Point d'information Palestine N° 225 du 17/08/2003
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Au sommaire
                                   
Témoignage
- Ma'a salame, ya Khaled par Nathalie Laillet, citoyenne de Ramallah en Palestine
                               
Dernières parutions
1. Ben Laden ou Kyoto ? Orienter l'occident plutôt qu'occire l'orient de Bernard Cornut aux édition de L'Harmattan
2. Bethléem en Palestine de Pierre Péan et Richard Labévière aux éditions Fayard
3. L’Épreuve du désastre - Le vingtième siècle et les camps de Alain Brossat aux éditions Albin Michel
                                
Réseau
1. Gilles Munier menacé de mort - Le Secrétaire général des Amitiés Franco-Irakiennes a déposé plainte
2. Israël - Les observations finales du Comité des droits de l'Homme des Nations unies : les considérations sécuritaires n'excluent pas le respect des obligations internationales en matière de droits de l'Homme par la Fédération internationale des ligues des droits de l'Homme (FIDH) le vendredi 8 août 2003
3. Communiqué du Bureau de la censure en chef israélienne du mercredi 19 mars 2003 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
                            
Revue de presse
1. Duo de choc à la tête des chrétiens de Terre sainte par Henri Tincq in Le Monde du samedi 16 août 2003
2. Les colonies en trompe-l'oeil d'Ariel Sharon par Pierre Prier in Le Figaro du jeudi 14 août 2003
3. Une alliance improbable par Ori Golan in The Guardian (quotien britannique) du mardi 12 août 2003 [traduit de l'anglais par Ana Cleja]
4. Mais pourquoi donc y a-t-il des racistes juifs ? par Martine Gozlan in Marianne du lundi 11 août 2003
5. Il faut abattre le mur de l'apartheid en Palestine par Etienne Balibar et Henri Korn in Le Monde du samedi 9 août 2003
6. Pleure, ô solution à deux Etats bien-aimée !  par Ari Shavit, interviewant Haim Hanegbi et Meron Benvenisti in Ha'Aretz (quotidien israélien) du vendredi 8 août 2003 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
7. Daniel Barenboïm en concert à Ramallah : "Le futur d'Israël dépend de l'état palestinien" Dépêche de l'agence Associated Press du lundi 4 août 2003 [traduit de l'anglais par Carole Sandrel]
8. Ziegler accuse Israël de violer le droit à l'alimentation in Les Dernières Nouvelles d'Alsace du samedi 19 juillet 2003
9. Pour une poignée de dollars par Ousseynou Kane in Wal Fadjri - L’Aurore (quotidien sénégalais) du dimanche 13 juillet 2003
10. Un "think tank" au service du Likoud par Joel Beinin in Le Monde diplomatique du mois de juillet 2003
11. Gros risques pour les immigrés roumains clandestins en Israël par Nick Thorpe on BBC News (http://news.bbc.co.uk) du lundi 30 juin 2003 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
12. La négociation sur le droit au retour ne sera pas pour cette fois. La direction palestinienne fait de la question des prisonniers une priorité en vue du rétablissement de la confiance entre les deux partenaires et la reprise du processus de paix par Dany Rubinstein in Ha'Aretz (quotidien israélien) du dimanche 22 juin 2003, repris par Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du lundi 23 juin 2003 [traduit de l'arabe par Marcel Charbonnier]
13. Discours de Colin Powell devant l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee) in The Guardian (quotidien britannique) du lundi 31 mars 2003 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
14. Si un avion d’El Al… par Lucien Bitterlin in France-Pays Arabes du mois de mars 2003
15. Israël : après comme avant par Louis-Jean Duclos in France-Pays Arabes du mois de mars 2003
16. Le lobby sioniste et la gauche : questions embarrassantes par Jeffrey Blankfort in Left Curve N° 27 (revue canadienne) 1er semestre 2003 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

                               
 
Témoignage

                      
- Ma'a salame, ya Khaled par Nathalie Laillet, citoyenne de Ramallah en Palestine
Ramallah, le lundi 7 juillet 2003 - Drôle de nuit que celle que je viens de passer. Ces derniers jours il fait très chaud, l'air est lourd, pas de vent. Ella vient d'arriver de France. Nous nous sommes retrouvées hier après-midi dans la chaleur et la poussière de Kalandia.
On se couche vers une heure du matin. J'ai du mal à m'endormir. A trois heures, une voix d'homme me réveille. Les fenêtres sont ouvertes : ce doit être mon voisin... Pourtant ce n'est pas son genre de se lever la nuit. Et puis il répète toujours la même chose : "Addo" ("la lumière" en arabe) et il le dit sur un ton menaçant...
Une dispute entre mes voisins à trois heures du matin ? Étrange... je vais voir.
Contrairement à ce que je pensais, la voix ne provient pas de derrière la maison, mais de devant. Pas bien réveillée, je passe dans l'autre pièce et vais jeter un œil par la fenêtre. Pas de lune, la nuit est noire. Je distingue deux voitures et pas mal d'hommes à côté.
La voix se fait plus précise :
- "Idfi addo, idfi addo !" ("Éteint la lumière !)
Ce pourrait-il que... ? La voix reprend :
- "Wahad, wahad !" ("Un par un !")
M... ! Une descente ! Les israéliens font une descente ! Oui c'est eux, c'est bien eux, le doute n'est plus permis : ils ont prononcés le "h" de wahad comme seul un israélien peut le prononcer, à savoir "kha".
L'immeuble d'en face est vidé de ses habitants : hommes femmes et enfants tous dehors. Planquée, j'observe tout par le coin de la fenêtre. Je n'ose plus bouger. Grâce à dieu, je n'ai pas allumé la lumière en me levant.
Bon sang, qu'est-ce que c'est que cette descente ? L'immeuble d'en face seulement ? Ou bien nous aussi ? Une peur vieille de plus d'un an me reprend : si les soldats cognent à ma porte, dois-je aller ouvrir au risque qu'une bombe m'éclate à la figure ? En effet, pour ouvrir des portes qui ne s'ouvrent pas assez vites selon eux, les soldats de Tsahal posent une bombe sur la serrure et la font exploser. Ouverture garantie. Des gens sont morts comme ça, bêtement, en allant ouvrir la porte aux soldats. Qu'est ce que je dois faire ? Ouvrir ou ne pas ouvrir s'ils cognent à ma porte ? Je décide de descendre dans la cuisine. La porte est fermée à clef. Peut-être que je pourrais simplement tourner la clef dans la serrure... Pour quitter mon lieu d'observation, je dois passer sous la fenêtre. Et me voici à quatre pattes, dans le noir, avec l'autre qui continue à crier " Idfi addo". Au passage, je vais voir si Ella est réveillée :
- " Ella tu dors ?" pas de réponse. Elle doit être en phase de sommeil profond...
- "Ella, les israéliens sont en train d'arrêter les voisins."
- "Quoi !?" finalement, c'était du bluff, elle ne dormait pas si profondément que ça...
Je descends dans la cuisine, deux jeeps devant la fenêtre. Avec une lampe torche, les israéliens examinent les cartes d'identité. Bon, je la tourne, ou pas, la clef dans la serrure ?
Un bruit. Il y a quelque chose qui a cogné contre la porte d'entrée, celle-là même que je voulais ouvrir ! Pas très courageuse, moi, je remonte illico presto dans les chambres. Z'ont qu'à la défoncer la porte s'ils veulent rentrer !
Je reprends mon poste d'observation dans la pièce du haut. Le temps passe. L'aube est là. C'est l'appel à la prière. Dans l'immeuble vidé de ses habitants, les réveils des bons musulmans sonnent. Petite sonnerie stridente et inutile dans le silence de ce chaud matin d'été. Les femmes sont sommées de rentrer. Les enfants aussi. Dernières vérifications des papiers des hommes. Deux sont embarqués, deux frères. L'un milite dans un parti dit "terroriste", il s'appelle Khaled. L'autre n'à d'autre tord que d'être le frère de khaled. Yeux bandés, mains menottées dans le dos, on les fait monter dans l'un de ces fameux transports de troupe. Le père de ces deux jeunes hommes (ils ont à peine la trentaine) reste là, au milieu, les bras ballants. La mère et d'autres femmes sont devant la porte de la maison.
Des mots en hébreu. Aussitôt, de partout, rappliquent des soldats, des tas de soldats. Il y en a partout ! Il y en avait même devant ma porte ! Ils s'entassent dans les six jeeps et les deux transports de troupe. Ils forment un convoi, mais la dernière des jeeps de la si glorieuse armée d'Israël est : en panne ! Les soldats redescendent et poussent ! C'est lourd une jeep ! C'est quand même conçu exprès pour résister aux pierres de "terroristes" ! Finalement, dans la descente, la jeep se met en marche. Le convoi qui attendait s'ébranle. Le frère de Khaled reviendra sans doute assez vite. Mais Khaled, lui, ne reverra pas de si tôt sa famille. Sa mère le sait qui lui crie, des sanglots dans la voix : " Ma'a salame, ya Khaled." ("Au revoir Khaled")
Dans la chaleur de ce beau matin d'été, il y a la voix de cette maman qui dit au revoir à son fils alors que le convoi a déjà disparu derrière la colline. Près d'elle, d'autres femmes. Et parmi elles, une jeune femme effondrée, qui pleure. La femme de Khaled. La maman s'adresse alors à elle :
- "Umi ! Lazim bitsir qawiyye !" ("Lève-toi il faut que tu sois forte")
Ce matin, j'ai écouté les informations sur TV5 : "Israël annonce qu'il va libérer des prisonniers palestiniens, pour preuve de sa bonne volonté, dans l'application de la feuille de route." J'ai éclaté de rire. Cette nuit, c'était aussi une preuve de bonne volonté ?
                           
Dernières parutions

                      
1. Ben Laden ou Kyoto ? Orienter l'occident plutôt qu'occire l'orient de Bernard Cornut
aux édition de L'Harmattan
[104 pages - ISBN : 2747543420 - 10 euros]

Au pays de Nabuchodonosor et du Code de justice trilingue d'Hammurabi, le pétrôle est le moins cher du monde. Un Iraq libre, démocratique, et en paix avec ses voisins pourrait mettre à genoux les compagnies pétrolières anglo-saxonnes par le seul jeu du marché. Cette contradiction interne à la géopolitique des Etats-Unis est la clé pour comprendre son impasse actuelle, élargir le champ d'analyse, dessiner la sortie de crise par le haut.
Portant un autre regard sur le Moyen-Orient selon diverses perspectives, balayant les idées reçues, abordant avec précision la stratégie d'Al Qa'ïda, inscrite dans l'injustice évidente du monde, l'auteur montre qu'une voix étroite s'ouvre à la non violence : la réforme de l'ONU, pour abolir l'excessif droit de veto des 5 Grands, et donner tout son poids à un objectif commun pour l'humanité, la paix par la justice et le développement durable partagé, par une séparation radicale du politique et de l'argent, partout. Cela nous concerne tous, au-delà des frontières, ces cicatrices de l'histoire. Après un siècle de gaspillage d'énergie et de guerres à répétition, les Etats-Unis rejoindront bientôt le concensus à construire.
Bernard Cornut - Ecrivain, polytechicien, ce Lyonnais connaît depuis mais 1968 tous les recoins et arcanes du Moyen-Orient, où il a vécu plus de 10 années. Il a vu démarrer les guerres longues au Liban et entre Iraq et Iran, qui sapaient tous les efforts du développement. Après la crise des otages au Liban, il s'est impliqué par la plume et le cri.
                                   
2. Bethléem en Palestine de Pierre Péan et Richard Labévière
aux éditions Fayard
[330 pages - 20 euros - ISBN : 2213605106 - Parution en novembre 1999]

"Bethléem en Palestine" est un long voyage dans ce point précis du globe qui, au passage du millénaire, sera véritablement le centre du monde. Mais ce que les caméras internationales retransmettront de la réconciliation "noëlique" autour de la grotte de la Nativité, le soir de ce jubilé, cachera une bonne part de la réalité. Les symboles, ici où la terre se dispute près du Ciel, semblent si puissants... Se jouent depuis cinquante ans dans le conflit israélo-palestinien, et à Bethléem comme par métaphore, autant l'histoire du monde occidental, le lien des hommes avec le sacré que la cruauté de ce XXe siècle. Pierre Péan et son compère le journaliste helvétique Richard Labévière s'emploient, avec vigueur, à en décrire les contours. On pourra reprocher à ce document exceptionnel tout ce qui en fait un livre de circonstance : une écriture trop rapide (les délais étaient serrés et sans dérogation possible) et quelques pages obligées mais assez approximatives sur la crèche et le Père Noël. Le reste est roboratif et passionnant : en trois cent vingt pages, les deux auteurs parviennent à donner corps, chair, parole et mémoire au paysage et à ses habitants. Ils racontent les affrontements religieux entre les Eglises orientales et latines, les Grecs et les Franciscains, autour de la grotte de la Nativité, les conflits politiques entre puissances européennes (Italie, France, Grande-Bretagne) pour le contrôle des territoires et des lieux saints, les dissensions qui se dessinent entre chrétiens et musulmans. etc. Mais, surtout, ils ont recueilli le témoignage vivant des Bethléemites. [par Catherine Portevin in Télérama du samedi 20 novembre 1999]
                           
- EXTRAIT : La tombe de Rachel interdite (page 211 et suivantes)
Le check-point qui contrôle l’accès à Bethléem, sur la route d’Hébron, est passé. Il y a toujours un embouteillage provoqué par les taxis collectifs qui font demi-tour à une cinquantaine de mètres du poste militaire. C’est alors l’entrée dans Bethléem, avec un marché sauvage où les produits s’étalent à même la chaussée : pastèques, vêtements, lecteurs de CD, téléphones portables et matériel vidéo dernier cri, dont on dit qu’ils proviennent le plus souvent de stocks volés… L’Autorité palestinienne ne peut intervenir dans cette zone dite « C », où la sécurité relève toujours de l’occupant. Elle soupçonne les Israéliens de laisser volontairement se déployer ce « marché aux voleurs » qui donne d’emblée une mauvaise impression de la ville de la Nativité.
Une fois passé ce no man’s land, la route se rétrécit à nouveau. Sur la chaussée, des cubes rouges et blancs attirent encore une fois l’attention du pèlerin. Sur la droite, des militaires israéliens sont postés, l’arme à la main, sous une toile kaki accrochée à un véhicule militaire garé à quelques mètres d’un imposant mirador au haut duquel d’autres militaires, entourés de projecteurs et de mitrailleuses, surveillent les alentours. Quelle caserne, quel dépôt de munitions, [p. 212] quel centre d’écoutes téléphoniques sont aussi bien gardés ? Qu’abrite donc ce très laid et très long bâtiment aux airs de blockhaus, d’une bonne centaine de mètres de long et d’environ six mètres de hauteur, qui empiète sur la route à quatre voies ? Un autre mur, moins élevé, relie l’extrémité du bâtiment à un autre mirador gardé par d’autres militaires en armes, au pied duquel d’autres jeunes soldats, également en armes, sont assis sous une toile de tente accrochée à un autre véhicule militaire, protégés par des sacs de sable… Pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté sur l’identité des gardiens de ces lieux situés en terre bethléemite, des drapeaux israéliens flottent au-dessus du hideux bâtiment. De nombreux blocs de béton disposés en travers de la route complètent ce dispositif.
Le chauffeur israélien ou palestinien indique que, derrière ce béton, ces mitrailleuses, ces soldats, se trouve… le tombeau de Rachel ! Le visiteur comprend mieux la présence, à l’entrée, de hassidim barbus en redingote, chapeau noir sur la tête. Il n’arrive pas à superposer cette image avec la gravure ancienne [1] qu’il a gardée en mémoire. Que montre celle-ci ? Une maison de pierre percée d’une large voûte, surmontée par un dôme qui capte le soleil, à proximité d’un bouquet d’oliviers à l’ombre desquels devisent deux paysans ; un troisième personnage traverse la scène à dos de chameau. Orientaliste en diable, cette représentation bucolique datant de la fin du XIXème siècle restitue avec précision l’exacte configuration du tombeau de Rachel, l’épouse bien-aimée du Jacob et la mère des trois tribus (Ephraïm, Manassé, Benjamin), vénérée tant par [p. 213] les Juifs et les Chrétiens que par les Musulmans qui pratiquent le culte de nombreuses figures de l’Ancien et du Nouveau Testament. Le site est déjà mentionné en 333 par Le Pèlerin de Bordeaux, anonyme qui constitue le plus ancien compte rendu d’un pèlerinage accompli par un chrétien en Palestine.
D’après la Genèse, c’est au bord de ce chemin que Rachel est morte en mettant au monde son second fils, Benjamin, frère de Joseph :
« Ils partirent de Béthel. Il y avait encore une certaine distance pour arriver à Ephratah, quand Rachel enfanta. Elle eut un enfantement laborieux et il advint, tandis qu’elle avait cet enfantement laborieux, que l’accoucheuse lui dit : « Ne crains pas, car c’est encore un fils pour toi ! » Or il advint, comme son âme s’exhalait, car elle se mourait, qu’elle l’appela du nom de Bén-oni. Mais son père l’appela Benjamin. Rachel mourut et elle fut mise au tombeau sur la route d’Ephratah [Bethléem] [2]. »
Intrigué, le visiteur s’arrête et se dirige vers l’entrée du bâtiment. Les inscriptions indiquant les heures d’ouverture et les consignes de sécurité sont affichées en hébreu et en anglais. A l’entrée, un garde armée nous tend une kippa en carton [3]. Les femmes doivent également se couvrir. Une fois ce contrôle vestimentaire effectué, la voie d’accès la plus directe – réservée aux hommes – mène directement à la tombe recouverte d’un linceul noir semé d’inscriptions en hébreu. Un groupe de hassidim est en prière autour de la tombe. Les ondulations régulières des corps sont entrecoupées de mouvements d’avant en arrière, plus saccadés et rapides. Un homme se détache du groupe et nous demande [p. 214] si nous sommes juifs. Visiblement, il ne comprend pas la réponse et reprend sa prière. Un autre garde armé nous indique une chaise libre. De l’autre côté du linceul noir, des murmures proviennent du quartier des femmes. Il fait frais. Une cohorte de jeunes gens en short, casquette de base-ball vissée sur la tête, investit l’endroit dans le sillage d’un guide, avant de s’ébrouer au milieu des hassidim qui poursuivent leur prière. Un autre groupe, composé de touristes américains, s’installe dans l’espace restant. Des flashes d’appareils photo crépitent. Une femme, sosie d’Elizabeth Taylor, ne décolle pas son visage de l’œilleton d’une caméra dont elle balaie l’espace autour d’elle dans une espèce de danse qui finit par s’harmoniser avec celle des hassidim. La visite est terminée.
C’est en brandissant l’Ancien Testament qu’au printemps de 1977, une troupe de barbus coiffés de kippas s’est nuitamment installée, sous la protection de l’armée israélienne, à proximité de la tombe de Rachel, quelque temps avant la victoire du Likoud aux élections législatives de mai 1977. A l’époque ministre de la Défense, Shimon Pérès nourrit une certaine sympathie pour ces religieux qu’il considère comme l’avant-garde du sionisme. En retour, ces derniers sont de fervents alliés du Parti travailliste qui compte d’ailleurs en son sein de nombreux adeptes du Gush Emunim (le Bloc de la foi). Ces fous de Dieu ne viennent pas seulement faire du camping autour du tombeau de Rachel, mais tout simplement prendre possession des lieux… Ils considèrent en effet que cette sépulture – comme celle du Patriarche à Hébron ou celle de Joseph à Naplouse – leur revient, à eux et à eux seuls, donc à l’exclusion des [p. 215] musulmans et des chrétiens, alors que ce Lieu saint était englobé dans le Statu quo. Ils mettent en avant un firman de 1615 et leur prise en charge de réparations intervenues… en 1845. Comme d’autres, cette « occupation » participe de la grande vague messianique qui a suivi la guerre de juin 1967.
Les premières transformations du monument remontent à 1977, juste après l’arrivée du Likoud au pouvoir. Dans un premier temps, des portiques métalliques de sécurité ont été installés. Un chandelier à neuf branches supportant autant de projecteurs a été planté sur le toit en terrasse du premier bâtiment, mitoyen du dôme qui abrite le tombeau. Quelque temps avant l’évacuation de Bethléem par l’armée israélienne, fin 1995, de nouveaux aménagements sont intervenus. La militarisation du site s’est poursuivie. De l’autre côté de la route d’Hébron, en face du tombeau, les occupants israéliens ont installé un campement militaire présenté comme provisoire afin, dirent-ils, de protéger les travaux de restauration et d’aménagement. Aujourd’hui, ce camp militaire est toujours là et la belle gravure du tombeau s’est totalement brouillée. En 1998, le dôme et la maison d’accès ont été démolis. Seule la tombe proprement dite a été conservée. Une nouvelle enveloppe est peu à peu sortie de terre sous le regard abasourdi des riverains.
De temps à autre, probablement pour rompre la monotonie de leur journée, les occupants arrêtent une voiture, contrôlent les papiers, les pneus, le chargement, avant tout ceux des véhicules palestiniens qui passent devant la tombe de Rachel. En ce début de matinée de juillet 1999, c’est un paysan d’Hébron qui doit décharger, au bord de la route, le contenu de sa camionnette. Il se rend à Jérusalem pour vendre ses fruits et légumes destinés au marché de la porte de Jaffa. Incapable d’exhiber l’extincteur du véhicule, il devra payer sur-le-champ une amende de 70 shekels – [p. 216] certainement plus que ne lui rapportera sa journée, commente un témoin désabusé. L’humiliation quotidienne… Au passage, un des soldats a prélevé une tomate qu’il croque à pleines dents devant l’automobiliste qui, visiblement, a du mal à rassembler la somme exigée afin de pouvoir poursuivre sa route.
Désormais, l’ordre règne sur la tombe de Rachel. « Les Bethléemites n’ont plus accès au site, réservé aux touristes et aux occupants. Et pourtant, se souvient le Dr Antoine Dabdoub [4], c’était un de nos lieux de rendez-vous préférés avec les copains et nos amoureuses potentielles. Il y avait des oliviers qui délivraient une ombre odorante que je n’ai retrouvée nulle part ailleurs. J’y allais presque tous les jours, en fin d’après-midi, avec un ami qui est devenu un grand écrivain – Ibrahim Jabra. On s’asseyait sur les escaliers menant à la première chambre et on discutait jusqu’à la nuit en attendant quelque rendez-vous incertain… Tout a été massacré. Les Israéliens ont enlaidi notre ville et notre vie comme pour mieux nous les rendre insupportables. Un jour, au poste de contrôle du tombeau de Rachel, les soldats ont failli tirer sur mon fils ; ils l’ont mis en joue. J’ai failli m’évanouir. Durant les travaux, ils ont tué un Palestinien. Pendant l’Intifada, des enfants sont morts dans des ambulances tandis que les chauffeurs parlementaient avec les soldats du poste de contrôle. Les maîtres font ce qu’ils veulent. »
Verrue architecturale qui rend la circulation et le passage des piétons encore plus dangereux à l’entrée nord de Bethléem, le bunker de Rachel est emblématique à triple titre. La judaïsation du lieu s’est effectuée arbitrairement, [p. 217] au mépris des deux autres religions monothéistes qui vénèrent également Rachel. Malgré l’apparente libération de Bethléem depuis décembre 1995, cette enclave militaire rappelle aux habitants qui sont les véritables maîtres. Enfin, avec ces deux miradors d’un autre temps et l’imposante façade de béton, l’esthétique sécuritaire a de surcroît rendu l’endroit sinistre.
Mais les habitants de Bethléem ne sont pas au bout de leur surprise : d’autres constructions du même type ont commencé à voir le jour [5]. Israël prévoit ainsi de construire une liaison (tunnel ou pont) entre la tombe de Rachel et un parking gardé militairement et exclusivement destiné aux Juifs orthodoxes, ainsi qu’un renforcement du mur d’enceinte de la tombe dessinant une zone permanente de sécurité et une nouvelle frontière de Jérusalem aux dépens de Bethléem… [6]
- Notes :
[1] : Gravure de Sir Charles Wilson dans Picturesque Palestine, Sinai and Egypt, 1880.
[2] : Genèse, XXXV, 16-20.
[3] : Le 11 juillet 1999.
[4] : Entretien du 8 juillet 1999.
[5] : En août 1999.
[6] : Ces informations ont été obtenues par la municipalité de Bethléem auprès de l’administration civile israélienne, selon un communiqué du Badil Resource Center du 30 septembre 1999.
                                   
3. L’Épreuve du désastre - Le vingtième siècle et les camps de Alain Brossat
aux éditions Albin Michel
[500 pages - 22,90 euros - ISBN : 2226085726 - Parution en 1996]

L’horreur d’Auschwitz et des crimes staliniens n’a mis un terme ni à l’histoire totalitaire, ni à celle des exterminations. Le présent est contaminé. L’actualité apporte chaque jour la preuve que la démocratie triomphante n’est pas incompatible avec la perpétuation, voire l’extension, du monde concentrationnaire. Conserver la mémoire ne suffit pas. Il faut, pour l’avenir, passer à une compréhension d’un vingtième siècle marqué plus que tout autre par la déchirure catastrophique du tissu de la civilisation que la démocratie mondialisée ne peut réparer.
Alain Brossat, philosophe et enseignant à l’université de Paris-VIII, a voulu entreprendre cette tâche en relisant Hannah Arendt et Michel Foucault. Analysant la logique des discours concernant les génocides, livrés aux émotions, aux jeux de mémoire et aux enjeux politiques, il élabore une histoire comparée des différentes scènes de l’extrême (Auschwitz, la Kolyma, Hiroshima).
Sans céder à la sacralisation de l’horreur, ce livre entend définir les conditions qui permettent de constituer une anthropologie de la catastrophe, nécessaire si l’on tient à la persévérance de l’Histoire.
                                       
- Extrait : Une mémoire captive (page 313 et suivantes)
La multiplication contemporaine des théâtres de l’Extrême a soumis le discours de la singularité de la Shoah à une double contrainte : penser le rapport entre ces nouvelles formes de violence, ces nouveaux crimes et le judéocide tout en réaffirmant le statut « à part » du judéocide. La purification ethnique dans l’ex-Yougoslavie, le génocide rwandais ont produit en Europe occidentale des ondes de choc qui ont fissuré les évidences du discours de la singularité d’Auschwitz, ont affaibli ses versions « dures », sectaires et dogmatiques. Des infléchissements se produisent dans les discours, manifestant une volonté de répondre à l’urgence de s’assurer des prises sur les figures présentes de l’Extrême – les proches et les lointaines – sans renoncer à la notion de la « centralité » et de l’exceptionnalité d’Auschwitz. On trouve, par exemple, l’écho caractéristique d’un tel infléchissement dans les réflexions du philosophe Jean-Luc Nancy :
« Dans [les crimes contre l’humanité], c’est la qualité d’homme qui est visée et atteinte. On pourrait dire que le crime est ici encore plus dans le projet qui l’anime que dans le meurtre lui-même. Le nazisme mettait en cause le droit et la possibilité d’exister pour des catégories d’êtres humains, Juifs, Tsiganes, homosexuels, etc. Il en va de même [souligné par Alain Brossat] dans ladite « purification ethnique » en ex-Yougoslavie (ou naguère dans le génocide arménien). Cependant [souligné par A. B.], il y a encore une dimension supplémentaire dans le nazisme, qui qualifie le crime « complet », si j’ose dire, contre l’humanité : la volonté de mettre en acte une redéfinition de l’humanité, de soumettre celle-ci à un type souverain. Une volonté de régénérer et de conformer l’homme comme tel […]. Dans le crime contre l’humanité, il y a une haine absolue de cet homme « infini [1] ».
Comme on lui demande s’il convient de « préserver la singularité de la Shoah par rapport à toutes les autres tragédies de l’Histoire », Nancy répond d’une manière tout aussi nuancée :
« Oui. Il ne faut pas que cette affirmation fasse basculer les autres massacres dans l’insignifiance, surtout pas. Mais il y a une singularité, et elle tient au projet de refaire ou de refondre l’homme. L’homme occidental s’est déchaîné contre lui-même […] Les Juifs (sans doute parce que le christianisme sort du judaïsme) ont servi à quelque chose d’autre et de plus que le racisme : à une rage d’expulser de soi quelque chose comme un corps étranger, pour pouvoir se produire soi-même comme sujet véritable, absolu, total [2] ».
Mais plus loin, toujours dans le même texte, Nancy revient à l’élément « comparatif », plutôt que singularisant, disant par exemple :
« Il faut penser non pas tant que Hitler était un monstre, mais quelle est, sous celles de Hitler et de Staline [souligné par A. B.], la monstruosité qui travaille l’Occident comme tel, et qui le mène à bout, qui le défait lui-même [3] ».
Ou bien encore :
« L’extermination a tué des millions d’individus à qui elle ne laissait aucune chance d’être un tant soit peu autre chose que Juifs, Tsiganes, communistes, etc. [souligné par A. B.] [4]. »
Les hésitations distinctement perceptibles de ces énoncés entre la réaffirmation solennelle de la singularité d’Auschwitz et la pente d’une réflexion universalisante sur les formes de l’Extrême et les crimes contre l’humanité d’aujourd’hui donnent le ton des évolutions du discours telles qu’elles se produisent sous la pression des catastrophes contemporaines.
Une « tentation » conceptuelle se fait jour ici, dont on trouve l’écho dans d’autres textes aussi, celle d’une sorte d’intensification de la désignation du judéocide comme génocide : celui-ci ne sera plus nommé (comme cela est le cas, parfois, par un pur coup de force linguistique) comme Le Génocide, mais comme ce « surgénocide » que Nancy nomme sa « dimension supplémentaire », par comparaison avec d’autres figures de l’Extrême – comme le crime « complet » contre l’humanité. Chez d’autres tenants de la singularité « revisitée » sous l’effet des désastres du présent, la même tentation superlative s’énoncera – plutôt qu’elle ne s’argumentera – ainsi : dans le judéocide, il y a davantage qu’un génocide [5].
Ce type d’énoncé trouve son fondement solide dans le souci de ne pas réduire à « l’insignifiance » d’autres massacres qui, en effet, dans des versions plus triviales du discours de la singularité d’Auschwitz, tendent à devenir des horreurs « normales » [6]. Mais, d’un autre côté, il y a haut risque à déclarer « complet » tel crime contre l’humanité (celui des nazis) par opposition aux autres qui, selon les contraintes du langage et de la logique, deviendraient du coup « incomplets » ou inachevés. Or, non seulement la « purification ethnique » à la serbe et les massacres rwandais ont opéré dans notre champ de perception de la catastrophe comme des « objets » qui, interminablement, nous portaient au-delà de ce que nous pouvions concevoir et supporter (« objets » en tous points excessifs et non « incomplets »), mais surtout, ils se distinguent eux aussi de pratiques traditionnelles de la violence par leur caractère final – comme lieux d’extermination de l’histoire dialectique et de la vie civilisée aussi. Il y a bien une difficulté du présent à nommer la pleine ampleur des désastres génocidaires et pratiques de l’Extrême, s’affichant devant nos yeux sur le ruban déroulé de l’actualité, tout en réaffirmant le statut « à part » de la Shoah. Tous en effet présentent cette caractéristique d’être irréductibles aux figures traditionnelles de la guerre, de produire, dans les usages de la violence et de la cruauté, dans l’hystérisation des petites différences, dans la symbolisation des enjeux de l’affrontement cette forme d’excès ou d’excédent où se brouillent les codes classiques – guerres nationales, guerre des classes – de l’hostilité.
A ce titre, chacun de ces conflits désastreux réactive sans médiation l’héritage totalitaire et entretient à ce titre de fortes affinités avec les exterminations nazies. L’organisation humanitaire « Médecins du monde » n’eut pas à faire subir grande violence à la mémoire collective pour mettre en œuvre, en janvier 1993, une campagne de sensibilisation à la situation en ex-Yougoslavie dont les mots d’ordre étaient : « Un camp de prisonniers où l’on purifie les ethnies, ça ne vous rappelle rien ? » « Les discours sur la purification ethnique, ça ne vous rappelle rien ? » [7].
On retrouve la marque de cette même difficulté dans un article stimulant de Véronique Nahoum-Grappe, consacré lui aussi à l’ « épuration ethnique » dans l’ex-Yougoslavie. Ce texte se lit aisément comme une attaque en règle contre la propension « réglementaire » du discours de la singularité de la Shoah et des effets dommageables que celle-ci peut exercer dans les espaces publics ; elle y évoque cette « variante de [notre] attachement à l’ennemi d’hier » qui serait « le rapport cultuel quasi religieux à certains événements pensés comme uniques ». Elle écrit :
« La mémoire relève alors d’un vœu sacré. La contredire consiste à enfreindre un tabou. La penser consiste à promouvoir son unicité théorique donc historique : les pleurs coulent dans les salles de cinéma, lavant ainsi tout germe de recommencement imaginaire de « la même chose ». Car le « plus jamais cela » se transforme en « ce n’est plus jamais cela » […] Et c’est ainsi qu’avec l’aide de ceux qui se souviennent afin de ne pas oublier, les génocides qui ne ressemblent pas trait pour trait à l’absolue référence semblent bénins en comparaison […] La question ici est celle du conformisme non pas des idées mais des émotions : ainsi, je ne suis troublé moralement que lorsque je reconnais les signaux canoniques attendus, sinon, cela est étrange, je ne sens pas l’odeur de la mort tandis que les cadavres s’amoncellent [8]. »
Ces réflexions sont remarquables de deux points de vue : par leur virulence, d’une part, par la faculté d’esquive qui s’y manifeste de l’autre. L’effet d’illusion du discours de la singularité de la Shoah, tel qu’il est codifié et massivement pratiqué y est, pour commencer, clairement désigné ; il produit une certaine paralysie des facultés d’intellection et d’intervention face aux figures de l’Extrême déployées dans le présent : le « plus jamais ça ! » se mue en « ce n’est pas ça » qui nourrit le quiétisme et l’apathie ambiants. Une mémoire « lacrymatoire » et ritualisée du Crime passé se mue en alibi geignard d’un indifférentisme pas même honteux… La charge est rude et traduit une certaine exaspération ambiante – constamment attisée par les horreurs et les catastrophes du présent – à l’endroit des fonctions paradoxalement sécuritaires du « tabou » de la singularité.
Mais, d’un autre côté, le propos vigoureux voire « scandaleux » de l’auteur devient énonçable au prix d’une double distorsion et d’un double mouvement de dépolitisation. En premier lieu, il n’est pas tout à fait évident que ce soit « l’attachement à l’ennemi d’hier » qui constitue le sol le plus solide sur lequel s’est établie la political correctness du discours de la singularité de la Shoah. L’inscription de cette singularité au cœur même de l’histoire occidentale post-totalitaire, restaurée et redéployée comme histoire universelle démocratique – voilà qui soulève des problèmes assurément plus complexes et troublants que le très ethnographique ou psychanalytique mais presque anecdotique attachement qui nous lie, comme dans Portier de nuit, à l’ennemi ou au bourreau d’hier. D’autre part, en déployant le « conformisme » de ce discours dans le registre des « émotions » et non dans celui des « idées », Véronique Nahoum-Grappe désamorce la « bombe » qu’elle vient de poser : en situant les effets de méconnaissance du scandale du présent entraînés par l’absolutisation et la ritualisation de la singularité de la Shoah, non pas tant dans le champ politique et idéologique, dans des jeux de force et de puissance, mais dans la pure sphère intime. Du coup, l’illusion face aux « amoncellements de cadavres », pas tout à fait semblables à ceux des usines de la mort nazies mais néanmoins ressemblants, ne constitue pas l’objet d’un débat entre points de vue en conflit mais celui d’une sorte d’examen de conscience individualisé et silencieux. Sans doute est-ce au prix de ce glissement sentimental et intimiste que la charge au galop de la sociologue contre le prêt-à-penser de la singularité et ses effets stérilisants devient énonçable.
On retrouve le même doigté dans l’approche des apories du « bien penser » de l’unicité du judéocide que propose un article de Laurence Hansen-Löve intitulé, précisément, « Penser la guerre totale », et lui aussi consacré aux ravages du nouvel « ethnisme » dans l’ex-Yougoslavie. L’auteur commence par y énoncer, sur le ton de l’évidence, ce qui, précisément, constitue l’attaque la plus directe qui soit contre le discours d’époque de l’unicité d’Auschwitz :
« On doit rappeler tout d’abord que le massacre des Juifs et des Tsiganes par les nazis n’est pas un phénomène unique, sans précédent ni suite [souligné par A. B.], de l’histoire humaine [9]. »
La charge est frontale, le « sans précédent » faisant littéralement référence à la formule canonique due à André Frossard [10]. La substitution, tant soit peu teintée d’ironie, de « ni suite » au « ni équivalent » de la même formule réglementaire pose la question de fond : inversant littéralement les termes du problème, elle place l’accent non pas sur le caractère unique et inégalable du Crime contre les Juifs, mais sur sa reprise interminable dans la « suite » des pratiques de l’Extrême et de la violence totalitaire. Les génocides et crimes contre l’humanité du présent sont ainsi rapprochés et non pas séparés de la Shoah.
L’impératif de leur faire face et de tenter de les déchiffrer détermine ce renversement des prémisses mêmes du discours de la singularité. Mais un audacieux procédé rhétorique vient aussitôt tempérer la brutalité du changement de perspective :
« De nombreux ouvrages, note l’auteur, ont été consacrés à la comparaison des grands massacres, crimes contre l’humanité et génocides commis dans l’histoire, à la question de la spécificité de chacun d’entre eux : on s’y reportera [11]. »
Et de citer, en note, L’Imprescriptible de Vladimir Jankélévitch et Le Bréviaire de la haine de Léon Poliakov ! L’expédient, il faut l’admettre, n’est pas dépourvu d’aplomb. L’Imprescriptible, notamment, est une charge vitupérante contre toute tentation ou tentative de comparer le Crime commis par les nazis contre les Juifs à quelque autre scène de massacre que ce soit ; il constitue à plus d’un titre le texte originaire à partir duquel s’est déployé, en France, le discours de la singularité de la Shoah. On peut y lire, entre autres, que « ce crime-là est incommensurable avec quoi que ce soit d’autre : nous allions dire que c’est une abomination métaphysique. Avec leurs six millions d’exterminés, les Juifs sont certainement en tête du martyrologe de tous les temps [12]… » Il faut donc une certaine intrépidité pour présenter ce livre tout entier écrit sur ce ton d’imprécation « anticomparatiste » comme un de ces « nombreux ouvrages consacrés à la comparaison des grands massacres », dans le fil d’un propos où est affirmée, d’emblée, la nécessité de penser ceux-ci non pas essentiellement dans leur unicité mais dans leur consécutivité et leur multiplicité… Mais sans doute mesure-t-on ici, à l’habileté du procédé, la difficulté éprouvée par les chercheurs à ouvrir des brèches dans la compacité dogmatique du discours de la singularité pour s’affronter avec les nouveaux visages de l’Extrême : il leur faut, à la manière des puritains radicaux de jadis, « passer » par les textes consacrés, quitte à en pratiquer une exégèse inattendue…
Ces efforts des chercheurs, confrontés à l’impensable-devant-néanmoins-être-pensé du désastre yougoslave ou de l’horreur rwandaise, pour s’émanciper des contraintes les plus pesantes du discours de la singularité de la Shoah, nous ramènent à l’essentiel : ce qui nous fait défaut, avant tout, c’est une approche compréhensive des formes de violence totalitaires dans leur spécificité, des pratiques de l’Extrême et de leur rapport avec les formes structurantes de la modernité. Face aux sollicitations d’un présent si fécond en redéploiements des épreuves totalitaires, le discours de la séparation de la Shoah d’avec « tous les autres massacres » se fissure. Plus précisément, l’érection au rang de sésame herméneutique du constat bien fondé de la différence qualitative du malheur juif, pendant la Seconde Guerre mondiale, d’avec celles du malheur communiste, résistant, français, polonais, etc., balise la voie d’un échec : érigée en injonction générale, cette vérité ne constitue pour autant ni la synthèse de la complexité du totalitaire, ni l’élément unique à partir duquel interpréter toute la « suite » contemporaine des pratiques de la violence extrême.
La prospérité du discours fondé sur la séparation d’Auschwitz d’avec toutes les autres catastrophes est indissociable du déploiement du « tout mémoire » - de la désuniversalisation des intellectuels, de leur « curialisation [13] » accélérée et de l’affaiblissement des attitudes critiques. C’est un discours en trompe l’œil, en ce sens qu’il ne particularise et ne sépare un aspect de la catastrophe (des crimes nazis) que pour en redéployer le lien dans d’autres directions ou selon d’autres visées stratégiques. Là où Hannah Arendt énonce la nécessité de penser les enjeux de l’unité et de l’universalité des univers concentrationnaires, le discours de la séparation établit un nouveau lien : celui qui unit indissociablement le judéocide à l’établissement à la légitimation de l’Etat d’Israël.
Ce redéploiement du sens de l’épreuve d’Auschwitz est, par exemple, distinctement à l’œuvre chez Vladimir Jankélévitch. Tandis que David Rousset expose à travers les prismes de son récit « à la Dos Passos [14] » les croisements entre l’expérience de Buchenwald et celle d’Auschwitz, ou bien encore, dans son procès contre les Lettres françaises, la trame commune de l’épreuve des camps nazis et de celle des camps staliniens, l’auteur de L’Imprescriptible ébauche, lui, un tout autre récit : celle qui rend Auschwitz séparé de Buchenwald (et la Kolyma) inséparable d’Israël. L’Imprescriptible revient inlassablement, dans des formules polémiques et expéditives sur l’in-séparation de la mémoire d’Auschwitz et de la légitimité d’Israël :
« Le crime était trop lourd, la responsabilité trop grave […] Comment vont-ils se débarrasser de leurs remords latents ? L’ « antisionisme » est à cet égard une introuvable aubaine, car il nous donne la permission et même le droit et même le devoir d’être antisémite au nom de la démocratie ! L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous [15]. »
« Les Juifs étaient persécutés parce que c’étaient eux, et non point en raison de leurs opinions ou de leur foi […] Jusqu’à un certain point ce refus s’étend, aujourd’hui encore, à l’existence de l’Etat d’Israël […] Les ennemis d’Israël ne « reconnaissent » pas l’existence d’Israël : Israël est transparent, inexistant. On ne négocie pas, on ne dialogue pas avec celui qui n’existe pas. Or, il n’est pas évident qu’un Juif doive exister […] l’idée que des « sous-hommes » puissent se défendre remplit les surhommes d’une stupéfaction indignée [16]. »
On voit ici clairement combien l’énonciation de la singularité de la Shoah porte, d’emblée, bien au-delà de l’élucidation d’une question historique. C’est une nouvelle philosophie de la catastrophe qui se déploie ici sur le versant du particularisme communautaire, par opposition à l’universalisme humaniste. Les éléments de la connaissance historique et ceux de l’imaginaire politique, de la symbolique mémorielle, s’entrelacent ici d’une façon indémêlable – ce qui définit la condition même de ce que nous appelons un discours.
Pour l’essentiel – à défaut de se comprendre – Auschwitz ne peut s’énoncer dans la perspective définie par Jankélévitch que comme ce moment désastreux de l’histoire juive qui donne naissance à l’Etat-dette et donne raison, au bout du chemin d’épouvante, à Theodor Herzl contre tous ses détracteurs. Encore les textes rassemblés dans L’Imprescriptible (écrits entre 1948 et 1971) présentent-ils cette particularité de définir la singularité de la Shoah en référence non seulement à celle des victimes, mais aussi des bourreaux et de leur Crime « métaphysique », de leur méchanceté « ontologique ». Les textes de Jankélévitch abondent, en effet, en formules très fortes dans lesquelles il donne libre cours à sa perplexité stupéfaite face aux criminels nazis :
« On croyait savoir et on ne savait pas encore, ni à quel point. Nous-mêmes qui aurions tant de raisons de savoir, nous apprenons chaque jour quelque chose de nouveau, une invention particulièrement révoltante, un supplice particulièrement ingénieux, une atrocité machiavélique où l’on reconnaît la signature du vieux vampirisme héréditaire. Faire du savon ou des abat-jour avec la peau des déportés […] Il faut être un vampire-métaphysicien pour faire cette trouvaille. Qu’on ne s’étonne donc pas si un crime insondable appelle en quelque sorte une médiation inépuisable. Les inventions inédites de la cruauté, les abîmes de la perversité la plus diabolique, les raffinements inimaginables de la haine, tout cela nous laisse muets, et d’abord confond l’esprit. On n’en a jamais fini d’approfondir ce mystère de la méchanceté gratuite [17]. »
On retrouve plus tard, dans Shoah, cet intérêt horrifié et scandalisé pour le bourreau, fondé sur la conviction qu’une part essentielle de la singularité du Crime se détecte de son côté.
Mais, au fil du temps, le discours de la singularité a désinvesti d’une manière toujours plus flagrante cette approche du Crime par le bourreau (les monstres) pour se durcir (et s’étriquer) en discours communautaire : la Shoah, c’est nous, son unicité est la nôtre, notre affaire. Il n’est pas surprenant alors que le discours (historique) de la singularité rencontre sans difficulté le discours religieux de l’élection : Auschwitz devient paradoxalement intelligible comme signe ou marque de la particularité élective du destin juif. Plus que jamais, dans une telle approche, Israël, défini comme le dû d’Auschwitz, en devient inséparable, et inversement, la Shoah tend à se transformer – comme l’analysent sans complaisance Tom Segev dans Le Septième million ou bien encore Yoram Sheftel dans Le Procès Demjanjuk [18] – en l’inépuisable patrimoine victimaire et légitimant de l’Etat hébreu. Au bout de l’aporie de cette reterritorialisation d’Auschwitz dans l’absolue singularité de l’histoire juive, la Shoah en arrive, d’une manière aussi insane qu’impensable, à entrer dans le champ d’action du calcul et de l’intérêt. Elle devient de façon croissante, dans les jeux d’influence et de pouvoir des dirigeants (religieux ou non) des communautés juives de la diaspora, ce qu’elle a été, dès les origines, pour les dirigeants et les stratèges de l’Etat d’Israël : ce Nom du Crime conçu comme un sauf-conduit autorisant la banalisation du bombardement de Beyrouth en 1982, du vol de la terre, de l’état de siège et des tortures légalisées dans les territoires occupés, de la cléricalisation à outrance de la vie sociale et politique dans le pays, de l’appui diplomatique et militaire généreusement accordé à l’Afrique du Sud de l’apartheid et à tant de dictatures imprésentables d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, des trafics d’armes de toutes natures, y compris avec les « terroristes » iraniens, des passe-droit dans le déploiement de la puissance nucléaire…
D’une manière toujours plus insistante et appauvrie, la singularité de la Shoah a été problématisée sur la pente particulariste comme cet outrage qui « nous » a été fait et appelle à des réparations sans fin ni limites. Or, comme le relève fort à propos Vladimir Jankélévitch, le caractère proprement irréparable de l’outrage rend dérisoire voire suspecte toute notion de réparation, matérielle, de la part de ceux qui se sont avérés incapables avec constance de « demander pardon » (Jankélévitch écrivait avant que Willy Brandt – un résistant, un exilé, une victime de l’hitlérisme… - ne s’agenouille devant le mémorial du ghetto de Varsovie). Simplement, il se trouve que les « réparations » allemandes ont fait l’objet d’une âpre négociation entre la République fédérale et l’Etat d’Israël. Bien plus, ce dernier s’est toujours défini, dans sa stratégie d’appropriation de la mémoire du judéocide, comme la pièce centrale de la réparation elle-même. Il y a là une contradiction de taille dans l’approche morale intransigeante de l’unicité du génocide proposée par Jankélévitch.
Le redéploiement du souvenir d’Auschwitz dans une perspective étroitement identitaire, comme le ciment catastrophique d’un « nous » porté à réaffirmer sa différence élective d’avec tous les autres, tend à faire du discours de la singularité d’Auschwitz un discours efficient, pratique, doté d’une forte valeur d’usage, dans la mesure même où se décharne sa consistance intellectuelle.
La normalisation étatique du peuple juif sur le mode mimétique – « réparer » les Juifs en les dotant d’un Etat national « comme les autres », par une étatisation-nationalisation de rattrapage, en oubliant au passage les Arabes inscrits sur cette « page blanche » où est censée s’écrire cette histoire nationale tardive des Juifs – aboutit non pas à enraciner la singularité de la Shoah dans le paysage de l’histoire universelle, mais à réduire les Juifs, dans leur situation d’héritiers de la catastrophe, à la pire des conditions : celle de la normalité oppressive d’un peuple « nationalisé » et enchaîné à un espace territorial au détriment d’un autre peuple. L’Etat-dû en réparation du Crime inexpiable est un trompe-l’œil : il est, fondamentalement, ce lieu où les Juifs, pour la première fois de leur histoire, se trouvent réduits aux contraintes de la puissance et de l’égoïsme sacré étatique, dans des conditions où il leur faut faire valoir par la violence leurs « droits » sur une terre que leur dispute un autre peuple ; dans des conditions où, à chaque instant et d’une manière toujours croissante, la puissance israélienne tend à rendre inaudible la spécificité inoubliable du Crime commis par les Allemands contre les Juifs. Auschwitz est devenu l’enjeu de ce troc mortel où les Juifs ont été conduits, dans le souffle même de la catastrophe, à échanger leur « normalisation » comme peuple « national » contre la puissance étatique. Mais leur étatisation-nationalisation est ce qui, précisément, les dépossède radicalement et sans appel de toute vocation à être, comme communauté étatisée ou enchaînée à un système d’intérêts étatiques, les passeurs ou les interprètes légitimes du souvenir de la catastrophe et de sa spécificité : car le propre de la Shoah (comme de toute catastrophe incompensable) est d’énoncer son illimitation dans sa résistance à toute forme de territorialisation spécifique ou d’assignation à résidence. Le caractère infini et inachevable d’Auschwitz (comme « page qui ne se tourne pas ») se déploie dans cette particularité que sa mémoire nous concerne tous sans appartenir à personne, manifeste son efficace en tous lieux sans s’enraciner nulle part. En ce sens, l’étatisation forcenée et déplacée d’Auschwitz à laquelle ont procédé les élites politiques israéliennes depuis 1948 dessine paradoxalement le chemin d’un redéploiement de l’universalité de cette catastrophe-là par-delà l’épuisement des stratégies « réalistes » tournées vers son accaparement. Plus se multiplient les bévues du type du procès Demjanjuk, et plus il apparaît distinctement que le judéocide ne saurait constituer le patrimoine d’aucun groupe d’intérêts particulier. Bien plus : il ne saurait être un patrimoine tout court. La rançon mortelle de la patrimonisation de l’épreuve de l’extermination des Juifs dans les camps nazis a un nom : c’est le refoulement et le malheur interminable des réfugiés palestiniens de 1948, 1956, 1967, 1973… dans ces camps où se perpétue leur non-vie dans le voisinage des « colonies » juives.
Les grandes puissances qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ont avalisé la création de l’Etat juif au Proche-Orient, ont, elles aussi, à leur manière, fantasmé une résolution définitive du « problème » juif : en résolvant la culpabilité ambiante (et pour cause !) [19] par un « don » qui n’en était pas un puisqu’il procédait avant tout d’une dépossession. Pour prix d’Auschwitz, les Arabes de Palestine se trouvaient accablés sous le poids d’un crime qu’ils n’avaient pas commis et les Juifs projetés dans un piège mimétique [20]. Toutes les conditions étaient ainsi créées pour que se produise interminablement la contamination du présent post-totalitaire par le poison totalitaire. Le piège mimétique qui s’était refermé sur les Israéliens (et les Juifs du monde entier exhortés à voir dans l’Etat hébreu « leur » lieu d’appartenance symbolique) est le cadeau empoisonné et pervers qu’on offert les grandes puissances (et, d’une façon plus générale, le monde non juif d’après-guerre) au monde juif en proie à la désolation post-catastrophique. Ce faisant, ce monde les condamnait à tous ces emplois mimétiques de la superbe et de la violence quasi raciales (les Palestiniens ayant toujours été discriminés, opprimés et ghettoïsés ès qualités, si l’on peut dire, comme arabes), il les condamnait à tracer cette insupportable autoroute mémorielle qui conduit d’Auschwitz à Jérusalem en passant par Deir Yasin, Hébron, Beyrouth et Chatila. Ce « cadeau » pervers revenait à transformer les victimes du judéocide et leurs héritiers directs ou indirects en morts qui tuent à retardement, à leur corps défendant – et ce couteau dans la main des victimes est bien la pire des profanations de leur mémoire qui se conçoive, la plus machiavélique des machinations contre leur innocence infinie.
Le nom d’Auschwitz a constitué l’alibi irresponsable, hypocrite ou malin, permettant de reconstituer, sous couvert d’établissement d’un sanctuaire étatique où la vie juive serait enfin protégée, les conditions d’une inépuisable haine antijuive.
S’il est un lieu où la vie juive n’est pas en sécurité et où les contours mémoriels et symboliques de l’intangibilité du génocide sont devenus flous, c’est bien l’Etat d’Israël. C’est le seul lieu au monde où des existences juives sont interminablement défaites par les moyens de la haine raciale inexpiable, où des enfants rendus littéralement amok par les conditions de l’oppression que leur fait subir l’Etat hébreu sont prêts à sacrifier leur vie pour tuer un Juif, où des missiles se sont abattus et peuvent encore s’abattre sur des Juifs visés en tant que Juifs. C’est le seul endroit au monde où jeter des pierres contre des Juifs n’est pas, en premier lieu, une manifestation d’antisémitisme, mais le geste élémentaire d’une révolte bien fondée. C’est le seul endroit au monde où l’on puisse énoncer sans obscénité et avec de bons arguments qu’Auschwitz est un thème de propagande et d’endoctrinement parmi d’autres.
Il nous faut bien admettre aujourd’hui que le sionisme au pouvoir fut, comme son jumeau énergumène le « communisme » est- et centre-européen des démocraties populaires, irrémédiablement contaminé par sa détestable origine : Auschwitz, jouant ici le même rôle que le stalinisme exterminateur pour le second. Dans leurs veines coule (coulait pour le second, défunt prématuré) le sang mauvais de la violence extrême, du vendettisme, de la haine de l’Autre et du cynisme sans retour des temps d’apocalypse dont ils sont issus. Ce dont ces régimes et systèmes (l’Etat d’Israël, les régimes satellites de l’URSS) furent réparation, ils sont aussi et non moins le produit, l’effet.
Israël « vient » d’Auschwitz comme le régime est-allemand ou celui de Novotny sont venus des crimes de Staline ; le piège s’est refermé sur la victime, deux fois assassinée : physiquement d’abord, éthiquement ensuite. La voici qui revient en spectre dans le monde d’après, émancipée de toute contrainte éthique, vampirisée ; le bourreau n’a pas travaillé pour rien, le virus du penser racial et de la « morale » des forts prospère sur les lieux mêmes de la réparation : « C’est la vie, c’est le sens du sionisme, nous sommes vainqueurs [21] », clame ingénument après les Accords de Washington un colon de Cisjordanie pour qui tout compromis avec « les Arabes » est une vue de l’esprit. De la catastrophe ne surgit pas la conscience de la catastrophe, qui effectue le miracle de la conversion du désastre en redressement, mais bien la dispersion en tapis et la prorogation du cataclysme, tel qu’il accumule, non pas derrière mais bien devant lui, les ruines familières à l’ange de Walter Benjamin.
Comme le remarquait Tadeusz Borowski [22], l’espérance du mieux, surgie du cœur de l’épreuve catastrophique, s’avère le véhicule le plus sûr de la reconduction du désastre. Sur l’autoroute mémorielle qui conduit d’Auschwitz à Jérusalem n’ont cessé de circuler les messagers de la bonne nouvelle totalitaire : le monde est peuplé de vainqueurs et de vaincus, l’avenir appartient aux mieux armés, la condition de victime se mue aisément en moyen de puissance. De l’histoire terroriste et dialectique à la Kojève nous demeure ce fragment indéchiffrable : Deir Yasin, Sabra et Chatila, la mosquée d’Hébron désignés comme lieux d’expiation d’Auschwitz ; les camps palestiniens comme « réparation » des camps nazis.
Dans un article où il analyse la rhétorique du victimisme serbe, Pascal Bruckner écrit :
« Dès qu’un peuple aspire à la sainteté de ses souffrances, dès qu’il pose au martyr, exhibe ses plaies, convoque ses morts, méfions-nous : c’est qu’il mijote un mauvais coup et que la mémoire, au lieu de prévenir le retour du meurtre en masse, n’est convoquée que pour le perpétuer à nouveau. C’est qu’à se draper ainsi dans l’angélisme, les tueurs, avant d’affûter leurs couteaux, demandent l’absolution du monde civilisé [23]. »
Se peut-il vraiment que l’auteur dont l’article dénonce longuement la prétention serbe d’usurper la « place du Juif » dans le rôle de la victime maximale, ne perçoive pas combien sa dénonciation des stratégies victimaires en pleine expansion égratigne au passage les usages massifs et sans scrupules de l’ « héritage » de la Shoah pratiqués par l’Etat d’Israël et dans l’apologétique sioniste ? La question n’est pas ici celle du caractère choquant d’un rapprochement entre les exactions de la Serbie de Milosevic en proie à ses fantasmes de « grandeur » et les moyens par lesquels deviennent réalité en Palestine ces rêves de « Grand Israël » qui hantent une partie de la société et les élites politiques israéliennes. Elle est bien celle de l’effectivité du modèle victimaire, conçu comme moyen d’établissement de la puissance, tel qu’il tend à se déployer dans des paysages divers, d’une manière toujours plus insistante. Le piège mortel dont les mâchoires se sont refermées sur la mémoire d’Auschwitz et la mise en discours de sa singularité est en effet celui-ci : en liant d’une manière indissoluble l’imprescriptibilité du Crime que désigne Auschwitz et la propagande victimaire de la puissance étatique israélienne (du sionisme au pouvoir), le discours de la singularité a été contaminé d’une manière irréparable par le mimétisme. Selon un schéma des plus classiques, la continuité des pratiques de l’oppression, de la persécution, de la ségrégation et du culte de la force ne se sépare pas, dans les pratiques du sionisme au pouvoir, de la réactivation incessante du discours victimaire. Les Palestiniens en lutte pour leurs droits nationaux et leur terre sont nommés « émules de Hitler », « nouveaux nazis » à la mesure même où se déploie la conquête de la terre, via l’implantation de colonies juives, dans les territoires occupés. Le discours de la puissance fait flèche de tout bois : pour stigmatiser les Arabes palestiniens et leur irréductible activisme, on puise alternativement dans la réserve victimaire (leur lutte contre les Juifs s’inscrit objectivement dans le prolongement des persécutions nazies, leurs attentats sont de nouveaux pogromes, leurs chefs des émules des SS…) et dans le registre racial du persécuteur (les Palestiniens sont des « bipèdes », des « bêtes enragées » avec lesquels aucune forme de coexistence n’est envisageable). Pascal Bruckner s’indigne fort, et il a raison, de ce que les propagandistes serbes ne reculent devant aucun moyen pour se faire passer pour ces « nouveaux Juifs » sacrifiés sur l’autel de l’égoïsme des grandes puissances. Mais il lui échappe que les exemples probants d’un bon usage du malheur passé dans la légitimation de la politique du fait accompli et de la force ne leur manquaient pas lorsque Milosevic et Karadzic se sont attelés à l’édification de la « grande Serbie ».
Les tentatives d’hommes de bonne volonté comme Paul Ricoeur, Jean-Luc Nancy ou Arno Mayer pour « redresser » le discours de la singularité de la Shoah tel qu’il a été forgé et pratiqué depuis une décennie ou deux et de le réorienter dans une perspective universaliste se heurtent à l’obstacle insurmontable de sa constitution victimaire et du « terrifiant secret » de sa forme mimétique ; elles se brisent sur le fait que ce discours est inséparable d’avec la violence non légitime exercée par l’Etat israélien à l’encontre des Palestiniens, d’avec l’instrumentalisation stratégique des Juifs concentrés dans cette redoute par les grandes puissances occidentales contre les populations arabes du Proche-Orient.
Il suffit de relire avec le recul d’un peu plus d’une décennie l’essai d’Alain Finkelkraut, L’Avenir d’une négation, réflexions sur la question du génocide [24], pour saisir cette inaltérable constitution victimaire et mimétique du discours de la singularité de la Shoah, tel qu’il s’est établi au début des années 1980. Qu’entendons-nous ici par constitution victimaire ? Non pas, bien sûr, la production ex nihilo d’un fantasme ou d’un discours de la victime, mais l’incorporation d’une position historiquement déterminée (les Juifs ont bien été, en tant que tels, les victimes d’une tentative sans précédent de les effacer de la surface de la terre) à une stratégie discursive, à un jeu de pouvoir dans lequel les morts (les victimes) sont convoqués dans le présent par des « héritiers » intéressés pour avaliser des positions de force et des conquêtes. La constitution victimaire est le résultat de cette métamorphose au terme de laquelle le rappel de l’outrage naguère infligé à un groupe l’autorise à agir comme un oppresseur, un conquérant – et parfois un bourreau. En ce sens, bien sûr, le victimisme pratiqué par le sionisme au pouvoir et celui des nouveaux barbares serbes, s’ils présentent des traits morphologiques communs (le débouché mimétique), se distinguent radicalement par cet élément objectif : les Serbes, au cours de l’histoire du vingtième siècle, ont subi, comme la plupart des peuples de la région, de forts « outrages » de la part de voisins ou de puissants oppresseurs – comme ils en ont infligé ; simplement ils n’ont rien connu qui se nomme dans les mêmes termes que la Solution finale ou Auschwitz. Mais c’est précisément cette différence qui rend insupportable et, pour la plupart, impensable la production d’un discours victimaire autour du judéocide, ce qui rend insaisissable pour beaucoup la différence fondamentale entre la condition particulière des victimes de la Shoah et l’expansion d’une victimologie mimétique instrumentalisée par le sionisme au pouvoir qui, dans chacun de ses gestes de puissance, outrage leur mémoire. Dans L’Avenir d’une négation, la construction du discours victimaire ne lésine sur aucun moyen : Alain Finkielkraut commence par y bricoler une généalogie hâtive du révisionnisme alors de saison, dont les racines prendraient du côté du mouvement ouvrier du tournant du siècle, de Jules Guesde et de Karl Liebknecht – histoire de définir, dans le ton de la « nouvelle philosophie » d’alors, les faurissonnades comme l’héritage direct de la culture socialiste et de la tradition marxiste. Pour notre auteur, la culture soixante-huitarde, avec son tiers-mondisme irresponsable – voir à ce propos le pamphlet allégrement révisionniste de Pascal Bruckner, l’alter ego de  Finkielkraut [25] -, avec son antisionisme ressentimental, avec sa compassion sentimentale pour les « exploités », a dissous la spécificité d’Auschwitz et ravi aux Juifs leur position de victime absolue. L’ « antifascisme » ambiant est une de ces ruses de la Raison qui recouvrent l’oubli du Crime, noyé dans ce relativisme absolu qu’alimentent les généralités marxistes : l’ « hitlérisme devient une solution parmi d’autres au problème du capital » et le génocide juif « un avatar de la barbarie ambiante ». Le négationnisme, dans un tel contexte, devient, inexorablement, le fait des « plus motivés, les plus fanatiques parmi les militants de l’ouvriérisme [26] ». L’outrage irréparable subi par les Juifs est, pour la vulgate révisionniste et le milieu qui l’a nourrie, « un massacre incommode, inclassable », pour la simple raison que les victimes d’Auschwitz seraient portées à usurper, dans la hiérarchie des victimes, la première place revenant de droit à la classe ouvrière. Dans le même esprit, toute campagne d’information ou de mobilisation autour de massacres ou de formes de violence totalitaire susceptibles d’être comparées avec le judéocide (les camps soviétiques, les exterminations pratiquées par les Khmers rouges...) est suspecte de pratiquer un brouillage systématique de l'information destiné à entretenir le doute sur la singularité du massacre des Juifs par les nazis. Le refus de « croire » à l’existence des chambres à gaz devient un « cas particulier » d’une tendance protéiforme à la dénégation de la singularité et de l’énormité du Crime nazi.
Nous tenons là un exemple classique de la modalité selon laquelle s’inaugurent les nouveaux discours : en glissant au fil de l’eau, tout en affectant de ramer à pleines forces contre le courant. C’est précisément au moment où est en train de prendre corps le « tout mémoire » envahissant que Finkielkraut jette son cri d’alarme contre les tentatives incessantes pour se délester de la mémoire (notamment celle du judéocide). C’est précisément au moment où est en train de s’imposer le discours de la singularité de la Shoah qu’il crie au loup : Faurisson et les siens seraient sur le point de l’emporter, bientôt le souvenir de la Shoah ne serait plus que résiduel et anecdotique.
« Avec le temps qui passe, les chambres à gaz ne retournent-elles pas à l’irréel parce qu’elles n’ont aucune plausibilité, parce que même la vision la plus noire, la plus cynique de l’humanité, est impuissante à expliquer cette rentabilisation de l’inutile, ce déchaînement d’irrationalité dans un cadre ultra-rationnel, cette entreprise d’anéantissement élevée par elle-même à l’absolu, et occupée, au mépris de toute autre considération, à battre ses propres records, avec tout l’esprit radical de sa logique particulière [27] ? »
Durant la grosse décennie qui nous sépare de ces lignes, le « retour à l’irréel » des chambres à gaz a surtout pris la forme de travaux historiques innombrables, d’un activisme mémoriel infatigable, d’une ritualisation commémorative toujours plus dense, de l’expansion multiforme d’un discours spécifique. L’absence de « plausibilité » du judéocide n’a pas nourri l’oubli et le mensonge (les négationnistes) mais, tout au contraire, l’obsession du souvenir entrelacée à l’incitation à la connaissance. Entre-temps, au rebours exact de ce que prophétise et vitupère Alain Finkielkraut, « l’inacceptable » n’est pas aujourd’hui le caractère « unique », « spécifique » des chambres à gaz, mais bien plutôt toute tentation de s’émanciper de l’orthodoxie de la « singularité d’Auschwitz ». Ici comme dans toute la doxologie française de cette époque, les idées conventionnelles, le nouveau conformisme s’avancent parés du masque victimaire du prophète stigmatisé et lapidé.
Mais ce n’est qu’au terme du pamphlet de Finkielkraut que prend pleinement forme sa constitution victimaire – lorsque l’on en arrive, précisément, à l’enjeu vital, l’Etat d’Israël :
« Israël, jadis, était intouchable à cause de la proximité du génocide, aujourd’hui, c’est le génocide qui devient sujet à caution en raison du comportement attribué à Israël (28]. »
S’insurgeant contre l’impudence avec laquelle les Palestiniens s’obstinent à remobiliser le passé incomparable en parlant de l’Occupation (majuscule) de la Cisjordanie, l’auteur a cette superbe formule, tout en nuances, tout en litotes – tout en cynisme sans rivage (le livre s’écrit dans l’immédiate proximité du massacre de Sabra et Chatila, des bombardements israéliens sur le Liban) :
« Qu’importent les caractéristiques de l’occupation israélienne, ses audaces et ses reculs, ses oscillations entre phase répressive et phase libérale, le nom dont on la baptise convertit le présent en passé et l’histoire en mythologie pure [29]. »
Sous la plume d’ Alain Finkielkraut, le pilonnage de Beyrouth par les aéronautes-chirurgiens d’Ariel Sharon devient « le bombardement de l’état-major palestinien de Beyrouth » et il n’est que trop « naturel » que « certains antisionistes, emportés par leur élan, soient passés du génocide comme métaphore de l’oppression israélienne à la négation ou à la révision en baisse du génocide nazi [30] ».
On ne saurait pratiquer plus rigoureusement le brutal accaparement de la mémoire du judéocide au profit de l’Etat-faucon israélien, user plus délibérément du chantage absolutiste : attention, critiquer Israël, c’est, dans tous les cas, réviser le génocide. Jankélévitch avait déjà dit tout cela, laissant percer à l’occasion le fondement vendettiste imparable d’un tel discours victimaire :
« La seule idée de mettre en parallèle ou sur le même plan l’indicible calvaire des déportés et le juste châtiment de leurs bourreaux, cette idée est une perfidie, cet incroyable retournement des évidences, ce scandaleux renversement des rôles donnent l’envie de répondre : chacun son tour ; beaucoup penseront devant les ruines de Berlin et de Dresde : c’est bien le moins qu’on leur devait [souligné par A. Brossat] ; et ils jugeront peut-être que ce peuple responsable de la plus grande catastrophe de l’histoire s’en tire encore à bon compte [31]. »
Le « chacun son tour » de Jankélévitch, incluant les enfants de Dresde exterminés sans fin stratégique particulière par les bombes au phosphore, énonce avec brutalité et cynisme la tyrannie du double lien, d’une compensation de l’outrage par la persécution autorisée. Mais, en un sens, les accents mimétiques du propos d’ Alain Finkielkraut, sa dénégation systématique de la violence sans légitimité exercée par les Israéliens sur les Palestiniens sont plus insupportables encore : les enfants de Dresde demeurent dans la proximité d’Auschwitz, aux yeux du rescapé de la traque aux Juifs, en ce sens qu’ils sont les enfants des bourreaux. Les enfants-résistants palestiniens, eux, ne sont, aux yeux du « Juif imaginaire » du monde d’après la catastrophe, que les boucs émissaires d’une « bonne » catharsis persécutrice de l’insupportable mémoire du judéocide.
Dans les dernières pages de son essai, Alain Finkielkraut énonçait – avec les mots et les images de catéchisme qui s’imposaient – la version qui allait désormais faire autorité de la singularité d’Auschwitz :
« Il semble bien désormais, et la révision du génocide en est l’un des multiples signes, que les Juifs soient en passe d’être décrucifiés. D’autres passions apparaissent, d’autres calvaires, plus actuels, plus urgents, et le peuple d’Auschwitz est destitué au profit de ces victimes récentes [32]. »
L’impasse actuelle de ce catéchisme, c’est un certain Alain Finkielkraut qui, dans une tribune consacrée à la dénonciation de l’abdication des puissances occidentales face au « drame » yougoslave, l’expose non sans sagacité :
« Quant à dire de la guerre qui se déroule sous nos yeux qu’elle est un conflit entre « les communautés bosniaques » […], c’est aussi pertinent que de décrire la révolte du ghetto de Varsovie comme un conflit de la communauté juive et de la communauté allemande […] Mais – j’entends déjà l’objection – n’est-ce pas remplacer l’analyse par l’amalgame et la critique par le cri que de comparer ainsi des choses incomparables ? Pourquoi cette référence à Hitler ? […]
Parce que cet apparent scrupule témoigne du souci, non de comprendre l’horreur, mais d’échapper à son injonction. Parce qu’à chasser ainsi les réminiscences, on n’affronte pas la vérité du moment actuel, on s’en protège […]
Si, au-delà des commémorations incessantes de l’unanime rhétorique antitotalitaire, les noms de Munich, d’Hitler, de Staline évoquaient vraiment quelque chose, si les événements dont ces noms sont porteurs avaient fait événement, il n’aurait tout simplement pas été possible d’ériger la résolution de la force brute et la pure volonté de puissance en argument pour la force brute, en raison de céder à la puissance [33]. »
Heureux soient les aveugles de Chatila qui, à Sarajevo, recouvrèrent la vue…
- Notes :
[1] : « Un entretien avec Jean-Luc Nancy », Le Monde du 29 mars 1994.
[2] : Ibid.
[3] : Ibid.
[4] : Ibid.
[5] : Voir à ce propos Jean-Michel Chaumont : « Connaissance ou reconnaissance ? Les enjeux du débat sur la singularité de la Shoah » (in Le Débat, 1994). Dès 1979, dans une paraphrase en forme de surenchère sur certains passages de L’Imprescriptible, Claude Lanzmann s’efforçait d’immuniser le judéocide contre toute forme de rapprochement ou de comparaison en avançant la notion de « crime exorbitant » : « Auschwitz et Treblinka ne se comparent à rien, ne se compareront jamais à rien. Nul […] n’a l’audace obscène de dénier à l’Holocauste sa spécificité, son caractère unique en le diluant, en le noyant dans le problème du mal Universel, en le subsumant sous des catégories générales […]. Malgré les millions de morts des deux camps, malgré l’épouvante d’Hiroshima ou de Dresde, on sait que les six millions de Juifs assassinés ne sont pas des victimes comme les autres : ce crime exorbitant est d’une autre nature, d’une autre qualité, c’est un crime sans nom que les assassins nazis eux-mêmes n’osaient pas nommer… » (« De l’Holocauste à Holocauste ou comment s’en débarrasser », Les Temps modernes, juin 1979, repris dans Au sujet de la Shoah, op. cit.
[6] : Elie Barnavi in « Répliques », France-Culture, opposant les « massacres normaux » à la Shoah (début 1994).
[7] : Le Monde du 12 janvier 1994. Le premier texte accompagne une photo représentant un groupe de prisonniers derrière des barbelés, et le second les photos juxtaposées de Hitler et Milosevic.
[8] : Véronique Nahoum-Grange : « L’épuration ethnique comme programme », Esprit, août-septembre 1994.
[9] : Laurence Hansen-Löve : « Penser la guerre totale », ibid.
[10] : André Frossard : Le Crime contre l’humanité, Robert Laffont, 1987.
[11] : André Frossard : op. cit.
[12] : Vladimir Jankélévitch : L’Imprescritible (Seuil, 1986)
[13] : Au sens où Norbert Elias parle de la curialisation (Verhöflichung) de la noblesse sous la monarchie absolue. Voir son essai : La Société de cour, Flammarion, Champs, 1985 (1974).
[14] : J’emprunte l’expression à Maurice Nadeau : Grâces leur soient rendues, chap. : « David Rousset, Robert Antelme, Retour des camps », Albin Michel, 1990.
[15] : Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible, op. cit., pp. 19-20.
[16] : Ibid, pp. 22-23.
[17] : Ibid, pp. 28-29.
[18] : Tom Segev, Le Septième million, op. cit. Yoram Sheftel : L’Affaire Demjanjuk, les secrets d’un procès spectacle, J.-C. Lattès, 1994. Voir à ce propos l’interview de Yoram Sheftel dans Le Monde du 4 novembre 1994 : « L’affaire Demjanjuk, c’est bel et bien une « affaire » israélienne ! Quand le procès s’est ouvert en Israël, en février 1987, on savait depuis neuf ans, aux Etats-Unis, d’après des documents dont nous connaissons aujourd’hui la nature et le contenu, qu’en aucun cas Ivan Demjanjuk ne pouvait être « Ivan le Terrible », le bourreau de Treblinka… »
[19] : Voir à ce propos Walter Laqueur : Le Terrifiant Secret, la Solution finale et l’information étouffée, Gallimard, Témoins, 1981. David S. Wyman : L’Abandon des Juifs, les Américains et la Solution finale, Flammarion, 1987.
[20] : Voir à ce propos Georges Corm : « Le mouvement sioniste a puisé sa force irrépressible dans le formidable soutien psychologique obtenu en Occident, notamment après l’holocauste. C’est pourquoi l’Etat d’Israël est, par beaucoup d’aspects, une extension de l’espace historique, culturel et psychologique de l’Occident, de l’Europe centrale et de la Russie ; c’est en fait un « territoire sacré » de l’histoire européenne, symbole essentiel pour le fonctionnement de la conscience occidentale », Le Monde du 14 juillet 1992.
[21] : Le Monde du 5 octobre 1994.
[22] : Tadeusz Borwski : Le Monde de pierre, op. cit., p. 190.
[23] : Pascal Bruckner : « L’innocence du bourreau – l’identité victimaire dans la propagande serbe », Esprit, août-septembre 1994. Voir aussi son essai : La Tentation de l’innocence, Grasset, 1995.
[24] : Alain Finkielkraut : L’Avenir d’une négation, réflexions sur la question du génocide, Seuil, 1982.
[25] : Pascal Bruckner : Le Sanglot de l’homme blanc, Le Seuil, 1983.
[26] : Alain Finkielkraut : op. cit, pp. 47-48.
[27] : Ibid, p. 109.
[28] : Ibid, p. 136.
[29] : Ibid., p. 141.
[30] : Ibid, p. 142-144.
[31] : Vladimir Jankélévitch : L’Imprescriptible, op. cit., pp. 40-41.
[32] : Op. cit, p. 179.
[33] : Alain Finkielkraut : « L’inutilité du vingtième siècle », Le Monde du 15 décembre 1995.
                                 
Réseau

                                          
1. Gilles Munier menacé de mort - Le Secrétaire général des Amitiés Franco-Irakiennes a déposé plainte
[Depuis quelques mois, des sites Internet controversés, soupçonnés d'être plus ou moins pilotés par les services de renseignement et/ou de communication de l'état israélien, diffusent des informations de nature à amener quelques "sujets fragiles psychologiquement" à des actes inconsidérés... Ainsi, après le cinéaste israélien, Eyal Sivan, l'avocate, Maître Isabelle Coutant-Peyre, le rédacteur en chef du mensuel France - Pays Arabes, Lucien Bitterlin, les universitaires Maria Poumier et Monique Chemillier-Gendreau, le porte-parole de la Confédération Paysanne, José Bové, et quelques autres, c'est au tour de Gilles Munier de recevoir "sa" balle de 22 mm par la courrier avec la mention " la prochaine n’arrivera pas par la poste "... à force de diffamer et de livrer à la vindicte des juifs de France extrémistes, les défenseurs des peuples palestinien et irakien, certains défenseurs aveugles de la politique coloniale israélo-américaine portent une lourde responsabilité morale dans ce déchaînement de haine sur le territoire français... Nous vous invitons à consulter les textes virulents de l'auteur de polars, Didier Daeninckx, sur www.amnistia.net ou encore de l'ancienne journaliste du Nouvel Observateur, Elisabeth Schemla, actuellement responsable du site de propagande pro-israélienne www.proche-orient.info... ndlr]
Rennes, le vendredi 15 août 2003 - A mon retour de vacances, j’ai trouvé dans ma boite aux lettres une enveloppe à mon nom contenant une balle de 22 mm. Elle était accompagnée du message suivant: « La prochaine n’arrivera pas par la poste ». Le courrier avait été posté le 21 juillet à Rosny sous Bois, en Seine- Saint Denis.
En 30 ans de militantisme en faveur de la politique arabe du Général de Gaulle, on m’a parfois insulté ou diffamé, voir agressé, mais c’est la première fois qu’on me menace de mort.
Cette lettre a été rédigée, selon moi, dans les milieux extrémistes pro israéliens ou néo-nazis qui collaborent maintenant avec eux, et qui ne s’en prenaient jusqu’ici qu’aux militants de la cause palestinienne. Les perspectives nouvelles qu’offre à Israël le renversement du gouvernement baassiste  à Bagdad ont placés ceux qui s’opposent aux Etats-Unis dans leur ligne de mire.
Le lancement le 19 mai par les Amitiés franco- irakiennes d’un « Appel pour la libération des Irakiens séquestrés par les troupes d’occupation américaines en Irak » les a rendu très agressifs: piratage du site internet de l’association, campagne de diffamation sur le Web montée par un auteur de romans policiers, envois répétés de virus à mon adresse courriel, chantage par téléphone à l’encontre de certains signataires de l’appel ... Et enfin: menace de mort.
Impressionnées par les coups de téléphone qu’elles recevaient, des personnalités nous ont demandé de retirer leur signature de l’appel. Nous l’avons fait sans commentaire. Mais rien n’empêchera l’Association des Amitiés franco- irakiennes de poursuivre sa campagne pour exiger la libération des Irakiens détenus illégalement, de soutenir les divers mouvements de résistance, de réclamer - comme le demande le Président Chirac - le départ des troupes américaines d’Irak et leur remplacement par une force de paix de l’ONU, ainsi que l’instauration d’un Etat irakien indépendant et démocratique.
Pour ma part, j’ai porté plainte contre X pour « Menace de mort » le lundi 11 août au commissariat de mon quartier à Rennes, et adressé le 12 août un courrier au sujet cette affaire à Monsieur Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur. Gilles Munier, Secrétaire général des Amitiés Franco-Irakiennes : gilmun@club-internet.fr
                       
2. Israël - Les observations finales du Comité des droits de l'Homme des Nations unies : les considérations sécuritaires n'excluent pas le respect des obligations internationales en matière de droits de l'Homme par la Fédération internationale des ligues des droits de l'Homme (FIDH) le vendredi 8 août 2003
Paris, le 8 août 2003 - La Fédération internationale des ligues des droits de l'Homme (FIDH) se réjouit des observations finales rendues le 7 août par le Comité des droits de l'Homme des Nations unies suite à l'examen, du 23 au 25 juillet 2003, du rapport périodique d'Israël concernant la situation des droits civils et politiques en Israël et dans les Territoires Palestiniens Occupés.
La FIDH note avec satisfaction que le Comité a rappelé que l'applicabilité du droit international humanitaire, pendant un conflit armé, n'exclut ni l'application du droit international des droits de l'Homme- y compris l'article 4 du Pacte International pour les Droits Civils et politiques de 1966, qui couvre les cas “où un danger public exceptionnel menace l'existence de la nation”-, ni la responsabilité des Etats Parties pour les actes en dehors de leur territoire, y compris dans les Territoires Occupés.
Par conséquent, la FIDH soutient la décision du Comité des droits de l'Homme de mettre en avant six des violations les plus flagrantes des droits de l'Homme commises dans cette région et qui résultent principalement des “mesures nécessaires de sécurité” décrétées par Israël.
En effet, le Comité souligne que:
- l'utilisation de la détention prolongée sans accès à un avocat viole les dispositions du Pacte sur les droits civils et politiques. Par conséquent, Israël doit s'assurer que nul n'est détenu plus de 48 heures sans avoir accès à un avocat;
- ce qu' Israël appelle les “assassinats ciblés” de personnes suspectées de terrorisme dans les Territoires Occupés soulève des questions au regard de l'article 6 du Pacte; lorsque ces mesures sont utilisées comme moyen de dissuasion ou de punition, elles constituent une violation du droit international des droits de l'Homme. Le Comité affirme qu'à cet égard, la politique étatique doit être expliquée clairement dans ses grandes lignes aux commandements militaires régionaux, et que des enquêtes doivent être menées par des organes indépendants sur l'usage disproportionné de la force;
-  il est demandé à Israël de cesser immédiatement les démolitions de propriétés et d'habitations dans les Territoires Occupés ; le Comité considère que cette pratique va à l'encontre des obligations des Etats parties relatives à la propriété privée et qu'elle est constitutive de torture et de traitements cruels et dégradants;
- en ce qui concerne les méthodes d'interrogation utilisées par les Services généraux de sécurité israéliens, Israël ne doit plus avoir recours à l'argument de la “défense nécessaire”, qui n'est pas reconnu par le Pacte; Israël doit également s'assurer que les allégations de mauvais traitements et de tortures font l'objet d'enquête par le biais de mécanismes indépendants et que les responsables sont poursuivis;
- l'entrée en vigueur de la loi sur la nationalité et sur l'entrée sur le territoire israélien, qui suspend le regroupement familial , notamment dans les cas de mariages entre un citoyen israélien et un résident des Territoires Occupés, constitue une violation grave du droit international des droits de l'Homme; il est demandé à Israël de reconsidérer cette politique dans l'optique de faciliter le regroupement familial pour tous les citoyens et les résidents permanents.
- Le droit international des droits de l'Homme s'applique au “mur” ou “barrière de sécurité”. Par conséquent, il est demandé à Israël d'arrêter la construction de la “barrière de séparation” à l'intérieur des Territoires Occupés, car elle constitue une violation de la liberté de circulation garantie par l'article 12 du Pacte.
La FIDH se félicite de l'attention que le Comité des droits de l'Homme a porté aux observations faites par les organisations de défense des droits de l'Homme qui travaillent quotidiennement sur ces questions, que ce soit en Israël que dans les Territoires Occupés d'une part, et aux rapports produits par les organisations non-gouvernementales internationales après chaque mission effectuée sur le terrain.
La FIDH, réaffirmant sa solidarité avec les populations civiles israéliennes touchées par les attentats suicides et rappellant que les attaques suicides constituent des crimes de guerre au regard du droit international, demeure vivement préoccupée par le traitement discriminatoire et cruel subi par les Palestiniens en Cisjordanie et Gaza ainsi qu'à l'intérieur d'Israël.
La FIDH exhorte les autorités israéliennes à prendre en considération les recommandations du Comité des droits de l'Homme afin d'obtenir des progrés réels et tangibles dans le respect des droits de l'Homme dans la région.
                               
3. Communiqué du Bureau de la censure en chef israélienne du mercredi 19 mars 2003
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

(Le document ci-après est la traduction depuis l’anglais d'un message envoyé à des publications israéliennes, dont les publications online, par le Chef de la censure militaire, le Brigadier générale Rachel Dolev. Les originaux étaient en hébreu.)
Etat d’Israël - Censure des journaux et des médias - Bureau de la censure en chef - PO Box 7003 - Tel-Aviv 61070
- Objet : Instructions en matière de censure - campagne militaire américaine en Irak.
Compte tenu de la situation présente en matière de sécurité, nous vous rappelons qu’il est obligatoire de soumettre à la supervision de la censure tous les matériaux susceptibles de représenter une menace pour la sécurité de l’Etat d’Israël et ses résidents, conformément à la liste de sujets sensibles en votre possession.
En particulier, il est interdit de publier les informations suivantes sans autorisation préalable de la censure :
1. Les emplacements précis des impacts de missiles. Dans les émissions radiophoniques et télévisées « live », il est permis d’identifier les localisations des impacts dans la région de Tel-Aviv, de Haïfa, ou de Jérusalem, exclusivement. Toute autre information concernant d’autres localisations requiert l’autorisation de la censure, ou la publication d’une déclaration officielle du Commandement du Front Intérieur. Il est interdit, dans tous les cas, de rendre publique la chute d’un missile dans la mer ou dans toute localisation classifiée stratégique.
2. Il est interdit de rendre public le type de missile concerné avant la publication d’un communiqué autorisé du porte-parole des Forces israéliennes de défense, de même qu’il est interdit de publier des rapports d’envoyés spéciaux à ce sujet, étant donné les dangers que représenterait pour la vie humaine un éventuel rapport non autorisé.
3. Sont interdites les informations concernant les opérations des Forces israéliennes de défense dans tout secteur, ainsi que les plans opérationnels et la mobilisation des réservistes.
4. Est interdite toute collaboration avec des parties étrangères
5. Les débats du cabinet doivent être tenus secrets.
Dans les temps (délicats) que nous vivons, une extrême sensibilité au respect des instructions du bureau de la censure est requise. Dans les circonstances présentes, je sais que je peux compter sur votre entière coopération, comme il se doit.
Les bureaux de la censure : Tel-Aviv Censorship Base / Jérusalem Censorship Base
J’ajoute que les censeurs travailleront vingt quatre heures sur vingt quatre dans les deux centres de régulation des médias – au Ministère des Affaires étrangères à Jérusalem et à l’Hôtel David Intercontinental à Tel-Aviv - centres auxquels vous pouvez également vous adresser.
J’attends de vous que vous incitiez les journalistes, de manière générale, et les correspondants sur le terrain qui diffusent des informations en direct, ainsi que les sites Internet afférents, en particulier, à suivre ces instructions.
                                   
Revue de presse

                                                      
1. Duo de choc à la tête des chrétiens de Terre sainte par Henri Tincq
in Le Monde du samedi 16 août 2003

En nommant pour la première fois, en 1987, un Palestinien, Michel Sabbah, à la tête du patriarcat latin de Jérusalem – héritage des croisades et lieu symbolique des 300 000 chrétiens de Terre sainte –, Jean Paul II avait créé l'événement. Mgr Sabbah est de la trempe de ces patriarches d'Orient taillés pour les périodes de guerre. Il soutient la "résistance" palestinienne à l'"occupant" israélien, condamne le terrorisme, mais réclame justice pour son peuple.
Dire que certaines positions de Mgr Sabbah sont jugées embarrassantes au Vatican, soucieux d'équilibre au Proche-Orient, c'est trahir un secret de Polichinelle. On lui reproche un manque de compassion pour les victimes israéliennes du terrorisme. Jean Paul II a trouvé une parade, à la veille du 15 août, en adjoignant à Mgr Sabbah un évêque "auxiliaire" qui, à première vue, est tout son contraire.
Français né en 1934 à Oran, juif converti et baptisé en 1958, Jean-Baptiste Gourion est père-abbé du monastère bénédictin d'Abou Gosh, près de Jérusalem, estimé pour le dialogue discret qu'il mène avec les Israéliens. Les jeunes soldats de Tsahal y suivent des séances de formation sur le... christianisme. Proche du cardinal Lustiger, de Jean Guéguinou, ambassadeur de France, de Paul Thibaud, président de l'Amitié judéo-chrétienne, Jean-Baptiste Gourion a reçu le prix de cette dernière association en octobre 2002 dans les locaux de... la Knesset, ce qui avait suscité des remous dans les milieux pro-palestiniens.
Mais en nommant le Père Gourion au patriarcat latin de Jérusalem, le pape entend aussi rappeler que les chrétiens de Terre sainte ne sont pas tous arabes, mais aussi hébréophones pour une minorité d'entre eux (convertis ou travailleurs immigrés). Minorité infime, mais symbolique : elle est la seule au monde à prier en hébreu, comme le faisaient le Christ et les premières communautés judéo-chrétiennes de Jérusalem. Ce retour aux racines juives du christianisme est la vocation du Père Gourion et du monastère d'Abou Gosh. Ils peuvent faire reculer le mur entre chrétiens et juifs en Israël. Un autre se profile, à l'intérieur même de l'Eglise, entre ces chrétiens soupçonnés de complaisance pour Israël et les Arabes plus préoccupés de justice que de dialogue avec les juifs.
                               
2. Les colonies en trompe-l'oeil d'Ariel Sharon par Pierre Prier
in Le Figaro du jeudi 14 août 2003
Selon «La paix maintenant», loin de répondre à des besoins sociaux, bon nombre de constructions visent à faire dérailler le processus de paix.
Israéliens et Palestiniens ont affiché hier leur volonté d'éviter l'escalade de la violence, au lendemain de deux attentats suicides qui ont fait deux tués israéliens, outre leurs auteurs, et 12 blessés. Israël écarte une opération d'envergure en riposte aux attentats et certains groupes palestiniens se déclarent toujours liés par la trêve proclamée fin juin. Les deux parties s'accusaient cependant mutuellement de torpiller la «feuille de route», un plan de paix international apparaissant plus que jamais au point mort. En dépit de la tension, une rencontre entre les premiers ministres israélien Ariel Sharon et palestinien Mahmoud Abbas «reste possible» la semaine prochaine. Sur le terrain, l'armée israélienne a dynamité à l'aube à Naplouse (Cisjordanie) la maison familiale de l'auteur de l'attentat suicide près de Tel-Aviv, qui a fait un mort israélien et 10 blessés. Cette attaque avait été revendiquée par les Brigades des martyrs d'al-Aqsa. Quarante minutes après ce premier attentat, un second kamikaze s'était fait exploser près de la colonie d'Ariel (Cisjordanie), tuant un colon et faisant deux blessés. Cette seconde attaque avait été revendiquée par les Brigades Ezzedine al-Qassam, la branche armée du Hamas.
Goush Katif de notre envoyé spécial - Pas un chat ne dérange le silence du lotissement. Sur quatre rangées, des petites maisons au crépi beige, plantées dans le sable, semblent attendre les estivants. Derrière une dune, la Méditerranée offre un arrière-plan de bleu profond. Mais à y regarder de plus près, personne ne peut s'installer dans ces maisons. Et personne non plus ne semble y avoir vécu depuis leur construction.
Les raccordements d'eau n'ont jamais été faits. Des portes sorties de leurs gonds pendent de travers. Des volets déglingués ne protègent plus les fenêtres. A l'intérieur des bâtiments tous semblables, les boîtes de fusibles attendent toujours d'être reliées à l'électricité. On dirait un chantier abandonné juste avant la livraison par un promoteur en faillite.
De l'autre côté d'une clôture de barbelés, on aperçoit au loin la masse grise du camp de réfugiés de Rafah. Nous sommes à Atsmone, au sud du bloc de colonies juives de Goush Katif. Aucun colon n'est venu s'installer dans ces maisonnettes construites avec l'aide du gouvernement israélien.
Plus loin, dans deux autres colonies du «bloc» de Goush Katif, le même décor se répète : à Gadid, une vingtaine de maisons vides. Dans un quartier de Netzer Hazani, plusieurs autres offrent le même spectacle d'abandon.
C'est exactement ce que le mouvement israélien anticolonisation «La paix maintenant» voulait montrer à la presse. Selon son porte-parole, Yariv Oppenheimer, les logements vides démontrent qu'Israël n'avait pas besoin de construire de nouvelles unités d'habitation dans la bande de Gaza. Au début du mois, le gouvernement israélien a lancé un appel d'offre pour la construction de 22 nouvelles maisons à Neve Dekalim, la plus importante colonie du «bloc» de Goush Katif, au sud de la bande de Gaza.
Cette annonce contredit la principale exigence faite à Israël dans la phase I de la «feuille de route», le plan de paix international accepté par les deux parties : le «gel de toute activité de colonisation». Selon un porte-parole des colons, la construction de ces nouveaux logements était «vraiment nécessaire», la population de Gaza ayant «légèrement augmenté». Selon l'appel d'offres, 10 des 22 parcelles seront réservées à des résidents qui s'estiment trop à l'étroit, le reste étant offert à qui voudra les acheter.
Pour «La paix maintenant», le but de ces constructions est uniquement politique : «Le gouvernement ne publie pas cet appel d'offres parce que les gens ont besoin de logements, mais pour faire dérailler le processus de paix», affirme le porte-parole du mouvement, Yariv Oppenheimer. Les militants se montrent d'autant plus furieux que le gouvernement vient d'entériner un nouveau plan proposant des dons aux acheteurs et des avantages aux entrepreneurs pour plusieurs colonies situées en Cisjordanie.
Le mouvement anticolonisation tient à sa démonstration, mais l'organisation d'une visite à Goush Katif tient du parcours du combattant. On n'entre pas comme cela dans ce chapelet de bastions plantés dans la partie sud de la bande de Gaza, où 7 700 colons, le chiffre officiel, occupent au moins 30% de cet étroit territoire de 43 km de long sur quelques kilomètres de large, où s'entassent 1,2 million de Palestiniens, enfermés par une clôture hermétique.
Les colons juifs, la plupart partisans de la conquête de la totalité de la Palestine du mandat britannique, vivent retranchés dans leurs enclaves verdoyantes, parsemés de camps militaires et de donjons en béton où l'armée israélienne monte la garde. Au point d'entrée de Kissoufim, un camp militaire où s'alignent des rangées de blindés, l'arrivée du minibus de «La paix maintenant» ne passe pas inaperçue. Des colons portant kippa débarquent rapidement sur le site et entreprennent de photographier les passagers. Ils sont bientôt renforcés par un cameraman de la police. Il faudra trois heures, et des dizaines de coups de téléphone, pour que le véhicule puisse entrer. Mais avec les seuls journalistes, sans les militants israéliens, priés de rester à la porte.
Une Jeep de la police fournit une escorte : les colons n'aiment pas les intrusions. Le minibus découvre l'envers du décor de la bande de gaza, celle des colons. Un univers d'où l'on ne fait la plupart du temps que deviner la masse de plus d'un million de Palestiniens qui vivent là.
L'une des rares occasions d'apercevoir des maisons palestiniennes est fournie par la route qui traverse la bande dans sa largeur, pour rejoindre le bloc de colonies. Encore les habitations palestiniennes, certaines tenant du bidonville, ne se profilent-elles qu'au-delà de la «zone de sécurité», deux bandes de terrains nues de plusieurs dizaines de mètres de large de chaque côté de la route, où toute végétation a été arrachée par les bulldozers israéliens.
Le bus emprunte bientôt un pont qui passe au-dessus de la route nord-sud utilisée par les Palestiniens. On la voit peine. Le pont est protégé par des plaques de béton. Dans le «bloc» lui-même, on passe d'une colonie à l'autre sur des routes réservées aux colons. On pénètre dans des villages coquets, où les habitations vont de la maison bas de gamme fabriquée à la chaîne à la villa cossue.
Neve Dekalim, où seront construits les nouveaux logements, ressemble à une petite ville, avec trottoirs et boutiques. Mais les policiers s'impatientent. Déjà, un véhicule de la sécurité des colons s'est arrêté à leur hauteur. Un barbu se plaint de «l'invasion qui dérange la colonie». Quand le minibus repasse le pont, les policiers affichent un grand sourire.
                                       
3. Une alliance improbable par Ori Golan
in The Guardian (quotien britannique) du mardi 12 août 2003
[traduit de l'anglais par Ana Cleja]
Elle est avocate juive. Il est l'homme accusé d'avoir orchestré les attentats suicides palestiniens. Ori Golan explique ce qui a amené Gisèle Halimi et Marwan Barghouti à se rencontrer.
Un jour, alors qu'elle avait 16 ans, Gisèle Halimi a décidé de tester Dieu. Élevée au sein d'une famille juive religieuse en Tunisie, où son grand-père était rabbin, on lui avait fait croire qu'elle ne pouvait réussir à l'école que si elle demandait à Dieu sa bénédiction et qu'elle observait ses lois. Ce matin là, en quittant la maison pour passer un examen de français, elle a fait exprès de ne pas embrasser la mezouza (le parchemin qui se trouve à l'entrée des maisons juives) comme tout juif traditionnel devait le faire. Est-ce que Dieu la punirait pour son défi? Allait-elle rater son examen? Le lendemain, son professeur a annoncé les résultats. «La note la plus élevée est pour Gisèle - comme d'habitude.» Et voilà. Elle a conclu que Dieu avait perdu. Elle pouvait donc s'en passer.
Soixante années plus tard, elle se débrouille toujours sans lui. Élégante, posée et défiante, cette avocate reconnue, écrivaine prolifique et championne des causes féminines, reste une iconoclaste incorrigible qui continue à défier l'autorité avec la conviction et la ténacité d'une rebelle.
Dans son bureau parisien, Halimi explique pourquoi elle représente actuellement Marwan Barghouti, le dirigeant des Brigades Al-Aqsa, le groupe militant palestinien qui serait responsable de la mort et de la mutilation d'environ 200 soldats et civils. Barghouti (43 ans) est le Palestinien le plus important qu'Israël fait passer en jugement. Envisagé un moment comme le successeur potentiel d'Arafat, il était considéré comme un Palestinien modéré et un défenseur du processus de paix. Il parle couramment l'hébreu, et a été engagé dans plusieurs initiatives entre Palestiniens et Israéliens suite à l'accord de paix d'Oslo. C'est la raison pour laquelle beaucoup d'Israéliens ont été surpris par sa conversion en quelqu'un de radical.
Pendant 19 mois, Barghouti a réussi à éviter l'arrestation et les tentatives d'assassinat par les services de sécurité israéliens. Puis, en avril de l'année dernière, il a été pris lors d'un raid dans une maison à Ramallah,et a été accusé de diriger et de conduire des attaques suicides sur des cibles israéliennes, d'assassinat prémédité, de complicité de meurtre, d'exhortation au meurtre, de tentative de meurtre, de conspiration en vue de commettre des crimes, d'activité dans une organisation terroriste et d'appartenance à une organisation terroriste.
Halimi, qui l'a rencontré deux fois en Israël, dit: «C'est un intellectuel, un leader politique et un humaniste. C'est quelqu'un qui souffre de la situation dans son pays. Il condamnera tout acte de terrorisme envers Israël le jour où Israël arrêtera d'occuper la Palestine.»
Les personnes qui sont familières avec le trajectoire d'Halimi ne seront pas surprises de cette alliance entre la petite-fille d'un rabbin et un militant palestinien. Dans les années 60, elle était la conseillère pour le Front de Libération Nationale algérien et a représenté des militants algériens qui essayaient de libérer leur pays du joug français; en Espagne, elle a plaidé pour les séparatistes basques; et elle s'est battue pour quatre militants de gauche qui avaient essayé de renverser le gouvernement du président Marien N'Gouabi au Congo en 1967. Elle a présidé le Tribunal Russell qui a enquêté sur les crimes américains au Vietnam et, deux ans plus tard, avec Simone de Beauvoir, elle a fondé «Choisir», une organisation qui défendait les 343 femmes françaises qui avaient admis publiquement avoir eu recours à des avortements illégaux.
«Je condamne le terrorisme quand il touche des personnes innocentes», dit-elle. «Mais il y a des victimes innocentes dans les meilleures causes du monde. À Alger, à Dresde... en Israël aussi, avant sa création, il y avait du terrorisme. C'est important de se poser les bonnes questions. Vous dites "Pourquoi le terrorisme?" Je réponds "Pourquoi l'occupation?" Tant qu'il y aura une occupation, ce qui est contraire à la loi internationale, on peut s'attendre à du terrorisme. Quand il n'y aura plus d'occupation, alors je le condamnerai, mais alors, il n'y aura plus de terrorisme.»
Dans de nombreuses déclarations publiques, Barghouti a dit que son procès avait été organisé pour des raisons politiques. Halimi est d'accord. «Je pense qu'en règle générale, le système interne d'Israël est démocratique. Mais d'un point de vue international, Israël est hors-la-loi. La question principale est: la cour israélienne a-t-elle le droit de juger Barghouti? Je dis que non, que le tribunal civil israélien n'a pas les compétences pour le juger. D'abord, la Convention de Genève interdit le kidnapping d'une personne dans un pays occupé. Cela constitue un crime de guerre. Deuxièmement, en tant que membre du Conseil National Palestinien, il bénéficie de l'immunité parlementaire qui ne permet pas de le poursuivre. Ces procédés judiciaires enfreignent la loi internationale, les accords signés bilatéralement entre Israël et les Palestiniens, et la jurisprudence israélienne.»
Une source militaire israélienne qualifie ces arguments de «sélectifs et cyniques». «Les accords entre Israël et l'Autorité Palestinienne ont été régulièrement rompus par le côté palestinien. L'Autorité Palestinienne, en particulier, a fait fi de ses obligations selon l'accord provisoire de septembre 1995, à son engagement d'«agir immédiatement» avec efficience et efficacité contre les actes ou les menaces de terrorisme, violence ou incitation à la violence. Barghouti est un terroriste avec du sang - beaucoup de sang - sur les mains.»
La question de la légitimité du procès de Barghouti a été prise en compte par la procureur de l'État, Dvora Chen, qui a déclaré que les accords provisoires signés entre l'OLP et Israël n'empêchent en aucune façon Israël d'arrêter et de poursuivre en justice des personnes qui vivent sous autorité palestinienneet qui ont commis des crimes exécutés en Israël ou envers des Israéliens.
Halimi insiste sur le fait que Barghouti est un homme qui recherche la paix. «L'accusation dit qu'elle a des témoignages de Palestiniens qui l'impliquent dans une série d'attaques terroristes mais, en avril, ces témoins ont révélé que ces témoignages leur ont été soutiré par la force. Je ne crois pas que Barghouti ait planifié ni qu'il ait été l'instigateur d'attaques terroristes ni qu'il ait financé des crimes - Je ne le crois pas. Il n'a pas de sang sur les mains.»
Malgré le fait que la France soit le pays avec le plus d'incidents ciblés contre les juifs en Europe, Halimi ne croit pas qu'il y ait une montée d'antisémitisme dans ce pays. C'est du racisme, dit-elle, qui peut être imputé aux événements en Israël. «Le problème est que la plupart des gens pensent que les juifs sont des inconditionnels d'Israël et qu'ils aident une cause injuste. S'il y avait une solution au problème du Proche-Orient, alors le problème d'antisémitisme disparaîtrait.»
«En tant qu'avocate, Halimi a le droit de défendre ce qu'elle estime être une juste cause», dit Marc Knobel, du Conseil Représentatif des Institutions Juives de France, l'institut juif officiel le plus important de France. «Mais nous pensons qu'elle a tendance à exonérer l'Autorité Palestinienne de ses propres responsabilités et de ses fautes et, dans le même temps, à incriminer trop facilement Israël.»
En effet, pendant la conversation qui a duré plus d'une heure, Halimi n'a pas mentionné le terrorisme palestinien, ni passé de jugement sur la corruption, l'incitation ou la duplicité palestinienne.
«Sa défense de Barghouti n'est pas surprenante», dit le Docteur Liliane Kandel, une féministe et une sociologue de l'Université de Paris. «Comme beaucoup d'intellectuels français de gauche, Halimi a signé beaucoup de pétitions condamnant Israël. Beaucoup de personnes de la communauté juive - et même de l'extérieur - refusent un point de vue à sens unique et regrettent de voir quelqu'un comme Gisèle Halimi impliquée dans ces campagnes.»
Halimi ne cache pas sa relation vis-à-vis d'Israël. «Je n'ai pas de solidarité particulière avec Israël», dit-elle. «Israël est un État comme n'importe quel autre État. Je ne pense pas que l'aspect religieux soit une bonne chose: c'est très dangereux pour la démocratie.»
Alors qu'elle expose ses convictions athéees, on peut se demander quelle aurait été sa trajectoire dans la vie si elle n'avait pas réussi son examen de français ce jour-là, à l'école.
                                   
4. Mais pourquoi donc y a-t-il des racistes juifs ? par Martine Gozlan
in Marianne du lundi 11 août 2003

Ce qu'ils haïssent : la France, les musulmans et les journalistes. Ils ont pour tout principe l'anathème et la barre de fer. Une poignée de dingues dont la crise israélo-palestinienne nourrit l'hystérie.
Sur leur site web, le pays dont ils sont les citoyens est qualifié de "Francekipu" et les Palestiniens de "déchets",  comme les "médias pourris" accusés de soutenir le terrorisme. Canal+ y devient "racaille plus", la mort du petit Mohamed al Dura au début de la seconde Intifada est une fiction montée de toutes pièces. C'est à vomir mais c'est comme ça : il y a désormais en France des fachos juifs qui revendiquent leur racisme.
Sur migdal.org ou sur desinfo.com des tombereaux d'insultes font désormais concurrence aux sites islamistes les plus fous. Leurs ennemis paraît-il, leurs frères jumeaux plutôt. Bien que les slogans de ces nouveaux intégristes clament "Israël on t'aime" ou "Israël sinon rien", l'image de l'état hébreu comme celle de la communauté juive de France, se passerait volontiers de ces supporters nauséeux.
Il ne seraient qu'une poignée mais assez bruyants pour qu'on commence à s'interroger sur les raisons de leur désastreuse apparition. Leur drapeau - un poing dressé dans un étendard jaune [en fait ce drapeau est jaune, avec une étoile de David noire et un poing fermé devant l'étoile suivi de l'inscription "Ligue de défense juive", ndlr du PiP] - encombre toutes les manifestations de soutien à Israël. Les institutions juives se défendent de toute accointance avec ces provos. Des juifs religieux rappellent que cette haine de l'autre est en conflit total avec l'éthique hébraïque. La ligue de défense juive principal réservoir de vocations racistes, elle, soutient mordicus qu'elle n'est pas si détestée que cela de la communauté. Histoire de mouiller à fond un monde juif déboussolé par la tragédie israélo-palestinienne et les résurgences de l'antisémitisme. Histoire d'embarrasser un peu plus quelques intellectuels qui ont lentement glissé vers le communautarisme et se disent hantés par le péril islamiste.
Comme deux gouttes de sang...
Les racistes juifs bien sûr n'ont rien à voir avec ceux-là. Tout le monde d'ailleurs s'empresse de désavouer grandes gueules, barres de fer et sites immondes. Car si l'extrême droite sioniste a toujours existé en France, son basculement dans le racisme intégral est récent. Il y a encore vingt ans, les militants du Bétar - un mouvement de jeunesse ultranationnaliste - prônaient le Grand Israël mais sans sombrer dans l'ignominie actuelle. Leur discours était strictement politique. Au tournant des années 90 apparaît un courant situé à l'extrême-droite de l'extrême droite. Encore au-delà du Likoud et même du Bétar. Le ton ? Celui des marginaux du camp adverse. A la haine totale d'Israël répond la haine totale du monde arabe et des musulmans. A la diffusion de faux, antisémites, répond la diffusion de faux, anti-arabes et antipalestiniens. A la dénonciation du lobby juif médiatico-politique répond la dénonciation du lobby "prodéchets". Aux fatwas lancées contre des intellectuels juifs répondent les anathèmes contre journalistes et hommes politiques impliqués dans la couverture et le commentaire du conflit du Proche Orient. Des propagandes qui se ressemblent comme deux gouttes de sang...
Cette hystérie ne surgit évidemment pas de nulle part. Elle germe sur un terreau historique empoisonné. Pourquoi ces fachos recrutent-ils facilement dans une partie de la jeunesse juive ? Pourquoi la Ligue de défense juive mise-t-elle sur les ados ? C'est que l'air du temps nourrit leur lamentable rhétorique. Derrière la "Francekipu" se profile les non-dits d'une métamorphose. Celle qui a fondu sur la communauté juive depuis trois ans.
Acte I : le début de la nouvelle Intifada en 2000 et le choc du 11 septembre. Depuis, les agressions antisémites se multiplient en France. Dans les banlieues, des voyous jouent à encenser Ben Laden. Pendant un an les attentats contre les synagogues et les écoles juives restent lettre-morte pour le ministre de l'intérieur. Cette omerta est un choc pour les juifs français et elle prend fin trop tard. Les juifs avaient cru que l'antisémitisme était mort. La France pour eux s'identifiant aux déclarations de Jacques Chirac sur la responsabilité de l'Etat français dans la trahison de Vichy, à l'ouverture du Musée d'art et d'histoire du judaïsme et aux subventions accordées aux écoles juives. Le silence sur les agressions les fait brusquement glisser dans un autre monde : celui du doute et de la solitude. "Nous estimons que l'Etat ne nous protège plus que la République est en défaut" affirme un enseignant. Le mouvement de séparation est annoncé. Aux marges extrêmes, des potaches cinglés commencent à pianoter sur leurs sites.
Acte II : au coeur de cette crise, des alliés imprévus surgissent. Dans une tribune intitulée "j'ai honte" la journaliste italienne Oriana Fallaci dénonce pêle-mêle les agressions antisémites et les "envahisseurs musulmans". Trop heureux d'être compris les juifs escamotent le second et très gênant volet de ce plaidoyer. Lorsque sort "La rage et l'orgueil" pamphlet anti arabe de la même Fallaci, l'auteur est bien entendu traitée - y compris à Marianne - pour ce qu'elle est devenue, une raciste. Beaucoup dans la communauté juive ne l'entendent pas de cette oreille. Fallaci sent le soufre pour les médias ? Mais les médias mentent sur Israël. Donc Fallaci est une victime, et une amie, cqfd. Résultat, l'un des avocats les plus en vue de la communauté , l'un des plus engagés dans le combat contre le nouvel antisémitisme, William Goldnadel va défendre Fallaci, l'anti-arabe. Bien que Bernard-Henri Lévy dénonce immédiatement "les appels aux pogroms antimusulmans" de l'italienne, d'autres intellectuels, tout en fustigeant ses "outrances" lui trouvent des excuses.
Bricolage identitaire
Autre drame : la propagande raciste réussit à récupérer ceux qui en sont d'ordinaire les victimes. Aux marges, toujours, les slogans dopés par l'effet Fallaci deviennent excrémentiels. On sort la comptine "Mahmoud, Mahmoud ! Quand passe la caméra de Charles Enderlin, tu appelles ta maman en criant qu'on tue tous tes copains..."
Les apprentis fachos ont pigé la musique.
Acte III : dans cette cocotte Minute où mijotent tous les ingrédients d'un divorce avec la raison, voire la nation, une note du politologue et membre du PS, Pascal Boniface fait définitivement exploser le couvercle. Que dit Boniface ? Que son parti le PS devrait porter plus d'attention aux Français d'origine arabe car une communauté arabe ou musulmane organisée représenterait dix fois plus d'électeurs que les juifs. Nouvel électrochoc : les Juifs renvoyés à un rapport arithmétique avec les Arabes se sentent floués. Aux marges toujours, euphorie grinçante : un socialiste entérine le concept "eux ou nous". Plongée dans la comptabilité délirante et les abysses de l'affrontement. Castagne aux manifs. Déversoir d'insultes sur les sites plus fachos et racistes que jamais. Le délire prend tout ce qui se greffe sur lui. Y compris les alliés d'extrême droite. Un rapport du Mrap paru début juillet pointe "les alliances entre l'extrême droite et les extrémistes se réclamant du judaïsme". Mais les sites insistent, clamant que le "musulman est le pire ennemi du juif". Au mépris des principes du judaïsme rappelle le politologue Jean-Yves Camus qui est aussi un juif pratiquant : " La Torah nous autorise à prier dans une mosquée".
Les nouveaux racistes juifs sont-ils le dernier avatar de ce bricolage identitaire qui voit fleurir rue des Rosiers, à Paris, des ados en doudoune de Tsahal et en kippa à la tibétaine, parlant un sabir franco-israélien ? Ils se goinfrent de fantasmes mais ne supporteraient pas de vivre à Tel Aviv. Faut-il encore y voir l'ultime résidu de la "dépression collective" qu'évoque le journaliste Dominique Vidal dans un petit livre consacré au "mal être juif" ? Exact reflet de ceux contre qui ils font le coup de poing - les voyous benladéniste et pro Hamas - ces jeunes juifs n'ont pourtant comme eux aucune excuse. Si leurs adversaires sont les pires ennemis de la causé palestinien ne, ils constituent eux les pires ennemis des juifs et d'Israël.
                           
5. Il faut abattre le mur de l'apartheid en Palestine par Etienne Balibar et Henri Korn
in Le Monde du samedi 9 août 2003

(Etienne Balibar est philosophe, professeur émérite, université de Paris X-Nanterre. Henri Korn biologiste, membre de l'Académie des sciences.)
Le mur de séparation (Security Fence) que le gouvernement israélien construit à l'intérieur des territoires occupés de Cisjordanie, pour une somme avoisinant les 2 milliards de dollars, arrêtera-t-il les attaques de commandos-suicides qu'il est censé bloquer ?
Rien n'est moins sûr, si l'on en croit l'expérience de précédentes stratégies mises en œuvre pour écraser le "terrorisme" palestinien, tout en aggravant ses causes. En revanche, il n'empêchera ni les chars de Tsahal de déferler sur les villes ni ses missiles et ses hélicoptères d'atteindre leurs cibles dans la population palestinienne. Et il portera le coup de grâce aux possibilités de règlement du conflit israélo-palestinien. Même si le complément déjà prévu à bonne distance du Jourdain ne voit jamais le jour, les conséquences qu'entraîne cette construction sont historiquement tragiques.
En Israël même, de courageuses associations de défense des droits de l'homme et des groupes de militants de la réconciliation israélo-palestinienne, comme Gush Shalom, B'Tselem, Taayush, les Femmes en noir, ont lancé le cri d'alarme. Le premier ministre palestinien a expliqué qu'il ne pouvait pas feindre de négocier d'un côté ce qu'on lui retirait par la force de l'autre. Mais les réactions d'organismes internationaux, des gouvernements, de l'opinion elle-même demeurent comme paralysées. Comment le comprendre ?
Faut-il que la séparation soit totale, et qu'il soit trop tard pour en réparer les conséquences ? Faut-il s'entourer de précautions tactiques tandis que des "discussions de paix" - susceptibles de capoter à chaque instant - ont repris entre le gouvernement israélien et l'Autorité palestinienne pour mettre en œuvre la "feuille de route" sous les auspices des Etats-Unis ?
Et si cette construction meurtrière, avançant inexorablement sur le terrain, était le signe le plus tangible que l'une des parties n'entend nullement renoncer à imposer sa loi à l'autre et au monde ?
Le mur déplace les populations directement, ou les chasse indirectement en les privant de leurs moyens d'existence, de façon que les habitants soient forcés de quitter leurs villages et au bout du compte leur pays, comme certains l'espèrent manifestement en Israël.
Pour l'édifier, pour en dégager les abords, on détruit les maisons, on coupe les routes, on arrache les arbres, on confisque les terres et l'eau, on isole les villages et les villes. Une fois qu'il est mis en place, les enfants ne vont plus à l'école, les adultes ne travaillent plus, les familles sont désarticulées. On estime que de 90 000 à 210 000 habitants de Cisjordanie sont d'ores et déjà affectés.
Mais ce n'est pas tout : le mur, dont certains représentants des colons israéliens craignaient à l'origine qu'il ne prélude à leur "abandon", rend en fait irréversible - à de rares exceptions près - l'existence des colonies (dont il faut rappeler que, du point de vue du droit international, elles sont toutes illégales) en les incluant ou en les contournant. Il prépare leur extension (c'est cela sans doute que veut dire M. Sharon quand il indique que le tracé, à l'avenir, pourra être déplacé). Il sanctionne l'isolement de Jérusalem-Est, prélude à son annexion pure et simple. Il interdit les communications entre Palestiniens des territoires et Palestiniens ("Arabes") incorporés à l'Etat d'Israël. Il coupe la Palestine autonome, réduite à 40 % des 22 % restants (à peine 9 % en tout) de la Palestine historique, de toute possibilité de contact avec le monde extérieur.
Derrière son enceinte de béton, de barbelés, de miradors et de moyens de surveillance électronique, le mur emprisonne les Palestiniens qui avaient réussi à se maintenir et à résister sur une portion congrue de leur propre terre. Il crée un peuple de détenus. Par voie de conséquence aussi, sinistre ironie du projet de conquête et de domination, il crée un peuple de gardiens de camp : le peuple israélien avec ses "forces de défense". On comprend pourquoi tant de jeunes Israéliens préfèrent la prison au service militaire. Il n'y a en effet de précédents pour une construction de ce genre que dans l'histoire des régimes totalitaires.
Il s'agit donc, et il faut le dire, voire le crier, d'un nouvel épisode de la catastrophe palestinienne, d'une nouvelle naqba. Il s'agit de faire de "l'Etat palestinien viable", rituellement promis par la communauté internationale et auquel le gouvernement Sharon a fait mine de se rallier, un patchwork informe de bantoustans et de camps de réfugiés, généralisant ce qui existe déjà pour la bande de Gaza. Non seulement cet "Etat" ne sera pas viable, économiquement, culturellement, administrativement, mais il ne sera pas humainement vivable.
Le coup qui est en train d'être porté ainsi à la capacité de survie du peuple arabe de Palestine est comparable par son ampleur aux expulsions de 1948 et à l'occupation de 1967. Mais, pour anéantir un peuple qui ne veut pas disparaître, il faut aller aux extrêmes.
Qui ne voit que, pour le présent et pour l'avenir, le mur n'est porteur que de famine, de misère, de déportations, de terreur et de contre-terreur, de guerre interminable ? Les arrangements transitoires qui pourraient être conclus entre autorités israéliennes et palestiniennes sous l'égide de forces étrangères ou d'institutions internationales n'y changeront rien, si toutefois ils vont à terme dans ces conditions.
Mais nous, que faisons-nous devant la tragédie ? Restons-nous spectateurs, au nom du sacro-saint principe de la non-intervention, en attendant de convenir qu'un crime contre l'humanité avait été commis sous nos yeux et d'en observer les répercussions dans toute la région et dans le monde entier, où les principes de droit sont toujours plus ouvertement bafoués ? Ce serait une honte. Refusons la fatalité, mobilisons-nous contre l'abjection et l'absurdité. Exigeons des gouvernements - y compris de l'Union européenne, théoriquement partie prenante à la conception et à la mise en œuvre de la "feuille de route"; y compris celui des Etats-Unis s'il veut donner quelque crédibilité à sa revendication du rôle d'arbitre des conflits internationaux -, exigeons des Nations unies et des organisations humanitaires qu'ils fassent pression par tous les moyens dont ils disposent sur le gouvernement israélien.
Il faut qu'Israël arrête immédiatement la construction du mur, détruise ce qui en existe déjà, restitue aux Palestiniens les terres accaparées et les remette en état.
Nous en appelons, pour faire entendre cette exigence de raison et de justice, à toutes les forces démocratiques, aux autorités juridiques, religieuses et morales, aux intellectuels. Et aussi, partout dans le monde, aux communautés juives qui ont conservé la mémoire des persécutions dont elles ont été les victimes autrefois, et qui ne peuvent contempler sans horreur ce qu'est devenue la politique d'Israël sous prétexte de défendre son existence et sa sécurité.
Que toutes et tous fassent reculer la politique d'annexion et d'écrasement poursuivie depuis l'assassinat de Rabin et des espoirs qu'il avait incarnés, et aggravée par le gouvernement Sharon après le déclenchement de la seconde Intifada.
Avant toute négociation susceptible de conduire à la paix et à la coexistence des peuples qui, depuis soixante ans, s'affrontent sur la même terre, il y a là, nous en sommes convaincus, un impératif moral et une condition politique incontournables.
                                   
6. Pleure, ô solution à deux Etats bien-aimée !  par Ari Shavit, interviewant Haim Hanegbi et Meron Benvenisti
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du vendredi 8 août 2003
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

Tandis que les négociations avec les Palestiniens se traînent et que le mur de séparation serpente à travers la Cisjordanie, deux militants vétérans de la gauche (israélienne) en sont arrivés à une conclusion stupéfiante : il ne peut y avoir deux Etats pour deux peuples sur ce territoire.
1. Le contexte
Meron Benvenisti et Haim Hanegbi n’ont pas échangé leur point de vue respectif directement. Benvenisti vit à Jérusalem, en bordure du désert, et il travaille à l’écriture d’un dernier ouvrage, une sorte de revue générale recensant sa pensée. Hanegbi vit quant à lui à Ramat Aviv, pas très loin de la mer, et il est en train de mettre au point un manifeste final, définitif. Néanmoins, cet été, Benvenisti et Hanegbi sont parvenus à un stade étonnamment ressemblant dans leur réflexion personnelle. Tous deux sont arrivés à la conclusion qu’il n’existe plus désormais aucune perspective de mettre un terme au conflit dans le cadre d’une solution à deux Etats. Chacun, séparément, en est venu à penser que le temps est venu d’établir un seul Etat entre le Jourdain et la Méditerranée. Cet Etat sera nécessairement binational.
A première vue, les deux hommes proviennent de deux mondes totalement étrangers. Les racines de Benvenisti plongent profondément dans le vieil establishment sioniste. Il a été adjoint au maire de Jérusalem, et donc le bras droit de Teddy Kollek, candidat du Ratz (parti prédécesseur du Meretz) à la Knesset. Hanegbi, par contraste, est un révolutionnaire à la retraite. Il fut un activiste incontournable du Matzpen, mouvement de la gauche radicale, l’un des fondateurs de la Liste Progressiste, un partenaire de la direction du mouvement pacifiste Gush Shalom. Toutefois, Benvenisti et Hanegbi ont en commun un arrière-fond important. Tous deux sont originaires de Jérusalem et sont diplomés de Beit Hakerem, une grande école de cette ville, tous deux sont des ashkénazo-séfarades, dont les idées se sont mises en place durant les dernières années du Mandat britannique. Enfin, tous deux aiment ce pays et aiment leurs frères humains. Tous deux, ils sont comme des fontaines impétueuses d’émotions, d’anecdotes et de vitalité à l’état pur.
C’est précisément parce qu’ils ne sont pas taillés dans la même étoffe, parce qu’ils ne sont pas issus du même cercle idéologique, que les évolutions intellectuelles parallèles, bien que non identiques, qui les affectent, sont tout simplement fascinantes. Certes, tous deux sont des cas-limites, des loups solitaires, hors la meute, des sentimentaux ultrasensibles qui passent parfois pour des excentriques. Néanmoins, chacun d’eux est un penseur original, doté de perceptions déliées. Tout deux éprouvent une aversion réflexe pour la fausseté, le politiquement correct et la pensée unique. Aussi sans doute le fait que tous les deux en soient arrivés, au cours de l’année écoulée, au créneau conceptuel qu’ils occupent aujourd’hui n’est pas dénué de sens. Sans doute cela signifie-t-il quelque chose, pour les eaux sous-jacentes de la réalité israélienne actuelle.
2. Haim Hanegbi
Quand cela a-t-il commencé ? Voilà : c’était au tout début de l’intifada. Déjà, à ce moment-là, j’ai dit au [vétéran pacifiste] Uri Avnery que j’étais en train de régresser, de retourner à mes origines, que le temps était sans doute venu pour moi de remettre en question le rêve d’un état partagé. Mais Avnery m’a ri au nez – à son habitude. Il m’a dit que j’étais en train de rêver. Avnery a beaucoup donné, dans la lutte pour la paix et la bataille contre l’occupation, mais il a aussi un défaut : il est totalement dépourvu de sens psychologique. A l’instar de Joseph Trumpeldor, l’activiste sioniste pionnier, qui n’avait qu’un bras, Avnery est incapable d’entrer en résonance avec les gens. Ce n’est pas dû à quelque perversion, ce n’est pas de l’indifférence, c’est tout simplement un handicap. Chez lui, l’organe de l’émotivité est absent. Donc, disai-je, il m’a ri au nez, avec une sorte de dédain entendu, ignorant ce que je lui disais. Je n’ai pas insisté.
Tout au long des trois années suivantes, nous continuâmes à écrire les discours du vendredi, pour le mouvement Gush Shalom. Mais, au début de cet été, j’ai décidé de ne plus garder le silence : il fallait que je sorte du placard. Alors j’ai écrit un texte contre l’occupation, à la fin duquel, pour la première fois, je faisais figurer l’idée d’un seul état pour les deux nations. Un état en partenariat. Un état binational.
Avnery a pété les plombs. Il était furieux. Il a dit que je portais atteinte à la cause palestinienne, que je mettais en danger l’Etat palestinien (à venir) et que je servais objectivement la droite. Puis il ajouta pour faire bonne mesure qu’en prenant cette position je ne faisais que renforcer les peurs inhérentes à la « démarche par étapes ». Après que j’eus insisté pour que ce texte soit envoyé à tous les membres du Gush Shalom, on me répndit qu’il ne serait pas diffusé parce qu’il sortait du consensus du Gush Shalom. J’ai dit alors : « très bien, si c’est comme ça, je me casse ! » Voilà, une communication téléphonique a suffi pour me libérer du Gush Shalom. D’autres ont suivi le mouvement. La moitié du noyau fondateur a quitté le Gush Shalom, si bien qu’aujourd’hui, je travaille entouré de quelques amis courageux à la diffusion de ma vieille idée novatrice pour un renouveau de la pensée binationale.
Comme je l’ai écrit dans mon document, il est aujourd’hui pour moi tout à fait évident qu’il n’y a pas d’autre alternative si l’on veut mettre fin au conflit. Tous ceux qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre finiront par comprendre que seul un partenariat binational peut nous sortir de là. C’est la seule manière de nous transformer, d’étrangers sur notre terre que nous sommes, en fils du pays.
A vrai dire, tout cela a commencé il y a bien longtemps, dans le quartier jérosolomite de Mekor Baruch. J’avais dix ans, le Mandat britannique touchait à sa fin. Notre propriétaire était un Arabe. Il s’appelait Jamil. Une plaque de pierre gravée du mot « Alhambra » en arabe et en anglais était accrochée à la façade de la maison. La maison d’à-côté, quant à elle, ne se contentait pas d’appartenir à des Arabes : elle était habitée par des Arabes. Tout le quartier, depuis notre maison en direction de l’ouest, était mixte. Et là où travaillait mon père, la municipalité de Jérusalem, les juifs et les Arabes travaillaient ensemble, là encore. Mon père m’emmenait faire des promenades dans Jérusalem et autour de la ville. Je me souviens très bien des villages palestiniens d’Ein Karen, de Malha, de Lifta, de Beit Mazmil…. Vous l’aurez compris : jamais les Arabes n’ont été pour moi des étrangers. Ils ont toujours fait partie de mes souvenir, de mon paysage. Du pays. Et je n’ai jamais douté un instant que nous pourrions vivre un jour avec eux : en voisins, d’une maison à l’autre, d’une rue à l’autre.
Soudain – c’était à la fin de l’année 1947 – ils disparurent. C’était en hiver, j’étais en classe de 4ème. Et, chose étrange, cela ne me traumatisa pas le moins du monde. Tout cela advint calmement, sans drame. On aurait dit qu’ils s’étaient tout simplement évaporés. Je ne suis même pas sûr de les avoir vu faire leur baluchon. Je ne suis pas certain de les avoir vu rassembler leurs effets et disparaître là-bas, derrière la pente à partir de Schneller Camp. En revanche, je me souviens très bien de Deir Yassine. Je me souviens que nous étions en classe, au collège de Beit Hakarem, lorsque nous vîmes de la fumée s’élevant au-dessus de Deir Yassine [un village arabe, situé dans les faubourgs ouest de Jérusalem, où un massacre fut perpétré en 1948].
Ainsi, dans les années soixante, lorsque nous parlions du principe d’égalité, au Matzpen, je ne pensais pas seulement en termes de socialisme ou de concepts universalistes. Pour moi, ce dont il était question, c’était de « baladi », de mon pays, des parfums et des souvenirs de mon enfance. Puis ce fut la quête éperdue des cartes géographiques datant de l’époque du Mandat britannique, afin de pouvoir situer les villages qui avaient été détruits, la vie qui avait cessé d’être. Et ce fut aussi ce sentiment terrible que sans eux, sans les Arabes, ce pays est vide, défiguré, discrédité – un pays qui a causé la disparition d’une nation entière.
Aussi il ne fut pas facile, pour moi, de faire mienne la solution à deux Etats, dans les années quatre-vingt. Ce fut un conflit interne. Très dur. Je n’ai jamais – jamais – rejoint les rangs de la gauche sioniste. Je n’ai jamais abandonné la pensé révolutionaire. Mais lorsque j’ai appris la création du mouvement La Paix, maintenant ! et qu’il y avait des débuts de manifestations dans les rues, j’ai pensé que je n’avais pas le droit de rester sanglé dans mes dogmes. J’ai pensé alors que l’idée des deux Etats méritait d’être prise en considération.
Lorsqu’Oslo arriva, je pensai que cela allait être quelque chose de vraiment géant. J’ai lu les accords de A jusqu’à Z, à la loupe, et je suis parvenu à la déduction qu’il s’agissait bien de reconnaissance mutuelle, que la possibilité de refermer le dossier du conflit existait bien. Aussi, au milieu des années quatre-vingt dix, je remis en cause mon approche habituelle. Je ne pensais pas qu’il était de mon devoir d’aller à Ramallah et de présenter aux Palestiniens la liste des torts sionistes en leur disant de ne pas oublier ce que nos pères avaient fait aux leurs. Je croyais sincèrement dans la dynamique d’Oslo. Je m’en remettais à Yitzhak Rabin. Après son assassinat, je me suis même inscrit au parti Travailliste…
Ces deux dernières années, j’ai pris conscience de mon erreur ; j’ai pris conscience du fait qu’à l’instar des Palestiniens, moi aussi, je me faisais embobiner. Que je prenais le bla-bla-bla israélien au sérieux et que je n’accordais pas suffisamment d’attentions aux actes d’Israël. Lorsqu’un beau jour je pris conscience que les colonies avaient été multipliées par deux, je réalisai du même coup qu’Israël avait manqué son unique heure de grâce, qu’il avait rejeté la rare opportunité qui lui était accordée. Puis j’ai compris qu’Israël n’était pas arrivé à se libérer de son modèle expansionniste. Israël était pieds et poings liés à son idéologie fondatrice et à son acte constitutif, qui fut un acte de dépossession.
Je pris alors conscience de la raison pour laquelle il est aussi terriblement difficile pour Israël de démanteler les colonies : toute reconnaissance du fait que les colonies de Cisjordanie ont été construites sur des terres palestiniennes confisquées ne pourrait que projeter une ombre menaçante également sur la vallée de Jezreel, sur le statut moral de Beit Alfa et de Ein Harod [à l’intérieur des frontières d’Israël de 1948, ndt]. Je compris que ce qui était en œuvre, en l’occurrence, c’était un modèle de comportement profondément ancré. Qu’il y avait un seul continuum historique qui allait du Kibbutz Beit Hashita aux avant-postes illégaux de colonisation ; du Moshav Nahalal aux colonies du Gush Katif de la bande de Gaza. Et que cette continuité, selon toutes les apparences, ne saurait être brisée. Il s’agissait d’une continuité qui nous ramenait au tout début, au moment initial.
Je suis en train de lire un ouvrage d’Eliezer Be’eri sur le début du conflit et l’origine de l’entreprise sioniste. Arrivé à un certain point de son exposé, il décrit de quelle manière, le 3 novembre 1878, tandis qu’il labourait le premier sillon dans le sol de Petah Tikva, Yehuda Raab eut le sentiment d’être « le premier à diriger une charrue juive dans la terre des prophètes après les longues années de l’exil (juif) ». Mais voyez ce qu’écrit Eliezer Be’eri, à ce sujet : « Les Arabes vinrent eux aussi se joindre à Yehuda Raab, en ce grand jour, du début du labourage. A lui seul, avec sa charrue attachée à des animaux de trait, il n’aurait pu labourer un champ de plusieurs dizaines d’hectares. Aussi douze fallâhîn [paysans, ar. ndt] arabes vinrent lui prêter main forte. »
Qu’est-ce que tout cela signifie, Ari ? Dis-moi, toi, ce que ça veut dire. Tu ne vois pas. Eh bien, ce que cela veut dire, je vais te le dire, moi : c’est que lorsque Yehuda Raab vint tracer le premier sillon après deux mille ans d’exil, il n’avait pas la force d’accomplir seul ce travail. Il avait besoin de l’aide des fallâhîn, et douze d’entre eux vinrent l’aider. En lisant cela, je me dis que je sais tout de ce Raab, je sais qui sont ses descendants, et je sais aussi comment son projet a été mené à bien. Mais je ne sais absolument rien des douze fallâhîn. Ils font leur apparition, dans cette histoire, à la manière d’extraterrestres, et ils disparaissent de la même manière, ni vus ni connus, sans pratiquement laisser de trace. Ils ont été exclus de l’histoire par le sionisme. Qui étaient-ils ? Où sont-ils partis ? Où sont-ils, aujourd’hui ?
Ainsi, le révolutionnaire sur le retour que tu as devant toi s’est juré de retrouver ces douze hommes disparus, ces douze exclus de l’histoire. La mission de ma vie consiste à les libérer de leur captivité historique et de leur redonner un visage, leur nom et leurs droits. Leur seul tort, vis-à-vis de Raab, était de vivre dans ce pays depuis un nombre incalculable de générations avant lui. Pourquoi (les Palestiniens) devraient-ils être punis pour cela ? Pourquoi insister de la sorte à les tenir dans l’oubli ?
Je ne pense pas qu’il s’agisse de quelque follie personnelle. Au contraire : je suis persuadé qu’il s’agit là de ma part d’une tentative d’échapper à la folie. Je ne suis pas psychologue, mais je pense que quiconque vit les contradictions du sionisme se condamne tôt ou tard à la folie. Il est totalement impossible de vivre de la sorte. Il est impossible de vivre avec méfait aussi terrible. Il est impossible de vivre avec des critères moraux aussi contradictoires. Lorsque je vois non seulement les colonies et l’occupation et les frustrations infligées, mais aussi désormais ce mur démentiel derrière lequel les Israéliens tentent désespérément de se cacher, je dois en conclure qu’il y a quelque chose de très profondément enfoui, dans notre attitude envers la population indigène de ce pays, qui est en train de nous faire perdre l’esprit.
Il y a là quelque chose d’ontologique, qui ne nous permet pas de reconnaître réellement les Palestiniens, qui ne nous permet pas de faire la paix avec eux. Et ce quelque chose a quelque chose à voir avec le fait qu’avant même de rendre les territoires, les maisons et l’argent, le premier acte d’expiation des colons en direction des natifs de ce pays doit être de les réinstaurer dans leur dignité première, dans leur mémoire, dans leur bon droit.
Mais c’est précisément là ce que nous sommes totalement incapables d’accomplir. Notre passé ne nous le permettra pas. Notre passé nous oblige à croire dans le projet d’un Etat-nation juif, qui est une cause sans espoir. Notre passé nous empêche de voir que l’histoire d’une souveraineté juive sur la Terre d’Israël appartient totalement au passé. Car, si vous voulez une souveraineté juive, il vous faut une frontière, mais comme l’a dit le penseur et activiste sioniste Yitzhak Tabenkin, « Ce pays ne saurait tolérer une frontière passant en son milieu ». Si vous voulez avoir une souveraineté juive, il vous faudra avoir une structure fortifiée, séparatiste et uninationale, mais c’est totalement contraire à l’air du temps. Même si Israël s’entourait d’une barrière, de tranchées et d’un mur, cela ne servirait à rien. Parce que tes craintes sont tout à fait fondées, Ari : Israël, en tant qu’Etat juif, ne peut plus continuer à exister ici. A long terme, Israël en tant qu’Etat juif ne pourra pas continuer à exister.
Je ne suis pas fou : je ne pense pas qu’il soit possible d’enrôler des milliers de personnes pour la cause d’un Etat binational demain matin. Mais lorsque je prends en considération le fait que Meron Benvenisti a eu raison lorsqu’il a déclaré que l’occupation était devenue irréversible, et quand je vois où la folie de la souveraineté est en train d’entraîner d’honnêtes Israéliens, je ressors ma petite bannière. Je le fais sans illusion aucune. Je n’appartient à aucune armée. Je ne suis pas le général d’une quelconque armée. Je sais que pour l’instant, notre action est celle de fort peu de gens. Mais je pense qu’il est important de mettre cette idée sur la table, maintenant.
Par essence, le principe de la binationalité est l’antithèse la plus absolue du mur. Le mur vise à séparer, à isoler, à emprisonner les Palestiniens dans des poulaillers. Mais le mur emprisonne les Israéliens aussi. Il transforme Israël en ghetto. Ce mur incarne la grande solution désespérante de la société juive sioniste. C’est le dernier acte désespéré en date de ceux qui ne peuvent voir le problème palestinien en face. De ceux qui sont compulsivement contraints à chasser la question palestinienne de leur existence et de leur conscience. Face à ça, j’avance la thèse opposée. J’affirme que nous sommes visiblement par trop oublieux à l’égard du sionisme ; que les juifs qui sont venus ici et qui ont fondé un pays qui était loin d’être inhabité ont adopté un modèle de force sans limite. Bien loin de leur imposer une discipline morale et la raison, il les a rendus dépendants à la drogue du recours à la violence. Mais cette force est épuisée, elle a atteint ses limites. Si Israël reste un état de nature colonialiste, il ne survivra pas. A la fin des fins, tôt ou tard, la région deviendra plus puissante qu’Israël, et finalement la population indigène deviendra plus puissante qu’Israël. Ceux qui espèrent encore vivre par l’épée périront par l’épée. C’est tout à fait clair, Ari : ils périront par l’épée…
Ne me traite pas en étranger, en outsider. C’est vrai, c’est plus facile, pour moi, qui suis originaire d’Hébron et de Jérusalem, qui suis issu de l’ancien Yishuv. C’est plus facile, pour moi, parce que je n’ai jamais pris part aux tueries, à la dépossession et à l’occupation. Néanmoins, je me sens responsable de la société dans laquelle je vis. Et c’est précisément pourquoi je suis persuadé que quiconque veut assurer l’existence d’une communauté juive dans ce pays doit se libérer du mode de pensée sioniste, et ouvrir les portes. Car telles que vont les choses, il n’y a aucune chance. Un état-nation juif, ici, ça ne marchera jamais.
Il est parfaitement clair que cela ne peut être fait sans que soit reconnu le droit au retour des réfugiés palestiniens, car nous avons affaire là au cas d’une nation qui a été condamnée à l’exil loin de son territoire, non pas parce qu’il n’y avait pas de place pour elle, mais parce qu’elle a été supplantée par d’autres. Cette injustice ne s’est pas estompée bien que cinquante-cinq ans se soient écoulés, et cinquante-cinq années supplémentaires ne l’effaceront pas. Mais cela ne signifie pas que les Palestiniens vont revenir à Jamusin, qui est comme tu le sais un quartier du centre de Tel-Aviv. Cela ne veut pas dire qu’ils vont s’installer au croisement des avenues Arlosoroff et Ibn Gvirol.
Ce que cela signifie, c’est que les frontières doivent leur être ouvertes, comme c’est le cas en Europe. Cela signifie la création d’une ville ultra-moderne en Galilée, pour les deux cents ou trois cents mille réfugiés au Liban. Cela signifie la création d’une nouvelle ville palestino-juive entre Hébron et Gaza, qui à la fois fera refleurir le désert et assurera la connexion entre les deux parties de la Palestine.
Sur un plan plus général, nous devons passer à un mode de pensée binational. Peut-être, à la fin, aurons-nous un nouvel Israël binational, de la même manière qu’a été créée une nouvelle Afrique du Sud, pluriethnique.
De toute manière, il n’y a pas d’autre choix. La tentative de réaliser une souveraineté juive, fortifiée et insulaire, doit être abandonnée. Nous devons apprendre à intégrer la réalité qui veut que nous vivrons ici en tant que minorité : une minorité juive qui ne sera plus coincée, à l’avenir, entre Hadera et Gedera, mais qui pourra s’installer à Naplouse, à Bagdad et à Damas, aussi – et participer à la démocratisation du Moyen-Orient. Cela voudra dire avoir la possibilité de vivre et de mourir ici, de créer des villes mixtes, des quartiers mixtes et des familles mixtes. Mais avant que cela soit possible, Ari, il aura fallu au préalable renoncer au rêve fou dela souveraineté. Nous devons dépasser ce rêve fou, qui a causé tellement de sang versé ici, qui a infligé tant de désastres, innombrables, qui a généré un siècle de conflit.
3. Meron Benvenisti
Ce que j’ai à dire n’a semble-t-il rien de nouveau, puisqu’au début des années quatre-vingt, j’affirmais déjà que le partage n’était plus une solution viable, que la création de colonies et la confiscation de terres avaient créé une situation irréversible ici, sur le terrain. A l’époque, il n’y avait encore que 20 000 colons. Aujourd’hui, ils sont 230 000. Il est donc clair que la masse critique que je redoutais alors, qui ne permettrait plus que le status quo soit modifié, était d’ores et déjà réunie. Ni Oslo, ni le mur de séparation, ni le discours autour d’un Etat palestinien ne peuvent changer en quoi que ce soit désormais le status quo.
En fait, nous vivons déjà dans une réalité binationale, et c’est une donné permanente. Elle ne saurait être ni ignorée ni niée. Ce que nous devons faire, c’est adapter notre pensée et nos concepts à cette réalité de fait. Nous devons rechercher un nouveau modèle qui corresponde à cette réalité. Et les bonnes questions doivent être posées, même si elles nous donnent l’impression de trahir le sionisme ; même si elles nous donnent l’impression que nous sommes en train d’abandonner le rêve d’établir un état-nation juif sur la Terre d’Israël.
Ce qui est nouveau, c’est que j’en suis arrivé à la conclusion que mon analyse du conflit était erronée. Par convenance personnelle, j’étais parti de l’hypothèse de la gauche sioniste : à savoir que ce qui est en train de se dérouler ici, c’est une lutte entre deux mouvements nationaux, avec pour enjeu un même territoire. Il en découlait que la solution rationnelle consistait en deux Etats, pour deux nations.
Toutefois, au cours de ces deux années écoulés, j’en suis arrivé à la conclusion que nous avons affaire en réalité à un conflit entre une société d’immigrants et une société de natifs du cru. Si tel est bien le cas, alors nous sommes en train de parler d’un conflit d’une nature totalement différente. Si l’hypothèse est confirmée, alors nous descendons du niveau rationnel à un niveau complètement primal, atavique, qui plonge dans les fondements de l’existence personnelle et collective. Parce que le problème de fond, ici, n’est pas une confrontation entre deux mouvements nationaux. Non. Il s’agit d’une histoire de naturels et de colons. C’est l’histoire d’indigènes qui sentent que des gens venus d’au-delà de la mer se sont infiltrés dans leur habitus naturel et les ont dépossédés.
Il en résulte que les immigrés conquérants sont victorieux dans toutes leurs guerres parce qu’ils ont recours aux avantages technologiques et culturels mis à leur disposition par la civilisation occidentale. Mais ces colons immigrants sont incapables de jouir des fruits de leur victoire. Ils s’emparent de la terre, mais ils échouent à établir la tranquillité, ils échouent à se gagner la paix.
Pour moi, ça a été le chemin de Damas, les écailles me sont tombées des yeux. Cela s’est produit après Camp David, après le traumatisme de l’an 2000 (l’intifada, ndt), après que les deux parties eurent effectivement retiré leur reconnaissance mutuelle. Après que nous ayons recommencé à voir dans les Palestiniens une collectivité terroriste et après qu’ils aient recommencé à nous voir comme des intrus.
A l’époque, tandis que j’observais ce terrible effondrement de toutes choses, je compris soudain qu’il était impossible d’expliquer notre mode de colonisation et de rachat de la terre seulement en termes de conflit national. Il est impossible d’expliquer le phénomène des attentats suicides si l’on ne dispose que des seuls termes d’un conflit national. Nous ne parviendrons jamais à un stade où un groupe renoncera réellement au droit au retour et où l’autre groupe abandonnera sincèrement ses ambitions sur Beit El. Nous ne parviendrons jamais à une situation où les Arabes d’Israël renonceront à l’exigence de leurs droits collectifs propres.
Ma conclusion sera pour dire que la solution en apparence rationnelle de deux états pour deux nations ne peut marcher ici. Le modèle d’une division en deux états-nations est inapplicable. Cela ne ne reflèterait en rien la profondeur du conflit et cela ne correspond absolument pas à la gravité du blocage qui affecte de larges parties du pays. Vous pouvez ériger tous les murs du monde, ici, mais vous ne pourrez jamais dépasser cette réalité toute simple, à savoir qu’il n’y a qu’un unique acqueduc, que l’atmosphère est la même et que tous les cours d’eau se déversent dans la même mer. Vous ne pourrez pas dépasser la réalité, qui est que ce pays ne saurait tolérer une frontière passant en son milieu.
Quant à l’année passé, alors là, j’en suis arrivé à la conclusion qu’il n’y avait d’autre choix que de penser en des termes entièrement nouveaux. Il n’y a pas d’autre choix que de penser la Palestine occidentale [Eretz Yisrael, la Terre d’Israël] en tant qu’unité géopolitique.
A l’instar des dirigeants sud-africains, qui ont compris, à un certain moment, qu’il n’y avait d’autre choix que de démanteler leur régime d’apartheid, l’establishment israélien doit comprendre qu’il ne pourra jamais imposer ses conceptions hégémoniques à trois millions et demi de Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza et à 1,2 million de Palestiniens citoyens d’Israël. Ce que nous devons faire, c’est nous efforcer de parvenir à une situation d’égalité individuelle et collective, dans le cadre d’un régime général englobant l’ensemble du pays.
Pour l’instant, je n’ai pas encore de proposition cohérente à faire. Je n’ai pas de plan de travail. Mais l’orientation de pensée est clairement tracée. Le nouveau paradigme est dicté par la réalité. Ce que j’envisage, c’est une combinatoire entre une division horizontale (partage du gouvernement) et une division verticale (partition du territoire). Ce que je vois, c’est une structure fédérale qui concernera l’ensemble de la Palestine occidentale historique. Différents cantons ethniques existeront, dans le cadre de cette structure. Il est clair, par exemple, que les citoyens palestiniens d’Israël auront leurs propres cantons. Ils auront leur propre autonomie, qui se fera l’expression de leurs droits collectifs. Et il est évident, par ailleurs, que les colons auront un canton. L’exécutif du gouvernement fédéral de la Palestine devra établir un équilibre entre les deux groupes nationaux. Personnellement, cela ne me dérangerait pas outre mesure que la base de cet équilibre soit l’égalité ; à un contre un.
C’est en cela que je diffère de mes amis de la gauche israélienne : je suis réellement un fils indigène d’immigrants, et j’ai une attirance énorme pour la culture et la langue arabes parce qu’elles sont là. Elles font partie du paysage. Et je suis réellement un néo-Cananéen. J’aime tout ce qui surgit de ce sol. Alors que la droite israélienne, c’est une certitude, mais la gauche, aussi, hélas, détestent les Arabes. Les Arabes les dérangent – ils leur compliquent la vie. Ce sujet génère des interrogations morales et un malaise culturel, voyez-vous…
Je reconnais qu’il y a quelque part chez moi une strate émotionnelle : ma propre identité. J’ai aujourd’hui soixante-dix ans, et j’ai le droit de faire le point de ma carrière. Et j’ai participé à tout, ici : le mouvement de jeunesse, l’armée, le kibbutz, la vie politique. Je suis le sel de la terre et je n’en conçois aucune honte. Je suis un Pilgrim Father du Mayflower israélien, et fier de l’être ! Je ne permettrai à personne de m’accuser de trahison. Je ne laisserai dire à personne que je ne suis pas d’ici – même pas les Palestiniens. Je suis en tous points ce que mon père voulait que je sois : un indigène. Il voulait que je grandisse comme un arbre né du sol de ce pays. Il voulait que je fasse partie intégrante du paysage naturel. Et il risque fort bien d’y avoir réussi, le bougre : je suis un enfant du pays. Mais c’est un pays où il y a toujours eu des habitants arabes. C’est un pays dans lequel les Arabes constituent le paysage, sont les indigènes. Aussi je ne les crains absolument pas. Je n’envisage pas une seconde de pouvoir vivre ici sans eux. A mes yeux, sans les Arabes, ce pays ne serait rien d’autre qu’une lande désolée.
C’est pour ça que la gauche veut cet horrible mur, qui est à mes yeux l’incarnation de l’anti-géographie, de l’anti-histoire, de l’anti-humanité. C’est pour ça que la gauche veut se cacher derrière ce mur, qui à mes yeux symbolise le viol de la terre. C’est pour ça qu’ils fuient de Jérusalem et du paysage et de la glaise, et qu’ils se vont se blottir à Tel-Aviv pour s’y concentrer entièrement sur la manière de baiser Vicki Knafo et de se la jouer petits maîtres des Maghrébins.
Oui, allez-y, vous pouvez dire, en effet, que je suis un tas de contradictions internes sur pattes. Vous pouvez me dire que ma recette est sans espoir. Une solution fédérale n’a jamais marché, où que ce soit dans le monde. Mais mon diagnostic est correct : même à l’intérieur des frontières de 1967, Israël est en passe de devenir un état binational. Dans dix ans, lorsque les Arabes représenteront un quart de la population, Israël sera, de fait, un état binational. La tentative consistant à attirer des immigrants de plus en plus nombreux de tous les coins perdus de la terre est en train de devenir inepte. Ces nouveaux immigrants sont très susceptibles de causer l’implosion de la société israélienne.
Aussi je pense que le temps est venu de déclarer que la révolution sioniste est terminée. Sans doute faudrait-il même faire cela officiellement, tout en fixant une date pour l’abandon dela Loi du Retour [israélienne]. Nous devons commencer à penser autrement, à parler autrement. Et ne pas nous accrocher à cette croyance ridicule en je ne sais quel Etat palestinien ou en je ne sais quel mur de séparation infranchissable. Parce qu’à la fin des fins, nous serons une minorité juive, ici. Et les problèmes que vos enfants et mes petits-enfants auront à affronter sont les mêmes auxquels de Klerk a dû faire face en Afrique du Sud. Le paradigme, par conséquent, est le paradigme binational. Telle est la direction. Tel est l’univers conceptuel auquel nous devons nous habituer.
Aurait-il pu en aller autrement ? Pas nécessairement. L’idée sioniste a été estropiée dès l’origine. Elle n’a pas pris en compte la présence, ici, d’un autre groupe national. Par conséquent, dès le moment où le mouvement sioniste a décidé qu’il n’allait pas exterminer les Arabes, son rêve devint inaccessible. Pour la bonne raison que la terre ne peut tolérer deux souverainetés concomittantes. Aussi l’alternative est d’une simplicité redoutable : soit une nation ne sera pas, soit l’autre nation ne sera pas, ou bien encore une nation assujettira l’autre et se condamnera à une inimitié perpétuelle ; ou bien encore les deux nations dépasseront leur exigence de pleine souveraineté. C’est ce que Sharon demande désormais aux (seuls) Palestiniens. C’est ce que je propose aujourd’hui, mais en ce qui me concerne, tant aux juifs qu’aux Palestiniens, sur une base d’égalité.
En 1948, le sionisme a vaincu pour de bon. Il a réussi à se consolider sur 78 % de la Palestine historique. Mais en 1967, le sionisme remporta la victoire de trop, et durant les vingt années suivantes, il scella son sort en mettant en œuvre le projet de colonisation. Paradoxalement, les traités de paix avec l’Egypte et la Jordanie ne firent qu’exacerber la situation, car ils définirent la frontière extérieure de la Palestine occidentale. Ces accords nous ont emprisonnés dans la réalité binationale d’un territoire qui ne saurait être divisé. Le résultat, c’est qu’aujourd’hui le sionisme ne peut pas transformer son rêve en réalité. Il est victime de ses victoires, victime d’une histoire terrible, faite d’opportunités manquées.
Me reviennent en particulier à l’esprit ces Shabbats, où Papa m’emmenait dans ses ballades dans les villages qui entourent Jérusalem. Il était guide pour les touristes et, en matière de connaissance du pays dans ses moindres détails, il était grand prêtre. Il m’emmenait à Malha, à Beit Mazmil, à Ein Karem, à Saris, à Deir al-Hawa… Le mode de vie de ces villages n’a rien d’étranger pour moi ; c’est une part de moi-même.
Mais un jour d’avril 1948, j’étais dans la rue King George, à Jérusalem, lorsque le Etzel [une organisation militaire nationaliste clandestine] tint sa parade de victoire, dans le centre ville, des camions transportant les survivants de Deir Yassine. Quand j’y repense, aujourd’hui, c’est terrible. Mais, à l’époque, cela ne m’avait pas semblé terrible. Et aussi, en 1949, quand j’ai moissonné le blé de champs appartenant à des Palestiniens, dans le cadre des activités d’un camp d’été du mouvement de jeunesse auquel j’appartenais, cela ne m’avait pas non plus semblé horrible. Leur tragédie n’avait tout simplement pas pénétré jusqu’à ma conscience.
Ce n’est qu’en 1955 que la vérité me frappa soudain de stupeur. J’étais alors étudiant et j’effectuais des relevés pour l’Institut de Géologie, au cours desquels nous examinions le niveau de remplissage de puits arabes abandonnés, après la pluie, et je venais d’arriver dans un village situé près de Beit Guvrin. Ce village était totalement intact, complet. Simplement, il n’y avait personne. Pour la première fois, je me suis demandé où étaient ces gens, où étaient-ils partis ?
Mais même cette stupeur ne fut que passagère. Cela ne m’a pas brisé la conscience. Cela, c’est arrivé seulement en 1967, quand j’ai croisé tous ces pauvres gens qui me disaient venir de Malha, de Saris, de Deir al-Hawa… Soudain, je me suis dis à moi-même : voilà, c’est ici, qu’ils sont ! C’est ici, qu’ils survivent ! Et tout d’un coup, toute cette vieille géographie me sauta à la gueule : toute la géographie de la tragédie revint au galop.
Aussi, aujourd’hui, je vis leur tragédie, même si j’en suis peut-être responsable. Je me sens attaché à eux. Sentimentalement, je leur suis très attaché. Mais durant des années, je n’ai pas su comment traduire cet attachement en termes politiques. Désormais, le mode de pensée binational peut donner à cet attachement sentimental une expression politique.
Je ne suis pas heureux de ce que je propose. Je sais que je suis en train de vous balbutier n’est pas réellement une solution. Parce que même si une structure fédérale, quelle qu’en soit la forme, était établie ici, cela n’apporterait pas la paix. Il n’y aura jamais de paix ici. Même s’il y a une sorte d’arrangement binational, cela ne fera rien d’autre que gérer la crise. La violence se produira toujours, sur les marges.
Mais la vérité est que l’ensemble de la situation qui a été créée ici est une situation faite de conflits et de contradictions et d’absence de solution. Aussi, aujourd’hui, suis-je triste et pessimiste. Je vis avec un profond sentiment d’abattement. Croyez-moi, il n’est pas facile, pour moi, de dire adieu au rêve de mon père : celui d’un état-nation juif. C’est dur pour moi. Cela a été aussi mon rêve à moi, durant la plus grande partie de ma vie. Mais j’ai vraiment peur, pour mes petits-enfants. Lorsque j’observe autour de moi, j’ai peur pour mes petits-enfants. Comment vivront-ils, ici ? Que vais-je leur laisser ? C’est parce que je sais qu’il n’y aura pas d’état-nation juif, ici, et qu’il n’y aura pas non plus, ici, deux états pour deux nations, que je m’accroche à cet espoir ténu que, peut-être, après tout, quelque chose de partagé en commun va se développer, ici. Quelque chose de néo-cananéen. Que peut-être, malgré tout, nous finirons par apprendre à vivre ensemble. Comme ces cyprès. Comme ces bustanim, ces vergers. Comme tout ce que cette terre nous prodigue.
                                    
7. Daniel Barenboïm en concert à Ramallah : "Le futur d'Israël dépend de l'état palestinien"
Dépêche de l'agence Associated Press du lundi 4 août 2003
[traduit de l'anglais par Carole Sandrel]

Le musicien Daniel Barenboïm a reçu un accueil très enthousiaste samedi à Ramallah, lors d'un concert au cours duquel il a délivré un message de réconciliation israélo-palestinienne.
Le célèbre pianiste et chef d'orchestre, critique de longue date de la politique israélienne à l'égard des¨Palestiniens, a joué devant une salle comble et chaleureuse, dans un auditorium de Ramallah, comme lors de sa visite de l'an dernier qui n'avait pas été appréciée par un certain nombre d'Israéliens, rapporte l'agence de presse Associated Press (AP).
"Je comprends que ce n'est pas un concert normal pour vous. Ce n'est pas non plus un concert normal pour moi" a dit Barenboïm à son auditoire.
Barenboïm, 60 ans, Juif né en Argentine et élevé en Israël, a été rappelé trois fois par un public debout applaudissant à tout rompre, composé de quelque 350 Palestiniens et d'un petit nombre de diplomates internationaux.
Il a joué des sonates de Beethoven, et un duo, "La sonate au clair de lune" avec un pianiste palestinien de 26 ans, Salim Abboud, et a interprété un morceau de Brahms avec son fils Michaël, 17 ans.
La juriste Hanan Ashrawi, qui faisait partie du public, a dit que ce concert était un "cadeau au peuple Palestinien"
"Barenboïm nous fait une déclaration de la manière la plus éloquente possible", a dit Ashrawi. "Il établit le dialogue avec le peuple palestinien avec une très grande solidarité et de manière très créative et très humaine. Il touche notre âme".
Barenboim milite depuis longtemps pour la réconciliation arabo-israélienne, contrariant certains Israéliens avec sa critique sans détour de la politique gouvernementale à l'encontre des Palestiniens.
Lors de la conférence de presse qui a précédé le concert, Barenboïm a déclaré que le futur d'Israël dépendait de la création d'un état Palestinien viable.
"Je crois fermement que pour que perdure le développement du peuple juif et de l'Etat d'Israël il est impératif que soit trouvée une solution juste pour l'indépendance palestinienne", a-t-il déclaré aux journalistes. "Le futur d'Israël, quelque soit sa forme ou configuration, est totalement dépendant de cela".
En mars 2002 Barenboïm avait dû annuler une formation pour des étudiants palestiniens de Ramallah après que l'armée israélienne lui eut refusé un permis de visite. Il se rendit finalement à Ramallah en septembre dernier, avec une escorte diplomatique allemande, et y donna un concert.
"Je suis persuadé qu'il y a des gens dans le gouvernement israélien qui ne sont pas très heureux de ma présence ici" a-t-il dit samedi. "Mais comme je ne suis pas satisfait de beaucoup de leurs initiatives, nous sommes quittes".
"Le temps est maintenant venu, non pas de construire des murs, mais de construire des ponts" a-t-il ajouté.
Au cours de cette visite, à l'invitation du Conservatoire national de musique de l'université de Bir Zeit, il a également annoncé des projets concernant un orchestre de jeunes Palestiniens et un nouveau programme musical pour deux écoles palestiniennes.
Dès le début des années 1990, Daniel Barenboim , rappelle AP, avait organisé, en commun avec l'universitaire palestinien Edward Saïd, un atelier pour jeunes musiciens israéliens et arabes dans plusieurs pays comme l'Allemagne, les Etats-Unis et l'Espagne.
                                                           
8. Ziegler accuse Israël de violer le droit à l'alimentation
in Les Dernières Nouvelles d'Alsace du samedi 19 juillet 2003
EXTRAIT - Le rapporteur spécial de l'ONU sur le droit a l'alimentation Jean Ziegler a affirmé hier que ce droit était "violé" par les forces israéliennes en Cisjordanie et à Gaza. Lors d'une conférence de presse au retour d'une mission sur place (du 3 au 13 juillet), Jean Ziegler a dénoncé "la situation humanitaire catastrophique" des 3,5 millions de Palestiniens du fait de "l'effondrement de l'économie" provoqué par le bouclage des territoires palestiniens par Israël. Il estime que le droit à l'alimentation est ainsi "violé de manière grave et permanente par les forces d'occupation" israéliennes. Ce faisant, Israël contrevient également à la 4e Convention de Genève sur les obligations des puissances occupantes envers les civils, a-t-il estimé. Mandaté par la Commission des droits de l'homme de l'ONU, M. Ziegler prépare un rapport sur cette mission qui sera remis début septembre au secrétaire général des Nations Unies Kofi Annan puis présenté à l'Assemblée générale de l'ONU à New York.
Citant des chiffres de la Banque mondiale, il a indiqué que 56% des ménages palestiniens ne mangent qu'une seule fois par jour et que 9,3 % des enfants de
moins de cinq ans souffrent de malnutrition grave susceptible de laisser des séquelles permanentes.
                                                  
9. Pour une poignée de dollars par Ousseynou Kane
in Wal Fadjri - L’Aurore (quotidien sénégalais) du dimanche 13 juillet 2003

(Ousseynou Kane est chef du département de philosophie à la Faculté des lettres et sciences humaines de Dakar au Sénégal.)
Pour une poignée de dollars promise, j'ai vu la République se prostituer des jours durant dans les rues et les palais de la capitale, offrant impudemment ses charmes les plus secrets au maître yankee et à sa valetaille arrogante. J'ai vu un chef d'Etat réputé intraitable se faire dicter par l'hôte du jour les règles du protocole, les membres de son gouvernement ainsi que les représentants du peuple forcés de marcher à la queue leu leu comme des écoliers débutants pour accéder aux tribunes officielles, tandis que le ministre de l'Intérieur en personne devait bander les muscles pour ne pas se faire fouiller comme un vulgaire malfrat, en terre sénégalaise, par des agents de police étrangers emmurés derrière leurs lunettes noires, inscrivant par ce "geste héroïque" son nom sur toutes les lèvres. J'ai vu des hommes blancs en noir, dressés pour tuer, prendre d'assaut le palais présidentiel symbole de notre souveraineté, piétiner ses pelouses et ses toits, leurs armes meurtrières pointées sur des passants inoffensifs, six chefs d'Etat assignés à résidence dans un hôtel de seconde catégorie et des journalistes de la presse nationale publique et privée, pour une fois compagnons d'infortune, entassés comme du bétail dans un "enclos" (le terme insultant est du directeur du Centre culturel américain en personne), empêchés de faire simplement leur métier au profit de la meute des cow-boys chasseurs d'images à la solde des services de propagande de l'administration républicaine.
J'ai vu, comme dans un horrible cauchemar, l'île mémoire de Gorée dont les rochers du côté de la porte sans retour renvoient certains soirs en écho les hurlements de ceux qu'on arrachait à leur terre et à leur chair renouer le temps d'une matinée avec les chaînées humiliantes d'antan, les enfants et les vieillards terrorisés parqués au soleil implacable de juillet, et des chiens farouches tenus en laisse par des garde-chiourmes hideux troubler le repos des ancêtres en souillant les autels sacrés. Que leurs aboiements hargneux ne rappellent-ils la chasse funeste aux nègres marrons rougissant de leur sang insoumis les cotonneraies de Virginie ! J'ai vu, bien après le départ des maîtres honnis, un convoi d'officiers de l'armée et de la gendarmerie fendant à la hauteur de Soumbédioune la circulation à coups de sirènes, que la foule regardait avec une colère à peine contenue, pour avoir laissé sans sourciller leurs tenues d'apparat servir de serpillière à de vulgaires troupiers Us. J'ai vu encore, mais peut-être n'était-ce qu'une hallucination née de la douleur, pour quelques billets verts incertains, j'ai vu saigner le coeur fier d'un peuple dont on vendait à la criée l'honneur et la dignité et emporter les enchères un bourreau à moitié frappé de débilité venu du Texas, descendant direct des négriers sans foi ni loi qui ont saigné pendant quatre cents ans notre mère Afrique. Et j'ai alors pensé en mon for intérieur que je ne pourrai jamais pardonner aux bouffons à qui nous avons si imprudemment confié notre destin de nous avoir imposé ce western répugnant où l'on voit une nation qui n'a jamais courbé l'échine marquée au fer rouge d'une si infamante flétrissure.
Qu'avons-nous réellement à attendre de cette Amérique-là ? "Bush, l'Africain", "Un indomptable semeur de paix", titrait le quotidien Le Soleil dans son édition spéciale du lundi 7 juillet 2003. Dans quelle encre corrompue faut-il donc avoir trempé sa plume pour écrire pareilles inepties ? Quelle sensibilité vis-à-vis de notre continent peut avoir un homme d'une telle inculture politique et historique, élu par défaut dans ce qui passe pour la plus grande démocratie du monde, et dont l'éducation, l'idéologie ultra-conservatrice et les élucubrations sur une Amérique blanche, protestante et élue de Dieu ne dépareraient point dans les rangs du Ku Klux Klan ? Un "partenariat sur le socle des libertés", indiquait encore en première page le même organe au lendemain du départ du président américain ! De quelles libertés donc s'agit-il ? Commençons par les Etats-Unis ou Bush gouverneur s'est sinistrement illustré par l'application systématique de la peine de mort, "solution finale" pour abréger la déchéance des couches les plus pauvres du pays, noirs et hispaniques notamment, plutôt que de travailler par une politique sociale hardie à les sortir du ghetto économique, politique et culturel dans lequel pourrissent la plupart d'entre eux. Et entre mille autres attentats inacceptables aux droits élémentaires des gens, qui ne se souvient pas du guinéen Amadou Diallo, au corps pulvérisé de 41 coups de feu dans un immeuble de New York par quatre policiers assoiffés de sang, pour un simple portefeuille qu'il tirait de sa poche ? Comme aux pires heures de l'esclavage et de la ségrégation raciale, quand il n'est pas attelé à la charrue ou aux petits soins du maître, au pays de la Statue de la Liberté, "un bon Nègre est forcément un Nègre mort".
Et que dire, à l'extérieur des Etats-Unis, de la guerre coloniale entreprise contre l'Irak et de l'occupation d'un pays souverain au mépris de toutes les lois internationales et des résolutions répétées de l'Organisation des Nations-Unies, justifié par ce qui s'est révélé aujourd'hui comme le plus odieux mensonge de l'histoire moderne : la présence d'"armes de destruction massives", qui n'a été attestée nulle part trois mois après la chute de Bagdad et de Saddam Hussein, dût-on assécher le Tigre et l'Euphrate ?
Poétiquement pour continuer la saga des Bush, inaugurée par le père lors de la première guerre du Golfe, plus prosaïquement pour s'emparer des puits de pétrole de Bassora et de Kirkouk, prendre pied dans une région où depuis la désagrégation de l'Union soviétique et la chute du Mur de Berlin se joue l'avenir géopolitique de l'humanité, on a déversé des milliers de tonnes de bombes sur une population innocente déjà éprouvée par trente ans de dictature implacable, laissé des snipers se croyant dans des salles de jeu vidéo tirer comme des lapins des femmes, des enfants et des vieillards, organisé le pillage puis l'incendie de la bibliothèque de Bagdad avec ses cent mille pièces uniques et foulé aux pieds partout ailleurs, en même temps que les terres sacrées de Nadjaf et de Karbala, les richesses culturelles inestimables d'un pays qui est véritablement le berceau de notre civilisation. Mais que signifie pour un Gi's américain semi-analphabète, négro des bas-fonds de Harlem ou latino frais naturalisé rescapé des barbelés de la frontière mexicaine (certains ont reçu la nationalité américaine "à titre posthume", sur leur cercueil rapatrié d'Irak), incapable de faire la différence entre un vase sumérien multimillénaire et un pot à jeter de milk-shake, que signifie vraiment le nom de la Mésopotamie, "Pays des Deux-Fleuves", creuset des civilisations sumérienne, babylonienne, assyrienne, perse, grecque, parthe, sassanide et islamique ? Comment lui faire comprendre que ce pays qu'il piétine de ses bottes aveugles a vu la naissance de l'agriculture et de l'écriture pictographique il y a treize mille ans, inventé la céramique au Ve millénaire avant notre ère, comment lui parler des premières ziggourats (tours dédiées au dieu-lune) de la dynastie d'Our, des fastueux palais royaux de Nemrod et de Nabuchodonosor, du taureau ailé de Khorsabad et des stèles du code d'Hammourabi.
Qu'est-ce donc qu'un américain, dont le plus lointain sentiment d'appartenance à ce qui ne pouvait même pas être encore appelé une nation remonte au mieux à l'épopée des Pilgrim's Fathers du Mayflower (1620), autant dire cinquante siècles après les premières cités de l'époque d'Ourouk, peut-il apporter à ce peuple-là ? Des canettes de Coke et du corned-beef survitaminé ? La destruction et le pillage des biens culturels, aussi terrifiants que le massacre planifié d'une population sans défense, parce qu'ils portent sur un patrimoine irremplaçable de l'humanité, commis par-dessus le marché au nom de "la liberté pour l'Irak", ne sont pas plus insoutenables pour l'esprit que le dynamitage des Bouddhas géants de Bâmyân par les Talibans fous de Kaboul.
Est-ce donc pour ces crimes de guerre aussi abominables que ceux commis naguère au Vietnam rasé sous les flots de napalm et de défoliants, les assassinats commandités à Panama et au Nicaragua et en prévision de tous les forfaits prochains que commande inévitablement un impérialisme triomphant que l'Amérique insolente tord la main à ses "partenaires" les plus faibles pour leur faire renier leurs engagements sur la Cour Pénale Internationale ? Pour une poignée de dollars maculés du sang de tant de peuples, on achète ainsi à l'avance le droit de renier le droit et il se trouve, chez nous, des dealers de la liberté des nations tout disposés à vendre au diable ce qui leur reste d'âme ! Et qu'on ne me parle surtout pas de soutien au Nepad, de préférence commerciale, de "Digital Freedom Initiative", de lutte contre la pauvreté et le sida.
J'ai d'ailleurs très peu goûté la blague présidentielle du "grand gaillard" sénégalais dépannant Amstrong sur la lune, parce que j'estime que nous en avons assez d'être les "mécaniciens" et les éboueurs du monde et que plutôt que de mendier la régularisation de nos sans-papiers terrés dans les trous à rats du Bronx, il est temps pour nous de réclamer la place qui nous revient de droit à la Silicon Valley. Georges Bush, de toute façon, n'est pas venu en Afrique ni pour nos personnes vivant avec le Vih, contre lesquels il a défendu à Pretoria les droits des multinationales pharmaceutiques au monopole sur les brevets des médicaments, au moment même où le Sénat américain rognait sur l'enveloppe destinée à lutter contre l'épidémie, ni pour secourir le coton malien contre les scandaleuses subventions fédérales qui l'étouffent. Il était là pour un one man show et avait juste besoin d'un plateau prestigieux, Gorée, et de figurants triés sur le volet pour "faire les Nègres" (on avait parqué dans un autre "enclos" les enfants de l'île, mais fait venir des élèves d'un lycée de Dakar conduits par une enseignante... américaine), le tout à l'intention de l'électorat noir américain qui lui-même, marasme intellectuel et lobotomie culturelle aidant, se fiche royalement des affaires d'un continent dont il ne revendique les racines que pour le folklore et que la majorité d'entre eux croient encore habité majoritairement par des singes. On ne perdrait vraiment rien, sauf à chagriner inutilement Joseph Ndiaye, à murer une fois pour toutes "la porte du voyage sans retour".
Que l'on se rassure, je n'ai nullement la tentation de refaire l'histoire, mais je ne veux pas non plus qu'elle se répète. Des dizaines de millions de nègres transportés à fond de cale, morts dans les razzias ou jetés aux requins pour faire la prospérité de l'Amérique, cela suffit ! Des générations de sénégalais, pour ne considérer que notre histoire récente, se sont battues avec acharnement pour ne pas baisser la tête devant l'ancienne puissance coloniale, jusqu'au martyre à plus d'un titre symbolique de Oumar Blondin Diop dans les geôles de Gorée. En souvenir de toutes les souffrances de ma race et tous ses sacrifices, je proclame qu'il eût été préférable de laisser le peuple sénégalais mourir mille fois de faim plutôt que de lui réapprendre la servilité sous la baguette tordu du fantôme putréfié de l'oncle Tom.
                                      
10. Un "think tank" au service du Likoud par Joel Beinin
in Le Monde diplomatique du mois de juillet 2003

(Joel Beinin est professeur d’histoire à l’Université Standford, Etats-Unis.)
Fondé en 1985, le Washington Institute for Near East Policy (Winep) est rapidement devenu, pour les questions relatives au Proche-Orient, le think tank le plus influent auprès des autorités américaines et des médias. Le fondateur du Winep, M. Martin Indyk, était auparavant chargé de recherche à l’American Israel Public Affairs Committee (Aipac), le puissant lobby pro-israélien aux Etats-Unis. Alors que l’Aipac est ouvertement partisan, M. Indyk parvient à présenter le Winep comme une organisation « favorable à Israël, mais capable de formuler des analyses impartiales sur le Proche-Orient [1] ». Et quand l’influence de l’Aipac s’exerce principalement sur le Congrès, à travers d’énormes contributions de campagne [2], celle du Winep se concentre sur les médias et sur le pouvoir exécutif.
A cet effet, le Winep convie les journalistes à des déjeuners hebdomadaires, publie des analyses et fournit des « experts » aux stations de radio et aux talk-shows télévisés. De hauts responsables de l’organisation comme MM. Robert Satlof, Patrick Clawson ou Michael Eisenstadt apparaissent ainsi régulièrement à la radio et à la télévision. Le point de vue du Winep est systématiquement repris dans U.S. News & World Report et dans The New Republic, dont les dirigeants ou propriétaires, MM. Mortimer Zuckerman et Martin Peretz, font partie du conseil de cette organisation. Les collaborateurs israéliens du Winep, et parmi eux les journalistes Hirsh Goodman, David Makovsky, Ze’ev Schiff et Ehud Yaari, bénéficient également d’un accès direct aux médias américains.
Le Winep entretient des rapports étroits avec les responsables des deux grands partis, démocrate et républicain. Son premier succès majeur a été la publication d’un rapport intitulé Construire la paix : une stratégie américaine pour le Moyen-Orient, juste avant l’élection présidentielle de 1988. Ce texte exhortait le président qui succéderait à M. Ronald Reagan à « résister aux pressions visant à faire progresser rapidement les négociations israélo-palestinienne, jusqu’à ce que les conditions aient mûri [3] ». Six membres du groupe de travail ayant élaboré ce rapport intégrèrent l’administration Bush (père), qui se rangea à leur avis et décida de ne rien faire avant d’y être contrainte. Ainsi les Etats-Unis ont-ils soutenu le refus israélien de négocier avec l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) au cours de la conférence de Madrid en 1991, malgré le fait que l’OLP ait reconnu l’existence d’Israël depuis la session de son conseil national de novembre 1988.
L’administration Clinton adopta la même posture attentiste. En conséquence, entre 1991 et 1993, les onze rencontres réunissant des Israéliens et des Palestiniens non membres de l’OLP n’aboutirent à aucun résultat. Lorsque les Israéliens, eux, se décidèrent à entamer de réelles négociations, ils acceptèrent de rencontrer l’OLP à Oslo, sans en informer l’administration Clinton. Ces rencontres allaient déboucher sur la déclaration de principes israélo-palestinienne de septembre 1993.
Tout au long des années 1990, la fin de la guerre froide menace de réduire l’importance stratégique de l’alliance entre Israël et les Etats-Unis. Le Winep s’attache alors à préserver cette alliance en soutenant la position du premier ministre israélien Yitzhak Rabin, qui présente son pays comme un allié sûr de Washington dans la lutte contre l’extrémisme musulman. En décembre 1992, Yitzhak Rabin fait expulser plus de 400 islamistes palestiniens vers le Liban. Pour justifier une telle action, le journaliste de télévision israélien Ehud Ya’ari dénonce, dans le New York Times, une vaste conspiration localisée aux Etats-Unis et destinée à financer le Hamas [4].
Contre l’islam
La même année, le symposium du Winep s’interroge sur le danger que peut représenter l’islam pour la politique étrangère américaine. A cette occasion, M. Martin Indyk soutient la thèse selon laquelle les Etats-Unis ne doivent pas encourager le développement de la démocratie dans les pays proches de Washington, comme la Jordanie ou l’Egypte. Dans ces Etats, une ouverture politique devrait ne légaliser que les partis non religieux [5]. Cette stratégie va conduire les mouvements islamiques à abandonner la lutte politique et à se tourner vers l’action armée. Et, dans la mesure où les Etats-Unis sont perçus comme favorables aux régimes autoritaires en place dans ces deux Etats, ils vont être pris pour cible, notamment en Egypte entre 1992 et 1997.
Le gouvernement Clinton sera encore plus colonisé par le Winep que ses prédécesseurs. Onze signataires du rapport publié en 1992 par la commission du Winep sur les rapports entre les Etats-Unis et Israël, Un partenariat durable, font leur entrée dans l’administration démocrate. Parmi eux, M. Anthony Lake, conseiller pour la sécurité nationale, Mme Madeleine Albright, ambassadrice à l’Onu et future secrétaire d’Etat, le sous-secrétaire au commerce Stuart Eizenstat et le secrétaire à la défense Lee Aspin.
Dès 1993, le gouvernement Clinton met en place le « double endiguement » contre l’Iran et contre l’Irak, stratégie qui annonce l’ « axe du Mal » de M. George Bush. Devenu conseiller spécial du président et directeur général de la section Proche-Orient / Asie du Sud-Est du Conseil de sécurité nationale (National Security Council, NSC), M. Martin Indyk est le principal architecte de cette politique. D’origine australienne, il devra être naturalisé américain avant de rejoindre l’administration Clinton. Plus tard, il deviendra ambassadeur en Israël, assistant du secrétaire d’Etat pour le Proche-Orient, puis à nouveau ambassadeur en Israël. A tous ces postes, M. Indyk va jouer un rôle majeur dans le processus de paix lancé à Oslo.
Egalement membre du Winep, M. Denis Ross participe lui aussi au processus. Collaborateur de premier plan du secrétaire d’Etat James Baker, M. Ross concourt à l’élaboration de la politique américaine au Proche-Orient dans le gouvernement Bush-1, puis il prend en charge l’organisation du processus de paix sous M. Clinton. Après avoir quitté l’administration, il prendra la direction du Winep.
Avant l’arrivée au pouvoir de M. Bush fils et les attentats du 11 septembre 2001, le Winep était proche des positions défendues par le Parti travailliste israélien et les généraux « modérés » du Jaffee Center for Strategic Studies de l’université de Tel-Aviv. Les faucons comme MM. Martin Kramer ou Daniel Pipes n’ont que rarement droit à la parole. Mais M. George W. Bush va installer au pouvoir une coterie d’extrémistes proches du Likoud et de think tanks ultraconservateurs comme l’American Enterprise Institute, le Project for a New American Century, le Jewish Institute for National Security Affairs (Jinsa) et le Center for Security Policy (CSP). Ainsi, le vice-président Richard Cheney, le sous-secrétaire à la sécurité internationale John Bolton et le sous-secrétaire à la défense Douglas Feith étaient tous trois conseillers auprès du Jinsa avant d’entrer dans l’administration de M. George W. Bush. Au total, vingt-deux membres du CSP intègrent les cénacles liés à la sécurité nationale américaine.
Le Winep n’avait que des liens limités avec ces institutions, même si ces liens impliquaient des personnalités de premier plan. Père idéologique de la guerre contre l’Irak et jusqu’à récemment président du Defense Policy Board, M. Richard Perle appartenait au Jinsa et au Winep. Son supérieur au Pentagone, le faucon Paul Wolfowitz, était également membre du Winep avant d’entrer dans l’administration Bush. Mais le Winep a conforté son influence à Washington en s’attachant les services de néoconservateurs de premier plan. Ancien analyste au Middle East Forum, M. Jonathan Schanzer est devenu membre honoraire du Winep. Le directeur du Middle East Forum n’est autre que M. Daniel Pipes, une des voix américaines les plus hostiles aux Arabes et aux musulmans. M. Pipes est également devenu analyste auprès du Winep. M. Max Abrahms, lui aussi membre honoraire et spécialisé dans les questions de sécurité israélienne, a collaboré à la National Review Online, organe inféodé aux néoconservateurs. Spécialiste des questions de terrorisme et ancien analyste au FBI, M. Matthew Levitt écrit également dans la National Review Online, où il soutient publiquement les opérations de contre-terrorisme.
M. Joshua Muravchik, un autre chercheur attaché au Winep, travaille également pour l’American Enterprise Institute (AEI), chasse gardée de M. Richard Perle. Une « analyse » formulée par M. Michael Ledeen, également membre de l’AEI, met bien en lumière l’idéologie de cette institution : « A peu près tous les dix ans, les Etats-Unis doivent choisir un petit pays merdique et l’aplatir, afin que le reste du monde comprenne bien que nous ne sommes pas des rigolos [6]. »
Le rejet affiché de la « feuille de route » établie par le Quartet traduit assez clairement la conversion du Winep aux idées du Likoud. M. Robert Satloff a affirmé son opposition à cette initiative qui, selon lui, s’appuie sur « un parallélisme aussi artificiel qu’insultant entre la conduite des Israéliens et celle des Palestiniens ». Pour Joshua Muravchik, une telle position constitue l’analyse « la plus pénétrante » des failles de ce document [7]. Ancien diplomate, M. Dennis Ross formule sa critique de manière plus contournée, mais il estime également que « la « feuille de route » » réclame trop peu d’efforts de la part des chefs arabes [8] ».
Durcissement depuis le 11 septembre
Cette dérive droitière fait écho à celle de l’élite politique et militaire israélienne. En effet, depuis le début de la seconde Intifada, la position pro-israélienne « modérée » à laquelle se rattachait le Winep a été repoussée aux marges du discours politique en Israël. Ce mouvement général est également en phase avec le sentiment anti-arabe et anti-musulman qui a envahi la société américaine depuis le 11 septembre. Un tel repositionnement idéologique permet au Winep d’avoir un accès privilégié au premier cercle de l’administration de George W. Bush, malgré une présence qui, au total, semble moins forte que sous les administrations Bush-1 et Clinton.
Les critiques formulées par le Winep à l’encontre de la « feuille de route » peuvent sembler placer l’organisation en porte-à-faux avec le gouvernement américain, mais il n’en est rien. Peu d’observateurs sérieux estiment que la « feuille de route » produira des résultats durables. Et la critique formulée par le Winep – qui juge cette initiative « pro-arabe » - permettra d’imputer son échec aux Palestiniens. Tout comme le président Clinton a fait porter à M. Yasser Arafat l’entière responsabilité du fiasco de Camp David.
- Notes :
[1] : The Washington Post, 24 mars 1989.
[2] : Cf. Serge Halimi, « Le poids du lobby pro-israélien aux Etats-Unis », Le Monde diplomatique, août 1989.
[3] : Washington Institute for Near East Policy, Building for Peace : An American Strategy for the Middle East, Washington, D.C., 1988.
[4] : Cf. The New York Times, 27 janvier 1993.
[5] : Martin Indyk, « The implications for U.S. policy », in Islam and the U.S. : Challenges for the Nineties, Washington Institute for Near East Policy, Washington DC, 27 avril 1992, p. 87.
[6] : Jonah Goldberg, « Baghdad delenda est, part two », National Review Online, April 23, 2002.
http://www.nationalreview.com/goldberg/goldberg042302.asp
[7] : Joshua Muravchik, « The roadmap to nowhere : do we really need another doomed Mideast peace process ? » The Israel Report, avril 2003. 
[8] : Dennis Ross, « Through street or cul-de-sac ? Assessing the latest quartet roadmap », Peacewatch, n° 408, 24 décembre 2002.

                                               
11. Gros risques pour les immigrés roumains clandestins en Israël par Nick Thorpe
on BBC News (
http://news.bbc.co.uk) du lundi 30 juin 2003
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

Roumanie - Soudain, Ioan Lupascu qui me raconte, dans son appartement d’une banlieue de Bucarest, son voyage de retour d’Israël en Roumanie, il y a pourtant sept ans de cela, éclate en sanglots. Des plus de 10 000 $ qu’on lui devait, salaire d’une année passée sur les chantiers de construction, on ne lui a remis que 1 040 $. Il n’avait pas mangé depuis plusieurs jours, si bien qu’il avait dû dépenser 40 $ pour acheter de la nourriture à l’aéroport.
La police a confisqué cet argent. Les billets en dollars étaient faux. Des dizaines de milliers d’Est Européens, en particulier des Roumains, ont travaillé en Israël durant la décennie écoulée.
On avait besoin d’eux en raison de la détérioration de la situation sécuritaire, les Israéliens ayant le sentiment qu’ils ne pouvaient plus faire confiance aux Palestiniens qui avaient travaillé chez eux jusqu’alors. Les travailleurs étrangers avaient, et ont encore, une vie très dure. La plupart doivent payer des intermédiaires pour avoir une chance d’aller travailler en Israël, pour commencer. Une fois sur place, leurs employeurs leur confisquent bien souvent leur passeport.
Vain espoir
D’après le récit de Ioan, on ne leur donne que de l’argent de poche, et on leur dit que leur salaire est déposé en sécurité sur un compte en banque à leur nom. Lorsque leur contrat prend fin, on les renvoie dans leur pays, avec seulement une partie de l’argent qu’on leur doit. « J’ai honte de ce que mes concitoyens israéliens font », me dit Giaro Iahr, ex-président de l’Association des Entrepreneurs israéliens. Depuis sept ans, Ioan Lupascu envoie lettre sur lettre aux autorités tant roumaines qu’israéliennes, en vain, jusqu’ici.
J’ai montré son témoignage écrit, détaillant chaque heure travaillée en Israël, à Giaro Iahr, ex-président de l’Association des entrepreneurs israéliens en Roumanie. « Chaque mot de ce document est exact », m’a-t-il dit. « Je suis très malheureux devant ce qui s’est passé. Ils ont été exploités au maximum. J’ai honte du comportement de mes concitoyens (israéliens). »
M. Iahr a aidé un petit nombre de Roumains à obtenir des assurances sociales israéliennes le versement des salaires qui leur étaient dus.
Sentiment d’impuissance
Comme la plupart de ces ouvriers travaillaient légalement, leurs employeurs versaient les contributions aux assurances sociales pour eux – même s’ils ne leur ont jamais versé leur salaire. C’est pourquoi l’Etat israélien a pu les aider un peu, explique Iahr. La seule chose qui pourrait faire avancer les choses serait que les travailleurs bernés trouvent un avocat.
Razvan Crica, un responsable du ministère roumain du Travail, dit que ces hommes ne seront pas payés, à moins que leur gouvernement ne les soutienne. La pratique d’exploiter les travailleurs était tellement répandue, dit-il, que des procès pourraient être intentés tant à leurs anciens employeurs qu’à l’Etat d’Israël.
Au ministère roumain du Travail, le secrétaire d’Etat Razvan Cirica fait un geste d’impuissance : comme celui de Iahr, des milliers de cas semblables s’entassent sur son bureau depuis des années. Mais il dit que, lui non plus, il ne peut rien faire.
« Nous avons essayé de conclure un accord bilatéral avec Israël : impossible ! » dit-il. « Nous ne pouvons pas exercer une pression plus forte que celle-là. La seule chose qui pourrait faire avancer les choses, ce serait que les travailleurs concernés trouvent un avocat. »
Emprisonné
Et la même histoire de se répéter, indéfiniment, personne ne voulant assumer ses responsabilités. Certains blâment la naïveté des Roumains – certains hommes ont été trompés plusieurs fois de suite, par différents employeurs, espérant à chaque fois qu’ils seraient plus chanceux.
Pour ajouter à leur misère, plusieurs ouvriers ont été tués et blessés au cours d’attentats suicides. Et ils sont nombreux, aujourd’hui, dans les prisons israéliennes, à avoir été arrêtés lors de rafles effectuées contre les travailleurs étrangers sans papiers.
Giaro Iahr estime que ce sont entre 50 et 60 millions de dollars qui sont dus à des travailleurs roumains par leurs employeurs israéliens indélicats.
La seule lueur d’espoir vient de voisins d’Europe orientale. Plus de 200 Bulgares, en effet, faisant état de ce genre de traitement, ont décidé de mener une action en justice contre une entreprise israélienne du bâtiment.
                                           
12. La négociation sur le droit au retour ne sera pas pour cette fois. La direction palestinienne fait de la question des prisonniers une priorité en vue du rétablissement de la confiance entre les deux partenaires et la reprise du processus de paix par Dany Rubinstein
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du dimanche 22 juin 2003, repris par Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du lundi 23 juin 2003
[traduit de l'arabe par Marcel Charbonnier]

« Nous ne réitérerons pas l’erreur d’Oslo, et nous exigerons, cette fois, l’élargissement de tous les détenus palestiniens emprisonnés pour des raisons « sécuritaires » », a déclaré le ministre chargé des prisonniers, Hisham Abdar-Râziq. La plupart des dirigeants palestiniens partagent son avis et les citoyens Palestiniens exigent dès maintenant, dans le cadre des efforts déployés en vue d’une trêve, que les prisonniers soient libérés. Hisham Abdar-Râziq a déclaré que les Palestiniens exigeront la libération de tous les prisonniers incarcérés en Israël, sans exception, dans le cadre de la mise en application de la « feuille de route ».
Il y a aujourd’hui en Israël 7 000 prisonniers « sécuritaires », d’après une évaluation palestinienne, dont 53 % appartiennent au Fath, 38 % au Hamâs et au Jihâd islamique et aux mouvements de résistance de gauche. La majorité se trouvent dans des bâtiments appartenant à l’armée israélienne et à la Régie des prisons (approximativement par moitié). Une minorité d’entre eux se trouvent dans des centres d’enquête (lire : d’interrogatoire, ndt) appartenant au Shabak (service de renseignement israélien) et à la police. 1 300 sont des prisonniers « administratifs » (qui n’ont donc fait l’objet d’aucune procédure judiciaire). Mentionnons que se trouvent dans les prisons israéliennes également 72 femmes palestiniennes « sécuritaires » et 200 adolescents de moins de dix-huit ans. Le prisonnier le plus célèbre est Marwan al-Barghûthî, membre du Conseil législatif palestinien, et personnalité éminente du Fatah. Al-Barghûthî jouit d’une grande popularité dans la « rue palestinienne », comme le montrent plusieurs sondages d’opinion, et il est considéré comme venant immédiatement après Arafat de ce point de vue, si bien que d’aucuns voient en lui son éventuel dauphin. Il est très actif, depuis la prison de Ramléh où il est détenu – via des émissaires – dans le renouement en cours du dialogue entre le Fatah et l’opposition palestinienne. La direction palestinienne est persuadée qu’il sera libéré prochainement, après des négociations récentes, à ce sujet, entre Sharon et le président égyptien Husny Mubârak. Les sources palestiniennes indiquent que Mubârak a promis à Sharon de libérer ‘Azzâm ‘Azzâm, un Israélien prisonnier en Egypte, en échange de sa libération.
On trouve aussi dans les prisons israéliennes d’autres prisonniers de haut rang, tel Husâm Khudr, membre du Parlement palestinien originaire de Naplouse (plus précisément, du camp de réfugiés de Balâtah), très actif dans la question des réfugiés. Husâm Khudr exprime depuis des années des positions opposées à la direction de l’Autorité palestinienne, bien qu’il appartienne au mouvement Fath. Actuellement, il est en prison « administrative » dans un commissariat de police israélien. On trouve également parmi les personnalités Abdar-Rahîm Mallûh, membre de la Commission exécutive de l’OLP, au titre du Front Populaire (de Libération de la Palestine), en détention administrative dans la prison de Meggido. Autre prisonnier éminent, Hasan Yûsuf, de Ramallah, du mouvement Hamâs, emprisonné (sous la tente) à la prison de Uhlî Kedar, à Bershéva (Bi’r Sab’).
Hishâm Abdar-Râziq, ministre du gouvernement palestinien, précise que la position palestinienne officielle ne fait pas de distinguo entre les prisonniers et ne tient aucun compte de leur obédience partisane. Il considère que la priorité doit être d’obtenir la libération des prisonniers de longue date. Il s’agit de près de 450 prisonniers, emprisonnés en Israël antérieurement à 1994, avant la conclusion de l’accord d’Oslo et la création de l’Autorité palestinienne. Par le passé, de nombreuses négociations ont eu lieu entre Israël et les Palestiniens en vue de la libération des prisonniers, mais la décision était restée, en fin de compte, entre les mains des gouvernements israéliens successifs, et ce sont ces gouvernements qui avaient le dernier mot quant au choix des prisonniers susceptibles d’être libérés. « Cela ne se passera pas de la même manière, cette fois-ci ! » a promis Hishâm Abdar-Râziq, qui a expliqué que « la libération des prisonniers ne se fera qu’en complète coordination avec nous (les Palestiniens) ».
Une grande émotion accompagnée d’agitation est palpable, depuis quelques jours, dans les territoires palestiniens, à l’occasion de la libération du plus ancien prisonnier palestinien : Muhammad Abû Jabbârah, connu sous le sobriquet d’Abûs-Sukkar. Abûs-Sukkar appartient au Fath, et il a croupi en prison durant 27 années ! Voici quinze jours, il a été libéré après une négociation entre Sharon et Abû Mâzin, et avec lui a été libéré Taysîr Khâlid, membre de l’OLP au titre du Front Démocratique, retenu depuis plusieurs mois en tant que « prisonnier administratif ». Des fêtes de bienvenue ont été organisées en l’honneur d’Abûs-Sukkar, véritable héros national (originaire de Tormos’aya, localité située près de Ramallah, au nord). ‘Îsâ Qarâqi’, de l’Amicale des Prisonniers palestiniens (!), considère que les prisonniers sont « des jeunes gars dont le seul tort est de ne pas avoir su s’adapter à la vie sous occupation ». A la fin de la semaine dernière, il a publié un article illustré de photos afin de souhaiter la bienvenue à Abûs-Sukkar, article dans lequel il a décrit l’arrivée du prisonnier libéré à Ramallah, après vingt sept années d’éloignement forcé passées en prison, et découvrant une réalité nouvelle, étrange pour lui, peuplée de colonies, de routes de contournement et de barrages routiers, avec ses concitoyens palestiniens cloîtrés chez eux, pratiquement, et ne sortant que pour se rendre d’un enterrement à l’autre… La semaine dernière, c’est Ziyâd Abû ‘Ayn, dirigeant du Fath à Ramallah, qui a été libéré, après 14 mois d’emprisonnement. Abû ‘Ayn dit que la vie en prison est dure, les conditions de captivité étant très sévères, mais le pire, pour lui, c’est l’interdiction faite aux familles de Cisjordanie et de Gaza de rendre visite aux prisonniers pour des « raisons de sécurité ». Certains prisonniers n’ont pas vu leurs proches depuis un an et demi, voire plus. La maison d’Abû ‘Ayn est devenue la Mekke des visiteurs qui tenaient à venir le féliciter et à lui souhaiter bon retour parmi les siens, visiteurs parmi lesquels se trouvaient des ministres du gouvernement Abû Mâzin, particulièrement préoccupés par le sort des prisonniers, plus en tout cas que par le passé. Un activiste du Fath, à Ramallah, dit qu’Arafat est pratiquement au chômage, actuellement, et que tout ce qu’il pouvait faire, c’était régler certaines questions organisationnelles, au premier rang desquelles le sort des prisonniers. « Qui sait, peut-être pensait-il que faire libérer les prisonniers lui porterait chance et aboutirait à ce qu’il soit libéré, lui aussi, de sa prison de la Muqâta’ah ? » me dit un journaliste de Jérusalem Est. Tous les membres de la direction palestinienne sont unanimes à dire qu’il ne sera pas possible de parvenir à un quelconque accord avec Israël tant que la plupart des prisonniers n’auront pas été libérés, car seule une mesure de cette nature pourrait donner à la population palestinienne une preuve tangible du progrès accompli par les deux protagonistes d’une situation de guerre vers une situation nouvelle – un processus de paix. Après l’accord d’Oslo, la majorité des prisonniers palestiniens étaient restés en prison, et cette triste réalité fut, de l’avis de beaucoup d’habitants des territoires, l’une des causes de la perte de confiance dans le processus de paix et, finalement, de son échec.
                                                                     
13. Discours de Colin Powell devant l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee)
in The Guardian (quotidien britannique) du lundi 31 mars 2003
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

Le Secrétaire d’Etat américain a prononcé ce discours à l’occasion de la réunion de la conférence politique annuelle de l’AIPAC [L'American Israel Public Affairs Committee est le lobby pro-israélien stricto sensus et est inscrit en tant que tel auprès du Sénat et de la Chambre des représentants aux Etats-Unis, ndlr du PiP], hier (30 mars) à Washington.
Il y a tellement, tellement de personnes, ici, ce soir, qui sont mes amis. Je ne vous vois pas tous, mais il y a quand même un très cher ami que je peux voir et reconnaître : et cet ami très cher, c’est Shimon Pérès. Je suis très heureux de partager cette tribune, ce soir, avec mon nouveau collègue israélien, le ministre des Affaires étrangères Silvan Shalom. Ce ministre est une incarnation de la vraie ‘success story’ à l’israélienne. Il s’est illustré de tellement de manières – en tant que journaliste, en tant que directeur général de la Compagnie d’électricité d’Israël, en tant que parlementaire membre de la Knesset, et en tant que ministre des finances.
Et voilà qu’aujourd’hui il apporte ses multiples talents et sa riche expérience au ministère des Affaires étrangères, dans une période cruciale dans l’existence de l’Etat d’Israël. Aussi, Monsieur le Ministre, je vous félicite à nouveau pour votre nomination, et je ne puis vous dire à quel point je suis impatient de travailler avec vous, Monsieur. Félicitations !
Chers amis, nous sommes tous réunis ici ce soir par un profond engagement en faveur de la sécurité, de la prospérité et de la liberté d’Israël, ainsi que des relations les plus fortes possible entre Israël et les Etats-Unis.
L’Aipac a été créée il y a un demi-siècle, afin d’aider le jeune Etat d’Israël a faire face aux défis de l’indépendance. Depuis lors, l’Aipac et ses membres ont travaillé infatigablement et efficacement dans l’intérêt d’Israël. Vous bénéficiez d’une réputation mondiale en tant qu’organisation de ce type parmi les plus efficaces dans le monde.
En même temps, il y a une autre chose qui remonte à loin dans le temps et qui ne faiblit pas, et cette chose, c’est l’engagement des Etats-Unis vis-à-vis d’Israël. Cet engagement remonte à la fondation d’Israël. Dès le moment même où Harry Truman a pris cette décision historique, en temps de guerre comme en temps de paix, les Etats-Unis se sont tenus fièrement aux côtés d’Israël. Nos deux nations et nos deux peuples sont liés ensemble par nos valeurs et nos traditions démocratiques communes. Ainsi, cela dure depuis plus de cinquante ans. Ainsi en sera-t-il pour l’éternité.
Alors que nous nous rencontrons ici, ce soir, nos pensées ne peuvent faire à moins qu’aller vers les courageux jeunes hommes et femmes des Etats-Unis, de Grande-Bretagne, d’Australie et d’autres pays partenaires de la coalition, qui risquent leur vie sur le front afin de libérer l’Irak de la tyrannie de Saddam Hussein. Ils servent leurs nations et ils servent l’humanité, afin de libérer le Moyen-Orient et le monde de la menace posée par les armes de destruction massive de Saddam Hussein. [Le sucre en poudre brandi à l’Onu ? Ndt]
La guerre, l’épreuve de force, n’était pas notre premier choix. Nous avons laissé à la diplomatie jusqu’à sa dernière chance. Nous avons travaillé durement afin de soumettre au vote la résolution 1441 du Conseil de sécurité de l’Onu, qui donnait à Saddam Hussein une dernière chance afin de désarmer pacifiquement, mais il était très clair, également, dans cette résolution, adoptée par un vote à 15 contre zéro, que s’il ne saisissait pas cette dernière chance, cette fois-ci, s’il n’obtempérait pas, des conséquences sérieuses s’ensuivraient. C’est ce qu’elles sont en train de faire, aujourd’hui.
Ainsi, nous l’avons averti que nous mettions sur pied une force militaire massive, à ses frontières, afin de bien montrer que cette fois-ci, la communauté internationale ne jouait plus. Mais Husseïn méprisa cette dernière chance, et – après douze années de défis et de tromperies de la part de l’Irak – nous ne pouvions attendre davantage. Il n’a pas obtempéré. Il n’a pas coopéré. Et le problème, c’était bien qu’il obtempérât, et non je ne sais quel trop quel supplémentaire accordé aux inspections ou un nombre supplémentaire d’inspecteurs.
Nous devrions être extrêmement fiers qu’il y ait eu des dirigeants courageux et audacieux, tels George Bush et Tony Blair, ainsi que le président Aznar et le premier ministre Berlusconi, le premier ministre Howard (Australie, ndt), et de nombreux autres. Quarante-neuf nations sont ouvertement associées à cette coalition volontaire, toutes sont dirigées par des leaders qui doivent ramer à contre sens de leur opinion publique, parce que, naturellement, personne ne veut la guerre. Tout le monde aimerait bien éviter la guerre. Nous avons tout, absolument tout fait, afin d’éviter la guerre. Mais ces quarante neuf nations et leurs dirigeants se sont réunies et ont décidé que le monde devait être débarrassé de ces armes de destruction massive.
Qu’il n’y ait aucun doute quant à l’issue. Nous allons écarter Saddam et son régime du pouvoir. Nous allons libérer l’Irak. Nous allons enlever l’ombre que font peser les terribles armes de Saddam sur Israël et le Moyen-Orient, et nous allons les arracher des mains des terroristes qui pourraient en menacer l’ensemble du monde civilisé.
Je sais que tous, ici, vous êtes aussi fiers que je le suis moi-même de ces hommes et de ces femmes sous l’uniforme qui rendent possible notre succès. Vous les voyez tous les soirs à la télévision. Tous sont volontaires. Tous sont déterminés à servir.
Nous pensons aussi aux hommes et aux femmes qui passent cette soirée en étant prisonniers de guerre. Nous tenons le régime irakien responsable de la façon dont ils sont traités et de leur sécurité, jusqu’à ce que nous soyons en mesure de les ramener chez eux. Et c’est une certitude : nous les ramènerons à la maison !
Nos pensées et nos prières s’adressent aussi ce soir aux familles de ces héros américains et britanniques qui ont fait le sacrifice de leur vie. Ils ne seront pas oubliés. Et la meilleure façon dont nous puissions rendre hommage à leur sacrifice et à leur loyauté, c’est de poursuivre le combat jusqu’à la victoire. Et nous vaincrons !
Vous voyez beaucoup de choses, à la télévision, vous lisez beaucoup de choses, dans les journaux, sur le déroulement de cette guerre. Des commentaires provenant de toutes les directions. Permettez-moi simplement de vous dire ceci : cette guerre a commencé il y a tout juste dix ou onze jours. Bagdad est en train d’être encerclée progressivement. Des poches de résistance sont en train d’être isolées. Les champs pétrolifères sont sécurisés, l’aide humanitaire commence à couler à flots. J’ai une confiance absolue dans le plan stratégique et dans le général Franks ainsi que dans les autres responsables qui mènent ce plan à bien.
Mais vaincre signifie autre chose que simplement écarter Saddam Hussein du pouvoir. Cela signifie aussi redonner espoir et un futur meilleur à vingt quatre millions d’Irakiens, après des décennies d’oppression et de gabegie.
Nous commençons déjà à aider les Irakiens qui en ont besoin. Nous apportons de l’eau aux populations assoiffées. Nous éliminons les mines posées par Saddam dans les ports afin de pouvoir y envoyer des bateaux chargés de médicaments et de nourriture afin de les distribuer aux malades et à ceux qui ont faim.
Les ayant libérés, nous travaillerons avec les Irakiens, nous les aiderons à créer un pays pacifique, démocratique et unifié, vivant en paix avec ses voisins. Nous les aiderons à édifier une nation qui utilise ses vastes ressources pétrolières afin d’améliorer la vie des mères et des enfants, et non pas pour développer des armes terrifiantes ou pour parsemer la campagne de palais somptueux.
Tandis que nous nous occupons de Saddam Hussein, nous ne devons pas oublier le fardeau que le conflit avec l’Irak a fait peser sur les épaules de nos amis israéliens. Je suis très heureux que le président Bush ait inclus dans son budget additionnel la demande qui vient d’être soumise au Congrès d’accorder un milliard de dollars d’aide à l’étranger, sous  forme de financements en équipement militaire, afin d’aider Israël à renforcer ses défenses militaires et civiles.
Et cela, ce n’est que le hors-d'œuvre. Le président demande également au Congrès 9 milliards de prêts garantis pour Israël. Ces garanties de prêts aideront Israël à faire face aux charges économiques découlant du conflit, et elles aideront Israël à mener à bien les réformes économiques et budgétaires drastiques dont il a besoin afin de remettre son économie sur les rails. J’espère que le Congrès, avec votre encouragement [ ! ndt] validera très rapidement cette requête présidentielle.
Vous savez, même au moment où nous débarrassons le monde de la menace irakienne et où nous faisons face à cette crise, nous continuons à œuvrer afin de relever les autres défis auxquels nous sommes confrontés à l’aube de ce nouveau siècle.
Il y a un peu plus d’un an et demi, les lâches attentats du 11 septembre se produisaient, et un an et demi après, nous sommes encore en guerre contre le terrorisme. En Afghanistan, la lutte continue afin de détruire les derniers vestiges d’Al-Qaida et des Taliban. C’est un pays encore dangereux. Hier encore, nous y avons perdu deux hommes.
Cette guerre n’est pas oubliée. Nous resterons engagés en Afghanistan. Nos deux soldats n’ont pas été tués alors qu’ils recherchaient l’engagement, ils ont été tués dans une embuscade alors qu’ils étaient en train d’inspecter une école et un hôpital, construits tous deux grâce à des financements américains. Nous pleurons leur mort et nos pensées accompagnent leurs familles.
Mais nous avons accompli tellement de choses en Afghanistan, depuis un an et demi. Nous avons mis sur pied un nouveau gouvernement, un gouvernement qui est engagé à faire respecter les droits de toutes ses populations, un gouvernement qui remet les femmes au travail et qui en nomme à des postes de responsabilité en son sein.
Ainsi, beaucoup de choses excellentes se poursuivent, en Afghanistan, ainsi que dans d’autres parties du monde, et nous travaillons d’arrache-pied à cette campagne d’éradication du terrorisme. Conjointement aux Kurdes du nord de l’Irak, nous faisons sortir les amis d’Al-Qaida, les terroristes d’Ansar al-Islam, de leurs repaires.
Qu’aucun doute ne subsiste. Nous allons pourchasser Al-Qaida partout dans le monde, nous travaillons avec les membres de la coalition afin de débusquer les terroristes, de briser leurs réseaux et de trouver leurs sources de financement.
Chaque jour, un nouveau terroriste et arrêté et confronté à la justice. Il n’y aura pas de répit, d’entracte, jusqu’à ce que les terroristes soient vaincus. Nous n’oublierons jamais ce qu’on nous a fait, le 11 septembre 2001, et nous ferons tout le nécessaire afin de vaincre les responsables.
Dans le cadre de notre stratégie globale dans le combat contre le terrorisme et la  manière de traiter des pays qui ne suivent pas des modes de comportement acceptables, nous demandons à ces Etats des comportements plus responsables, en particulier dans la région (du Moyen-Orient).
Le temps est venu, pour la communauté internationale toute entière, de se lever et d’exiger que l’Iran mette un terme à son soutien aux terroristes, dont des groupes violemment opposés à Israël et au processus de paix au Moyen-Orient. Téhéran doit cesser de chercher à se procurer des armes de destruction massive et les moyens balistiques permettant de les utiliser. De plus, nous continuerons à soutenir les aspirations du peuple iranien à l’amélioration de son niveau de vie et à vivre en paix et en sécurité avec ses voisins.
La Syrie, elle aussi, est confrontée à un choix crucial. Elle peut continuer à soutenir directement les groupes terroristes et le régime agonisant de Saddam Hussein, ou bien elle peut s’engager dans une voie différente et beaucoup plus prometteuse. Quelle que soit son option, la Syrie devra assumer la responsabilité de ses choix, et leurs conséquences.
Bien sûr, il y a des problèmes et des réalités parfois décourageantes. Nous vivons des temps difficiles, éprouvants. Mais je suis un éternel optimiste. Et en pensant aux défis que nous devons relever, à ces crises, j’essaie aussi de prendre chaque jour le temps de penser aux opportunités croissantes que nous constatons partout dans le monde d’apporter la liberté et de nouveaux espoirs aux hommes, aux femmes et aux enfants, sur tous les continents.
L’expansion des libertés démocratiques et économiques, combinée à des avances technologiques à vous couper le souffle, ouvre des opportunités sans précédent d’extraire des millions de personne de la misère – d’aider des gens à construire un toit pour se protéger, à obtenir une nourriture saine à mettre sur leur table, et d’offrir de l’eau propre à leurs lèvres desséchées par la soif.
Il y a un an, tout juste, le président Bush a vu qu’il fallait aller de l’avant, grâce à une initiative nouvelle et audacieuse, et capitaliser sur ces opportunités afin de rallumer l’espoir dans le cœur des hommes. Il a appelé cette initiative le Fonds du Défi du nouveau Millénaire : il s’agit du projet le plus exaltant que nous ayons jamais eu en matière d’aide à l’étranger, depuis bien des années.
Ce projet investira des fonds américains importants dans des pays qui s’engagent sérieusement sur la voie de la démocratie, de la bonne gouvernance, du pari sur les hommes et de la garantie des libertés économiques – ces pays pourront utiliser nos aides pour stimuler leur croissance économique et attirer non pas encore des aides, mais bien des investissements tellement nécessaires à ces pays engagés dans la voie de la prospérité.
Les opportunités qui nous sont offertes sont tellement nombreuses, depuis la fin de la guerre froide – les relations avec la Russie et la Chine sont telles qu’on n’aurait pas même pu les rêver, voici une douzaine ou une quinzaine d’années – nous avons l’opportunité de nous rassembler et d’éliminer ce qui est sans doute une des plus grandes plaies qui affectent notre planète, le Sida, qui tue des millions d’hommes et de femmes chaque année dans le monde.
(…) Notre monde est fait d’un mélange de défis et d’opportunités, anciennes et nouvelles. Mais aucun défi, aucune opportunité, n’est plus important, plus urgent, que la recherche d’une solution au conflit entre Israël et les Palestiniens.
Israël vit des temps difficiles. Les familles doivent vivre avec la réalité qui veut qu’un kamikaze puisse dévaster leur vie. Il y a quelques heures seulement, les terroristes ont frappé à nouveau, à Netanya. Nous condamnons ce lâche attentat et nous prions pour les victimes et leurs familles.
Le terrorisme incessant et l’instabilité ont un effet terrible sur l’économie israélienne. Le tourisme et les investissements sont au plus bas. Les travailleurs sont inquiets pour leur emploi. Les jeunes sont de plus en plus préoccupés par leur vie active à venir.
Le peuple israélien fait face. Comme toujours. C’est ce qu’il a toujours fait. Mais les Israéliens ne devraient pas simplement s’en sortir, pas seulement survivre ; ils doivent prospérer. Et avec notre aide, c’est ce qu’ils feront.
Nous tous, ici, nous sommes en train de travailler ce soir et de prier pour le jour où les Israéliens pourront sortir le soir, se distraire et profiter de leur soirée sans avoir à regarder autour d’eux dans l’anxiété. Nous sommes tous en train d’œuvrer pour le jour où les parents israéliens pourront envoyer leurs enfants à l’école sans peur, où ils pourront voyager sans trembler, où ils pourront goûter les fruits de leur labeur et d’une économie en pleine expansion.
Nous savons tous que la solution à ces difficultés, c’est la paix. C’est pourquoi nous travaillons d’arrache-pied afin de mettre un terme au conflit tragique entre Israël et les Palestiniens, qui a causé tant de souffrances aux deux peuples.
Nous ne sommes pas naïfs. Nous savons que réaliser cet espoir sera difficile, en particulier après les terribles violences et souffrances de ces dernières années. La paix demandera du courage et des choix difficiles tant à Israël qu’aux Palestiniens et aux voisins d’Israël.
Il est un fait qui ne trompe pas. La vision du président requiert la fin du recours à la violence et au terrorisme comme outil politique. Il n’y a pas d’autre solution. Le terrorisme doit prendre fin.
La vision présidentielle impartit des obligations très claires aux Palestiniens. L’Etat palestinien doit être fondé sur une direction et des institutions réformées qui mettent un terme à la terreur. Le gouvernement palestinien doit être transparent et rendre des comptes au peuple. Par-dessus tout, l’Etat palestinien doit être un vrai partenaire de paix pour Israël.
Israël a, lui aussi, des obligations très claires. Il doit prendre des mesures permettant d’alléger les souffrances des Palestiniens et de diminuer les humiliations de la vie sous occupation. Israël doit également contribuer à semer l’espoir dans les cœurs des Palestiniens en les aidant à reconstruire l’économie dévastée de la Cisjordanie et de Gaza.
La colonisation est tout simplement incompatible avec la vision à deux Etats du président Bush. Comme le président l’a dit, « au fur et à mesure que des progrès seront réalisés dans la direction de la paix, la colonisation dans les Territoires occupés devra prendre fin. »
Aujourd’hui, nous avons atteint un moment d’espoir, des progrès étant de nouveau possibles. Israël a procédé à des élections, et formé un nouveau gouvernement. Le Conseil législatif palestinien a institué la fonction de Premier ministre aux côtés de l’Autorité palestinienne. Telle qu’elle est rédigée et telle qu’elle a été adoptée, cette loi constitutionnelle donne au Premier ministre palestinien un pouvoir et une autorité réels, et garantit sa responsabilité directe devant la législature qui l’a désigné.
Il y a eu un débat vigoureux, chez les Palestiniens, autour de cette avancée, mais finalement, le Conseil législatif palestinien a répondu clairement aux appels à la liberté venus du peuple palestinien lui-même. Nous observerons très attentivement la situation afin de voir de quelle manière le nouveau Premier ministre palestinien exercera son autorité, tellement importante pour les espoirs des Palestiniens en un avenir meilleur.
Quand le nouveau Premier ministre palestinien aura été confirmé dans ses fonctions, nous présenterons aux deux parties la « feuille de route » que nous avons mise au point afin de faire redémarrer l’avancée vers la paix.
La vision présentée par le président le 24 juin a marqué le début de ce qui doit être une avancée continue et déterminée vers la paix. La « feuille de route » que nous avons mise au point en étroite coordination avec les parties au conflit, nos amis dans la région, et nos partenaires du Quartet – Russie, Union européenne et Onu – tracent la voie de cette avancée ainsi que les engagements mutuels auxquels les deux parties doivent se tenir si nous voulons atteindre un jour notre destination commune.
Cette feuille de route n’est pas un oukaze, ce n’est pas un traité. Il s’agit d’une description des mesures générales qu’Israël et les Palestiniens doivent prendre, à notre sens, afin de faire de la vision d’espoir du président Bush et de la paix à laquelle nous aspirons tous une réalité
Israël et les Palestiniens doivent avancer ensemble sur la voie de la paix, si l’un et les autres veulent arriver à la destination désirée. La feuille de route propose un cheminement aux deux parties leur permettant de reformuler l’engagement mutuel entre eux que leur cheminement commun requiert.
Tandis que nous avançons, nous ne devons pas perdre de vue la raison pour laquelle nous le faisons. Si nous travaillons si intensément à la paix, c’est parce que le conflit israélo-palestinien a déjà causé la perte de beaucoup trop de vies humaines – des Juifs, des musulmans et des chrétiens – et qu’il a ruiné la vie de beaucoup d’autres personnes encore. Nous devons trouver le moyen de faire en sorte que les enfants israéliens et les enfants palestiniens puissent grandir dans la paix et dans la dignité et vivre dans le respect mutuel. Nous devons nous engager à nouveau à créer un futur meilleur pour des hommes, des femmes, des enfants (qui y ont droit), sans oublier les générations à venir.
Au Moyen-Orient, cet espoir dépend de la sécurité. Et la sécurité d’Israël requiert, en dernière analyse, une paix réelle et durable avec ses voisins. Telle est la réalité qui a dicté cette feuille de route.
Mes amis, du premier jour jusqu’à aujourd’hui, l’Amérique a toujours été totalement engagée dans la garantie de la sécurité et du bien-être d’Israël. C’est aussi le cas de l’Aipac. Dans les temps heureux et dans les temps d’épreuve, Israël a toujours pu compter sur ses amis. Les Etats-Unis et l’Aipac ont toujours répondu présent. Et nous continuerons toujours à le faire. Je vous remercie.
                                       
14. Si un avion d’El Al… par Lucien Bitterlin
in France-Pays Arabes du mois de mars 2003
(C’était il y a trente ans, en mars 1973 dans "France-Pays Arabes".)
Le 22 février 1973, un avion civil libyen piloté par un Français, transportant une centaine de passagers dont 16 enfants et 6 femmes, a été abattu par des chasseurs israéliens, alors qu’il était en difficulté, s’étant égaré au-dessus du Sinaï occupé par Israël.
Que dire de plus, les mots sont-ils nécessaires devant une telle abomination. Le conflit du Moyen-Orient justifie-t-il un tel acte ?
On aurait voulu entendre une réprobation universelle, unanime. On aurait aimé lire des phrases comme celles-ci : « L’horrible a été dépassé, la démence meurtrière n’a plus de bornes. Exigeons qu’une fois pour toutes, tous les pays civilisés mettent hors d’état de nuire ceux qui se sont mis eux-mêmes au ban de la conscience humaine. » Ainsi s’exprimait en septembre dernier, après Munich, le Conseil représentatif des Institutions juives de France. « Attaque horrible », « abominable carnage », « acte de terroristes criminels », « attaque lâche et odieuse », « piraterie caractérisée indigne de notre civilisation », tels étaient alors les propos le plus souvent entendus.
Même si certains organes de presse ont désapprouvé ou ont été chagrinés par le crime du 22 février, la grande majorité de ceux dont on attendait une véritable condamnation politique d’Israël se sont bornés à lui trouver des excuses.
Pourtant on oublie que ce territoire survolé par erreur appartient à l’Egypte et que depuis 1967 les Nations unies n’ont cessé de blâmer Israël pour son occupation par la force. La résolution 242 demande pourtant bien, depuis plus de cinq ans, le retrait des troupes israéliennes du Sinaï !
Toutes les excuses sont bonnes depuis que l’avion a été abattu et ses passagers tués. Tel Aviv cherche jour après jour des prétextes pour justifier son action : « On croyait qu’il s’agissait d’un appareil bourré d’explosifs, conduit par des kamikazes », comme si à quelques mètres, les pilotes israéliens n’avaient pu distinguer les passagers aux hublots ; « Le Boeing n’a pas répondu aux sommations » ; « Le pilote français était fautif parce qu’il n’avait qu’une licence pour les appareils à hélice » alors qu’il était instructeur sur Boeing ! Etc.
D’autres commentateurs ont à peine mentionné le fait, pour stigmatiser l’attitude du chef de l’Etat libyen, dont la « haine verbale » serait à l’origine de l’attentat (sic).
Un hebdomadaire à grand tirage, qui d’habitude n’hésite pas à montrer les photographies les plus horribles lorsqu’il s’agit du Vietnam ou d’exécutions sommaires en Afrique noire, n’a même pas mentionné cet acte criminel.
Par contre, on trouve normal que des manifestants sionistes, ce même 22 février, aient molesté des hôtesses des compagnies d’aviation irakienne et syrienne, dans le quartier de l’Opéra ; leur aient jeté des seaux de sang d’animaux (l’une d’entre elles, très commotionnée, a été emmenée à l’hôpital) parce que certains juifs seraient arrêtés à Bagdad et à Damas (alors que M. Poher avait refusé en 1972 que des membres de la Conférence pour la délivrance des juifs au Moyen-Orient se rendent sur place avec une délégation du MILAR pour juger de la véracité des faits).
« Les Israéliens ne savent pas s’arrêter », avait dit un jour le général de Gaulle à M. Louis Terrenoire. Le bon sens de l’opinion publique, ou la conscience universelle, ont jugé les pirates de l’air israéliens ! Malgré tout ce qui est fait pour minimiser ce crime inqualifiable, malgré les multiples interventions de l’ambassade d’Israël auprès des organes de presse, cette fois-ci, Tel Aviv est allé trop loin et ne pourra plus jamais faire oublier le crime du 22 février.
                                       
15. Israël : après comme avant par Louis-Jean Duclos
in France-Pays Arabes du mois de mars 2003

« A voté ! ». En bonne logique électorale, Israël, « seule démocratie du Proche-Orient » s’est choisi une représentation nationale à la ressemblance de son électorat. Un scrutin à la proportionnelle ne laisse subsister à cet égard le moindre doute. Le traitement de la question palestinienne ayant indiscutablement présidé au choix des citoyens, ceux-ci ont révélé crûment leur opinion sur le sujet.
Rapportés à la répartition des sièges obtenus, les résultats des élections du 28 janvier dernier indiquent que, de l’extrême droit au Likoud, en y incluant les « religieux », 69 % des Israéliens sont favorables à une annexion massive des territoires palestiniens occupés, ce pourcentage s’élevant même à plus de 81 % si on leur ajoute le Shinoui, formation ashkénaze populiste laïcisante dont le chef a la réputation d’être « raciste ». A leur suite 19 % ont opté pour un parti travailliste (grossi d’une petite formation syndicaliste) spécialiste de l’ambiguïté diplomatique mais obsédé de sécurité, partisan en dernier recours d’un « compromis territorial » unilatéral. Il ne reste plus que 12 % des électeurs ayant choisi le Meretz ou des députés arabes qui puissent être supposés prêts à discuter de bonne foi avec une autorité palestinienne authentique des modalités du retour à la légalité internationale : évacuation des territoires occupés, Jérusalem compris, démantèlement des colonies, ainsi que le règlement de la question cruciale des réfugiés (1948 et 1967).
Certes on pourra objecter qu’avec plus de 30 % d’abstentions, il existe une importante réserve d’opinion susceptible de rallier, le moment venu, un « camp de la paix ». Cette spéculation optimiste ne saurait l’emporter sur le constat qu’aujourd’hui, s’être abstenu revient à avoir choisi objectivement le camp du vainqueur présumé contre lequel on n’a pas voulu voter, plutôt que celui des libéraux auxquels ont a refusé sa voix.
Ainsi Ariel Sharon continue-t-il de présider au gouvernement d’Israël avec, cette fois-ci, une légitimité démocratique électorale renforcée. D’accord avec le compère américain, il a tout le loisir de poursuivre la colonisation, la répression meurtrière de la population occupée, et la destruction de toute représentation politique palestinienne librement élue. Plutôt que d’affronter celle-ci, il va s’employer à se choisir dans le camp palestinien des interlocuteurs de complaisance appelés à souscrire à son diktat : soit un « Etat » palestinien croupion, morcelé et surveillé, sur 30 % de la superficie de la Cisjordanie et de Gaza, Jérusalem capitale d’Israël pour l’éternité, les réfugiés à jamais refoulés à la charge de la « communauté internationale » et des pays d’accueil.
Le pire dans cette affaire ne serait-il pas qu’un « quartet » fantôme (Etats-Unis, Communauté Européenne, Russie, Nations unies) au sein duquel l’influence américaine est prépondérante accompagne ce scénario, multiplie les échéances et cautionne les faits accomplis ?
En réalité ce n’est pas la publication d’une « feuille de route » qu’interdit aujourd’hui le Premier ministre israélien qui est urgente. C’est plutôt de manifester à l’égard des manquements de l’Etat juif à la loi internationale et aux résolutions de l’Onu le dix millionième de la sévérité avec laquelle on traite l’Irak.
                               
16. Le lobby sioniste et la gauche : questions embarrassantes par Jeffrey Blankfort
in Left Curve N° 27 (revue canadienne) 1er semestre 2003
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

1991. Noam Chomsky vient de terminer une conférence à l’université de Berkeley sur le thème du conflit israélo-palestinien. Il répond aux questions de l’assistance. Un Américain d’origine arabe lui demande d’expliquer sa position sur l’influence du lobby israélien aux Etats-Unis.
Chomsky lui répond que la réputation de ce lobby est généralement exagérée et qu’à l’instar d’autres groupes de pression, il ne semble puissant que dans les cas où sa position correspond à celle des « élites » qui décident de la politique américaine, à Washington. Plus tôt, dans la même soirée, il avait affirmé qu’Israël recevait le soutien des Etats-Unis en retour des services rendus par ce pays en sa qualité de « flic de service » des Etats-Unis au Moyen-Orient.
La réponse de Chomsky suscite les applaudissements nourris d’une partie du public, visiblement satisfaite de voir les juifs américains absous de toute responsabilité dans l’oppression par Israël des Palestiniens, alors dans la quatrième année de leur première Intifada.
Ce qui est notable, c’est que l’explication donnée par Chomsky du soutien financier et politique accordé par les Etats-Unis à Israël depuis des décennies est partagée par ce que l’on désigne généralement par l’expression « lobby israélien », et pratiquement par personne d’autre.
Plutôt, pas tout à fait par « personne d’autre ». Parmi les rares mais néanmoins notables exceptions, il faut relever les majorités écrasantes tant du Congrès que des médias consensuels, et – ce qui est tout aussi notable – la quasi totalité de la gauche américaine, tant idéologique qu’idéaliste, y compris des organisations qui se montrent ostensiblement en première ligne du combat en faveur des droits des Palestiniens…
Le fait qu’il y ait une conjonction des esprit, à ce sujet, entre les partisans d’Israël et la gauche, peut contribuer à expliquer pourquoi le mouvement « pro-palestinien », aux Etats-Unis, est un flop retentissant.
La position de Chomsky sur le lobby sioniste s’est formée bien avant cette conférence à Berkeley. Dans le Triangle Fatal [The Fateful Triangle], ouvrage publié par Chomsky en 1983, il lui concédait déjà un maigre pouvoir.
Citation : « La « relation spéciale » (entre les USA et Israël, ndt) est souvent attribuée à des pressions politiques internes, et en particulier, à l’efficacité du lobbying de la communauté juive américaine dans le milieu politique et dans les médias. Bien que cela soit en partie vrai, cette affirmation sous-estime l’ampleur du soutien américain à Israël, tout en exagérant le rôle que des groupes politiques de pression sont supposés jouer dans le processus de prise de décision politique. » (p. 13)
Un an auparavant, le Congrès avait applaudi à l’invasion israélienne dévastatrice du Liban, avant de voter des millions de dollars d’aide exceptionnelle à Israël afin d’aider l’armée israélienne à payer les milliers de projectiles qu’elle avait utilisés. Quelle proportion de ce soutien était-elle due au soutien des législateurs à Israël, et quelle proportion était-elle attribuable aux pressions du lobby israélien ? C’était là une question qui aurait dû être examinée par la gauche, à l’époque. Mais elle ne l’a pas été. Vingt ans plus tard, l’opinion de Chomsky en la matière est restée « la croyance admise ».
2001. Au beau milieu de la seconde Intifada, Chomsky est allé encore plus loin, avançant qu’il est particulièrement incongru – en particulier aux Etats-Unis – de condamner les « atrocités israéliennes », et que « conflit israélo-palestinien » est une expression plus correcte, car elle est comparable au fait de désigner les véritables responsabilités, comme dans le cas des « crimes commis par les Russes en Europe de l’Est et « des crimes commandités par les Etats-Unis en Amérique centrale ». Et pour bien souligner ce point, Chomsky a écrit : « Les hélicoptères de l’armée israélienne sont des hélicoptères américains, pilotés par des Israéliens. »
Le professeur Stephen Zunes, que l’on peut qualifier à juste titre d’acolyte de Chomsky, aurait non seulement tendance à absoudre les juifs israéliens de toute responsabilité dans leurs exactions : il voudrait nous faire croire qu’ils sont les victimes.
Dans « Tinderbox », son nouveau livre sur le Moyen-Orient, généreusement encensé par Chomsky et d’autres, Zunes accuse les Arabes de « blâmer en permanence Israël ou le sionisme, voire les juifs, de leurs propres problèmes. » D’après Zunes, les Israéliens auraient été contraints d’assumer un rôle similaire à celui qui était assigné aux membres des ghettos juifs d’Europe orientale, qui assuraient des services – principalement la collecte des impôts – en qualité d’intermédiaires entre les seigneurs féodaux et les serfs, en des temps reculés. En réalité, écrit Zunes, « la politique américaine, aujourd’hui, correspond à cet antisémitisme historique. » Quiconque comparera la puissance des communautés juives dans les siècles passés à celle qui est la leur aujourd’hui aux Etats-Unis ne pourra que trouver absurde une telle affirmation.
En réalité, le pouvoir juif a même été vanté, avec tambours et trompettes, par un certain nombre d’écrivains juifs, dont J.J. Goldberg, éditeur de l’hebdomadaire juif Forward, qui a écrit un livre portant le même titre en 1996. Toutefois, toute tentative d’explorer la question d’un point de vue critique, aboutit inéluctablement à des accusations d’antisémitisme, comme l’ont souligné Bill et Kathy Christison dans leur article sur le rôle des néoconservateurs juifs de droite dans l’orchestration de la politique américaine au Moyen-Orient, dans la revue Counterpunch (25 janvier 2003). http://www.counterpunch.org
« Quiconque a la témérité de suggérer une quelconque participation, voire même une simple instigation, israélienne dans la planification de la guerre par l’administration Bush, est inévitablement taxé d’être peu ou prou antisémite. Faites l’expérience de seulement murmurer le mot « domination » dans un voisinage par trop rapproché du mot « Israël », comme dans « la domination américano-israélienne du Moyen-Orient », ou « l’effort déployé par les Etats-Unis afin de s’assurer d’une domination mondiale et de la domination d’Israël sur l’ensemble du Moyen-Orient », et immédiatement, quelque homme de gauche, qui par ailleurs refuse qu’on fasse la guerre à l’Irak, déversera sur vous ses accusations selon lesquelles vous faites la promotion des Protocoles des Sages de Sion, ce vieux « faux » tsariste qui affirmait fallacieusement l’existence d’un plan des juifs visant à la domination du monde. »
Il s’agit là vraisemblablement de ce que Zunes appelle un exemple de l’ « antisémitisme latent qui commence à se manifester par des affirmations largement exagérées de l’existence d’un pouvoir juif, économique et politique » et aussi par celle qu’il serait « naïf de croire que le processus de décision en matière de politique étrangère américaine est suffisamment pluraliste pour qu’un seul groupe de pression puisse exercer sur lui une telle influence. »
Ce n’est pas, loin de là, la première fois que les juifs se trouvent placés aux plus hauts échelons du pouvoir, comme le souligne Benjamin Grinsgsberg dans son ouvrage : « The Fatal Embrace : Jews and the State » [L’étreinte fatale : les juifs et l’Etat]. En revanche, on n’a jamais connu par le passé une situation analogue à celle que nous vivons. Voici comment Grinsgberg commençait son bouquin :
« Depuis les années 1960, les juifs sont parvenus au point d’exercer une influence considérable dans la vie culturelle, intellectuelle et politique aux Etats-Unis. Les juifs ont joué un rôle central dans la finance américaine durant les années 1980 ; et ils ont été les principaux bénéficiaires de cette décennie de fusions et de réorganisations d’entreprises. Aujourd’hui, bien qu’à peine 2 % de la population soit juive, ce sont près de la moitié des milliardaires américains qui le sont. Les PDG des trois plus grandes chaînes de télévision et des quatre studios de cinéma les plus importants sont juifs, tout comme le sont la plupart des propriétaires des plus grands journaux nationaux, et notamment du plus influent d’entre eux : le New York Times. »
Cela a été écrit en 1993. Aujourd’hui, dix ans après, les juifs américains ardemment pro-israéliens occupent des positions leur permettant d’exercer une influence sans précédent aux Etats-Unis, et ils ont accédé – ou on leur a confié – des postes décisionnaires dans virtuellement l’ensemble des secteurs de notre culture et de notre personnel politiques. Il n’est nullement question d’une conspiration secrète. Les lecteurs réguliers des pages économiques du New York Times, qui répertorient les faits et gestes des rois des médias, en ont certainement conscience. Cela signifie-t-il qu’ils soient tous, pris individuellement, des zélotes pro-israéliens ? Pas nécessairement. Mais lorsqu’on compare les médias américains avec leurs homologues européens, dans leur manière de couvrir le conflit israélo-palestinien, le préjugé extrême en faveur d’Israël, dans les médias américains, saute aux yeux.
Cela pourrait expliquer la découverte faite par l’éditorialiste de The Nation, Eric Alterman, que « les Européens et les Américains diffèrent profondément dans leur vision du problème israélo-palestinien, tant au niveau des élites qu’au niveau populaire…Les Américains ressentant une très forte sympathie pour Israël, et les Européens – pour la cause palestinienne. »
Un autre élément de l’analyse de Chomsky est son insistance sur le fait que ce sont les Etats-Unis, plus qu’Israël, qui sont l’ « état ségrégationniste », ce qui implique que sans l’influence des Etats-Unis, Israël aurait pu se retirer depuis longtemps de Cisjordanie et de Gaza afin de permettre aux Palestiniens d’y instaurer leur mini-Etat.
Essentielle, dans son analyse, est la notion que toutes les administrations américaines, depuis celle d’Eisenhower, ont œuvré en sorte de promouvoir les intérêts d’Israël, conformément au programme d’action américain sur les plans mondial et régional. Il s’agit là d’une problématique bien plus complexe que ce que Chomsky nous invite à croire. Des spécialistes ayant eu accès à des informations confidentielles, de l’intérieur, tant critiques que favorables à Israël, ont décrit dans le détail les conflits majeurs qui se sont produits entre les Etats-Unis et les gouvernements israéliens successifs, conflits dans lesquels la position d’Israël, grâce à la diligence de son lobby américain, a prévalu.
En particulier, Chomsky ignore ou interprète de façon erronée les efforts des présidents américains successifs, à partir de Richard Nixon, afin de tempérer l’expansionnisme d’Israël, de lui faire geler ses constructions de colonies et imposer son retrait des territoires occupés.
« Que sont devenus tous ces projets intéressants ? » s’est interrogé le journaliste et militant pacifiste israélien Uri Avnery.
« Les gouvernements israéliens ont mobilisé le pouvoir collectif de la communauté juive américaine qui domine le Congrès et les médias dans une large mesure, afin de les contrer. Confrontés à cette ferme opposition, tous les présidents américains ; qu’ils fussent de grands ou de médiocres présidents, qu’ils fussent footballeurs ou acteurs de cinéma, ont cédé, l’un après l’autre. »
Gerald Ford, courroucé par le refus d’Israël d’évacuer la presqu’île du Sinaï occupée par Israël après la guerre de 1973 a non seulement suspendu toute aide à Israël pour une durée de six mois, en 1975, mais en mars de cette même année, il prononça un discours, avalisé par le Secrétaire d’Etat Henry Kissinger, qui préconisait une « réévaluation » des relations américano-israéliennes. Quelques semaines plus tard, l’Aipac (American-Israel Public Affairs Committee), lobby israélien auprès de Washington, publia une pétition signée par 76 sénateurs, « confirmant leur soutien à Israël, et invitant la Maison Blanche à faire de même. Le discours était très dur, le ton était presque brutal. » Ford céda.
Il suffit de regarder l’administration Bush actuelle, pour voir que ce phénomène est toujours de règle. En 1991, soit la même année que le discours de Chomsky, le Premier ministre israélien Yitzhak Shamir demanda à la première administration Bush (père) un prêt garanti d’un montant de 10 milliards de dollars afin, avait-il dit, de financer l’installation d’immigrants de Russie. Bush père avait déjà rejeté auparavant une requête du Congrès de prévoir un budget additionnel de 650 millions de dollars en compensation de la retenue d’Israël, qui n’avait pas participé à la guerre du Golfe – toutefois il avait cédé après s’être rendu compte que son veto serait battu aux voix. Mais, dans le cas des prêts garantis, Bush père fit savoir à Shamir qu’Israël ne pourrait les obtenir qu’après avoir gelé la construction de colonies et s’être engagé à ce qu’aucun juif russe n’irait s’installer en Cisjordanie.
Ulcéré, Shamir refusa ces conditions et fit appel à l’Aipac afin qu’il mobilise le Congrès et la communauté juive américaine organisée afin d’appuyer la demande israélienne des prêts garantis.
Une lettre-pétition de l’Aipac fut signée par plus de 240 membres de la Chambre des Représentants, exigeant que Bush signe le déblocage des prêts, et 77 Sénateurs s’engagèrent à voter la loi à cet effet.
Le 12 septembre 1991, des lobbyistes juifs se rendirent à Washington si nombreux que Bush se sentit obligé de convoquer une conférence de presse (retransmise à la télévision) au cours de laquelle il se plaignit du fait que « mille lobbyiste juifs sont rassemblés sur la Colline du Capitole contre moi, petit malheureux. » Cela allait s’avérer son épitaphe, car il venait, par ces paroles, de signer la fin de sa carrière politique.
Chomsky considéra la déclaration de Bush père, à l’époque, comme la preuve que le tellement redouté lobby israélien n’était qu’un « tigre de papier ». « Il a suffi qu’on lui fasse les gros yeux pour qu’il s’effondre, a-t-il déclaré aux lecteurs de Z Magazine ». On n’aurait pu être plus dans le faux.
Le lendemain, Tom Dine, directeur de l’Aipac, déclara que « ce 12 septembre 1991 est une journée marquée d’infamie ». Des commentaires similaires furent lancés par des dirigeants juifs qui accusèrent Bush de susciter l’antisémitisme. Plus important, non seulement ses amis dans les médias consensuels, tels William Safire, George Will et Charles Krauthammer critiquèrent Bush père, mais ils commencèrent à trouver désastreuses sa politique économique et sa gestion du pays. C’est à partir de ce moment-là que l’électorat juif de Bush commença à dégringoler. Estimé à 38 % en 1988, il plongea au-dessous de 12 %, certaines estimations allant même jusqu’à 8 %…
Le blocage des prêts garantis par Bush fut la goutte qui fit déborder le vase, pour le lobby israélien. Lorsqu’il avait fait des commentaires critiques sur les colonies juives à Jérusalem est, en mars 1990, l’Aipac avait commencé ses attaques contre lui (en marquant une brève pause, durant la guerre du Golfe). Dine publia une tribune très critique dans le New York Times, et il prononça peu après un discours très agressif à la Conférence des Jeunes Dirigeants de l’Appel Juif Unifié. « Frères et sœurs », leur dit-il, au moment où ils allaient entreprendre leur campagne de lobbying au Congrès sur cette question, « rappelez-vous toujours que les amis d’Israël, dans cette ville, résident sur Capitol Hill. » Quelques mois après, les prêts garantis étaient débloqués. Mais pour Bush, c’était trop tard : il était cuit.
Faisons un saut dans le temps, jusqu’au printemps dernier, lorsque Bush junior demanda très justement que le Premier ministre israélien Ariel Sharon retire ses troupes de Jénine, allant jusqu’à dire, irrité : « Assez, c’est assez ! ». Cela fit les gros titres de la presse dans le monde entier, et son recul, après le refus de Sharon, fit, lui aussi, la une des journaux. Que s’était-il passé ? Des critiques très dures s’étaient élevées au sein de son propre parti au Congrès, ainsi que parmi les vieux amis de son papa, dans les médias. Will associa Dubya à Yasser Arafat et il accusa Bush d’avoir perdu sa « clarté morale ». Le lendemain, Safire suggéra que Bush était en train d’ « être poussé sur un champ de mines d’erreurs politiques » et qu’il était devenu un « allié peu fiable, au moment même où Israël combat pour sa survie. » Bush junior reçut le message 5 sur 5 et  il ne lui fallut pas plus d’une semaine pour déclarer Sharon « homme de paix ». Depuis lors, comme l’ont fait observer Robert Fisk et d’autres journalistes, on a l’impression que c’est Sharon qui écrit les discours de Bush.
D’aucuns pensent que Bush junior et ses prédécesseurs n’ont émis des critiques à l’égard d’Israël que pour la galerie, afin de convaincre le monde, et en particulier les pays arabes, de la bonne foi des Etats-Unis, qui seraient capables d’être un « honnête courtier » entre les Israéliens et les Palestiniens. Mais il est difficile d’admettre que la plupart d’entre eux auraient pu aller jusqu’à s’humilier simplement pour servir de couverture afin de faire passer la politique américaine.
Stephen Green a donné une explication plus convaincante. Son ouvrage « Taking Sides, America’s Secret Relations with Militant Israel » [Prendre parti : les relations secrètes de l’Amérique avec l’Israël militant] fut la première analyse critique des archives du Département d’Etat concernant les relations américano-israéliennes. Depuis l’administration Eisenhower, écrivait Green en 1984, « Israël et les amis américains d’Israël, ont dicté les grandes lignes de la politique des Etats-Unis au Moyen-Orient. La seule tâche à avoir été laissée aux présidents américains consista à mettre cette politique en application, avec un enthousiasme variable, et aussi à faire face aux questions tactiques. »
C’est peut-être un peu exagéré, mais l’ancien sénateur américain James Abourezk (Démocrate, Sud-Dakota), a repris des propos de Grenn, dans un discours qu’il a prononcé en juin dernier devant le Comité contre les Discriminations envers les Américains d’origine arabe :
« Voilà où en est réduite aujourd’hui la politique américaine. Le lobby israélien a rassemblé tellement de puissance financière que nous assistons quotidiennement au spectacle de sénateurs et de représentants américains s’inclinant devant Israël et son lobby aux Etats-Unis. »
« Ne vous y trompez pas. Les votes et les courbettes n’ont rien à voir avec l’amour des législateurs pour Israël. Ils ont, en revanche, tout à voir avec l’argent versé à leurs comités de campagne électorale par des membres du lobby israélien. J’estime personnellement à 6 milliards de dollars les débours du Trésor américain en direction d’Israël, chaque année. Cet argent, ajouté au soutien politique systématique que les Etats-Unis apportent à Israël à l’Onu : voilà ce qui permet à Israël de mener ses opérations criminelles en Palestine en toute impunité. »
Il s’agit là d’une réalité qui a été relevée à de multiples reprises et sous des formes multiples par d’anciens membres du Congrès, s’exprimant généralement « off the record ». C’est une réalité que Chomsky et ceux qui adoptent ses analyses choisissent d’ignorer.
Le problème n’est pas tant que Chomsky se soit trompé. Il a, après tout, vu juste à de multiples égards, en particulier dans sa description des moyens utilisés par les médias afin de manipuler la conscience des gens au service des intérêts de l’Etat. Toutefois, en voyant dans le soutien américain à Israël une simple composante, parmi d’autre, de ces intérêts, il semble avoir commis une erreur majeure qui a eu des conséquences non négligeables. En adoptant l’analyse de Chomsky, le mouvement de solidarité pro-palestinien a échoué à prendre la seule mesure politique qui aurait été susceptible d’affaiblir l’emprise d’Israël sur le Congrès et l’électorat américain, à savoir : remettre en cause les milliards de dollars d’aide et de réductions fiscales offerts annuellement par les Etats-Unis à Israël.
Il convient de se poser les questions suivantes : pourquoi cet argumentation de Chomsky a-t-elle été adoptée avec un tel enthousiasme par le mouvement pro-palestinien ; pourquoi les avis contraires formulés par des personnalités d’une envergure aussi considérable qu’Edward Said, Ed Herman, Uri Avnery et, plus récemment, Alexander Cockburn, ont été ignorés ? Il semble y avoir plusieurs raisons à cela.
Les militants du mouvement, juifs et non-juifs, ont adopté la position de Chomsky parce que c’était le message qu’il leur plaisait d’entendre ; ne pas se sentier obligé de « blâmer les juifs » a quelque chose de rassurant. La hantise soit de provoquer de l’antisémitisme, soit d’être taxé d’antisémitisme (ou de juif haineux de lui-même) est désormais tellement ancrée dans notre culture politique et notre politique institutionnelle que personne, y compris Chomsky ou Zunes, n’en est à l’abri. Cela est encore renforcé par les évocations constantes de l’Holocauste juif qui – ce n’est pas un hasard – apparaissent régulièrement dans les films et les principaux médias. Chomsky, en particulier, a été fortement critiqué par l’establishment juif, depuis des décennies, en raison de ses critiques à l’égard d’Israël, au point de se faire « excommunier », honneur qu’il partage avec la regrettée Hannah Arendt. On peut légitimement supposer qu’à un niveau ou à un autre, cette histoire personnelle n’est pas sans conséquence pour l’analyse de Chomsky.
Mais les problèmes du mouvement pro-palestinien vont au-delà de la peur de risquer l’accusation d’antisémitisme, comme Chomsky, qui en a conscience, le note très justement dans The Fateful Triangle :
« La gauche et les groupes pacifistes américains, exceptés quelques éléments marginaux, ont très généralement été des soutiens ultras d’Israël (contrairement à bien des accusations sans fondement), certains étant même à ce point passionnément pro-israéliens qu’ils ont fermé les yeux sur des pratiques qu’ils auraient été les premiers à dénoncer, ailleurs dans le monde. »
Le problème des aides américaines à destination d’Israël en donne une bonne illustration. Durant l’administration Reagan, il y eut un effort conséquent, lancé par le mouvement contre l’intervention, afin de bloquer un budget de 15 milliards de dollars annuels destinés à financer les contre-révolutionnaires au Nicaragua (les « contras »). Les citoyens furent invités, dans l’ensemble des Etats-Unis, à contacter leurs représentants au Congrès et à leur demander de voter contre ces crédits. Non seulement cette action a été couronnée de succès : elle a contraint l’administration Reagan à mettre le doigt dans l’engrenage de ce qui allait être connu un peu plus tard sous le nom de (scandale) du Contragate.
A l’époque, Israël recevait l’équivalent de cette somme, mais annuellement. Aujourd’hui, ce montant atteint « officiellement » environ 10 millions de dollars / jour. Néanmoins, aucune campagne d’importance n’a jamais été lancée afin de réduire ce flux ni même attirer l’attention du public sur cette réalité. Chaque fois que des tentatives ont été faites, elles ont été contrées par l’opposition d’acteurs clés comme (à l’époque) le Comité des Amis de l’Amérique, sans doute désireux de ne pas s’aliéner des contributeurs juifs majeurs (Des efforts récents, sur Internet, visant à la « suspension » de l’aide militaire (mais non de l’aide économique !) jusqu’à ce qu’Israël mette un terme à son occupation, n’ont abouti à rien.)
Les slogans mis en avant par divers secteurs de la militance pro-palestinienne, tels « fin de l’occupation », « fin de l’apartheid israélien », « sionisme = racisme », ou encore « deux Etats pour deux peuples », alors que nous étions confrontés à des problèmes majeurs liés au conflit, présupposaient un niveau de conscience, dans le peuple américain, dont l’existence n’était pas prouvée. Un intérêt pour la question de savoir où leurs impôts allaient en réalité, en particulier en des temps de coupes massives dans les programmes sociaux, aurait certainement rencontré un écho beaucoup plus important dans l’opinion. Lancer une campagne sérieuse afin de mettre un terme à l’aide à destination d’Israël exigerait que l’on se concentre sur le rôle joué par le Congrès et la prise de conscience du rôle joué par Lobby pro-israélien.
L’évaluation chomskienne de la position d’Israël au Moyen-Orient contient sans doute certains éléments de vérité, mais pas assez pour expliquer ce que l’ex-sous-secrétaire d’Etat Goerge Ball a pu décrire comme « l’attachement passionnel » de l’Amérique à l’Etat juif. Toutefois, sa tentative de décrire des relations américano-israéliennes comme des décalques de celles de Washington avec ses régimes – clients du Salvador, du Guatemala ou du Nicaragua, est fallacieuse.
L’engagement des Etats-Unis en Amérique centrale était très simple à comprendre. Des armes et de l’entraînement militaire étaient fournis à des dictatures sud – américaines afin que leurs armées et leurs escadrons de la mort tuent chez leur citoyens tout désir d’obtenir des terres leur appartenant, des droits civiques et la justice économique – toutes choses susceptibles de miner les intérêts des grandes entreprises capitalistes américaines. Cela était parfaitement clair. Israël s’insère-t-il dans ce schéma ? A l’évidence : non. Quoi que l’on puisse dire d’Israël, sa majorité juive, à défaut des autres citoyens, jouit de droits démocratiques.
Ajoutons qu’il n’y avait pas de lobbies notables salvadorien, nicaraguaïen ou guatémaltèque, à Washington, susceptibles d’obtenir des millions de dollars en faisant la cour aux membres du Congrès ou en les intimidant ; personne, à la Maison des Représentants, ou au Sénat, parmi l’un quelconque de ces Etats-clients, aux probables doubles allégeances, à même d’y approuver des appropriations de millions de dollars sur une base annuelle ; aucun possédant des réseaux de télévision de première importance, ou des stations de radio, des journaux ou des studios cinématographiques, ni de syndicats ou de fonds de pension investissant des milliards de dollars dans leur économies respectives. L’exemple le plus approchant, dans la catégorie des lobbies nationaux, est celui des Cubains réfugiés à Miami, dont la gauche veut bien admettre l’existence et le pouvoir, même si sa puissance politique est minuscule en comparaison de celle des partisans d’Israël
Qu’en est-il de l’affirmation de Chomsky, selon qui Israël est le flic de l’Amérique en patrouille au Moyen-Orient ? Il n’y a, jusqu’ici, aucune occurrence d’un seul soldat israélien versant une goutte de sang au service des intérêts américains, et il est fort peu vraisemblable que l’un d’entre eux se verra demander de le faire à l’avenir. Lorsque les présidents américains ont jugé qu’un policier était nécessaire dans la région, c’est aux troupes américaines qu’ils ont demandé ce travail.
Lorsque le président Eisenhower estima que les intérêts américains étaient menacés au Liban, en 1958, il y envoya les Marines. En 1991, comme nous l’avons vu, le président Bush a non seulement demandé à Israël de rester sur la touche, il a même ulcéré les militaires de ce pays en refusant de donner au vice-président Dick Cheney l’autorisation de communiquer à l’aviation israélienne les données qu’il réclamait afin de pouvoir envoyer des bombardiers pour aller répliquer en Irak aux tirs de missiles Scud par ce pays. Ceci entraîna une situation dans laquelle les pilotes israéliens étaient littéralement contraints de rester assis dans leur carlingue, à attendre des ordres qui ne venaient jamais…
La preuve que Chomsky apporte du rôle d’Israël en tant que gendarme des Etats-Unis fut l’avertissement d’Israël à la Syrie de ne pas intervenir dans la guerre du Roi Hussein contre l’OLP, en Jordanie, en septembre 1970.
De toute évidence, cet avertissement visait au premier chef à protéger les intérêts israéliens. Le fait que cela servait aussi les intérêts américains n’est que secondaire. Néanmoins, pour Chomsky, il s’agissait là « d’un autre service important rendu (par Israël) » aux Etats-Unis. Ce que Chomsky et la plupart des historiens ignorent ou omettent de mentionner, c’est une autre raison pour laquelle la Syrie n’était pas intervenue en Jordanie afin de sauver les Palestiniens, à l’époque.
Le commandant en chef de l’aviation syrienne, Hafez al-Assad, avait montré peu de sympathie pour la cause palestinienne et il critiquait les relations amicales entretenues par l’OLP avec le gouvernement syrien sous le président Atassi. Aussi, lorsque le roi Hussein déclencha ses attaques, Assad laissa ses avions au hangar.
Trois mois plus tard, il fomentait un coup d’Etat et s’installait au pouvoir à Damas. Parmi ses premiers actes, il y eut l’emprisonnement de centaines de Palestiniens et de leurs amis syriens. Puis il entreprit de renforcer la milice (palestinienne) sponsorisée par la Syrie, Al-Saïka, et de supprimer les fonds que la Syrie envoyait à certaines milices palestiniennes. Au cours des années suivantes, Assad permit à des formations opposées à Yasser Arafat de disposer de bureaux et de stations de radio à Damas, sans plus. En 1983, un an après l’invasion du Liban par Israël, il encouragea une guerre civile brève mais sanglante, entre Palestiniens, au Nord du Liban. Cet épisode a été passé par pertes et profits.
Jusqu’à quel point la présence d’Israël a-t-elle dissuadé ses voisins arabes, plus faibles, de porter atteinte à des intérêts américains ; c’est là pur objet de conjecture. A l’évidence, la présence d’Israël a été utilisée par ces régimes réactionnaires, dont la plupart sont des alliés des Américains, comme excuse pour éliminer leurs propres mouvements d’opposition. (On pourrait arguer du fait que la complicité de la CIA dans le renversement du Premier ministre Mossadegh, en Iran, (1953) et d’Abdel Karim Kassem en Irak, en 1963, eurent plus qu’un simple impact sur l’écrasement des mouvements progressistes dans cette région du monde.)
Les rares apports d’Israël aux Etats-Unis, d’ailleurs dans leur intérêt mutuel, furent un certain nombre de programmes de coopération en matière de développement d’armements, généreusement financés par le contribuable américain et l’utilisation par les Etats-Unis d’équipements mis au point par des techniciens israéliens, dont les « charrues » utilisées pour enterrer vivants les soldats irakiens lors de la première guerre du Golfe ne furent pas les moindres. Etant donné que des aides américaines très importantes étaient à l’origine de ces programmes d’armement, il est difficile de défendre l’idée qu’ils pourraient représenter un début de soutien en retour d’Israël aux Etats-Unis…
Un autre argument de Chomsky consiste a dire qu’Israël avait manifesté sa volonté d’aider les Etats-Unis en se chargeant de missions que les administrations américaines passées avaient été incapables (ou n’avaient pas voulu) mener à bien pour des raisons tenant à la législation ou à l’opinion publique américaines, telles que vendre des armes à des régimes insortables, ou entraîner des escadrons de la mort.
La question de savoir si Israël les a prises en charge à la demande des Etats-Unis reste posée. Un commentaire d’un ministre israélien, Yakov Meridor, publié par le journal Ha’aretz, semble l’infirmer.
« Nous devons dire aux Américains : ne nous faites pas concurrence à Taiwan, ne nous faites pas concurrence en Afrique du Sud, ne nous faites pas concurrence dans la zone caraïbe, ou dans d’autres régions dans lesquelles nous pouvons vendre des armes directement et où vous pouvez opérer ouvertement. Laissez-nous l’opportunité de le faire, et faites-nous confiance en matière de ventes de munitions et d’équipement. »
En réalité, à aucun moment les Etats-Unis n’ont cessé de former des escadrons de la mort en Amérique latine ou de fournir des armes aux pays de cette région du monde, à l’exception du Guatemala, où Carter mit un terme à l’aide américaine en raison des nombreuses violations des droits de l’homme commises dans ce pays, chose qui ne posait aucun problème à l’armée israélienne, d’ores et déjà impliquée dans ce genre de violations. Il y eut un cas où l’on assista à la situation inverse. Israël fournissait au Salvador plus de 80 % de son équipement militaire avant que les Américains ne s’engagent dans ce pays.
Quant aux relations commerciales et à la coopération militaire, y compris dans le domaine nucléaire, entre Israël et l’Afrique du Sud, elles étaient celles d’une alliance naturelle propre à deux sociétés ayant usurpé le territoire d’autrui et se considérant dans une situation similaire, celle « d’un peuple civilisé cerné par des sauvages menaçants ». Cette relation devint tellement étroite que la ville sud-africaine de Sun City devint une villégiature de choix pour les touristes israéliens.
Lorsqu’on leur posa la question, la raison invoquée par les responsables israéliens afin de justifier ces ventes d’armes, fut que c’était pour Israël la seule manière de faire fonctionner à plein régime son industrie militaire. Les ventes par Israël d’armes sophistiquées à la Chine lui ont valu les critiques de plusieurs administrations américaines, mais ces critiques ont été atténuées sous la pression du Congrès.
Israël a bénéficié du silence des mouvements anti-interventionnistes et anti-apartheid américains, dont les dirigeants étaient plus à l’aise lorsqu’il s’agissait de critiquer les politiques des Etats-Unis que celles d’Israël. Que leur comportement ait été attribuable à leur volonté de faire passer les intérêts d’Israël avant tout, ou qu’ils aient été paralysés par la crainte de susciter de l’antisémitisme aux Etats-Unis, le résultat fut le même.
Une manifestation que j’avais organisée en 1985, afin de protester contre les liens d’Israël avec l’apartheid sud-africain et son rôle de supplétif en Amérique centrale, en fournit un exemple éclairant. Ayant approché des membres du conseil d’administration du Centre d’Information du Nicaragua [NIC] de la région de la Baie de San Francisco afin de leur demander s’ils acceptaient de se joindre à la manifestation, je ne reçus pas de réponse.
Le NIC était le principal groupe de solidarité avec le Nicaragua, et en dépit de la longue et horrible histoire d’Israël tout d’abord dans son aide à Somoza, puis, à l’époque de notre manifestation, aux contras, le bureau de ce groupe vota… Disons qu’il ne pouvait pas voter « non » à notre demande de soutien, alors ils votèrent la décision de « ne plus apporter leur soutien à qui que ce soit », une position sur laquelle ils revinrent peu de temps après notre manifestation. Les membres du conseil d’administration du NIC étaient presque tous juifs.
J’ai eu plus de chance avec le GNIB, le Guatemalan News and Information Bureau [Office d’information et de documentation du Guatemala], mais après bien des efforts. A l’époque, Israël fournissait 98 % des armes de ce pays et la totalité de la formation militaire fournie à l’un des régimes les plus meurtriers des temps modernes. On aurait pu penser qu’une organisation prétendant travailler à promouvoir la solidarité avec le peuple guatémaltèque non seulement soutiendrait notre manifestation, mais serait même heureuse d’y participer.
Il semble que le bureau du GNIB était profondément divisé sur cette question. Peu désireux d’essuyer un nouveau refus, je harassai les membres du conseil d’administration de coups de téléphone, jusqu’à ce qu’ils votent le soutien. Le CISPES d’Oakland [Committee in Solidarity with the People of El Salvador] apporta le sien. Le quotidien San Francisco Chapter refusa notre demande de publication d’un communiqué. (Un an auparavant, après que j’aie été cité par ce journal pour avoir critiqué l’influence du lobby israélien sur le parti démocrate, des journalistes avaient envoyé une lettre au rédacteur en chef, alléguant que je provoquais de l’ « antisémitisme ».) Les principales organisations anti-apartheid soutinrent la manifestation, mais encore une fois, après de longs débats internes.
La manifestation avait été organisée en riposte au refus d’un mouvement basé à San Francisco, Mobe [Mobilization for Peace, Jobs and Justice] (une coordination de divers mouvements) d’inclure toute mention du conflit au Moyen-Orient parmi les slogans qu’il mettait au point en vue d’une marche de protestation contre l’apartheid en Afrique du Sud et l’interventionnisme des Etats-Unis en Amérique centrale.
Au cours d’une réunion de préparation pour cette manifestation, une poignée d’entre nous demanda qu’une pancarte appelant à « l’arrêt de l’intervention américaine au Moyen-Orient » soit ajoutée à celles qui avaient été prévues. Le vote contre cette proposition fut écrasant. Un syndicaliste juif nous dit que « nous pouvions faire bien plus pour aider les Palestiniens en ne les mentionnant pas, qu’en les mentionnant ! », étrange réponse qui faisait écho à ce que disait le président Reagan lorsqu’il évoquait la manière de mettre un terme à l’apartheid sud-africain. On nous dit, en privé, que si le Moyen-Orient finissait par être évoqué dans la manifestation, « les syndicats se désolidariseraient  du mouvement », ce qui était un aveu du fort soutien à Israël régnant au sein de la bureaucratie syndicale.
Le contexte du refus qui nous fut opposé par le MOBE était hautement significatif. Deux ans et demi plus tôt, Israël avait envahi le Liban et ses troupes occupaient encore ce pays lorsque nous nous sommes réunis cet après-midi là, à San Francisco. Néanmoins, les responsables du Mobe refusèrent d’accorder à Tina Naccache, la seule Libanaise présente dans la grande salle de la bourse du travail, le temps de parole que nous avions sollicité.
Trois ans après, le Mobe programma une nouvelle manifestation de masse. Les Palestiniens étaient dans leur première année d’Intifada, et il semblait s’imposer qu’un communiqué appelant à la fin de l’occupation israélienne soit ajouté aux motions de la manifestation. Les organisateurs – les mêmes qu’en 1985 – avaient déjà décidé de ces slogans à huis clos : « Pas d’intervention américaine en Amérique centrale ni dans les Caraïbes ! Fin du soutien des Etats-Unis à l’apartheid sud-africain ! Gel de la course à l’armement nucléaire et désarmement ! Des emplois et la justice ! Non à la guerre ! »
Cette fois-là, le Mobe ne prit aucun risque, et il annula une réunion publique où nos demandes auraient pu être débattues et faire l’objet d’un vote. Une Coalition d’Urgence pour les Droits des Palestiniens fut mise sur pied, en réponse. Une pétition fut mise en circulation, appuyant notre demande. Près de 3 000 personnes la signèrent, dont des centaines de personnes appartenant à la communauté palestinienne. La direction du Mobe finit par accepter de faire une seule concession. Au dos de son tract officiel, elle accepta que l’on fasse figurer la phrase suivante (qui serait de toute manière invisible lorsque le tract serait affiché sur un mur ou sur un tronc d’arbre) :
« Donnez une chance à la paix, partout dans le monde : le calvaire du peuple palestinien, comme l’ont montré les événements récents en Cisjordanie et à Gaza, nous rappellent que nous devons défendre les droits de l’homme partout. Que les nations de notre monde cessent de construire des engins de mort et de mettre sur pied des armées et qu’elles consacrent leur énergie et leurs ressources à l’amélioration de la qualité de la vie. Paix, Emplois et Justice. »
Aucune mention d’Israël, ni des atrocités commises par les soldats israéliens. Ne parlons pas du tract des syndicats : il ne faisait aucune allusion au conflit.
Brûlons rapidement les étapes jusqu’au mois de février 2002, où une nouvelle version, plus réduite du mouvement Mobe, se réunit afin de préparer une manifestation et un rassemblement de protestation contre l’intervention américaine en Afghanistan. Les personnes étaient différentes, mais on aboutit au même piètre résultat. Le problème fut celui de la nécessité d’une coalition « large » - soulever le problème de la Palestine risquant d’empêcher qu’elle puisse être réunie…
Le mouvement national d’opposition à l’extension de la guerre en Irak a connu les mêmes difficultés. Comme en 1991, lors de la première guerre du Golfe, il y eut plusieurs grandes manifestations, organisées séparément, mais avec beaucoup de participants communs. En dépit de leurs orientations politiques différentes, ce sur quoi les organisateurs des deux manifestations tombèrent d’accord, ce fut sur l’interdiction de mentionner le conflit israélo-palestinien dans un quelconque des documents du mouvement de protestation, même si les liens entre ce conflit et la situation en Irak était rappelés dans pratiquement toutes les manifestations qui se déroulaient dans le monde entier. La peur du mouvement anti-guerre de s’aliéner les juifs américains l’emporte toujours sur la nécessité de défendre les droits des Palestiniens.
En septembre dernier, le slogan de « Pas de guerre contre l’Irak ! Justice en Palestine ! » rassembla près d’un demi-million de manifestants à Trafalgar Square. La différence constatée aux Etats-Unis a été résumée ainsi par un dirigeant indien (d’Amérique) durant la première Intifada : « Le problème, dans le mouvement de solidarité aux Etats-Unis », m’avait-il dit, « c’est qu’il y a trop de sionistes libéraux qui y participent. »
Si un événement illustre parfaitement leur influence sur le mouvement protestataire, c’est ce qui s’est produit dans les rues de New York le 12 juin 1982, lorsque 800 000 personnes s’étaient rassemblées devant le siège de l’Onu afin de réclamer l’interdiction des armes nucléaires. Six jours avant, le 6 juin, Israël avait lancé son invasion dévastatrice du Liban. Son but était de détruire l’OLP, basée à l’époque dans ce pays. 80 000 soldats, appuyés par des bombardements aériens massifs et par des tirs de missiles depuis la mer, étaient en train de créer un niveau de mort et de destruction à faire pâlir ce que l’Irak ferait plus tard au Koweït. En un an, on allait enregistrer 20 000 morts palestiniens et libanais, et des dizaines de milliers de blessés.
Et quelle fut la réponse, ce jour là, à New York ? Afin d’évoquer les atroces souffrances qui  ravageaient son pays natal, un Libanais fut autorisé à venir s’asseoir à la tribune, mais personne ne l’introduisit, et il ne fut pas autorisé à prendre la parole. Le sujet ne fut pas non plus mentionné par l’un quelconque des orateurs. Israël et son lobby n’auraient pu rêver mieux.
Vingt et un ans plus tard, Ariel Sharon, l’architecte de cette invasion, est Premier ministre d’Israël, après avoir été réélu. Tandis que j’écris ces lignes, des zélotes pro-israéliens, au sein de l’administration Bush, s’apprêtent à savourer leur plus grand triomphe historique. Après tout, ils ont su être la force motrice d’une guerre dans laquelle ils voient la première étape d’un « remodelage de la carte du Moyen-Orient », l’alliance américano-israélienne devenant primordiale dans ce Moyen-Orient revu et corrigé.
Et que fait la gauche ? Le rabbin Arthur Waskow, militant de longue date aux états de service impeccables, a affirmé dans le magazine juif Forward que le mouvement pacifiste « United for Peace and Justice », organisateur du rassemblement anti-guerre du 15 février dernier à New York, « a grandement œuvré afin de montrer très clairement qu’il n’est pas engagé dans une rhétorique anti-israélienne. Dès le début, aucune des déclaration de United for Peace n’ont jamais fait la moindre allusion au problème israélo-palestinien… »