfèrent faire pression. Un exemple de ce type de comportement : j’ai participé, fin août 2003, à un débat sur France Culture et l’animateur a invité une dizaine de personnes qui me critiquent et ont écrit des articles contre moi. Aucun n’a voulu débattre directement avec moi. Ils avaient peut-être peur de ne pas trouver les bons arguments. On est donc dans un système où il est facile de stigmatiser les gens, de les désigner de qualificatifs péjoratifs. Cela me paraît très grave pour le débat démocratique en France.
- Depuis le déclenchement de l’Intifada II, en septembre 2000, la moindre critique à l’égard d’Israël est immédiatement assimilée à un sentiment anti-israélien, voire à une israélophobie. Cette attitude est de plus en plus relayée par des membres influents de la communauté juive. Comment expliquez-vous cette grande difficulté de débattre de ces questions en France ?
- PB : Effectivement. On assiste à un phénomène qui me paraît inquiétant. Ce sont des intellectuels de haut niveau qui avaient des avis modérés – y compris sur la question du Proche-Orient – mais qui se sont radicalisés ensuite. De même qu’il y a une radicalisation de la situation sur le terrain, de nombreux intellectuels français qui, auparavant, avaient des positions tout à fait équilibrées se sont raidis et se sont alignés pratiquement sur les positions de l’actuel gouvernement israélien, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas un gouvernement composé de modérés. Dans ce sens, ils qualifient immédiatement la critique de la position politique du gouvernement israélien d’un refus d’Israël en tant qu’Etat et, bien sûr, de la haine des juifs. Ceci est inadmissible ! Car on peut critiquer le gouvernement d’un pays sans être hostile à l’existence de ce pays... Moi, j’ai critiqué le gouvernement français à plusieurs reprises mais je ne souhaite pas, pour autant, la disparition de la France ; et si je critique l’attitude de la Russie en Tchétchènie ou de la Chine au Tibet, on ne va pas m’accuser d’être raciste anti-russe ou anti-chinois !
- Mais, au fond, cette confusion n’est-elle pas voulue ?
- PB : C’est sûr, elle est volontaire. C’est une façon de disqualifier la critique du gouvernement Sharon. L’antisémitisme est combattu à juste titre, même s’il subsiste encore. Mais afin de protéger le gouvernement Sharon, on va mettre dans le même sac tous ceux qui le critiquent. Il y a certainement des gens qui critiquent Sharon et qui sont antisémites, mais la grande majorité de ceux qui le font ne sont pas antisémites. Remarquez, du reste, que de nombreux Israéliens le critiquent. Paradoxalement, c’est plus facile de critiquer Sharon en Israël qu’en France !
- Avec la parution du livre de Pierre-André Taguieff, « la Nouvelle judéophobie » (2), on assiste en France à un discours orienté vers ce qu’on appelle l’antisémitisme arabe. Du coup, pour certains, l’équation est très vite trouvée : antijuif = arabe. Avec la généralisation de ce type de discours, ne craignez-vous pas un affrontement en France entre Français d’origine juive et Français d’origine arabe ou musulmane ? On semble pousser les feux dans cette direction…
- PB : Vous avez tout à fait raison. L’un des risques les plus importants est l’importation en France du conflit du Proche-Orient, chose contre laquelle il faut se battre. Le problème est que les mêmes personnes qui dénoncent les risques de cette importation font parfois tout pour l’introduire, en stigmatisant toute une frange de la population française, et en mettant dans le même sac l’ensemble des musulmans français ou des Arabes en France. Il y a sûrement des Arabes en France qui sont antisémites, mais dire qu’ils le sont tous me paraît  faux et dangereux. Par conséquent, ceux qui – souvent les mêmes – qui dénoncent la judéophobie, on trouve des écrits sur les Arabes de France qui sont à la limite du racisme anti-arabe, pour ne pas que ces limites sont franchies. Heureusement, il y a des hommes et des femmes éclairés, comme Théo Klein, qui essayent de calmer le jeu, mais qui sont, malheureusement, encore minoritaires. Il faut donc une lecture politique du conflit du Proche-Orient – c’en est un –, et non pas une lecture ethnique, parce qu’autrement, on irait à la catastrophe.
- On assiste aujourd’hui en France à la mise en place de logiques qui obéissent à des groupes de pression, lesquels sont relayés souvent par les médias.  Il y a, là aussi, un risque majeur mais qui n’est pas pris en compte visiblement par les responsables politiques.
- PB : Le sujet est tellement passionnel et important que nos hommes politiques ont peur de le traiter directement. D’où cette extrême prudence, pour ne pas frilosité. Ils ont tort. Au contraire, il faut en débattre dans la clarté et la transparence. Lorsque qu’on ne le fait pas dans la transparence, le débat se poursuit sous une forme plus sournoise et beaucoup plus dangereuse pour l’esprit républicain. Alors que de nombreux intellectuels dénoncent l’antisémitisme de gauche ou l’antisémitisme arabe, je constate, en tant que lecteur, qu’il est beaucoup plus facile de critiquer les Arabes et les musulmans de France que l’inverse. Un exemple : lorsqu’un dignitaire religieux arabe rencontre des problèmes, il ne se passe pas grand-chose. A l’inverse, lorsque le Rabbin Fahri a été poignardé dans des circonstances qui n’ont pas été parfaitement élucidées, quatre anciens Premiers ministres se sont immédiatement précipités à son chevet. Il est normal de marquer la solidarité de la classe politique lorsqu’il y a une agression antisémite, mais il faut qu’on fasse de même lorsqu’il y a une agression anti-arabe… Notons que les agressions physiques anti-arabes sont beaucoup plus nombreuses en France !
- Vous avez forgé une superbe expression qui résume un peu la position de ce que vous appelez les ultras pro-israéliens. Mais, au fond, que veulent-ils ces ultras pro-israéliens ?
- PB : Tout d’abord que signifie pour moi cette expression ? Je ne crois pas à l’existence d’un lobby juif. On en parle beaucoup, mais je refuse cette expression parce qu’elle est politiquement incorrecte et ne correspond pas à la réalité. Les 600 000 juifs de France n’ont pas une attitude unanime sur le conflit du Proche-Orient et sur la manière d’en débattre en France. On ne peut donc pas parler de lobby juif, car les juifs de France n’ont pas tous la même vision des choses, contrairement à ce que veulent dire les responsables institutionnels de la communauté juive (3). En revanche, je crois qu’il y a un lobby ultra pro-israélien. L’attitude de ce dernier est de défendre Israël en toute circonstance et ce, quelle que soit l’action du gouvernement israélien, un peu à la manière des supporteurs ultras d’un club de foot qui défendent leur équipe, y compris par des méthodes parfois discutables. Ce lobby ultra pro-israélien va soutenir Israël non pas pour ce qu’il fait, mais pour ce qu’il est. Pour lui, peu importe que l’action d’Israël soit critiquable ou non, il est parfaitement suiviste par rapport gouvernement israélien. Dans ce lobby, il y a des juifs de France, mais également des gens qui ne le sont pas. Certains font partie du lobby parce qu’ils ont des liens familiaux avec des juifs de France, d’autres par conviction, ou d’autres encore par souvenir historique. Je peux même dire qu’il y a des personnes  appartenant à ce lobby qui sont antisémites ! On a l’exemple de Le Pen qui a soutenu l’attitude du gouvernement Sharon contre les Palestiniens, en disant que le gouvernement Sharon fait ce que lui aurait voulu faire en Algérie, alors qu’on sait bien qu’il est antisémite. D’autres se disent, avec un raisonnement parfaitement antisémite, que les juifs sont trop puissants : il ne faut donc pas les contredire. On voit donc bien que ce lobby ultra pro-israélien est très diversifié, mais il ne peut pas être confondu avec les juifs de France.
- Mais il est étonnant de voir des personnalités politiques ou médiatiques de premier plan, comme Alexandre Adler, Anne Sinclair ou encore Dominique Strauss-Kahn, prendre des positions d’une façon absolument catégoriques sur les questions israélo-palestiniennes (4).
- PB : C’est tout à fait étonnant de voir ces gens, qui se disent de gauches, aller soutenir Benyamin Netanyahou dans des meetings comme « Douze heures  pour l’amitié France-Israël », manifestation qui s’est tenue au mois de juin dernier. Netanyahou ne me paraît pas être réellement quelqu’un de gauche ! Je dirais même que des personnalités de gauche agissant de la sorte trahissent d’une certaine manière le camp de la paix en Israël. En réalité, les pistes sont un peu brouillées.
- Abordons la situation au Proche-Orient, la « feuille de route » semble  réduite à néant. Selon vous qu’est-ce se passe dans la tête de Sharon ? Quels sont ses buts cachés dans sa guerre totale contre les Palestiniens ? Son objectif initial et final n’est-il pas, au fond, celui de ne restituer que 40 % des territoires palestiniens, et rien plus ?
- PB : Je me suis félicité que la « feuille de route » soit adoptée et, enfin, acceptée par le gouvernement Sharon. Cependant, on pouvait craindre plusieurs choses. Le mur risque de faire à la feuille de route le même effet que les colonies sur le processus d’Oslo. D’un côté, on accepte un processus de paix et, de l’autre, on met concrètement en route un autre processus qui détruit le premier. On peut dire, aujourd’hui, que l’extension des colonies ont eu des effets dévastateurs sur le processus d’Oslo. La construction d’un mur serait défendable s’il était sur les frontières de 1967. Celui-ci empiète bel et bien sur les terres du futur Etat palestinien. Ce faisant, on vient de vider la feuille de route de sa substance ! Là, chacun va renvoyer la responsabilité sur l’autre : reprise des attentats, des assassinats ciblés, etc. Avec l’édification du mur, Sharon peut espérer gagner du temps et mettre la communauté internationale devant le fait accompli, et où, au bout du compte, il ne restera effectivement que 40 % des 22 % du territoire originel de la Palestine mandataire. On verra la construction d’un Etat qui ne sera pas viable. On peut estimer, en effet, qu’Ariel Sharon veut mettre le monde entier devant le fait accompli, en se disant que personne ne s’y opposera et que les Palestiniens n’auront pas de choix que d’accepter ce qu’on leur a donné. Je crois que cette démarche est irréaliste et qu’il nous conduira vers plus de violence. Et, comme je le dis depuis trois ans, ce n’est pas avec la répression qu’on arrivera à la paix au Proche-Orient. L’illusion dans laquelle est enfermée Ariel Sharon sera lourde de conséquences sur nous tous.
- La stratégie de Sharon se nourrit d’une vision fondée sur l’écrasant rapport de forces régional en faveur d’Israël. Dans le même temps, ses thèses sont partagées au niveau le plus élevé de l’administration Bush. Le Premier ministre d’Israël estime, en fait, qu’il sera gagnant à long terme. Qu’en dites-vous ?
- PB : Sharon dit : j’ai le monde entier contre moi, sauf les Etats-Unis. Cela me suffit. Il a tout le monde contre lui car finalement « le monde n’a jamais accepté Israël ». Il va présenter cette opposition comme une résurgence de l’antisémitisme. Dans la mesure où il y a une hyperpuissance américaine qui accepte totalement ce que fait Israël, en la critiquant parfois dans la forme, mais sans que ces critiques soient suivies de gestes concrets qui obligerait Israël de changer d’attitude. On est quand même devant ce paradoxe : Israël dépend des Etats-Unis, en grande partie, pour sa sécurité, mais ces derniers ne peuvent pas influencer les Israéliens. D’habitude, lorsqu’un pays protège l’autre, il en profite pour exercer une influence sur lui. Ici, on est en face d’une exception. Sharon pense qu’il peut agir assez librement !
- Le président George W. Bush se prépare à enfiler ses habits de candidat pour briguer un second mandat. Et, de ce fait, le conflit du Proche-Orient n’est plus dans l’ordre de ses grandes priorités. Que va-t-il se passer ?
- PF : Il ne peut pas le lâcher entièrement dans la mesure où il s’y est investi. Cela serait perçu comme le signe d’un échec. En revanche, ce que l’on peut craindre est que, devant l’échec de la feuille de route, il serait en train de chercher un bouc émissaire pour s’en sortir. Les boucs émissaires ne seront que les Palestiniens ! S’il n’y a pas de relance de la « feuille de route », Bush dira : « je m’en suis occupé et j’ai échoué » ; il finira par désigner un coupable.
- A propos de l’Irak, comment évaluez-vous la situation dans ce pays ? Croyez-vous que les Américains se soient enlisés en Irak ?  
- PB : J’ai toujours dit, au moment du déroulement de la guerre que le plus difficile sera de gagner la paix. Je n’ai jamais douté que la guerre soit gagnée par les Américains, vue la disproportion des forces. Cette armée qui se présentait comme une armée de libération est vue de l’intérieur de l’Irak comme une armée d’occupation. Certes, les Américains ont gagné – seuls – la guerre, mais ils ne la gagneront pas, seuls, la paix ! Par conséquent, ils seront obligés de faire plus de place à la communauté internationale, au lieu d’être enlisés, et de perdre des soldats chaque jour. L’armée US a subi plus de pertes après la fin des combats que durant les combats, ce qui est extrêmement dommageable. Les Américains sont placés devant une sorte de cercle vicieux. Devant la recrudescence des attaques contre eux, ils peuvent durcir leur attitude, mais ceci va susciter plus d’antagonisme à leur égard. On peut aussi penser que lorsqu’une hyperpuissance s’impose par la force sans trop discuter, elle est peu contestée. Mais lorsqu’on s’aperçoit qu’elle n’est pas si puissante que cela, ça réveille les oppositions.
- Quelles sont les erreurs de la stratégie américaine de l’après-guerre ? Ne pensez-vous pas que l’absence d’investissement financier massif, dès la fin de la guerre, aurait évité la situation infernale que vivent les Irakiens aujourd’hui ?
- PB : Elle a surtout pêché par un excès d’orgueil, et par l’ivresse de la puissance ! Les Américains sont sûrs qu’il n’y a pas de puissance qui puisse se comparer à la leur. Cela est vrai. Ils sont également sûrs qu’ils disent le Bien et que leur Bien est désiré par toute la planète, ce qui est plus contestable. Convaincus de leur puissance et de leur force morale, ils ont pensé que dès qu’ils auront déboulonné la statue de Saddam Hussein, les choses allaient se résoudre par miracle, et qu’ils vont être accueillis comme l’avaient fait les Français, en 1945. Mais même si la grande majorité des Irakiens s’est réjouie de la chute de Saddam Hussein, celle-ci n’acquiesce pas l’idée de l’occupation du pays par des Américains !
- L’essentiel des informations confidentielles concernant l’Irak est détenu par les autorités militaires américaines, on peut légitimement se poser des questions sur la fiabilité, voire la véracité de certaines d’entre elles. Peut-on évaluer l’ampleur de la  désinformation lors de cette guerre : armes de destruction massive, fuite de Saddam Hussein, etc.  Quel est votre analyse personnelle à ce propos ?
- PB : La désinformation, la propagande et la manipulation de l’opinion ont toujours existé. Aujourd’hui, elles ne sont plus possibles, car les moyens alternatifs d’acquisition et de diffusion de connaissances existent. Il n’y plus un pays ou un organisme qui pourrait avoir le monopole de l’information. Il y a nécessairement de la concurrence dans ce domaine. Cette tentative de black-out sur l’information que veulent faire les Américains est vouée à l’échec. Bien sûr, qu’on ne sait pas tout, mais l’opinion internationale est assez mûre pour faire son propre jugement en fonction des éléments présentés. Même si on ne sait pas tout, il n’y a pas un voile total sur ce que passe dans ce pays. La vérité est que, malgré leurs efforts, les Américains n’arriveront pas à masquer leur échec.
- L’Irak va-t-elle peser sur la réélection de Bush en 2004 ?
- PB : Bush a intérêt à bouger car le dossier irakien, dont il pensait en faire un élément de son triomphe, pourrait être un élément à charge contre lui.
- Notes :
(1) « Est-il permis de critiquer Israël ? », de Pascal Boniface. Ed. Robert Laffont. Un livre courageux à lire absolument. Il risque, d’ici peu, de disparaître de la circulation. Il ne sera plus jamais réédité.
(2) « La Nouvelle Judéophobie », de Pierre-André Taguieff. Ed. Mille et une Nuits.
(3) Pour connaître le point de vue communautaire, consultez
www.crif.org
(4) Tous ces propos ont été rapportés dans la newsletter « Point d’information Palestine », lettre animée par Pierre-Alexandre Orsoni (abonnement sur demande par Email : lmomarseille@wanadoo.fr).
                                           
3. Abou Ala : "J'en suis aux dernières finitions" par Françoise Germain-Robin
in L'Humanité du mardi 30 septembre 2003

En dépit des divisions du Fatah, le premier ministre palestinien espère pouvoir présenter son gouvernement d'ici à la fin de la semaine.
Jérusalem, envoyée spéciale - "J'espère pouvoir présenter mon gouvernement dans quelques jours, en tout cas avant la fin de la semaine. Disons que j'en suis aux dernières finitions." C'est ainsi que le premier ministre palestinien Ahmed Qoreï, plus connu sous le nom d'Abou Ala, nous décrivait dimanche matin l'état des lieux. La nuit précédente, certains journaux palestiniens avaient annoncé qu'il avait achevé la constitution de son équipe, laquelle comporterait 24 ministres. Interrogé par l'Humanité, Ahmed Qoreï n'a pas voulu donner de précisions, ni confirmer ou démentir les noms qui circulent dans les couloirs des ministères et dans les rédactions.
Les rumeurs, il est vrai, vont bon train. Ainsi donnait-on dès samedi pour certaine la nomination du général Nacer Youssef, vieux compagnon d'armes de Yasser Arafat, au poste extrêmement controversé de ministre de l'Intérieur. Dans le précédent gouvernement, celui de Mahmoud Abbas, les Américains n'avaient pas réussi à imposer leur favori, Mohamed Dalhan, à ce poste mais il en assumait tout de même la fonction sans en avoir le titre. Samedi soir un millier de ses partisans, déçus de l'annonce de son éviction par les radios et télévisions arabes, avaient défilé dans les rues de Gaza pour manifester leur mécontentement.
Selon certaines sources gouvernementales, Nacer Youssef n'aurait pas encore accepté le poste et, rendu prudent par l'échec du gouvernement précédent, poserait des conditions. Il est vrai que le poste de ministre de l'Intérieur est à très haut risque à un moment où Américains et Israéliens exigent avec plus de force que jamais ce qu'ils appellent " le démantèlement des organisations terroristes " par l'Autorité palestinienne, et où le " quartet " vient de demander aux Palestiniens " la fin de la violence " pour relancer la " feuille de route ".
Ilhan Alevi, vice-ministre adjoint des Affaires étrangères - le ministre, Nabil Chaath, devrait rester en place - affirmait dimanche : " La déclaration du quartet est très injuste car elle semble nous imputer la responsabilité de la violence. Néanmoins, nous sommes conscients qu'il faut agir, au moins pour prouver que nous ne sommes pas responsables du blocage. La sécurité restera la priorité du prochain gouvernement. Aussi allons-nous tout faire pour mettre fin aux attentats, auxquels nous sommes totalement opposés pour des raisons de principe. Nous faisons plus : tout en refusant l'amalgame entre résistance légitime à l'occupation et terrorisme, nous sommes engagés dans un processus politique qui vise à suspendre la résistance armée, aussi légitime soit-elle. Mais il n'est pas question de nous lancer dans une répression tous azimuts, parce que cela déboucherait sur la guerre civile, que c'est contraire au respect des droits humains et que, de toute façon, nous n'en avons pas les moyens puisque notre police est détruite, nos prisons et nos tribunaux aussi. "
L'une des principales nouveautés devrait être l'entrée au gouvernement d'un ministre issu du Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP), Taysir Khaled. " Jusqu'ici, nous avions refusé de participer car nous étions opposés aux accords d'Oslo, explique Daoud Thalami, dirigeant historique du FDLP. Mais aujourd'hui la situation est tellement grave que nous pensons qu'il faut resserrer les rangs et nous unir tous pour protéger le président Arafat, mais aussi le mouvement national palestinien qui se trouve en très grand danger. " Le FPLP, lui, a décidé de rester à l'écart car il continue de prôner la poursuite de la lutte armée, proche en cela du Hamas et du Djihad islamique, dont il est pourtant idéologiquement éloigné.
Parmi les autres partis acceptant de participer au gouvernement figurent toujours le Parti du peuple palestinien (PPP, communiste), avec Ghassan Khattib comme ministre, et le Feda. Mais c'est au sein de la composante la plus importante de l'Autorité palestinienne, le Fatah, parti de Yasser Arafat et du premier ministre, que se situent les difficultés : plusieurs courants s'affrontent et les rivalités personnelles n'arrangent pas les choses. C'est pourquoi, selon Ilhan Alevi, la formation du gouvernement prend du temps : " Ahmed Qoreï veut s'assurer qu'il ne se heurtera pas à des oppositions de personnes ou de groupes de pression, à un moment où la situation est particulièrement dangereuse. "
                                                        
4. L'impressionnant réquisitoire de Marwan Barghouti : "C'est le devoir de tout homme qui veut rester un être humain de lutter contre l'occupation", a lancé à la barre du tribunal le député palestinien par Françoise Germain-Robin
in L'Humanité du mardi 30 septembre 2003

Envoyée spéciale - C'est à un impressionnant réquisitoire contre l'occupation que s'est livré Marwan Barghouti, lors de la dernière séance de son procès, au tribunal de Tel-Aviv. Devant une salle où avaient pris place des élus et des avocats français et européens, des défenseurs des droits de l'homme et des pacifistes israéliens, le député palestinien, vêtu d'une chemise marron et apparemment en bonne forme, a répété son refus de reconnaître la compétence de la cour. Puis, annonçant qu'il ne répondrait pas aux chefs d'inculpation qui le rendent responsables de la mort de 26 personnes tuées dans des attaques armées ou des attentats, il a entrepris de faire le procès de l'occupation israélienne. " Je suis né, j'ai été élevé et j'ai toujours vécu sous l'occupation. L'occupation vole notre sol, nos maisons, notre eau et notre air. Elle nous vole notre vie. C'est le devoir de tout homme qui veut rester un être humain de lutter contre l'occupation. "
À propos de l'Intifada d'Al Aqsa, commencée il y a juste trois ans, il a affirmé : " C'est le comportement immoral de l'armée israélienne qui a déclenché la violence. Pendant les cinq premiers mois de l'Intifada, bien que nous ayons eu 181 morts, nous n'avons pas utilisé les armes. Ce sont les crimes de guerre commis par l'armée israélienne contre les civils palestiniens, les femmes et les enfants qui sont responsables du recours à la violence. "
À l'allusion de la juge à la mort d'un bébé israélien tué il y a deux jours, en pleine fête du nouvel an, par un membre du Djihad islamique dans une colonie, Marwan Barghouti a répondu : " Je n'ai jamais tué personne et je suis contre cela. Je condamne toute attaque contre les civils ", et il a rendu un vibrant hommage aux 27 pilotes de l'armée israélienne qui ont publiquement annoncé leur refus de participer à des opérations dans les territoires occupés. " Si vous étiez indépendants, vous feriez comme eux et condamneriez les crimes de guerre ordonnés par le gouvernement israélien ", a-t-il ajouté, après avoir donné de multiples exemples des exactions commises contre son peuple : " Je ne comprends pas qu'un peuple qui a tant souffert puisse en faire ainsi souffrir un autre. " Il s'est dit " persuadé que l'actuel gouvernement israélien ne veut pas la paix " et en a donné pour preuve son refus de respecter la trêve observée pendant cinquante et un jours par les groupes armés palestiniens et son rejet d'une nouvelle trêve. " Ce sont ceux qui sont aujourd'hui au gouvernement qui ont tué Rabin qui, lui, avait eu le courage de s'engager dans la voie de la paix ", a-t-il poursuivi, se disant pourtant persuadé qu'une paix reste possible entre les deux peuples. " Deux nations peuvent vivre sur cette terre, a-t-il conclu et j'espère être très vite libre pour continuer à lutter pour la paix. " Au moment où les gardes l'emmenaient, levant les bras pour saluer ceux qui étaient venus le soutenir, il a encore crié : " La paix vaincra pour les deux peuples. "
L'avocat français Daniel Voguet, membre du collectif de défense du député palestinien, s'est dit " impressionné par ce réquisitoire très argumenté ", ajoutant : " Marwan Barghouti a confirmé son charisme d'homme politique qui jouera sans doute un rôle important dans la politique palestinienne. "
Selon son avocat Jawad Boulos, le verdict devrait être rendu avant le 12 octobre, faute de quoi, selon la loi israélienne, Marwan Barghouti devrait être libéré, à moins que la Cour suprême n'accorde un nouveau délai au tribunal.
                           
5. Les Palestiniens serrent les rangs autour d’Arafat par Valérie Féron
in La Tribune de Genève du lundi 29 septembre 2003

Désespérés, assoifés de liberté, les jeunes subissent l’attraction de l’extrémisme.
Dans la cour du siège présidentiel de Ramallah où Yasser Arafat est confiné depuis décembre 2001, un groupe de femmes, habillées à l’occidentale ou de la robe traditionnelle, vient afficher son soutien au président Arafat en chantant les slogans habituels dont le plus connu promet de donner sa vie pour celui qu’ils appellent Abou Ammar. Sourire aux lèvres, ce dernier refuse le compliment d’un la’! (non!) ferme et reprend la phrase en la vouant à la Palestine. L’échange dure plusieurs minutes et se termine dans les rires et au rythme de danses improvisées.
Depuis qu’Israël a adopté une décision de principe visant à l’expulser, les Palestiniens resserrent les rangs autour de leur président. Abou Ammar, chef historique et symbole de la lutte pour l’indépendance, est aimé ou détesté (selon les périodes et les affinités politiques) mais ne laisse jamais indifférent. Les affaires de corruption au sein de l’Autorité palestinienne ont certes porté atteinte à son image de président élu en 1996, mais pas à celle du fédérateur, surtout en ces heures cruciales où ce peuple, une fois de plus, se sent abandonné de tous.
"Les Américains comme les Israéliens veulent nous imposer des leaders. Sharon est prêt pour cela à faire tuer Arafat. Est-ce que nous demandons aux Israéliens de changer de premier ministre? Et pourtant, Sharon a une longue liste de crimes contre le peuple palestinien à son actif", tonne Ashraf, étudiant d’une vingtaine d’années, approuvé par sa fiancée, Ihlam.
Terreau propice au radicalisme
L’impasse politique et l’effondrement de l’économie plongent la jeunesse (57% des Palestiniens ont moins de 20 ans) dans le désespoir, terreau propice au radicalisme. Un désespoir aussi intense que leur soif de vivre. Un nombre croissant d’entre eux se démarquent des partis politiques dont les discours sont jugés dépassés, à l’heure où les cafés internet font partie du quotidien autant que le téléphone portable.
Proches tués, blessés ou emprisonnés, maisons détruites, champs rasés, chômage (plus de 60%): pas un seul foyer qui ne soit touché par l’occupation israélienne et ses conséquences notamment psychologiques. Les enfants sont particulièrement exposés aux traumatismes et l’insuffisance de psychiatres se fait cruellement sentir dans certaines régions.
A Hébron, l’Association Hébron-France dont l’objectif est d’offrir des activités culturels et sportives aux jeunes de la ville se concentre sur la misère croissante: "On ne peut pas faire courir ou dessiner un jeune qui a le ventre creux", explique d’emblée son responsable, Anouar Abou Eishé, professeur de droit à l’Université al-Qods de Jérusalem-Est.
En ce vendredi 26 septembre, une soixantaine de fillettes et de petits garçons ont droit à une matinée de jeux organisés par l’association et à un repas. Regroupés dans un jardin, les visages n’expriment que la joie de vivre. Mais derrière les sourires, "nous avons affaire à des gamins qui font régulièrement des cauchemars, pipi au lit, etc.", souligne Khaled, éducateur. "J’ai ces problèmes avec mes deux filles. J’ai la chance personnellement d’avoir quelques notions de psychiatrie, cela m’aide à les rassurer. Mais combien de parents savent comment réagir?"
"Les Israéliens ne partiront que sous la contrainte"
Dans la bande de Gaza, les principaux leaders des groupes radicaux sont invisibles depuis l’attaque au missile du 21 août, qui a tué un des dirigeants du Hamas Ismail Abou Chanab, et celle manquée contre Cheikh Yacine quelques semaines plus tard. Ici, on parie volontiers sur une prochaine réoccupation après celle de la Cisjordanie en avril 2002. Les Accords de paix d’Oslo semblent bien loin.
Pour Zyad, professeur de français à Gaza, qui se dit militant pacifiste: "les Palestiniens ont cru à la paix après Oslo, mais Israël a continué sa politique de colonisation. Je pense que ce sont les vraies raisons de cette Intifada qui va se poursuivre, sous une forme ou sous une autre", assure t-il. "Les Palestiniens croient encore la paix possible, ajoute son voisin, mais sûrement pas sans une volonté internationale de forcer Israël à appliquer les résolutions des Nations Unies."
Reste le problème de la militarisation de cette Intifada et les attentats: "il est clair que notre direction manque de stratégie depuis le début", estime Hanna, chrétien de Bethléem. "Il faut mettre au pas les groupes extrémistes. J’approuve les attaques contre les soldats et les colons, mais aller mettre une bombe dans un bus ou un café n’a aucun sens! Nous n’en tirons aucun bénéfice, ni politique puisque nous passons pour des terroristes, ni moral puisque ce genre d’acte à mon avis nous rend aussi inhumain que l’occupant. Nous aurions dû agir dès Oslo."
Un avis que ne partagent pas tous les Palestiniens: "Oslo n’a jamais été qu’un autre moyen pour les Israéliens de poursuivre la colonisation de notre terre tout en déléguant les problèmes de maintien de l’ordre à l’Autorité palestinienne qui ne contrôlait qu’une petite parcelle de notre territoire, explique Fawaz, originaire de la vieille ville de Hébron restée depuis 1967 sous occupation totale israélienne. Si je prends le cas de ma ville, nous n’aurions jamais dû accepter d’en laisser une partie aux colons."
Aujourd’hui, la question demeure: comment convaincre "les groupes radicaux d’abandonner la lutte armée alors qu’aucun accord de paix n’a pu arrêter l’occupation"?, s’interroge Fawaz. Plus que jamais, les populations sont tiraillées entre la conviction qu’il "n’y a pas de solution militaire" et le sentiment désespéré que "les Israéliens ne partiront que par la force". Quant à la Feuille de route, le dernier plan de paix international, la rue palestinienne préfère en rire: "Les Israéliens ont bien donné la feuille mais ont gardé la route!"
"Nos enfants jouent parmi les chars"
"Ma fille avait 6 mois la première fois que j’ai dû sortir dans la rue en pleine nuit avec elle dans les bras. C’était lors d’une vague d’arrestations dans le camp de réfugiés", raconte Raed, jeune infirmier père de deux enfants à Balata près de Naplouse, régulièrement ciblé par les incursions israéliennes. "Un des premiers mots qu’a su prononcer mon fils, c’est "char", continue t-il la voix tremblante. La peur fait tellement partie de notre quotidien que nous ne la ressentons plus. Moi-même, avant que les Israéliens ne lancent des missiles sur nous, j’en avais très peur. Maintenant j’y suis habitué."
Ce ne sont plus seulement les ados mais également les jeunes enfants qui bravent l’occupant israélien. Les images de gamins courant après les chars pour y planter le drapeau palestinien sont de plus en plus fréquentes. "Comment voulez-vous que nous parlions de justice et de paix à des enfants qui ne voient autour d’eux qu’humiliation et violence?", demande t-on souvent.
Zyad, depuis Gaza dont il ne peut sortir, est un des rares à se déclarer relativement optimiste sur le long terme: "Personne ne fait attention pour le moment aux changements en cours dans notre société. Les programmes sur les droits de l’homme ou la résistance non violente se sont développés. Mais bien sûr les résultats n’en seront perceptibles que dans trois ou quatre ans."
Une évolution qui ne sera cependant pas suffisante. "J’en veux beaucoup aux pacifistes israéliens d’avoir si peu réagi depuis trois ans", confie Fadi, jeune Palestinien de Jérusalem-Est. "Nous Palestiniens sommes occupés et sans réel pouvoir. Mais eux disposent au sein de leur Etat de vrais mécaniques pour peser sur les décisions politiques. Ils auraient dû agir et j’espère qu’ils vont se secouer."
En attendant, après trois ans d’Intifada, si la volonté de poursuivre la lutte pour la liberté est bien présente, dès que l’on pose la question du court terme, les yeux se perdent dans le vide, le regard tourné vers des horizons lointains où soldats, checkpoints et chars sont bannis du paysage.
                                                 
6. Cisjordanie, la vie le long du "mur" par Stéphanie Le Bars et Marion Van Renterghem
in Le Monde du dimanche 28 septembre 2003
Pour les Israéliens, c'est une "clôture de sécurité" autour de la Cisjordanie. Pour les Palestiniens, c'est un "mur" au tracé injuste. Voyage de part et d'autre d'une "frontière" contestée qui cristallise les tensions.
Sur la frontière, il y a le vieil Ahmed. Ahmed a le sens du confort et s'est construit une tente de Bédouin ouverte aux vents de la colline, juste au-dessus de sa maison, de ses oliviers, de ses vaches, de son cheval et de ses moutons. C'est là qu'il médite, les jours passant, coiffé d'un keffieh à damier rouge. On prend le frais sur un tapis et d'innombrables coussins. Le narguilé et le plateau de sable chaud, pour le café, sont toujours prêts pour les hôtes de passage. Un poste de télévision trône dans un coin. Ahmed réfléchit en tournant son chapelet.
Ahmed est arabe-israélien. Il habite les faubourgs d'Oum Al-Fahm, ville d'Israël entièrement peuplée de ces Arabes qui, comme lui (1,3 million des 6,7 millions d'Israéliens), ont acquis, dès 1948, la nationalité israélienne. De sa tente, on voit les collines s'étendre vers le Liban, on aperçoit Nazareth et plus bas, vers le sud-est, la ville palestinienne de Jénine. En face, tout près, il y a les maisons du petit village de Taybé, situé, comme Jénine, en Cisjordanie. Une partie de la famille du vieil homme y habitait, ses amis y habitent toujours, mais ils ne peuvent plus se rencontrer.
Car là, juste au bout du champ d'Ahmed, entre Taybé et lui, se dresse maintenant une barrière électrique de plusieurs mètres de haut. Elle commence à quelques kilomètres de là, aux environs de Salem, puis descend vers le sud, généralement bordée d'une ou deux routes réservées aux patrouilles de l'armée israélienne, de gros rouleaux de fil de fer barbelé de chaque côté, et du sable fin pour marquer les pas des intrus. Un jour où Ahmed contemplait ces barbelés, des soldats l'ont interpellé : "Que faites-vous près de la clôture ?" "Que fait la clôture près de ma maison ?", a rétorqué le vieil Ahmed.
Il faut voyager du nord au sud de la Cisjordanie pour prendre la mesure de cette "clôture de sécurité" - les Palestiniens l'appellent "le mur" - unilatéralement décidée par Israël et commencée en juin 2002 afin de se protéger des infiltrations de kamikazes palestiniens. Il faut aller d'un territoire à l'autre pour comprendre à quel point ce projet, qui pourrait à terme aboutir à l'encerclement total de la Cisjordanie, cristallise les tensions entre les deux communautés. Au point de devenir un enjeu majeur, voire la métaphore du conflit.
La peur, la folie terroriste, l'incapacité à trouver une solution politique ont été, auprès des Israéliens, les conseillères de cette clôture. A ce jour, seul le tronçon nord - 140 kilomètres de Salem à Elkana - et certains secteurs proches de Jérusalem ont été édifiés. Une fois achevé, l'ensemble devrait atteindre près de 600 kilomètres. Toute la Cisjordanie serait ainsi isolée sur le modèle de la bande de Gaza, si radicalement bouclée qu'aucun kamikaze n'en a émergé ces trois dernières années.
L'idée, née à gauche et d'abord rejetée par la droite, qui voyait s'esquisser là les contours d'un Etat palestinien, a fini par convaincre l'entourage du premier ministre, Ariel Sharon, et, à l'exception d'une partie des intellectuels et d'organisations de défense des droits de l'homme, l'ensemble d'une population israélienne traumatisée par dix ans d'attentats-suicides (819 morts côté israélien, 2 608 côté palestinien depuis le début de la deuxième Intifada, fin septembre 2000, selon l'Agence France-Presse).
Les Palestiniens auraient pu trouver leur compte avec une barrière étanche garantissant les frontières de leur Etat et la liberté à l'intérieur. Mais le tracé en zigzag rend plus invivable encore leur quotidien. Surtout, loin de suivre la "ligne verte" (ligne de démarcation de 1949 à 1967), il s'enfonce sur plusieurs kilomètres en territoire palestinien afin d'englober - et donc de maintenir - des zones de colonisation israélienne. Conséquences : les confiscations de terres se multiplient et la bataille du nom continue de faire rage. "Clôture de sécurité", disent toujours les Israéliens, qui se défendent d'en faire une frontière. "Mur de l'apartheid", insistent les Palestiniens, qui n'y voient qu'un alibi pour leur "voler" plus de terres et les forcer à l'exil en les asphyxiant économiquement.
Il y a deux manières de suivre les barbelés. Côté israélien, une autoroute les longe ou permet de les apercevoir de loin. Côté palestinien, il faut traverser des étendues de caillasses et d'oliviers, emprunter des chemins tortueux, bitumés ou non, passer sans certitude d'un village à l'autre, changer de voiture entre deux chemins barrés par des pierres ou des check-points (barrages militaires), attendre indéfiniment à chaque contrôle. Attendre des heures sans être sûr que les soldats, au bout du compte, vous laisseront passer. Autant dire qu'on ne longe pas les barbelés de ce côté-là. Mais on finit toujours par tomber dessus.
De Salem, à quelques kilomètres au sud d'Oum Al-Fahm, le mur suit la "ligne verte". Il fait ensuite un long détour à l'intérieur des territoires occupés, enfermant au passage, pour préserver trois colonies juives, dix villages palestiniens. Leurs habitants se retrouvent dans une zone indéfinie : en terre israélienne, mais sans en avoir les droits ni la nationalité. Ils sont pour l'instant 200 000 (peut-être 400 000 au terme du projet) à être ainsi coincés entre le "mur" et la "ligne verte", qu'il leur est interdit de franchir. Et là, à la frontière de ces mondes enchevêtrés, s'ajoutant à la complexité du puzzle géographique, il y a le kibboutz Metzer, 500 habitants.
Ce kibboutz aurait pu être un lieu sans histoires. Un exemple de vie paisible et harmonieuse entre les Palestiniens des environs et les Israéliens qui s'étaient installés ici en 1953, dans le strict respect de la "ligne verte", sans mordre un iota. Les fondateurs, des marxistes argentins à la conscience sociale affûtée par leur expérience de la dictature péroniste, étaient parvenus à instaurer avec les villageois arabes, notamment ceux de Kaffin, des rapports de bon voisinage. "C'était devenu la tradition du coin, raconte l'actuel secrétaire général du kibboutz, Dov Avital. On travaillait ensemble, on s'invitait aux mariages et aux enterrements, on partageait tout : l'eau des puits, l'électricité, les routes. Même l'équipe de football !" A partir de la deuxième Intifada, Kaffin devint un lieu de passage privilégié des kamikazes venus de Jénine. "Il fallait évidemment arrêter ça", conclut M. Avital.
Le "mur" fut la réponse. A l'automne 2002, l'armée informe les gens de Kaffin que, "pour raisons de sécurité", la clôture coupera leur village en deux : côté palestinien, le village et ses habitants ; de l'autre, les champs, les puits, les oliviers, ressource vitale des agriculteurs. Aucune colonie juive, à cet endroit, ne justifiait une telle séparation. Le maire de Kaffin, Taisir Harashi, a appelé à l'aide ses voisins du kibboutz. De nombreuses réunions ont eu lieu. "Théoriquement, souligne Dov Avital, les Palestiniens ont une semaine pour faire appel de la décision. Mais il leur est physiquement presque impossible d'accéder au tribunal et de s'y faire entendre."
Au kibboutz Metzer, tout le monde s'est battu pour que la clôture passe le long de la "ligne verte" et ne pénalise pas Kaffin. Dov Avital et Taisir Harashi ont tenu une conférence de presse commune en plein champ. "C'était la première fois, rappelle M. Avital, qu'un maire palestinien, nommé par l'OLP, appuyait l'idée d'une frontière le long de la "ligne verte"." Les responsables locaux ont obtenu que des officiels israéliens viennent constater "la stupidité de la situation". Un rendez-vous fut pris pour le 11 novembre 2002. Mais, le 10 novembre, un Palestinien de Tulkarem s'introduisit dans le kibboutz et tua 5 personnes, dont le secrétaire, une femme et ses deux enfants. La clôture fut édifiée, privant les habitants de Kaffin des trois quarts de leurs champs.
Avant cette attaque terroriste, le kibboutz était partagé entre ceux qui s'opposaient à toute clôture et ceux qui la voulaient le long de la frontière de 1949. Après l'attaque, plus personne n'entendait s'en passer. "Un mur peut être efficace pour apaiser les choses, précise Dov Avital. Mais nous continuons tous à penser qu'une clôture qui ne respecte pas la "ligne verte" est une tragédie. Telle qu'elle est, la clôture est inhumaine, et elle met en question la sécurité d'Israël. Nos destins sont liés. Chaque arbre confisqué est une bombe à retardement."
C'est le cas à Kaffin. En 1948, explique Taisir Harashi, 70 % des terres du village avaient été confisquées. Cinquante-cinq ans plus tard, le tracé de la clôture prive les habitants de 70 % des terres restantes. Les militaires avaient bien annoncé un accès réservé aux "fermiers", mais ces derniers n'en ont jamais vu la couleur. Et ils n'ont jusqu'ici, assurent-ils, jamais été autorisés à franchir l'autre portail, le seul, celui qui leur permettrait d'accéder à leurs champs, à raison d'un détour de 8 kilomètres.
Les habitants attendent avec anxiété le mois d'octobre, période de la récolte des olives. Pourront-ils atteindre leurs oliviers ? Comment transporteront-ils les olives ? Taisir Harashi, leur maire, allume nerveusement une autre cigarette. "On ne peut plus aller en Israël - où travaillaient auparavant 80 % des villageois-, on ne peut même plus se déplacer correctement chez nous, en Cisjordanie. On n'accède pas aux hôpitaux, les étudiants ne peuvent pas aller à l'université. Je veux aller à Baka : je ne peux pas. Je veux aller à Naplouse : je rencontre tant de check-points qu'il me faut une journée pour y arriver, si j'y arrive. Nous ne vivons pas dans notre pays : nous sommes en prison."
Il montre les champs, de l'autre côté de la clôture. Les siens, les leurs. "Avec les oliviers, on pouvait vivre mille ans sans travail. Sans eux, nous sommes en danger de survie. Ils veulent nous faire partir, c'est la vraie raison de ce mur. En prenant les terres fertiles, en contrôlant les puits, en nous isolant de l'extérieur. J'essaie de convaincre les gens de rester, mais avec quoi vont-ils se nourrir ?"
La route pour accéder à Kaffin illustre, à elle seule, la folie du tracé. Il faut passer par Nazlat Isa et Baka Al-Sharkiyé, deux villages palestiniens qui, comme d'autres, se retrouvent soudain dans cette position insolite : coupés à la fois d'Israël et de Cisjordanie ; enfermés derrière non pas une clôture, mais deux. L'une, déjà réalisée, les sépare de Kaffin. L'autre suivra la "ligne verte" et n'est pas construite encore. Les bulldozers se sont contentés de préparer le terrain à Nazlat Isa, en démolissant près de 200 boutiques et plusieurs maisons palestiniennes. "Elles étaient construites sans autorisation", justifie un militaire israélien.
Uzi Dayan, ancien général et ancien conseiller à la sécurité nationale, qui fut coordonnateur pour la première partie de la clôture, n'était pas d'accord avec le tracé adopté autour de Baka Al-Sharkiyé. "J'aurais préféré qu'on suive la "ligne verte" à cet endroit-là. Qu'il y ait le moins de frictions possible, et le moins possible de Palestiniens coupés de la Cisjordanie." Mais l'estimation des normes de sécurité en décida autrement. "Pour raisons de sécurité", telle est l'expression consacrée chaque fois que le "mur" s'aventure à l'intérieur de la Cisjordanie. "Nous avons minimisé les inconvénients au maximum, note un militaire, minimisé l'insécurité, les annexions de terres palestiniennes, les difficultés imposées à la population civile."
Nazlat Isa n'est quasiment plus qu'un vaste amas de ferraille. Du marché, où de nombreux Israéliens venaient auparavant faire leurs emplettes, il ne reste que quelques stands de fortune. Dans le village mitoyen, Baka Al-Sharkiyé, ce sont "tous les secteurs de vie" qui ont été détruits. C'est Muayad Hussein, le maire de cette localité de 3 500 habitants, qui l'explique. Selon lui, 100 hectares de terres ont été confisqués et 3 000 oliviers déracinés. Des marchands venaient vendre leurs produits aux marchés de Nazlat et de Baka.
Ils y ont renoncé, faute de pouvoir s'y rendre. Le maire lui-même, qui cultive des tomates, avait des clients israéliens. "Maintenant, regrette-t-il, il n'y a plus personne."
Pour aller et venir de Baka Al-Sharkiyé en Cisjordanie, il faut une autorisation et attendre plusieurs heures au portail de Kaffin. "Pourquoi dois-je avoir une autorisation pour aller dans mon pays ?", demande le maire. Il dit encore : "Ils pensent que les habitants de Baka seront obligés de déguerpir. Et que le mur sera une nouvelle frontière. Mais, contrairement à ceux de Kaffin, nous avons une forte tradition agricole. Nous pouvons survivre avec nos poulets, nos moutons, nos tomates et nos concombres. Ils ne gagneront pas." C'est une "clôture de sécurité", pas une clôture politique, répètent les officiels israéliens. En aucun cas une frontière.
En piquant vers le sud, on rejoint la nouvelle autoroute n° 6, moderne et pimpante, plus ou moins parallèle à la "ligne verte" et naturellement interdite aux Palestiniens. On accède ainsi à Bat Hefer, un village résidentiel israélien situé juste à l'ouest de la "ligne verte", face à la grande ville palestinienne de Tulkarem. Ici, les 5 000 habitants n'ont pas attendu la clôture de sécurité pour édifier leur propre mur. En 1996, victimes de tirs, ils ont pris la décision de s'en protéger par une muraille en béton de 2 kilomètres de long.
David, 31 ans, montre les impacts de balles sur la porte de sa maison. "C'était il y a quelques mois, dit-il, preuve que le mur ne change rien. J'ai été blessé à Gaza pendant la première Intifada. Je suis venu ici pour avoir la paix. J'avais des amis palestiniens à Tulkarem, ils ont été accusés de collaborer avec des Israéliens et ils sont morts. Je n'y vais plus." Il soupire et s'en va en claudiquant vers sa maison. Se retourne une dernière fois : "Il n'y a que l'armée qui puisse faire quelque chose, pas un mur. Croyez-moi, je sais de quoi je parle."
Quand l'autoroute n° 6 longe la ville palestinienne de Tulkarem et, plus au sud, celle de Kalkiliya, la clôture devient pour de bon un mur. Un mur parfois haut de 8 mètres, bordé par deux chemins de patrouille et hérissé de miradors tous les 300 mètres, destiné à protéger l'autoroute.
Située à la frontière entre Israël et la Cisjordanie, Kalkiliya (40 000 habitants) a été littéralement emprisonnée. Enfermée dans une boucle que forment mur et clôture afin d'absorber en territoire israélien deux colonies juives. Selon l'ONG palestinienne Pengon, qui coordonne les informations sur le terrain, 4 000 habitants ont déjà fui la ville vers l'intérieur des territoires, faute de pouvoir y survivre. Les militaires israéliens justifient l'opération en rappelant que Kalkiliya et Tulkarem sont d'importants foyers de kamikazes. Les Palestiniens, eux, les accusent de vouloir "gagner du terrain". Le sol de Kalkiliya, ricanent-ils, abrite la nappe phréatique la plus riche de l'ouest de la Cisjordanie. Selon Pengon, la clôture privera Kalkiliya de 40 % de ses terres et de 17 sources aquifères. "La stratégie du gouvernement israélien est claire, conclut-on à Pengon. A quoi bon un Etat qui n'a plus le contrôle de l'eau ni de ses terres ?"
En prenant la route réservée aux colons, on peut accéder par un check-point et des chemins escarpés au village cisjordanien de Jayyous, situé aux environs de Kalkiliya. Ici, la clôture de sécurité s'enfonce à 6 kilomètres à l'est de la "ligne verte". Les habitants ne peuvent plus compter sur un accès quotidien à la grande ville. Et, comme ceux de Kaffin, ils ne peuvent plus accéder à leurs propres terres. La clôture a séparé le village des deux tiers de ses champs cultivés et de ses puits. "Pour raisons de sécurité, indique sans trop de détails un officier israélien chargé d'une visite guidée pour des journalistes, il nous fallait conserver une profondeur suffisante." Il rappelle l'étroitesse du territoire israélien : 15 kilomètres entre Tulkarem et Netanya, une vingtaine entre Jayyous et Tel-Aviv. "Pour un terroriste, c'est peu."
Il insiste aussi sur la présence d'un portail ouvert plusieurs fois par jour pour les fermiers. Et quand ce portail est fermé ? Pas de problème, répond l'officier : un numéro de téléphone est mis à la disposition des paysans de Jayyous, comme de ceux de Kaffin ou d'ailleurs. A leur demande, les militaires se feront un plaisir de les laisser passer. Rapportés aux villageois, ces propos déclenchent une bruyante hilarité. Quelques regards restent tristes.
"Chaque jour, il y a une nouvelle règle pour l'ouverture des portes, explique Abdellatif Khaled, dont la famille possède des champs de l'autre côté. On devient fou. Parfois le passage est interdit aux moins de 35 ans, parfois il n'est autorisé qu'à ceux qui passent avec un âne. Quand il n'y a pas d'ordre militaire particulier, il est ouvert pendant quinze minutes, trois fois par jour. Allez accorder vos ânes et vos moutons à ces horaires ! Et les marchands qui viennent de Ramallah chercher leurs provisions, vous croyez qu'ils prendront le risque d'attendre six heures que la porte s'ouvre ? Non, ils ne viendront plus. D'ailleurs, déjà, ils ne viennent plus. Et, sans marchands, les fermiers seront bien obligés de partir." En attendant, une cinquantaine d'entre eux ont décidé de planter une tente dans leur champ. Ils vivent là, à côté des légumes, des oliviers et des fruits, à quelques kilomètres de chez eux. Les autres restent à Jayyous, assis sans rien faire. Ils prient. Ils fument.
Devant sa maison, le maire, Fayaz Saleem, a entassé des dizaines d'oliviers, avec leurs souches. Ce sont les siens, des oliviers parfois vieux de 600 ans. "Mes antiquités, ma richesse", comme il dit. Les officiels israéliens reconnaissent avoir dû "déraciner" des dizaines de milliers d'arbres situés en territoire palestinien pour ériger la clôture, mais assurent en avoir "replanté" 65 000. "Où ça ? demande-t-on à l'organisation Pengon. S'ils avaient replanté des oliveraies en Cisjordanie, on le verrait." Fayaz Saleem, lui, contemple ses arbres morts.
Dans sa première tranche de réalisation, du nord au sud, le mur s'est donc arrêté vers Elkana, au sud de Kalkiliya. Et à l'ouest d'Ariel. Ariel, 16 000 habitants, l'une des plus importantes colonies juives. Ariel qui, par sa position au beau milieu de la Cisjordanie, cristallise la haine des Palestiniens et les oppositions au mur. Le gouvernement avait fait savoir son projet d'englober Ariel, ainsi que les colonies voisines, du côté israélien, obligeant ainsi le mur à pénétrer d'une vingtaine de kilomètres à l'intérieur des territoires occupés. Les Américains, qui jugent que la clôture en général constitue "un problème", se sont opposés au projet. Les colons, eux, font pression. Les travaux sont provisoirement gelés, les bulldozers à l'arrêt.
Le maire d'Ariel, Ron Nachman, est colon et fier de l'être. C'est lui qui a posé la première pierre de la ville, en 1977. "La clôture ? Quelle clôture ?", ironise-t-il. Les colons se sont unanimement élevés contre l'édification d'une ceinture fortifiée qui non seulement risque de créer une frontière à l'intérieur du "Grand Israël", mais enfermerait certains d'entre eux en territoire hostile.
Cependant, puisque clôture il y a, M. Nachman n'entend pas en être exclu. "Si elle est destinée à empêcher les activités terroristes, je ne vois pas pourquoi elle ne protégerait pas aussi Ariel. Nous avons les mêmes droits que ceux de Tel-Aviv. Le gouvernement sera responsable s'il décide d'abandonner 16 000 Israéliens aux assassins palestiniens. Evoquer pour cela la frontière de 1967, ce sont des arguments de "peaceniks". Que je sache, la "ligne verte" n'est pas dans la Bible !" Ron Nachman se dit confiant. Il sort de l'étagère une photo de lui en compagnie du premier ministre Ariel Sharon.
Encore inachevé, mais non moins explosif, le projet d'édifier la clôture autour de Jérusalem. Elle séparera ainsi les 250 000 Palestiniens de la partie est de la ville (qui bénéficient du statut de résidents) de ceux de la Cisjordanie, englobera des colonies dans les frontières de la municipalité et exclura au contraire de celle-ci certains de ses faubourgs naturels. Plusieurs dizaines de kilomètres de clôture électrique, de fils barbelés, de routes réservées aux patrouilles militaires séparent déjà Jérusalem des villes cisjordaniennes de Ramallah au nord, Bethléem au sud ou Abou Dis à l'est. Officiellement, il s'agit pour les Israéliens de protéger le "grand Jérusalem" - les limites municipales décrétées à partir de 1967 par l'Etat hébreu - des attaques terroristes. Aux yeux des Palestiniens, la manœuvre vise surtout à rendre définitivement impossible toute négociation sur la Ville sainte.
A Abou Dis, au milieu d'une rue commerçante qui, il y a encore quelques mois, reliait en cinq minutes Jérusalem-Est à son faubourg, des milliers de Palestiniens, à pied ou en voiture, butent désormais sur l'"'enveloppe de Jérusalem". Là, en quelques minutes, des écoliers se faufilent entre deux blocs de béton hauts de 2 mètres. En contrebas de la rue, vers la mosquée, de jeunes hommes enjambent le barrage, constitué à cet endroit d'un assemblage de pierres et de barbelés. Un vieil homme tente d'en faire autant. Raté ! Emergeant de leur casemate de fortune, deux soldats se lèvent, le mettent en joue, lui intiment l'ordre de faire demi-tour.
Juché sur un bloc de béton, Nihad Abou Ghosh regarde en direction de Jérusalem. "Chaque jour, raconte-t-il, c'est une aventure. L'année dernière, mes enfants allaient à l'école à Jérusalem. Depuis que le mur nous empêche de vivre normalement, je les ai envoyés à Amman, en Jordanie, dans la famille de ma femme. Au lieu de travailler, je passe ma vie à chercher des moyens de contourner l'obstacle pour rejoindre Jérusalem."
Ils sont nombreux à adopter le système "D" et à passer matin et soir, avec l'accord des propriétaires, par des cours et des jardins privés qui ont échappé au tracé arbitraire du mur. Sur la droite, à un jet de pierres, Nihad montre sans un mot les remparts ocres de la Vieille Ville et la coupole rutilante du dôme du Rocher. Comme la plupart des habitants de Cisjordanie, ceux d'Abou Dis n'ont plus prié depuis plusieurs mois sur l'esplanade des Mosquées.
La célèbre université Al-Qods, située sur la commune d'Abou Dis, risque, elle aussi, de pâtir de cette partition programmée du territoire. Selon une récente décision des autorités israéliennes, le mur devrait en effet passer sur son terrain de football, annexant au passage près d'un tiers de la superficie du campus. Le médiatique président de l'université, Sari Nusseibeh, partisan d'un dialogue avec les Israéliens, s'est élevé contre cette décision. "Sur le plan politique, je pense que ce mur est un désastre pour les deux peuples. Désormais, je dois me battre pour sauver ce qui peut l'être de l'université." Le bureau des inscriptions s'est déplacé sur le terrain de foot et des manifestations sont organisées en permanence sur place afin d'empêcher les travaux.
Au sud de Jérusalem, l'isolement de Bethléem est quasiment achevé. Déjà entourée de check-points et de levées de terre, la ville est aujourd'hui encerclée par 15 kilomètres de clôture électrique, de barbelés et de routes militaires qui la coupent efficacement de Jérusalem et du nord de la Cisjordanie, notamment de Ramallah.
Au mois d'août, les 250 habitants de Nuaman, un hameau juché sur une colline pierreuse entre Bethléem et la colonie juive toute récente de Har Homa, ont été avertis que le mur allait les rayer de la carte. Que "pour raisons de sécurité", Israël allait annexer leurs terres, leurs maisons et leur cimetière à l'intérieur des frontières de la municipalité de Jérusalem. Leurs terres, mais pas eux. Car les habitants de Nuaman, des Bédouins sédentarisés et installés là depuis cent cinquante ans, n'ont jamais eu le statut de résidents de Jérusalem.
Ils seront désormais de nulle part, à l'image des habitants d'une quinzaine d'autres villes et villages palestiniens que la clôture aura projetés côté israélien. A cette différence : leur identité sera d'un côté du mur, et ce qui restera de leurs maisons, de l'autre. Un officier israélien leur a proposé de les indemniser. Ceux-ci ont refusé. "Ils veulent nos terres pour étendre la colonie de Har Homa ! assurent-ils. Nous ne partirons pas. Nous resterons cramponnés chez nous. Le rêve des Israéliens, c'est d'avoir les terres sans les hommes qui les habitent."
On voit passer des camions. On voit de longues tranchées à travers les collines, prêtes à accueillir de nouveaux tronçons de barbelés. Les travaux continuent, achevant la première phase de la clôture de sécurité. Mais toute décision concernant le tracé à venir est suspendue. Le budget englouti pour la partie déjà réalisée avoisine 500 millions d'euros. Reste à trouver 1 milliard supplémentaire. Les Américains, opposés à un tracé qui mord sur les terres palestiniennes et risque de créer un fait accompli, menacent de geler les fonds en retirant de leur assistance annuelle à Israël l'équivalent des sommes qu'investit l'Etat pour la colonisation. Le gouvernement israélien a malgré tout promis d'accélérer les travaux et d'achever en six mois ce projet pharaonique, censé durer encore deux ans. "Il faut faire vite, affirme l'ancien général Uzi Dayan. La clôture est notre intérêt commun, car la sécurité est la condition d'un arrangement politique."
Pour Diana Buttu, conseiller juridique auprès des officiels palestiniens, c'est tout le contraire. "Si les Israéliens n'avaient voulu que la sécurité, ils auraient fait le mur sur la "ligne verte". L'objectif est donc autre. Mais ils jouent contre eux : si les Palestiniens ne peuvent avoir un Etat indépendant viable, ils deviendront citoyens d'Israël. Une personne, un vote. Ce sera la fin de l'Etat juif, et le mur en sera la cause."
                                   
7. L’ami intime de Clinton, milliardaire et "repris de justesse", était un informateur du Mossad. Cela pourrait ruiner les projets de candidature d’Hillary à la présidence par Gordon Thomas
on Globe Intel (newsletter irlandaise) le samedi 27 septembre 2003
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

Marc Rich, milliardaire en fuite et ami intime du président Bill Clinton et de son épouse Hillary s’avère un des contacts les plus hauts placés du Mossad aux Etats-Unis.
Les révélations publiées ici, pour la première fois, pourraient représenter un sérieux contretemps pour les projets de candidature d’Hillary Clinton aux élections présidentielles.
Aujourd’hui, Rich, un juif né en Belgique, espagnol d’adoption, vit en Suisse, sous la protection d’une garde lourdement armée. Il n’y a pas de traité d’extradition entre la Suisse et les Etats-Unis, qui permettraient au FBI de l’interroger au sujet de ses relations avec le Mossad, secrètes jusqu’à récemment.
En janvier 2000, alors que son mandat présidentiel touchait à sa fin, le président Clinton avait pardonné à Rich, un courtier international en matières premières très discret sur ses affaires, accusé en 1983 d’évasion fiscale pour un montant de près de 50 millions de dollars et d’achats illégaux de pétrole à l’Iran, à l’époque de la crise des otages de l’ambassade américaine à Téhéran, en 1979.
La question qui poursuivra inéluctablement Hillary Clinton, si elle est effectivement candidate à la présidence, sera de savoir à quel point elle-même et son célèbre époux soupçonnaient-ils seulement les liens de Rich avec les services d’espionnage israéliens. Un dossier du MI 6 couvrant les années passées par les Clinton à la Maison Blanche révèle que Rich est suspecté d’avoir connu l’identité d’un informateur de très haut niveau du Mossad infiltré au sein de l’administration Clinton.
Cet informateur n’est encore connu, jusqu’à ce jour, que sous le nom de code de « Mega ». Ce nom a été découvert pour la première fois en février 1997 par l’Agence de la Sécurité Nationale (NSA). Celle-ci remettait alors au FBI l’interception d’une conversation téléphonique passée au cours de la nuit précédente depuis l’ambassade d’Israël à Washington.
Cette conversation se déroulait entre un officier du Mossad, encore aujourd’hui identifié seulement sous le sobriquet de « Dov » et son supérieur, à Tel-Aviv. On a su plus tard qu’il s’agissait du directeur général du Mossad, Danny Yatom.
« Dov », au cours de cette conversation, avait demandé des conseils pour savoir s’il devait ou non « aller voir Mega » pour obtenir une copie d’une lettre (ultraconfidentielle) de Warren Christopher, Secrétaire d’Etat à l’époque, et le président de l’OLP, Yasser Arafat.
Yatom informait Dov, d’après la transcription de l’écoute téléphonique, que « ce n’était pas le genre de trucs pour lesquels on dérangeait Mega ».
Le dossier du MI 6 indique que Mega était déjà dans la place un peu avant la fin du mandat de l’administration Bush Premier.
Il décrit également de quelle manière Rich avait servi de « petit télégraphiste » au puissant lobby juif des Etats-Unis afin de contrer les exigences formulées par le FBI, à savoir que Mega soit pourchassé aussi vigoureusement que l’étaient les autres espions d’autres pays (« ordinaires ») pris en chasse par ses pandores.
Le chef de l’antenne du MI 6 de l’époque, installé (comme il se doit) à l’ambassade britannique, envoya un message à Londres indiquant que « les hôtes d’un dîner de gala à la Maison Blanche – stars d’Hollywood, avocats, journalistes éditorialistes et membres influents de l’Anti-Defamation League – ne perdent aucune occasion de rappeler à Clinton les torts que l’acharnement du FBI à pourchasser « Mega » pourraient lui occasionner. Ils arguent du fait que la prise en chasse de cet agent n’est pas réellement fondée en droit et qu’Israël a d’ores et déjà expliqué au Département d’Etat (les Affaires étrangères américaines, ndt) la nature des services rendus par « Mega ».
Or, les sayanim du Mossad – ce mot hébreu signifie les « supplétifs » - dans les médias américains avaient d’ores et déjà fait passer en douce des informations suggérant que « Mega » aurait été, en « réalité », la déformation par une ouïe défectueuse du mot désignant la CIA en argot du Mossad, à savoir : « Elga » !
« De plus, « Mega » est un terme supposé bien connu dans l’USIC (US Intelligence community : le milieu barbouzard du contre-espionnage américain). Ce terme est censé être un mot de code commun utilisé dans l’espionnage mené en collaboration avec le Mossad », indiquait le mémoire du MI 6.
Le seul commentaire du président Clinton au sujet du pardon accordé à Marc Rich n’a été fait qu’après qu’il eût quitté la présidence. « Ce fut une politique terriblement erronée. Cela ne valait pas le tort porté à ma réputation », a-t-il déclaré à l’hebdomadaire Newsweek.
Chez les opposants de Clinton, des spéculations ont largement circulé, selon lesquelles Marc Rich aurait « acheté » ce pardon présidentiel au moyen de donations politiques et de cadeaux généreusement offerts par son ex-épouse Denis Rich au président et à d’autres personnalités du parti Démocrate.
Mais, faisant allusion aux importantes connexions de Rich avec le Mossad, Clinton a admis qu’il avait accordé la grâce présidentielle « en partie parce que le ministère de la Justice ne s’y opposait pas, et aussi parce que j’avais reçu une demande en ce sens du gouvernement israélien ».
Cette requête arriva sous la forme d’une note manuscrite émanant d’un autre vieil ami de Bill Clinton : l’ancien premier ministre d’Israël, Ehud Barak.
Le dossier du MI 6 révèle que le pardon était lié à l’accord en discussion à Camp David, par un autre plaideur, Benjamin Netanyahu.
Clinton était convaincu qu’il y avait « de fortes circonstances atténuantes plaidant en faveur de la grâce présidentielle ». Rich et sa première épouse, Denise, s’envolèrent pour la Suisse, en 1983 – juste avant que les procureurs des Etats-Unis ne les accusent d’évasion fiscale et de commerce avec le régime iranien hors-la-loi.
Le couple se sépara dix ans plus tard et Denise (59 ans) vit aujourd’hui dans un magnifique duplex sur la Cinquième Avenue, avec vue sur Central Park. Rich (69 ans), quant à lui, vit dans un appartement tout aussi somptueux dans la ville très upper class stylish de Zug, en Suisse. Il s’occupe toujours de commerce international. Sa société, Marc Rich & Co Investment, a fait l’objet d’une OPA par le groupe russe Alfa. (On a évoqué un prix d’achat de 3 milliards de dollars).
Le travail clandestin de Rich en rapport avec Israël comportait notamment la fourniture de passeports israéliens à des membres de la mafia russe. Jusqu’ici, trente membres connus de divers groupes de la mafia russe se déplacent dans le monde grâce à des passeports israéliens.
Le FBI enquête également sur les implications de Rich dans diverses opérations de blanchiment de fonds impliquant des banques d’Europe centrale et des banques canadiennes et américaines.
L’utilité première de Rich, pour le Mossad, tenait à sa mobilité parmi les hautes sphères financières en Europe, au Moyen-Orient et en Amérique du Sud. Ce sont ces liens que le FBI et d’autres équipes d’enquêteurs américains examinaient jusqu’ici afin de savoir s’ils conduisaient à de grosses sommes d’argent versées par Rich aux Clinton et à d’autres Démocrates avant que la grâce ne lui fût accordée.
A l’époque, le procureur fédéral des Etats-Unis Mary Jo White lança une enquête criminelle sur les liens financiers entre Rich et le couple Clinton.
Mme White obtint des relevés des communications téléphoniques passées avec la Maison Blanche et avec l’avion présidentiel Air Force One. Ces relevés couvraient tous les appels du Président et de Mme Clinton adressés à Rich, ainsi que l’enregistrement de tous ses appels à leur destination.
Tous les appels officiels étaient surveillés par une équipe des télécommunications des Etats-Unis qui accompagne le président et son épouse dans tous leurs déplacements. Les appels furent qualifiés, à l’époque, « d’élément déterminant pour notre enquête » par l’un des adjoints de Mme White.
Clinton en personne a reçu de Rich, avant de quitter la Maison Blanche, un chèque d’un montant de 450 000 dollars en contribution à la mise sur pied de fonds en vue de la création de sa Bibliothèque présidentielle. Rich a envoyé également, l’année dernière 1,1 million de dollars au parti Démocrate en contribution au financement de la campagne présidentielle d’Al Gore.
Jusqu’à présent, les liens financiers avec le passé de Rich ont été abandonnés. Mais c’est ses accointances avec le Mossad qui risquent fort de s’avérer le « revolver fumant » [pour reprendre la tellement subtile image inspirée des « westerns », ndt] pour Hillary Clinton, au cas où elle entrerait en lice pour la campagne présidentielle – que e soit l’année prochaine, ou en 2008.
Peu de temps avant de se faire kidnapper par le Hezbollah, en octobre 2000, l’agent du Mossad Hanan Tannenbaum était allé rendre visite à Rich, en Suisse. Tannenbaum avait été envoyé auprès de lui par l’ancien directeur du Mossad, Danny Yatom, pour discuter avec lui de ce que des sources de Tel-Aviv qualifièrent après coup de « questions de renseignement de la plus haute importance ». A l’époque, Yatom était le conseiller personnel en matière de sécurité du Premier ministre Ehud Barak. Le Hezbollah, en quelque sorte, a soustrait à l’Europe leur agent Tannenbaum pour l’emprisonner quelque part dans la plaine de la Beka’a. Jusqu’à aujourd’hui, son sort demeure inconnu.
En janvier 2000, peu après l’accord de la grâce présidentielle à Rich, la Commission judiciaire du Sénat reçut des documents qui montraient que Marc Rich avait joué un rôle crucial dans la facilitation du versement à la BCCI, Bank of Credit and Commerce International, « de centaines de millions de dollars destinés à Abu Nidal, en paiement de transactions illégales portant sur des armes, et ceci afin de démontrer à ses financeurs moyen-orientaux aux reins solides que cette banque était fondamentalement « pro-arabe »! ».
Un affidavit sous serment, de Ghassan Qassem, cadre de haut rang de cette banque, affirme : « Des armes britanniques destinées dans le plus grand secret à Abu Nidal ont été financées par les bureaux de la BCCI et transportées par bateau sous couvert de connaissements d’exportation dont Marc Rich savait qu’il s’agissait de faux. Mon rôle, à la BCCI, était de tenir le compte d’Abu Nidal. Par la suite, j’ai servi comme espion tant pour la CIA que pour le MI 6 ».
Les élections à venir promettant d’être acharnées, une réelle possibilité existe que l’ami juif le plus intime des Clinton puisse une fois de plus faire le pas de trop qui le ramènera sous un projecteur qu’il n’a jamais vu d’un très bon œil. Ni les Clinton, d’ailleurs.
Rich fut l’un des quarante graciés par Clinton, qui composent un parfait musée des malfrats. La joyeuse bande des personnages peu recommandables comportait même un dealer d’héroïne. Mais c’est le personnage odieux de Marc Rich qui a laissé une tache indélébile sur la présidence Clinton – et qui vient, à nouveau, soulever pas mal de questions.
Marc Rich a joué un rôle essentiel dans le soutien au régime d’apartheid en Afrique du Sud, ainsi que dans le dépeçage économique de la Russie post-soviétique.
Son ex-femme, une grande dame du Tout – Manhattan, plaida sa cause en jetant force fric aux Clinton – elle alla jusqu’à offrir un saxophone à Bilou.
Un aperçu des sentiments de Clinton pour Rich se trouve dans le bouquin pour lequel il a conclu un contrat avec Knoph, un éditeur de New York, pour la somme rondelette de 10 millions de dollars. Dans le chapeau d’un chapitre portant pour titre « Comment obtenir vraiment ce que vous voulez ?», Clinton écrit : « Parfois, des gens qui semblent avoir bien peu de choses en commun peuvent découvrir ce qu’ils ont en commun ». Fait-il allusion, par ces propos sibyllins, à Rich ?
Une chose est sûre : le milliardaire n’est pas tout à fait aussi riche qu’il l’était voici deux ans. En mars 2001, les douanes britanniques ont saisi 1,9 millions de dollars du pécule de Rich, à l’aéroport de Gatwick. Cet argent a été saisis en vertu de ce que la loi britannique appelle « prévention de transferts financiers en raison de soupçons de financement d’un trafic de drogue. »
La semaine dernière, à Zug, Rich a refusé de répondre à nos questions sur ses liens d’espionnage – ou ses rapports avec Saddam Hussein et les membres encore « non traités » de l’ « axe du mal », à savoir : la Corée du Nord et l’Iran.
Ayant renoncé à la citoyenneté américaine, Rich voyage aujourd’hui avec des passeports espagnol et israélien. Il a la double nationalité de ces deux pays. Jusqu’à récemment, il possédait également un passeport bolivien.
Le pouvoir, pour le président des Etats-Unis, d’accorder sa grâce, découle de la Constitution. Celle-ci stipule que le Président « peut accorder des remises de peines et des grâces pour des offenses contre les Etats-Unis. Un Président peut accorder une grâce pour « tout crime jugé au niveau fédéral, avec ou sans préméditation – avant ou après démonstration de la culpabilité. »
La grâce clintonienne arrêta les procédures judiciaires tout net. Le Rich post-grâce est libre de retourner aux Etats-Unis sans craindre de quelconques poursuites judiciaires – sauf, peut-être, pour le motif d’atteinte à la sécurité de l’Etat.
Or une telle accusation est sans précédent – et Rich n’en fournira vraisemblablement pas un non plus. Mais ses liens avec le Mossad n’en restent pas moins une bombe à retardement qui continue à faire « tic-tac », pour Hillary Clinton…
                               
8. Europe-Israël, le désenchantement par Alain Frachon
in Le Monde du samedi 27 septembre 2003
Israël et l'union européenne (UE) vivent un dialogue désenchanté, peut-être une brouille. Si l'un et l'autre ont à peu près le même âge, la cinquantaine, leurs relations se distendent : l'étrangeté s'installe, quand ce n'est pas la méfiance ou l'hostilité. C'est un peu paradoxal au moment où l'élargissement à Malte et à Chypre, en 2004, portera l'Union à quelques encablures d'Israël et des territoires palestiniens.
Le constat de cette relation difficile fut dressé sans faux-semblant lors du quatrième forum Europe-Israël, réuni à la mi-septembre en Italie, à Stresa, au bord du lac Majeur - décor d'opérette austro-hongroise pour se pencher sur l'état d'un couple qui va mal. Liés depuis 1995 par l'un des accords d'association que l'UE a conclus avec ses voisins méditerranéens, l'Etat hébreu et l'Europe connaissent des rapports compliqués, évoluant au gré du conflit israélo-palestinien : chaleureux au moment des accords d'Oslo, au début des années 1990, de plus en plus froids depuis leur échec.
Députée travailliste, ancien ambassadeur d'Israël au Portugal, Colette Avital relève "beaucoup plus de bas que de hauts"dans une relation politique qui, dit-elle, se dégrade alors même que les échanges économiques s'intensifient. L'UE est le premier partenaire commercial d'Israël. Le marché européen absorbe plus d'un tiers des exportations d'Israël, dont la moitié des importations viennent de l'Union.
"L'héritage commun" entre juifs et européens a façonné ce que l'historien Elie Barnavi appelle une "histoire liée", dramatiquement : "l'Etat des juifs est là parce que l'Europe a rejeté les juifs" ; il s'est constitué comme une "branche de l'arbre européen", "sur des valeurs européennes", dit l'ancien ambassadeur d'Israël en France. Mais lui aussi observe l'éloignement actuel : "l'Europe de plus en plus laïque ne comprend pas le rôle des religieux chez nous ; l'Europe dominée par la société civile ne comprend pas la place du militaire chez nous ; l'Europe postcoloniale ne comprend pas l'occupation des terres palestiniennes." Barnavi est sans illusion : "Nous avons perdu des pans entiers de l'opinion européenne" au fil de négociations de paix avortées ; au fil d'un mouvement ininterrompu d'implantations en Cisjordanie et à Gaza. Il ajoute : "Nous sommes de moins en moins européens."
POLITIQUE DE PRESSIONS
Et si, dans l'Europe d'aujourd'hui, il y a un regain d'intérêt pour tout ce qui touche au monde juif, ce serait une manière de compenser la "prise de distance grandissante" à l'endroit d'Israël. C'est du moins ce qu'avance Lord Weidenfeld, vice-président de ce forum lancé il y a quatre ans à l'initiative de Bruxelles. Certains Israéliens ne sont pas loin de penser que le Parlement européen est l'une des enceintes internationales les plus hostiles à leur pays. Ils ne comprennent pas une politique de pressions qui leur paraît unilatéralement dirigée contre Israël. Ils attendent que les mêmes parlementaires soient aussi sévères à l'adresse de l'Autorité palestinienne (quand elle distribue, sur fonds européens, des ouvrages scolaires appelant à la haine des juifs) ou à l'endroit du monde arabe (dont la presse banalise l'antisémitisme à longueur de colonnes).
Les efforts tentés depuis huit ans pour forger une esquisse d'identité euro-méditerranéenne n'ont pas abouti. Ils étaient censés faciliter un rapprochement israélo-arabe. Politiquement, ils ne pèsent rien ou pas grand-chose face au partenariat israélo-américain. Depuis la fin des années 1960, c'est l'alliance avec les Etats-Unis qu'Israël a favorisée. A la fois parce que se sont estompées les relations privilégiées qu'il entretenait avec certains pays du Vieux Continent et parce que l'Europe politique n'en était pas même aux balbutiements. Ce n'est pas seulement affaire de rapprochement stratégique. Nombre d'Américains et d'Israéliens se reconnaissent dans une communauté de valeurs : place accordée à la religion dans la société ; culte de l'idéal pionnier ; libéralisme économique, etc.
La droite israélienne s'en félicite. Elle sait que l'Amérique est, pour l'heure, le seul partenaire à disposer, auprès des Arabes comme des Israéliens, de la crédibilité suffisante pour exercer le rôle de médiateur. Dans l'opinion israélienne, elle joue de l'effet de répulsion produit par le ton de procureur que peuvent avoir les Européens. Elle cantonnerait volontiers l'Europe dans un rôle d'assistance économique régionale. La gauche israélienne est moins enthousiaste. Historien et éditorialiste au quotidien Haaretz, Tom Segev observe : "Israël appartient au monde américain, qui nous a apporté beaucoup de bonnes choses, de la démocratie au pluriculturalisme, lesquelles devraient nous rapprocher des Européens. Le problème est que les Etats-Unis nous laissent aussi faire des choses qui nous éloignent des Européens, comme la violation des droits des Palestiniens."
Or Israël ne peut ignorer l'Europe : "Notre Hinterland immédiat, c'est l'Europe ; ne pas voir cette réalité, ce serait insulter l'avenir", juge Elie Barnavi. Le conflit israélo-palestinien n'est pas une priorité pour les Etats-Unis - ou alors on peut imaginer qu'il ne serait pas dans l'état d'exacerbation actuel ; il est l'un des éléments de leur dossier Moyen-Orient, et à l'évidence pas celui qui les mobilise le plus. C'est particulièrement vrai d'une administration Bush qui juge que la montée de l'antiaméricanisme et de l'islamisme dans la région a peu à voir avec l'état du conflit israélo-palestinien.
L'Europe ne peut se permettre cette sorte de désinvolture. L'affrontement israélo-palestinien est pour elle un conflit de proximité, explique le Français Alexandre Defay, du Centre de géostratégie de l'Ecole normale supérieure : "L'UE a besoin d'une Méditerranée orientale apaisée." C'est pour elle un besoin stratégique, mais aussi domestique, du fait de l'importance de ses communautés musulmanes. " L'Union n'a pas le choix ; elle paiera chez elle le prix de l'échec du processus de paix", poursuit Defay. Configuration dramatique : le principal acteur, les Etats-Unis, est occupé ailleurs ; celui qui devrait être son suppléant, l'Europe, n'a pas tous les moyens du rôle. Avec courage, l'Espagnol Miguel Angel Moratinos a imposé auprès des protagonistes la permanence d'un médiateur européen, mission aujourd'hui dévolue au Belge Marc Otte. Cette mission ne se pose pas seulement en termes de capacités. Elle est aussi, juge Théo Klein, l'ancien président du CRIF, affaire de devoir : c'est sa propre histoire qui, à bien des titres, crée à l'Europe une obligation d'intervention dans le conflit israélo-palestinien.
                                       
9. Edward Saïd, le Palestinien de Columbia par Sylvain Cypel
in Le Monde du samedi 27 septembre 2003
Mort à New York, Edward Said, américain, grande figure de l'intelligentsia palestinienne, profondément marqué par l'exil, était un homme indépendant, aux identités multiples.
Le visage était hâve. La maladie le rongeait depuis douze ans : leucémie lymphoïde chronique. Mais les yeux disaient encore tout. Vifs ou caressants, observateurs ou lointains. L'homme pouvait être d'une infinie douceur et infiniment cassant. Curieux et attentif, blessant l'instant suivant. La sensibilité à fleur de peau et le port aristocratique. Un homme double, triple, parfois jusqu'au paradoxal.
Cette "polyphonie" constitutive de son identité intime, il la revendiquait. "J'ai l'impression, parfois, d'être un flot de courants multiples. Je préfère cela à l'idée d'un moi solide, identité à laquelle tant d'entre nous accordent tant d'importance", écrivait-il dans son dernier ouvrage : A contre-voie (Le Serpent à plumes, 2002).
Multiple, Edward Said, mort à New York, mercredi 24 septembre à l'âge de 67 ans, l'était parce qu'il était palestinien mais aussi un parfait "cosmopolite", et encore très américain, profondément marqué par la liberté que lui avait offerte l'université aux Etats-Unis. Multiple parce que professeur mondialement reconnu de littérature comparée et aussi musicologue distingué (pianiste de talent, il ne manquait jamais d'envoyer sa critique musicale hebdomadaire à la revue de gauche new-yorkaise The Nation). Multiple parce que pourfendeur inlassable du sionisme et de la politique israélienne, mais presque seul à appeler ses compatriotes à prendre en compte la dimension de la Shoah et à trouver les chemins pour atténuer les peurs des Israéliens. Multiple parce que gloire vivante de l'intelligentsia palestinienne au sein de l'université la plus juive des Etats-Unis, Columbia à New York, où il connaissait certes des ennemis - il ne comptait plus les menaces reçues -, mais aussi bien des amis, juifs pour beaucoup. Multiple encore parce que polémiste engagé, dénonciateur des régimes arabes corrompus et dictatoriaux, mais tout autant de la vision "orientaliste" prédominante en Occident, qu'il assimilait à un succédané sophistiqué de l'ancienne vision coloniale du monde arabo-musulman.
Edward Said était de gauche mais ne fut jamais marxiste, les pensées closes et irréductibles lui étant profondément étrangères, qu'elles soient communistes ou "ethniques", mais aussi assez proche d'un Noam Chomsky. Ses conférences faisaient salle comble et ses ouvrages les gros titres des gazettes littéraires, mais lui s'est toujours senti "ailleurs", "nulle part à sa place", écrit-il encore dans son autobiographie. Chrétien de naissance imprégné de culture arabo-musulmane, il était à la fois profondément vulnérable et "diva".
Multiple d'abord parce qu'il était le prototype de l'intellectuel témoin libre, inclassable et instinctivement méfiant de tous les pouvoirs. Cela lui valut quelques détestations tenaces, y compris parmi ses compatriotes palestiniens, où sa posture de Cassandre, sempiternel "donneur de leçon" du haut de sa stature académique internationale, ne fut pas toujours appréciée.
Né à Jérusalem, en Palestine, sous mandat britannique, le 1er novembre 1935, dans une famille aisée aux ramifications nombreuses en Palestine et jusqu'au Liban, Edward Said suit ses parents qui s'installent définitivement au Caire en 1947. Tous leurs biens restés en Palestine, appartements et commerces, comme ceux des autres membres de leur famille élargie, seront perdus à l'issue de la guerre de 1948 et de la création d'Israël. Sa mère, jusqu'à sa mort, n'acceptera jamais de prendre une autre nationalité que celle de "réfugiée palestinienne". Si, comme il l'expliqua, lui ne se sentit jamais "réfugié", il porta en lui, jusqu'à son dernier souffle, la marque de la perte et de l'exil.
Peu comme lui ont su décrire ce Caire aujourd'hui disparu de la fin de la monarchie coloniale, sous Farouk, ville bigarrée, cosmopolite et culturelle, où, à l'école huppée où il est inscrit, Edward entend autant le français et l'italien que l'anglais. D'arabe, point, ou si peu. Il a 17 ans quand sa famille l'envoie étudier aux Etats-Unis. Princeton, puis Harvard, où il obtient un doctorat de littérature comparée. En 1963, il intègre Columbia.
C'est donc comme professeur de littérature comparée qu'il se fera connaître - avec, d'abord, un ouvrage consacré à Joseph Conrad. Dès l'abord, le jeune universitaire s'intéresse de près à la "littérature coloniale".
"Avec cette première œuvre, dit Michael Wood, ami proche et lui aussi professeur de littérature comparée, à Princeton, Said modifie complètement l'approche de la littérature. Non seulement il renouvelle la lecture d'Au cœur des ténèbres, mais il revisite le rapport de l'écrivain à l'écrit et à lui-même. Le jeune Said impose l'idée qu'être écrivain est un projet, qu'à travers un livre l'écrivain cherche aussi à bâtir l'image de lui-même qu'il veut laisser, qu'on n'est pas écrivain en soi, on ne l'est que par rapport aux autres et au monde."
Ce sillon-là, cette idée que rien "n'existe en soi", ni l'écrivain, ni la littérature, ni les peuples, ni l'islam, ni l'Occident, que "rien n'est", ni n'a de sens ni n'est compréhensible, hors du monde et de la relation à "l'autre", Said va l'approfondir sans cesse, élargissant progressivement ses domaines d'intérêt avec une passion de la connaissance jamais démentie.
Dans son domaine académique, ajoute Michael Woods, il va bientôt faire plus : avec son second ouvrage, Beginnings (1970), consacré à la modernité, à travers une lecture de Darwin, Freud et Marx en particulier, c'est lui "qui introduit aux Etats-Unis Derrida, Foucault, Lacan, alors très peu connus ici". Mais c'est évidemment son Orientalism qui va, en 1978, le consacrer. Œuvre foisonnante, d'abord essai de littérature critique où l'auteur jongle entre ses multiples lectures, des œuvres "coloniales" - Kipling s'est ajouté à Conrad comme l'un de ses auteurs de prédilection - jusqu'à Nerval ou Flaubert.
Texte majeur, qui, comme l'induit le sous-titre de sa traduction française ("L'Orient créé par l'Occident"), à travers l'étude des œuvres littéraires et de celles des "spécialistes" américains, se veut une critique et une réfutation radicale du discours occidental, qui "fabrique" un monde et un espace arabo-musulman pseudo immuable, selon Said imaginaire mais répondant à ses intérêts : la perpétuation de sa domination sur lui.
De tous les orientalistes, c'est Bernard Lewis, le plus célèbre, qui fera l'objet de ses plus virulentes attaques. En caricaturant : Lewis, en historien, explique que l'islam, après un millénaire de puissance, est entré dans une phase de déclin inexorable par fermeture sur lui-même et par incapacité à prendre le train de la modernité politique et technologique occidentale. Il porte seul la responsabilité de ce déclin et personne d'autre que lui-même ne l'en sortira, conclut le maître de Princeton. Faux ! rétorque Said en "analyste du discours". D'abord parce que l'islam comme catégorie sui generis n'existe pas - d'ailleurs, "Orient et Occident ne correspondent à aucune réalité stable en tant que faits naturels" -, ensuite parce que le pseudo-"monde arabo-musulman" est aussi celui que les Occidentaux, en particulier par le colonialisme, en ont fait. La vision biaisée des "orientalistes", conclut-il, ne sert que les intérêts néo-impérialistes des puissances occidentales, Etats-Unis en tête.
La polémique a duré vingt ans, acerbe et violente, prenant souvent un ton très personnel, durant lesquels Said a ajouté mille articles et deux grands textes : Culture et impérialisme (1993), puis un ajout à son Orientalism (1995). La polémique a évidemment empiré avec l'Intifada et la guerre en Irak. "De fait, dit Abdallah Hammoudi, directeur du Centre d'études interrégionales du Moyen-Orient, de l'Afrique du Nord et de l'Asie centrale contemporains à Princeton, Said a pronostiqué la fin de l'orientalisme, parce qu'il annonçait son triomphe dominateur. Le débat a été clos : Lewis est devenu le spécialiste du monde arabe le plus écouté des néoconservateurs. L'orientalisme dénoncé par Edward Said comme vecteur intellectuel d'une domination politique est aujourd'hui la science officielle de l'empire dans cette région du monde". Interrogé par Le Monde, Bernard Lewis n'a pas souhaité s'exprimer à l'occasion de la mort de son adversaire. "De mortuis nihil nisi bonum", a-t-il tranché : des morts, on ne peut rien dire d'autre que du bien.
A la parution de Orientalism, nombre d'intellectuels arabes et musulmans jubilèrent. Enfin l'un d'entre nous capable de clore le bec aux impérialistes ! Ils devaient vite déchanter. Personne plus que Said n'a dénoncé la faillite des nationalismes arabes postcoloniaux, abandonnant leurs peuples à la misère, sombrant dans le népotisme et la corruption.
Aucun n'a vilipendé avec autant de virulence la "trahison des clercs" des pays arabes. A commencer par les "siens". L'Autorité palestinienne, lasse de ses incessantes critiques de sa "trahison" à Oslo (l'accord de reconnaissance mutuelle signé avec Israël en août 1993), de la corruption qui règne en son sein et du portrait sans aménité qu'il faisait de Yasser Arafat - "un personnage tragique. (...) Malheureusement il n'est pas Mandela. Il n'est pas la Palestine. Il n'est qu'un homme qui n'a jamais su être un démocrate ni consulter son peuple", déclarait-il au Mondeen octobre 1999 - cette Autorité, donc, devait, en 1996, interdire un temps à la vente les ouvrages du plus célèbre intellectuel palestinien ! Said avait l'habitude : Israël avait fait de même dans les territoires occupés depuis 1967.
PLUS que le professeur, depuis dix ans, le grand public connaissait mieux l'infatigable polémiste sur la question israélo-palestinienne. Son attitude envers la solution du conflit a varié. On l'a récemment beaucoup présenté comme l'apôtre d'un Etat "binational" - donc du refus de l'Etat juif. On oublie qu'il fut parmi les tout premiers Palestiniens à prôner publiquement, au contraire, la reconnaissance d'Israël. En 1979, après avoir rejoint le Conseil national palestinien, le "parlement" de l'OLP à l'époque, Said publiait The Question of Palestine, appelant ses compatriotes à admettre la réalité de l'existence d'Israël. Alors pourquoi, quinze ans plus tard, cette hostilité vindicative, radicale, à l'accord d'Oslo ? Il s'en est souvent expliqué.
Sa conviction, dès 1993, était que cet accord ne pouvait aboutir qu'à la transformation d'Arafat en courroie de transmission des intérêts israéliens ou, s'il n'y donnait pas prise, à une nouvelle catastrophe pour son peuple. Quant à l'"Etat binational" réunissant Juifs et Arabes dans le respect mutuel de l'identité nationale de l'autre, il en avait effectivement soutenu l'idée. "Que faire des Palestiniens d'Israël ? Et des juifs qui vivent dans les colonies ? On ne va pas déplacer tous ces gens. Alors je me dis : nous sommes déjà mélangés ; pourquoi ne pas en profiter pour fonder le premier Etat laïque du Proche-Orient ?", expliquait-il en 1999. Trois ans plus tard, il nous disait cependant que, si l'Etat laïque multiethnique restait "la meilleure solution, (...) sans doute faudra-t-il une étape transitoire, avec deux Etats côte à côte".
En attendant, avec le chef d'orchestre israélien Daniel Barenboïm, avec qui il entretenait une complicité intellectuelle et artistique continue et intense, il s'était attelé à l'un de ses ultimes projets : réunir dans un même ensemble, le West Eastern Divan, des musiciens des pays arabes, des Palestiniens et des Israéliens. A Ramallah, Mustafa Barghouti, qui avait fondé avec Edward Said l'Initiative nationale palestinienne, un "mouvement luttant pour la démocratie en Palestine", a regretté la disparition d'un "porte-parole de la cause palestinienne articulé, inspiré et admiré comme aucun autre". Professeur d'études proche-orientales à Chicago et Columbia, Palestinien lui aussi, Rashid Khalidi, extrêmement ému, a salué un homme qui "n'avait jamais été d'aucune paroisse, n'était pas un politicien. Un honnête homme dont l'engagement pour la Palestine était dicté par le besoin de voir la justice se faire". "En douze ans, depuis le diagnostic de sa leucémie, il a fait plus qu'aucun de nous ne pourrait aspirer à faire en une ou deux vies." D'Edward Said, Salman Rushdie avait dit qu'"il lisait le monde d'aussi près qu'il lisait les livres".
- Bibliographie sélective
A Contre-Voie, Le Serpent à plumes, 2002.
L'Orientalisme : l'Orient créé par l'Occident, Le Seuil, 1997.
Israël-Palestine : l'égalité ou rien, La Fabrique, 1999.
                                               
10. Edward Saïd était notre conscience, et aussi notre ambassadeur auprès de la conscience humaine par Mahmoud Darwish
in Al-Ayyam (quotidien palestinien) du vendredi 26 septembre 2003

[traduit de l'arabe par Marcel Charbonnier]
Je ne puis dire adieu à Edward Saïd, tant sa présence est grande chez nous, et dans le monde entier, et tant il est vivant. [Celui qui était] notre conscience et notre ambassadeur auprès de la conscience humaine en a eu assez, hier, de cette longue lutte vaine contre la mort. Mais il ne s’est jamais lassé de la résistance au nouveau régime (appelé par antiphrase « ordre ») mondial, ni de défendre la justice et l’humanisme, ainsi que les points de rencontre entre les différentes cultures et civilisations du monde. Edward s’est conduit en héros dans son jeu de cache-cache avec la mort, tout au long de ces douze dernières années [de sa maladie], en renouvelant sa créativité pourtant déjà si fertile, par l’écriture, par la musique, par l’étude critique de la volonté humaine, par la recherche – vitale – du sens et de l’essence, par sa volonté de repositionner l’Intellectuel dans son ambitus ascétique.
Si l’on demande à un Palestinien de quoi il se sent fier, face au monde, il répondra spontanément : Edward Saïd. L’histoire culturelle palestinienne n’a, en effet, jamais donné au monde un génie qui surpasse celui d’Edward Saïd, de cet Edward Saïd à la fois multiple et apax humain.
Désormais, et jusqu’à un lointain nouvel ordre, il tiendra le premier rôle pionnier dans la diffusion du renom de son pays d’origine, depuis le niveau politique courant jusqu’à la conscience culturelle universelle. C’est la Palestine qui l’a mis au monde. Mais – en raison de sa fidélité aux valeurs de l’équité, dont on fait tellement bon marché sur la terre qui les a vues naître, et en raison de son combat pour le droit de ses fils et filles à la vie et à la liberté – Edward Saïd est devenu l’un des pères symboliques de la Palestine nouvelle.
Sa vision du conflit qui s’y déroule est une vision culturelle et morale qui, loin de se contenter de justifier seulement le droit des Palestiniens à résister à l’occupation, voit en cette Résistance un devoir à la fois national et humain.
Edward était un tout : impossible de le détailler. En lui s’unifiaient l’homme et le critique littéraire, le penseur, le musicien et le politique, sans que la nature d’aucune de ces activités ne déteignît aussi peu que ce fût sur les autres. Sa personnalité au rayonnement universel se caractérisait par un charisme qui fit de lui un phénomène mondial absolument unique. Il est rare, en effet, que soient réunies dans une même personne l’image de l’intellectuel et celle de la star, comme elles ont été réunies en Edward Saïd, cet homme élégant, éloquent, profond, impitoyable, délicieux, captivé par les beautés de la vie et du langage.
Au moment de prendre congé de lui, un congé qui se révolte contre l’idée même de son absence, le monde a rendez-vous avec la Palestine pour un instant rare et précieux. Aujourd’hui, nous ne savons pas quelle est la famille éplorée à qui présenter nos condoléances, car la famille d’Edward, c’est le monde entier. Notre perte est donc commune, nos larmes sont les mêmes. Car Edward, par sa conscience vive et son encyclopédisme culturel, a placé la Palestine au cœur du monde, et le monde au cœur de la Palestine.
                                               
11. Pas d’excuse par Gideon Levy
in Ha’Aretz (quotidien israélien) du vendredi 26 septembre 2003
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

Naif Abu Latifi est sous traitement. Sa lèvre inférieure tremble, il n’est pas rasé, son expression semble voilée, et son corps est parcouru de légers spasmes. Son épouse nous demande de ne pas le contrarier. Parfois – souvent – il intervient dans la conversation et demande, en sautant en apparence (en apparence, seulement) du coq à l’âne, pourquoi les soldat peuvent tuer des enfants et pourquoi on ne les arrête pas, et pourquoi tirent-ils sur un gamin ainsi à bout portant, et comment un petit garçon sans arme pourrait-il menacer la vie d’un soldat armé à un point tel qu’il le descende à bout portant, et pourquoi y a-t-il des soldats ici, pour commencer ? Des questions abruptes, embarrassantes, ici, dans ce salon minuscule. Et, oui, vraiment, parlons-en : pourquoi ? Que diriez-vous à un père palestinien effondré, dont l’enfant a été tué par des soldats des Forces Israéliennes de Défense ? Y a-t-il quelque chose qui puisse justifier que l’on tire sur un enfant qui court pour tenter d’avoir la vie sauve ?
Par ici, le cas n’a hélas certainement rien d’exceptionnel. Ahmed Abu Latifi est le cinquième enfant tué, ici, en quelques mois – au même endroit, dans des circonstances similaires. Des soldats israéliens face à des enfants du camp de réfugiés palestiniens de Qalandiyah. Et le score, avant la mi-temps, est de 5 à 0. Une balle réelle pour chaque caillou jeté, une rafale de fusils d’assaut pour toute tentative de démolir la barrière qui entoure l’aéroport désormais hors d’usage. Sur les champs de bataille (je devrais écrire : de tuerie) de Qalandiyah, on ne connaît pas d’autre façon de disperser une volée de gamins : on ne connaît ni les lances à incendie, ni les grenades lacrymogènes, ni les haut-parleurs, ni les boucliers en plexiglas, ni même les balles enrobées de caoutchouc. On ne connaît qu’un seul « remède » : les tirs à balles réelles à bout portant et : au diable, le règlement militaire et la justice élémentaire, qui devraient intimer aux soldats israéliens : On ne tire pas sur des enfants ! Point barre. Jamais ! Pas de « si… », pas de « et pourtant…», pas de « mais… » !
« Tirer sur un adolescent non armé est manifestement illégal » a déclaré le major général (démissionnaire) Ami Ayalon au cours d’une interview publiée il y a environ un an et demi, mais aucun des tueurs d’enfants de Qalandiyah n’a été convoqué au tribunal. Après que cinq enfants eurent été tués au même endroit, il semble que personne, dans l’armée israélienne, se soucie le moins du monde de la vie ou de la mort de ces enfants innocents.
L’un après l’autre, ils ont été tués comme suit : Hussam Adisi, les frères Yasser (11 ans) et Samer (15 ans) Kusama – tués à quarante jours d’intervalle, et Omar Matar (14 ans), tué ici il y a cinq mois tandis qu’il tentait de descendre un ballon d’observation.
Le portrait d’Omar est omniprésent chez Ahmed Abu Latifi : au-dessus de son lit, derrière la pile de chemises dans son armoire, sur l’étagère où il rangeait ses livres, sur le balcon et à l’entrée de la maison. Omar et Ahmed était de bons copains. Aujourd’hui, Ahmed est parti, lui aussi. Il a été tué par balles un dimanche, voici quinze jours. Une balle, entrée dans son abdomen, est ressortie de son corps par sa poitrine.
Le jour de sa mort, Ahmed s’était levé plus tard que d’habitude. Il n’y avait pas d’école, ce jour-là, parce que les élèves avaient été envoyés à Ramallah pour y participer à des manifestations de soutien à Arafat, à la suite de la menace brandie par Israël de l’exiler. La maison d’Ahmed est la maison de réfugiés typique – petite, surpeuplée, spartiate. Huit enfants se partagent deux chambres et les photos de leur oncle qui vit en Amérique, accrochées au mur. En ce septième jour de deuil, la tension et le désarroi se lisent sur le visage de tous. La famille est originaire du village de Sar’a – aujourd’hui, c’est le kibbutz de Tzor’a. Na’if, le père, travaille dans l’atelier de serrurerie de Motka Aviv, à Atarot. Les femmes de la maisonnée se tiennent dans l’autre pièce, entièrement vêtues de noir. Elles sont assises par terre.
Du sang, et du feu
Avant de quitter la maison, ce jour-là, l’aîné, Mohammed (21 ans) avertit ses deux jeunes frères Ahmed (13 ans) et Mahmoud (15 ans), leur recommandant de faire attention à eux et de ne pas avoir de problèmes avec l’armée. Ahmed partit acheter du jus de fruit, puis les trois frères prirent ensemble leur petit déjeuner. La télévision diffusait les infos de la chaîne Al-Jazeerah : du feu, du sang, des menaces contre Arafat et des checkpoints : la routine, quoi…
Tandis que Mohammed relate les faits, son père Na’if, sortant de son silence, le coupe : « Pourquoi viennent-ils à l’intérieur du camp et se mettent-ils à provoquer les mioches ? » demande-t-il. Mohammed est rentré du travail à six heures, ce jour-là, et il a demandé où étaient ses deux frères, Ahmed et Mahmoud. Sa mère lui répondit qu’ils étaient rentrés à la maison à quatre heures et qu’ils étaient ressortis dans la rue. C’est la seule chose à laquelle les enfants de Qalandiyah puissent consacrer leurs loisirs : sortir, l’après-midi, et aller lancer des pierres sur les soldats qui surveillent le gros checkpoint en bordure du camp de réfugiés, le tristement célèbre checkpoint de Qalandiyah. Que pourraient-ils bien faire d’autre ? A sept heures, ils ont rallumé la télé sur Al-Jazeerah, et Mohammaed a dit à son père que la situation était en train de se détériorer.
« La situation était confuse », dit Na’if. Tandis qu’il disait sa prière de l’après-midi, Mohammed avait eu une sensation pénible. Ahmed rentrait toujours avant la tombée de la nuit – pour boire le thé, dîner et se préparer pour aller se coucher. Il commençait à faire sombre, à Qalandiyah. Mohammed sortit et alla jusqu’au milieu du camp pour chercher ses deux jeunes frères, et il vit que tout était normal. Ses craintes apaisées, il se rendit à la ville voisine de Ramallah, avec un ami. A huit heures, ses parents l’appelaient : Mahmond était rentré à la maison. Seul. Ahmed n’avait pas encore donné signe de vie.
Les grands yeux tristes d’Ahmed nous transpercent, depuis l’avis de décès affiché au mur.
Mahmoud a dit à ses parents que vers 18 h 30, il y a eu des tirs près de la clôture de l’aéroport, et qu’il n’avait pas revu Ahmed depuis lors. Mahmoud retourna au checkpoint pour s’informer du sort de son frère manquant. Les soldats avaient arrêté Ahmed, parce qu’il lançait des pierres, mais ils l’avaient relâché quelques heures plus tard. Mais, au checkpoint, on a dit à Mahmoud que personne n’avait été arrêté. C’est alors qu’il vit des ambulances israéliennes qui longeaient la clôture, à l’intérieur de l’enceinte de l’aéroport.
Cet aéroport, qui desservait jadis tous les vols vers et en provenance d’Eilat – il s’agissait là d’une volonté pour Israël de bien afficher sa souveraineté éternelle sur Jérusalem – est aujourd’hui devenu un aimant à problèmes. Le dernier avion s’est posé ici il y a plusieurs années. Des enfants du camp vont jusqu’à la barrière électronique, ils injurient les soldats qui patrouillent sur les pistes d’atterrissage, en scrutant l’autre côté du plus important checkpoint de toute la Cisjordanie, et ils continuent jusqu’à ce que les soldats tirent pour les disperser. Les filets de camouflage tendus au-dessus de l’ancien terminal de l’aéroport le font ressembler à une caserne désaffectée.
Après 8 heures du soir, toujours pas de petit Ahmed : tout le monde commençait à s’inquiéter. Sa mère, Rali, sortit elle aussi à sa recherche. Le directeur du camp, un responsable de l’UNRWA, lui dit que quelqu’un du camp avait été blessé.
Na’if : « Je veux poser une question : Pourquoi le soldat lui a-t-il tiré dessus ? Si mon gamin avait fait quelque chose, pourquoi ne l’a-t-il pas arrêté ? Et pourquoi lui ont-ils ôté ses vêtements, le laissant là, par terre, plus d’une heure et demie ? »
Na’if a téléphoné à son fils Mohammed à Ramallah, et il lui a dit d’aller au plus vite à l’hôpital de cette ville, pour voir si Ahmed ne s’y trouvait pas, car il pouvait avoir été blessé. Les femmes, qui suivaient la conversation dans la pièce voisine, gardaient les yeux baissés, elles semblaient vouloir déchiffrer le carrelage.
Une ou deux balles
Mohammed courut jusqu’à l’hôpital, et là, il vit plusieurs gars du camp. Il leur demanda ce qui s’était passé. Rien, lui répondirent-ils. Mais Mohammed savait qu’on avait certainement hospitalisé quelqu’un du camp, sinon ils n’auraient pas été là, et il demanda à une infirmière qui était le blessé. Elle lui répondit : « Il est déjà à la morgue ». Inutile de lui en dire plus : Mohammed affirme qu’il a été certain, dès cette seconde, que le mort était son frère. Le lendemain, on l’enterrait au cimetière du camp, près des tombes des quatre autres garçons abattus eux aussi par l’armée.
Ahmed avait passé les dernières heures de son existence dans le camp de réfugiés. Il avait mangé un repas léger, composé d’un sandwich acheté au kiosque du coin, puis il avait prévu d’aller avec ses copains à la piscine de Ramallah. Ahmed aimait nager. Son père et ses frères disent que les garçons n’avaient pas assez d’argent pour acheter un ticket d’entrée à la piscine, et que c’est pour cette raison qu’ils sont allés, d’abord, près de la clôture de l’aéroport. Là, des gamins ont l’habitude de ramasser des fils électriques dont ils vendent les âmes de cuivre à Ramallah. Ils voulaient gagner assez d’argent de poche, de cette manière, pour se payer la piscine. Peut-être ont-ils touché à la grille électronique qui entoure l’aéroport, mais peut-être que non. Peut-être ont-ils lancé des pierres sur les soldats, de l’autre côté de la clôture, mais peut-être que non. Les amis d’Ahmed disent que les soldats les ont pris par surprise, et qu’ils ont surgi derrière le groupe d’adolescents qui s’attendaient à les voir approcher frontalement, après quoi les soldats ont ouvert le feu sur eux.
Ils se sont tous enfuis, sauf Ahmed. Peut-être portait-il un fagot de fils électriques – ils disent qu’il en avait déjà trouvé un peu. Peut-être, dans sa frayeur, a-t-il perdu le sens de l’orientation. Les gamins disent qu’au lieu de courir en s’éloignant des soldats, il s’est en fait précipité vers eux. Ils affirment que le soldat lui a tiré dessus depuis une distance de seulement dix à quinze mètres. Une balle. Ou deux. Un trou dans l’abdomen, et un trou dans la poitrine. Les soldats ont ramassé Ahmed, qui était agonisant ou déjà mort. Il était environ 18 h 30. Une heure et demie après, une ambulance palestinienne était alertée, et elle est venue ramasser le corps. Le chauffeur de cette ambulance a dit à la famille que lorsqu’il a demandé aux soldats pourquoi ils avaient tué cet enfant, l’un d’entre eux lui a répondu, sur un ton menaçant : « Dégage, ou on te descend, toi aussi ! »
Le porte-parole de l’armée israélienne : « Les Forces israéliennes de défense ont connaissance de la mort de l’enfant, et l’enquête à ce sujet n’est pas encore terminée. Les premières indications de l’enquête sur cet incident montrent qu’un certain nombre de Palestiniens se sont infiltrés sur les terrains de l’aéroport Atarot, zone militaire, et qu’ils arrachaient en la détruisant la clôture de l’aéroport, qui fait partie de la barrière de sécurité sur la Ligne de Séparation, destinée à empêcher l’infiltration de terroristes vers Jérusalem. Un soldat des Forces israéliennes de défense qui se trouvait sur place a agi de manière à disperser les malfaiteurs et d’arrêter les vandales. Apparemment, le garçon a été blessé par erreur en raison de cette action justifiée. A ce stade, notre formation n’a enregistré aucun blessé dans ses rangs, du fait de ces tirs. »
« Ce n’est que quelques heures plus tard, après qu’une patrouille israélienne ait quitté le camp de Qalandiyah où elle était en opération, que le corps du garçon palestinien a été découvert sur le terrain de l’aéroport. Nos forces ont prévenu une équipe médicale militaire, ainsi qu’une ambulance du Croissant Rouge, tout en tentant de réanimer le garçon. En dépit des tentatives de nos soldats pour le sauver, le garçon fut déclaré mort par un médecin militaire convoqué sur les lieux, et son corps a été remis à l’équipe des secouristes du Croissant Rouge.
 « Il convient de noter qu’il s’agissait d’un groupe d’adolescents, dont certains étaient âgés de plus de quinze ans, et qui avaient participé, au cours des deux mois écoulés, à des incidents dans ce lieu, presque quotidiennement. Dans ces incidents, un certain nombre de soldats des Forces israéliennes de défense avaient été blessés et des dégâts importants avaient été causés à la barrière de séparation. »
On le voit : une explication tirée par les cheveux, mais pas un mot pour s’excuser !
Un jeune lieutenant en second était au checkpoint de Qalandiyah, cette semaine, et il avait repoussé violemment un jeune contrebandier qui s’était aventuré trop près du checkpoint. Un autre soldat avait crié aux gens qui faisaient la queue : « Vous me bousculez ! »
Ahmed Abu Latifi adorait une série de la télévision syrienne intitulée « Hawali ». Tous les jours, à deux heures de l’après-midi, il était scotché devant la télé, exactement comme tous les enfants israéliens, devant leur émissions favorites. Son père envisageait de l’inscrire à l’école professionnelle de l’autre côté de la rue, pour qu’il apprenne un métier. Il y a environ un mois, on lui avait acheté un ordinateur d’occasion. Il enregistrait, dans un fichier, tous les articles qu’il pouvait trouver au sujet de son meilleur copain, Omar Matar, tué lui aussi, avant lui.
Voilà sa chambre : un petit espace, avec deux lits et un étroit passage entre les deux. Un des lits était celui d’Ahmed, et l’autre est celui de Mahmoud. Des portraits d’Omar sont accrochés au mur. Ahmed avait décoré la porte de son armoire avec de petites photos de tanks, d’hélicoptères et de jeeps – notamment de l’armée israélienne. Dehors, sur un mur de la maison, une inscription à la bombe à peinture noire : « Ils l’ont tué par peur, ils l’ont tué par haine, ils l’ont tué par vengeance. Que la paix soit sur toi, Ahmed ! »
                                           
12. La politique du pire d'Ariel Sharon par Françoise Germain-Robin
in L'Humanité du vendredi 26 septembre 2003
Fort de la complicité américaine, le premier ministre israélien n'a pas renoncé à son ambition d'extension d'Israël. Un rapport montre qu'entre 2000 et 2002 la population des colons a augmenté de 20 %.
Jérusalem, envoyée spéciale - Il y a une semaine, juste après que le gouvernement Sharon a annoncé sa décision de " se débarrasser " de Yasser Arafat, l'écrivain et journaliste Uri Avnery (1) dénonçait ce qu'il appelait une " stratégie du désastre ". L'assassinat du président palestinien, explique-t-il - car pour lui il n'est nullement question, dans l'esprit des généraux et des colons qui dirigent le pays, de déporter Arafat mais bien de le tuer - apporterait un " changement historique dans les relations entre Israël et le peuple palestinien ". L'idée d'une solution de compromis permettant aux deux peuples de vivre côte à côte dans deux États indépendants - idée qui s'était imposée depuis les accords d'Oslo et qui reste à la base de la " feuille de route " que défend encore le " quartet " - serait jetée aux oubliettes de l'histoire. L'Autorité palestinienne ayant disparu, on en reviendrait à l'occupation totale des territoires palestiniens par Israël, et comme il y aurait toujours des Palestiniens pour résister, ce serait à nouveau le bain de sang débouchant sans doute sur l'expulsion des Palestiniens. Ce scénario catastrophe peut paraître fou, excessif. Mais quand on voit, sur le terrain, jour après jour, avec quelle constance le gouvernement Sharon s'emploie systématiquement à détruire non seulement l'Autorité mais aussi la société palestinienne, à étendre dans tous les sens les colonies, on se dit que la vision cauchemardesque d'Uri Avnery n'est peut-être pas aussi folle qu'elle en a l'air.
Rien qu'en ce qui concerne les colonies, qui sont, de l'avis de tous les Palestiniens, le principal obstacle à la paix, les derniers chiffres publiés mardi par la presse israélienne confirment leur extension extraordinaire depuis deux ans, alors même que leur gel et le début de leur démantèlement sont exigés expressément par la " feuille de route " : entre 2000 et 2002, montre le rapport d'un collège de la colonie d'Ariel, au centre de la Cisjordanie, la population des colons a augmenté de 20 % alors que la croissance démographique moyenne du pays est de 6,8 %. Le rapport montre également que la population juive de Cisjordanie a cru de 144 % en dix ans, c'est-à-dire depuis la signature des accords d'Oslo, auxquels, rappelons-le, Sharon et les colons ont toujours été opposés.
Il ne se passe pas de jour sans que de nouveaux faits de colonisation soient dévoilés : hier encore, on apprenait le rachat par des colons juifs de propriétés et de maisons situées en plein territoire autonome palestinien, au cour de Bethléem. La stratégie utilisée dans ce cas a consisté à isoler depuis plusieurs années (en fait, depuis Oslo) le territoire convoité par des barrages de l'armée, rendant impossible la vie des habitants. Les commerçants du secteur font faillite, les gens partent et quelques-uns finissent par vendre leurs maisons quand elles ne sont pas tout simplement confisquées ou détruites par l'armée. Les prétextes sont toujours les mêmes : sécuritaires ou religieux. Dans le cas de Bethléem, il est religieux puisqu'il s'agit de " garder sous souveraineté juive " un lieu de pèlerinage supposé être " la tombe de Rachel ", déjà enserré dans un périmètre interdit protégé par un mur hideux et des barbelés.
Quant aux " colonies sauvages " qu'Israël aurait dû démanteler pour accomplir sa part de la " feuille de route " - les États-Unis en avaient listé 87 - aucune ne l'a finalement été.
Pour Khader Abou Souwei, qui fut pendant l'éphémère gouvernement de Mahmoud Abbas son conseiller en communication, c'est l'une des principales raisons de l'échec : " Le gouvernement israélien était supposé les démanteler toutes. Il en a enlevé huit et une semaine plus tard il y en avait onze à la place. Elles sont toujours là. Quant au gel, qui devait lui aussi être total, Sharon le refuse et on annonce partout de nouveaux chantiers. Il aurait également dû se retirer des villes occupées, mais il n'a évacué que Gaza et Bethléem, et il y continue ses opérations, les assassinats, comme bon lui semble. "
Illustration de cette politique de force : jeudi, un adolescent palestinien de quinze ans, Mohamed Hamdan, était tué dans le camp de réfugiés de Rafah, au sud de la bande de Gaza, à l'occasion d'une incursion de chars et de bulldozers au cours de laquelle 14 autres personnes ont été blessées. La veille, à Hébron, un homme avait été écrasé sous les ruines de sa maison détruite par l'armée sous prétexte qu'il appartenait à la branche armée du Hamas. " Cela fait le sixième prétendu chef du Hamas qu'ils tuent dans cette ville, commente un Hébronite. On se demande lequel était le vrai ou s'il y a une génération spontanée de chefs du Hamas, alors qu'il y a quelques années ce mouvement n'existait pas ici. C'est l'Intifada qui l'a renforcé. "
" Le problème, dit Khader Abou Souwei, c'est que ni les États-Unis ni le "quartet" n'ont fait pression sur Israël pour qu'il remplisse ses obligations et arrête les provocations. Ils se sont contentés de la satisfaction d'avoir obtenu une trêve des groupes armés palestiniens, comme si la violence ne venait que d'un seul côté, ou comme si celle d'Israël était légitime. Les Américains et Israël exigeaient le démantèlement des groupes armés. Mais cela ne peut pas se faire dans une telle situation de violence et d'occupation. "
Le nouveau gouvernement que cherche à former Ahmed Qoreï - avec grande difficulté car il y a des rivalités personnelles dans le Fatah - risque fort de se heurter exactement aux mêmes difficultés. Le refus affiché par le chef du Hamas, Cheikh Yassine, d'accepter une nouvelle trêve laisse augurer le pire. À cela s'ajoutent les menaces contre Yasser Arafat auxquelles le gouvernement israélien n'a pas renoncé, malgré le désaveu international qu'a confirmé l'Assemblée générale de l'ONU. Les déclarations du ministre des Affaires étrangères Silvan Shalom selon lesquelles la " décision de principe ne sera pas appliquée immédiatement " n'a rien de rassurant. Pour les Palestiniens, comme pour les diplomates européens en poste à Jérusalem, il s'agit simplement d'" habituer le monde à cette idée ". Et si la réaction internationale n'est pas à la hauteur du défi, le désastre annoncé risque de se produire.
(1) Dirigeant du Bloc de la paix, il s'est rendu à la Mouqata en demandant aux Israéliens épris de paix de participer avec les Palestiniens à la protection de Yasser Arafat, ce qui lui a valu d'être violemment attaqué et qualifié de traître par Ariel Sharon lors du dernier Conseil des ministres israélien.
                                               
13. Le Prix Fidélité de l’Anti-Defamation League remis à Silvio Berlusconi ! par Zvi Schuldiner
in Il Manifesto (quotidien italien) du jeudi 25 septembre 2003
[traduit de l'italien par Marcel Charbonnier]

"Vous, qui vivez en sécurité / Dans vos maisons douillettes / Vous qui trouvez, en rentrant, le soir / Un repas / chaud et des visages aimés : / Demandez vous si celui-ci est un Homme / Lui, qui trime dans la boue, / Qui ne connaît aucune paix, / Qui lutte pour un morceau de pain, / Qui meurt pour un oui, ou pour un non ? / Demandez-vous si celle-là est une Femme, / Elle qui, sans cheveux et sans nom, / Sans même plus la force de se rappeler, / A le regard vide et le giron glacé, / Comme une grenouille, au plus froid de l’hiver ? / Pensez-y, cette chose innommable a eu lieu : / Je vous confie ces paroles. / Gravez-les dans votre cœur, / Quand vous restez chez vous, quand vous sortez dehors, / Au moment de vous coucher, au moment de vous lever ; / Répétez-les à vos enfants. / Sinon, que votre maison tombe en ruines, / Que la maladie vous cloue au sol, / Que vos bébés, quand vous voudrez les regarder, détournent le visage… / J’ai été arrêté par la Milice fasciste (de Mussolini) le 13 décembre 1943…" Primo Levi, "Si c’est un homme", Editions Einaudi, 1958. [Interprétation libre du traducteur]
En remettant son prix, avant-hier, au Président du Conseil (italien) Benito [l’auteur donne le prénom de Mussolini – Benito – à Berlusconi, qui se prénomme en réalité Silvio, Ndt] Berlusconi, l’Anti-Defamation League des Etats-Unis [Cette organisation est un groupe de pression pro-israélien du même type que la LICRA en France, Ndlr] a donné un nouveau coup d’accélérateur au mouvement honteux qui vise à avaliser la politique criminelle du gouvernement Sharon.
Certains dirigeants de la communauté juive italienne ont très bien fait en mettant en évidence ceci : les déclarations de Berlusconi ne sont pas seulement un problème pour les juifs italiens, elles concernent tous les Italiens, invités par leur éminent Premier ministre à oublier un des chapitres les plus sombres et les plus tristes de leur propre passé. Il Signor Mussolini, transformé en gentil organisateur d’une agence de voyage par un politicien dépourvu de tout scrupule, a été, avant tout, un tyran italien, et ce sont les Italiens – juifs ou moins juifs – qui ont eu à souffrir de la dictature fasciste. Mais il Signor Mussolini ne s’est pas contenté d’être simplement un tyranneau italien provincial : il fut bel et bien le principal allié de Herr Hitler, et un excellent ami du généralissime Franco.
Combien de milliers – de dizaines de milliers – de personnes ont été mises à mort dans les camps de villégiature du Signor Mussolini, « grâce » aux milices fascistes ? Et combien de millions périrent dans la terrifiante guerre que le Duce a contribué à déchaîner, semant le fer, le feu et le sang dans le monde entier ? Les Italiens peuvent élire un Premier ministre ignorant et dépourvu de mémoire, mais en tant qu’hommes honnêtes, ils devraient se demander si, de nos jours – en 2003 ! – le temps est bien opportun pour le scandaleux révisionnisme historique incarné par Monsieur Silvio Berlusconi.
Aux dix-neuvième et vingtième siècles, des juifs se sont souvent trouvés en première ligne, dans les nouvelles formations libérales et socialistes qui luttaient pour un monde meilleur et pour la reconnaissance des droits humains élémentaires. Il y a quelques dizaines d’années, le nationaliste sioniste de gauche Nahum Goldman signalait que cette tendance était en train de s’épuiser ; il mettait en garde contre les dangers que représentait l’émoussement de la sensibilité vis-à-vis des droits humains et des droits nationaux des autres peuples.
Aujourd’hui, Israël traverse l’une des heures les plus sombres de son histoire, avec un gouvernement qui ne connaît plus aucune limite, qui assassine, qui pille et détruit, au nom de la guerre contre le terrorisme ; un terrorisme qui est le fruit direct d’une occupation brutale et sanguinaire, de jour en jour plus impitoyable. Et Sharon agit de la sorte avec l’aval du grand gladiateur de Washington, auquel se joint, jovial et souriant de tout son sourire Colgate, le Premier ministre italien. Tous trois, en parlant de terrorisme, sèment dans le monde le sang, la douleur, la corruption et la haine.
Mais il suffit que Monsieur Berlusconi se prononce contre le terrorisme et appuie la politique criminelle de Sharon, pour qu’il soit vu d’un bon œil par beaucoup (trop) de juifs qui, pour les motifs les plus divers, sont tombés dans le piège rudimentaire, mais extrêmement dangereux, de l’appui inconditionnel à la politique du gouvernement israélien. L’Anti-Defamation League, qui menait son combat, naguère, au nom de l’Histoire, a oublié l’Histoire. Pire encore : elle a oublié toute notion de ce qu’est la honte. Décerner un prix à ce fumier de Berlusconi, nouvel historien du fascisme, revient à cracher sur la mémoire des victimes, à cracher sur les camps d’extermination. La honte !
                                   
14. "Nous voulons comprendre pourquoi notre fille est morte" par Françoise Germain-Robin
in L'Humanité du mercredi 24 septembre 2003
Deux Américains, Craig et Cindy Corrie, ont mis leurs pas dans ceux de leur fille Rachel tuée par un bulldozer israélien alors qu'elle tentait de s'opposer à la destruction d'une maison.
Jérusalem, envoyée spéciale - Craig et Cindy Corrie sont deux citoyens américains de l'État de Washington. Depuis deux semaines, ils visitent les territoires palestiniens, depuis la bande de Gaza jusqu'au mur qui défigure déjà le nord de la Cisjordanie et menace, demain, d'encercler Bethléem et de séparer la ville natale de Jésus de Jérusalem. Ils ont tous deux les cheveux blancs, mais c'est leur première visite en Terre Sainte. Ils sont tous deux protestants d'origine, mais ce n'est pas les traces du Christ qu'ils suivent. Ils mettent leurs pas dans ceux de leur fille, Rachel Corrie, tuée en mars dernier à l'âge de vingt-trois ans par un bulldozer israélien alors qu'elle tentait, avec d'autres pacifistes, de s'opposer à la destruction d'une maison dans l'un des endroits les plus déshérités du monde : Rafah, à la fois ville et un camp de réfugiés palestiniens, tout au sud de la bande de Gaza, sur la frontière avec l'Égypte.
Rachel, la plus jeune de leurs trois enfants, " la petite sour " comme dit Cindy, était arrivée à la fin janvier dans une des nombreuses missions internationales (ISM) qui parcourent les territoires palestiniens depuis plus de deux ans, avec la volonté de suppléer, au moins un peu, à ce que les institutions internationales se sont révélées incapables de faire : protéger les civils palestiniens contre les brutalités de l'armée d'occupation israélienne, ou, en tous cas, témoigner de ce qui se passe.
" Rachel, explique sa maman, était engagée depuis longtemps dans des activités de soutien psychologiques et avait rejoint des groupes de militants pour la paix. En 2001, elle a rencontré des gens qui étaient venus ici avec une mission, et aussi Simone Shuroni, une Israélienne qui milite contre l'occupation et l'une des fondatrices des Femmes en noir. Alors, elle a décidé d'apprendre l'arabe, a beaucoup lu sur le Moyen-Orient et elle a fini par rejoindre l'ISM. Elle militait aussi contre la guerre en Irak et était l'une des organisatrices des manifestations. Nous y avons participé aussi et avons agité des drapeaux et des banderoles, même si cela n'a pas servi à grand-chose. Quand elle nous a dit qu'elle allait venir ici, nous avons compris qu'elle avait besoin de le faire. Mais nous n'avons pas compris à quel point c'était dangereux. Nous étions comme tout le monde, nous entendions parler de la situation depuis des années et nous savions qu'elle s'aggravait, mais c'est tout. "
Aujourd'hui, en mettant ses pas dans ceux de son enfant, Cindy comprend beaucoup de choses. À commencer par ces mots que sa fille lui écrivait dans un e-mail envoyé début février, quinze jours après son arrivée : " Aucune lecture, aucune conférence, aucun film documentaire, aucun mot ne m'avait préparée à la réalité que je vis. Personne ne peut l'imaginer s'il ne l'a pas vue de ses propres yeux. "
Cindy et Craig, au fur et à mesure de leurs visites dans les lieux où Rachel est passée, ressentent à leur tour ce qu'elle a ressenti. " Nous sommes allés là où elle a été tuée ", dit Cindy, et des larmes perlent sur ses cils et font trembler sa voix. " Nous avons vu toute la rangée des maisons en ruine dont elle et ses amis voulaient empêcher la destruction. Au moins 20 maisons ont été détruites depuis que Rachel était là. Nous avons aussi vu les puits près desquels elle passait la nuit pour les protéger parce que les Palestiniens manquent tellement d'eau. Ces puits, les Palestiniens les ont reconstruits mais, la nuit avant notre arrivée, les Israéliens les ont à nouveau bombardés. Les gens avaient peur pour nous et nous ont fait partir très vite. Ils nous ont accueillis avec tellement de gentillesse, tellement de compassion et de respect pour Rachel, que cela m'a fait chaud au cour. Ils lui ont même dédié des institutions qui portent son nom, notamment un centre culturel et une école. "
Craig et Cindy, depuis six mois, essaient de comprendre comment et pourquoi un bulldozer israélien a écrasé Rachel. Ils se débattent, multiplient les démarches auprès du gouvernement américain pour qu'une enquête indépendante ait lieu. " Notre représentant au Congrès, Brian Baird, un démocrate, nous a beaucoup aidés et a introduit une demande d'enquête. Cinquante membres du Congrès ont déjà signé la pétition, mais on l'attend toujours. La seule enquête qui ait eu lieu est celle de la police militaire israélienne, qui a complètement blanchi l'équipage du bulldozer en affirmant que le conducteur n'avait pas vu Rachel. Ce rapport, que l'on refuse de nous donner, mais que le consul d'Israël à San Francisco nous a montré, comporte beaucoup de contradictions et pose plus de questions qu'il n'apporte de réponses. "
En suivant les traces de leur fille, Cindy et Craig sont, à leur tour, devenus des militants. Lundi, ils sont allés avec Jef Halper, responsable d'une association israélienne contre les démolitions, visiter le camp d'Anata, tout près de Jérusalem, et rencontrer Selim Erbil, dont la maison a déjà été quatre fois détruite et quatre fois reconstruite par les gens du camp avec les volontaires israéliens et internationaux. Mardi ils ont vu les paysans troglodytes de la région d'Hébron, que l'armée cherche à déloger et que protègent des organisations israéliennes comme Tayyush. Mercredi ils ont vu le mur qui prive tant de paysans de leurs terres, leur seul moyen de subsistance et les met en cage, comme des animaux dans un zoo. En touchant du doigt l'intenable réalité de la vie sous l'occupation, Cindy comprend mieux pourquoi Rachel, dans ses e-mail, parlait de " génocide insidieux ". Et pourquoi elle écrivait aussi, peu avant de mourir : " Je veux encore vivre et m'amuser, danser avec mes amis, mais je veux aussi que cela cesse. Venir ici est une des meilleures choses que j'ai faites dans ma vie ".
                                   
15. Le vrai obstacle à la paix, c’est Sharon et non Arafat par Avi Shlaim
in The International Herald Tribune (quotidien international) du mercredi 24 septembre 2003
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

(Avi Shlaim est professeur de relations internationales à l’Université d’Oxford et auteur de : "The Iron Wall : Israel and the Arab World" - Le Mur de fer : Israël et le monde arabe -.)
Oxford – La décision du cabinet israélien d’exiler Yasser Arafat, et ses menaces de l’assassiner, ont soulevé une tempête de protestations internationales. Une résolution du Conseil de sécurité de l’Onu, demandant qu’Israël abandonne l’idée de déporter Arafat ou d’attenter à sa personne a certes été repoussée, mais grâce au seul veto américain.
Le vice-premier ministre israélien Ehud Olmert a déclaré, à la radio israélienne, que tuer Arafat « est certainement l’une des options » envisagées par le gouvernement. Ainsi, le débat, au sein du gouvernement israélien tourne non pas autour de la question de savoir si Arafat doit être expulsé ou non, mais bien autour du choix entre le déporter et l’éliminer. Un risque, réel, existe néanmoins : que le veto américain au Conseil de sécurité soit interprété par les ministres israéliens comme une approbation tacite de leur plan visant à prendre des mesures drastiques à l’encontre du leader palestinien embastillé.
Aux yeux de l’historien du conflit arabo-israélien, le comportement outrageant des dirigeants israéliens, et la complicité américaine pour ce genre de comportement, n’ont absolument rien de nouveau. Le ressentiment britannique envers les Etats-Unis continue à couver sous la cendre des archives nationales. Dans un memorandum adressé au secrétaire des Affaires étrangères Ernest Bevin, daté du 2 juin 1948, Sir John Troutbeck tenait les Américains responsables de la création d’un Etat gangster dirigé par une « bande de malfrat totalement dénués de scrupules. »
Aujourd’hui, c’est un sentiment similaire d’outrage moral qui est palpable, à l’égard du gouvernement droitier du Premier ministre Ariel Sharon, dans le monde entier, à l’exception notable et attendue de l’administration Bush. Le Président George W. Bush lui-même s’est illustré en qualifiant Ariel Sharon d’ « homme de paix », et il n’a pas remué le petit doigt afin de le retenir dans sa guerre sauvage contre le peuple palestinien dès son accession au pouvoir, voici deux ans et demi.
Après les attentats du 11 septembre, Bush semble avoir fait sienne l’affirmation de Sharon selon laquelle la lutte d’Israël contre l’Autorité palestinienne s’inscrit dans la guerre globale de l’Amérique contre le terrorisme. Par conséquent, Bush n’a pas seulement été un complice, mais bel et bien un partenaire actif de la campagne de Sharon visant à marginaliser, à isoler et à saper Arafat, le président palestinien démocratiquement élu.
La principale accusation lancée contre Arafat consiste à dire qu’il représenterait « un obstacle à la paix ». Sharon a qualifié le président palestinien d’ « assassin » ; il a même été jusqu’à le comparer à Oussama Ben Laden. Une déclaration de son cabinet a qualifié Arafat d’ « obstacle absolu à tout processus de réconciliation entre Israël et les Palestiniens », promettant qu’ « Israël fera tout afin d’éliminer cet obstacle comme, et quand, il jugera opportun de le faire ».
Arafat n’est certes pas un parangon de vertu. Il a fait de graves erreurs et, comme Sharon, il a le sang d’un nombre incalculable de civils innocents sur les mains. Néanmoins, Arafat a fait preuve de manière constante d’une modération politique qui remonte dans le passé jusqu’en 1988, lorsqu’il convainquit le Conseil National Palestinien de reconnaître la légitimité d’Israël, d’accepter toutes les résolutions pertinentes de l’Onu et d’opter pour une solution à deux Etats.
Il y a dix ans, en 1993, Arafat a signé les accords d’Oslo, en scellant le contrat par une poignée de mains historique échangée avec le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin, sur la pelouse de la Maison Blanche. L’ancien chef de guérilla s’avérait un partenaire fiable et efficace d’Israël sur le chemin de la paix. La coopération sécuritaire entre les deux parties pava la voie du progrès, sur le front politique.
L’effilochage des accords d’Oslo a commencé avec l’assassinat de Rabin et l’accession au pouvoir, en mai 1996, du gouvernement Likoud présidé par Benjamin Netanyahu. Le Likoud considérait les accords d’Oslo incompatibles avec la sécurité d’Israël et les droits  historiques du peuple juif à l’ensemble de la terre d’Israël. Netanyahu consacra ses trois années au pouvoir, avec grand succès, au bousillage du processus d’Oslo et à la démonisation de son principal maître d’oeuvre du côté palestinien.
Israël a un état de services impressionnant en matière d’acceptation de plans de paix successifs en théorie et de subversion des dits plans de paix dans la pratique. La dernière victime en date de cette stratégie duplice est la « feuille de route » vers la paix, initialisée par le Quartette – composé des Etats-Unis, de l’Onu, de l’Union européenne et de la Russie – le 1er mai dernier. L’Autorité palestinienne a entériné la feuille de route et elle a entrepris de la mettre en application, avant même qu’elle ne soit rendue publique. Sharon, lui, obtint trois jours de délais de Bush pour ce faire, après quoi il a mis en avant 14 amendements calculés pour la faire échouer.
La route que suit Sharon n’a rien à voir avec celle qui est tracée dans la feuille de route. Il suit une autre route, en pente, au long de laquelle les panneaux indicateurs sont des colonies en cours d’agrandissement, un mur de sécurité qui s’enfonce profondément dans le territoire palestinien en Cisjordanie, et des assassinats ciblés de responsables palestiniens. Ce sont ces agissements, et en particulier les attentats contre des leaders du Hamas, qui alimentent le cycle de la violence et rendent impossible la mise en application de la feuille de route.
Le véritable obstacle à la paix entre Israël et les Palestiniens s’appelle Sharon Ariel, et non Arafat Yasser. Tuer Arafat n’apporterait certainement pas la paix ; elle ne pourrait que sonner le glas de la modération palestinienne. Ce serait de surcroît une tache indélébile sur la réputation d’un pays qui se glorifie d’être « la seule démocratie » au Moyen-Orient.
En 1948, Yitzhak Shamir, qui allait devenir par la suite président du Likoud puis Premier ministre, conspirait avec ses collègues du Gang Stern afin d’assassiner le Comte Folke Bernadotte, médiateur des Nations unies, à Jérusalem. Ainsi, le Likoud a l’honneur plus que douteux de compter parmi ses dirigeants un homme qui a assassiné un émissaire de la paix des Nations unies. Il lui est loisible de consolider cette réputation désastreuse aujourd’hui en assassinant le seul dirigeant démocratiquement élu du monde arabe.
                           
16. Jeu de guerre par David Hirst
in The Observer (hebdomadaire britannique) du dimanche 21 septembre 2003
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
Le récit du conflit arabo-israélien par David Hirst, intitulé The Gun and the Olive Branch [Le fusil et le rameau d’olivier] causa une tempête lors de sa parution, voici vingt-cinq ans. Dans cet extrait de la réédition mise à jour de ce livre, l’auteur présente une vision très personnelle et hautement controversée de la crise actuelle au Moyen-Orient.
Dès l’été 2002, George Bush avait affermi sa nouvelle stratégie : il avait opté pour le « changement de régimes » et la réforme dans les mondes arabe et musulman et, si nécessaire, une intervention militaire américaine pour l’imposer. Jusqu’ici, il était admis que les Etats-Unis ne pouvaient pas faire la guerre dans l’une des deux grandes zones de la crise moyen-orientale – celle de l’Irak et du Golfe – avant d’avoir au moins calmé le jeu dans l’autre, plus ancienne et aussi plus explosive : la Palestine. Mais les néoconservateurs de l’administration américaine avaient une réponse toute simple à cette objection : la route de la guerre en Irak ne passait plus obligatoirement par la paix en Palestine. Avec eux, c’était le contraire : la paix en Palestine passait obligatoirement par la guerre en Irak !
Tout cela avait été planifié, de la manière la plus exhaustive et la plus mégalomaniaque qui soit, par Normal Podhoretz, le vétéran des intellectuels éclairés néoconservateurs, dans le numéro de septembre 2002 de sa revue : Commentary. Des changements de régime, affirmait-il, étaient « des conditions sine qua non dans l’ensemble de la région ». Ils pouvaient « débroussailler le chemin vers la réforme interne et la modernisation de l’Islam, attendues depuis si longtemps. »
Ce fut la touche finale apportée au projet « Rupture franche » [‘A Clean Break’] qu’une poignée de ses condisciples avaient exposé pour la première fois au Premier ministre israélien de l’époque, Binyamin Netanyahu (cela se passait en 1996). C’était l’apothéose de l’ « alliance stratégique » : il s’agissait en effet de la mère de tous les projets, autant pour Israël que pour l’Amérique.
Sous couvert de priver l’Irak de ses armes de destruction massive, les Etats-Unis cherchaient désormais à « remodeler » l’ensemble du Moyen-Orient, le pays le plus richement doté et le plus important stratégiquement – Israël – devenant la rampe de lancement d’un nouvel ordre géopolitique entièrement nouveau et pro-américain. Face à un tel étalage de volonté et de puissance américaines, d’autres régimes, tel en particulier le régime syrien qui soutient le Hizbollah, devraient se ranger aux desiderata de Washington ou subir le même sort que l’Irak.
Avec l’assaut contre l’Irak, les Etats-Unis ne se contentaient pas d’adopter les méthodes israéliennes depuis longtemps éprouvées – initiative, offensive et préemption – ils adoptaient même les ennemis d’Israël, qui devenaient les leurs !
Le Premier ministre israélien Ariel Sharon était tellement excité par tout ce nouvel ordre moyen-oriental en gestation qu’il déclara au Times, « the day after » l’Irak, que les Etats-Unis et les Britanniques devraient s’attaquer désormais à cet autre ennemi « lointain » : l’Iran. Pour Israël, l’Iran des ayatollahs avait toujours semblé représenter la pire menace, de l’Irak et de l’Iran, en raison de son poids intrinsèque, de sa direction fondamentaliste et théologiquement antisioniste, de son programme d’armement nucléaire, plus sérieux, plus diversifié et censément soutenu par la Russie, de ses affinités idéologiques avec (voire de son commandement) d’organisations islamistes tels le Hamas et le Hizbollah.
Rien, en réalité, n’illustra mieux l’ascendant qu’Israël et les « amis d’Israël » américains ont acquis sur le processus de décision politique américain que la question de l’Iran. Tout simplement, a dit l’expert en politique iranienne James Bill, « les Etats-Unis voient l’Iran avec des lunettes made in Israël ». Persuader les Etats-Unis de la gravité de la menace que représente pour lui l’Iran, voilà quelle est, depuis fort longtemps, la principale préoccupation d’Israël.
Au début des années 1990, l’ancien ministre israélien Moshe Sneh mettait en garde contre le fait qu’Israël « ne pouvait pas tolérer l’idée que les Iraniens puissent détenir une bombe nucléaire ». Cela pouvait et devait être collectivement empêché, dit-il, « étant donné que l’Iran menace les intérêts de tous les Etats rationnels au Moyen-Orient. » Il ajoutait, à toute bonne fin : « Si les pays occidentaux ne font pas leur devoir, Israël se verra contraint d’agir seul, et il accomplira son devoir par tous les moyens [c’est-à-dire : y compris, nucléaires]. » La petite nuance de chantage anti-américain, dans cette observation, n’avait absolument rien d’exceptionnel ; l’obligation, pour Israël, de devoir faire tout seul le sale boulot a toujours été son leit-motif en la matière.
L’affrontement avec l’Irak n’a pu qu’encourager ce genre de raisonnement. « Dans deux ans », a déclaré John Pike, directeur de Globalsecurity.org, « soit les Américains, soit les Israéliens attaqueront les sites nucléaires iraniens. Sinon, ils devront se faire à l’idée que l’Iran soit un pays nucléarisé. »
Il est impossible de prédire à quoi nous conduit ce projet israélo – néoconservateur américain pour le Moyen-Orient. Ce qu’on peut dire avec certitude, c’est qu’il pourrait très facilement s’avérer d’autant plus calamiteux, de par ses conséquences, tant pour la région que pour Israël et les Etats-Unis, qu’il est effrontément partisan dans sa motivation, fantastiquement ambitieux dans ses objectifs et terriblement risqué dans sa mise en pratique.
Même s’il aboutit à un succès [de court terme, condamné à long terme], il ne mettra pas fin à la violence au Moyen-Orient. Plus vraisemblablement, à moyen ou long terme, il rendra la situation bien pire dans cette région. Pour que la violence prenne vraiment fin, il faut en éradiquer les causes, aussi, et le sol maléfique qui la nourrit doit être purifié.
Il est bien tard – mais peut-être pas trop – pour cela. Le compromis historique – et historiquement généreux – offert par Yasser Arafat, en 1988, le premier qui ait jamais été mis en avant, proposant de partager la Palestine entre sa population indigène et les sionistes qui l’en ont majoritairement chassée, ce compromis historique, officiellement, tient toujours. Il est aujourd’hui totalement évident que, à défaut de persuasion extérieure, Israël ne l’acceptera jamais ; que la persuasion d’Israël ne saurait provenir que du dernier ami réel d’Israël dans le monde : les Etats-Unis. Et que, pour que cette persuasion marche, il faut des « réformes » ou un « changement de régime » en Israël, tout aussi complets qu’aucun de ceux qu’on doit arracher à l’autre camp.
Etant donné le parti pris pro-israélien des Etats-Unis, il est hautement improbable que cela se produise de sitôt. Mais si cela ne se produit pas dans un futur raisonnable, le temps pourrait venir où cela ne pourra plus se produire du tout. La direction palestinienne peut en effet encore retirer son offre, si elle en arrive un jour à la conclusion, comme la majorité de son peuple l’a déjà fait, qu’aussi conciliante soit-elle, aussi importantes les concessions toujours renouvelées qu’elle fasse, cela ne sera jamais suffisant, pour un ennemi qui semble vouloir tout avaler.
Les éradicateurs du Hamas, et / ou ceux, laïques comme religieux, qui pensent la même chose qu’eux, peuvent prendre la direction du mouvement palestinien. Le processus arabo-israélien de paix, global, plus large, entamé par Anouar El-Sadate, et aujourd’hui quasi invisible, peut s’avérer réversible, en fin de compte. Auquel cas, le temps pourrait aussi venir où le coût, pour les Etats-Unis, du soutien qu’ils apportent à leur protégé infiniment importun dans son conflit interminable contre un cercle sans cesse s’élargissant d’ennemis, deviendrait exorbitant pour sa volonté et ses capacités à continuer à le faire.
Dans ce cas, Israël traverserait une période qui le mettrait véritablement en péril. Et, le cas échéant, l’Amérique découvrirait très vraisemblablement autre chose : à savoir que l’ami et l’allié qu’elle soutient et encourage depuis si longtemps, non content d’être un Etat colonial, non seulement extrémiste de tempérament mais aussi raciste dans ses pratiques et de plus en plus fondamentaliste idéologiquement, est aussi éminemment susceptible de devenir un Etat « irrationnel » au grand dam tant de l’Amérique que de lui-même.
La menace de tomber dans une violence sauvage et irrationnelle, en réponse à une pression politique exercée sur lui, est une tendance de l’Etat d’Israël depuis les tous premiers jours de son existence. Cela a été exposé dans une étude faisant autorité, dans les années 1950, par Moshe Sharett, Premier ministre israélien « colombe », qui écrivit à son ministre de la Défense, Pinhas Lavon, pour lui faire le reproche qu’il « prônait de manière constante des actes de folie », et pour l’avertir qu’il « deviendrait sans doute fou » si d’aventure Israël devait être contré. Sans une paix « équitable, globale et durable » que seule l’Amérique peut imposer, Israël restera un candidat au moins aussi crédible que l’Iran – et même un candidat bien plus persévérant que lui – au rôle d’Etat « frapadingue du nucléaire ».
L’Iran ne pourra jamais être menacé dans son existence même. Israël, lui, le peut. En réalité, une telle menace peut même émerger de l’intifada actuelle. C’est l’avis pessimiste d’au moins un expert, Martin van Creveld, professeur d’histoire militaire à l’Université Hébraïque de Jérusalem. « Si cela continue encore longtemps », a-t-il dit, «le gouvernement israélien perdra son contrôle sur le peuple. Si, dans des campagnes telle celle-ci, les forces anti-terroristes perdent, c’est parce qu’elles ne peuvent pas vaincre, et les rebelles gagnent du simple fait qu’ils n’ont rien à perdre. Je considère que la défaite complète d’Israël est inéluctable. Cela signifiera l’effondrement de l’Etat d’Israël et de la société israélienne. Nous nous détruirons nous-mêmes. »
Dans cette situation, a poursuivi van Creveld, « de plus en plus d’Israéliens considéraient le « transfert » des Palestiniens comme la seule planche de salut ; y recourir devenait chaque jour de « plus en plus probable ». Sharon « veut poursuivre l’escalade dans le conflit, car il sait qu’il ne peut rien faire d’autre. »
Mais le monde permettra-t-il une telle épuration ethnique ? « Tout dépend de qui y procède, et avec quelle célérité. Nous possédons plusieurs centaines de têtes nucléaires et de fusées, et nous pouvons les lancer sur des cibles tous azimuts, même sur Rome, si nécessaire. La plupart des capitales européennes ne sont nullement à l’abri de notre aviation. Permettez-moi de citer le général Moshe Dayan : « Israël doit être comme un chien enragé, tellement dangereux que personne n’ose y toucher. » Je considère qu’il n’y a absolument rien à faire, dans la situation où nous sommes aujourd’hui. Nous devons tenter d’éviter d’en arriver là, pour autant que ce soit possible. Nos forces armées, toutefois, ne sont pas les trentièmes du monde, mais bien plutôt les troisièmes, sinon les deuxièmes.  Nous avons la capacité d’entraîner le monde dans l’abîme avec nous. Et je puis vous garantir que c’est ce qui se passera, avant qu’Israël ne soit définitivement vaincu. »
                                       
17. Un (seul) Etat : Il faut nous préparer à la lutte post-feuille de route, contre l’apartheid par Jeff Halper
on Zmag.org (e-magazine américain) le mardi 16 septembre 2003
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

(Jeff Halper est le Coordinateur du Comité Israélien Contre la Démolition des Maisons. Il est l’auteur de l’ouvrage An Israeli in Palestine [Un Israélien en Palestine], à paraître (en anglais) aux éditions Pluto Press.)
Tout le monde dénigre la feuille de route. Du Département d’Etat et autres officiels du « quartette » en passant par le cabinet d’Ariel Sharon pour finir par les militants internationaux et le citoyen lambda dans les rues de Palestine et d’Israël, on serait bien à mal de trouver une seule personne convaincue par cette « feuille de route ».
Depuis le début, elle a été rejetée comme une énième initiative mort-née, qui devait aller rejoindre la série des plans Mitchell et Tenett, Gunnar Jarring et Roger. Mais est-ce vraiment le cas. A mon avis, la feuille de route n’est pas dépourvu de sens ; c’est sa signification que même ceux qui y ont adhéré ont perdue de vue.
Ce qui nous attend, si la feuille de route échoue : l’apartheid permanent
En vue plongeante, sous l’angle du succès d’Israël à mener à bien sa campagne de trente ans visant à créer des « faits accomplis » irréversibles sur le terrain, la feuille de route représente le dernier souffle de la solution à deux Etats. Le moment est décisif. Quiconque n’a passé ne serait-ce seulement quelques heures dans les Territoires occupés l’a compris immédiatement : Israël a entamé la dernière phase d’incorporation totale et définitive de la Cisjordanie à Israël stricto sensu, et de transformation d’une occupation temporaire en un état d’apartheid définitif.
La mise en pratique par Sharon de la doctrine jabotinskyenne du « Mur d’Acier » créant des « faits accomplis » tellement énormes que les Palestiniens désespéreraient d’avoir jamais un Etat viable qui leur soit propre a atteint son point critique. Les blocs de colonisation israéliens sont tellement étendus, leur inscription dans les structures d’Israël stricto sensu, par un réseau dense d’autoroutes et de routes « de contournement » est tellement achevée, et le Mur de Séparation confinant les Palestiniens physiquement dans des cantons minuscules tellement avancé que la solution à deux Etats est devenue impossible, voire ridicule. Etant donnée la mauvaise volonté de la communauté internationale lorsqu’il s’agirait de forcer Israël à se retirer des Territoires occupés, et en particulier du refus du Congrès américain d’exercer une quelconque pression significative sur Israël, nous pouvons dire désormais qu’Israël est sur le point de représenter le prochain Etat d’apartheid dans le monde.
Seule, la feuille de route, ce dernier souffle agonisant de la solution à deux Etats, sépare l’espoir pour les Palestiniens d’obtenir leur autodétermination dans leur propre Etat viable et réellement souverain (aussi exigu soit-il) et la création de facto d’un Etat unique contrôlé par Israël. Plutôt que de nous contenter de passer d’une énième initiative qui a échoué à encore d’autres initiatives, nous devons considérer que la feuille de route représente un tournant dans le conflit israélo-palestinien. Son échec final modifiera fondamentalement et totalement la nature de la lutte pour une solution juste et durable de la question palestinienne.
Le problème a moins à voir avec une vision, un contenu et un processus, qu’avec leur mise en application. En tant que document, la feuille de route comporte un certain nombre d’éléments positifs. Il s’agit du premier document international approuvé par les Etats-Unis à préconiser la « fin de l’occupation ». De fait, elle est même le premier document à utiliser le terme « occupation » en tant que tel, défiant le déni très ancien opposé par Israël à l’existence même d’une occupation. Il s’agit aussi de la première initiative qui se fixe pour objectif la création d’un Etat palestinien viable, ce qui en fait un document bien plus avancé que les négociations vagues et sans délai fixé des Accords d’Oslo. Le simple usage du terme « viable » a soulevé des espoirs que la communauté internationale avait finalement pris conscience de la stratégie israélienne des « faits accomplis » obérant toute négociation et rendant la création d’un Etat palestinien digne de ce nom impossible.
Le fait que le délai était rapproché et précis, et qu’un Etat palestinien indépendant, démocratique et viable, vivant à côté d’Israël, en paix et en sécurité, à l’horizon 2005, faisait de la feuille de route un document qui tenait la route. Il en allait de même de la nature mutuelle et fondée sur les avancées constatées du processus, supervisé par le Quartet, et non par les seuls Américains, ainsi que du fait qu’elle prenait pour termes de référence les résolutions de l’Onu, les accords déjà signés entre les parties, ainsi que l’initiative saoudienne. Tant dans son contenu que dans sa structure, la feuille de route est une tentative bien conçue, réalisable et potentiellement équitable de parvenir à « un règlement définitif et global du conflit israélo-palestinien ».
Mais, comme tout le monde le savait depuis le début, la volonté de faire en sorte que cela marche manquait. Quatre mois après sa publication, la feuille de route semble pratiquement morte, bien qu’encore sur les rails. La Russie et l’Onu n’ont jamais pris leur part au processus, et l’Europe, selon sa mauvaise habitude, a passé toute la responsabilité aux Etats-Unis. Bush, comme il se doit, a annoncé à Aqaba que les Etats-Unis allaient encore une fois assumer le rôle d’unique médiateur, accédant à une des « réserves » fondamentales exprimées par Israël. Alors que des efforts énormes étaient déployées par l’Autorité palestinienne afin de réaliser les « réformes » (dont notamment l’intronisation non démocratique d’un Premier ministre sans aucun crédit public) et tandis qu’un responsable subalterne du Département d’Etat était envoyé en mission afin d’étudier les « problèmes de sécurité », la campagne d’Israël en vue d’assurer sa mainmise définitive sur la Cisjordanie, Jérusalem Est et Gaza se poursuivait, sans encombre.
Dès lors que personne n’entretenait la moindre illusion quant à un quelconque résultat supplémentaire de la feuille de route, on ne constate aucune attitude auto-gratifiante de joie mauvaise du type « je vous l’avais bien dit », parmi ses contempteurs, ni aucun réel sentiment de énième occasion perdue. Ce que nous constatons, c’est un dégrisement général, et une ferme détermination à poursuivre la lutte contre l’occupation, sans égard au temps qu’il faudra. La feuille de route, vivante mais seulement parce qu’on n’en a pas encore publié le certificat de décès, est en passe d’être mise dans la poubelle de l’Histoire. Ce sera une énième tentative vite oubliée de réaliser une paix juste au Moyen-Orient.
L’importance de la feuille de route découle tant de son calendrier que de son contenu. Tandis qu’Israël poursuit son annexion irréversible de la Cisjordanie, seule une pression directe de la communauté internationale afin que terme soit mis à l’occupation et qu’Israël se retire totalement des territoires conquis en 1967 (avec des ajustements territoriaux mineurs) pourra garantir la condition sine qua non d’une solution à deux Etats : un Etat palestinien viable et véritablement souverain. Si la feuille de route échoue ou, plus vraisemblablement, s’enlise, sans que l’initiative n’ait jamais été déclarée forclose, nous entrerons dans un Etat d’apartheid de facto. Israël pourra poursuivre sont processus d’annexion et d’intégration (des territoires), les Etats-Unis entreront dans une période préélectorale interminable, durant laquelle aucune pression ne sera exercée sur Israël du tout, et un an ou deux seront perdus avant que la prochaine initiative soit formulée.
Ce sera trop tard : même l’illusion qu’un Etat palestinien viable puisse être réalisé aura définitivement disparu. De sa propre main, Israël aura empêché l’émergence d’un Etat palestinien viable, et aura créé, en lieu et place, un seul Etat. Bien entendu, au moment de signer la feuille de route, Sharon a déclaré son soutien à la solution à deux Etats. Le grand danger auquel les Palestiniens sont confrontés dans les limbes du processus de la feuille de route pas-encore-tout-à-fait-morte étant que la version sharonienne d’un Etat palestinien est un bantustan découpé en tronçons, n’exerçant aucun contrôle sur ses frontières, dépourvu de liberté de mouvement, sans viabilité économique, sans accès à ses ressources hydriques, sans aucune présence significative à Jérusalem et sans réelle souveraineté, une solution qui laisse à Israël 90 % du pays et que cette solution soit « vendue » par les Etats-Unis qui la feront passer pour un Etat palestinien viable, succès final de la feuille de route. Tel est le scénario de Sharon. En tant que partisans d’une solution équitable au conflit, nous devons rester sur nos gardes face à une telle éventualité et mettre au point des stratégies efficaces afin de le mettre en échec.
La lutte à mener en vue d’un Etat unique
L’échec qui rôde de la feuille de route, qui entendait éviter un apartheid de facto en Palestine – Israël va modifier fondamentalement et dans son ensemble la nature du conflit. Israël, de son propre chef, a rendu une solution à deux Etats impossible. Le seul « Etat » palestinien qui pourrait émerger de la matrice du contrôle israélien serait un bantoustan palestinien. Dès lors que nous considérons que cette « solution » ne saurait être tenue pour acceptable, il n’existe qu’une seule alternative : la création d’un Etat unique en Palestine – Israël.
(J’ai suggéré l’idée, dans des papiers précédents, qu’en raison de la permanence du contrôle israélien, un Etat palestinien tronqué pourrait être acceptable dans le cadre d’une solution à « double détente » impliquant la création d’une large Union Moyen-Orientale, dans laquelle la résidence serait déconnectée de la citoyenneté. Cela, toutefois, est totalement illusoire pour le moment, et la nécessité de mettre un terme à l’occupation est tellement aiguë, que cela ne saurait constituer un programme d’action pour le futur immédiat.)
Le décor est par conséquent dressé pour la prochaine phase du combat pour une solution juste au conflit israélo-palestinien : une campagne internationale en vue d’un Etat unique. Les populations palestinienne et juive étant tellement imbriquées (un million de Palestiniens vivent sur l’ensemble du territoire israélien, tandis que 400 000 juifs vivent dans l’ensemble des Territoires occupés), la faisabilité d’un Etat binational, avec deux peuples vivant dans une sorte de fédération, semble impraticable. La conservation de l’existence d’Israël rend impératif de l’intégrer à tout arrangement politique si l’on veut qu’il soit faisable (tout en le neutralisant en tant qu’agence de contrôle). Etant donnée cette « réalité » sur le terrain la solution la plus praticable semble être un Etat unitaire démocratique, offrant une citoyenneté égale à tous ses habitants. Si tel est le cas, notre leit-motiv, dans la période post-feuille de route, sera celui des Sud-Africains en lutte contre l’apartheid : Une Personne = Une Voix.
Dans cette période, entre chien et loup, du crépuscule de la feuille de route, nous sommes encore dans une phase de transition, de la solution à deux Etats, dans laquelle toutes nos énergies ont été consacrées à la fin de l’occupation, vers une campagne prônant un seul Etat qui reconnaisse que l’occupation est permanente, et cette campagne devra donc, par conséquent, s’attacher à neutraliser les aspects de contrôle inhérents à la colonisation en créant un cadre étatique commun. Aucun des acteurs n’est encore prêt pour un tel revirement – ni les Palestiniens, ni la communauté internationale, ni les militants pacifistes et humanitaires, ni les communautés juives dans le monde et certainement pas les juifs israéliens. Des représentants de l’Autorité palestinienne ont même suggéré que soulever cette question aujourd’hui même serait « contre-productif », car cela irait au-delà de ce que même les partisans de la paix les plus libéraux seraient aujourd’hui enclins à accepter.
Aussi longtemps que la feuille de route offrira une lueur d’espoir que quelque chose peut encore être tenté pour mettre un terme à l’occupation israélienne, la discussion de scénarios alternatifs sera jugée, comme par définition, prématurée. Une telle discussion s’imposera, toutefois, inévitablement, si, et quand le processus de paix échouera et que la dure réalité d’une présence israélienne définitive rentrera dans les têtes. Sans égard pour nos sentiments au sujet d’un Etat unique, il est grand temps que nous commencions à nous préparer conceptuellement et stratégiquement à une telle éventualité, ainsi qu’à la lutte qu’une campagne anti-apartheid exigera. Je propose ci-après quelques éléments qui pourraient contribuer à cet effort de réflexion :
1 – Dans notre définition d’une campagne en vue d’un Etat unique, nous devons insister sur le fait qu’aussi fortement qu’Israël puisse protester, ce sont seulement ses propres politiques de colonisation et d’annexion qui sont responsables de l’inéluctabilité de cette solution. Dès lors qu’un « Etat » palestinien – cum – bantoustans, seule alternative maintenue par Israël, est totalement inacceptable et infaisable, Israël s’est lui-même attiré sur la tête la solution à un seul Etat. Une solution à deux Etats qui laisserait Israël intact a été proposée tant par les Palestiniens que par la Ligue Arabe, à travers l’initiative saoudienne. Et de fait, cette dernière est une des références fondamentales de la feuille de route. Comme dans le précédent de l’Afrique du Sud, toutefois, où l’apartheid avait été instauré par les gouvernements blancs afrikaaner successifs, Israël ne peut s’en prendre qu’à lui-même de ce qu’il a lui-même provoqué, par ses propres colonies et sa propre politique d’occupation, à savoir : un Etat unique. En dépit de mises en garde répétées venues du camp de la paix non bêlant, les gouvernements israéliens successifs – tant travaillistes que Likoud – ont enfermé le pays dans cette voie sans issue.
L’opinion publique israélienne n’est peut-être effectivement pas favorable à la vision du « Grand Eretz Israël » (des sondages récents ont montré que 65 % des Israéliens souhaiteraient une « séparation » d’avec les Territoires occupés), le soutien qu’elle apporte à des gouvernements qui poursuivent une telle politique la rende complice et finalement responsable de cette politique. Si la feuille de route échoue, c’est dans une grande mesure à cause de l’indifférence des Israéliens devant la subversion de cette initiative de paix par leurs propres dirigeants. Faire volte-face et aller se plaindre que l’exigence d’un seul Etat démocratique s’étendant à l’ensemble du pays serait « anti-israélienne » et « anti-sioniste » serait une attitude effrontément hypocrite. Quand la lutte en vue de deux Etats deviendra – comme, j’en suis persuadé, elle le fera – une lutte en vue d’un seul Etat démocratique, nous devons rendre clair comme du cristal de roche que cette évolution résulte exclusivement du refus d’Israël de concéder un Etat palestinien viable ne fût-ce que sur seulement 22 % de la Palestine historique. Sans doute la prise de conscience du mur vers lequel Israël est en train de se précipiter finira-t-elle par amener son opinion juive à rejeter les politiques, les partis et les dirigeants qui prônent le maintien de l’occupation. Lorsque ce sera le cas, l’option à deux Etats doit être reconsidérée. En attendant que cela arrive, toutefois, la priorité d’une campagne politique pour un unique Etat a été dictée par Israël lui-même (j’y insiste).
2 – Nous devons faire passer le point focal de nos efforts de la fin de l’occupation ( chose dont, la feuille de route ayant échoué, tout le monde devrai admettre qu’elle ne se produira jamais) à la réalisation d’un Etat démocratique. Le slogan « Une Personne = Une Voix » devra fournir la base d’un appel à la mobilisation générale pour un mouvement international qui doit ambitionner d’atteindre l’ampleur et l’efficacité de la campagne contre l’apartheid sud-africain. Et il est de fait que l’émergence d’un Etat unique en tant qu’objectif ayant fait l’objet d’un consensus, chose qui nous fait aujourd’hui cruellement défaut, rendra l’organisation de cette mobilisation beaucoup plus aisée. D’ici là, et en même temps, nous devons, bien entendu, continuer à nous opposer à l’occupation et à toutes ses conséquences, dont la répression continue contre le peuple palestinien. Nous pourrions même défendre certaines étapes intermédiaires, tel un protectorat international sur les régions palestiniennes, afin de geler le processus inexorable d’incorporation des territoires à Israël, tout en protégeant la population civile. Nous devons néanmoins nous préparer à l’issue la plus probable : une campagne contre l’apartheid et pour un Etat (unique) démocratique.
3 – Nous devons inscrire notre campagne dans le langage et dans les exigences des droits de l’Homme et de la légalité internationale. Une campagne pour un Etat démocratique est destinée à garantir les droits de tous les habitants du pays ; elle ne saurait être dirigée contre le peuple israélien ni chercher d’une quelconque manière à déligitimiser la société ou la culture israélienne. Dès lors que nous soutiendrons la thèse que la sécurité et le bien-être de tous les peuples de la région ne peut être garantie que grâce à une solution politique qui prenne en compte les droits humains de chaque personne et que l’autodétermination nationale devra trouver son expression dans le contexte d’une Union régionale du Moyen-Orient, nous devons présenter l’Etat unique démocratique comme un vecteur qui facilitera la garantie des droits collectifs et individuels et ne représentera en aucun cas une menace. Le fait que l’occupation et l’apartheid représentent des défis fondamentaux pour un monde régi par les droits de l’Homme et le droit devrait aussi constituer un message essentiel. Le conflit israélo-palestino-arabe étant emblématique pour les univers arabe et musulman, la notion que le système international ne saurait trouver de stabilité (y compris une réponse au terrorisme) sans que ce problème, en particulier, ne soit résolu contribuera à n’en pas douter à susciter un intérêt très large pour les effets (néfastes) de ce conflit (à résoudre d’urgence).
4 – Nous devons exhorter l’opinion juive en Israël et dans la diaspora à limiter les souffrances constatées durant la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud en s’engageant de manière proactive dans ce qui est la meilleure opportunité de trouver une solution juste, sûre et positive à un conflit insoluble autrement. Avant tout, ce dont il était question, avec le sionisme, c’était que les juifs prennent en main la responsabilité de leur propre destin. L’idée d’un Etat juif a apporté la démonstration qu’elle était politiquement, et finalement, moralement, injustifiable. Il est grand temps de sauvegarder les aspects positifs d’Israël ; sa culture nationale vibrante, sa société, ses institutions et son économie, en le débarrassant de ce qui ne peut être maintenu : la « propriété » exclusive d’un pays dans lequel les juifs représenteront, sous peu, une minorité.
5 – Nous devons recréer un mouvement international similaire au mouvement anti-apartheid. Cela sera difficile : Israël bénéficie d’une crédibilité et de soutiens bien plus grands que n’en avait l’apartheid. Mais nous trouverons le moyen de fédérer les nombreuses ONG disparates et autres groupes militants dans un réseau cohérent et coordonné se focalisant sur la solution de l’Etat démocratique en elle-même, puis qui les fusionnera dans un mouvement mondial qui ira bien au-delà de nos différentes associations et réseaux.
L’Etat Uni de Palestine / Israël : Craintes et Chances
Bien que la création d’un Etat démocratique unitaire en Palestine était depuis longtemps au programme de l’OLP, elle représente aujourd’hui pour beaucoup de Palestiniens une option réellement éprouvante. Même s’il acquiert une majorité palestinienne, un Etat unique devra intégrer une société juive israélienne très puissante, avec sa culture, ses institutions et son économie, qui, comme dans le cas des Européens en Afrique du Sud, ne disparaîtront pas du jour au lendemain, ce qui n’est d’ailleurs absolument pas souhaitable. En plus d’avoir à partager un Etat avec autrui, et donc de ne pas parvenir à une totale autodétermination, certains Palestiniens redoutent de devenir une sous-classe subordonnée dans leur propre pays. Ainsi, en dépit de leurs très graves doutes au sujet de sa mise en application, nombreux sont les Palestiniens à s’accrocher à la feuille de route et à ne pas vouloir envisager l’abandon de la « solution » à deux Etats.
Pour les Israéliens, aussi, la perspective d’un seul Etat est manifestement difficile. Effectivement, l’existence même de l’Etat juif-israélien rend sa transformation en un Etat unique incluant une majorité de Palestinien d’autant plus menaçante, à leurs yeux. Cela signifie la fin du sionisme, la fin d’un Etat juif en tant qu’Etat juif. Mais l’opinion juive ne peut s’en prendre qu’à elle-même.
En dépit d’avertissements renouvelés d’intellectuels du camp de la paix non bêlant, elle a permis aux gouvernements israéliens successifs – tant travaillistes que Likoud – de l’enfermer dans cette situation désespérante. La solution « à deux Etats » envisagée par tous les gouvernements israéliens, depuis 1967, à savoir celle en réalité d’un mini-Etat palestinien réduits à des cantons dépendant (ou non) de la Jordanie est tout simplement inacceptable, non seulement pour les Palestiniens, mais aussi pour la communauté internationale. Non seulement elle ne répond en rien aux besoins des Palestiniens, ce qui ne peut conduire qu’à un conflit sans fin, mais, de par sa nature de système d’apartheid, elle implique des violations massives des droits humanitaires et du droit international. Bien que nous, membres de la société civile internationale, devions nous tenir prêts à lutter contre l’apartheid israélien, de la même manière exactement que nous avons combattu l’apartheid sud-africain en dépit du soutien apporté à ce régime par les Etats-Unis et d’autres pays, nous devons partir du principe qu’une nouvelle situation d’apartheid ne saurait être tolérée par la communauté internationale et ne peut donc tenir lieu de « solution » politique.
En tant qu’Israélien, je dois dire que la perspective d’un seul Etat rassemblant nos deux peuples m’enthousiasme plus qu’elle ne m’effraie. Même sans l’occupation, la notion d’un Etat juif est démographiquement impossible, et Israël est confrontée à une transformation inexorable. La plupart des juifs (près de 75 %) n’ont jamais mis les pieds en Israël. S’ils avaient eu le choix, la plupart des juifs auraient préféré émigrer ailleurs qu’en Israël. La majorité juive n’est aujourd’hui que de 72 % de la population totale d’Israël, et elle diminue en raison de l’accroissement de la population des Palestiniens citoyens d’Israël, de l’influx de quelque 400 000 immigrants non-juifs venus de l’ex-Union soviétique, et d’une émigration à grande échelle (on estime que près d’un demi-million de juifs israéliens vivent à l’étranger de manière permanente). Maintenir un Etat dit « juif » sur une base aussi étroite devient de moins en moins soutenable. Les mesures qu’Israël doit prendre afin d’assurer son « identité juive » prennent un caractère de plus en plus répressif. La loi interdit aux « non-juifs » d’acheter, de louer, de donner en location ou de vivre sur les « terres d’Etat », lesquelles représentent 75 % de la superficie du pays. Les Palestiniens citoyens d’Israël – presque 20 % de la population – sont confinés sur 2 % du territoire. Il y a seulement quelques semaines, la Knesset a adopté une loi empêchant les Palestiniens citoyens d’Israël d’amener leurs conjoints originaires des Territoires occupés en Israël. Un Israël appartenant à tous ses citoyens et, au-delà, un Etat démocratique d’Israël – Palestine nous libérera enfin de l’angoisse de la « bombe démographique » et nous conduira à nous engager de manière productive dans la région du Moyen-Orient. Ce « retour à la maison » n’était-il pas, après tout, un des buts cardinaux du sionisme, comme l’était la création d’une culture et d’une société israéliennes qui ne pouvaient connaître leur épanouissement que dans les conditions du développement régional ? L’offre saoudienne d’une intégration d’Israël dans la région du Moyen-Orient est une claire indication qu’il s’agit là de bien plus qu’une éventualité : une réelle possibilité.
Comme l’ont affirmé avec force des sionistes culturels tels Ahad Ha-am, Martin Buber et Judas Magnes, l’identité nationale juive ne requiert aucun Etat propre, mais seulement un espace culturel où elle puisse se développer et s’épanouir. En dépit de toutes ses insuffisances, l’Etat d’Israël a assuré cet espace culturel. La vitalité de la culture, de la société, de la vie politique et de l’économie israéliennes ne dépend plus désormais d’une structure étatique, d’une sorte de « pépinière » politique. L’ « israélité » a atteint un stade de maturité tel qu’elle n’a plus besoin de la protection d’un Etat et qu’elle est même, en réalité, freinée par cet Etat, étant donné que les conflits que l’Etat génère obèrent un développement culturel et social normal. Un véritable retour à la maison dans lequel les « indigènes » israéliens s’engageraient, côte à côte avec leurs voisins, dans la construction d’un Moyen-Orient en paix marquerait, si vous voulez, le triomphe ultime du sionisme (« triomphe » s’entend dans l’absolu, et en aucun cas au détriment de quiconque).
Reste que deux réserves majeures des juifs devant un Etat unique doivent être relevées et on doit y répondre. Premièrement, la question de l’autodétermination. Pour les juifs nationalistes, la question du développement culturel était conditionnée au besoin ressenti de contrôler leur destin et de ne jamais plus dépendre des autres, étant donné l’histoire des persécutions dont les juifs ont été les victimes. Dès lors que l’immense majorité des juifs ont choisi d’aller vivre outre-mer et non en Israël (y compris, je le rappelle, une proportion considérable des juifs israéliens eux-mêmes), cette objection semble discutable. Et discutable, elle l’est doublement, étant donné que la majorité juive en Israël est en train de diminuer, et que ce contrôle (juif) exclusif ne peut être concilié avec la démocratie. Pour le meilleur ou pour le pire, les contradictions internes entre le contrôle de sa propre destinée et la vie en tant que minorité parmi d’autres sont devenues trop importantes pour être résolues.
Les militants pacifistes en Israël, dont nous faisons partie, diraient que la sécurité des juifs est mieux protégée dans un ordre mondial inclusif fondé sur le respect des droits de l’Homme et du droit international. L’autre objection à un Etat unique tourne autour de la question du refuge (pour les juifs).
Où les juifs pourraient-ils trouver refuge en cas de besoin ? est une question pertinente étant donné l’expérience juive (y compris les expériences récentes vécues par les juifs éthiopiens). Si la vision d’un Etat unique est fondée sur la conviction que les juifs israéliens et les Palestiniens peuvent vivre ensemble en paix, cette préoccupation devrait être prise en compte par un article de la constitution du nouvel Etat spécifiant que tant les juifs que les Palestiniens jouissent du droit à revenir dans le pays, et que les membres des deux peuples ayant besoin d’y trouver refuge y seront acceptés de droit. La simple adoption d’une telle loi contribuerait dans une très grande mesure à assurer chacun des deux peuples des bonnes intentions de son partenaire.
Pour les Palestiniens, aussi, la perspective d’un Etat  unique ne doit pas apparaître comme une concession à l’idée de l’autodétermination dans un Etat qui leur appartiendrait en propre. Un Etat unique garantirait aux Palestiniens accès à l’ensemble du pays et résoudrait entièrement la question du retour des réfugiés. Les Palestiniens étant devenus la majorité de la population entre le Jourdain et la Méditerranée d’ici dix ans, ils pourront exercer dans une considérable mesure leur autodétermination et leur volonté et par conséquent, dans une large mesure, donner au pays sa personnalité. Le problème de l’expression nationale palestinienne reste néanmoins posée. Depuis 1948, la personnalité même du peuple palestinien a totalement changé, d’un peuple vivant sur sa terre natale en une nation vivant en diaspora comprenant les réfugiés, ces « éternels déplacés », et ceux des Palestiniens qui ont refait leur vie à l’étranger. La Diaspora palestinienne, vitale, jouera un rôle clé dans le développement du secteur palestinien, ainsi que dans celui de l’Etat dans son ensemble, et elle fournira un indispensable contrepoids à l’hégémonie israélienne interne à cet Etat.
Bien que l’échec de la feuille de route signale la fin de deux nationalismes – le nationalisme juif israélien et le nationalisme palestinien – la perspective d’un Etat démocratique unitaire offre l’intégration, la sécurité, le développement, un mode de vie bien plus orienté vers le monde moderne que des Etats étroits et sectaires. Si la feuille de route échoue, et avec lui la solution à deux Etats, on peut espérer qu’Israël saisira de manière proactive l’opportunité de créer, pour lui-même et pour ses voisins, un Moyen-Orient pacifique, dans lequel les juifs israéliens et les Palestiniens, ensemble, prendront leur place parmi les forces actives sur la voie de la démocratie et du développement.
                               
18. Cherchez l'erreur par Dominique Garraud
in La Charente Libre (qutidien régional français) du samedi 15 septembre 2003

Dans ce florilège d'indignations, on cherchera pourtant vainement le moindre avertissement direct à l'encontre du gouvernement Sharon s'il passait malgré tout à l'acte
Un président de l'Autorité palestinienne remonté et soutenu par les Palestiniens comme jamais, une communauté internationale unanimement hostile ou indignée et des divisions jusqu'en Israël: à première vue la décision «de principe» du gouvernement Sharon d' «écarter l'obstacle à la paix» Arafat «au moment et par des moyens qui seront décidés séparément» serait totalement contre-productive au-delà d'une opinion publique israélienne à 60% en faveur de son expulsion. Mais si les mots veulent encore dire quelque chose au Proche-Orient, il faut regarder de près les termes choisis pour exprimer la réprobation et mesurer une nouvelle fois l'impuissance internationale face à l'escalade de la haine et la violence qui tient lieu de «feuille de route» dans le conflit israélo-palestinien. Face à l'annonce officielle d'une expulsion à venir, voire de l'assassinat de Yasser Arafat, la communauté internationale a beaucoup glosé hier sur le projet israélien, jugé «imprudent» par Kofi Annan et «inutile» aux yeux de Washington. Les capitales ont sorti la boîte à adjectifs pour fustiger «une sérieuse, une grave, une grosse, une terrible, une monumentale erreur» aux «conséquences extrêmement incertaines, imprévisibles, négatives, sinistres, désastreuses» . Pas une voix n'a manqué, du Caire à Pékin, en passant par Paris et Moscou dans ce florilège d'indignations où l'on cherchera pourtant vainement le moindre avertissement direct à l'encontre du gouvernement Sharon s'il passait malgré tout à l'acte. La véritable et dramatique erreur ne se situerait-elle pas dans cette absence totale de mise en garde à l'égard d'un Etat qui prévient le monde entier de son intention d'expulser ou de tuer le Président démocratiquement élu d'une entité reconnue par la communauté internationale ? Yasser Arafat est certes un interlocuteur encombrant et manipulateur, mais peut-on envisager sérieusement la poursuite de la «feuille de route» en fermant les yeux sur les menaces de mort contre celui qui est légalement chargé de désigner le négociateur palestinien ? Après l'assignation d'Arafat dans Ramallah, à portée de tir de Tsahal, les éliminations «ciblées», et l'édification d'un mur de sécurité autour de la Cisjordanie, le dernier coup d'éclat d'Israël aurait dû susciter une réaction de la communauté internationale au-delà la simple indignation. Car faute d'avertir le gouvernement Sharon d'un risque de sanctions économiques ou autres, la communauté internationale ne fait que conforter l'impression d'une impunité israélienne qui accroît le ressentiment palestinien et les risques d'attentats.
                                      
19. Maroc-Israël : Les secrets d’une reprise par Ryadh Fékih  
in Réalités (hebdomadaire tunisien) du jeudi 11 septembre 2003

Rabat et Tel Aviv ont repris langue au plus haut niveau. Officiellement, le royaume chérifien est sollicité par les Israéliens et les Palestiniens pour rapprocher leurs points de vue et les aider à relancer un processus de paix qui fait du surplace. Mais l’engagement du Maroc dans un dossier aussi épineux, à un moment où le conflit au Proche-Orient connaît un regain de violence, n’est pas sans risque. Il n’est pas dénué de calcul non plus. Les Algériens n’ont peut-être pas tort d’assimiler ce virage politique de Rabat à un appel du pied en direction de Washington pour gagner son appui dans le différend l’opposant à Alger sur la question du Sahara Occidental.
A en croire certains analystes de la presse algérienne, le Maroc, qui a signé récemment un accord de libre-échange avec les Etats-Unis, espère voir le Département d’Etat désavouer le Plan de James Baker pour le règlement de la question sahraouie, un plan qu’il juge peu favorable à ses intérêts. Le fait d’être officiellement sollicités pour jouer les intermédiaires entre les Palestiniens et les Israéliens renforce, il est vrai, le crédit des Marocains aux yeux des Américains.
Sous le titre “ Vers une restauration des relations diplomatiques entre Israël et le Maroc ”, le quotidien israélien Yediyot Aharonot a annoncé, dans son édition du 1er septembre, que le ministre israélien des Affaires étrangères, Sylvain Shalom, allait entamer une visite officielle de deux jours au Maroc, la première effectuée par un responsable israélien dans le Royaume depuis le déclenchement de la seconde Intifada, en septembre 2000. Le journal, qui a parlé de réchauffement spectaculaire dans les relations entre les deux pays, a indiqué que cette visite a été soigneusement préparée par des réunions secrètes entre les responsables des deux pays. “ Il y a un mois, le Roi Mohamed VI avait transmis un message aux responsables israéliens leur annonçant sa décision de renouer des relations diplomatiques avec Israël ”, a écrit le journal, faisant ainsi allusion à une rencontre qui a réuni, le 27 juillet dernier, à Londres, les ministres des Affaires étrangères marocain et israélien. “ L’effritement de la houdna [cessez-le-feu décrété par les principales factions militaires palestiniennes] a fait croire que les Marocains allaient reporter l’annonce de leur décision, mais l’invitation de Sylvain Shalom n’a pas tardé à confirmer que le Maroc cherche à renouer ses relations avec Israël ”, a ajouté le journal.
Arrivé, le 1er septembre au soir, à l’aéroport International Mohammed V à Casablanca, où il a été accueilli par son homologue marocain, Mohamed Benaïssa, le chef de la diplomatie israélienne a déclaré à la presse : “ Le Maroc peut jouer le rôle d’un pont entre Israéliens et Palestiniens ”. Il s’est dit aussi “ convaincu que le Maroc est disposé à jouer un rôle central dans le processus de paix et que les deux parties l’accepteraient ”. Evoquant ensuite les relations entre Rabat et Tel Aviv, il a estimé “ qu’il est temps que le Maroc et Israël rétablissent des relations plus étroites ”. “ Nous avons entretenu de bonnes relations jusqu’à il y a trois ans et nous devrions continuer à les renforcer ”, a-t-il expliqué. Et d’ajouter, un brin nostalgique (il est né à Gabès, dans le Sud tunisien) : “ Le Maroc a une place très spéciale dans le cœur de plusieurs Israéliens. Nous avons (en Israël) une grande communauté juive originaire du Maroc et je pense que c’est la seule communauté qui est restée étroitement liée à son pays d’origine ”.
Au cours d’une conférence de presse donnée le lendemain, à Rabat, avec son homologue marocain, à l’issue d’une audience avec Sa Majesté le Roi Mohamed VI, au Palais royal de Tétouan, ville située à 280 km au nord de Rabat, le responsable israélien a estimé qu’une médiation du Maroc pourrait faciliter la mise en oeuvre de la ‘‘feuille de route’’ pour le règlement du conflit israélo-palestinien. “ La ‘‘feuille de route’’ existe, mais il faut que les deux parties soient d’accord sur sa mise en application et le Maroc peut aider à cela sur plusieurs points ”, a-t-il déclaré, en précisant que son pays a sollicité une médiation du Maroc dans le conflit l’opposant à l’Autorité palestinienne.
L’idée d’une rencontre au Maroc entre Israéliens et Palestiniens a été évoquée au cours des entretiens, a indiqué de son côté le chef de la diplomatie marocaine, ajoutant que son pays est disposé à accueillir une telle rencontre. “ Le Maroc, fort de sa crédibilité et du leadership de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, a joué un rôle d’avant-garde dans les initiatives visant à relancer les pourparlers entre Palestiniens et Israéliens ”, a-t-il dit. Dans un communiqué diffusé le même jour à Rabat, le ministère marocain des Affaires étrangères a indiqué que le Maroc “ examine les moyens de développer les relations maroco-israéliennes de façon à aider le Maroc à jouer pleinement son rôle dans la réduction du fossé séparant les deux parties palestinienne et israélienne ”.
La question de la réouverture des “ bureaux de liaison ” des deux pays, qui sont fermés depuis octobre 2000 sur une décision de Rabat en réaction au déclenchement de la seconde Intifada, a aussi été évoquée par les deux parties. Le chef de la diplomatie marocaine s’est contenté de rappeler, à ce propos, que “ chaque chose doit venir en son temps ”. Quant à son homologue israélien, il s’est dit convaincu que ses entretiens avec les responsables marocains “ vont permettre de prendre la bonne décision ”, exprimant le souhait qu’une pareille décision puisse intervenir “ dans un proche avenir ”.
La visite du responsable israélien a eu lieu une semaine après un concert philharmonique “ pour la paix ”. Ce concert historique, organisé à Rabat sous le parrainage du Palais royal, a été animé par “ L’orchestre pour la paix ”, qui compte 80 musiciens israéliens et arabes, dirigés par le chef israélien Daniel Barenboïm.
Commentant ce rapprochement spectaculaire entre Rabat et Tel Aviv, le quotidien marocain At-Tajdid, proche des milieux islamistes, s’est demandé s’il ne s’agissait pas là d’une nouvelle tentative israélienne pour encourager des Juifs marocains à émigrer en Israël. Le journal, qui a réfuté les allégations selon lesquelles ces derniers ont été récemment la cible de réseaux terroristes opérant au Maroc, a écrit : “ Les Juifs du Maroc n’ont subi aucune agression durant des décennies, alors qu’en Israël, ils souffrent du racisme des Juifs originaires des pays occidentaux ”. Et de conclure sur un ton sceptique : “ Qu’est-ce que notre pays pourrait tirer de ce [rapprochement] avec Israël, alors que l’entité sioniste poursuit sa politique d’agression en Palestine occupée ? ”
Le quotidien L’Economiste a cité, pour sa part, les propos d’Yitzhak Pozmantir, président de l’Open Sky, représentant de la Royal Air Maroc (RAM) en Israël, selon lesquels le flux touristique israélien en direction du Maroc pourrait reprendre si Israël lève son alerte sur cette destination. “ Tant que cela ne sera pas fait, il serait difficile pour de nombreux Israéliens de se rendre dans le Royaume ”, a dit le voyagiste israélien. S’exprimant en marge de la visite au Maroc du ministre des Affaires étrangères de son pays, ce dernier a ajouté qu’en dépit des alertes, le Maroc reste une destination prisée par de nombreux hommes d’affaires israéliens.
Le 5 septembre, le Roi Mohammed VI, président du Comité Al Qods, a eu une conversation téléphonique avec le Premier ministre israélien Ariel Sharon. Qu’ont-ils donc pu se dire ces deux hommes qui appartiennent à deux époques, deux générations et deux mondes si différents ? “ L’entretien s’inscrit dans le cadre des efforts déployés par le Maroc pour parvenir à une paix juste et définitive au Moyen-Orient ”, s’est contentée d’annoncer l’agence de presse officielle marocaine. Soit ! Mais que cherche le jeune roi en s’engageant ainsi personnellement dans une médiation entre deux interlocuteurs qui, tout en prétendant vouloir reprendre leurs pourparlers de paix, ne cessent de faire capoter toute tentative pour les ramener à la table des négociations ?
En fait, Mohamed VI semble vouloir perpétuer une tradition familiale. On se souvient que son père, feu Hassan II, avait souvent joué un rôle de médiateur discret entre Israéliens et Palestiniens. Le défunt roi, qui était considéré comme l’un des plus proches alliés de l’Occident dans le Monde arabe, était très engagé personnellement en faveur de la paix au Proche-Orient. Il a été l’un des chefs d’Etat arabes qui s’est le plus efforcé de faire accepter Israël au sein du Monde arabe. En 1986, alors que l’armée israélienne massacrait les combattants palestiniens, il n’avait pas hésité à recevoir l’ancien Premier ministre israélien Shimon Pérès dans son palais d’Ifrane. Il dut même démissionner de son poste de président de la Ligue arabe, après que ses homologues eurent dénoncé ses contacts secrets avec les responsables israéliens. Ces critiques ne l’ont pas empêché, en tout cas, d’accélérer la normalisation des relations de son pays avec l’Etat hébreu. Ainsi, en 1994, peu de temps après la signature des accords israélo-palestiniens d’Oslo, il a ordonné l’ouverture d’un bureau de liaison marocain à Tel Aviv et d’un bureau de liaison israélien à Rabat.
Le Roi Mohammed VI, qui a remplacé son père à la présidence du Comité islamique Al-Qods (Jérusalem), voudrait donc renouer le fil de cette tradition qui faisait de son pays un allié traditionnel des Etats-Unis dans le Maghreb, mais aussi une importante étape diplomatique du processus de paix israélo-arabe. Pour réussir dans ce rôle, il ne manque pas d’atouts, dont ceux-ci :
— une communauté juive marocaine très active de 4.000 personnes et une diaspora juive marocaine estimée à près d’un million d’âmes, dont une majorité vit en Israël. Cette communauté, qui n’a jamais rompu ses liens avec son pays d’origine, a intérêt, il est vrai, à voir le processus de paix israélo-arabe aboutir afin que cesse le cycle infernal des agressions et des représailles ;
— de bonnes relations avec les dirigeants palestiniens, notamment le Président Yasser Arafat et le Premier ministre démissionnaire Mahmoud Abbas. Ce dernier avait tenu, au lendemain de sa première visite officielle à Washington, en juillet dernier, à s’entretenir, sur le chemin du retour, avec le jeune souverain marocain. Il l’avait fait à la demande explicite d’Arafat et – sans doute aussi – avec l’aval des Américains ;
— une bonne disposition des responsables israéliens vis-à-vis du royaume chérifien pour les raisons historiques déjà évoquées.
En décidant, en octobre 2000, le gel des relations diplomatiques entre le Maroc et l’Etat hébreu et la fermeture des bureaux de liaison (marocain à Tel Aviv et israélien à Rabat) à la veille de sa fermeture, celui-ci comptait cinq diplomates en fonction –, Mohamed VI savait donc que cette rupture serait temporaire et que les relations entre les deux pays ne tarderaient pas à reprendre leur cours pour ainsi dire “ normal ”.
                                   
20. Un lieu de détention est caché depuis vingt ans dans une base militaire israélienne - Le «Guantanamo» d'Israël dévoile ses secrets par Michèle Giorgio
in Le Courrier (quotidien suisse) du lundi 1er septembre 2003
Elle est située dans une localité secrète quelque part au milieu de l'Etat hébreu. Elle est inaccessible, tant pour les députés de la Knesset que pour les délégués de la Croix-Rouge. Dans la prison 1391 sont enfermés des prisonniers politiques libanais et palestiniens. Les conditions de détention sont déplorables, le traitement des prisonniers constitue une violation claire des droits humains. Jusqu'à hier, tout le monde ignorait ou faisait semblant d'ignorer l'existence de ce lieu.
Elle n'a pas de nom, mais possède un numéro d'identification: 1391. Elle se situe dans une localité dans le centre du pays, non loin d'une autoroute. Voilà tout ce qu'on peut en savoir. Il n'est pas permis d'en rapporter d'autres détails, car, officiellement, la prison 1391 n'existe pas. Elle n'est pas signalée sur les plans officiels de l'Etat hébreu. Les clichés qui ont été pris par les satellites ou par les avions se bornent à montrer un point blanc. C'est le «Guantanamo» d'Israël, un pénitencier occulte qui est resté caché durant une vingtaine d'années.
Le plus prestigieux des quotidiens israéliens, Haaretz, vient pourtant d'en dévoiler le secret, en ouvrant un nouveau chapitre inquiétant sur la violation des droits humains dans un pays qui se définit comme l'unique démocratie au Proche-Orient. Il y a quelques jours, le journal a publié la première partie d'un long article signé par le journaliste Aviv Lavie. Celui-ci mérite un éloge pour le professionnalisme et le courage dont il a fait preuve. Des anciens ministres et des hauts fonctionnaires d'Etat disent en ignorer l'existence.
ABUS ET TORTURES
Mais si l'ancien ministre de la Justice David Libai (du gouvernement d'Yitzhak Rabin) affirme ne pas avoir été mis au courant, un autre garde des Sceaux, Dan Meridor, a en revanche admis avoir toujours eu connaissance du site 1391, sans avoir visité les lieux pour autant. C'est ce qui a provoqué l'initiative de Zahava Gal-On, une parlementaire du Meretz, le groupement de la gauche sioniste. Elle a demandé de pouvoir accéder à la prison. A ce jour, aucune autorisation ne lui a pas été accordée.
«Les détenus, bandés, menottés et placés dans des cellules sans lumière, n'ont aucune idée de l'endroit où ils se trouvent. Ils ne peuvent pas recevoir de visite», écrit Aviv Lavie dans son article, en soulignant que même le CICR n'a pas d'accès à ce lieu tenu secret, en violation des accords internationaux. Dans la prison 1391, située au centre d'une base militaire de l'armée israélienne, les prisonniers vivent ainsi dans des cellules de 2,5 mètres carrés. Seules les personnes «illustres» ont droit à plus d'espace: 2,5 mètres sur 4. Les cellules d'isolement ne dépassent pas 1,5 mètre carré. Les toilettes constituent un luxe: un trou dans le sol de la cellule est tout ce que la prison peut offrir. Les détenus ont droit à une heure d'air par jour. Le reste du temps, ils le passent dans des locaux privés de fenêtres, éclairés par une lumière artificielle.
Les repas sont les mêmes que ceux consommés par les gardiens. Trois fois par jour, un militaire frappe à la porte des cellules. Les détenus se couvrent la tête, ils voilent leur visage avec un sac et soulèvent les bras vers le haut. Ce n'est qu'après avoir accompli ce rituel qu'ils reçoivent leur nourriture. Les interrogatoires sont conduits d'une façon très dure par les hommes de l'intelligence militaire israélienne (la fameuse Unité 504, qui, dans le passé, a surtout oeuvré en territoire libanais). Mais le Shin Bet –le service secret intérieur– a aussi utilisé cette prison depuis le début de la nouvelle Intifada pour y mener ses interrogatoires secrets. Par ailleurs, les témoignages qui ont été recueillis par le journaliste Aviv Lavie parmi les soldats qui ont été assignés à la prison 1391 confirment que, dans ces lieux, il y a bel et bien eu des abus et des tortures.
ENFERMÉS SANS PROCÈS
Mais qui sont les prisonniers de la 1391 ? Le quotidien Haaretz a soulevé cette brûlante question. L'article de son journaliste n'y répond qu'en partie. Mais, surtout, il ne parvient pas à faire la lumière sur les Palestiniens qui sont enfermés dans la prison. Il s'agit peut-être des chefs de groupes armés arrêtés dans les territoires occupés durant les trois ans qu'a duré l'Intifada. Il est en tout cas certain que le pénitencier 1391 a hébergé et continue d'héberger des prisonniers libanais, parmi lesquels figurent le cheikh Abdel Karim Obeid et l'ancien commandant chiite Mustafa Dirani. Ces deux hommes ont été kidnappés au Liban, respectivement en 1989 et 1994. En échange de leur libération, les autorités leur ont demandé des informations sur le sort des soldats israéliens disparus lors des actions militaires, à commencer par le pilote Ron Arad.
Le cheikh Abdel Karim Obeid, l'un des leaders spirituels bénéficiant d'un grand soutien parmi les chiites libanais, a quitté sa cellule pour la première fois après treize ans d'enfermement, à la fois pour des raisons de santé et pour assister à la délibération de la Cour suprême sur sa requête de libération (qui a été rejetée). Durant environ onze ans, ce cheikh a purgé sa peine en compagnie d'Hashim Fahaf, un jeune homme qui se trouvait par hasard dans sa maison lors du kidnapping. Avant de rentrer chez lui, il a dû attendre que la Cour suprême israélienne émette sa sentence (tout comme dix-huit autres Libanais qui, comme M.Fahaf, n'ont jamais eu de procès). La décision, favorable, n'est tombée que onze ans après son arrestation.
UNE PRATIQUE COURANTE
On sait que cheikh Abdel Karim Obeid et l'ancien commandant chiite Mustafa Dirani ne sont plus enfermés dans la prison 1391. Actuellement, ils se trouvent dans le pénitencier d'Ashmoret, se situant aux alentours de Kfar Yona, au nord de Tel Aviv. Le «dossier» concernant M.Dirani est, lui, parvenu à atteindre les sphères politique et diplomatique pour devenir l'un des plus graves cas de violation des droits humains à l'encontre d'un détenu en Israël. M.Dirani a accusé l'un des officiers responsables des interrogatoires –connu sous le nom de «George»– d'avoir ordonné à un soldat de le violer et de le torturer en lui insérant un bâton dans le rectum. Le fameux George a rejeté ces accusations, mais plusieurs soldats ayant travaillé dans la prison secrète ont admis «qu'obliger les détenus à se déshabiller et les menacer de violences sexuelles était une pratique courante».
La magistrature israélienne a décidé de mettre son nez dans l'affaire. Et George a été obligé de quitter l'armée. Selon le quotidien Haaretz, ses anciens camarades ont paradoxalement qualifié cette «punition» «d'excessive», car pour eux «il n'est pas juste» qu'une seule personne paye pour ce que beaucoup d'autres ont planifié et mis en place.
[traduit et adapté de l'italien par Fabio Lo Verso]
                                               
21. Une place pour notre rêve par Mustafa Barghouti
in Palestine Times (e-magazine palestinien) du mois d'août 2003
[traduit de l'anglais par Claude Zurbach]

(Mustafa Barghouti est secrétaire général du Palestinian National Initiative et président du Palestinian Medical Relief Committies.)
Alors que les disputes liées à la feuille de route se poursuivent, et alors que le peuple Palestinien se trouve confronté à de nouvelles formes d'horreur, il peut s'avérer nécessaire de laisser de côté momentanément cet aspect horrible de la question et de tracer un aperçu générale de la situation.
Le processus d'Oslo a vu une trêve de sept années. Mais c'était, à quelques exceptions près, une trêve pour un seul camp, avec d'un côté les Palestiniens sous observation quasi-permanente pendant que le côté israélien poursuivait ses attaques contre nos intérêts et contre nos terres, détruisant de fait toute recherche de la paix.
Ces agressions continuelles se sont développées à trois niveaux.
Tout d'abord, Israël a été gouverné par la droite depuis l'assassinat de Rabin. Il y a eu bien sûr Barak dans l'intervalle entre Netanyahu et Sharon, mais une fois au pouvoir Barak a suivi une politique en conformité complète avec les intérêts de la droite. Il a en particulier tout fait pour que soit déconsidérée la légitimité de l'Autorité Palestinienne (AP) en répandant le mythe selon lequel l'AP aurait rejeté "l'offre généreuse" qui leur avait été faite, car en vérité l'AP serait déterminée à détruire Israël. Ce mythe est devenu une litote de la droite sioniste dans sa volonté d'empêcher la création d'un Etat Palestinien Indépendant.
Deuxièmement, dans la période d'Oslo, la construction de colonies s'est poursuivie sans interruption. Depuis la signature de ces accords, c'est environ une centaine d'implantations qui ont été mises en place, et le nombre de colons israéliens dans les territoires occupés a doublé. Il ne s'agissait pas d'une augmentation spontanée, "organique". C'était le résultat d'une tentative délibérée et programmée de modifier le status quo par une extension sans équivalent durant les 27 années d'occupation qui ont précédé. La seule période durant laquelle la création de colonies s'est ralentie de façon significative a été juste avant la signature des accords d'Oslo en 1993, accords qui avaient suivi l'Intifada qui s'était enflammée en 1987.
L'expansion coloniale post-1993 a été un processus très élaboré. Non seulement les colonies se sont étendues sur une grande échelle, mais elles ont aussi entraîné la mise en place de toute une imbrication de réseaux routiers dont l'objectif est de relier ces colonies entre elles et à Israël. Le but n'était pas de créer simplement des habitations pour y loger une population israélienne, mais surtout de modifier la géographie économique et politique des territoires occupés. Par le biais de ses activités de colonisation Israël a cherché à transformer la Cisjordanie en territoire ethniquement israélien, dans lequel les villes et villages palestiniens ne seraient rien de plus que des avant-postes isolés.
Entre 1987 et 1993 Israël a multiplié les états de fait sur le terrain, et en particulier à Jérusalem. Durant la trêve d'Oslo, ils ont tenté de transformer les caractères géographiques des territoires occupés dans leur ensemble, de façon à proclamer que ces territoires leur étaient destinés. Même si ce n'est pas une découverte, il faut rappeler que c'est exactement ce qu'Israël a réalisé en Galilée, dans le Néguev et à Jaffa en changeant les données démographiques. Les territoires occupés représentent cependant pour Israël un problème plus complexe parce que les Palestiniens se sont accrochés à la terre qui est la leur.
Depuis 1987, les demandes palestiniennes ont progressivement diminué alors que celles des Israéliens ont sans cesse augmenté. Les Palestiniens étaient préparés à accepter uniquement 22% de la Palestine historique, au lieu des 45% que leur concédait le plan de partage des Nations Unies en 1947. Dans la foulée des accords d'Oslo l'illusion d'une solution basée sur la coexistence de deux états respectant les frontières de 1967, s'est rapidement évaporée. L'essentiel des négociations portait sur la façon dont la Cisjordanie elle-même pouvait être morcelée entre les deux côtés. De ce point de vue les propositions de Barak dans le cadre d'Oslo ne sont pas très différentes en substance de celles de Sharon aujourd'hui.
Il y a encore un troisième élément. La destruction systématique de l'Autorité Palestinienne a fatalement fortement affaibli sa capacité à se structurer et à poursuivre son objectif de création d'un Etat indépendant. De plus, Israël a su exploiter la fragmentation du monde Arabe et une situation internationale complexe pour reformuler son conflit, non seulement vis à vis des Palestiniens mais aussi à travers toute la région.
Suite au déclenchement de la seconde Intifada [septembre 2000 - N.d.T], Israël a commencé à utiliser de façon très efficace les moyens de communication à l'échelle mondiale pour modifier la perception générale des réalités historiques et contemporaines de son conflit avec les Palestiniens. Le principal objectif de cette offensive n'était pas seulement le déni des droits des réfugiés, mais aussi de distordre l'interprétation de ces droits - de façon à ce quiconque réclamant ces droits apparaisse comme voulant la destruction d'Israël. A l'occasion de cette campagne vers les medias, les territoires occupés se sont vus qualifiés de "territoires disputés", l'Intifada a été réinventée en conflit militaire entre deux camps de force égale, et le mot "occupation" lui-même a été exclu du vocabulaire. Sharon semble se voir comme l'homme chargé de terminer la besogne entamée en 1948 par Ben Gourion.
Dans ces conditions, pourquoi chacun fait-il encore référence à la feuille de route ? Pourquoi Sharon lui-même accepte-t-il apparemment l'idée d'un Etat Palestinien ? Et pourquoi Israël n'annexe-t-il pas les Territoires Occupés comme il a fait de Jérusalem et du Golan ?
Le problème de la démographie
La première raison qui fait hésiter Israël à annexer les territoires occupés, est quantitative. Malgré tous ses efforts, Israël n'a pas encore trouvé de solution au problème démographique posé par les Palestiniens. Ayant assimilé la dure leçon de 1948, les Palestiniens vivant encore sur leur terre ont refusé de partir. Le simple fait de leur présence dans cette région du monde est le plus important des succès de la lutte du peuple de Palestine. Et cette présence maintenue n'est pas seulement un résultat numérique, comme c'était le cas avant 1967. Aujourd'hui, cette présence palestinienne est dynamique, consciente, et liée à la résistance. Cette présence maintenue est coûteuse pour Israël; en effet, Israël est tout simplement incapable de supporter le coût de l'occupation.
L'opinion publique israélienne est extrêmement sensible au coût de l'occupation en vies humaines. De plus, la société et l'économie israéliennes ne peuvent soutenir longtemps une confrontation dont la durée est indéterminée. C'est la raison pour laquelle Israël s'est obstiné à vouloir stopper la première puis la seconde Intifada.
L'effondrement que vit l'économie israélienne, soumise aux pressions générées par la seconde Intifada, est clair à tout point de vue. Israël subit aujourd'hui la récession la plus forte de son histoire, accompagnée d'un taux record de chômage et d'une fuite de capitaux jamais vus. Israël a perdu depuis le début de la seconde Intifada près de 23 milliards de dollars. Le revenu moyen par tête a diminué de 12 %.
Israël doit faire également face à d'autres difficultés concrètes et immédiates pour mener à bien une annexion pure et simple. Il n'y a en effet pas de solution militaire pour mettre fin à l'Intifada et à la lutte des Palestiniens. Israël a plus d'une fois tenté la voie militaire, mais toujours sans succès. Il est impossible d'imposer aux habitants des territoires occupés qu'ils quittent leurs maisons - l'infâme "transfert" à propos duquel Sharon a longtemps fantasmé. L'ultime chance pour Israël de procéder à une telle déportation, s'est présentée au moment de la guerre contre l'Irak, mais même à ce moment-là aucune tentative ne put être faite. Il se trouve des limites au-delà desquelles la force reste sans effet, même si cette force est écrasante.
S'il ne peut donc résoudre son problème par une annexion des territoires, qu'est-ce que peut bien vouloir le gouvernement israélien ?
Pour répondre de façon simple, ce gouvernement veut une nouvelle trêve - un deuxième Oslo qui lui donnerait tout le temps nécessaire pour découper ce qu'il reste des territoires occupés et briser ce qu'il reste du Mouvement National Palestinien. Le gouvernement israélien veut une nouvelle période de cessez-le-feu, lequel durera le temps qu'il ne s'appliquera qu'aux Palestiniens. Ils veulent un semblant de paix, et pas une vraie paix. Ils veulent que les Palestiniens acceptent le status quo, avec l'espoir qu'affaiblis par nos divisions et usés par les difficultés économiques et quotidiennes, nous en arriverions à céder.
C'est ainsi qu'est apparue l'idée d'un Etat intermédiaire, ou plutôt d'un Etat dont les frontières seraient provisoires. Et c'est pourquoi Israël fait des objections à la feuille de route (même s'il invoque un Etat intermédiaire), puisque celle-ci imposerait le gel de la colonisation durant la première phase.
En tant que Palestiniens, nous devons tirer les leçons de nos erreurs. Les accords d'Oslo, parrainés par les Etats-Unis et disposant de garanties internationales, demandaient le redéploiement de l'armée israélienne et l'évacuation dès 1999 de toutes les zones de la Cisjordanie et de Gaza, avec les exceptions notables des zones frontières, des colonies et de Jérusalem. Ceci signifiait que Israël se retirait de près de 90 % de la Cisjordanie et de Gaza, en échange du report de la question des réfugiés, des frontières et de Jérusalem.
Ces questions devaient cependant être résolues dans le cadre de négociations devant se conclure la même année. Or en Septembre 2000, Israël s'était retiré de seulement 18% des territoires et n'avait en rien résolu, ni même simplement abordé, les questions de Jérusalem, des réfugiés et de Jérusalem. La seule chose qui a réellement progressé pendant cette période, ce sont les colonies et leur réseau routier, leur présence ne faisant qu'augmenter, comme celle de l'armée et des check points.
Alors pourquoi Israël continuerait-il à proposer un Etat intermédiaire puisqu'il n'y a aucune volonté d'accepter un jour un véritable Etat ? Il est possible de discerner plusieurs raisons derrière cette apparente attitude contradictoire.
Tout d'abord, un Etat provisoire permettra aux Israéliens de faire une nouvelle fois durer éternellement les discussions sur des sujets aussi importants que les frontières, les réfugiés, les colonies et Jérusalem. Leur souhait bien évidemment c'est qu'avec le temps ces questions deviennent insolubles, et ainsi la recherche d'une solution serait simplement abandonnée.
Ensuite, un Etat intermédiaire leur serait utile par rapport à leur volonté de reformuler les termes du conflit palestino-israélien de façon à ignorer les droits élémentaires des Palestiniens. L'objectif ici est de trouver une solution qui soulagerait les Israéliens du fardeau démographique en cas d'annexion, tout en permettant d'aller plus avant dans l'annexion des terres. C'est la raison pour laquelle ils proposent un Etat sur 42 % des territoires, ce qui réduirait effectivement un Etat Palestinien "indépendant" à une collection d'enclaves géographiquement déconnectées les unes des autres - un Etat sans souveraineté et sans frontières. Les Palestiniens seraient autorisés à vivre dans des ghettos. Il pourrait y avoir un système donnant aux habitants le pouvoir de se gouverner - et éventuellement de se persécuter - eux-mêmes. Ils pourraient être responsables de leur nourriture, de leur santé et de leur économie. Mais ils n'auraient aucune souveraineté sur leur terre et aucune perspective de pouvoir transformer leurs ghettos en un Etat viable.
Les Palestiniens sont conduits progressivement vers ce terrible avenir, cette potion amère devant être avalée sous le prétexte que la situation serait seulement "temporaire". Mais d'après ce que nous avons vu après Oslo, c'est que le "temporaire" se transforme rapidement en "permanent"; il y aura en permanence des prétextes à ne pas aller de l'avant, et les questions de Jérusalem et des réfugiés seront toujours présentées comme des obstacles insurmontables et non pas comme des sujets de négociations.
A présent, Sharon demande aux Palestiniens d'abandonner le droit au retour pour les réfugiés, et de déclarer la fin du conflit. En échange, il ne propose rien aux Palestiniens, si ce n'est quelques ghettos exigus pour y vivre. La solution de Sharon est la judaïsation et l'annexion du maximum de territoires en Cisjordanie et à Gaza, et il demande aux Palestiniens de faire des concessions historiques afin de lui faciliter le travail. Son objectif est que les Palestiniens abandonnent leurs droits et aillent vivre dans un esclavage permanent sous le pire système d'apartheid et de racisme que l'histoire ait connu. Ainsi qu'il l'a fait à propos de la feuille de route, Sharon veut sélectionner les éléments qui vont dans son sens et rejeter ceux qui ne lui plaisent pas. C'est pourquoi il a procédé à une centaine de modifications de ce texte, classées sous 15 rubriques. Il veut mettre un terme à la lutte des Palestiniens, tout en refusant de geler la colonisation. Il veut faire disparaître le droit au retour, tout en refusant de discuter la question de Jérusalem.
Les cartes [des projets sionistes - N.d.T] montrent que Sharon n'est qu'un élément de plus dans la chaîne sioniste. Ces cartes montrent combien les frontières de ce soi-disant Etat Palestinien seront étriquées, jusqu'à ce qu'un mur consacrant la ségrégation raciale soit terminé et que les territoires occupés soient morcelés en parcelles minuscules. La partition de la Palestine en 1947 donnait 45 % de leur pays aux Palestiniens, alors que la solution de deux Etats, basée sur les frontières de 1967 ne leur en attribuait plus que 22 %. La proposition de Sharon reviendrait à leur en concéder un simple 9%. Les cartes parlent d'elles-mêmes, mais ce qui importe réellement c'est la tendance sous-jacente.
Alors que les Palestiniens perdent de plus en plus d'espace après chaque confrontation, leur résistance n'a pourtant cessé de grandir. Ils ont refusé de partir, leur nombre n'a cessé d'augmenter, et ils se sont engagés dans une vie de combat, afin de renforcer leur structure institutionnelle, de développer leur conscience nationale et des droits qui s'y attachent, et de rallier un soutien international. A travers tous ces éléments, tel un fil conducteur s'impose le fait que le facteur humain est notre principal atout.
Par le passé nous avons employé, et parfois épuisé nos propres ressources humaines. Nous n'avons pas su, en particulier depuis Oslo, organiser et employer le potentiel que représentent les Palestiniens vivant à l'étranger. Y parvenir est un des principaux objectifs que s'est donné l'Initiative Palestinienne Nationale et Démocratique [PNDI : Palestinian National Democratic Initiative].
La feuille de route est vouée à l'échec car ainsi le veut Sharon, et les Etats-Unis ne sont pas en situation d'exercer des pressions à son encontre pour imposer qu'il l'accepte. Le scénario le plus probable est que la feuille de route soit altérée dans le sens des réserves émises par Sharon. Ceci placerait les Palestiniens dans une situation de danger sans précédent. Le conflit ne sera plus alors un conflit à propos du pourcentage de terre que nous serions autorisés à conserver, mais ce sera un conflit à propos de notre droit à survivre en tant que nation, avec une cause pour laquelle vivre et avec une identité à conserver.
Il est essentiel que notre lutte ne soit déformée ou réduite au point de vue israélien. Le conflit entre les Palestiniens et l'occupant israélien n'est pas une dispute entre deux parties égales; ce n'est pas un désaccord concernant les conditions d'un Etat réel. Il n'est pas concevable de mettre sur un même pied l'opprimé et l'oppresseur, ou les occupants avec ceux qui vivent sous l'occupation. La lutte des Palestiniens est celle d'une nation privée de sa liberté, de son indépendance et de sa patrie depuis 55 ans, et soumise à l'occupation depuis 36 ans. C'est la lutte d'un peuple pour l'exercice du droit à l'autodétermination - un droit communément exercé par toutes les nations, y compris par les Israéliens.
La route devant nous
Face aux projets de Sharon, et en particulier face à son plan de résoudre la question démographique en Palestine par un système de ghettoïsation et d'apartheid, nous avons besoin de déployer cinq grands axes, parmi ceux qui sont à notre portée.
1 - Une direction nationale unitaire.
La première étape est la mise en place d'une direction nationale servant de cadre à l'organisation d'une participation collective définissant une stratégie de résistance nationale et impulsant les différentes formes de lutte et d'action politique, y compris les négociations. L'écart existant entre l'Autorité Palestinienne (AP) et le mouvement de libération nationale a deux issues possibles : il peut provoquer une rupture catastrophique, ou il peut être résolu par la fusion des deux parties sous une direction nationale unifiée. Bien évidemment l'actuelle situation peut simplement se prolonger telle qu'elle est. Même si cela permettrait d'éviter une rupture, cela priverait cependant notre nation de la possibilité de transformer ses sacrifices et son dévouement en réalisations concrètes. Les Palestiniens ne sont pas le seul peuple avec des désaccords dans leurs rangs. La seule voie pour résoudre ces désaccords ce sont des élections démocratiques. Nous devons accepter le point de vue de la majorité, tout en réaffirmant le droit pour la minorité de continuer à défendre ses propres vues.
Cette proposition peut paraître irréaliste. On peut se demander comment le mouvement islamique, l'Autorité Palestinienne et les démocrates ne pourraient jamais parvenir à des positions communes concernant les négociations. La réponse cependant, est simplement que c'est ce qu'ils ont à faire s'ils oeuvrent pour le bien commun de leur peuple plutôt que pour les intérêts des factions qu'ils représentent. Dans tous les cas, ce qui est proposé est uniquement une direction nationale provisoire qui n'empêchera quelque partie que ce soit de défendre publiquement son propre programme lors des élections qui suivront.
Le succès de cette formule dépendra cependant d'un consensus sur deux points : ces élections seraient complètement débarrassées de toutes les fraudes dont nous avons été témoins lors des élections précédentes - et toutes les factions respecteront les règles du jeu démocratique, accepteront la décision de la majorité et auront compris les mérites du pluralisme politique et de l'alternance de pouvoir par des voies pacifiques.
Le Hamas et l'Autorité Palestinienne (AP) ont eu des contentieux par le passé. A présent le problème est que le Hamas et l'AP, ou au moins une partie de l'AP, nourrissent encore des suspicions. Une partie des dirigeants de l'AP veulent l'unité mais ne sont pas préparés à impliquer d'autres personnes dans les prises de décision. Ils veulent qu'on les soutienne, mais sans rendre de comptes; ils veulent une légitimité mais sans élections régulières, et le droit de négocier au nom de la Nation sans que le peuple leur ait donné un mandat clair par des voies démocratiques. Il faut mettre un terme à tous ces comportements, lesquels doivent être remplacés par des principes de participation et d'engagement.
Enfin, un mandat électoral démocratique est nécessaire afin de donner une réelle crédibilité à tout Palestinien qui négocie. Un tel mandat rétablirait un certain équilibre dans les négociations, qui sont depuis longtemps asymétriques. Sharon est capable de négocier avec une majorité écrasante d'une Knesset élue derrière lui, alors que Abu Mazen, comme Yasser Arafat avant lui, n'ont derrière eux qu'un gouvernement minoritaire ne représentant qu'un cinquième de la population palestinienne, et ne peuvent s'appuyer que sur un Conseil Législatif dont le mandat électoral basé sur une seule fraction du peuple Palestinien a expiré en 1999.
Le président Arafat, malgré tout son poids politique et malgré le fait qu'il ait été démocratiquement élu, doit retourner devant les instances nationales pour renforcer le soutien politique aux décisions prises. Abu Mazen est en permanence dans une position de faiblesse. Il n'a pas été élu pour occuper le poste qu'il occupe habituellement et il lui manque la stature d'Arafat vis à vis du Fatah et de l'Organisation de Libération de la Palestine (OLP). Plus qu'aucun autre gouvernement de l'AP, le gouvernement d'Abu Mazen a besoin d'un centre de décision national et unifié, jusqu'à ce que des élections puissent être organisées. Et aucun atermoiement de devra être toléré quant à la tenue des élections. Sinon le gouvernement n'obtiendra jamais la légitimité dont il a besoin pour conduire les négociations. Il aurait au contraire à renégocier séparément chacune des décisions prises avec les différentes factions, un procédé aussi injustifié dans son principe qu'insoutenable dans la pratique.
Dans cette conjoncture, le peuple Palestinien doit réaliser quatre objectifs : a) préserver notre unité nationale et ne permettre à quiconque de mettre à l'épreuve l'intégrité de notre vision des choses, b) surpasser toute tentative de semer la discorde dans nos rangs, c) renforcer notre légitimité nationale et notre capacité à prendre des décisions de façon indépendante, alors que tant de nations même puissantes semblent incapables de le faire, et d) introduire de véritables réformes dans notre mouvement de façon à libérer notre direction de toute inefficacité et irresponsabilité.
Au niveau politique, nous avons besoin : - de libérer notre système politique de restrictions hors du temps, - d'ouvrir ce système à une participation pleine et entière, particulièrement à l'égard des femmes et des jeunes, - de redistribuer nos ressources de façon à épauler le dévouement des pauvres et sans privilèges ainsi que leur capacité à rester dans leur patrie, - et de développer au maximum nos ressources humaines (la principale ressource dans notre combat).
2 - Des élections libres
Les Palestiniens ont droit à des élections libres et démocratiques, facilitées par une présence internationale qui remplacerait les forces israéliennes. Nous devrions être en mesure d'élire des personnes en qui nous ayons confiance pour négocier tous les aspects d'un règlement définitif. Ce sera le seul moyen de mettre fin à la marginalisation du peuple Palestinien et de nous permettre de façonner notre propre futur.
Les élections renforceraient la résistance populaire et fortifieraient l'appareil d'un Etat indépendant. Elles ne seraient pas complexes à organiser. En effet, les élections figurent dans la feuille de route; un comité indépendant a déjà été formé afin de les superviser, et le financement européen a déjà été réservé. Ces élections sont le seul moyen de rétablir la balance entre les demandes israéliennes et palestiniennes.
Il est difficile d'imaginer que soit créé l'appareil d'un Etat Palestinien sans que se soient d'abord tenues des élections pour des conseils municipaux, un Conseil Législatif et une Présidence. Tous ces points sont urgents. Les élections pour les conseils municipaux ne se sont plus tenues depuis 1976. Le mandat du Conseil Législatif a expiré en 1999, et comme résultat logique, ce Conseil manque de légitimité morale et politique pour ratifier quelque règlement pour une paix finale.
Le Conseil National Palestinien, qui est apparemment la principale source de légitimité de l'OLP (Organisation de Libération de la Palestine) a été en service pendant une décade et il n'est pas prévu que des élections se tiennent dans un avenir proche. En termes plus directs, beaucoup de ses pouvoirs lui ont déjà été retirés. Ceci est vrai également pour d'autres structures de l'OLP, dont les pouvoirs ont été déplacés vers l'Autorité Palestinienne. En conséquence la vie démocratique à l'intérieur de l'OLP se retrouve paralysée.
3 - Le refus de solutions partielles
En tant que Palestiniens, nous devons résister à toutes les tentatives de sabotage de ce qui est l'essence même de notre indépendance nationale. Nous devons refuser en particulier d'être entraînés dans ce long et obscur tunnel des "solutions partielles et transitoires". Nous devons insister au contraire sur la mise en place d'un Etat indépendant avec une complète souveraineté, disposant d'un contrôle réel sur ses frontières, ses ressources naturelles et ses réserves en eau. Nous devrions donc considérer avec précaution toute étape définie comme "Etat intérimaire" ou comme un Etat avec des frontières provisoires.
Nous devrions insister sur le fait que toutes les questions ayant trait au règlement final doivent être formulées et résolues, à savoir les colonies, les frontières, Jérusalem et les réfugiés.
Dans le lexique israélien, "temporaire" signifie "permanent". De véritables mesures temporaires peuvent être prises pour soulager une pression et ajourner une crise de façon à la résoudre, comme cela a pu se produire sous Oslo. Ce qui est nécessaire, c'est une attitude collective de rejet de toute solution partielle ou transitoire en insistant sur l'obligation d'inclure les quatre questions fondamentales : les réfugiés, les frontières, Jérusalem et les colonies. La seule solution réaliste est la création d'un Etat démocratique et indépendant avec une vraie souveraineté et une complète maîtrise de ses frontières, de sa terre, de son espace aérien et de ses ressources naturelles.
Les Palestiniens ont le droit et aussi la capacité de résister à toute idée d'un Etat intérimaire. Je n'ai pas rencontré quelque émissaire que ce soit, américain ou européen, qui soit séduit ou même simplement tenté par l'idée d'un accord sur un Etat intermédiaire. Pour la simple raison que cette idée est intenable de façon simplement évidente. Elle est inclue cependant dans la feuille de route, mais certainement uniquement sous la pression israélienne. En réponse à ce type de chantage, nous devons exiger un Etat Palestinien avec une totale souveraineté. En d'autres termes nous devons exiger une paix réelle et définitive afin de mettre un terme aux souffrances des deux peuples.
4 - l'aide aux plus démunis
Le PNI (Palestinien National Initiative) milite pour le développement de toutes les potentialités du peuple Palestinien et pour l'utilisation de tous ses moyens dans la lutte pour la libération et pour l'indépendance. Pour y parvenir, nous devons apporter une aide suffisante à ceux qui travaillent et vivent sans soutien dans les territoires occupés. Et nous devons trouver le moyen de mobiliser les Palestiniens expatriés au profit de notre cause et de resserrer leurs liens avec le reste de la nation. Ceci peut être fait par le renouveau de notre projet national et par plusieurs voies de lutte publique et civile contre l'occupation.
Un cessez-le-feu et la fin des opérations militaires, même trop tardive, libérerait l'Intifada de ses associations militaires, renforcerait l'intégrité morale de la cause palestinienne et ouvrirait grand la porte aux masses pour s'engager de façon plus large dans des formes de lutte civile contre l'occupation.
Un cessez-le-feu ne signifie en rien l'arrêt de la lutte, et les négociations à venir reflèteraient l'élan que prendrait cette lutte, surtout que l'objectif ne serait pas simplement la poursuite de cette lutte mais au contraire de parvenir à une escalade. On peut imaginer comment la lutte se développerait en observant les plans de Sharon pour de nouvelles colonies et pour la judaïsation de Jérusalem. Le refus de Sharon de négocier sur Jérusalem et sur les réfugiés est un cas d'espèce.
5 - Gagner la solidarité internationale
Nous devons gagner l'appui du mouvement grandissant de solidarité internationale. L'Histoire considérera peut-être un jour que le premier résultat de la seconde Intifada aura été de faire revivre le mouvement de solidarité internationale en faveur du peuple Palestinien, mouvement qui s'était affaibli du fait de notre propre incapacité à promouvoir nos droits et suite à la fausse impression produite par Oslo selon laquelle la paix était accomplie, alors qu'en réalité les griffes de l'occupation et de la colonisation n'avaient cessé de déchirer la terre palestinienne.
La création de la Campagne Civile Internationale pour la protection des Palestiniens (GIPP : Grass-roots Internationale campaign to protect the Palestinians) a été une brillante étape dans la reconstruction du mouvement international de solidarité. Et ce mouvement de solidarité peut encore s'étendre. Malgré nos défiances du début, ce mouvement est à présent une place forte dans la lutte du peuple Palestinien. Si nous réussissons à combiner ce mouvement de solidarité avec notre propre résistance nationale, nous pourrions créer une force comparable à celle qui a combattu l'apartheid en Afrique du Sud, une force capable de mettre en pleine lumière les malheurs liés à l'occupation et aux colonies et capable d'aider à mettre un terme à l'occupation et au racisme dont notre peuple a tant souffert.
La réalisation de ces objectifs serait une réparation partielle pour notre peuple après un siècle, si ce n'est des siècles, de souffrance. Depuis des générations nous n'avons connu que la loi étrangère, et avons eu à supporter les persécutions et l'injustice. Depuis des siècles nous n'avons pas pu nous diriger nous-mêmes, définir notre propre futur, organiser nos vies, et vivre librement et avec fierté. Mais malgré tout cela, nous avons été capables de dépasser nos souffrances, de bannir toute tendance à la victimisation, et de nous fixer sur notre perfectionnement (self-improvement -N.d.T] et notre éducation. La lutte nationale sur le plan scientifique et professionnel est devenue pour chacun de nous un moyen de rendre hommage à notre Palestine bien-aimée. Les Palestiniens ont aidé à la construction de douzaines de pays et contribué au succès de nombreux mouvements de libération nationale. Le moment est venu pour nous d'avoir notre propre Etat et d'accéder à la liberté. Ceci représenterait un succès majeur non seulement pour les Palestiniens mais aussi pour le reste de l'humanité, pour la cause de la paix et de la justice à travers le monde. Ce serait aussi un succès pour les israéliens eux-mêmes qui sauraient alors voir le monde d'un point de vue différent, et non plus seulement à travers les canons des pistolets et les tableaux de bord des hélicoptères Apache.
Les Israéliens doivent être conscients du fait qu'une nation qui en persécute et en occupe une autre ne peut pas elle-même être libre.