1. Une amitié coûteuse par Patrick
Seale
in The Nation (hebdomadaire américain) à paraître ce lundi 21 juillet
2003
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Cet article est une analyse
de l’ouvrage de Warren Bass : Support Any Friend : Kennedy’s Middle East and the
Making of the US-Israel Alliance (En matière d’amis, ne soyez pas
bégueules : le Moyen-Orient du temps de Kennedy et la conclusion de l’alliance
américano-israélienne).
Le plus gros du papotage, en Europe,
ces jours-ci – dans les journaux, dans les bureaux, dans les réceptions huppées
ou derrière les portes capitonnées des ministères des affaires étrangères –
tourne autour de la façon dont les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont été
embringués dans la guerre contre l’Irak, ou plus précisément encore, autour de
la manière dont ils ont réussi à nous faire croire qu’ils avaient de bonnes
raisons pour faire cette guerre… Presque tout le monde soupçonne désormais que
cette guerre était frauduleuse. Mais qui a perpétré la fraude ? Et qui en a été
victime ? A-t-on fourni à Bush et Blair des renseignements bidonnés, ou bien
ont-ils bidouillé et maquillé les renseignements qu’ils avaient reçus afin
d’exagérer la menace représentée par l’Irak pour pouvoir justifier leur attaque
contre ce pays ? Tout le monde convient du fait que Saddam Hussein était un
monstre. Mais l’invasion militaire destinée à l’écarter du pouvoir est
considérée par beaucoup de gens, en tous les cas de ce côté-ci de l’Atlantique,
comme une violation illégitime, non provoquée et flagrante de la charte de
l’Onu, laquelle représente un précédent extrêmement fâcheux dans les
relations internationales. Comme nous le savons tous, il existe effectivement un
endroit où, seule, la puissance dicte le droit [« might is right »]. Cet
endroit, c’est hélas la jungle…
Plusieurs officines de renseignement, ainsi
que les commissions des affaires étrangères au Parlement britannique et au
Congrès des Etats-Unis, ont lancé des enquêtes sur la manière dont la décision
de déclencher la guerre avait été prise – quand, pourquoi, sur quelles bases ?
Mais c’est un effort surhumain qui sera nécessaire si l’on veut pénétrer dans la
forêt vierge glauque des diverses bureaucraties gouvernementales qui se bouffent
le nez entre elles, des exilés, des fantômes, des exilés, des sous-marins et
autres transfuges, agents de renseignements ne recherchant que leur propre
intérêt, lobbyistes pro-israéliens, éditeurs de magazines, gourous de « boîtes à
idées » et idéologues assortis qui, tout du moins à Washington, ont la haute
main dans la détermination de la politique étrangère.
Comment toute cette
histoire a-t-elle commencé ? Un point important de l’histoire, bien qu’il ne la
représente pas dans sa totalité, est la relation spéciale entre les Etats-Unis
et Israël. Le livre important, et tombant à point nommé, de Warren Bass, Support
Any Friend : Kennedy’s Middle East and the Making of the US-Israel
Alliance (En matière d’amis, ne soyez pas bégueules : le Moyen-Orient du
temps de Kennedy et la conclusion de l’alliance américano-israélienne), écrit
avec grande objectivité et fermement étayé par des sources de première main,
nous ramène vers la diplomatie des années 1960, vers ce que l’auteur affirme
être le début de l’extraordinaire alliance intime actuelle entre les deux pays.
Ce livre décrit, en effet, la manière dont Israël et ses amis américains en sont
venus à exercer une profonde influence sur la politique américaine vis-à-vis du
monde arabo-musulman. Bass est convaincu que tout a commencé avec JFK (John
Fitzgerald Kennedy). C’est une thèse intéressante, et il la défend très bien.
Toutefois, je pense personnellement que l’entente (cordiale)
américano-israélienne a commencé, en réalité, seulement avec LBJ (Lyndon
Johnson), soit après l’assassinat de Kennedy.
Les néocons [sobriquet
affectueux pour les « neoconservatives » eng., ndt] – groupe puissant au cœur de
l’administration Bush – voulaient une guerre contre l’Irak et poussaient en ce
sens avec beaucoup de détermination, écartant et intimidant tous ceux qui
exprimaient des doutes, conseillaient la prudence, invoquaient la nécessité de
trouver des alliés et une apparence de légitimité internationale à l’Onu, ou
recommandaient de s’en tenir strictement à ces instruments bien rôdés, hérités
de la guerre froide, que sont le confinement et la dissuasion. Il fallait que ce
fût la guerre, insistaient les néocons, car seule une guerre permettait à leurs
yeux de faire face à la menace des armes effroyables de Saddam, dont Tony Blair
eut le culot de prétendre, dans son rôle tragi-comique de « chien-chien » à son
Bu-Bush, qu’elles pourraient être lancées dans les quarante-cinq minutes après
que l’ordre ait été donné. Et voilà que ce flot de rhétorique à vous cailler le
sang dans les veines est revenu le hanter, ce qui lui a valu (de surcroît, dans
le très réservé Economist, s’il vous plaît !) la manchette suivante : « Le
Premier Ministre Anthony Bliar » [Jeu de mots sur Blair et « liar », qui
signifie « fieffé menteur », ndt].
D’où venait l’information justifiant cette
remarquable déclaration ? A quel point les renseignements d’avant-guerre
parvenant jusqu’à Bush et à Blair étaient-ils fiables ? Un index accusateur est
en train de pointer avec de plus en plus d’insistance une cellule spéciale des
services de renseignement du Pentagone, appelée Office of Special Plans [Bureau
des Projets Spéciaux], dirigée par Abram Shulsky. Ce bureau fut créé après les
attentats du 11 septembre par deux néocons parmi les plus fervents et déterminés
– Paul Wolfowitz, vice-secrétaire à la Défense, et Douglas Feith,
sous-secrétaire à la Défense en matière politique – afin d’investiguer sur les
programmes de développement d’armes de destruction massive (ADM) de Saddam ainsi
que sur ses (supposés) liens avec Al-Qaida, au prétexte, disaient-ils qu’ils
n’avaient aucune confiance dans les autres agences de renseignement du
gouvernement américain, incapables à leurs yeux de leur apporter ce qu’ils
cherchaient. Il a été suggéré que cette cellule de renseignement spéciale du
Pentagone s’en remettait dans une très large mesure au réseau douteux des
informateurs en exil d’Ahmad Chalabi. Si une preuve a bien été fabriquée de
toutes pièces, il se pourrait fort que ce soit dans cette arrière-boutique là.
Une manière d’envisager le processus de décision à Washington consiste à le
voir comme la confluence de deux courants, de deux tendances. Le premier fut, à
l’évidence, l’enfant des attentats terroristes du 11 septembre 2001, qui à la
fois traumatisèrent l’Amérique et la mirent dans une rage folle, faisant voler
en éclats son sentiment d’invulnérabilité, mais aussi la portant au niveau de la
« guerre totale » contre ses ennemis, à la manière d’un film de guerre
hollywoodien. Sans doute parce qu’ils ont plus d’expérience de la guerre et des
violences terroristes, les Européens furent un peu lents à saisir l’impact
viscéral de ces événements sur le psychisme des Américains. Soudain, la
puissante Amérique avait peur – peur du terrorisme de masse ; peur de la
prolifération des ADM ; peur que des « Etats voyous » pourraient refiler des
armes de cette nature à quelque groupe nébuleux, évanescent, fanatique et
transnational telle Al-Qa’ida, leur donnant peut-être la capacité à frapper à
nouveau avec des effets encore plus dévastateurs.
La Stratégie Nationale en
matière de Sécurité agressive, arrêtée en 2002, découla de ces peurs. Elle
proclama que le confinement et la dissuasion [« containment and deterrence »]
étaient désormais choses du passé ; que les Etats-Unis devaient obtenir et
maintenir une suprématie militaire totale sur tous leurs rivaux potentiels ; que
tous les « Etats voyous » qui pourraient être tentés par l’acquisition d’ADM
seraient traités sans merci, au moyen d’une guerre préventive ou préemptive. En
vertu de cette « doctrine Bush », les Etats-Unis se sont décerné à eux-mêmes le
droit de projeter leur puissance écrasante dès lors que (et où) cela leur
plairait, d’envahir les pays qui auraient l’heur de leur déplaire, d’en
renverser les régimes et de transformer des « tyrannies » hostiles en «
démocraties » amies (lire : pro-américaines). Il s’agissait d’un programme en
vue de la suprématie mondiale, dicté par la menace perçue contre l’Amérique,
mais aussi par une vision moderne de l’ambition impériale.
La deuxième
tendance, partiellement redondante – en ceci qu’elle impliquait beaucoup des
mêmes personnages – se focalisait plus étroitement sur Israël dans le conflit
l’opposant aux Palestiniens et à ses voisins arabes. Des juifs de droite néocons
– et l’on sait que la plupart des néocons en vue sont des juifs de droite –
ayant une tendance marquée à être des zélotes pro-israéliens, sont persuadés que
les intérêts de l’Amérique et ceux d’Israël sont inséparables (au grand dam des
juifs libéraux et favorables à la paix, que ce soit en Amérique, en Europe ou en
Israël même). Amis du Likoud d’Ariel Sharon, ils ont du mal à dissimuler leur
haine des Arabes et des musulmans. Pour eux, la « libération » de l’Irak était
une cause qui avait fort peu à voir avec le bien-être des Irakiens, de la même
manière que la cause de la « libération » de l’Iran et l’arrêt contraint de son
programme nucléaire – qui a fait l’objet, récemment, d’une plaidoirie de Shimon
Peres dans un éditorial du Wall Street Journal – ont fort peu à voir avec le
bien-être des Iraniens. Ce à quoi ils aspiraient, c’était à une certaine
amélioration dans l’environnement militaire et stratégique d’Israël.
Depuis
la crise irakienne, leur nom est familier pour tous les lecteurs de quotidiens
et de magazines : Wolfowitz et Feith, les numéros 2 et 3 au Pentagone ; Richard
Perle, ex-président et toujours membre de l’influent Defense Policy Board,
parfois appelé le parrain politique des néocons et autour duquel plane avec
insistance une nuée de scandales financiers ; Elliott Abrams, directeur du
service Moyen-Orient au Conseil National de Sécurité, au passé chargé en
Amérique du Sud et dans le scandale de l’Irangate (Iran – contra nicaraguayenne)
; ainsi que leurs nombreux amis et leurs homologues dans les médias, tel le
Centre pour la Politique de Sécurité de Frank Gaffney, l’American Enterprise
Institute, l’Institut juif pour les Affaires de Sécurité nationale (Jewish
Institute for National Security Affairs : JINSA), le Projet pour le Nouveau
Siècle Américain, le Centre pour les études politiques moyen-orientales (Center
for Middle East Policy) de l’université Hudson, le Washington Institute for Near
East Policy (dépendance de l’Aipac, American Israel Public Affairs Committee –
Comité américano-israélien pour les affaires publiques – lobby sioniste) et bien
d’autres encore. Comme plusieurs commentateurs l’ont fait observer, les
attentats du 11 septembre ont fourni aux néocons une chance unique de prendre le
contrôle (d’aucuns diraient prendre en otage) la politique moyen-orientale des
Etats-Unis – ainsi que le pouvoir décisionnel en matière militaire – dans
l’intérêt d’Israël, en réussissant à faire en sorte que les Etats-Unis
appliquent la doctrine de la guerre préemptive contre les ennemis de ce
pays.
Cette tendance se fondait sur une analyse erronée – en réalité
volontairement tendancieuse – des attentats subis par les Etats-Unis – non pas
seulement le terrible coup qui leur a été asséné le 11 septembre, mais aussi les
nombreux coups de semonce qui l’avaient précédé, tels les attentats à la bombe
contre les ambassades américaines en Afrique de l’Est et l’attaque contre le
bateau de guerre USS Cole dans le port d’Aden. L’argument des néocons consistait
à dire que les attentats terroristes ne devaient en aucun cas être interprétés
comme une réplique d’hommes ulcérés et désespérés devant ce que l’Amérique et
Israël perpétraient en matière d’agressions contre le monde arabo-musulman, et
en particulier contre les Palestiniens. Au contraire, si l’Amérique était ainsi
attaquée, c’était parce que les terroristes enviaient le mode de vie américain.
L’Amérique était vertueuse, l’Amérique était « bonne ». Le vrai problème,
arguaient les néocons, résidait non pas dans la politique américaine, mais dans
des sociétés islamique « malades » et « faillies» d’où les terroristes
surgissaient, à cause de leurs systèmes éducatifs haineux, et de leur religion
fondamentalement « violente » et « fanatique ». Ainsi, plutôt que de corriger
leur politique erronée ou d’en changer, les Etats-Unis furent exhortés à «
réformer » et à « démocratiser » les sociétés arabes et musulmanes – au besoin,
par la force – afin d’assurer leur propre sécurité et celle de leurs alliés. Des
guerres délibérément choisies tinrent désormais lieu de politique extérieure
américaine officielle.
Soucieux d’assurer la pérennité de la suprématie
régionale d’Israël, en brisbille avec des gens en qui ils voyaient des
adversaires détestables – l’islam militant, le nationalisme arabe et le
radicalisme palestinien – les néocons avancèrent la thèse selon laquelle le but
de la politique américaine au Moyen-Orient devait être rien moins que la «
restructuration » complète de la région, sur les plans politique et idéologique.
Exporter la « démocratie » ne pourrait servir que la défense tant des Etats-Unis
et d’Israël. Un Moyen-Orient « réformé » ne pourrait être que pro-américain et
pro-israélien. Tout cela semble bien avoir atteint le niveau d’un programme
ambitieux – peut-être un peu trop – en vue de la domination régionale d’Israël,
sous la direction de l’extrême droite israélienne et de ses amis américains.
L’Irak fut le premier pays candidat à la cure de « démocratisation », mais
le besoin qu’il aurait soit disant eu de cette médication douteuse pourrait tout
aussi bien justifier une agression contre la Syrie, l’Egypte, l’Arabie saoudite
ou tout autre pays dans lequel une « menace » pourrait être détectée et / ou le
zèle réformateur américain, dirigé. Immédiatement après le 11 septembre,
Wolfowitz appela à la destruction de l’Irak de Saddam Hussein. C’était là une
cause qu’il défendait, sans succès, depuis le début des années 1990. Mais
l’accession à des positions décisionnaires des néocons, la peur d’autres
attaques terroristes et les instincts guerriers du président américain ont
abouti à ce que le scénario de ce Dr Folamour apparut soudain tout à fait
réalisable. Pas la moindre preuve, en revanche, n’a pu être trouvée, d’un lien
entre Saddam Hussein et Oussama Ben Laden. De plus, l’Irak ne représentait une
menace pour personne, et surtout pas pour les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne.
Epuisé par deux guerres, ce pays a été affamé douze années durant par les
sanctions internationales les plus punitives de l’histoire moderne. Les
inspecteurs de l’Onu, sous la direction de Hans Blix, ont fouillé partout dans
le pays et acquis une bonne connaissance de ses capacités industrielles. Ils
n’ont trouvé aucun indice permettant d’affirmer que Saddam aurait reconstitué
ses capacités de produire des armes de destruction massive. Ils auraient
certainement souhaité disposer de plus de temps afin de continuer leurs
recherches et d’atteindre une quasi certitude. Telle était la position de la
plupart des experts européens. Sur ces entrefaites, les dirigeants arabes
avaient enterré la hache de guerre avec l’Irak, au sommet arabe de Beyrouth, en
mars 2002. Tous ce que les voisins de l’Irak voulaient, c’était rétablir leurs
relations commerciales avec ce pays, et non lui faire la guerre. Dans
l’atmosphère de réconciliation qui prévalait alors, même le Koweït trouvait peu
probable que ses citoyens aspirassent toujours à prendre leur revanche sur
l’invasion de leur pays par les troupes de Saddam, en 1990.
Toutefois, les
raisons ne manquaient pas, pour lesquelles Israël et ses amis à Washington,
voulaient que l’Irak fût « restructuré ». Saddam avait osé tirer des missiles
Scud sur Israël, au cours de la guerre du Golfe, en 1991 et, plus récemment, il
avait eu le culot d’envoyer de l’argent aux familles éplorées des kamikazes
palestiniens, dont les maison avaient été détruites par les Israéliens en
représailles. Ces « crimes » étaient restés « impunis ». Plus, en dépit de son
apparente faiblesse, l’Irak de Saddam était le seul pays arabe qui était, à long
terme, susceptible de défier Israël sur le plan stratégique. Le gouvernement
égyptien avait été neutralisé et corrompu par les aides extérieures américaines
et par son traité de paix avec Israël, tandis que la Syrie était affaiblie par
des troubles intérieurs, une économie en déroute et un système politique
totalement sclérosé, pour ne pas dire fossilisé. Il fallait donc absolument
abattre le dirigeant irakien. Les néocons escomptaient que sa chute changerait
la dynamique de la région, dans son ensemble. Elle intimiderait Téhéran et
Damas, voire même Riyadh et Le Caire, et ferait pencher de manière décisive le
rapport de force en faveur d’Israël, lui permettant d’imposer aux Palestiniens
qui n’en peuvent mais les termes impitoyables de son diktat. Certains néocons
envisageaient déjà qu’un traité de paix israélo-irakien serait un sous-produit
bénéfique de cette guerre : la cerise sur le gâteau, en quelque sorte…
Ces
préoccupations, en sus du contrôle des ressources pétrolières de l’Irak, et bien
plus que les soi-disant armes de destruction massive de Saddam, furent les
objectifs réels de la guerre contre l’Irak. Ces objectifs ont été adoptés par
les Etats-Unis afin d’apaiser leurs propres peurs et de restaurer le sentiment
qu’ils incarnent le pouvoir absolu. Mais ce qui a rendu l’offensive possible –
le moteur qui l’a animée – fut un fait permanent dans la vie politique
américaine : l’alliance américano-israélienne, plus étroite que toute alliance
existant entre deux Etat partout ailleurs dans le monde, de nos jours. La guerre
contre l’Irak fut, en réalité, un maximum atteint par les hautes eaux de cette
alliance.
Dans son livre, Warren Bass s’attache à démontrer que les
fondations de l’alliance américano-israélienne ont été posées par
l’administration Kennedy. Il donne même une date précise – le 19 août 1962 –
pour le début de l’alliance militaire telle que nous la connaissons de nos
jours. Ce jour-là, à Tel-Aviv, Mike Fedelman, vice-conseiller à la Maison
Blanche et homme infatigable des contacts entre Kennedy et les juifs israéliens
et américains, rencontra David Ben Gourion et Golda Meir en secret. Il leur dit
que « le président a décidé que des missiles Hawk doivent être fournis à
Israël". Les Israéliens étaient en extase. La décision de Kennedy venait de
rapporter la décision prise par Eisenhower d’imposer un embargo aux ventes de
systèmes d’armement « sensibles » à Israël. « Ce qui a commencé, avec les
missiles Hawks, en 1962 », écrit Bass, « allait s’avérer les relations
militaires les plus extensives et les plus coûteuses de l’après-guerre.
L’étiquette allait s’écrire en milliards de dollars, auxquels il ne faut pas
oublier d’ajouter le coût exorbitant des conséquences diplomatiques qui allaient
en découler. »
Ainsi, la vente des Hawk constitue le premier argument du
dossier établi par Bass afin de démontrer que la paternité de l’alliance
américano-israélienne revient bien à Kennedy. Le second de ces arguments est ce
qu’il qualifie de « dérobades » de Kennedy en matière d’inspection par les
Etats-Unis des installations nucléaires israéliennes secrètes de Dimona, dans le
désert du Néguev. Bien qu’étayée honnêtement et de manière distrayante d’une
pléiade de détails, la thèse n’est pas entièrement convaincante. En réalité,
l’équipe Kennedy, à l’exception de Feldman et de ses amis, ne voulait pas
établir de relation militaire spéciale avec Israël, car il redoutait que cela ne
déclenchât une course aux armements au plan régional. Kennedy n’a jamais adhéré
complètement à la description histrionique que Ben Gourion faisait de Nasser, le
dirigeant égyptien, qu’il aimait à portraiturer sous les traits d’un agresseur
cruel impatient de parachever le génocide hitlérien. Il savait qu’Israël était
assez fort pour faire face à n’importe quelle menace arabe. Il ne croyait pas
que ce pays avait réellement besoin des armes sophistiquées (ni de la protection
formelle) de l’Amérique que, pourtant, Ben Gourion réclamait avec insistance. Il
signifia d’ailleurs vertement à Ben Gourion qu’il n’entendait pas être le
premier président américain à avoir fait entrer le Moyen-Orient dans l’ère des
missiles à longue portée. Kennedy, en réalité, tentait à l’époque d’établir le
contact avec Nasser, en qui il voyait plutôt un nationaliste qu’un communiste
[ce en quoi il voyait juste, car les communistes, Nasser avait une fâcheuse
tendance à les dissoudre dans l’acide sulfurique… ndt]. Il craignait que
d’accorder à Israël un traitement de faveur ne poussât les Arabes entre les bras
des Soviétiques. De leur côté, les experts du service Moyen-Orient au
Département d’Etat ne voyait aucune raison valable, pour les Etats-Unis, de
modifier leur politique en matière d’armements vis-à-vis d’Israël. Comme le dit
un document interne de l’époque : « Entreprendre, en effet, d’établir une
alliance militaire avec Israël serait de nature à détruire l’équilibre délicat
que nous veillons à maintenir dans nos relations proche-orientales.
»
Néanmoins, Kennedy finit par approuver la vente des missiles Hawk à Israël,
qu’Eisenhower avait refusée catégoriquement deux ans plus tôt. Mais il semble
avoir pris cette décision à son corps défendant. Il a dû finalement se rendre à
l’exagération persistante et systématique, par Israël, du danger qu’aurait
soi-disant représenté pour lui l’Egypte, et sans doute aussi, en particulier,
aux assauts de Shimon Pérès, dont la connaissance des débats internes à
l’administration américaine, atteignait un niveau de détail à vous donner la
chair de poule, et qui manoeuvra finement afin de jouer la carte du Pentagone et
du Conseil National de Sécurité contre le Département d’Etat.
L’argumentation
de Bass concernant Dimona est, elle aussi, discutable. Bien loin d’ignorer
délibérément ce qui se passait, de toute évidence, là-bas, Kennedy était tout à
fait opposé à ce qu’Israël obtienne la bombe nucléaire et il était prêt à
repousser les vues de la communauté juive américaine à ce sujet. Au printemps
1963, il avertit Ben Gourion, lui disant (en reprenant les termes de Bass) : «
Un refus d’Israël d’autoriser des inspections à Dimona aurait les plus graves
conséquences pour l’amitié naissante entre les Etats-Unis et Israël. » Kennedy
écrivit deux lettres très dures à Ben Gourion, le 18 mai, puis le 15 juin,
avertissant que « la caution et le soutien de (mon) gouvernement à Israël serait
gravement menacé » au cas où Israël n’autoriserait pas des inspections
détaillées de toutes installations du site de Dimona. Ben Gourion et son
successeur, Levi Eshkol, mentirent à Kennedy entre les dents, au sujet de Dimona
mais, comme Bass l’écrit, Kennedy était en train de préparer un grand coup.
N’eût-il été assassiné, le 12 novembre 1963, il aurait eu nécessairement une
sérieuse explication avec Israël.
La dérobade vint plus tard, avec Lyndon
Johnson, qui était beaucoup moins préoccupé que Kennedy par la prolifération
nucléaire. Ignorant le problème des ambitions nucléaires d’Israël, Johnson
approuva la vente à ce pays de grandes quantités de tanks et d’avions de guerre
américains, avant même la guerre de 1967, qui propulsa l’Etat juif à des sommets
de popularité, d’où il put se gagner une large partie de la communauté juive
américaine, pleine de confiance en elle, d’ambition voire même d’arrogance.
Johnson est le véritable père de l’alliance stratégique entre les Etats-Unis et
Israël. C’est lui, bien plus que Kennedy, qui a « institué le précédent qui
finit par créer, récemment, les relations stratégiques américano-israéliennes :
un marché de milliards de dollars en armements ultrasophistiqués, complété de
dialogues complémentaires entre militaires, de consultations en matière
sécuritaire, d’exercices d’entraînement conjoints et de joint-ventures en
matière de recherche et développement.
Bass évoque la possibilité intrigante
que les Hawks n’avaient jamais été conçus, contrairement à ce plaidait Ben
Gourion, afin de défendre les bases aériennes d’Israël en clouant au sol les Mig
de Nasser, mais qu’ils étaient bien plus adaptés pour définir un sanctuaire de
défense autour de l’usine de fabrication d’armes nucléaires de Dimona afin d’en
assurer la protection. Un corroboration indirecte de cette hypothèse allait
apparaître plus tard. En lançant ses attaques dévastatrices contre l’armée de
l’air égyptienne au premier jour de la guerre de 1967, Israël avait perdu huit
appareils lors de la première vague d’attaques. Un avion endommagé rentra tant
bien que mal à sa base en n’émettant plus aucun signal radio. Il s’égara dans
l’espace aérien de Dimona… et fut promptement abattu par un missile Hawk
israélien.
Après 1967, le foisonnement extravaguant des relations
américano-israéliennes ne connut plus aucun interruption. Si Johnson a été le
père de l’Alliance, Henri Kissinger en a été le papounet. En 1970, il invita
Israël à intervenir en Jordanie, après qu’un roi Hussein assiégé eût appelé les
Etats-Unis à la rescousse. Les troupes syriennes étaient entrées en Jordanie
pour y soutenir les activistes palestiniens engagés dans une épreuve de force
avec le petit roi. Israël n’était que trop heureux de se plier à cette exigence
tout ce qu’il y a de plus illégale. Il procéda à des déploiements militaires
très publicisés en direction du Jourdain. Enhardies par ce soutien, les propres
forces armées de Hussein s’en prirent aux Syriens, qui se retirèrent
promptement. L’armée de Hussein avait dès lors les mains entièrement libres pour
massacrer les Palestiniens. »
Plutôt que de voir dans Septembre noir la
petite querelle locale qu’il était en réalité, Kissinger en attisa les braises
jusqu’à en faire un conflit « Est-Ouest » dans lequel Israël avait réussi à
défaire non seulement les Syriens, mais aussi les Soviétiques. Ce fut le
véritable lancement de la « relation stratégique », dans laquelle Israël se
voyait investi de la « sauvegarde de la paix » au Moyen-Orient pour le compte
des Etats-Unis – ce pour quoi il fut généreusement récompensé par des armes, une
aide militaire et une pleine armoire d’engagements secrets, tous allant à
l’encontre des intérêts arabes.
Kissinger adopta comme si elles eussent été
propres à l’Amérique les thèses principales de la politique israélienne, à
savoir : qu’Israël devait être en permanence plus fort qu’une quelconque
combinatoire possible des pays arabes ; que l’aspiration des Arabes à recouvrer
leurs territoires perdus en 1967 était « irréaliste » ; que l’OLP ne devrait
jamais pouvoir être considéré comme un partenaire de paix. Ses machinations pas
à pas après la guerre d’octobre 1973, visaient à écarter l’Egypte de
l’alignement arabe, exposant les Palestiniens et les autres Arabes à la pleine
puissance du pouvoir militaire israélien. L’invasion du Liban par Ariel Sharon,
en 1982 – au cours de la quelle quelque 17 000 Palestiniens et Libanais ont été
tués, ce qui a entraîné la création de la résistance du Hezbollah – fut une
conséquence directe des plans de Kissinger. En 1970, Israël reçut 30 millions
d’aide américaine. En 1971, après la crise jordanienne, cette somme s’accrut
jusqu’à atteindre 545 millions de dollars. Durant la guerre d’octobre, Kissinger
en appela au vote d’un budget supplémentaire de 3 milliards de dollars, et
l’aide américaine est toujours restée, depuis lors, dans l’ordre de grandeur des
milliards de dollars.
En temps utile, le Congrès fut conquis par l’Aipac –
que Bass qualifie de « machine ronronnante et puissante du lobby durant les
décennies 1980 et 1990 » - tandis que le Washington Institute for Near East
Policy [Winep] (Institut Washington pour la politique moyen-orientale), fondé en
1985 par Martin Indyk, un lobbyiste sioniste d’origine australienne, s’employait
à soigneusement modeler l’opinion publique et à placer ses hommes liges à
l’intérieur de l’administration. Dennis Ross, collègue d’Indyk au Winep et
négociateur de haut niveau de Bush I, fut pendant des années le coordinateur,
pour Clinton, du processus de paix arabo-israélien ; il ne manqua pratiquement
jamais de s’aligner sur les intérêts d’Israël, ce qui est d’ailleurs une des
principales raisons pour lesquelles le processus de paix n’a conduit à rien.
Aujourd’hui, il a réintégré le Winep, dont il est le directeur et l’avocat
permanent.
Mais rien, dans l’histoire de l’alliance américano-israélienne,
n’a jamais égalé l’accession à laquelle nous assistons d’ « amis d’Israël » aux
postes clés dans l’administration Bush actuelle, ni leur lutte déterminée et
couronnée de succès afin de donner l’orientation de leur choix à la politique
étrangère américaine, en particulier au Moyen-Orient – destruction de l’Irak
comprise.
La question lancinante demeure celle de savoir ce que cette amitié
spéciale a apporté. Les guerres, les intrigues sécuritaires et les
démonstrations de force politique, au cours des décennies écoulées, ont-elles
servi les intérêts d’Israël ? Un spécialiste étudiant la région ne peut pas ne
pas se poser les questions suivantes : Que se serait-il passé si le colombe
Moshe Sharett l’avait emporté sur le faucon Ben Gourion, dans les années 1950 ?
Sharett recherchait la coexistence avec les Arabes, alors que la politique de
Ben Gourion consistait à les dominer par la force militaire brute, avec l’aide
de la grande puissance tutélaire – position qui imprègne la pensée israélienne
depuis lors. Que ce serait-il passé, si les territoires occupés avaient été
effectivement échangés contre la paix après 1967 (comme l’avait recommandé Ben
Gourion lui-même, dans une rare période de lucidité), ou après 1973, ou après la
conférence de Madrid de 1991, et même après les accords d’Oslo conclu en 1993 ?
Cela n’aurait-il pas épargné aux Israéliens et aux Palestiniens les douleurs
indicibles de l’Intifada, avec son héritage misérable de haine et de vies
brisées ? Le rêve triomphaliste du « Grand Israël » (contre le quel James Baker,
lui au moins, avait mis Israël en garde) s’est-il avéré autre chose qu’un
cauchemar hideux, infectant la société israélienne des poisons du fascisme ?
L’alliance américano-israélienne est officiellement célébrée, de manière
routinière, dans les deux pays, mais son legs est problématique. Sans cette
alliance, Israël n’aurait sans doute pas succombé à la folie d’envahir le Liban
et d’y demeurer vingt-deux ans ; ni à la brutalité insane du traitement qu’il
inflige aux Palestiniens ; ni à la folie à courte vue consistant à installer 400
000 juifs à Jérusalem Est et en Cisjordanie, lesquels sont désormais en mesure
d’avoir les gouvernements israéliens successifs à leur merci.
Une conclusion
s’impose, incontournable : cette alliance étroite, et les politiques qui en ont
découlé, ont amené tant les Etats-Unis qu’Israël à être méprisés et détestés
dans la plupart des pays du monde – et d’être exposés comme jamais auparavant
aux attaques terroristes.
["Support Any Friend :
Kennedy’s Middle East and the Making of the U.S. Israel Alliance" par Warren
Bass - 360 pages - Oxford University Press - mai 2003 - ISBN : 0195165802 - 30
Dollars.]
2. Israël-Palestine, la guerre en partage,
les diasporas en écho par Sylvain Cypel
in Le Monde du vendredi 11
juillet 2003
Alain Dieckhoff et Rémy Leveau dressent un
bilan des sociétés israélienne et palestinienne après trois ans d'Intifada. Le
sociologue Baruch Kimmerling expose le point de vue d'une minorité
d'intellectuels israéliens exclus du consensus. Pascal Boniface, meurtri de se
voir accusé d'antisémitisme, se défend.
ISRAÉLIENS ET PALESTINIENS, LA GUERRE EN PARTAGE d'Alain
Dieckhoff et Rémy Leveau. Ed. Balland, 316 p., 25 euros.
POLITICIDE LES
GUERRES D'ARIEL SHARON CONTRE LES PALESTINIENS de Baruch Kimmerling. Traduit de
l'anglais par Arnaud Regnauld de la Soudière, éd. Agnès Viénot, 342 p., 19
euros.
EST-IL PERMIS DE CRITIQUER ISRAËL ? de Pascal Boniface. Ed. Robert
Laffont, 240 p., 19 euros.
Est-il permis de critiquer Israël
? s'interroge Pascal Boniface. Professeur à l'Université hébraïque de Jérusalem,
Baruch Kimmerling ne se pose pas la question. Figure des "nouveaux sociologues"
israéliens, il livre ici l'ouvrage engagé d'un "patriote israélien", soucieux
"du sort d'Israël, mon seul pays", écrit-il, mais épouvanté par le consensus
dont bénéficie parmi ses compatriotes la politique sharonienne envers les
Palestiniens.
Structuré autour de la personnalité et du parcours d'Ariel
Sharon, Politicide est de facture inégale (et entaché de quelques erreurs
historiques). Analyser l'évolution politique et celle des mentalités dans l'Etat
hébreu à travers la figure tutélaire d'"Arik, roi d'Israël", dont l'auteur
dessine un portrait cruel et fasciné, est cependant judicieux. Que dit de la
société israélienne le fait qu'elle plébiscite "un criminel de guerre, quelle
que soit la norme à laquelle on se réfère", largement récusé par elle il y a
encore peu ? La question hante l'auteur.
Mais l'intérêt du livre réside
d'abord dans ce qu'il dit... de Kimmerling lui-même. En 2001, il appelait
publiquement à voter Ehoud Barak. Aujourd'hui, son discours est celui d'une
petite frange d'intellectuels israéliens qui, inaudibles pour leurs
compatriotes, assistent, impuissants et désespérés, à ce qu'ils jugent être un
"pourrissement du tissu interne de -leur- société", engendré par la poursuite de
l'occupation des territoires palestiniens. D'où leur fréquente propension à
l'outrance, semblable, par exemple, à celle d'une revue comme The Nation aux
Etats-Unis, face au triomphe du néoconservatisme.
Politicide ? Le terme, même
si Kimmerling le valide dans le cas palestinien, évoque celui de génocide. Une
association sans objet, qui suscitera des polémiques chez ceux pour qui les
représentations du conflit israélo-palestinien sont plus importantes que ses
réalités. Et que dire de l'idée qu'Israël "se transforme en pays fasciste" sinon
que les termes doivent garder un sens. L'histoire abonde d'Etats qui ont mené
des guerres coloniales sans être pour autant fascistes.
Reste ce constat :
dans ce noyau d'intellectuels israéliens, petit mais grossissant, la perception
d'une "fascisation" de leur nation va croissante. Quant à la majorité des faits
décrits par Kimmerling, et des analyses qu'ils induisent, ils sont fondés.
L'outrance ou l'impropriété des "mots pour le dire" ne devrait pas servir à les
ignorer.
La Guerre en partage se place sur un terrain moins émotionnel.
Recueil d'articles de chercheurs occidentaux, israéliens et palestiniens,
l'ouvrage de Dieckhoff et Leveau brosse un état des lieux des deux sociétés en
conflit et de leurs diasporas, après trois ans d'Intifada. Deux articles
présentent un caractère novateur. Le sociologue israélien Uri Ben Eliezer étudie
"l'évolution de Tsahal comme armée postmoderne", en rupture avec "l'Etat-Nation
en armes" qui fit, longtemps, sa spécificité. Avec, pour conséquence, "la
formation d'une société militaire -aux- comportements explicitement
néomilitaristes", qui "prend en charge le travail de reformulation de l'identité
israélienne".
"DE LA VICTIME AU HÉROS"
Pénélope Larzillière, elle, se
penche sur la "figure sacralisée, d'une exemplarité mortifère", du terroriste
suicidaire, "devenue la référence centrale des Palestiniens". "Nihiliste", le
"Shahid", écrit-elle, "nie la défaite et fait passer -son- statut, de victime, à
celui de héros". Explication très partielle d'un phénomène moderne et
effroyable, désormais apparu dans des situations aussi différentes que la
Tchétchénie et le Maroc. Fondée sur des témoignages locaux et des "testaments"
de kamikazes, son ébauche d'analyse a cependant l'avantage de réintroduire des
éléments de réalités sociopsychologiques et politiques dans un questionnement
souvent empreint, en Occident, de présupposés idéologiques, voire
racistes.
Pascal Boniface, enfin, se livre à une attaque en règle de la
politique des divers gouvernements Sharon, qu'il juge "odieuse" pour les
Palestiniens et dangereuse pour Israël. Mais l'objet principal de son courroux
est le CRIF, l'organisme représentatif du judaïsme français. Il lui reproche son
inconditionnalité en faveur de la politique israélienne, l'enfermement du
judaïsme français dans un communautarisme étroit et volontairement "alarmiste"
sur l'antisémitisme en France, et enfin sa clémence à l'égard de petits groupes
juifs racistes et violents.
L'homme est ulcéré d'être régulièrement dénoncé,
dans des médias juifs français, comme un antisémite avéré ou masqué. Qu'a-t-il
écrit pour mériter cette accusation ? Que "lier la lutte contre l'antisémitisme
et la défense à tout prix d'Israël" peut "développer, malheureusement",
l'antisémitisme ; et qu'en agissant ainsi "la communauté juive pourrait être
perdante", face à "une communauté d'origine arabe et/ou musulmane -qui- pèsera
vite plus lourd" ("Lettre à un ami israélien", Le Monde, 4 août 2002, repris
dans le livre).
INSULTES ET PRESSIONS
Il ajoutait que juifs et musulmans
de France devraient veiller à "faire respecter des principes universels, et non
le poids de -leur- propre communauté". Mais, sur ces points, Boniface fait
fausse route. La communauté juive se retrouverait-elle dominée par le Bétar que
cela ne saurait "expliquer" la moindre manifestation d'antisémitisme. Et la
montée en puissance d'une communauté musulmane constituée ne saurait être agitée
comme une menace pour les juifs de France (ce que, par parenthèse, la droite
israélienne ne cesse de son côté de clamer).
Mais ces phrases sont-elles
antisémites ? Justifient-elles le torrent d'insultes et de menaces qu'a reçu
leur auteur ? Les pressions sur son employeur, l'IRIS, et son parti, le PS, pour
qu'ils s'en débarrassent ? Ceux qui cherchent à transformer Boniface en "nouveau
Garaudy" donnent le sentiment de vouloir frapper l'homme d'un infamant stigmate,
afin de disqualifier ses critiques de la politique israélienne...
Au fond, sa
question est la suivante : critiquer Israël ne peut-il être qu'une manifestation
d'antisémitisme ou - version soft - fait-il mécaniquement son lit ? Tel est le
credo des "défenseurs inconditionnels" d'Israël, mais aussi de nombreux juifs
français qui, pourtant, n'adhèrent pas tous à sa politique. Le débat sur ce
soupçon, le livre de Shmuel Trigano le montre, ne fait, sans doute, que
commencer.
3. Cisjordanie : la colonisation
s'accélère par Richard Labévière
sur Radio France Internationale le
vendredi 11 juillet 2003
Près d'un mois après les sommets de Charm
el-Cheikh et d'Aqaba qui ont marqué le lancement officiel de l'application de la
Feuille de route du Quartette (Etats-Unis, Union européenne, Russie et Nations
unies) la colonisation israélienne, sous toutes ses formes, s'est
accélérée.
Des derniers rapports publiés par les ONG israéliennes et
palestiniennes La Paix maintenant, B'tselem, Land-Defense-Comittee et PNGO, il
ressort que des dizaines d'hectares de terrains seront expropriés pour permettre
une extension de la colonie de Ramot, au nord-ouest de Jérusalem.
D'autres
terrains viennent d'être saisis entre Ramallah et Naplouse pour permettre
l'extension des colonies de Maale Levonah et d'Eli.
Dans les régions de
Tulkarem et Jénine, des dizaines d'hectares sont également gélés pour
d'importants travaux de terrassement qui s'enfoncent dans plusieurs kilomètres à
l'intérieur des terres palestiniennes.
D'une manière générale, la
construction de nouvelles unités d'habitation israélienne en Cisjordanie se
poursuit à un rythme sans précédent depuis 2000. Cette politique de construction
est officiellement menée au nom de la croissance dite "naturelle" alors que la
population des colons augmente très faiblement: selon le Yesha, on dénombre,
aujourd'hui 226.000 colons contre 215.000 en 2001.
Et la Paix-maintenant
affirme qu'au moins un quart des logements existants restent pourtant
vides.
Le ministre du logement Effie Eitam, par ailleurs porte-parole des
colons, vient d'annoncer un plan prévoyant la construction de 11.806 nouvelles
unités en Cisjordanie.
Les colonies isolées ne sont pas oubliées. Quelques
jours après les propos d'Ariel Sharon, en mai dernier, sur une possible
évacuation de Beit El et Shilo, propos aussitôt démentis, deux projets
gouvernementaux d'extension ont été publiés: 112 unités nouvelles pour Beit El,
40 pour SHILO.
Au coeur de la ville d'Hébron, la colonie Tel Rumeida aussi
continue de s'étendre.
Enfin, le chantier de la route de contournement de
l'Est de Bethléem entre Har Homa et Tekoa/Noqdim avance également.
Les terres
du village de Zaatara et de la ville de Beit-Sahour sont amputés par ce chantier
qui coupera Bethléem de son arrière-pays agricole et achèvera l'encerclement du
district par un réseau de colonies et de routes.
La presse palestinienne a
condamné, en juin, les encouragements d'Ariel Sharon à construire, et je cite,
«discrètement et sans l'annoncer», ainsi que les propos d'Effie Eitam déclarant:
«la construction en Judée et en Samarie doit se poursuivre; l'arrivée de chaque
nouveau colon doit être considérée comme de la croissance naturelle qui ne
saurait se limiter aux seules naissances», fin de citation.
Autant de propos
qui contredisent, radicalement l'esprit d'Aqaba et la feuille de route, dont la
première phase prévoyait, justement le gel de la
colonisation.
4. Les USA et les dilemmes arabes : Le
temps des interrogations ontologiques par Hichem Ben Yaïche
paru sur
Vigirak.com le mercredi 9 juillet 2003
Dans l'aire arabe,
l'électrochoc de la guerre US en Irak -- pour ne parler que cela -- est loin de
produire tous ses effets. On l'a vu dans le passé, la conscience arabe met
toujours du temps à métaboliser les chocs et les coups. Cela tient à son
biorythme et à une autre temporalité fondamentalement façonné par la culture
islamique.
On le sait maintenant : en Irak, une véritable guérilla contre
les forces militaires US est en train de se mettre en place. Dans le désordre
irakien, celle-ci va se nourrir de la confusion ambiante, du sentiment de
frustration et d'insatisfaction de la population, des hésitations US et,
surtout, du vide politique qui ne fait que perdurer. Incontestablement, il y a
là, les signes avant-coureur d'une somalisation du pays. Pour autant, les cent
quarante mille soldats anglo-américains présents en Irak n'abandonneront leur
mission. On peut même dire qu'ils souffriront le martyre, mais les enjeux
géopolitiques, qui sont considérables, l'emporteront sur toute autre
considération. On l'a écrit, théorisé, dit et répété : l'objectif visé par le
président Bush, ses ministres, ses conseillers et les néoconservateurs qui
inspirent son action est de faire émerger un « modèle démocratique » qui servira
d'exemple à tout le Proche-Orient arabe ! A Washington DC, on veut croire aux
forces des idées pour transformer l'état du monde et surtout celui du monde
arabe. L'hyperpuissance US, pense-t-on dans les cercles de décision, a les
moyens de faire passer ce projet de la virtualité à la réalité. Cela reste à
voir, tant l'équation comporte des inconnues !
On peut être en total
désaccord avec la vision US du monde arabe, mais, dans le même temps, on ne
saurait évacuer en un tournemain le diagnostic qui en est fait. Il s'agit, au
fond, de s'interroger sur les échecs et les impasses arabes. Pourquoi, malgré de
nombreuses tentatives, les Arabes n'ont-ils toujours pas réussi à intégrer la
culture politique démocratique ? Pourquoi les Arabes, en général, ressassent-ils
en permanence, comme un réflexe pavlovisé, les gloires du passé ? Qu'est-ce qui
a conduit à ce que l'islam soit instrumentalisé, à ce point, par des courants
salafistes, prônant et pratiquant la violence comme arme de changement ?
Pourquoi le refus du réel et le choix de « héros négatifs » pour incarner
certains rêves d'aujourd'hui ? Tant de questions qui nécessitent des réponses
urgentes des élites et des pouvoirs politiques arabes.
On ne peut s'empêcher
de penser que ce profond malaise, qui n'est autre qu'un grand mal-être, est
installé dans la durée et va tarauder l'esprit de nombreuses générations
d'hommes et de femmes. Ce n'est pas un truisme que de le dire. C'est loin d'être
une mince affaire. Je dirais même qu'il y a péril en la demeure. Les divisions
de l'islam risquent même de conduire à des interminables fitnas (discordes),
rendant plus insaisissable encore, et plus incompréhensible, cet univers pour le
monde extérieur.
Au-delà des actuelles interrogations de fond sur la place
de l'islam dans une société moderne (un sujet primordial pour ce troisième
millénaire), il y a des urgences auxquelles personne ne peut rester inerte :
qu'offrir à une jeunesse impatiente, qui vit dans l'angoisse du présent et à
court de perspective d'avenir ? Partout, s'inscrit en pointillé, une
désespérance qui, du Maroc à l'Arabie Saoudite, en passant par l'Algérie et
ailleurs, nourrit l'action de desperados de l'islam d'un type nouveau.
Dans
l'aire arabe, l'électrochoc de la guerre US en Irak - pour ne parler que cela -
est loin de produire tous ses effets. On l'a vu dans le passé, la conscience
arabe met toujours du temps à métaboliser les chocs et les coups. Cela tient à
son biorythme et à une autre temporalité fondamentalement façonné par la culture
islamique.
D'ores et déjà, les conséquences du traumatisme (mental) sont
visibles à travers un retour encore plus marqué vers la religion.
L'interprétation qu'on peut en faire ? Il faut y voir là une manière de se
sécuriser, de se sanctuariser et de se protéger contre les agressions
extérieures. Il est encore trop tôt pour dire ce qu'il adviendra de ce
mouvement.
Bien sûr, les réalistes savent que les réponses aux angoisses
existentielles des peuples arabes -- et bien au-delà -- doivent émaner de
l'intérieur, mais les concepteurs US du nouvel archétype démocratique irakien,
en émergence, ont tout intérêt à se méfier de leurs certitudes. Dans le cas de
l'Irak, même si, en apparence, l'axiome de base -- qu'on peut résumer dans cette
fameuse phrase « Pour être colonisé, il faut être colonisable » (1) --, peut en
partie se vérifier, il n'en reste pas moins que l'Amérique met consciemment le
doigt dans l'engrenage d'une région, où les vieux démons peuvent, à tout moment,
ressurgir. On n'est pas loin, ici, des chocs des cultures !
L'Irak, champ
d'expérimentations ? Difficile de dire sur quoi débouchera « l' ?uvre
civilisatrice » US. En attendant que l'écume des jours se tassent,
contentons-nous de méditer les mots, étonnants de lucidité, d'un soldat US : «
Que pouvons-nous faire ici ? Le peuple irakien a 5000 ans d'histoire derrière
lui, alors que nous, Américains, nous en avons que 200 ! »(2)
- Notes :
(1) A coup sûr, aujourd'hui, on peut «
dominer » ou « coloniser » des pays ou des populations à distance. Il faut
analyser aussi la présence militaire US, désormais permanente, par rapport à ses
intérêts stratégiques, dit « vitaux ».
(2) Propos tenus dans un reportage
télévisé en Irak et diffusés dans un JT de France 2.
5. La guerre d'Ariel Sharon par
l'Union juive française pour la paix
in les Dernières Nouvelles d'Alsace
(quotidien régional) du mardi 8 Juillet 2003
L'Union
juive française pour la paix commente les derniers événements au Proche-Orient
depuis l'adoption de la "feuille de route" et fait entendre une "autre voix pour
la paix".
« Le 4 juin 2003, Ariel Sharon accepte la « Feuille
de route », un document préparé par George W. Bush qui, sans vraiment ouvrir une
voie vers la paix, ouvre plutôt une voie de garage pour ceux qui cherchent un
règlement politique du conflit. Rappelons que le premier ministre israélien, au
moment de signer ce document, a aussitôt prévenu qu'il ne serait applicable qu'à
condition « d'abandonner et d'éradiquer le terrorisme et la violence ».
Moins d'une semaine plus tard, le 10 juin, le général Sharon viole cette même
condition en ordonnant un assassinat ciblé contre Abdelaziz al-Rantissi, le
porte-parole du Hamas à Gaza. Les missiles ont manqué leur cible mais ont fait
trois morts et 20 blessés au passage. Pour ne pas en rester là, ce même jour,
Tsahal a fait une incursion dans le camp de réfugiés de Jabalya, accompagnée de
tirs d'hélicoptère : trois Palestiniens ont été tués et plus d'une trentaine
blessés. Les Israéliens ne sont pas dupes. Même un éditorialiste du
quotidien Yedioth Ahronoth a déclaré sur le site web de ce journal, pourtant
classé à droite : « Le choix de la cible et du moment est délibéré... Il
est impossible de dire que la hiérarchie politique n'en connaît pas le prix. Il
semble que peu lui importe que ce soit nous qui le paierons. »
« Poursuivre la guerre de 1948 »
Le surlendemain, la prévision de Yedioth s'est confirmée : un
kamikaze du Hamas se fait exploser dans un bus à Jérusalem-Ouest, attentat qui
se solde par 17 morts et plus de 100 blessés. Moins d'une demi-heure après,
l'armée israélienne revient à la charge : de nouveaux missiles, tirés par deux
hélicoptères, s'abattent sur un quartier de Gaza ; sept Palestiniens sont tués.
Les hélicoptères israéliens reviennent dans la nuit : deux autres Palestiniens
sont tués. Bilan global de ces 48 heures : 16 morts palestiniens et 16 morts
israéliens, ainsi que plus de 150 blessés de part et d'autre. Presque toutes les
victimes sont des civils. Au lendemain de son élection, Ariel Sharon a
annoncé son intention de « poursuivre la guerre de 48 ». On en a la
démonstration avec les derniers événements, pour ceux qui en doutaient encore.
L'ordre qu'a donné Sharon « d'écraser le Hamas » est plutôt interprété comme un
ordre d'écraser la Feuille de Route, les négociations de Taba, celles de Camp
David, les Accords du Caire, ceux de Charm El-Cheikh, le mémorandum de Wye
Plantation, les Accords d'Oslo... Bref, d'écraser toutes les obligations
internationales auxquelles Israël s'est engagée au cours des dernières
années. Quant aux conséquences dramatiques sur la vie quotidienne des
Palestiniens et sur la sécurité des Israéliens, les uns et les autres sauront
apprécier. S'il faut « écraser » quelque chose, c'est bien l'Occupation. Israël
doit se retirer des Territoires et les colons doivent être rapatriés derrière la
frontière de 67, permettant ainsi la création d'un Etat palestinien viable et
souverain, avec Jérusalem comme capitale binationale des deux Etats. Tel-Aviv
doit également arrêter immédiatement la construction du Mur de la Honte, et
reconnaître enfin le droit au retour des réfugiés palestiniens.
Pour l'envoi d'une force internationale
Toute escalade répressive mènera les deux peuples au désastre. Même des
officiers supérieurs israéliens l'ont dit sans détour : il n'y a pas de solution
militaire au conflit. Seule une solution politique basée sur la justice et
l'équité sera à même d'apporter une réelle lueur d'espoir. Avec un minimum de
volonté politique du côté israélien, une telle solution politique est la seule
piste pour, un jour, apporter une paix juste et durable aux deux peuples
victimes de l'engrenage de l'Occupation. Devant l'urgence de la situation,
et à l'instar de l'avis émis par Kofi Annan, secrétaire général de l'ONU, nous
demandons au gouvernement français de tout mettre en oeuvre pour l'envoi
immédiat d'une force internationale de protection du peuple palestinien ».
6. Les Mille et une vies de Saddam Hussein
par Gilles Munier
in France - Irak Actualités N° 14 du mois de juillet
2003
Le président Saddam Hussein est-il vivant, ou mort sous les
bombardements américains qui le visaient ? A-t-il trouvé refuge à l’étranger ?
S’il est mort : qui est l’homme lui ressemblant vu à la télévision après la
chute de Bagdad ? Les lettres et les messages audio adressés au peuple irakien
en son nom sont-ils de lui ? Si ce n’est pas le cas, que cache cette
manipulation : un dirigeant irakien utilisant sa signature ou sa voix pour
galvaniser les moudjahidin ? Ou la CIA qui cherche à justifier les exécutions
sommaires et les arrestations ?
Après l’avoir dit mort ou trop discrédité pour leur nuire dans l’ombre, les
Américains pensent maintenant que le président irakien est vivant, qu’il
coordonne ou inspire la résistance et qu’il faut l’éliminer au plus vite. Mise à
prix de sa tête : 25 000 millions de dollars.
Trente ans de guerre secrète
L’appel lancé le 29 juin
par Paul Bremer, pro- consul américain en Irak, à « capturer ou tuer »
Saddam Hussein n’a rien de sensationnel. Cela fait plus de 20 ans que la
CIA cherche à l’assassiner, en dépit du droit international et de l’Executive
order 11905. Ce texte promulgué par le président Gerald Ford début 1976,
interdisait explicitement à «toute personne employée par les Etats-Unis ou
agissant au nom du gouvernement américain…(de) conspirer en vue de perpétrer des
assassinats » d’hommes politiques étrangers. Certes, cela n’a jamais empêché les
présidents américains de trouver des raisons de ne pas l’appliquer. Ronald
Reagan bombarda la résidence du colonel Khadafi à Tripoli en 1986, tuant une des
filles du président libyen. Pendant la première guerre du Golfe, la CIA a
comptabilisé plus de deux cents tentatives d’assassinat du président irakien(1).
Bill Clinton, décréta que l’Executive order n’interdisait que les meurtres de
chefs d’Etat, pas ceux de terroristes. Il tenta néanmoins sa chance contre
Saddam, sans résultat.
George W. Bush et les néo-conservateurs américains sont moins délicats. Ils
ont tout simplement remplacé le décret Ford par un permis de tuer… La tête de
Saddam Hussein a été mise à prix, comme dans un western. Après avoir fait courir
le bruit qu’il était mort pour démoraliser ses partisans, ils attendent qu’on le
leur livre « mort ou vif ».
Exil
Le 9 avril, lorsque l’US Army a traversé le Tigre
à Bagdad, et a aidé des opposants en tenue civile à renverser une statue de
Saddam Hussein érigée place Firdous, il n’y avait que la mort du président
irakien – un complot ou son départ en exil- pour expliquer l’étonnante
facilité avec laquelle les Américains s’étaient emparés de Bagdad, expliquer
pourquoi les soldats de la Garde Républicaine étaient rentrés chez eux sans
combattre et où étaient passés le gouvernement irakien et le parti Baas. Aussi
extraordinaire que cela puisse paraître, l’ordre donné au gouvernement et aux
membres du parti Baas d’entrer dans la clandestinité, est peut-être venu de
Saddam Hussein lui même, estimant qu’il valait mieux s’organiser dans l’ombre
pour résister plutôt que d’affronter sans espoir un adversaire
surpuissant.
Il y a ceux qui disent sérieusement que si Bagdad n’a pas tenu, c’est parce
que tout allait de mal en pire en Irak depuis deux ans. Pour eux, Saddam Hussein
est mort d’un cancer en 1999, le pays était dirigé depuis par le Conseil
de Commandement de la Révolution (CCR) qui manipulait un sosie !
D’autres, comme Nabih Berri, chef du mouvement chiite libanais Amal,
prétendent que le président irakien s’était réfugié à l’ambassade russe à
Bagdad. Faisait-il partie du convoi de diplomates russes en route pour Damas,
attaqué à quinze kilomètres de Bagdad le 6 avril par les Américains ? A
l’époque, la rumeur a couru que Saddam Hussein avait négocié son départ en exil
à Moscou ou en Biélorussie en application d’un traité datant de l’époque
soviétique. L’opération, assurait-on, avait été préparée par Evguéni Primakov
lors d’une mission secrète effectuée en Irak le 23 février, et acceptée par
Condoleezza Rice, conseillère de George Bush en matière de sécurité
nationale, lors d’un entretien avec le président Poutine à condition que
la Garde Républicaine ne résiste pas à l’entrée des troupes américaines dans
Bagdad. Difficile à croire quand on connaît Saddam Hussein.
Avion furtif
En fait, si le président irakien est
mort, ce ne peut être qu’en trois circonstances, et si c’est le cas : les
Américains cachent la vérité.
La première : Saddam Hussein est peut-être mort le 20 avril à l’aube, lors
de l’opération « Décapitation » par laquelle débuta l’agression de l’Irak. Ce
jour-là, un avion furtif F-114 A largua quatre bombes EGBU-27 d’une tonne
chacune, guidées par GPS, sur le palais présidentiel à Bagdad. Un proche
collaborateur du président aurait prévenu le Mossad que Saddam y passait la nuit
et quelques minutes plus tard, l’information était traitée par l’Etat-major
américain.
On sait que les services secrets israéliens suivent le président irakien à
la trace. Ils on tenté de le tuer à plusieurs reprises. Une des dernières
tentatives connue a tourné court avec l’explosion en 1992 d’une bombe qui décima
le commando qui s’entraînait dans une ferme du désert du Néguev.
Les bombes EGBU-27 peuvent percer n’importe quel bunker. Si Saddam est
sorti indemne, il a eu beaucoup de chance. En tout cas, c’est un homme fatigué
qui est apparu le lendemain à la télévision irakienne pour faire taire la rumeur
de sa mort. S’agissait-il d’un sosie comme le colportent de nombreux
journalistes ?
Complot
Selon le major-général Alexandre Vladimirov,
vice-président du Collège d’experts militaires en Russie, « Comme dans les temps
anciens, une grosse quantité d’or peut venir à bout d’une forteresse
inexpugnable ». Le chemin de la victoire américaine « est pavé de dollars ».
Plusieurs généraux étaient en discussion avec les Américains, ajouta-t-il, et si
les défenseurs de Bassora et d’Oum Kasr ont combattu aussi vaillamment, c’est
« parce qu’ils étaient coupés de leurs commandants à Bagdad et qu’ils
n’ont pas reçu d’ordres à part ceux remis initialement » (2).
Le Journal du Dimanche a révélé (3) que le général Maher Soufiane
Al-Tikriti, cousin du président et commandant de la Garde Républicaine était en
contact depuis un an avec le Pentagone, et avait trahi son pays en ordonnant aux
troupes irakiennes de laisser les Américains entrer dans Bagdad. Le général
aurait assuré que Saddam Hussein était mort, et qu’il ne servait plus à rien de
combattre. Selon l’AFP, l’ordre aurait été confirmé par Taher Jalil Al-Tarbouche
Al-Tikriti – chef du renseignement militaire – et par un autre responsable
militaire Hussein Rachid Al- Tikriti, père du directeur du bureau de Qusai, fils
cadet du président irakien. Le fait que les militaires soient rentrés chez eux
n’explique pas pourquoi les membres du Parti Baas et du gouvernement en ont fait
autant. D’où venait l’ordre ?
En tout cas, les trois généraux félons et leur famille seraient aujourd’hui
aux Etats-Unis, avec une nouvelle identité et un compte en banque bien fourni.
Reste à savoir s’ils dorment en paix ! On dit aussi que Maher Soufiane aurait
été tué « par erreur » en se rendant à un poste de Marines, ce qui permettrait
aux Américains de ne pas tenir certaines promesses, comme de lui réserver une
place dans un futur gouvernement irakien à leur solde.
Seconde circonstance au cours de laquelle Saddam serait mort : il aurait
été assassiné avec Qussai par Maher Soufiane. Un garde du corps du président
l’aurait enterré en un lieu qui risque de rester secret car ce dernier n’a pas
survécu au bombardement de la villa d’un homme d’affaires irakien chez qui il
avait trouvé refuge.
9 tonnes de bombes pour tuer
Après le bombardement de
la nuit du 19 mars, Saddam avait la preuve que son entourage était infiltré. Il
fit savoir à son proche entourage qu’il participerait à une réunion prévue le 9
avril dans le quartier Al Mansour pour commémorer la naissance du parti Baas. Le
jour dit, il se rendit sur les lieux : un complexe de maisons qu’il lui arrivait
d’utiliser situé près du restaurant Al Saa. Le traître, il en était certain,
avait prévenu l’ennemi.
L’information parvint au siège du Mossad à Tel Aviv qui la transmit
aussitôt au Pentagone. Le lieutenant-colonel Swan reçu l’ordre de détruire une «
cible prioritaire ». Pour lui, cela ne faisait aucun doute, dira-t-il plus tard,
qu’il s’agissait du « big one », c’est à dire de Saddam. Son bombardier B1,
protégé par des F16 et par un avion brouilleur se rendit au dessus de l’objectif
et, 45 minutes plus tard, à 15 heures locales, largua 4 bombes JDAM de haute
précision guidées par satellite, de 9 tonnes chacune. A l’endroit visé, il y a
un cratère de 15 mètres de large sur 8 mètres de profondeur.
Des témoins affirment avoir vu le président et son fils quitter le lieu
quelques minutes avant l’explosion. L’agent du Mossad a été liquidé. Et Abou
Dhabi TV, comme pour prouver que Saddam et Qussai étaient toujours vivants, a
diffusé une cassette vidéo où on les voit participer à une manifestation le 9
avril à 13 heures près de la mosquée Abou Hanifa, soit trois heures avant
l’arrivée des Marines devant le socle de la statue du président érigée sur la
place Firdous. Reste à savoir avec certitude, si le document remis à la chaîne
de télévision n’a pas été filmé quelques jours plus tôt, ou encore s’il ne
s’agissait pas de son sosie.
Depuis la dernière guerre, la rumeur qui court depuis longtemps est que
Saddam Hussein dispose de trois ou quatre sosies, s’est un peu tarie. Dans les
circonstances actuelles, on voit mal comment il pourrait circuler avec eux, ou –
s’ils existent – pourquoi l’US Army n’en a attrapé aucun.
Intifada irakienne
Pour Mohammed Hassan, chercheur
marxiste spécialiste du Proche-Orient (4), il faut se garder de parler «
d’effondrement » du régime baasiste, mais parler plutôt de « retrait de l’armée
et du gouvernement ». Il y a, dit-il, « une sorte de gouvernement qui agit quand
les Américains dorment ».
Dans les différentes lettres qu’il a adressées au peuple irakien, Saddam
Hussein – si elles sont bien toutes de sa main – annonce le déclenchement de «
l’Intifada irakienne » le 17 juillet prochain, jour anniversaire de la
Révolution de 1968 et de son accession à la présidence de la République, et date
butoir qui correspond à la limite que s’étaient donnés les chefs chiites pour
prendre une position définitive concernant leur collaboration avec les troupes
d’occupation. Il appelle les Irakiens à faire des mosquées des centres de
résistance et rend hommage aux chiites qui ont défendu Nadjaf et Kerballa. Mais
il est peu loquace sur les détails du complot dont il a été victime. Il compare
simplement ceux qui l’ont trahi au vizir Al-Alqama qui livra Bagdad aux Mongols
en 1258. Sur la bande sonore diffusée par Al-Jazira le 4 juillet, pour
l’Independance Day, il affirme qu’il est « toujours présent en Irak avec un
groupe de dirigeants ».
En Irak, en ce début juillet, la chasse à Saddam Hussein bat donc son
plein. Les Américains sont sur les dents. Une division informatisée unique au
monde de 26 000 hommes, baptisée « Cheval de fer », passe au peigne fin la
région qui va de Taji au nord de Bagdad à Kirkouk pour le trouver et le tuer.
Elle est dotée de drones qui scannent le territoire. Ses généraux peuvent suivre
en temps réel la progression de leurs soldats. Saddam, lui, se déplacerait à
cheval dans le désert, de cache en cache ; ou dans de vieilles voitures,
habitant dans des maisons en terre battue près des villes, comme en 1991. Il
porterait l’habit traditionnel et aurait modifié son apparence physique.
Au train où vont les événements, il y aura bientôt plus de victimes
officielles du coté américain depuis la chute de Bagdad que pendant l’agression
proprement dite. La résistance, baasiste ou non, s’étend à tout l’Irak. Les
opposants revenus d’Iran, poussés par la majeure partie de la population chiite
profondément patriote, sont contraints d’élever le ton contre les occupants. Les
Kurdes font part de leur mécontentement : encore une fois les promesses qui leur
ont été faites à Washington ne sont pas tenues. Comme disait il y a quelques
mois Scott Ritter, ancien chef de l’UNSCOM, il y a de bonnes chances que les
Américains quittent l’Irak… « la queue entre les jambes ». (7 juillet
2003)
- Notes :
(1) La légende
de Saddam Hussein, par Gilles Munier – Guide de l’Irak, Jean Picollec Editeur,
2000.
(2) Interview sur www.checkpoint-online.ch (29 juin 2003)
(3) L’homme qui a vendu Bagdad,
par Gilles Delafon (Journal du Dimanche - 25 mai 2003)
(4)Interview sur :
www.Solidaire.org (20 juin
2003)
7. Comment on fabrique
un "héros américain" par Jean-Michel Aubriet
in L'Intelligent -
Jeune Afrique du lundi 7 juillet 2003
Doha, Qatar, mercredi 2 avril.
Les journalistes qui se pressent dans le centre de presse du Centcom, le
Commandement central des forces américano-britanniques dans le Golfe, sont mal
réveillés. Dès l'aube, ils ont été tirés du lit par un appel téléphonique les
invitant à une conférence de presse improvisée. Mais ils sont surtout intrigués.
Que signifie cette convocation matinale ? Depuis le début des opérations
militaires en Irak, l'état-major ne distille les informations qu'au
compte-gouttes. L'affaire est-elle si importante ?
Le général de brigade
Vincent Brooks, porte- parole du Centcom, fait son entrée. Tout le monde l'aime
bien, le général Brooks, même s'il s'exprime en public dans une langue de
l'espèce la plus boisée. Comment lui en vouloir ? Il paraît si jeune, si
sympathique... Et puis, c'est un Black. Le symbole de la mission émancipatrice
de l'Amérique, au Moyen-Orient et ailleurs.
Les caméras ronronnent, les
flashes crépitent. « Les forces coalisées, explique Brooks, ont mené à bien une
mission de sauvetage d'un prisonnier de guerre, un soldat de l'US Army détenu à
Nassiriya, au sud de Bagdad. Nos hommes ont regagné sans encombre une zone
contrôlée par la coalition. » Ce prisonnier, c'est le 1re classe Jessica Lynch,
19 ans, de la 507e compagnie de maintenance, basée à Fort Blix, Texas.
Le
lendemain, lors du point de presse quotidien du Centcom, Brooks s'abstient
d'évoquer la question, mais Tom Mintier, de CNN, lève la main : « Vous n'avez
pas fait mention du sauvetage de Jessica Lynch. Or nous croyons savoir que
l'opération a été filmée par une équipe de cameramen de l'armée. Pourrions-nous
voir cette vidéo ? » Le général attendait l'occasion. Certains sont même
convaincus qu'il s'était préalablement mis d'accord avec la direction de la
chaîne. En tout cas, sa réponse est prête : « Le soldat Lynch a été repéré à
l'hôpital de Nassiriya. Un commando des forces spéciales, la task force 20, a
été chargé de le récupérer. Arrivé à proximité de l'objectif, il a essuyé des
tirs, mais est néanmoins parvenu à pénétrer à l'intérieur du bâtiment et à en
ressortir. La prisonnière est aujourd'hui saine et sauve. Nos hommes ont agi
conformément à leur credo : on n'abandonne jamais un camarade tombé au combat ;
on ne laisse jamais son pays dans l'embarras. D'autres questions ? »
«
L'opération a été parfaitement mise en scène, commente Daphne Eviatar dans
l'hebdomadaire américain The Nation. Dans les heures qui ont suivi, ces quelques
faits ont été démesurément gonflés pour fournir le récit d'un "raid audacieux en
territoire hostile". » Sur CNN, les images de l'évacuation de Lynch sur un
brancard et son transbordement à bord d'un hélicoptère Blackhawk passent et
repassent en boucle. Techniquement, elles sont de médiocre qualité, mais elles y
gagnent une aura d'authenticité. Des quotidiens aussi sérieux que le Los Angeles
Times ou le New York Times s'y laissent prendre. Leurs premiers « reportages »
évoquent complaisamment le déluge de feu qui s'est abattu sur les hommes des
forces spéciales à leur arrivée devant l'hôpital de Nassiriya. Le Washington
Post va plus loin. Citant des « responsables souhaitant garder l'anonymat », ses
reporters sur le terrain racontent comment, tombé dans une embuscade avec son
détachement, le soldat Lynch, tel un Rambo femelle, s'est battu pied à pied
contre un ennemi supérieur en nombre, abattant plusieurs séides du dictateur,
avant d'être contraint de se rendre, faute de munitions. Fox News, la chaîne
ultraconservatrice de Rupert Murdoch, célèbre jusqu'à la nausée cette nouvelle «
héroïne américaine ». La blonde jeune femme a, il est vrai, tout pour plaire :
d'origine modeste, n'a-t-elle pas dû s'engager dans l'armée pour payer ses
études ? On est prié de sortir les Kleenex.
Coup sur coup, deux enquêtes,
l'une de la BBC, l'autre du Washington Post, dont les yeux se sont enfin
décillés, vont révéler l'ampleur de la supercherie. La seule information exacte
dans ce délire patriotique est que Lynch a été grièvement blessée, puis détenue
pendant neuf jours à l'hôpital Saddam-Hussein de Nassiriya, qui servait aussi de
siège aux milices du parti Baas. Physiquement et psychologiquement, elle est
encore loin d'être rétablie aujourd'hui. Pour le reste, tout est faux. Voici la
vérité telle que les médias américains, pas franchement ravis d'avoir été si
ingénieusement menés en bateau, ont fini par la reconstituer.
Le 23 mars, à
l'aube, une colonne de plusieurs milliers de véhicules américains progressent
difficilement vers Bagdad. Ceux de la 507e compagnie s'égarent dans les
faubourgs de Nassiriya, où, vers 7 heures, ils tombent dans une embuscade.
Mouvement de panique et gros carambolage. La Jeep où Lynch a pris place percute
de plein fouet un camion. Ses trois camarades sont tués sur le coup. Huit autres
Américains périssent dans l'engagement. Victimes de plusieurs fractures,
notamment à la colonne vertébrale, la jeune femme, qui n'a naturellement pas
tiré le moindre coup de feu, est capturée par les Irakiens et évacuée,
inconsciente, vers l'hôpital Saddam-Hussein.
Quatre jours plus tard, le
Pentagone est informé de la situation par un avocat irakien nommé Mohamed Odeh
Rehaief et décide de monter une vaste opération pour sauver le soldat Lynch. Le
1er avril, appuyés par des unités de marines et de rangers, mais aussi par des
avions d'attaque au sol AC-130, les Blackhawk des forces spéciales se posent à
proximité de la cible. Pour faire diversion, une attaque de blindés est
simultanément lancée sur Nassiriya. Le commando progresse vers l'hôpital sans
rencontrer la moindre résistance. Nul « déluge de feu », et pour cause : les
miliciens baasistes ont pris la fuite vingt-quatre heures auparavant ! Seuls une
poignée de médecins, d'infirmières et de blessés se trouvent encore sur place.
Les soldats américains évacuent la jeune femme, puis découvrent les corps sans
vie de neuf de ses camarades. Quelques heures plus tard, ils prennent
définitivement le contrôle de la zone. Fin de l'histoire.
Aujourd'hui
réfugié aux États-Unis, l'avocat Mohamed Odeh Rehaief a touché le jackpot : il a
reçu d'un éditeur un confortable à-valoir pour la rédaction d'un livre et
collabore à la réalisation d'un film pour CBS. Quant à l'infortunée Jessica
Lynch, clouée sur son lit de douleur, elle est l'objet d'un culte naissant. Les
admirateurs se pressent devant le domicile de ses parents, dans la petite ville
de Palestine, en Géorgie occidentale - ça ne s'invente pas ! Très opportunément,
elle souffre d'amnésie et ne risque pas de démentir les pieux mensonges de ses
supérieurs.
8. Mon Israël : Vous ne
connaîtrez jamais la paix, tant que vous n’aurez pas redécouvert ce qu’est la
justice par Arthur Miller
in The Times (quotidien britannique) du
jeudi 3 juillet
2003
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Dans un appel plein de
passion à l’adresse des dirigeants israéliens, le dramaturge juif (Arthur
Miller) affirme que les colonies en Cisjordanie et la répression qui s’abat sur
les Palestiniens trahissent les idéaux bibliques de justice qui ont pourtant
présidé à la fondation de l’Etat (juif).
Mesdames, Messieurs,
Je me suis rendu dans de
nombreux pays aux systèmes politiques différents afin d’essayer de faire libérer
des écrivains qui y étaient emprisonnés. En tant que président de International
Pen, qui est une association d’écrivains du monde entier engagés dans la défense
de la liberté d’écrire et de créer, j’ai visité ces pays tout simplement afin de
prêter main forte à ses comités locaux dans la lutte qu’ils mènent, dans
de trop nombreux cas, ne serait-ce que pour survivre. A dire le vrai, je n’ai
jamais été enclin à passer du temps loin de mon bureau, mais si j’ai mené cette
action, c’est peut-être parce qu’en tant que juif d’une certaine génération,
j’étais incapable d’oublier ce silence assourdissant, dans les années 1930 et
1940, tandis que le fascisme entreprenait la destruction de notre peuple, dans
l’indifférence du monde entier, pendant bien trop longtemps.
C’est sans doute
parce que je me suis efforcé de faire quelque chose d’utile afin de protéger les
droits de l’Homme que je sais à quel point il est difficile de faire que de
bonnes choses arrivent dans la réalité. Mais en même temps, cette expérience
personnelle m’a montré que la majorité des gens – la grande majorité –
continuent à croire en la justice et souhaitent qu’elle finisse par
s’imposer.
C’est parce que j’ai au moins le sentiment des terribles
contradictions de la position adoptée par Israël vis-à-vis des Palestiniens que
je suis aussi pleinement conscient de la distance qui me sépare,
personnellement, des réalités quotidiennes. Aussi, je n’ai nulle intention de
donner de leçons ni de tenter de convaincre. Les points fondamentaux de mon
opinion sont qu’Israël a le droit d’exister et que les Palestiniens, de la même
manière, ont droit à leur propre Etat. Avec l’expansion des colonies, j’ai
assisté, au début avec étonnement, puis avec incrédulité, à ce qui avait tout
l’air d’une politique vouée à l’échec. Je ne vais pas m’engager dans une
polémique, armé de connaissances de seconde main. Je vais me contenter de dire
ce qui est pour moi une évidence. Cette évidence, c’est que la politique de
colonisation semble bien avoir changé la nature même de l’Etat d’Israël et
qu’une renaissance d’une vision humaniste est absolument nécessaire si l’on veut
que la présence juive (au Moyen-Orient) mérite d’être préservée. Pour dire les
choses, sans doute, de manière par trop succincte, sans la justice en son
centre, aucun Etat ne peut subsister, qui prétendrait incarner l’âme juive.
Cette vision des choses qui est la mienne est sans doute liée à mon histoire
personnelle, liée à un contexte qui contraste violemment avec la situation
tragique que nous connaissons aujourd’hui. En 1948, j’ai été invité au dîner de
gala du Waldorf en l’honneur de la reconnaissance de l’Etat d’Israël par l’Union
soviétique, qui fut la première reconnaissance – et durant une période l’unique
reconnaissance – internationale de ce nouvel Etat. L’idée même d’une nation de
juifs existant à l’époque moderne était difficile à imaginer, à l’époque.
C’était presque comme si une scène des temps bibliques était en train de se
dérouler sous nos yeux, mais cette fois, avec des vrais gens, qui fumaient des
cigarettes.
Imaginez ! Des chauffeurs de bus, juifs. Des policiers, juifs.
Des balayeurs des rues, juifs. Des juges, juifs. Les criminels qu’ils jugeaient,
juifs. Des prostituées, juives. Des stars du cinéma, juives. Des plombiers, des
charpentiers, des banquiers, juifs. Un président de la république, juif. Un
parlement, juif. Un secrétaire d’Etat, juif !… Tout cela était quelque chose de
tellement inouï sur Terre qu’il ne m’est jamais venu à l’esprit – ni je pense, à
l’esprit de la plupart des gens – que le nouvel Israël, étant un Etat gouverné
par des êtres humains, se comporterait comme tout autre Etat a pu le faire au
cours de l’histoire – à savoir qu’il défendrait son existence par tous les
moyens jugés nécessaires, et même qu’il chercherait à élargir si possible ses
frontières. En 1948, vu tout du moins depuis New York, un Etat juif ne pouvait
être que de nature défensive, car ce nouvel Etat était en butte à des agressions
perpétuelles ; il existait en tant que refuge pour un peuple qui avait de
justesse échappé à un anéantissement génocidaire total en Europe, quelques
années auparavant seulement. Et c’est sans doute pourquoi, je pense, ce même
sentiment prédominant, aux cérémonies de l’hôtel Waldorf Astoria, était qu’ayant
échappé au contrôle et à la domination d’autres qu’eux, le temps était arrivé
pour les juifs de se comporter comme les autres, normalement.
Bien entendu,
la plupart des gens, et en particulier certainement pas moi-même, ne se sont pas
posé la question de ce que cela signifiait, ce « normalement ». Dans
l’exaltation du Waldorf, nul ne perçut un tant soit peu, voire même pas du tout,
le côté sombre de l’histoire des nouveaux Etats, et en particulier de leurs
collisions violentes avec d’autres peuples dans des régions voisines, voire
identiques. Durant quelques années, en particulier aux Etats-Unis, un Israël
somme toute idyllique exista, dans l’imagination du public, et pour certaines
personnes, il continue probablement à exister sous cette forme. L’Israël des
kibbutz, de la terre sauvée ( ? ndt), des pionniers et de l’esprit pionnier et
coopératif évoquant les camps scouts. Il y avait indiscutablement beaucoup de
déni psychologique dans cette image d’Epinal, comme il y en a toujours dans
l’imaginaire nationaliste de toute nation. Je n’étais pas sioniste, mais j’ai
certainement contribué, même si ce n’était pas très futé de ma part, à cette
sorte de déni, bien qu’il m’eût semblé étrange d’entendre Golda Meir répondre à
une question sur les Palestiniens en ces termes : « Mais, les Palestiniens,
c’est nous ! ». Mais cela me sembla presque aussi innocent que l’habitude du
président américain de résoudre les inégalités insupportables de la société
américaine en déclarant fièrement : « Mais nous sommes tous Américains !
»
Bien entendu, l’obsession juive pour la justice remonte aux origines. Job,
après tout, ne déplore pas simplement d’avoir tout perdu, ce n’est pas le
bourgeois frappé par une dépression économique. Son désarroi découle d’une
vision horrible d’un monde sans justice, ce qui signifie un monde en proie au
chaos et à la force brutale. Et s’il est appelé à conserver foi en Dieu, en
dépit de tout, c’est en un Dieu qui, mystérieusement reste inflexible et défend
la justice, quelque inscrutable soit son dessein.
Israël, au Waldorf,
incarnait le triomphe de la simple survie, la détermination à vivre une vie
digne d’être vécue. Il symbolisait aussi la survie d’une personnalité, la
continuité de la présence juive dans le tissu de la vie et aussi d’une certaine
façon l’engagement juif dans les considérations éternelles. Bref, Israël était
bien plus qu’une simple entité politique, et a fortiori qu’un lieu géographique
– tout au moins pour partie, car il était très loin de nous et cette distance en
faisait quelque chose bien proche d’une expression artistique, d’une vision
brillante d’une paix féconde.
Quelles qu’auraient pu en être les évolutions,
il semble bien qu’à partir de l’assassinat de Rabin, et depuis lors, la
politique de colonisation et l’abandon apparent par les dirigeants actuels des
valeurs des Lumières devant les attentats suicides incessants et la peur qu’ils
ont engendrée aient éloigné le pays de sa nature visionnaire et, avec lui, la
perspective qui était celle du Waldorf, d’une société pacifique, progressiste et
normale. Ce qui en reste, semble-t-il, est l’exact opposé – une société surarmée
et plutôt désespérée, en délicatesse avec ses voisins et avec le monde entier.
Le fait qu’il soit la seule démocratie dans la région est aisément considéré
hors sujet, comme si cela n’avait pas grande importance, tellement sont nombreux
les gens à lui être hostiles. Peut-être l’hypocrisie qui entoure ce conflit
n’est-elle pas plus importante qu’à l’ordinaire, mais elle n’est certainement
pas moindre.
Est-ce parce que ce pays est celui des juifs que cette hostilité
a trouvé aussi peu de résistance ? Je le pense, mais non pour la raison évidente
d’un antisémitisme congénital, tout au moins pas entièrement. C’est aussi parce
que les juifs ont, depuis leurs origines, déclaré que Dieu signifie la justice
avant toute autre valeur. Nous sommes le peuple de la Bible, et la Bible
signifie la justice, sinon elle ne signifie rien, tout au moins rien
d’important. Le bouclier d’Israël, me semble-t-il, était qu’en ce lieu un
redressement de la balance de la justice avait été opéré : ce peuple avait
survécu au génocide industrialisé et il était revenu travailler la terre et
édifier de nouvelles cités. Cet Israël, d’après mon expérience personnelle, se
gagna rapidement l’admiration et le respect des gens, dont beaucoup n’avaient eu
jusqu’ici aucun égard particulier pour les juifs, voire leur étaient même
hostiles. Ce refus de la mort et cet engagement pour la vie trouvèrent un large
écho dans le monde entier et sont encore aujourd’hui, pour moi, comme il y a un
demi-siècle, tout aussi importants que sa vaillance militaire.
Il peut
sembler futile d’argumenter sur l’histoire rebattue selon laquelle toutes les
nations modernes ont connu, dans leur phase de développement, un système
démocratique pour leurs propres citoyens et quelque chose de tout différent
vis-à-vis des autres hommes, à l’extérieur de ses frontières tant physiques que
psychologiques. Le malheur d’Israël, dont les dirigeants actuels et leurs
partisans ont sans doute conscience, est dû à son entrée tardive sur la scène
internationale, bien après que la mentalité coloniale ait cessé d’être
considérée non seulement comme quelque chose de normal, mais même comme un motif
de fierté. Des quartiers entiers de bâtiments cossus et extrêmement solides, se
dressent encore de nos jours dans les avenues de Londres, de Vienne ou de Paris,
qui abritaient jadis des bureaux dont le rôle était d’administrer les vies et le
sort de gens vivant à des milliers de kilomètres de ces métropoles, dans des
climats qu’aucun Européen ne connaîtrait jamais. L’Israël post-rabinique, sans
doute dans une attitude de défense, demande néanmoins non seulement que
l’horloge s’arrête, mais même que les aiguilles retournent en arrière (vers le
dix-neuvième siècle colonial) afin de permettre son expansion sur des
territoires situés au-delà de ses frontières.
En fin de compte, je suis
persuadé que ce serait une erreur de mettre dans une telle proportion au compte
de l’antisémitisme le ressentiment du monde entier à l’encontre d’une telle
politique. Les Etats-Unis, d’une manière qui laisse la plupart des Américains
pantois d’incrédulité, sont en train de faire l’expérience d’une aversion très
semblable du monde entier à leur égard, très vraisemblablement pour des raisons
similaires. L’administration américaine a opposé un visage extraordinairement et
inflexiblement dur au monde entier, en utilisant de surcroît un ton certain de
donneur de leçons arrogant, et elle a fini par s’aliéner des millions de
personnes qui, très peu de temps auparavant, partageaient sincèrement notre
deuil après les attentats sanglants du 11 septembre 2001. Cela ne faisait pas si
longtemps, après tout, que les Français – oui, j’ai bien dit : les Français –
déclaraient en gros titre dans un de leurs grand quotidiens : « Aujourd’hui,
nous sommes tous des Américains ».
Peut-être certains d’entre vous auront été
frappés par le fait que ce dont je vous parle, depuis le début de cette
intervention, c’est essentiellement de relations publiques, de l’impact d’Israël
en tant qu’image pour le monde, bien plus que des difficiles questions de la
sécurité et des nouveaux arrangements avec les Palestiniens. Mais mon
inspiration, en la matière, remonte bien plus haut dans l’histoire que l’ère de
l’industrie des relations publiques. Thomas Jefferson, lorsqu’il écrivit la
Déclaration d’Indépendance américaine, y inséra une phrase destinée, sans aucun
doute, à aider à justifier la décision prise par la toute nouvelle démocratie
américaine de couper les ponts avec l’Empire britannique. La Déclaration, a-t-il
dit, a été écrite « en tenant compte du minimum de respect dû aux opinions de
l’humanité ». Bref, le pays nouveau-né, encore faible, avait besoin de l’amitié
du monde, ou tout au moins de sa tolérance, même si l’on devait le préparer, dès
cet instant, à la guerre en vue de son indépendance. Là déjà, quelque chose
d’unique était en train de naître à un monde largement hostile ; les
Britanniques étaient l’ennemi et le soutien des Français était purement
stratégique, la monarchie française n’ayant guère besoin de cette nouvelle
démocratie dont l’influence, soupçonnait-elle à bon droit – l’Histoire allait le
démontrer – risquait de mettre en danger son propre régime.
Mais Jefferson
et ses amis comprirent et admirent l’idée qu’aucune nation ne peut perdurer très
longtemps, quelle que soit la vaillance de ses défenseurs, si elle ne manifeste
pas un minimum de respect, en se départissant a fortiori de tout mépris, pour le
reste de l’humanité, dans ses aspirations à la justice et à l’équité pour tous.
Ma conviction personnelle est loin d’être pessimiste. L’histoire d’une
nation compte beaucoup dans la détermination de son avenir. L’histoire juive est
extrêmement longue et remplie, comme je l’ai dit, d’une obsession pour la
justice. Quelle terrible ironie qu’en un sens, l’Etat d’Israël soit attaqué
aujourd’hui par ces mêmes idéaux visionnaires nés dans le cœur des juifs. Il est
grand temps, pour les dirigeants juifs, de réhabiliter leur propre histoire et
de lui redonner son lustre éternel et son rayonnement pour le monde
entier.
[Arthur Miller a prononcé cette
allocution, la semaine dernière, au cours d’une intervention enregistrée en
vidéo à la Foire du Livre de Jérusalem, à l’occasion de sa réception du Prix
Jérusalem pour les accomplissements littéraires en matière de liberté de
l’individu au sein de la société. Participez au débat : "Miller a-t-il raison de
critiquer Israël ?" E-mail : debate@thetimes.co.uk]
9. Mornes célébrations à
Bethléem à l’occasion du retrait israélien par Justin Huggler
in The
Independent (quotidien britannique) du jeudi 3 juillet 2003
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Cela était censé être le Jour de la
Libération, à Bethléem. Mais personne n’est tombé dans le panneau. L’armée
israélienne s’est retirée de la ville, dont elle a confié le contrôle à la
police palestinienne. Cela devait conclure quinze mois d’agonie pour le lieu de
naissance du Christ, quinze mois qui ont réduit une ville, dont les ruelles
étroites pavées de tuf grouillaient autrefois de pèlerins et de simples
touristes, à l’état de ville fantôme résonnant du seul vacarme des tirs.
L’année dernière, des carcasses de voitures encombraient les rues en
flammes, et l’Eglise de la Nativité était assiégée par l’armée israélienne, des
combattants palestiniens y ayant trouvé refuge. Néanmoins, il n’y avait que très
peu de signes de réjouissance à Bethléem hier, et personne ne donnait
l’impression d’être convaincu que ce retrait israélien allait changer quoi que
soit.
Le moment de la libération vint, peu après quatre heures de
l’après-midi. Trois policiers palestiniens entrèrent dans l’Eglise de la
Nativité par sa porte étroite, afin de revêtir leur uniforme, après quoi ils
re-émergèrent, l’air penaud, sur la Place de la Crèche (Manger Square) inondée
de soleil. Les cloches sonnèrent, puis le muezzin de la mosquée voisine
psalmodia des versets du Coran, sa voix résonnant au-dessus des terrasses de la
ville. Ensuite, la police fit un tour d’honneur de la place en 4x4, toutes
sirènes hurlantes.
Les officiers s’empressèrent de faire « étalage » de leur
force ( !) dans la ville, quatre policiers organisant la circulation à un
carrefour, tandis que d’autres barraient à la hâte certaines rues. Mais ils
n’ont pas pu retourner dans leur commissariat central : c’est un tas de gravats.
L’armée israélienne l’a entièrement démoli, l’année dernière. Assis sur les
marches de la mairie, qui donne sur la Place de la Crèche, Hanna Nasser, le
maire, avait l’air abattu. Quelqu’un alla le rejoindre pour lui présenter ses
félicitations. « Des félicitations ? Et pourquoi donc ? » lui répondit le maire.
« Tout ça, c’est un gros coup de bluff des Israéliens. Ils veulent montrer au
monde entier qu’ils ont procédé à un retrait important, alors qu’en réalité, les
checkpoints sont toujours aux sorties de la ville. Retrait ? De quel retrait
parle-t-on ? Ici, il n’y avait aucun soldat », dit-il en montrant la place. « Le
seul changement, c’est qu’il y a de nouveau des policiers en uniforme… »
En
effet, les soldats israéliens s’étaient déjà retirés depuis un mois, et ils ne
revenaient que de temps en temps, pour arrêter des activistes suspects. Dans le
cadre du « retrait (pour la galerie)», l’armée israélienne est convenue de
mettre fin à ces incursions.
Tout le monde, à Bethléem, a le même message :
rien n’a changé. La ville est toujours cernée par des checkpoints israéliens qui
empêchent les Palestiniens d’entrer dans la ville ou d’en sortir. Lundi dernier,
l’armée israélienne a condamné deux routes supplémentaires reliant la ville à
des villages voisins.
Naïla Shâhîn me dit, en colère : « Bien sûr que non :
les touristes ne reviendront pas, s’ils voient un checkpoint sur leur route pour
venir ici ! » Mme Shâhîn, qui appartient à la communauté s’étiolant rapidement
des Palestiniens chrétiens de Bethléem, est la patronne d’un café donnant sur la
Place de la Crèche. Avant l’Intifâdah, Elle servait des cappuccinos et des
pâtisseries aux touristes. En moyenne, elle gagnait 600 shekels par jour.
Aujourd’hui, elle sert des cafés arabes (« turcs ») et du thé à la menthe aux
gens du coin. Elle ne gagne plus que 50 shekels. Et encore, les bons jours
!
Il n’y a que trois mois que son café a réouvert, après être resté fermé
durant sept mois à cause des cessez-le-feu presque continuels imposés par
l’armée israélienne. Le retrait de celle-ci aurait donc dû redonner espoir à des
personnes comme Mme Shâhîn. Mais elles semblent lasses et abattues.
Les
soldats israéliens contrôlent encore le tombeau de Rachel, lieu de pèlerinage
pour les juifs, dont ils assurent la garde en vertu des accords d’Oslo. Mais
partout à l’entour, les boutiques sont fermées. Israël prévoit de construire un
mur au beau milieu de la rue, séparant la maison d’Amjad Awwad, d’un côté, de sa
boutique, de l’autre. La zone doit être annexée à Israël afin d’assurer l’accès
des juifs au mausolée de Rachel, ce qui aura pour conséquence que des centaines
de Palestiniens, dans ce coin, devront vivre entre des murs de béton, coupés
tant de Bethléem, d’un côté, que de Jérusalem, de l’autre.
« Un de mes
cousins est décédé. Il habitait Ramallah », me dit Nasser Dhamseh. « Je n’ai pas
eu l’autorisation d’aller à ses obsèques ». Sa fille vit dans un village voisin.
Il ne peut pas aller lui rendre visite. Le retrait israélien ne changera rien à
cette situation. « Des retraits, nous en avons vécu d’autres, avant celui-là »,
dit M. Dhamseh, qui vit dans le camp de réfugiés de Deheïshéh, dans une vallée
juste au-dessous de la vieille ville. « Ils sont venus. Ils ont tout démoli. Ils
ont tué des gens. Puis ils se sont retirés. Mais ils sont revenus. Nous nous
attendons à ce que cela recommence. »
10. Choses vues à
Ramallah par Christophe Ayad
in Libération du jeudi 3 juillet
2003
[THEODORA OIKONOMIDES - "Bienvenue à Ramallah" aux
éditions Flammarion - 234 pages 18,00 euros.]
Théodora Oikonomides
est une «internationale». Les «internationaux» sont aux territoires palestiniens
ce que les humanitaires sont à certains pays d'Afrique : une tribu aussi
courageuse et indispensable que parfois envahissante, voire agaçante. Dieu
merci, ce n'est pas le cas de Théodora Oikonomides, une éducatrice grecque
francophone de 29 ans, qui vient de passer près de trois ans à Ramallah. Une
étreinte. Elle y est arrivée le 29 octobre 2000, un mois après le début de
l'Intifada. De mois en mois, le ballet des lanceurs de pierres cède la place aux
raids d'hélicoptères et de chasseurs bombardiers. Les check points deviennent de
véritables postes frontières. Les incursions de l'armée israélienne se
transforment en occupations accompagnées de cessez-le-feu. Mais plus que ce qui
se passe au dehors, c'est le récit du «dedans» qui passionne et émeut : l'auteur
raconte sans fard tous les états d'âme par lesquels ce traitement de choc la
fait passer. Jamais un mot de trop et un sens aigu de l'humour qui aide à
franchir avec légèreté les passages les plus éprouvants. Lorsque les
explications deviennent trop compliquées, Théodora Oikonomides n'hésite pas à
faire un petit croquis qui éclaire mieux la situation kafkaïenne dans laquelle
vivent les Palestiniens. Au risque de se fâcher avec une partie de la
profession, force est de reconnaître que Bienvenue à Ramallah est un très beau
reportage de guerre, peut-être l'un des meilleurs sur le conflit
israélo-palestinien.
11. Enfants palestiniens, du
camp à la scène par Christophe Ayad
in Libération du jeudi 3 juillet
2003
Durant trois ans, ils ont transmué au théâtre leur
quotidien. La troupe est en tournée en France.
[Al-Rowwad : «Nous sommes les enfants du camp». Le 5 juillet, animation
palestinienne (photos, marionnettes) à la Goutte-d'Or, 11 h-18 h, square Léon,
Paris XVIIIe. Le 5 (20 h 30) et le 6 (16 h) au théâtre de l'Epée de bois,
Cartoucherie de Vincennes. Les 8, 9 et 10 à Avignon (la Barbière et Bourse du
travail). Les 15 et 17, à Rennes, festival Quartiers d'été, parc des Gayeulles,
21 h. Le 18 juillet, à Carhaix, festival des Vieilles
Charrues.]
Envoyé spécial à Angers - Depuis le 2 juin et
jusqu'au 23 juillet, une petite troupe de théâtre palestinienne tourne dans
toute la France. Al-Rowwad («les pionniers», en arabe) compte seize enfants,
neuf garçons et sept filles, âgés de 10 à 15 ans. Ils viennent tous du camp de
réfugiés d'Aïda, près de Bethléem. Au-delà du spectacle, le travail effectué par
ces enfants tient autant de la thérapie posttraumatique que du théâtre.
Libération les a suivis pendant deux jours, lors d'un séjour à Angers, les 18 et
19 juin.
Des familles
meurtries
Elle ressemble à un écureuil, mais tout le monde
l'appelle «la puce». Wou'oud, son prénom, signifie «promesses» en arabe, mais
pour l'instant, elle n'en a guère vu la couleur. A 11 ans, la vie lui a beaucoup
pris, beaucoup appris. En mars 2002, l'armée israélienne mène une énième
incursion dans le camp de réfugiés d'Aïda. En pleine nuit, un détachement de
soldats ordonne au père de Wou'oud d'ouvrir la porte, qui n'est pas verrouillée.
La famille, tapie dans l'obscurité, ne bouge pas. Les militaires placent une
charge. L'explosion blesse la mère. Pour des «raisons de sécurité», la famille
n'a pas le droit d'appeler des secours. Pendant deux heures, Wou'oud voit sa
mère agoniser, tandis que les soldats attaquent une cloison à la masse afin de
passer chez les voisins. Depuis la mort de sa mère, elle a peur de dormir seule.
Wou'oud paraît si légère qu'un souffle l'emporterait. Mais jamais elle ne se
plaint. Wou'oud parle rarement de ce qui lui est arrivé. Ou alors, avec un
détachement et un naturel plus inquiétants encore que le silence.
Anas,
«l'ancien», est à 15 ans le plus grand des garçons. Il vit avec une balle dans
le ventre car les médecins jugent l'opération risquée pour l'instant. Il sait
déjà qu'il veut devenir acteur. Il sait aussi qu'avec la fin de la guerre, «les
problèmes ne cesseront pas», mais il est sûr que «le théâtre aide à rendre la
vie plus belle».
«La plupart de ces enfants ont perdu un cousin ou un
oncle», explique Abdel Fattah Abou Sourour, fondateur d'Al-Rowwad. Khaled «le
petit» est le meilleur danseur de dabké de toute la Palestine - une danse rurale
où l'on frappe du pied la terre tant chérie. C'est un «bagarreur», tout comme
Khaled «le grand», dont le visage taciturne ressemble déjà à celui d'un adulte.
Mohamed, lui, aime le foot et la castagne avec les soldats. Selon une étude
réalisée par un psychiatre de Gaza, la plupart des enfants palestiniens
idéalisent le modèle du kamikaze, le seul capable, à leurs yeux, de venger la
dignité bafouée de leurs pères, condamnés au chômage, humiliés aux check points
et incapables de protéger leurs familles des attaques.
La vie au camp d'Aïda
Aïda est l'un des vingt-deux camps de réfugiés de
Cisjordanie : 4 000 personnes y vivent dans un rectangle de 150 mètres sur 200.
Camp de toile en 1948, c'est devenu une ville de tôle et de ciment, dans la
banlieue nord de Bethléem, à 8 kilomètres au sud de Jérusalem. En tendant les
bras, on touche les murs de part et d'autre d'une rue. Les habitations sont
aussi coquettes à l'intérieur qu'elles paraissent misérables de l'extérieur.
«Les réfugiés mettent tout dans leurs maisons car ils ne possèdent rien d'autre,
explique Abdel Fattah Abou Sourour, le fondateur d'Al-Rowwad. Je suis né là.
Quand j'étais jeune, il y avait de la place. Aujourd'hui, les enfants n'ont que
la rue pour jouer et s'exprimer. Lancer une pierre contre un char israélien qui
occupe le camp, c'est une réaction spontanée.» Plus de 40 % de la population a
moins de 15 ans, le chômage touche 60 % des habitants. Le camp est cerné par
deux barrages militaires et surplombé par la colonie de Gilo. Depuis le début de
la deuxième Intifada, 26 personnes ont trouvé la mort à Aïda, dont cinq enfants.
«En fondant Al-Rowwad, j'ai voulu sauver la vie de ces gamins. Je ne veux pas
qu'ils deviennent un numéro de plus sur la longue liste des martyrs. Au théâtre,
ils jettent des pierres, meurent... et ressuscitent.»
Le centre Al-Rowwad,
fondé en 1998, se réduit à deux pièces de 16 m2. Près de 600 enfants et adultes
du camp viennent y prendre des cours de théâtre, de danse traditionnelle,
d'informatique, d'anglais, de français ou d'hébreu. On y apprend aussi la
mosaïque, la peinture, les marionnettes, les premiers secours... Le 28 mai 2002,
l'armée israélienne a investi les locaux. «Les soldats ont vidé les tubes de
peinture sur les claviers d'ordinateurs, ils ont tout saccagé. Je ne comprends
pas pourquoi», raconte Abdel Fattah.
«Se cultiver c'est
résister»
Abdel Fattah Abou Sourour, «Abed» pour les proches,
a 39 ans. En 1985, il a obtenu une bourse pour étudier la microbiologie en
France. C'est d'ailleurs à Angers qu'il a commencé un séjour qui a duré à peu
près tout le temps de la première Intifada (1987-1994). Lorsqu'il est rentré,
Abed a découvert une génération perdue «de policiers ou de voyous». «La
différence entre la première et la deuxième Intifada, dit le metteur en scène,
c'est que les enfants sont plus conscients de la nécessité d'étudier. L'an
dernier, ils ont perdu trois mois à cause du couvre-feu, cette année 48 jours.
En revanche, ils ne connaissent même plus le visage de l'ennemi. L'occupant est
devenu un avion ou un tank, au lieu d'un soldat auquel on peut se confronter.
Cette guerre est aussi une guerre contre l'éducation. Se cultiver, c'est
résister. On a besoin de ces jeunes pour construire la Palestine de
demain.»
Les enfants ont travaillé trois ans sur la pièce. «Je suis parti de
leurs improvisations», explique Abed. Peu à peu, la trame s'est mise en place
toute seule : pour raconter leur histoire, celle des parents et des
grands-parents, les enfants ont fini par assimiler celle de la Palestine, de la
déclaration Balfour en 1917 à la deuxième Intifada, en passant par la guerre de
1948, l'exode des réfugiés, la défaite de 1967 et l'occupation, puis l'Intifada
et la paix sans paix d'Oslo. La pièce se présente comme une succession de
tableaux, parfois très courts et au symbolisme un peu appuyé. Le passage où les
gosses brocardent la litanie absurde des plans de paix avortés est hilarant.
Celui où quatre d'entre eux «jouent» aux soldats israéliens sur un check point,
avec un réalisme sadique, fait froid dans le dos.
Solidarité derrière la
tournée
Le rythme des représentations est épuisant. Un soir
à Voiron, en Isère, le lendemain à Figeac, dans le Lot : 600 kilomètres en
minibus pendant lesquels les gosses écoutent à tue-tête les hits de la pop
cairote. «Il est essentiel que ces enfants montrent aux autres le résultat de
leur travail, explique Abed. Il ne faut pas qu'ils s'habituent à leur vie. Ici,
ils ont découvert qu'il y avait des juifs qui n'étaient pas des soldats ou des
colons, des juifs contre l'occupation.» Pour mener le voyage à bien, il a fallu
batailler, trouver l'argent, obtenir les visas, les permis de sortie d'Israël,
de passage en Jordanie... Plus qu'aux aides institutionnelles, c'est surtout
grâce à la solidarité d'anonymes que la tournée a pu se faire. Sonia Rostagni
est une comédienne de Lille. Ayant découvert la question palestinienne au hasard
d'une conférence, elle a effectué un séjour à Aïda. Quand les enfants sont
passés par Lille, Sonia a proposé de faire un bout de chemin avec eux. Adoptée
comme «grande soeur», elle va les accompagner jusqu'à la fin de la tournée. A
Angers, une troupe locale a donné la recette d'une représentation. D'autres ont
préparé des repas, prêté un véhicule, donné leur temps.
Dans les coulisses
Qu'ils soient sur scène ou «en civil», les enfants
d'Al-Rowwad se conduisent comme des ambassadeurs itinérants. Ballottés de
réception municipale en collège de banlieue, ils honorent leurs obligations sans
moufter. «Comme ça, les gens sauront que les Palestiniens ne sont pas tous des
terroristes, explique Anas. Plus tard, un jour, ils feront bouger les choses.»
Ces enfants ne reproduisent pas le discours des adultes qui les entourent. Ils
sont déjà des adultes.
Pendant son séjour à Angers, la troupe a été logée par
le centre Léo-Lagrange de Trélazé, une banlieue longtemps connue pour ses
ardoisières : les mines ont fermé, mais les Bretons, Polonais, Italiens,
Marocains et Turcs venus y travailler sont restés. Leurs enfants ont grandi dans
des cités à visage humain. «Ici, c'est tranquille, assure Rabha Kamali,
responsable des 12-16 ans au centre Léo-Lagrange. La douceur angevine n'est pas
un vain mot. «A part qu'il y a la guerre, les jeunes ne savent pas grand-chose»,
explique l'animatrice. Amélie, 14 ans, croit savoir que c'est une «guerre
civile», Anthony pense que «la Palestine se trouve dans les Balkans». Les 16-25
ans sont plus informés, surtout ceux d'origine arabe. Pour Khalid Maarouf, 19
ans, «au début, c'était un conflit pour la terre, maintenant c'est une guerre de
religion, le Hamas contre Israël». Les Palestiniens d'Al-Rowwad, il est passé
les voir cinq minutes, en coup de vent. «Ils sont plus joyeux que je croyais.
Ils profitent, pour une fois qu'ils échappent à leur galère.»
Et la France,
comment la trouvent-ils ? La verdure et le calme ne les étonnent pas. «Je savais
que le monde est différent, raconte Hamada. Je le vois bien à la télé.» Ce qui a
le plus marqué la frêle Wou'oud ? «Le temps qui change tout le temps.» C'est
tout ? «Ah oui, ici, il n'y a pas de juifs.» «Pas de soldats, reprend Abed. Ce
n'est pas pareil.»
Un public bigarré
Jeudi 19 juin, 250 personnes sont venues voir le
spectacle à la maison pour tous de Montplaisir, près d'Angers. Sans publicité,
c'est beaucoup. Deux à trois fois plus que le nombre d'adhérents de la section
locale de l'Association France-Palestine solidarité (AFPS), qui accompagne
Al-Rowwad pendant la tournée. On y rencontre de tout : des catholiques et des
beurs, des militants de gauche et des nouveaux venus à la cause de
l'Intifada.
A la fin, pendant le rappel, les enfants laissent enfin éclater
leur joie. Mais ce qu'ils aimeraient par-dessus tout, c'est montrer leur
spectacle à Jérusalem. La salle du Théâtre national palestinien avait été louée
pour le 30 septembre 2000. L'Intifada a éclaté la veille.
12. Les résistants d’Aïda - De
jeunes acteurs palestiniens en tournée en France par Thierry
Leclère
in Telerama du mercredi 2 juillet 2003
Envoyé spécial
en Cisjordanie - En Cisjordanie, un centre culturel donne des cours de
théâtre aux enfants du camp. Jouer devient alors une autre façon de lutter
contre "la violence et la laideur."
Dites-leur ! Mais dites-leur, en France,
que nous ne sommes pas des terroristes. Chez vous, j'en suis sur, on voit tous
les jeunes Palestiniens comme de futurs kamikazes prêts à se faire exploser... »
Anas, 14 ans, les cheveux gominés, survêtement et tennis de marque, la
tenue-ralliement de tous les ados du monde, aimerait convaincre la terre entière
que de « fausses images «circulent sur les Palestiniens. Malgré son visage pou
pin et sa dégaine de gamin un peu bouboule, Anas parle déjà comme un adulte. La
maturité et le sens politique des jeunes Palestiniens sont stupéfiants. Comme si
la guerre les avait fait grandir trop vite : « Nous sommes des gens éduqués.
Nous aussi, nous aimons la paix, proteste en souriant l'adolescent. Nous voulons
vivre une vie normale, comme tout le monde. Comme les enfants d'Israël.
»
Anas et sa famille habitent Aïda, un petit camp de réfugiés en Cisjordanie
- quatre mille habitants, confinés à l'entrée de Bethléem, autour de quelques
rues en pente. « Camp », le mot prête d'ailleurs à confusion. On devrait plutôt
dire quartier, puisque les tentes de réfugiés de ces familles chassées des
villages alentour, en 1948, par les pionniers israéliens ont été, en cinquante
ans, remplacées par des maisons en dur. Mais pour les habitants de Bethléem -
palestiniens, eux aussi -, Aida reste un camp. Et les enfants comme Anas, des «
enfants de réfugiés », des « Arabes de 48 », comme on dit. Coincé entre une
colonie israélienne et le chantier du mur qui verrouille déjà une bonne partie
de la Cisjordanie (1), le lieu suinte l'ennui. Nous ne sommes qu'à une dizaine
de kilomètres de Jérusalem, mais atteindre Aïda est pourtant une expédition. Le
camp est situé théoriquement en territoire palestinien (d'après le, défunt
accord d'Oslo), mais l'armée israélienne qui a réoccupé progressivement les
territoires palestiniens depuis la deuxième Intifada (septembre 2000) quadrille
le terrain et canalise les habitants vers de petites routes de traverse, les
seules qu'ils aient le droit d'emprunter.
A l'entrée du camp, dans un petit
deux pièces pompeusement baptisé « centre culturel », Anas et la vingtaine
d'ados du théâtre Al Rowwad (« Les Pionniers ») répètent dans un joyeux brouhaha
la pièce qu'ils vont bientôt jouer en tournée en France (2). Nous sommes les
enfants du camp raconte leur histoire, celle de leurs parents et de leurs
grands-parents, chassés de leur village - parfois à quelques kilomètres
seulement d'ici - lors de la création de l'Etat d'Israël.
« Quand j'ai
fondé ce centre en 1998, j'avais une idée en tête : que ces jeunes se battent
autrement qu'en lançant des pierres », explique AbdelFattah Abu-Srour. Ce
biologiste d'une quarantaine d'années qui travaille - quand le couvre-feu ne lui
interdit pas tout mouvement - dans un laboratoire pharmaceutique de Bethléem,
est un enfant d'Aïda. C'est lui qui a écrit la pièce, cette fresque
démonstrative, maladroite mais émouvante : « S'ils veulent jeter des pierres,
qu'ils le fassent sur scène. S'ils veulent mourir en martyr, qu'ils meurent sur
un plateau de théâtre, dit-il. Lutter par la culture, se battre contre la
violence et la laideur. Voilà ce que j'appelle faire de la belle résistance.
»
Sur le petit territoire d'Aïda quadrillé, comme tous les camps, par les
factions palestiniennes, la « belle résistance » d'AbdelFattah Abu-Srour n'a pas
été une mince aventure : « Quand la branche locale du Fatah, le mouvement de
Yasser Arafat, a voulu utiliser nos danseurs dans des manifestations officielles
qui frisaient la propagande, j'ai dit non tout de suite. « Le Fatah, comme les
islamistes du Hamas, a monté son propre centre « culturel » dans le camp d'Aïda
: autant de structures conçues davantage pour salarier des permanents et
récolter des fonds que pour animer la vie du camp, selon AbdelFattah
Abu-Srour...
Son fragile centre culturel Al Rowwad - « c'est mon combat, moi
qui ne crois plus ni en la justice internationale ni en l'Autorité palestinienne
pour libérer notre terre » confie-t-il - se heurte surtout au quotidien
étouffant de l'occupation israélienne. A l'étranger, les «incursions» de l'armée
d'Israël sont systématiquement mises en parallèle avec les terribles attentats
kamikazes. C'est vrai, mais c'est oublier qu'entre ces deux réalités les
Palestiniens «ordinaires» subissent chaque jour mille petites humiliations :
barrages interminables, vexations incessantes... « Nous sommes prisonniers dans
une cage qui se rétrécit de plus en plus », comme dit Salam, jeune comédienne
amateur de la troupe.
Alors, que pèse le modeste théâtre Al Rowwad face à
l'abîme de la violence ? Le hasard, ce jour-là, nous apporte un bout de réponse.
En cette chaude fin d'après-midi du mois de mai, le centre culturel s'apprête à
fermer ses portes quand plusieurs détonations retentissent à la périphérie du
camp. Soudain, les soldats israéliens, invisibles pendant les premières minutes
de l'opération, investissent les rues en Jeep, précédés du bruit assourdissant
des grenades sonores. Les jeunes, autour du centre culturel, se ruent sur les
pierres et partent aussitôt à l'assaut des véhicules. Une mini-Intifada
pathétique, qui ne laisse aucune chance aux ados qui frôlent la mort à chaque
intersection de rue. Une mère, les larmes aux yeux, cherche désespérément son
fils. Deux autres femmes arrachent leur enfant à ce combat inégal... Anas et
plusieurs de ses amis, qui ont enfilé des dossards d'infirmiers siglés du
croissant rouge palestinien, dirigent vers le centre les premiers blessés
ensanglantés. Cris et scènes d'hystérie. Une balle (en caoutchouc ?) a entaillé
le front d'un des jeunes. Des civières sont extraites d'une réserve, une table
pour soigner les blessés est installée au milieu de la pièce... Al Rowwad n'est
plus un centre culturel. La salle de répétition ressemble maintenant à une
infirmerie de campagne. Dans la soirée, on apprendra que plusieurs jeunes,
recherchés par les Israéliens, ont été arrêtés chez eux, à l'autre bout du camp.
Puis à minuit, alors que le calme est revenu, un blindé israélien revient semer
la terreur ; il force le passage dans le camp en écrasant, sous nos fenêtres, la
voiture d'un voisin, dans un bruit sinistre de boîte de conserve. « Juste pour
impressionner », lâchent les enfants d'Al Rowwad, résignés.
" J'ai vu tout à
l'heure quelques enfants du centre culturel jeter des pierres, j'ai même menacé
l'un d'entre eux, s'il continuait, de l'exclure d'Al Rowwad. Mais que rétorquer
à ces jeunes quand ils veulent en découdre ? Les adultes n'ont plus de réponses
à leur apporter, lâche AbdelFattah Abu-Srour, épuisé et défait. Au lieu de la
paix, l'accord d'Oslo a apporté la désillusion. Que demander à cette génération
de la deuxième Intifada, qui n'a connu que la violence et l'enfermement ? On a
mis des semaines à former ce nouveau gouvernement de Mahmoud Abbas, imposé par
tes Américains. Personne ne croit plus à ces tractations en coulisses. Ce qui
compte, pour nous, c'est la fin de l'occupation israélienne, il n'y a pas
d'autres priorités... Quand j'étais jeune, ma génération avait au moins l'espoir
de jours meilleurs, nos parents nous poussaient à faire des études, et puis nous
allions en vacances à la mer, nous circulions. Les adolescents d'aujourd'hui ne
connaissent plus rien de leur pays. » Salam, 13 ans, avec ses deux couettes
sages encadrant son visage grave, approuve : "Jamais je n'ai rencontré un
Israélite de mon âge. Je n'ai jamais discuté avec eux. Je ne suis même pas
sortie de Bethléem depuis trois ans..
La guerre passe par la déshumanisation,
comme l'écrit Michel Warschawski, dernier des Mohicans israélien à franchir
encore les frontières entre son pays et la Palestine. L'autre n'existe plus.
Pour de plus en plus d'Israéliens, le Palestinien est un barbare. Pour le
Palestinien il ne faut rien attendre des «juifs » (ils ne disent pas
Israéliens), « qui détestent les musulmans depuis toujours » décrète sans nuance
Salam. Koultoum, une étudiante qui n'avait rien dit depuis le début de la
discussion. raconte comment sa meilleure amie a voulu se faire exploser dans un
attentat-suicide après la mort de son fiancé tué par les soldats israéliens :
«Mon amie devait se marier à la fin de ses études ; tous deux rêvaient d'une vie
normale et puis tout a basculé. N'imaginez pas tous les kamikazes comme des fous
de Dieu. » Le regard éteint Koultoum parle à voix basse, sans passion : "Au
début, lors des premiers attentats qui ont frappé des citoyens israéliens, on
était sincèrement touchés, on éprouvait de la sympathie. Aujourd'hui, la
pression quotidienne de l'armée est si intolérable, la situation tellement sans
espoir que - c'est terrible à dire - on ne compatit même plus à la mort des
civils israéliens. » Les jeunes Palestiniens, même quand il n'approuvent pas les
attentats-suicides parlent d'ailleurs d'« action-martyre ». Le vocabulaire, au
Proche-Orient est aussi une arme de guerre... Et ces suicidés, qu'ils soient
désespérés ou fanatiques, sont devenus les tristes héros des gosses
palestiniens. Là où les gamins d'Occident accrochent dans leur chambre les
affiches de Harry Potter ou du Seigneur des Anneaux, les jeunes Palestiniens
tapissent leurs murs avec des posters morbides à l'effigie des
kamikazes.
Dans cette lumière noire, la petite lanterne d'Aï Rowwad brille
comme une sentinelle. Quelques représentations à Bethléem, un spectacle annulé à
Jérusalem pour cause d'Intifada. Mais le théâtre malgré tout. Contre le
désespoir. Comme une échappée belle, aussi, grâce à cette tournée en France,
organisée grâce à la mobilisation de dizaines de bénévoles réunis autour de
Jean-Claude Ponsin, un ancien polytechnicien communiste devenu médecin, un
retraité hyperactif toujours en révolte.
Al Rowwad, de Lille à Avignon. De
festivals en soirées-débats. Un bout d'été en France, pour raconter la
Palestine, autrement. La quinzaine d'ados du camp d'Aïda, qui est arrivée le 3
juin dernier avec Abdel Fattah Abu-Srour, brûle d'envie de rencontrer des jeunes
de leur âge. Discuter, convaincre. Ils sont intarissables, drôles, inébranlables
et bouleversants, aussi, ces gamins qui parlent du village de leurs ancêtres,
eux qui n'ont jamais foulé cette terre perdue. Tous, petits-fils et
petites-filles de réfugiés, nourris au biberon de cette mémoire meurtrie. Et
qui, comme la jeune Fatna, 12 ans, lisent déjà l'avenir à reculons : « On est
enfermés depuis presque trois ans. Tout ce qu'on peut faire maintenant, c'est se
souvenir de ce qu'on a vécu avant. »
-
Notes :
(1) Depuis le 16 juin 2002, les Israéliens construisent un mur
de 350 kilomètres pour séparer Israël des territoires palestiniens de
Cisjordanie. Ce rempart de béton et de barbelés censé protéger des infiltrations
terroristes passe à quelques mètres du camp d'Aïda, situé côté
palestinien.
(2) Du 2 au 6 Juillet à Paris : le 2. à 20h, Salle de
l'Indépendance, 48, rue Duhesme (18') ; le 5, Manifestation Palestine à la
Goutte d'or (18e), expo photos, pique-nique et rencontre avec les enfants du
quartier; le 5, à 20h30, et le 6, à 16h, Théâtre de l'Epée de bols
(Cartoucherie, bois de Vincennes). Du 8 au 11 juillet a Avignon et enfin du 12
au 20 juillet en Bretagne : festivals Quartiers d'été (Rennes) et Vieilles
Charrues (Carhaix).
13. L’insulte de l’extension
des colonies ne connaît pas de fin par Amira Hass
in Ha’Aretz
(quotidien israélien) du mardi 2 juillet 2003
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Le speaker de la Voix de la Palestine a
qualifié le mouvement opéré par les Forces d’Occupation Israéliennes (FOI) dans
la bande de Gaza de « retrait », bien qu’Omar Assour, commandant des Forces
Nationales (palestiniennes) de Sécurité lui ait dit qu’il s’agissait seulement
de l’ouverture de la route au trafic palestinien, à quatre points situés au long
de la route principale, condamnée depuis deux ans…
Cela rappela aux
Israéliens le printemps 1994, lorsque des Palestiniens en uniforme prirent
position dans la zone pour la première fois, tandis que les forces israéliennes
quittaient les villes et les camps de réfugiés situés sur le pourtour de la
bande de Gaza. A l’époque, les FOI étaient restées dans un cinquième environ de
la superficie de la bande de Gaza, dans des positions fortifiées. Cela
correspondait exactement à l’expansion des colonies juives dans la bande de Gaza
: 20 % du territoire, pour 0,5 % de la population totale !
Telle était donc
la « justice » du « retrait » de 1994, que d’aucuns osèrent appeler « processus
de paix ». Avant 2000, il se disait qu’il n’était « pas logique » d’abandonner
les « implantations », en particulier celles qui étaient les plus isolées, au
milieu de la zone la plus densément peuplée au monde.
Tout ce discours était
du baratin : les colons continuaient à dicter aux Palestiniens comment ils
allaient devoir vivre – ils leur enjoignaient l’endroit par où une conduite
d’eau ne passerait pas ; celui où un camp de réfugiés ne pourrait pas s’agrandir
; là où les voitures ne pourraient pas passer et là où des stations d’épuration
des eaux usées ne seraient pas construites.
Aujourd’hui, on parle surtout de
calme et de répit. Les Israéliens aspirent à une longue rémission dans la série
des attentats suicides à l’intérieur de la Ligne verte et dans les tirs de
fusées Qassam, un peu de relâchement dans l’angoisse au sujet de leurs fils et
filles qui effectuent leur service militaire dans les territoires.
Les
Palestiniens, quant à eux, soupirent après un répit dans les tirs contre
quiconque est aperçu marchant entre les maisons démolies de Khan Younis et de
Rafah, ou sur les terres qui ont été rasées à la lisière des vergers. Ils
veulent une pause dans les invasions des quartiers résidentiels par les tanks
israéliens, dans les tirs de missiles contre des voitures circulant au milieu
des embouteillages des villes. Et, bien entendu, ils aspirent à la reprise d’un
semblant de vie normale, après la réouverture de la route principale qui
traverse la bande de Gaza du nord au sud.
Les Palestiniens pourront arriver
au travail ou à l’école à l’heure, les matières premières seront livrées aux
chantiers de construction. Les responsables de l’Autorité palestinienne espèrent
que cette amélioration immédiatement sensible leur permettra de s’assurer du
contrôle des diverses formations (palestiniennes) armées.
Néanmoins, les
responsables militaires israéliens sont sceptiques sur les chances de succès.
Eux, savent pourquoi. L’armée se rend bien compte qu’afin que les Palestiniens
de Cisjordanie ressentent, eux aussi, un changement en mieux, elle devra enlever
tous les checkpoints et les blocs de béton bloquant les routes entre les
villages et les villes, et lever toutes les restrictions imposées à leurs
déplacements. Ces restrictions étaient supposées assurer le bien-être des
citoyens israéliens vivant dans les colonies en Cisjordanie, qui ont tellement
proliféré au cours des dix années écoulées. Et en même temps, tout cela semble
presque irréel.
Le bloc de béton qui bouche l’entrée de Kalandiya sera-t-il
détruit, les barrières de fil de fer barbelé autour des villages du sud de
Ramallah seront-elles enlevées ? Celles qui entourent Kalkiliya, Tulkarem et
Naplouse seront elles déplacées plus près des bases des FOI ? Les Palestiniens
seront-ils autorisés à emprunter les bonnes routes directes, appelées (sans
doute par antiphrase) « routes de contournement » ?
Imaginons que la liberté
(limitée) de mouvement qui existait en 2000 soit restaurée, et que l’Autorité
palestinienne réussisse à empêcher les groupes armés de violer le cessez-le-feu.
Bien. Et alors ? Y a-t-il un pékin, en Israël, qui s’attende à ce que les
Palestiniens seront tellement reconnaissants d’avoir été autorisés à quitter
leurs quartiers réservés qu’ils ne verront même plus ce qui est en train de se
produire, pourtant, sous leurs yeux ?
Et c’est quoi, ce qui est en train de
se passer, au vu et au su de la population palestinienne ? Je vais vous le dire
: les colonies connaissent une expansion ininterrompue ! Les implantations ne
sont pas autre chose que le transfert d’une population occupante dans un
territoire occupé ; elles représentent le vol cynique de réserves de terres
vitales pour les villes et les villages palestiniens ; elles sont un déni de la
continuité territoriale et de la possibilité de se développer pour les
Palestiniens ; elles représentent l’accaparement de ressources hydriques
irremplaçables ; elles impliquent le contrôle des voies de communication par
Israël. Les colonies représentent tout cela, et bien d’autres choses
encore.
Les colonies incarnent tous ces sentiments d’être les maîtres des
lieux qui se sont développés chez les Israéliens, au fil des ans, d’un côté
comme de l’autre de la Ligne verte. Il est aujourd’hui un nouvel axiome, en
vertu duquel les « terres d’Etat » seraient réservées aux seuls juifs ; les
Palestiniens auraient besoin de moins de terres et de moins d’eau par tête que
les juifs ; ne mériteraient pas d’avoir – ou ne justifieraient pas - la même
infrastructure ni les mêmes services que les juifs (allez voir la situation à
Jérusalem est et dans les villages de la Galilée : vous comprendrez tout de
suite…) et vivraient ici parce que nous voulons bien le leur permettre, et non
parce que c’est leur droit.
Les colonies provoquent ce profond sentiment
d’offense que ressent quiconque est jugé par le régime digne de beaucoup moins
que son congénère humain. Telle est la discrimination pratiquée jour après jour,
et minute après minute de chaque jour. C’est une insulte aliénante, lancinante,
la même que celle qui était si tristement familière aux noirs d’Afrique du Sud,
à ceux des Etats-Unis et aux juifs d’Europe orientale.
L’establishment
militaire israélien sait désormais très bien d’où vient son scepticisme au sujet
de l’accord de cessez-le-feu. La raison de ce scepticisme est que les
Palestiniens, comme tout le monde, pourront parcourir de nouveau une distance de
dix kilomètres en sept minutes, et non plus en cinq jours. Alors, ils verront, à
nouveau, sur leur territoire, les colonies poussant partout comme des
champignons, et l’armée israélienne en assurer la protection.
Ils vont
découvrir un establishment politique israélien qui peut, au l’extrême rigueur,
accepter de discuter des avant-postes, mais qui ne voit pas l’insulte, le
résultat final de sa politique, en termes de discrimination et de vol, et pour
qui (les colonies d’) Ariel, Alei Sinai, Ma’ale Adoumim, Efrat et Nokdim sont
aussi naturelles et éternelles que peuvent l’être Tel-Aviv ou
Raanana…
14. Timide
désescalade par Valérie Féron
in L'Humanité du mardi 1er juillet
2003
La trêve des groupes armés palestiniens et le début
de retrait israélien à Gaza et Bethléem alimentent un fragile
espoir.
Jérusalem, correspondance particulière - Le
début du retrait israélien des zones autonomes, simultanément à l'annonce d'une
trêve côté palestinien, constitue un début positif mais fragile pour deux "
partenaires " d'un processus politique qui se regardent en chiens de faïence,
l'occupant israélien déclarant ne pas croire à la trêve annoncée, l'occupé
palestinien attendant de voir jusqu'où va la sincérité du gouvernement de Ariel
Sharon dans sa volonté de parvenir à la paix.
Conscient des enjeux, le
premier ministre palestinien en se félicitant des proclamations de cessez-le-feu
a d'emblée souligné " la nécessité de poursuivre le dialogue interpalestinien
pour préserver l'unité ".
Le gouvernement de Mahmoud Abbas vient de
remporter une première victoire en persuadant les groupes les plus radicaux, le
Hamas et le Jihad islamique de suspendre non seulement les attentats mais
également les attaques contre les soldats et les colons israéliens,
représentants directs de l'occupation. Le défi consiste désormais à fortifier ce
rapprochement en mettant sur les rails le pacte politique proposé ces dernières
semaines à l'ensemble des formations palestiniennes, en les rassemblant dans une
direction nationale unifiée ayant une stratégie claire pour parvenir à
l'indépendance sans avoir recours à la violence. Ce pacte politique rendrait
plus solide la trêve, réconcilierait la société palestinienne avec sa direction,
et reste la meilleure option pour Mahmoud Abbas de mettre fin aux bras de fer
que lui livrent à la fois Ariel Sharon et les États-Unis, qui jusqu'ici exigent
le démantèlement par la force des groupes armés. La direction palestinienne s'y
refuse, accusant Ariel Sharon de chercher à provoquer une guerre civile et
estimant être seul juge de la manière dont elle remplit ses engagements.
Le
gouvernement d'Ariel Sharon, pour sa part, semble être à l'affût du moindre faux
pas que commettrait le cabinet palestinien. Qualifiant le cessez-le-feu de "
bombe à retardement ", le gouvernement israélien estime que cette période
servira surtout aux " groupes terroristes " à se reconstituer. Le véritable test
devrait porter sur les questions de retrait total et plus encore la
colonisation. Ariel Sharon avait bien promis lors du sommet d'Akaba de
démanteler celles déclarées " illégales " (tentant au passage de faire passer
les autres pour " légales " ?), avant de déclarer la semaine dernière que la "
colonisation doit se poursuivre " mais loin des caméras. Dimanche, le sujet
déclenchait une crise avec la conseillère du président Bush à la sécurité
nationale, Condolezza Rice, qui a soulevé la question du mur en construction en
Cisjordanie, estimant qu'il vise à créer un nouveau fait accompli sur le
terrain. Le gouvernement israélien lui a rétorqué qu'il est hors de question de
suspendre la construction de ce mur qui, assure-t-il, n'a aucune signification
politique mais reste un impératif sécuritaire. La démarche américaine a conforté
les Palestiniens dans leur sentiment que l'administration Bush est sérieuse dans
sa volonté de faire appliquer la " feuille de route " et sait que le soutien de
la communauté internationale lui est vital pour forcer Israël à en respecter les
clauses. Reste à savoir jusqu'à quel point le président Bush, qui a laissé
quasiment carte blanche à Ariel Sharon depuis deux ans, exercera des pressions
pour faire avancer le processus de paix dans le bon sens.
15. "Il faudrait s’écraser et
ne pas répondre aux insultes ? Ce n’est pas mon genre. L’arrogance de ces gens
est inconcevable" - Interview de Norman Finkelstein
in The Irish
Times (quotidien irlandais) du mardi 1er juillet 2003
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Norman Finkelstein a tout de l’hérétique
juif. Juif, il est antisioniste ; enfant de rescapés de l’Holocauste, il étrille
de manière impitoyable ce qu’il qualifie de « shoah business », d’ « industrie
de l’Holocauste » ; de gauche, ses opinions sont souvent appréciées par des
hommes de la droite extrême, tenants du révisionnisme, tel un David
Irving…
De tempérament, c’est un pugiliste : il ne manque jamais une
opportunité de décocher des invectives contre ses ennemis des organisations
juives aux Etats-Unis et en Israël. Lesquels, il faut le dire, ne sont pas les
derniers à répondre sur le même ton. Les insultes n’ont pas tardé à voler lors
d’une apparition récente de Finkelstein, en compagnie d’un porte-parole du
gouvernement israélien, sur la radio RTE 1, dans l’émission « Bonjour l’Irlande
». Cathal Mac Coille, le présentateur, a dû séparer les deux hommes et leur
demander de se calmer. « Il faudrait s’écraser et ne pas répondre aux insultes ?
Ce n’est pas mon genre », s’est insurgé Finkelstein. « L’arrogance de ces gens
est tout simplement incroyable. »
Il est persuadé que des organisations
juives « pressent le citron » de l’Holocauste, en extorquant des fonds « en
compensation » dont les survivants ne bénéficient pratiquement en rien. « Ce
qu’ils ont fait, à savoir détourner la tragédie vécue par les juifs au vingtième
siècle, pour faire en réalité les poches des gens, c’est tout simplement
dégoûtant ; c’est indigne. » Il dénonce certaines campagnes déclenchées en vue
d’obtenir des réparations de banques suisses et affirme que plus de 20 milliards
de dollars (17,5 milliards d’Euros) ont d’ores et déjà été collectés au titre de
« compensations » dans des plaintes ayant les persécutions de l’Holocauste pour
motif.
Etant juif, Finkelstein peut se permettre d’utiliser un langage que
d’autres ne pourraient jamais employer. Ainsi, il accuse certaines organisations
juives de se comporter « en caricatures de Der Sturmer », magazine nazi,
notoirement antisémite. Il fait constamment référence à ces organisations en les
qualifiant d’ « escrocs », et il n’a pas même pas reculé devant Elie Wiesel, le
survivant de l’Holocauste qui a obtenu le prix Nobel de la paix en 1986, qu’il
qualifie de « clown attitré du Cirque Holocauste. »
Sa hargne plonge ses
racines dans l’expérience vécue par ses parents. Le père de Finkelstein a
survécu au siège du ghetto de Varsovie et au camp de concentration d’Auschwitz ;
sa mère vivait dans le ghetto, et elle a été déportée au camp de Majdanek. Il
les présente comme des athées convaincus.
Son père a reçu compensation du
gouvernement allemand. « Je me souviens encore des enveloppes bleues qui
arrivaient chez nous, une fois par mois. A la fin de sa vie, il percevait 600
dollars mensuellement, ce qui aboutit à un cumul de 250 000 dollars. Même s’il
n’y avait pas d’amour de reste entre mon père et les Allemand – ils les haïssait
tous – il n’y eut jamais aucune plainte au sujet de l’argent. Les Allemands ont
été, en ce domaine aussi – selon leur habitude ! – très compétents et
efficaces.
Par contraste, les compensations perçues par sa mère passaient par
le canal d’organisations juives américaines. « Bien que mes deux parents aient
subi les mêmes épreuves, elle a perçu un total de 3 000 dollars et ne perçoit
aucune pension. Voilà ce que vous recevez des « généreuses » organisations
juives ! »
Sa position sur le conflit israélo-palestinien est tout aussi
controversée. Tout du moins à l’intérieur de sa communauté. « Un tort colossal a
été porté aux Palestiniens, et aucune ratiocination ne saurait justifier ces
exactions. Des possibilités de faire la paix existent, mais l’élite israélienne
ne permettra jamais qu’elles aboutissent. »
Le dernier ouvrage de
Finkelstein, deuxième édition de Image and Reality Of The Israel-Palestine
Conflit [Image et réalité du conflit israélo-palestinien] est une tentative
érudite de démonter l’image d’Epinal d’Israël et de son conflit avec les
Palestiniens. Il y situe la création d’Israël, de manière catégorique, dans la
tradition colonialiste, et il débusque les auteurs [négationnistes, ndt]qui
prétendent que les Palestiniens n’ont jamais existé historiquement.
Il
compare le traitement infligé aux Palestiniens par Israël à l’attitude de
l’apartheid sud-africain envers sa population de couleur ou à la vision des
indigènes « peaux rouges » qui était celle des colons américains.
«
Tous ces pionniers utilisent le même langage. Ce qui n’est jamais montré, ce qui
ne figure jamais sur l’image d’Epinal, c’est qu’il y avait un peuple dans les
contrées où ils sont venus s’imposer. On nous a dit et répété que c’était le
désert, que c’était des terres vierges, et que, de temps en temps – oh, rarement
! – il y avait ces sauvages, un peu (très peu) au-dessus du niveau de la faune
sauvage locale, qui venaient attaquer les bons pionniers courageux. »
Né à
New York, Finkelstein admet qu’il a peu d’expérience directe d’Israël, bien
qu’il ait visité les territoires occupés plus de vingt fois. « Lorsque je suis
là-bas, personne n’en a rien à cirer, du fait que je suis juif. La première
année, j’étais l’attraction ; mais, au troisième au quatrième voyage, c’était
simplement : Hé, venez vite : Norman est de retour ! »
Peut-on en déduire
qu’il n’est, à l’instar d’autres militants de la solidarité qui ont passé un peu
de temps auprès des Palestiniens mais jouissent, quant à eux, de la liberté de
parole et de leur sécurité personnelle une fois rentrés chez eux en Occident,
qu’un simple empêcheur d’occuper en rond ? « Je n’aimerais pas être là-bas. Je
suis un couard complet. Je lève mon chapeau devant ces jeunes gens qui
travaillent dans des circonstances très difficiles, qui aident les Palestiniens
à forer des puits ou portent secours à des gens qui se sont fait tirer dessus.
Si c’est ça, ce que vous appeler semer le trouble, je dois dire que nous avons
besoin de bien plus de gens comme eux, dans le monde où nous vivons aujourd’hui.
»
A la question de savoir si l’on peut considérer qu’Israël est un Etat
démocratique, il répond : « L’Afrique du Sud, autrefois, était-elle une
démocratie ? Il y avait la démocratie, pour les Blancs, pour la « race
supérieure ». De même, Israël, depuis pratiquement sa création, est une société
dans laquelle la moitié de la population a absolument tous les droits, alors que
l’autre moitié n’en a aucun. »
Mais quid des droits démocratiques des
Palestiniens, sous la houlette de Yasser Arafat ? « Comment voulez-vous avoir
une démocratie sous occupation ? Les gens, dans les territoires occupés, n’ont
aucun droit sans que ce droit ait été approuvé par Israël. Comment le
pénitencier d’Alcatraz pourrait-il être considéré démocratique ? Ou un camp de
concentration ? »
« Il y a une solution », insiste-t-il. « Je ne pense
pas que trouver une issue soit aussi difficile qu’on veut bien le dire. Les gens
font tout, en permanence, afin d’enfermer le conflit israélo-palestinien dans
toutes les formes possibles et imaginables de mystification. Ils disent qu’il
s’agit d’inimitiés ancestrales, qu’il s’agit de la Bible ou du clash entre
civilisations. Mais lorsque vous allez vivre quelque temps là-bas, vous voyez
bien que le problème n’a rien de compliqué. La réalité, c’est qu’il y a une
occupation militaire, et qu’elle doit prendre fin. » Et après : quoi ? « Après,
vous pouvez commencer à espérer que les Palestiniens et les Israéliens vivront
ensemble, en paix. »
Bien que Finkelstein jouisse de la sécurité que lui
apporte sa citoyenneté américaine, il a dû acquitter le prix de ses opinions.
Ses quatre livres ont été des succès, en Europe. En Allemagne, 130 000
exemplaires de L’Industrie de l’Holocauste ont été vendus en trois semaines –
mais, aux Etats-Unis, il a été mis à l’index et ses bouquins sont
boycottés.
Le New York Times, a-t-il fait observer, a publié une critique de
son Industrie de l’Holocauste plus impitoyable que celle qu’il avait réservée à
Mein Kampf, un best-seller d’un certain Adolf H.. Cela lui est visiblement resté
sur le cœur, et il y revient. « Je ne veux pas jouer les martyrs, mais si vous
regardez mon histoire personnelle, je n’en m’en tire pas aussi bien que ça. Je
n’ai pas fait les gros titres. Je suis en exil à l’Université De Paul, à
Chicago, parce que je me suis fait jeter de toutes les universités de New
York.
A Chicago, je ne suis pas heureux. Je veux rentrer chez moi. C’est la
raison pour laquelle je conserve un pied-à-terre à New York. Je continue à prier
pour qu’un miracle se produise. Vous pouvez me croire lorsque je vous dit que
j’en ai bavé. »
["Image And Reality Of The
Israel-Palestine Conflict" de Norman Finkelstein, est publié par les éditions
Verso, ISBN 1 85984 442 / 1,15 Livres Sterling.]
16. Washington et le Proche-Orient - Aux
Etats-Unis, M. Ariel Sharon n’a que des amis par Serge Halimi
in Le
Monde diplomatique du mois de juillet 2003
La rencontre d’Akaba, le 4 juin 2003, a
laissé espérer un progrès des négociations au Proche-Orient, perspective
aussitôt remise en cause par les « meurtres ciblés » israéliens et par les
attentats-suicides palestiniens. Les Etats-Unis, qui versent une aide importante
à Israël, pourraient jouer un rôle crucial. Mais, un an avant les prochaines
élections américaines, ni les démocrates, ni les républicains, ni le principal
think tank pour les questions relatives au Proche-Orient ne veulent incommoder
la droite israélienne.
L’idée qu’un lobby pro-israélien, l’American Israel
Public Affairs Committee (Aipac), très actif dans les corridors du Congrès,
oriente la politique américaine au Proche-Orient est désormais presque caduque.
Elle suggère, en effet, qu’il suffirait que cette organisation, qui revendique
soixante-quinze mille membres, perde une bataille parlementaire pour que sa
puissance – et celle du gouvernement de Jérusalem – décline ipso facto. Or on
n’en est plus là. C’est l’ensemble des milieux dirigeants américains – Maison
Blanche, Congrès, les deux principaux partis, la presse, le cinéma [1] – qui ont
construit et consolidé un système pro-israélien à ce point ancré dans la vie
politique, sociale et culturelle des Etats-Unis qu’une défaite de sa part est
devenue presque inconcevable.
Le 11 juin 2003, alors que semblait s’enclencher un
énième « processus de paix », M. George W. Bush a eu l’audace de se déclarer «
troublé » par les attaques israéliennes de la veille contre un dirigeant du
Hamas. Mal lui en prit. L’Aipac, qui a pourtant rarement connu à la Maison
Blanche un locataire mieux disposé à son égard, a dénoncé sur-le-champ «
l’impartialité mal calculée » des commentaires présidentiels. Utiliser l’armée
pour se protéger contre « une bombe à retardement » est « justifié à 100 % »,
ajouta M. Robert Wexler, représentant démocrate (et progressiste) de Floride. «
Israël n’a d’autre choix que d’utiliser la force », opinait M. Tom Lantos, chef
de file démocrate à la commission des affaires étrangères de la Chambre des
représentants. M. Lantos passe lui aussi pour plutôt à gauche aux Etats-Unis.
Cela ne l’empêche jamais de servir de Gramophone aux positions du Likoud. Si les
Palestiniens ne désarment pas les « terroristes », « alors Israël le fera », a
même averti ce représentant de Californie…
Il y a plus de quinze ans, en 1987, un autre membre
du Congrès, Mervyn Dymally, observait déjà qu’un élu de la Knesseth était plus
libre de critiquer la politique israélienne qu’un parlementaire américain [2].
Aux Etats-Unis, un postulant à une responsabilité nationale a en effet tout à
gagner à s’aligner sur les positions les plus extrêmes du gouvernement – de
n’importe quel gouvernement – de Jérusalem. Et il aurait tout à perdre à faire
le contraire. Chacun le sait. Les coups de semonce adressés aux récalcitrants
ont servi de leçon aux autres.
En 1982 et en 1983, deux parlementaires
républicains de l’Illinois, Paul Findley et Charles Percy, avaient eu
l’outrecuidance, pour le premier, de rencontrer M. Yasser Arafat, pour le second
d’approuver la vente d’avions de reconnaissance Awacs à l’Arabie saoudite.
L’Aipac finança massivement la campagne de leurs adversaires. Les deux élus
perdirent leur siège (3]. Vingt ans plus tard, la même chose s’est reproduite.
Coup sur coup, en juin et en août 2002, en Alabama puis en Géorgie, deux
parlementaires, démocrates cette fois, Mme Cynthia McKinney et M. Earl Hilliard,
ont vu des candidats très généreusement soutenus par des organisations
pro-israéliennes les affronter lors de l’élection primaire. Alors que les
sortants surmontent en général cette étape électorale sans difficulté, les deux
parlementaires furent battus. Ils comptaient au nombre des vingt et un membres
téméraires de la Chambre des représentants (sur 435) qui s’étaient opposés à une
résolution… soutenant les représailles de l’armée israélienne contre des
Palestiniens accusés de complicité collective avec les auteurs
d’attentats-suicides.
Dans le contexte de l’après-11 septembre, la
technique permettant de disqualifier un parlementaire insuffisamment inféodé aux
thèses les plus intransigeantes du Likoud est parfaitement rodée. Cet élu
intrépide (et original) risque d’attirer l’attention ; certains Américains
d’origine arabe (ou des musulmans) vont lui témoigner leur reconnaissance et
financer sa prochaine campagne. Le ver est alors dans le fruit. En passant au
peigne fin la liste (qui doit être rendue publique) de ses donateurs pour y
repérer des noms à consonance terrifiante, c’est bien le diable si n’y figure
pas celui d’un individu qui, un jour, a été interrogé par le FBI ou qui aurait
aidé une organisation charitable palestinienne naturellement « liée au
terrorisme ». Ainsi, Mme McKinney avait « accepté l’argent de gens dont on a dit
qu’ils étaient des terroristes arabes ». Un prince saoudien avait offert 10
millions de dollars à la ville de New York, peu après les attentats contre le
World Trade Center. Il s’est vu retourner son don avec mépris par le maire
républicain d’alors, M. Rudolf Giuliani, au seul motif que sa contribution était
assortie d’une critique de la politique américaine au
Proche-Orient.
Démagogie
new-yorkaise
A New York, où résident plus du tiers des six
millions de juifs américains, chacun prend ses distances avec ce qui est arabe
ou musulman. Elue sénatrice de l’Etat en novembre 2000, déjà tentée par la
Maison Blanche en 2008, Mme Hillary Clinton a vite compris de quoi il
retournait. En 1998, elle avait exprimé son soutien à l’idée d’un Etat
palestinien. Pis, l’année suivante elle avait commis la terrible imprudence de
se laisser embrasser par Mme Souha Arafat. Déjà inconvenante de la part d’une
First Lady, une telle étreinte devenait carrément suicidaire pour quiconque
avait des ambitions électorales. Car comme l’explique M. Sidney Blumenthal,
ancien conseiller politique du président Clinton, « un candidat démocrate doit
obtenir deux tiers du vote juif de New York pour l’emporter dans l’Etat [4] ».
Autant dire que, en quelques semaines, Mme Clinton réajusta quelques-unes de ses
positions antérieures.
D’abord, elle se découvrit favorable au transfert
de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem. Etait-ce si urgent ? Cette
préconisation, véritable serpent de mer de la politique américaine, avait déjà
valu à M. James Carter de perdre les primaires de New York contre le sénateur
Edward Kennedy, partisan de ce déménagement. C’était en … 1980. Plus récemment,
les candidats Ronald Reagan et William Clinton avaient réclamé à leur tour ce
transfert avant de terminer deux mandats chacun à la Maison Blanche sans que
l’ambassade ait bougé d’un centimètre.
Restait l’offense redoutable d’avoir été embrassée
par Mme Arafat. Hillary Clinton y consacre un passage des très indigestes (mais
très lucratifs) Mémoires qu’elle vient de publier contre une avance de 8
millions de dollars : « Quand je la rejoignis sur le podium, Mme Arafat me donna
l’accolade, conformément à la tradition. Si j’avais eu connaissance des mots
détestables qu’elle venait de prononcer, je les aurais dénoncés sur-le-champ.
(…) Mon état-major de campagne réussit à réparer les dégâts [5]. » D’autres
dégâts suivraient quand on apprit que la candidate démocrate avait accepté la
contribution financière de la Muslim American Alliance (qui, au même moment,
appelait à voter pour M. George Bush à l’élection présidentielle…). L’argent
impur fut retourné séance tenante. Et Mme Clinton se confondit en excuses pour
n’avoir pas été plus vigilante.
Difficile d’imaginer intransigeance semblable quand
il s’agit des partisans les plus sulfureux de M. Ariel Sharon. Que des
dirigeants fondamentalistes protestants décrivent l’islam comme « diabolique et
tordu », son prophète comme un « fanatique aux yeux écarquillés », voire un «
pédophile possédé par le démon », que certains de ces fondamentalistes aient
approuvé les attentats – « terroristes » ? – contre des médecins pratiquant
l’avortement (sept morts depuis 1993), qu’ils encouragent les discriminations
contre les homosexuels, voire rêvent d’un second avènement du Messie, prélude à
la conversion ou à l’extermination des juifs [6], tout cela gêne à peine M.
Abraham Foxman, directeur national de l’Anti-Defamation League. Il explique : «
Les juifs américains ne doivent pas s’excuser quand ils s’attachent à conforter
le soutien de la droite chrétienne à Israël. Israël assiégé en a besoin. Et ce
soutien est à la fois énorme, constant et inconditionnel [7] ».
Une telle asymétrie est théorisée par l’ensemble
des milieux dirigeants américains. « Il y a une différence, expliquait M.
Giuliani, entre une démocratie, un Etat de droit, quelles que soient ses
imperfections, et une dictature construite sur le principe du terrorisme [8]. »
Au nom de la « clarté morale » qu’imposerait la lutte contre le terrorisme, il
est désormais quasi interdit à un officiel américain, fût-il président des
Etats-Unis, de réclamer quelque concession que ce soit au gouvernement
israélien.
Quand M. Bush a avancé d’un millimètre dans cette
direction, le directeur éditorial du Wall Street Journal, les intellectuels
néoconservateurs William Kristol et Robert Kagan, l’ancien premier ministre
israélien Benyamin Nétanyahou (aussi omniprésent à la télévision américaine
qu’un présentateur de la météo) et le sénateur démocrate et candidat à la Maison
Blanche Joseph Lieberman lui reprochèrent aussitôt une perte de « clarté morale
». Faucon dans une administration de faucons dont le chef a qualifié M. Ariel
Sharon d’ « homme de paix », M. Paul Wolfowitz a même réussi, l’année dernière,
à se faire huer à Washington par une foule pro-israélienne. A la tribune, où
s’étaient succédé M. Giuliani, Mme Clinton, M. Richard Gephardt, dirigeant
démocrate à la Chambre des représentants, et M. John Sweeney, président de
l’AFL-CIO, il avait eu l’invraisemblable toupet d’évoquer la nécessité d’un Etat
pour les « Palestiniens innocents qui souffrent et qui meurent aussi [9].
»
A l’heure où l’élection présidentielle de novembre
2004 conditionne tout, M. George W. Bush s’en remet à son conseiller politique,
M. Karl Rove, pour la plupart de ses décisions. C’est lui qui relit chacun des
discours du chef de l’Etat ; ils ont voyagé ensemble au Proche-Orient au mois de
mai 2003. Aussi cynique que ses collègues conseillers en communication [10], M.
Rove a estimé qu’une élection était « entièrement faite de visuels. Vous devez
faire campagne comme si l’Amérique regardait la télévision le son coupé [11]. »
L’électorat militariste lui étant acquis, il ne serait pas mauvais que le
président des Etats-Unis passe à présent pour l’homme de la paix. Des jolies
images de poignées de main à Camp David ou ailleurs pourraient sans doute y
contribuer.
Comme le rappellent les biographes de M. Rove (deux
livres qui lui sont consacrés viennent de sortir, et chacun évoque dans son
titre « le cerveau de Bush »…), « dans une nation aussi également divisée
qu’elle le fut lors de la dernière élection présidentielle, Rove n’est pas
disposé à envisager une politique qui mettrait le moindre suffrage en péril. (…)
Quand il favorise un changement de cap, c’est qu’il prévoit que la nouvelle
position servira davantage le président, les républicains et la cause
conservatrice. C’est comme cela que Rove a obtenu qu’un président
libre-échangiste impose des droits de douane sur l’acier importé [12] ».La
position politique de M. Bush semble a priori assez solide pour lui permettre
quelques audaces au Proche-Orient. La droite chrétienne va voter en sa faveur,
même s’il gourmande une fois par an un M. Sharon qu’elle adore. Quant à
l’électorat juif (environ 4 % du total), il n’est pas toujours à l’unisson du
lobby pro-Likoud qui prétend parler en son nom et il pèse surtout dans des Etats
(Floride mise à part) jugés acquis aux démocrates (New York, Californie,
Massachussetts).
Servir la cause présidentielle, c’est aussi
grignoter la base de l’adversaire. Il est déjà vraisemblable que M. Bush fera
mieux l’année prochaine dans l’électorat juif qu’en novembre 2000 (il avait
alors recueilli 19 % des voix contre 78 % pour M. Albert Gore). Mais, aux
Etats-Unis, la première des élections reste la primaire des dollars. Et, là, le
potentiel républicain est énorme : 21 % du total des dons et la moitié des
contributeurs individuels du Parti démocrate sont des juifs, souvent plus
favorables que les autres à la colonisation des territoires palestiniens (ils ne
représentent que 2,5 % des donateurs du Parti républicain). Déjà, la prochaine
campagne de M. Bush va être gavée d’argent (la baisse des impôts ne sera pas
perdue pour tout le monde…). L’avantage financier des républicains deviendra
gigantesque si M. Rove parvient en plus à ébranler un des principaux piliers de
la base contributive du Parti démocrate. Depuis le 11 septembre, il s’y emploie.
Non sans succès apparemment [13].
A ce stade, les convictions pro-Likoud des quelques
néoconservateurs qu’on ne cesse de citer deviennent secondaires ; le souci de
personnaliser les politiques et la paresse mimétique de la presse expliquent en
partie l’impact qu’on leur attribue. Plus fondamentalement, c’est en effet
l’ensemble des variables politiques, sociales, religieuses et médiatiques
américaines qui confortent les objectifs des faucons israéliens. L’action du
lobby est réelle, mais elle structure et organise des forces qui se déploient
spontanément. Depuis le 11 septembre 2001, ces forces n’ont jamais été plus
contraires aux desseins palestiniens. Cela, M. Ariel Sharon le sait
bien.
- Notes :
[1]
: Selon Harper’s (décembre 1998), 95 % des films représentant un héros masculin
arabe en faisaient quelqu’un de cupide, violent ou malhonnête. Et c’était avant
le 11 septembre…
[2] : The New York Times, 7 juillet 1987.
L’ultraconservateur Patrick Buchanan a même comparé le Congrès à un « territoire
occupé israélien ».
[3] : L’un des deux, Paul Findley, a fait le récit de sa
mésaventure dans They Dare to Speak Out, Lawrence Hill, New York, 1983.
[4] :
Sidney Blumenthal, The Clinton Wars, Farrar Strauss and Giroux, New York, 2003,
p. 682.
[5] : Hillary Rodham Clinton, Mon histoire, Fayard, 2003, p. 617. Le
récit par l’auteure des négociations de Camp David de juin 2000-janvier 2001 est
un décalque total des thèses israéliennes.
[6] : Lire Ibrahim Warde, « Il ne
peut y avoir de paix avant l’avènement du Messie », Le Monde diplomatique,
septembre 2002.
[7] : Abraham Foxman, « Why evangelical support for Israel is
a good thing », JTA.org, 16 juillet 2002. http://www.adl.org/Israel/evangelical.asp
[8] : Cité par The New York Times, 28 février
1999.
[9] : Lire David Corn, « Searching for « moral clarity » », The Nation,
23 avril 2002.
[10] : Lire « Faiseurs d’élection « made in USA » », Le Monde
diplomatique, août 1999.
[11] : James Moore et Wayne Slater, Bush’s Brain :
How Karl Rove Made George W. Bush Presidential, John Wiley & Sons, Hoboken
(NJ), 2003, p. 273.
[12] : Ibid, p. 286 et 294.
[13] : Lire Thomas Edsall,
« Pledging allegiance to Bush : the GOP hopes pro-Israel policies translate into
Jewish votes », The Washington Post, National Weekly Edition, 6 mai
2002.
17. Un mur pour enfermer les Palestiniens - La
vraie "feuille de route" du gouvernement israélien par Gadi
Algazi
in Le Monde diplomatique du mois de juillet 2003
[Gadi Algazi, professeur
d’histoire à l’université de Tel-Aviv, est un militant de l’association
judéo-arabe Taayoush (Vivre ensemble).]
Réuni le 22 juin en Jordanie, le
Quartet (Etats-Unis, Nations unies, Union européenne et Russie) s’est « inquiété
» des assassinats de dirigeants du Hamas par l’armée israélienne. Ces
provocations empêchent la conclusion d’une trêve avec l’ensemble des groupes
palestiniens et, du même coup, la mise en œuvre de la « feuille de route ».
Mais, pour comprendre quel « Etat » palestinien M. Ariel Sharon envisage
réellement, il suffit de mesurer sur le terrain l’avancée du mur qui enfermera
bientôt 40 % de la Cisjordanie.
Les travaux de construction du mur ont commencé en
avril 2002, mais les protestations des Palestiniens ne parvinrent pas, à
l’époque, à attirer l’attention internationale [1]. Les travaillistes étaient
d’ailleurs à l’origine de cette barrière censée empêcher les attaques contre les
civils israéliens à l’intérieur de la Ligne verte ( la frontière du 4 juin
1967). La droite nationaliste y paraissait même hostile, y voyant l’esquisse
d’une frontière future entre Israël et la Palestine.
Mais presque personne, alors, ne faisait la
différence entre, d’une part, une frontière régulant les échanges pacifiques
entre deux entités indépendantes et, de l’autre, une clôture encerclant les
colonisés et assurant au colonisateur une totale liberté d’intervention. Les
prisons aussi comportent des clôtures. D’ailleurs, celle qui, depuis les années
1990, boucle complètement la bande de Gaza n’a pas empêché l’armée israélienne
d’y opérer, et même de la découper en petites enclaves [2].
La dimension même du projet en Cisjordanie suffit à
comprendre qu’il ne s’agit pas d’une simple barrière sécuritaire. En maints
endroits, la séparation atteint, voire dépasse, 60 à 70 mètres de large, avec
successivement des barbelés, un fossé, le mur lui-même, haut de 8 mètres et muni
d’un système d’alarme électronique, un chemin de terre, une route asphaltée et à
nouveau des barbelés. Les territoires situés entre le mur et la Ligne verte
seront déclarés « zone militaire fermée » et, du côté, palestinien, d’autres
zones interdites ne seront accessibles qu’en passant par des
checkpoints.
Bref, c’est une énorme entreprise. Sans compter sa
partie orientale, le mur coûtera 1,2 milliard d’euros. Sa partie nord, qui doit
être terminée en juillet 2003, court sur 150 kilomètres, mais, au total, il en
fera 650. Contrairement aux assertions selon lesquelles sa construction est très
lente, les travaux, depuis un an, ont avancé très rapidement : 500 bulldozers
seraient simultanément à l’œuvre [3].
Ce rythme s’explique par le flou politique
entourant le mur. La plupart des Israéliens ont l’impression qu’il est construit
plus ou moins sur la Ligne verte, alors qu’en réalité il se situe 6 à 7
kilomètres plus à l’est, à l’intérieur de la Cisjordanie. En juin 2002, le
gouvernement avait autorisé le premier ministre et le ministre de la défense à
en préciser le tracé. Mais ce sont les colons et l’armée qui ont déterminé
celui-ci, M. Ariel Sharon réaffirmant régulièrement son grand intérêt pour le
projet.
Le modèle « bantoustan
»
Selon des chercheurs israéliens et palestiniens,
210 000 Palestiniens font d’ores et déjà les frais du mur [4]. En février 2003,
des sources palestiniennes estimaient à plus de 80 000 le nombre d’arbres
déracinés [5] – ce qui a d’ailleurs donné naissance à un véritable trafic
d’oliviers, lesquels ont été replantés dans les villas de nouveaux riches
israéliens (6]… Quelque 30 000 paysans ont perdu tout moyen d’existence, leurs
terres se trouvant de l’autre côté du mur. Et pas une des portes que le
gouvernement israélien avait promis d’aménager dans le mur pour qu’ils puissent
s’y rendre n’a été mise en place.
Et pour cause : si le mur est un bâton, le permis
d’accéder à sa terre tient lieu de carotte, agitée pour contraindre les
Palestiniens à collaborer avec l’occupant. Mais la dépossession risque de
devenir irréversible. En vertu de la loi ottomane, toujours en vigueur en
Israël, nombre de ces terres, dites miri, appartiennent au sultan ; et si les
paysans ne parviennent plus à les cultiver pendant trois ans, elles reviennent à
celui-ci, donc à son successeur, l’Etat d’Israël. C’est ainsi que la majeure
partie de la Cisjordanie a été déclarée « terre d’Etat » et utilisée pour y
construire des colonies.
Il est difficile d’évaluer la superficie
supplémentaire qu’Israël contrôlera grâce à la construction de cette clôture. La
première phase concernerait 3 % de la Cisjordanie. Mais ce pourcentage – qui
augmentera certainement au fur et à mesure – ne tient pas compte de l’importance
de la zone pour l’économie palestinienne : la région de Tulkarem, de Kalkilya et
de Jénine est en effet la plus fertile de toute la rive occidentale du Jourdain,
dont elle représente 40 % des terres agricoles et les deux tiers des puits
(vingt-huit d’entre eux se trouvent désormais de l’autre côté). Au-delà des
communautés victimes de l’opération, c’est toute l’infrastructure de l’économie
palestinienne qui est atteinte.
L’affaire ne se résume toutefois pas à des
expropriations et à des annexions. Depuis le début 2003, les organisations non
gouvernementales palestiniennes et les pacifistes israéliens commencent à
réaliser que le mur n’est qu’un élément d’une entreprise bien plus vaste. Ce qui
se construit, ce n’est pas une séparation – le « mur de l’apartheid », comme
l’appellent ses opposants – mais tout un système de clôtures, de murs et
d’enclaves qui détruisent l’ensemble de la Cisjordanie. Les contours du projet
ne sont pas encore parfaitement clairs, mais la carte (reproduite dans cet
article, note de la rédaction) fondée sur les recherches méticuleuses du
journaliste israélien Meron Rapoport, en donne une idée.
Il faut distinguer quatre éléments
:
- Le « mur de séparation » occidental est le plus connu. A ce
stade crucial de sa construction, il tourne vers l’est et englobe de grandes
colonies (surtout Ariel et Emanuel) avant de pénétrer profondément (de quelque
30 kilomètres) à l’intérieur de la Cisjordanie.
- A Jérusalem et dans ses
environs, on érige une série de murs qui annexent une partie de Bethléem et
encerclent nombre de banlieues palestiniennes. Des quartiers arabes se
retrouvent ainsi coupés, les uns de la Cisjordanie, les autres de Jérusalem,
certains enfin de l’une et de l’autre [7].
- Une troisième clôture doit être
édifiée à l’est de la rive occidentale, bien avant la vallée du Jourdain. C’est
le début des confiscations des terres nécessaires à sa construction qui a mis en
lumière cette nouvelle dimension du projet. A terme, elle signifierait
l’annexion de la partie occidentale de la Cisjordanie.
- Quatrième et
dernière dimension : la multiplication d’enclaves palestiniennes. Certaines sont
d’ores et déjà terminées (autour de Kalkilya), d’autres se construisent (autour
de Tulkarem), certaines encore figurent sur des plans. A Kalkilya, des barbelés
entourent quelque 40 000 habitants, qui ne peuvent accéder au reste de la
Cisjordanie que par une seule porte. Plusieurs villages de la région sont
encerclés de la même manière. La seconde grande enclave comprend Tulkarem et ses
environs (74 000 habitants). D’autres sont prévues plus au nord – autour de
Rummana (8 000 habitants) – et plus au sud – autour de Kivya et Rantis, Beit
Liqya, autour de Jéricho et peut-être même autour de la partie palestinienne de
Hébron.
Considérés dans leur ensemble, tous ces éléments le
confirment : la construction du mur exprime un projet politique global. C’est ce
qu’avouent, entre autres, le professeur Arnon Sofer, un démographe de droite de
l’université de Haïfa, qui revendique la paternité d’une partie du projet, ainsi
que plusieurs dirigeants des colons, comme M. Ron Nahman, le maire d’Ariel. Il
s’agit de briser la Cisjordanie pour la transformer en une série d’enclaves et
de bantoustans étroitement contrôlés par Israël, et d’empêcher ainsi toute
continuité territoriale d’un futur Etat palestinien. Même l’accès aux enclaves
serait aux mains des Israéliens.
En termes quantitatifs, cela revient à mettre en
œuvre – unilatéralement – l’offre faite par le premier ministre aux Palestiniens
: 40 % de la Cisjordanie. Mais avec une différence majeure : c’est une solution
non pas provisoire, comme on l’a souvent dit, mais définitive. La création d’un
système de clôtures et d’enclaves d’une telle dimension ne peut être comparé
qu’au projet de colonisation massive de la Cisjordanie mis en œuvre en 1978 par
le premier gouvernement Begin sous la direction de… M. Ariel
Sharon.
L’actuelle entreprise prolonge la précédente, et
exprime – comme elle – la vision politique cohérente de cet homme qui, aux mots
et aux symboles, a toujours préféré les faits. Agriculteur lui-même, il
considère que l’avenir du conflit se décide sur le terrain : ce qui compte, ce
sont les hommes, la terre et l’eau. Et les faits qu’il crée actuellement
pourraient bien devenir irréversibles. Le mur intervient dans un contexte
agricole : refuser l’accès des Palestiniens à leurs champs et à leurs puits
permet de modifier durablement les structures économiques et de rompre leurs
liens avec leur terre. Si l’ensemble de ce projet voit le jour, la création d’un
Etat palestinien viable deviendra inimaginable. C’est ce qu’a toujours voulu M.
Ariel Sharon, lorsqu’il devint « ministre des colonies » en 1977 comme lorsqu’il
présenta son plan en 1998 et quand il le reprit dans sa campagne pour les
élections législatives de janvier 2003.
Zeita, un petit village de 2 800 habitants au sud
de Baqa a-Sharkiya. A l’extrémité ouest, les rues s’arrêtent brutalement : voici
une profonde tranchée. Au loin, on entend les bulldozers. Il est encore possible
de franchir la clôture pour atteindre la maison où vivent M… et sa famille. Il
fait partie des quelque 11 000 Palestiniens pris en sandwich entre le mur et la
Ligne verte. La barrière les sépare du village. Les arrivées d’eau et
d’électricité ont été coupées. Pour qu’ils puissent se rendre à l’école, on a
installé les enfants chez des parents au village. Combien de temps cette famille
devra-t-elle vivre dans ce no man’s land ? Certaines nuits, les soldats tirent
au fusil et crient : « Allez-vous en ! »
Tel est l’avenir réservé aux Palestiniens par le
mur : ils seront prisonniers dans leur propre pays, totalement dépendants de la
bonne volonté des forces d’occupation, encerclés de barbelés dans leurs
enclaves, le moindre mouvement nécessitant un laissez-passer. Voilà une version
locale de l’apartheid – dans le passé, Sharon ne s’était-il pas prononcé en
faveur d’un système de bantoustans [8] ? Entre l’Afrique du Sud et la Palestine,
il y a néanmoins une grande différence : Israël n’a pas besoin de la
main-d’œuvre locale, que le bouclage des territoires occupés et l’importation de
travailleurs immigrés non juifs ont rendue superflue.
Les Palestiniens rejoignent ainsi la condition
moderne de millions d’hommes et de femmes qui, au nom même de la mondialisation,
ne valent même plus la peine d’être exploités. Bien sûr, ils peuvent partir. Le
mur pourrait ainsi renforcer le transfert de la population palestinienne. Il ne
s’agit pas ici d’un moment dramatique, où chacun doit, contraint, quitter son
foyer, mais d’un processus continu, qui menace de priver la société
palestinienne de ses ressources humaines et de ses espoirs d’indépendance
[9].
Jusqu’ici, aucune action efficace n’a été
entreprise pour arrêter la construction du mur. L’Autorité palestinienne n’est
pas parvenue à en faire une préoccupation politique majeure. Les militants
locaux ont le plus grand mal à mobiliser les paysans en vue d’une action de
masse dépassant leur communauté locale, tant pèsent l’oppression quotidienne et
la fragmentation politique comme territoriale.
Deux peuples derrière les
barbelés
A la mi-juin 2003, au sommet d’Akaba, les
gouvernements américain et britannique ont exigé d’Israël l’arrêt de la
construction du mur, vu la modification de son tracé. Le premier ministre a
refusé, ce qui aurait engendré des tensions parmi les dirigeants israéliens
[10]. Et pourtant, les 150 premiers kilomètres ont été achevés sans contestation
diplomatique significative – voire, selon certaines sources, avec l’accord
tacite des Américains. Vu le peu de temps dont disposent les Etats-Unis pour
manœuvrer (afin que le monde arabe demeure passif), leur pression suffira-t-elle
à stopper un projet de dimension historique ? Encore faudrait-il que les
Palestiniens, par une action civile de masse, réussissent à montrer que le
projet de mur n’est une solution politique ni viable ni vivable. Une telle
action impulserait-elle la solidarité de l’étranger ? L’opinion publique
israélienne réaliserait-elle que le mur menace l’avenir des deux peuples
?
Dans l’histoire de ce conflit sanglant, les murs
sont omniprésents, de la vision qu’avait Theodor Herzl d’un Etat juif comme
élément d’un « rempart de défense contre l’Asie » au projet de David Ben Gourion
de créer un « mur humain » le long des frontières d’Israël,en passant par la «
muraille de fer » prônée par Zeev Jabotinsky contre les Arabes. Ce ne serait
donc pas la première fois que l’on utiliserait les peurs afin de justifier un
projet politique qui, au nom de la sécurité à court terme, crée une situation
dangereuse à long terme. Ce ne serait pas non plus la première fois que les
Israéliens confondraient sécurité et vie derrière des barbelés. En s’enfermant
derrière un mur, ils encerclent aussi, en face, les Palestiniens : dans ce
ghetto moderne, il y a de la place pour tous.
- Notes :
[1]
: Lire Matthew Brubacher, « Le mur de la honte », Le Monde diplomatique,
novembre 2002.
[2] : C’est la personne chargée de la clôture encerclant la
bande de Gaza, M. Netzach Maschiach, qui supervise celle de Cisjordanie…
[3]
: Voir notamment Meron Rapoport, « A wall in the heart », Yediot Aharonot,
Tel-Aviv, 23 mai 2003.
[4] : Lire Yehezkel Lein, Behind the Barrier,
Betselem, avril 2003 (http://www.btselem.org/Download/2003_Behind_The_Barrier_Eng.doc)
[5] : Palestinian Agriculture Rescue Committee
(PARC), Needs Assessment Study and Proposed Intervention for Villages affected
by the Wall in the Districts of Jenin, Tulkarem and Qalqilia, 5 février 2003 ;
Arnon Regular, « The World Bank : the separation fence will hurt Palestinians
immensely », Haaretz, Tel-Aviv, 18 mai 2003.
[6] : Meron Rapoport and Oren
Meiri, « Uprooted », Yediot Aharonot, 22 novembre 2002. En anglais :
http://friendvill010203.homestead.com/11Uprooted1311102.html
[7] : Voir Neve Gordon, « Can bad fences make good
neighbours ? Israel’s separation wall is being used to annex territory », The
Guardian, Londres, 29 mai 2003.
[8] : Lire Akiva Eldar, « Sharon’s vision of
the Bantustans », Haaretz, 13 mai 2003.
[9] : Gadi Algazi et Azmi Bdeir, «
Transfer’s real nightmare », Haaretz, 13 mai 2003.
[10] : Maariv, Tel-Aviv,
13 juin 2003 ; Haaretz, 16 juin 2003.
18. Un procès en sorcellerie à
Montpellier par Philippe Daumas
in France Pays Arabes du mois de
juin 2003
Après le procès intenté au Maire de Séclin c'est maintenant
au tour d'un prêtre catholique de Montpellier, le Père Jean Rouquette (à ne pas
confondre avec l'écrivain occitan Max Rouquette qui, lui, est médecin),
également écrivain occitan, sous le nom de plume de Joan Larzac, d'être traduit
devant les tribunaux, accusé par la Licra d'antisémitisme.
Tous les ans, le
Père Rouquette célèbre une messe de minuit en occitan à l'Eglise Saint Matthieu
qui est fermée le reste du temps. A Noël 2001, il avait voulu faire un
parallèle entre les souffrances du Christ, il y a deux mille ans, et la
persécution des Palestiniens, vingt siècles plus tard. Mal lui en a pris car
faire ce rapprochement (il ne le savait pas) c'est de l'antisémitisme !
Il en
va à cet égard, du Père Rouquette comme de José Bové. Ce sont des hommes qui ont
leur franc-parler et qui disent sans fard ce qu'ils ont sur le cœur. Sans se
doute r que dès qu'il s'agit de la Palestine, il y a des gens, tapis dans
l'ombre, aux aguets et à l'affût du moindre mot qui, pris hors de son contexte,
puisse être interprété comme soupçon d'antisémitisme.
Il faut dire aussi que
le Père Rouquette n'y va pas de main morte. Il a un style vigoureux, haut en
couleurs, qui ne fait pas dans la dentelle et qui deteste la mièvrerie et
l'expression fade. Voyez plutôt ! Les phrases qui font s'étrangler de haine les
accusateurs du Père Rouquette (une dame lui a craché au visage lors de la
première audience) sont les suivantes :
1. Dans le Chant de Noël 2001 : Il
est né à Bethléem en Palestine. Il est né à Bethléem le pauvre innocent ! Sharon
lui a tiré dessus "Rien qu'à ta mine, si ce n'est toi, c'est ton frère qui m'a
tiré dessus !"
2. Dans le résumé en français de l'homélie :
Pilate, le
chef de l'armée d'occupation, et Caïphe, le grand prêtre collabo relâchèrent
Barabas et crucifièrent Jésus.
L'adjectif "collaborateur" serait, paraît-il
(toujours selon la Licra), tout à fait inacceptable sous sa forme "collabo" en
dehors du contexte de la guerre de 40.
"Tu m'en tues dix, je t'en tue trois
cents, nous sommes quittes, et après on s'entend."
Deux audiences ont déjà eu
lieu sans que, pour la grande fureur des adhérents de la Licra présents dans le
prétoire, l'affaire ne soit jugée. Le Tribunal a d'autres chats à fouetter que
de se livrer à une explication de texte pour démontrer que les allégations de la
Licra ne sont pas fondées. En particulier, contrairement à ce que prétend la
Licra, dans son propos, le Père Rouquette n'enfourche, dans son propos, la
vieille antienne ; "Les Juifs ont tué le Christ". Le Père Rouquette est défendu
par Me Jacques Martin, voix de stentor et ténor du barreau de Montpellier, et la
Licra aura beaucoup de mal à prouver que les propos qu'elle reproche à Jean
Rouquette relèvent en quoi que ce soit de l'antisémitisme. L'affaire est
officiellement inscrite au rôle de l'audience du 1er juillet pour qu'il n'y ait
pas de prescription mais ne sera, en fait jugée qu'au mois de septembre, les
prévenus qui sont détenus ayant priorité sur ceux qui comparaissent libres car
il en va, pour eux , de leur liberté.
Il convient de rappeler le contexte des
propos qui sont injustement reprochés au Père Rouquette. Ils ont été prononcés à
Noël 2001, c'est-à-dire au moment où non seulement le Président Yasser Arafat,
démocratiquement élu (il faut le rappeler aux adhérents de la Licra) par
les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, était interdit de messe de minuit à
Bethléem par le Général Ariel Sharon, Premier ministre d'Israël, mais où les
églises et monastère de Bethléem étaient sous le feu des forces d'occupation
israéliennes.
19. L’Europe a tendance à
oublier l’origine d’Israël – Vous avez bien dit : "suggestion absurde"
? par Fania Oz Salzberger
in The International Herald Tribune
(quotidien américain publié en France) du vendredi 27 juin 2003
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
(Fania Oz Salzberger est
historienne à l'Université de Haïfa, membre du conseil scientifique de
l’Institut Israélien pour la Démocratie.)
Haïfa – Israël
deviendra-t-il un jour un pays membre de l’Union européenne ? La plupart des
Israéliens et des Européens semblent enclins à répondre : « pas de notre vivant
». Mais une note plus optimiste nous est parvenue de la bouche de Silvio
Berlusconi, qui a parlé favorablement de la candidature potentielle d’Israël à
l’intégration, au cours du sommet européen réuni le week-end dernier à Porto
Carras, en Grèce. La question de savoir si le Premier ministre italien est bien,
en l’occurrence, le meilleur chaperon européen concevable, pour Israël, reste
posée. Mais même si cette idée est susceptible de parler au cœur de certains
Européens et de nombreux Israéliens, elle n’en est pas moins formulée (et
mort-née) au plus mauvais moment possible.
L’image d’Israël, en Europe,
s’est détériorée à la suite de sa politique de répression impitoyable à l’égard
de la récente explosion de violence palestinienne, survenue au milieu de la
misère humaine et de la désespérance de territoires occupés depuis bien trop
longtemps. La plupart des Européens auraient bien du mal à voir dans cette
démocratie de combat, déchirée par la guerre, une candidate à l’adhésion à
l’Union européenne au même titre que la Turquie, par exemple, et donc à fortiori
que Chypre ou Malte.
Quant aux Israéliens, leur position vis-à-vis de
l’Europe n’a jamais été aussi ambiguë qu’aujourd’hui. Certains, faisant face aux
vents hostiles qui soufflent du côté de beaucoup de leaders d’opinion européens,
souhaiteraient nouer des contacts plus étroits avec l’Union européenne.
D’autres, qui se sentent profondément mal représentés par le gouvernement et la
politique d’Ariel Sharon, aspirent à une meilleure compréhension du monde
politique israélien de la part des Européens. Le dicton de Groucho Marx – « Je
me moque comme de ma première chemise de tout club qui ferait l’erreur de
m’admettre comme un de ses membres » - rend assez bien cette sorte d’humour
désenchanté qui affecte l’humeur de bien des Israéliens recherchant la paix, ces
jours-ci. Une chose est sûre : aucun n’a sauté de joie en entendant la
suggestion de Berlusconi…
Une réaction immédiate, toutefois, devrait nous
faire sauter au plafond, pour d’autres raisons. Un « haut responsable français »
courageusement anonyme, a rapporté International Herald Tribune dans son édition
du 23 juin, a répondu à la suggestion de Berlusconi en la qualifiant d’ «
absurde ». Israël, arguait cet officiel n’est, tout simplement, « Pas
européen. Ni géographiquement, ni historiquement, ni culturellement. »
Cette
affirmation mérite examen. Si l’on ne peut qu’être d’accord sur le critère «
géographique », les deux autres adverbes sont profondément troublants, voire
même déchirants. Ils montrent à quel point les Européens, et en particulier les
Européens francophones, ont oublié d’où vient l’Israël moderne.
Certes,
Israël n’est pas européen « historiquement » - sauf qu’un peu plus de la moitié
de sa population est composée d’Européens de la première, de la seconde ou de la
troisième génération. Des centaines de milliers de ces Israéliens seraient
aujourd’hui européens, n’eût été les nazis. Des milliers d’entre eux ont été
contraints à fuir l’Europe, en conséquence directe des persécutions à leur
encontre du régime de Vichy.
C’est même bien avant Hitler et Pétain que
l’idée de créer un Etat juif moderne dans la terre biblique d’Israël est venue à
l’esprit d’un journaliste autrichien, Theodor Herzl, venu assurer, à Paris, la
couverture du faux procès et de l’humiliation publique d’Alfred Dreyfus, un
officier français juif. C’est dans un tribunal parisien qu’est né le sionisme,
cher « responsable français de haut rang », à l’usage de ces Européens
malheureux qui se trouvaient être juifs, et qui avaient le sentiment – ô combien
justifié – que leur amour pour l’Europe ne leur serait jamais rendu.
Il est
parfaitement exact de dire qu’Israël n’est pas « culturellement » européen – mis
à part le fait que peu de pays européens ont chez eux autant de lecteurs des
différentes littératures européennes en version originale. La culture
israélienne est un mélange bourdonnant de ses différentes sources européennes et
moyen-orientales. Elle déborde d’art, de musique, de théâtre et de danse, et
déploie la rencontre interculturelle authentique à laquelle aspirent aujourd’hui
les Européens. Les institutions scientifiques et universitaires d’Israël
maintiennent les traditions européennes les plus élevées, mais ils intègrent
aussi des chercheurs d’origine non-européenne, dans des proportions que les
universités européennes ne connaissent pas.
Curieusement, le français est
encore aimé, lu et parlé, en tant que « vraie langue de culture », disent
fréquemment des milliers d’Israéliens dont les racines s’étendent depuis le
Maroc jusqu’à la Russie. Mais qu’est-ce que les hauts responsables français de
l’Union européenne savent de cette diaspora francophone unique en son genre, que
leur en chaut ?
Plus crucial encore, la politique d’Israël – pour le
meilleur ou pour le pire – est européenne. Le nationalisme est un concept
européen, comme le sont les instincts – plus recommandables – de démocratie et
de justice sociale. Le débat public libre et vivant vient d’Europe, et de la
tradition juive de la spéculation intellectuelle permanente. La lutte jamais
achevée pour les droits civiques et humains découle de l’expérience et des idées
d’un millénaire de judaïsme européen.
Toutes ces valeurs sont aujourd’hui
menacées. L’Europe a bien peu conscience des responsabilités historiques qui
sont les siennes vis-à-vis des deux épigones du conflit israélo-palestinien.
Rien n’oblige les Européens à admettre Israël dans leur Union, mais ils
devraient s’efforcer de trouver les moyens d’engager un dialogue historique et
culturel sérieux avec lui. Peut-être un dialogue politique sérieux
s’ensuivrait-il ? On a coutume de dire que « les Bourbons n’ont rien appris, ni
non plus rien oublié » : au moins n’ont-ils pas oublié… L’Europe francophone
va-t-elle se souvenir de son propre passé et décider de traiter plus sincèrement
son rejeton historique et culturel ?
20. Alfred Grosser quitte le
conseil de surveillance de "L'Express"
in Le Monde du jeudi 26 juin
2003
L'HISTORIEN Alfred Grosser a démissionné du conseil de
surveillance de L'Express, mardi 24 juin. Joint par Le Monde mercredi matin, il
explique que son départ est dû aux réactions virulentes de nombreux lecteurs à
sa critique, parue dans L'Express du 22 mai, sur le livre de Pascal Boniface
Est-il permis de critiquer Israël ?, dans laquelle il estime que ce dernier « a
raison de mettre en lumière les abus de la «victimisation» ». Certaines lettres
et des courriels ont été publiés dans l'édition de L'Express du 19 juin. « Je
démissionne en raison de ma conception sur l'information des souffrances
palestiennnes, a déclaré au Monde M. Grosser. [...] Mes liens d'amitié avec
L'Express restent intacts. » M. Grosser écrivait occasionnellement pour
l'hebdomadaire. Il était membre du conseil de surveillance de L'Express depuis
décembre 1997.
21. Contre les abus de la
victimisation par Alfred Grosser
in L'Express du jeudi 22 mai
2003
Est-il permis de critiquer Israël ? C'est la question
posée par Pascal Boniface
Le judaïsme français ne constitue
pas un ensemble homogène. L'admirable Stéphane Hessel, de retour des Territoires
et de Gaza, ne rencontre guère d'écho dans la communauté organisée, ni
d'ailleurs dans la presse, lorsqu'il décrit les souffrances des Palestiniens. Et
le Crif, en principe représentatif du judaïsme organisé, est-il vraiment le
même, avec son président actuel, que naguère, sous la présidence du très humain
et très ouvert Théo Klein? L'ultrasensibilité est compréhensible, mais ne
devrait-elle pas s'exercer à l'égard de tout racisme? Quelle indulgence pour
Oriana Fallaci lorsqu'elle écrit: «Il y a quelque chose dans les hommes arabes
qui dégoûte les femmes de bon goût»! Et n'est-il pas choquant de la voir
défendue devant les tribunaux par l'avocat juif le plus empressé à dénoncer
comme antisémite la moindre critique de la politique israélienne?
Il est
question de l'avocat et de bien d'autres dans le livre courageux, clair, engagé
mais serein, de Pascal Boniface. Celui-ci a été diffamé. On a fait dire à l'un
de ses textes ce qui ne s'y trouvait pas. Il est vrai qu'un journaliste lui a
répondu, à la vue d'une rectification: «Oui, mais ce n'est pas ainsi que votre
note est interprétée au sein de la communauté.» La mise au point personnelle
tient une faible place et cela en fin d'ouvrage. L'essentiel est consacré au
démontage d'abus divers. Abus de représentativité: il cite les professeurs
d'histoire du judaïsme Jean-Christophe Attias et Esther Benbassa, rappelant que,
«sur les trois cent mille juifs de Paris et de la région parisienne, six mille
seulement ont voté aux élections du consistoire». Abus dans les statistiques: le
nombre d'actes antisémites est établi comme si toute injure avait la même
signification qu'une synagogue incendiée (encore que, dans le cas le plus
spectaculaire, l'incendie ait été d'origine accidentelle).
Abus de la
singularisation, celle-ci entraînant le refus de la comparaison. Les injures et
les actes racistes touchent les Français arabes plus que les Français
juifs.
La violence de groupes
organisés
L'Express a récemment publié les résultats d'une enquête
démontrant la discrimination à l'embauche des jeunes issus de l'immigration
nord-africaine. Existe-t-il une discrimination antijuive comparable? Il est
légitime qu'un décret du 14 juillet 2000 ait ouvert un droit de réparation aux
orphelins de parents juifs morts en déportation, mais les organisations juives
ont omis de protester contre le fait que ce droit n'était pas ouvert aux enfants
de déportés non juifs.
Boniface a raison de mettre en lumière les abus de la
«victimisation». Et aussi de dénoncer les violences de petits groupes juifs
organisés. «Doit-on comptabiliser ces violences dans les actes antisémites? Ce
serait logique, car les juifs ont été les victimes.» Cette ironie amère est rare
dans l'ouvrage. Dans l'ensemble il parle droit et clair. Il ne faudrait pas que
les médias fassent silence sur lui par peur d'être accusés d'antisémitisme. Aux
lecteurs habituels de maints quotidiens et hebdomadaires, Boniface apporterait
ou apporte matière à réflexion sur la façon dont les questions y sont
généralement abordées. A L'Express comme ailleurs.
22. Les Etats-Unis privatisent
l'Irak par Sami Naïr
in Libération du jeudi 26 juin
2003
(Sami Naïr est député européen du Mouvement républicain
et citoyen.)
La stratégie américaine est désormais
clairement avouée : il s'agit d'une colonisation cynique du pays. Mais où est la
démocratisation annoncée ?
Certains soutenaient dont
moi-même que l'intervention militaire américaine en Irak avait seulement
pour but la conquête du pétrole. Nous nous trompions... Les Américains veulent
s'emparer de tout le pays, en faire le banc d'essai d'une privatisation
ultralibérale à laquelle les plus fanatiques partisans de l'OMC n'oseraient
rêver. Le Wall Street Journal a révélé, début mai, que la réalisation d'un plan
secret américain intitulé «Pour que l'économie irakienne passe de la renaissance
à la croissance continuelle» avait été confiée à BearingPoint Inc., un cabinet
de conseil. Ce document donne un bon aperçu des intentions des Etats-Unis. Il ne
s'agit ni plus ni moins que de vendre les industries étatisées, en particulier
celles du secteur pétrolier, de créer une Bourse, d'implanter un régime fiscal
comparable à celui des Etats-Unis pour favoriser les investisseurs étrangers. La
plupart des compagnies étatisées sur lesquelles la population comptait pour
obtenir un travail seront déclarées insolvables et liquidées. Celles qui seront
considérées comme potentiellement profitables seront vendues dans le cadre de ce
que le plan nomme «le large programme de privatisations de masse».
Ainsi,
après avoir détruit les principales infrastructures, la reconstruction de l'Irak
devient une manne d'or pour les Etats-Unis : son coût est estimé à 100 milliards
de dollars ! On rapporte même que le gouvernement Bush a déjà réuni une dizaine
de groupes de travail pour planifier la transformation de l'Irak, de
l'agriculture au système bancaire.
L'Irak a des réserves de pétrole qui
atteignent les 112 milliards de barils. Avant la guerre, les puits irakiens
fournissaient 2,5 millions de barils par jour. Il est estimé qu'avec un
investissement de quelques milliards, ils pourraient fournir 7 millions de
barils par jour pour les prochaines années, ce qui procurerait des revenus
annuels de 60 milliards au cours présent du pétrole.
La résolution 1483 de
l'ONU (votée le 22 mai) crée un fonds pour le développement de l'Irak qui
recevra l'argent du pétrole et sera, de fait, sous le contrôle des Etats-Unis et
du Royaume-Uni. Les deux pays décideront seuls de l'affectation des ressources,
via le futur gouvernement provisoire irakien. Philip Carroll, ancien PDG de
Shell Oil, a été nommé pour superviser le ministère du Pétrole.
Les prétendus
«contrats de lutte au feu des puits de pétrole» accordés secrètement à une
filiale de Halliburton pendant la guerre ne se limiteraient pas à cette lutte,
mais concerneraient aussi «les opérations et la distribution de produits». Ce
qui signifie que la société que dirigeait le vice-président américain Richard
Cheney de 1995 à 2000, et qui lui donne toujours jusqu'à un million de dollars
par an, va gérer les puits et contrôler tout le pétrole produit en Irak. La
filiale Kellog Brown & Root (KBR) a obtenu un contrat sans appel d'offres
qui ne contient de limite ni sur sa durée ni sur les sommes impliquées.
Le
contrat pour l'administration du port d'Oum Kasr (d'une valeur de 4,8 millions
de dollars) a été attribué à la société américaine Stevedoring Services of
America. Un autre contrat d'assistance technique pour l'effort de reconstruction
a été consenti à la compagnie International Resources Group, qui partagera le
travail avec un sous-traitant britannique, Crown Agent, agence d'aide au
développement ayant elle-même fait l'objet d'une privatisation. L'Agence
américaine pour le développement international (US Agency for International
Development), qui coordonne les plans de reconstruction, a déjà accordé à une
demi-douzaine de grandes compagnies de génie civil basées aux Etats-Unis le
droit exclusif de faire une offre pour le principal contrat concernant les
travaux d'infrastructures (routes, ponts... jusqu'à l'impression des manuels
scolaires). D'après différents articles de presse, les principaux concurrents
pour ce contrat sont Bechtel Corp et Parsans Corp. Ce dernier aurait embauché
comme sous-traitant la branche Kellog Brown & Root de la compagnie
Halliburton, après que Halliburton a été éliminé comme candidate, à cause d'une
controverse sur les liens qui l'unissent au vice-président
Cheney.
L'administration américaine écarte les entreprises étrangères des
principaux contrats mais tente également de choisir les sous-traitants parmi les
pays qui l'ont soutenue pendant la guerre : «Officiellement, Washington assure
que le processus de sélection des sous-traitants sera équitable. Mais en privé,
des responsables américains font preuve d'une attitude différente», constate le
Wall Street Journal. Un responsable précise même que Bechtel a pour instruction
d'exclure «toutes les entreprises françaises». La stratégie états unienne est
désormais clairement avouée : il s'agit d'une colonisation cynique de l'Irak. Et
la démocratie dans tout ça ?
Dès le 6 avril, le secrétaire adjoint à la
Défense, Paul Wolfowitz, annonçait la couleur : l'ONU ne jouera aucun rôle dans
la création d'un gouvernement de transition en Irak. Le gouvernement, mené par
les Etats-Unis, restera en place au moins six mois, «probablement plus». D'après
le «scénario américano-britannique de l'après-guerre» (rendu à l'issue de la
réunion entre George W. Bush et Tony Blair à Belfast, les 7 et 8 avril) : 1) Le
pays sera divisé en trois zones administratives correspondant aux trois régions
de l'ex-Empire ottoman, dont la réunion donna naissance à l'Irak moderne. 2)
Dans un deuxième temps, une administration «multiethnique» sera formée,
comprenant des exilés rentrés au pays. Ses membres devraient respecter
l'intégrité territoriale du pays. Cette administration ne détiendra pas de
pouvoir exécutif mais travaillerait en liaison avec l'Office de reconstruction
et d'assistance humanitaire (Orha), et prendrait peu à peu en charge diverses
fonctions étatiques. 3) Dans un troisième temps, des élections devraient être
organisées pour que le gouvernement élu prenne les fonctions assurées au moins
pour six mois par l'Orha.
Paul Bremer, administrateur américain de l'Irak,
sera l'unique personne dotée de pouvoirs exécutifs. Il a d'ailleurs récemment
proposé d'établir une administration intérimaire irakienne dirigée par un
conseil politique, écartant ainsi l'idée d'un congrès national qui élirait un
gouvernement provisoire. Mais les dirigeants irakiens autoproclamés ont insisté
pour la tenue du congrès, ce à quoi se refusent obstinément les autorités
américaines. Cette conception très particulière de la «démocratie» à
l'américaine suscite l'amorce d'une résistance de plus en plus violente du
peuple irakien. La communauté musulmane chiite, contente de s'être débarrassée
de Saddam Hussein, ne désire pas voir les Américains occuper et brader leur pays
(la plupart des victimes civiles des bombes américaines et britanniques étaient
chiites, surtout autour de Nasiriya et Hilla). A Mossoul, dans le nord de
l'Irak, comme à Bassora et dans sa région, il y a tous les jours des
affrontements sanglants.
Le chaos s'est installé dans le pays. Les troupes
d'occupation semblent s'enliser beaucoup plus rapidement que prévu. Mais aux
Etats-Unis tout semble aller pour le mieux. Le principal commentateur pour les
affaires étrangères au New York Times, Thomas Friedman, écrit : «Nous avons
maintenant un 51e Etat de 23 millions de personnes. Nous venons juste d'adopter
un nouveau bébé du nom de Bagdad.» Plus provocateur, Max Boot, un commentateur
de droite, porte-parole de la coalition derrière Bush, écrit un billet publié
dans USA Today intitulé : «L'impérialisme américain ? Il ne faut pas fuir cette
étiquette». Pour lui, toute opposition armée en Irak est condamnée à échouer,
car, se réjouit-il, «plus de 125 000 soldats américains occupent la Mésopotamie.
Ils sont appuyés par les ressources de l'économie la plus riche au monde. Dans
une course au contrôle de l'Irak, les Etats-Unis peuvent dépasser et écraser
tout opposant». Ainsi, de l'occupation à la colonisation de l'Irak, le chemin
est ouvert.
23. Nabil Chaath : "La balle
est aujourd'hui dans le camp du Hamas" propos recueillis par Randa
Achmawi
in Al-Ahram Hebdo (hebdomadaire égyptien) du mercredi 25 juin
2003
Le ministre palestinien des Affaires étrangères, Nabil
Chaath, évalue le progrès dans l'application de la Feuille de route, le rôle des
Etats-Unis et celui de l'Egypte pour parvenir à une trêve dans les territoires
occupés.
— Al-Ahram Hebdo : Quelle est votre
évaluation de la dernière visite du secrétaire d'Etat américain Colin Powell
dans la région ?
— Nabil Chaath : La visite de Colin Powell a
été très utile, car il a pu réajuster en quelque sorte la position israélienne.
D'abord en ce qui concerne l'acceptation de l'idée de la trêve au lieu de celle
de l'anéantissement de l'infrastructure des factions palestiniennes qu'ils
considèrent comme terroristes. En même temps, je pense qu'il a pu faire des
progrès sur la question du retrait israélien total de la bande de Gaza et de
Bethléem, ainsi que l'arrêt des assassinats ciblés. Je pense que cette visite a
pu réaliser certains progrès de notre point de vue.
— Mais Powell
a lancé des critiques très acerbes à l'adresse des Palestiniens, du premier
ministre Abou-Mazen et du Hamas ...
— Ceci ne contredit pas ce
que j'ai dit. C'est vrai que les Américains sont en train d'utiliser un langage
très dur à l'égard du Hamas et même de menacer d'abandonner leurs efforts et
laisser faire les Israéliens au cas où ils ne collaborent pas ou n'arrêtent pas
les attaques. Si Hamas et le reste des factions sont prêts à parvenir à un
accord maintenant, ceci va résoudre tous les problèmes. Je pense qu'en ce moment
la balle est dans le camps de Hamas.
— On dit qu'il existe des
divergences à l'intérieur des factions, qu'il y en a même à l'intérieur du
Hamas. Quelle est la situation au juste ?
— Le Hamas nous
annoncera dans les prochains jours sa position définitive sur l'établissement
d'une « trêve ». Au cas où le Hamas l'accepte, ceci fera sans doute avancer les
choses. Dans le cas contraire, il est sûr qu'on sera tous dans une situation
très difficile.
— Des informations ont fait état d'une prochaine
reprise du dialogue interpalestinien au Caire. Qu'en est-il ?
— Il faut d'abord discuter de la trêve. Je pense que même si le Hamas et des
factions répondent positivement à l'établissement d'une trêve dans les jours à
venir, on aura besoin d'un peu de temps encore pour entamer de nouvelles
discussions sur les autres questions. Nous aurions dans ce cas besoin de traiter
avec les factions des questions d'ordre national. On devrait dans ce cas
discuter de leur rôle dans le cadre d'un gouvernement d'unité nationale. Je
pense que dans ce contexte un dialogue au Caire pourrait être utile pour
compléter tout cela.
— Est-ce que les Israéliens ont fait des
progrès dans l'application de la Feuille de route ?
— Les
Israéliens n'ont pas fait grand-chose. Il n'y a pas eu de leurs côté de
véritables progrès dans l'application de la Feuille de route. Mais il faut
reconnaître que du côté palestinien, il n'y a pas non plus de progrès dans le
sens de l'application de la Feuille de route. La violence est toujours là. Les
Israéliens n'ont pas arrêté les attaques et les Palestiniens ne l'ont pas fait
non plus. Je pense que les organisations palestiniennes qui adoptent la
résistance armée ne vont pas arrêter leurs attaques avant de conclure un accord
avec l'Autorité palestinienne sur les termes d'une trêve.
— Mais
les Israéliens n'ont-ils pas commencé à démanteler des colonies sauvages dans le
cadre de l'application de la Feuille de route ?
— Les
Israéliens veulent donner l'impression de faire quelque chose de positif, mais
en réalité, ce qu'ils sont en train de faire est insignifiant. Il est vrai
qu'ils avaient libéré cent prisonniers palestiniens, dont le plus important est
Abou-Souccar, qui a passé 28 ans dans les prisons israéliennes. Lui qui avait
été fait prisonnier, accusé d'avoir tué quinze Israéliens. Ils ont également
libéré Tayssir Khaled qui est membre du Comité exécutif du Front Démocratique de
Libération de la Palestine (FDLP). Ils ont aussi démantelé environ 15 colonies,
mais celles-ci sont des postes vides où aucun colon ne vit. Par contre, Israël
vient de démanteler pour la première fois une colonie où habitaient des colons.
Ces démarches sont positives sur le plan symbolique uniquement. Toujours est-il
que la véritable mise en place de la première étape de la Feuille de route ne
commencera que lorsqu'il y aura un cessez-le-feu entre les deux parties
palestinienne et israélienne.
— Quels sont exactement les
objectifs de Hamas ?
— Au départ, il disait qu'il voulait
s'assurer qu'Israël allait arrêter la violence. Et il avait raison sur ce point.
Maintenant on sait qu'Israël est, avec des garanties américains, prêt à arrêter
la violence. C'est pour cela que je dis que le temps est venu pour que le Hamas
fasse confiance à l'Autorité palestinienne.
— Comment jugez-vous
la mission de l'envoyé américain John Wolf, qui doit superviser l'application de
la Feuille de route ?
— John Wolf est le chef de la Commission
de surveillance, chargée de surveiller les démarches entreprises par les deux
parties, palestinienne et israélienne. Il doit préparer des rapports qui seront
présentés aux membres du Quartette sur le progrès dans l'application de la
Feuille de route. Le Quartette devrait en tirer les conséquences qui s'imposent
et décider de ce qu'il peut faire. Cependant, il est encore trop tôt de pouvoir
porter un jugement sur sa mission. John Wolf est un homme qui n'est pas du tout
connu au Moyen-Orient et c'est aussi la première fois qu'il vient dans la
région. On ne pourra le juger que lorsqu'on verra son
comportement.
— Quelle est votre évaluation du rôle égyptien dans
les présentes circonstances ?
— C'est un rôle très positif. Que
ce soit la délégation qui était là, la semaine dernière, ou avant celle-ci,
celle présidée par Omar Soliman ; elles ont contribué de manière positive au
dialogue avec le Hamas. Ceci en donnant des conseils très utiles sur des
questions très importantes. C'est pour cela que sur le plan politique nous
considérons que le rôle égyptien est très important.
— Mais
comment le Hamas voit ce rôle de l'Egypte ?
— Les membres du
Hamas et des autres factions palestiniennes considèrent eux aussi le rôle
égyptien comme étant très positif.
24. L’adjoint au ministre
américain des finances : "Bagdad est ouverte aux entreprises israéliennes" - Une
personnalité israélienne s’est rendue en Irak par Zuhaïr Andrews
in
Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du lundi 23 juin
2003
[traduit de l'arabe par Marcel
Charbonnier]
Il a été révélé hier à Tel-Aviv que le
représentant de l’Agence juive, Jeff Key, est revenu en Israël samedi dernier
après une visite de cinq jours en Irak. Key est le directeur du bureau de la
commercialisation de l’Agence juive, et il est la première personnalité
israélienne officielle à s’être rendu en Irak après son occupation par les
forces américano-britanniques, effective à partir du 9 avril dernier. Des
sources officielles israéliennes ont indiqué que cette visite avait reçu l’aval
du Premier ministre israélien, Ariel Sharon, et qu’elle s’est déroulée en
coordination avec l’administration américaine.
On indique que l’Agence juive
est un appareil para-étatique chargé de l’immigration des juifs en Israël. Key a
déclaré aux médias israéliens qu’il a rencontré les juifs résidant à Bagdad, qui
sont au nombre de 74 personnes, pour la plupart âgées, et qu’il leur a apporté
de l’argent car – selon ses dires – ils vivent dans une pauvreté absolue. Ces
juifs irakiens l’ont accompagné à la synagogue de Bagdad.
Le responsable
israélien a rencontré les dirigeants de l’Agence juive à Jérusalem ouest, et il
leur a rendu compte de sa visite en Irak, indiquant que les efforts de l’Agence
juive en Irak sont appelés à se poursuivre.
Sur ces entrefaites, le quotidien
israélien Yediot Aharonot (en hébreu), a publié un entretien avec John Tailor,
vice-ministre des finances américain, qui a déclaré que l’Irak est ouvert aux
entreprises israéliennes, qu’il a exhortées à participer aux efforts de
reconstruction de l’Irak. L’analyste économique de ce journal, Sevir Blotsker,
qui a réalisé cette interview, a déclaré que Taylor est considéré comme le
responsable de la politique économique dans l’administration Bush, et notamment
de la politique économique en Irak. Il est considéré comme l’une des
personnalités les plus influentes du monde économique à la Maison Blanche.
Taylor est également secrétaire général de la commission américaine chargée de
superviser l’économie israélienne, et c’est lui qui a donné son aval à l’octroi
de garanties bancaires, récemment, à Israël.
Le responsable américain a
poursuivi, indiquant que son pays entend ouvrir le Moyen-Orient à la liberté de
marché, et affirmant que l’entrée des sociétés israéliennes en Irak, ainsi que
la mise en application de la « feuille de route » contribueront grandement à
l’amélioration de la situation économique israélienne, très affaiblie par
l’Intifada d’al-Aqsâ.
Taylor a déclaré au quotidien israélien que les
opérations de législation, dans le domaine économique dont l’Irak sera le
théâtre au cours des semaines à venir donnera aux entreprises israéliennes
l’opportunité de réaliser des projets en Irak et d’y investir, exprimant
l’espoir qu’elles seront capables d’exploiter la nouvelle situation économique
créée en Irak ainsi que les occasions en or qui s’offriront à elles dans ce
pays. Il a ajouté que la participation d’Israël à la reconstruction de l’Irak
boostera l’ensemble de l’économie israélienne. Le responsable américain a
estimé, répondant à une question de l’analyste économique du Yediot Aharonot,
que la reconstruction de l’Irak exigera vraisemblablement plusieurs
années.
25. En Palestine, la princesse
Kenizé reprend son sac de reporter entretien réalisé par Sylvie
Santinie
in Paris Match du jeudi 19 juin 2003
"De la part
de la princesse morte" était son premier roman. Mais c’est en ancienne reporter,
spécialiste du Moyen-Orient, que Kenizé Mourad signe aujourd’hui un livre vérité
bouleversant. Les témoignages de Palestiniens humiliés et harcelés et ceux
d’Israéliens mal dans leur identité. Tous en souffrance. En France beaucoup
n’ont pas apprécié.
- Vous parlez davantage des
exactions contre les Palestiniens que du malheur des Israéliens... Est-ce un
livre militant ?
- Mais pas du tout ! C'est juste un
recueil de témoignages. Je me suis immergée trois mois là-bas : pour comprendre,
pour laisser à la parole le temps de se dégager des stéréotypes habituels. Je
donne davantage d'exemples palestiniens car c'est un livre sur cette société-là
et ses relations avec Israël. On m'accuse de partialité parce que je dénonce les
actes d'un monstre, Sharon ! Mais, comme le dit ce prêtre que j'interroge :
"Est-ce que les intellectuels européens ne savent plus raisonner ? C'est clair
comme le soleil dans le ciel et vous ne dites rien"... Oui, c'est clair. Il
s'agit non pas d'un génocide, mais d'un "sociéto-cide" : on veut anéantir la
société palestinienne, pourtant la plus éduquée du monde arabe. On tente d'en
briser les structures en la poussant à la misère. Mais en Europe, en France
surtout, on ne peut pas dire cela sans passer pour un antisémite. C'est la
grande force des sionistes que de jouer avec la culpabilité française à l'égard
des juifs. Là-bas, pourtant, il y a des Israéliens remarquables qui se battent
pour que les Palestiniens aient un pays et des droits.
- Des
deux côtés, dites-vous, vous avez rencontré des gens "d'une élévation morale peu
commune"...
- C'est vrai. Et même des Palestiniens sans
haine, comme ce responsable du Fatah, torturé vingt-deux jours, frère d'une
victime de Tsahal, qui jure ne "pas vouloir la mort du peuple israélien". Mais
le plus souvent le mal est fait. "Ils ne connaissaient pas la haine, nous la
leur avons apprise. Nous sommes de bons professeurs", m'a avoué Léa, l'avocate
que ses coreligionnaires traitent de "pute" parce qu'elle défend les
Palestiniens à Jérusalem-Est. Même les enfants ne pensent qu'à venger leurs
morts.
- L'enfance semble être la première victime du
conflit. Vous citez des cas épouvantable: un handicapé écrasé au bulldozer, un
enfant tiré comme un lapin, un autre, infirme à vie parce que les soldats ne
l'ont pas laissé passer à temps pour une opération
salvatrice...
- La majorité des 2 600 victimes
palestiniennes depuis le début de l'Intifada sont des jeunes de moins de 15 ans.
Des histoires comme celles du livre, tout le monde en a vécu de semblables, plus
ou moins atroces. Toutes n'ont qu'un but : "Rendre aux Palestiniens la vie
tellement insupportable qu'ils finissent par partir." Je reprends là une
déclaration d'un des ministres de Sharon.
- Comment peut-on
faire cela lorsqu'on a été soi-même victime de l'Holocauste
?
- C'est précisément ce que ne mesurent pas les
Palestiniens : la hantise de l'Holocauste dans l'imaginaire israélien. Ce
peuple, qui possède l'une des armées les plus puissantes du monde et le soutien
des Etats-Unis, vit dans la peur irrationnelle d'une extermination planifiée par
les Palestiniens.
- Ils refusent, dites-vous, de faire leur
auto-examen, comme, à l'époque, ils préféraient ne pas mentionner
l'Holocauste...
- C'est le cinéaste de Tel-Aviv Ram Loewy
qui le dit : "La vérité est que, au fond d'eux-mêmes, les Israéliens savent que
leur pays est bâti sur le vol et sur l'expulsion par la violence." Mais la
plupart ne veulent pas le reconnaître. Tel cet acupuncteur israélien qui nie
l'existence même des Palestiniens. Ou cette jeune Israélienne dont la sœur a été
tuée dans un attentat suicide et qui pense que les cadavres montrés à la télé
sont des faux.
- Quels sont vos pronostics pour
l'accomplissement de la "feuille de route" signée à Aqaba
?
- Il faudra bien, un jour ou l'autre, que soient rendus
aux Palestiniens ces 22 % de la Palestine originelle qui sont réclamés depuis
quinze ans. Je suis assez optimiste. Même si on n'échappe pas, au début, à des
bombes, ici ou là, de la part des extrémistes des deux bords : du Hamas, mais
aussi des colons. Lorsqu'ils n'auront plus le soutien de la population, cela
cessera. Quant à mon livre, il n'est pas désespéré. Je cite en épilogue cette
phrase magnifique du président du Forum des familles, dont le fils de 19 ans a
été assassiné par le Hamas : "Si moi- même j'étais né dans le chaos politique et
moral qui constitue le quotidien des Palestiniens, j'aurais certainement essayé
de tuer ou de nuire à l'occupant ; sinon, j'aurais été traître à ma nature
d'homme libre."»
["Le parfum de notre terre. Voix
de Palestine et d'Israël", de Kenizé Mourad aux éditions Robert Laffont - 260
pages - 21 euros.]
26. Une source, citant Bush :
"Nous avons un problème, avec Sharon…" par Akiva Eldar
in Ha’Aretz
(quotidien israélien) du mardi 10 juin 2003
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Des échanges en coulisse entre le
président George Bush et le Premier ministre Ariel Sharon, au cours du sommet
d’Akaba, la semaine dernière, sont peut-être l’indice d’un certain changement
dans la position américaine, évoluant du camp israélien vers le camp
palestinien, d’après un participant aux négociations tripartites entre
délégations américaine, israélienne et palestinienne.
Cette source a cité
Bush disant à sa Conseillère ès Sécurité Nationale, Condoleezza Rice : « Je
constate que nous avons un problème, avec Sharon », alors qu’il aurait dit, au
sujet des Palestiniens, gouvernés par le Premier ministre Mahmoud Abbas : « Eux,
on peut travailler avec… »
A un certain moment, c’est un Bush furibard qui
aurait envoyé dans les cordes le ministre de la Défense Shaul Mofaz, en ces
termes : « Oh, mais je pense que vous pouvez (aider les Palestiniens). Et je
suis même persuadé que c’est ce que vous ferez ! »
A la requête formulée par
avance par Israël en vue du sommet, les conseillers de Bush avaient mis les
problèmes de sécurité en premier point de l’ordre du jour des pourparlers. « La
première chose dont on a demandé à Bush de parler, c’est de la sécurité », a
rapporté ce participant aux négociations, qui a ajouté : « C’était une requête
des Israéliens. Aussi (Bush) a-t-il demandé tout d’abord à Dahlan de faire le
point. »
D’après cette source, Dahlan présenta un synopsis brillant de la
situation, en cinq minutes, qu’il conclut en s’adressant à Bush : « Il y a
certaines choses que nous pouvons faire, et d’autres, non. Nous ferons de notre
mieux. Mais nous allons avoir besoin d’aide. »
Le ministre israélien de la
Défense Shaul Mofaz a explosé, une fois l’exposé de Dahlan terminé, disant : «
Eh bien, ils n’obtiendront aucune aide de notre part ; ils ont leurs propres
services de sécurité ! »
Bush était furieux, cela se voyait sur sa figure, a
dit notre source. Il s’est tourné vers Mofaz, lui disant sur un ton cassant : «
Leurs propres services de sécurité ? Mais vous les avez détruits, leurs services
de sécurité ! »
Mofaz a alors secoué la tête, disant : « Je ne pense pas que
nous puissions les aider, Monsieur le Président », ce à quoi Bush a rétorqué : «
Oh que si, que je pense que vous le pouvez. Et je vous dit que c’est même ce que
vous ferez ! »
Puis, se tournant cette fois vers Abbas – en suivant toujours
le script sur lequel les Israéliens avaient lourdement insisté : « M. le Premier
ministre, peut-être allez-vous nous présenter une vision d’ensemble de la
situation en Cisjordanie et à Gaza ? »
Abbas a souligné la situation de plus
en plus difficile dans les territoires, indiquant que la crise humanitaire
allait empirant et que, même si les décisions du nouveau ministre des finances
avaient effectivement permis de régler en partie certains problèmes, l’injection
de nouveaux financements était indispensable.
Soudain, Sharon lui a coupé la
parole, disant : « L’injection de nouveaux financements doit dépendre de votre
bonne conduite. » Bush, de nouveau, était aubergine : « Vous devez débloquer
leurs fonds (les taxes à l’importation, ndt) aussi vite que possible ! Cela
aidera grandement la situation ! »
Sharon secoua la tête : « Nous devons
traiter la sécurité d’abord, et nous conditionnerons le déblocage de leurs fonds
à cette condition » Bush fixa Sharon en clignant les paupières : « Mais… c’est
leur argent !… » Sharon : « Peu importe, Monsieur le Président… ». Après quoi,
Bush, impérieux : « C’est leur argent ! Rendez-le leur ! »
Après cette
réunion, Bush s’adressa à sa conseillère en Sécurité nationale, Condoleezza
Rice, et lui dit : « Nous avons un problème avec ce Sharon, à ce que je vois.
Mais j’aime bien le petit jeune homme [Dahlan] et je pense que leur premier
ministre [Abbas] est incapable de mentir. J’espère qu’ils réussiront. Eux, on
peut travailler avec eux… »
Bush semblait également très satisfait de la
détermination dont Abbas fit preuve pour repousser les objurgations de ses
ministres Nabil Sha’ath et Yasser Abed Rabbo, qui souhaitaient qu’il durcisse
son discours sur le contenu duquel il s’était mis d’accord avec la délégation
américaine avant le sommet. Ils avançaient l’argument que ce discours (trop
conciliant) causerait des problèmes à l’Autorité palestinienne. Ils débattirent
de façon très animée avec Abbas au sujet de ses observations, y compris, à un
moment, en présence de Bush. Mais Abbas s’en tint à ses positions, soulignant
que ses observations suivaient les grandes lignes fixées par Bush.
Bush
observa cet intermède, constatant non sans satisfaction que Abbas était d’accord
avec ses suggestions en vue de la mise au point du sommet : « Si vous vous en
tenez à ce qui a été décidé entre nous, je vous promets que nous irons par la
suite là où vos collègues veulent que vous alliez. Mais nous allons procéder
graduellement, pas à pas, chaque chose en son temps… »
27. Palestine : toujours pas
d’Etat, mais deux ministres des Affaires étrangères, deux ! par Naçriyy
Hajjâj
in Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du lundi 2 juin
2003
[traduit de l'arabe par Marcel
Charbonnier]
(Naçriyy Hajjâj est un écrivain
palestinien qui réside à Tunis.)
Je ne prétends pas être un grand
analyste politique. On sait qu’ils se sont multipliés comme une mauvaise herbe
envahissant un jardin, ceux qui aspirent à cette qualité dans les médias arabes,
audiovisuels et imprimés. Je pense que porter dignement ce titre exige de son
titulaire une spécialisation approfondie, une réflexion personnelle et une
exhaustivité dans la connaissance des ouvrages de référence et des sources
ressortissant aux disciplines les plus diverses.
Mais il y a tout de même une
chose qui m’incite à écrire au sujet d’une question politique très actuelle et
qui me tient à cœur. Il s’agit d’un détail qui devrait attirer éminemment
l’attention, me semble-t-il, tout au moins de tout citoyen palestinien, mais qui
n’a apparemment pas retenu l’attention des analystes politiques, tant
palestiniens qu’arabes – et Dieu sait s’ils sont nombreux ! Il s’agit du fait
que les Palestiniens disposent, depuis quelques semaines, de deux ministres des
Affaires étrangères. Cela, sans disposer d’un Etat sur notre bonne vieille
Planète ! Il faut le faire ! On les applaudit bien fort !
M. Mahmoud Abbas
(Abou Mazen) a créé dans le nouveau gouvernement qu’il préside un ministère des
affaires étrangères, dirigé par le Dr Nabil Shaath, lequel était dans le
gouvernement précédent ministre de la planification et de la coopération
internationale. Mais, en même temps, M. Fârûq al-Qaddûmî (Abou Lutuf) n’en
continue pas moins à exercer les responsabilité de ministre des Affaires
étrangères de l’Autorité palestinienne depuis son instaurationau cours de la
dix-neuvième session du Conseil National Palestinien, réunie à Alger le 15
novembre 1988 …
Comme nous le savons tous, le ministre des Affaires
étrangères de l’Etat de Palestine, M. Fârûq al-Qaddûmî, n’a jamais cessé
d’occuper ses fonctions depuis cette date, et aucun décret n’est jamais venu
indiquer qu’il aurait cesser de le faire ou qu’il aurait été remplacé par un
autre ministre pour quelque raison que ce soit, ni émanent de la Commission
exécutive de l’OLP, ni du Conseil central de l’OLP, ni du Conseil Législatif
Palestinien, ni du Conseil National Palestinien, ni d’aucune autre instance
exécutive palestinienne. Comment les choses peuvent-elles fonctionner, ceci
étant, et comment peut-on nommer un deuxième ministre des Affaires étrangères ?
Ne s’agit-il pas là d’une contradiction dans les prérogatives et les
responsabilités, et n’y a-t-il pas en l’occurrence un imbroglio juridique ?
D’autant plus que le Président Yasser Arafat est à la fois le président de
l’Autorité nationale palestinienne et le président du conseil exécutif de
l’Organisation de Libération de la Palestine ? De même, le Premier ministre
palestinien en charge du gouvernement, M. Mahmoud Abbas, n’a-t-il pas affirmé
dans plusieurs communiqués officiels lus devant le Conseil Exécutif Palestinien
et les médias l’importance du rôle de l’OLP, en tant qu’autorité suprême du
peuple palestinien et que référence législative et politique du gouvernement
palestinien et de l’Autorité palestinienne ?
Le 15 novembre 1988, au cours de
la dix-neuvième session du CNP, l’Etat palestinien a été proclamé et le chef de
l’OLP, Yasser Arafat, a été élu président de cet Etat, de même que M. Fârûq
al-Qaddûmî a été élu ministre des Affaires étrangères de cet Etat et la
Commission exécutive de l’OLP a été considérée, par décision du Conseil
National, comme le gouvernement provisoire de la Palestine et des ambassades,
des délégations générales et des bureaux représentatifs ont été ouverts dans la
plupart des pays du monde. L’OLP devenait membre à part entière de la Ligue des
Etats arabes et membre observateur à l’Onu, au nom de la Palestine. Depuis lors,
M. Fârûq al-Qaddûmî a participé aux réunions de ces instances arabes et
internationales, en sa qualité de ministre des Affaires étrangères de l’Etat de
Palestine, et il n’a jamais cessé de le faire.
Lorsque l’OLP a annoncé
qu’elle acceptait un règlement politique à la suite de la guerre du Golfe (de
1991) et lorsque fut conclu l’accord d’Oslo, la mise sur pied de l’Autorité
nationale palestinienne a été décidée en conséquence de l’accord entre l’OLP et
le gouvernement israélien. Le Conseil central a alors décidé de charger le
président Yasser Arafat de présider cette Autorité, et il a été élu sur cette
base en 1996. Le Conseil central a alors souligné que l’OLP était la référence
législative et politique de l’Autorité nationale palestinienne et qu’il
considérait le Conseil législatif comme faisant partie constitutive du Conseil
national, de même qu’il considérait les membres du Conseil législatif comme des
membres naturels du Conseil national. L’accord de la proclamation des principes,
signé à Washington par le gouvernement israélien et l’OLP le 28 septembre 1995
stipulait, dans son chapitre 6 relatif aux prérogatives et aux responsabilités
:
A – Conformément à la Déclaration de Principes, l’Autorité palestinienne
n’aura pas de prérogatives ni de responsabilités propres dans le domaine des
relations extérieures, comportant la création d’ambassades à l’étranger ou de
consulats ou de toute autres délégations ou centres culturels, ni le droit d’en
créer dans la bande de Gaza ou dans la région de Jéricho, ni de désigner des
corps consulaires ou d’en utiliser afin de remplir des fonctions
diplomatiques.
B – En dépit des conditions fixées par le présent article,
l’OLP peut mener des négociations et signer des accords avec les Etats ou les
organisations internationales au nom de l’Autorité palestinienne, dans – et
seulement dans – les cas suivants :
1) des accords économiques, comme
mentionné en particulier dans le codicille n° 4 du présent accord ;
2) des
accords avec les pays donateurs, en vue de l’application des dispositions
prévues afin d’apporter une aide extérieure à l’Autorité palestinienne ;
3)
des accords visant à mettre en application les plans de développement régional
détaillés dans le codicille n° 4 de la Déclaration de principes ou dans les
accords entrant dans le cadre des négociations multilatérales ;
4) des
accords de coopération culturelle, scientifique et éducative.
C – « Les
transactions entre l’Autorité palestinienne et les représentants des pays
étrangers et des organisations internationales, ainsi que l’ouverture de
représentations dans la bande de Gaza et dans la région de Jéricho autres que
celles mentionnées dans le paragraphe 2A ci-dessus aux fins de mettre en
application les accords mentionnés dans l’appendice 2B ci-dessus ne sont pas
considérées comme relevant des relations extérieures. »
Conformément à ces
accords et à d’autres, il n’avait pas été fait mention lors de la constitution
des gouvernements palestiniens précédents celui de M. Mahmoud Abbas (Abou Mazen)
d’un ministère des questions extérieures, pas plus que n’avait été nommé un
quelconque ministre en charge des Affaires étrangères. Le ministère du plan et
de la coopération extérieure était inclus dans le cadre des prérogatives et
responsabilités énoncées par l’accord de Déclaration de principes entre l’OLP et
le gouvernement israélien, et le poste de ministre des Affaires étrangères de
l’Etat de Palestine détenu par M. Fârûq al-Qaddûmî était cohérent avec la
responsabilité ultime de l’OLP et du Conseil National Palestinien.
En raison
de l’énorme disparité du rapport de force aux plans international, arabe et
palestinien, il a été demandé au Président de l’Autorité nationale
palestinienne, dans le cadre de l’exigence internationale que des réformes
soient apportées à l’appareil d’Etat (de l’Autorité) que soit créé un poste de
Premier ministre, et que soit constitué un nouveau gouvernement au moyen de
nominations de quelques personnalités nouvelles. C’est ainsi que le président
Yasser Arafat a chargé M. Mahmoud Abbas (Abou Mazen), qui occupait la
responsabilité de Secrétaire général de la Commission exécutive de l’OLP, de
former ce gouvernement, lequel a obtenu la confiance du Conseil Législatif
Palestinien. C’est le Dr Nabîl Sha’th, ministre de la planification et de la
coopération internationale, qui a été nommé ministre des Affaires étrangères.
Doit-on en déduire que M. Fârûq al-Qaddûmî, ministre des Affaires étrangères
de l’Etat de Palestine, proclamé en 1988, a été écarté de ses fonctions, ou
encore que ses prérogatives ont été réduites, alors qu’il a été élu à ce poste
par le Conseil National Palestinien ? Si le président Arafat et le premier
ministre Abou Mazen ont réaffirmé que l’OLP est bien le référent politique et
législatif de l’Autorité palestinienne et qu’il faut en mobiliser toutes les
institutions et les appareils, cela ne signifie-t-il pas que l’on a suscité un
ministère des Affaires étrangères au sein de l’Autorité en contradiction avec
l’accord de Déclaration de principes, d’une part, et au détriment du rôle de
l’OLP, dont on constate, du point de vue pratique et dans les conditions
présentes, l’état de léthargie et de quasi absence et, cela, depuis Ramallah
jusqu’au camp de réfugiés de Aïn al-Hulwéh, dans le Sud Liban ?
28.
Bush : entre l’impossible gouvernement de l’Irak et l’inéluctable
recouvrement de la Palestine par Mutâ’ Çafadiyy
in Al-Quds Al-Arabi
(quotidien arabe publié à Londres) du lundi 2 juin 2003
[traduit de l'arabe par Marcel
Charbonnier]
Une des idées reçues en sciences
politiques est que l’Histoire se répète. Mais il serait plus exact de dire que
l’Histoire répète des circonstances approchantes, lesquelles aboutissent, en
revanche, à des conséquences différentes. Nous assistons, ces derniers jours, et
le monde assiste, avec nous, au spectacle d’un président américain qui réitère
la politique de son père, président lui aussi dix ans auparavant, mais avec
l’espoir de résultats différents, comme en rêve Bush junior. Il a lancé une
deuxième guerre contre l’Irak, en complément de la précédente, afin de réaliser
ce que la première n’avait pas osé tenté d’obtenir, à savoir l’occupation totale
de l’Irak et l’engagement dans un projet de le restructurer entièrement tant sur
le plan de la société que sur celui de l’Etat. Pourtant on sait que les efforts
déployés afin de mettre la victoire militaire au service de grandes victoires
politiques se sont illustrés par leur incapacité à imaginer des solutions et,
cela, depuis de longues décennies. Il y a le projet d’un nouvel accord d’Oslo ou
d’un mini-Oslo qui vise à emprunter la « feuille de route » vers la paix
jusqu’ici quasi impossible. Le président d’un pays célèbre pour son ignorance de
la géographie mondiale veut imposer au monde une carte stratégique globale
symbolisant une hégémonie américaine définitive, à commencer par la mainmise sur
les clés du Moyen-Orient. Comme son père, il est convaincu que le fait de
s’attaquer au casse-tête palestinien peut se résumer à l’assèchement des apports
extérieurs absolument indispensables à sa perpétuation, qu’il recevrait sous la
forme d’aides et de contributions provenance de son contexte arabe et musulman.
Il a semblé que priver les Arabes de leur dernier reste de contrôle sur leurs
grandes richesses pétrolières passe, en premier lieu, par la fin de la dernière
entité étatique jouissant de frontières bien en-deçà de son indépendance
politique. L’Irak, en dépit de tous ses problèmes spécifiques, symbolisait ce
dernier reste d’indépendance politique protégeant son lac pétrolier considéré
comme le deuxième au monde. Ainsi, l’Amérique des Bush, père, puis fils, a cru
que la solution au casse-tête palestinien découlerait par principe de
l’intérieur même de son conflit quotidien avec l’occupation israélienne continue
depuis un demi-siècle. Il n’est pas douteux que l’effondrement de ce qu’on
appelait le front oriental, dépendant, à l’évidence, de la profondeur irakienne,
ne pourrait qu’aggraver le statut d’orphelin en devenir qui était celui de la
résistance palestinienne à l’intérieur de son cadre arabe officiel. Par
conséquent, l’Amérique ne pouvait pas entrevoir une quelconque solution, ni en
faire vivre les circonstances historiques, sinon sur la base de l’acquis des
défaites militaires qu’elle imposait aux pays environnants, en même temps
qu’Israël se chargeait de répéter les vagues d’occupation du dernier pouce de la
terre brûlée palestinienne. Mais la bataille du Koweït, menée par Bush père avec
un ensemble d’autres pays arabe, et qui avait abouti à la conférence de Madrid,
rapidement avortée au moyen des accords d’Oslo qui isolaient la Syrie et le
Liban et limitaient la négociation unilatérale à l’OLP, et plus précisément à
Arafat et sa clique, cette première guerre, donc, contre l’Irak et contre la
solidarité arabe, n’a tiré aucun profit de l’avortement de la Conférence de
Madrid, sauf peut-être en ceci qu’elle a stérilisé son enfant monstrueux, appelé
« accord d’Oslo », le dépouillant par avance de la moindre condition
d’établissement d’un équilibre entre les deux épigones de la relation
fondamentale, plaçant une poignée d’homme face à Israël et à l’Amérique, en même
temps. Cette situation perverse a amené le président Clinton à penser qu’il
pourrait faire la paix, au moyen d’une médiation non impartiale, et au moyen des
seules manœuvres de diversion à sa disposition, à savoir, qu’il pourrait
graisser la patte à Arafat et à ses hommes au moyen de l’appellation d’Autorité
nationale palestinienne, susceptible pensait-il de leur faire oublier la cause
palestinienne fondamentale. Il s’agit là d’une caricature d’indépendance,
devenue un simple protectorat de municipalités locales annexées aux basques
d’Israël.
En ce tournant parmi les plus dangereux de toute l’histoire de la
lutte palestinienne dont certains ont souhaité qu’elle connaisse son élimination
finale, le volcan de la résistance s’est réveillé, qui a empêché la signature
d’un Camp David bis. Non seulement les négociations sont revenues à leur point
de départ, mais elles ont dépassé Oslo et Madrid, pour finir par revenir à leur
contraire absolu : la résistance dans son état premier, antérieur à la crise du
Koweït et la guerre malheureuse et folle à tous points de vue qui lui a fait
suite, mais déclarant sans appel la chute de l’ordre arabe et la perte des
derniers symboles d’indépendance nationale qui lui restaient, puisque tous les
régimes arabes en sortaient vaincus, y compris le camp théoriquement des
vainqueurs, celui des Etats du Golfe, qui ont régressé vers l’époque des
protectorats militaires taillés dans leurs territoires, leurs richesses et leur
volonté politique. Puis cette guerre a servi de prolégomènes à l’entrée de tous
les pays du Mashreq successivement, en gros et en détail, dans la situation de
pays occupés, potentiellement et effectivement, voire les deux. L’occupation de
l’Irak a été le couronnement et la consécration de cette situation, dans
l’attente d’une réaction arabe, encore à ce jour dissimulée derrière les
politiques des régimes en place.
Mais il existe encore un foyer de violence
inverse échappant à la logique de la défaite définitive et, cela, grâce à cette
capacité de durer qui caractérise l’Intifada palestinienne, comme si elle ne
reconnaissait aucun des énormes changements décisifs qui se sont produits dans
la région qui l’entoure après la colonisation de l’Irak et son utilisation aux
fins d’exemple destiné à terroriser tous les Etats avoisinants en leur suggérant
que le même sort les attend éventuellement au tournant. Sur cette base,
l’administration américaine comprend que si elle ne parvient pas à déposséder la
Palestine de sa capacité à renouveler sa résistance, au moyen d’une succession
d’Intifâdât ininterrompue, une menace directe continuera à peser sur sa
stratégie hégémonique sur l’ensemble de la région et obérera les phases
successives de sa tactique vis-à-vis de tel ou tel pays arabe. Il faut par
conséquent éteindre le rougeoiement de la révolution palestinienne et en
paralyser les manifestations en la compromettant dans un dédale de négociations
vaines, répétant toutes les manœuvres des négociations précédentes qui avaient
accompagné Oslo. Mais une chose a changé, cette fois ci, c’est le fait que les
Palestiniens encourent désormais le risque d’avoir à vivre une guerre civile qui
pourrait éclater entre leurs différentes factions dès lors que la feuille de
route échouerait à vaincre les réticences et à entraîner le peuple palestinien
dans les marécages de la négociation et de ses défis destinés à absorber l’un
après l’autre tous les éléments qui en font la force.
En dépit du prix
exorbitant que l’Intifada actuelle a dû acquitter, et avec elle, son peuple
tenace et quasi invincible, elle ne cesse d’assumer, dans la pratique, le rôle
du modèle rayonnant tout autour d’elle, grâce au seul moyen restant à la
disposition des peuples de la région arabe vaincue, qui conduisent à rectifier
la réalité de la nakba généralisée et qui se nourrit actuellement des avatars de
la colonisation de l’Irak et de ses répercussions effrayantes quant à son
avenir, et quant au devenir de ses voisins. Le tour est-il venu de la Palestine
avant que la course à la guerre ne passe de l’Irak à l’Iran et à la Syrie, au
moment où l’occupation américaine s’enlise en Mésopotamie sans que semble se
dessiner une quelconque issue réaliste vers ce qu’on pourrait qualifier de
stabilité politique, que ne peuvent même pas imaginer, jusqu’à présent, les
planificateurs et les réalisateurs importés ? En effet, l’Irak se prépare à
déclencher sa propre Intifada, au moment même où Bush tente d’éteindre la
première du genre, l’Intifada perpétuelle qui se déroule en Palestine. Peut-être
son administration prendra-t-elle le temps de vitesse afin d’éviter d’avoir à
faire face, sous peu, à la jonction des deux Intifâda, depuis la profondeur
irakienne jusqu’à la profondeur palestinienne, qui déboucherait sur un
Moyen-Orient cerné par une ceinture de feu susceptible d’enflammer tous ses
vieux fagots depuis longtemps desséchés. L’objectif central de Bush,
aujourd’hui, consiste à impliquer tous les partenaires arabes et européens afin
de créer une nouvelle illusion de paix, qui fasse des slogans concernant les
solutions et les mesures en vogue des semblants de réalités effectives inscrites
dans la réalité. Peut-être l’attention régionale se transférera-t-elle du drame
irakien et de ses phénomènes négatifs interagissant vers le foyer du nouvel
événement palestinien, né sous l’égide du président américain, qui va de sommet
européen en sommet d’Aqaba, puis de Sharm al-Shaïkh, en semblant se conformer à
l’expression arabe décrivant quelqu’un qui « cherche à s’arroger la gloire par
toutes ses extrémités ». Mais, s’il a rencontré les dirigeants européens et
russe, porteurs d’un projet pacifique, il ne manquera pas de transformer le
quartette qui a mis au point la feuille de route en commission unique
représentée par sa noble personne, en considérant qu’il a bien mérité le titre
d’Empereur (irakien) du monde, après avoir éliminé le gouverneur unique et
éternel de Bagdad : Saddam Hussein. C’est comme si la naissance de l’Empire
mondial bushien était conditionnée à l’élimination de l’ « empereur » de Bagdad
au moyen de la tragi-comédie que nous connaissons !
Malgré tout, les
dirigeants de notre monde semblent traiter Bush comme s’il était effectivement
l’empereur après sa grande victoire « historique » (n’ayons pas peur des mots…)
remportée sur Saddam Husseïn ! Ainsi, le président Chirac se prépare à une
rencontre personnelle et chaleureuse avec son vieil ami Bush afin d’éliminer les
dernières traces d’incompréhension passagère entre eux et, cela, en marge du
sommet des pays les plus industrialisés, le G8, à Evian. L’Union européenne ne
peut que déverser ses éloges sur la mise en application de la feuille de route
et sur l’adoption par Bush de la réalité de sa mise en œuvre en dépit des
réserves de Sharon, dont on a dit qu’il les avait ravalées mais seulement
provisoirement, afin de ne pas jouer les rabat-joie et de ne pas assombrir
d’entrée de jeu les réjouissances de son grand ami américain impérial. Quant aux
dirigeants arabes locaux, que Bush a choisis comme hôtes d’honneur à Sharm
al-Shaïkh, ils sont volontaires d’avance pour rejoindre le chœur du nouvel Oslo,
et prêts à assumer les rôles que l’Empereur en personne leur demande instamment
de jouer. Chacun d’entre eux promettra à l’Empereur de déployer tous les efforts
tant de son gouvernement que de son peuple afin de présenter les illusions de la
feuille de route comme des réalité et des vérités informationnelles dont
bruisseront les médias audiovisuels jour et nuit. Lorsque se produiront les
premières anicroches, il est indispensable que tous soient prêts à jouer les
bons offices entre les partenaires momentanément fâchés. Grâce à ces simagrées,
le peuple est censé oublier l’Irak et ses drames, et se lancer à corps perdu
dans des joutes verbales en faveur de celui-ci contre celui-là dans les deux
camps palestinien et israélien, à chaque fois que le plan se heurtera à des
difficultés dans sa mise en application, ou que la mise en application connaîtra
quelque difficulté résultant de la pauvreté de la planification. Ainsi, le
théâtre arabe s’attend à une saison osloïenne dont les prolongations pourraient
bien tenir des saisons entières, voire même des années. Grâce à cela, Bush
rempilera pour un deuxième mandat, afin de mener à bien l’instauration de la
paix au Moyen-Orient et de pourchasser les terroristes et les Etats voyous. Mais
il pourrait tout aussi bien échouer, et son empire d’opérette pourrait bien
finir oublié comme ont fini oubliés avant lui son père et son nouvel ordre
mondial, dont on n’a pas encore vu la couleur jusqu’à ce jour. La première chose
que Bush veut obtenir des Arabes – de tous les Arabes – pour prix de sa victoire
sur l’Irak, c’est leur participation volontaire à l’élimination de leur cause
centrale : la Palestine, avec en lot de consolation l’histoire à dormir debout
du mini-Etat coupé des deux tiers de son peuple exilé loin de sa terre.
Par-dessus le marché, on exige de l’opinion publique arabe et mondiale qu’elle
croie que le duo Bush / Sharon est devenu, du jour au lendemain, un duo de deux
hommes de paix envoyés par la divine providence afin de régler le problème le
plus difficile reçu en héritage par le troisième millénaire de son grand-père le
deuxième millénaire, et que ce nouveau millénaire est candidat grâce à cela à
prendre place aux côtés du premier tenant du titre – le pétrole – à la une des
informations mondiales décisives.
Depuis Saint-Pétersbourg, où plus de
quarante chefs d’Etat ont fêté aux côtés du président russe Vladimir Poutine le
trois centième anniversaire de la création de cette ville occidentale ouverte
sur l’Europe, en passant par Evian où ses sont réunis les dirigeants des huit
pays les plus riches du monde, pour finir par les rencontres d’Aqaba et de Sharm
al-Shaïkh, un air de rabibochage diplomatique souffle qui semble vouloir
remettre au goût du jour l’harmonie avant tout, entre les deux rives de l’océan
atlantique, après les divergences autour de la guerre en Irak et ses
conséquences psychologique et ce qu’elles ont secrété en fait de camp des
vainqueurs et de camp des vaincus, parmi les dirigeants des grandes pays. Cet
intérêt, si ses prémisses finissent par trouver confirmation, trouvera son
reflet dans un soutien sans précédent au projet de « réconciliation »
arabo-palestino-israélienne, selon la vision que les tenants de l’époque
voudraient nous donner du climat international général et de son influence
effective sur le casse-tête moyen-oriental, d’autant que cette réconciliation
démonstrative et de pure façade entre les différents pôles ne pourra qu’apporter
de l’eau au moulin de l’hubris de victoire de Bush, comme si le monde assistait
à une fête officielle d’inauguration destinée à l’annonce par l’Empire de son
agrément – mieux, de sa bénédiction – accordé(e) à ses grands sujets
internationaux, tandis que se dressent, sur le devant de la scène, les
représentants de l’opposition, depuis la France jusqu’à la Russie, dans une
sorte de théâtralité expiatrice, que seules sont venues confirmer, à ce jour, de
vagues représentations diplomatiques grandiloquentes, qui ont atteint leur
summum à travers les réunions spectaculaires sous les lambris dorés de
magnifiques palais historiques et les rencontres collectives et en tête à tête
entre les symboles de l’inimitié rentrée et de la réconciliation hypocrite. Mais
c’est en Palestine et en Irak que se jouera la vraie pièce, avec les vrais
enjeux, et que seront véritablement mises à l’épreuve les intentions
réconciliatrices ou les inimitiés, ainsi que la façon dont sera partagé le butin
de l’empire et de ses dépendance ainsi que celle dont s’effondreront, l’un après
l’autre, ses châteaux en Espagne.
29. A propos de
l’antisémitisme de gauche et du statut spécial d’Israël par Joel
Kovel
in Tikkun (bimensuel américain) du vendredi 9 mai
2003
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
La question embrouillée de
l’antisémitisme au sein de la gauche américaine a été mise en relief, en février
dernier, par une polémique enflammée entre le rabbin Michael Lerner, rédacteur
en chef et fondateur de la revue Tikkun et le groupe anti-guerre
marxiste-léniniste ANSWER (Act Now to Stop War and End Racism : Agissez dès
maintenant afin d’arrêter la guerre et de mettre un terme au racisme). Dans les
développements ci-après, je ne prends pas position pour qui avait tort ou qui
avait raison dans cette polémique en particulier, ni au sujet du comportement
d’Answer, bien que je puisse affirmer que l’expérience personnelle que j’ai de
cette association au travers d’activités anti-guerre dans ma région ne
confirment en rien les qualificatifs employés par Lerner. Mon propos est plutôt
la définition de l’antisémitisme de gauche offerte par Lerner dans ses
communications e-mail et un éditorial de lui paru dans le Wall Street Journal au
cours de la controverse. Je ne mets pas en doute le désir sincère et passionné
de Lerner de mettre un terme aux ravages de la violence perpétrée par les deux
camps, ni son recours à la cicatrisation spirituelle à cet effet. (En fait, je
tiens une rubrique régulière dans Tikkun et j’ai travaillé avec Lerner, depuis
des années, sur ces questions). J’ai un problème, toutefois, avec son analyse
politique, mis en évidence ici par l’utilisation qu’il fait de la notion
d’antisémitisme, et les moyens auquel il a recours afin d’assimiler cet
antisémitisme à la Gauche.
La notion d’antisémitisme de gauche est
nécessairement liée à la question israélienne et à la logique du sionisme qui
l’anime. Par tant, les problèmes examinés ici se situent au cœur même des choix
que nous devons opérer au sujet du conflit israélo-palestinien – des choix qui
entrent dans le cadre des propositions ambitieuses lancées récemment pour servir
de lignes directrices à une session de formation à venir de Tikkun à Washington,
et ces choix vont, bien sûr, bien au-delà encore. Nous comprenons bien que
l’antisémitisme occulte la réalité de ce que cela signifie, être juif, et qu’il
a ouvert la voie aux atrocités, de plus ou moins grande ampleur, commises à
l’encontre du peuple juif. La question qui se pose donc aujourd’hui à nous est
la suivante : une critique déficiente de l’antisémitisme risque-t-elle
d’occulter la réalité de ce qu’est Israël, en affaiblissant, par tant, la lutte
contre les violations des droits de l’homme perpétrées par cet Etat ?
Pour
Lerner, l’antisémitisme existe bien dans une version de gauche, lorsque : a) la
critique des violations par Israël des droits de l’homme n’est pas équilibrée
par une critique équivalente des autres violateurs des droits de l’homme, qu’il
s’agisse des terroristes palestiniens ou d’autres terroristes d’Etat ; et b)
lorsque le droit d’Israël à l’existence est dénié. Ci-après, un échantillon de
ses observation à ce sujet, choisi parmi ses éditoriaux et ses messages e-mail
:
- La position « … retenue par l’équipe de Tikkun est que les mobilisations
ont été à l’initiative d’un groupe dénommé Answer, lui-même dominé par un groupe
sectaire communiste plein de haine envers Israël et qui désire voir cet Etat
démantelé. Answer s’est servi des manifestations contre la guerre (en Irak) afin
de discréditer Israël et de présenter la guerre contre l’Irak comme une guerre
menée dans l’intérêt d’Israël. »
- « Le contexte est primordial. Le fait de
critiquer Israël n’est pas répréhensible. Ce qui l’est, c’est de le faire de
manière unilatérale, en montrant Israël du doigt à des fins partisanes. Nous, à
Tikkun, nous avons formulé des critiques très fermes de la répression
israélienne portant atteinte aux droits humains des Palestiniens. Mais nous
avons dénoncé tout aussi fermement les actes de terrorisme commis contre des
civils israéliens. Nous avons exhorté les Palestiniens à rejeter toute les
formes de violence et à suivre l’exemple de Martin Luther King Jr. et de Gandhi,
dont la lutte contre l’oppression a été victorieuse parce qu’ils ont réussi à
faire passer auprès de l’oppresseur le message que l’opprimé n’en continuait pas
moins à reconnaître son humanité et, de ce fait, ne recourrait pas à la violence
dès qu’il aurait pu le faire. C’est le même état d’esprit qui a rendu possible
la transformation de l’Afrique du Sud, sous la direction de Nelson Mandela. Les
attentats terroristes, en revanche, rejettent la population israélienne entre
les mains des forces les plus droitières de la société israélienne. Par
conséquent, si l’un d’entre nous assiste à un meeting au cours duquel Israël est
critiqué, en dehors de ce contexte plus large, le sentiment qui prédomine chez
nous est que nous sommes en train d’assister à une mise d’Israël au pilori.
»
- Dès lors, si les atteintes aux droits de l’homme perpétrées par Israël
sont sélectionnées en dehors du contexte plus large que nous avons mentionné, en
ne plaçant que les Etats-Unis au-dessus de lui dans le classement des Etats qui
violent ces droits, nous devons poser la question suivante : « Pourquoi un tel
silence, dans ces manifestations, sur les violations des droits de l’homme, bien
plus importantes, perpétrées par Saddam Hussein ? Ou par la Chine, au Tibet ? Ou
par la Russie, en Tchétchénie ? Ou par les régimes politiques en place en Arabie
Saoudite, en Syrie, en Egypte et dans des dizaines d’autres Etats ?
Je suis
persuadé que Lerner serait d’accord avec cette idée que l’antisémitisme, comme
toutes les variétés du racisme, est, du point de vue de la logique, une
conclusion fallacieuse tirée de faits concrets abusivement interprétés. Cela
signifie que, là où l’on devrait voir une interaction extrêmement riche de
déterminismes réels, l’antisémite insère dans son raisonnement une abstraction
essentialiste, un phantasme pris pour une réalité et sorti de son contexte
historique. Ainsi, nous entendons parler de « complots juifs », de « contrôle
juif sur Hollywood », ou d’ « argent juif » - ou encore, comme Lerner aimerait
nous le voir admettre dans sa démonstration, « des violations israéliennes des
droits de l’homme » hors de leur contexte, sélectionnées et stigmatisées de
manière unilatérale. Afin d’éviter une réaction antisémite face au comportement
d’Israël, Lerner aimerait nous voir adopter la démarche suivante : d’abord,
dénoncer les violations palestiniennes (ainsi que celles d’autres violateurs) de
la même manière que nous dénonçons celles perpétrées par Israël (tout en
exhortant les Palestiniens à utiliser la non-violence de Gandhi à s’inspirer de
l’esprit de Nelson Mandela – à son sujet, voir plus bas) ; ensuite, procéder à
cette dénonciation dans un esprit d’affirmation de la valeur intrinsèque
d’Israël et de son droit à exister.
La difficulté première, dans cette
approche, tient au fait qu’en exigeant l’équité et l’équilibre dans le jugement
porté sur Israël, Lerner affaiblit le contexte-même qu’il appelle « le tout
d’Israël ». Ce qu’il y a d’unique, dans le cas d’Israël, est passé par pertes et
profits, puisque s’impose l’exigence qu’Israël soit vu à la fois comme un Etat
comme les autres, et aussi comme un Etat possédant une valeur intrinsèque.
Ainsi, nous abordons le sujet avec une importante collection d’œillères. Au lieu
d’examiner chaque acteur du conflit du Moyen-Orient concrètement, nous sommes
sommés de comparer ces acteurs et leurs violations des droits de l’homme en
fonction de ce qui est commun entre eux, par exemple, le nombre des victimes,
plutôt qu’en fonction de ce qui, de manière spécifique, a causé ces victimes. La
quantité vient supplanter la qualité, et les déterminants réels s’évanouissent.
Pour suivre fidèlement la prescription lernérienne, il vous faut comptabiliser
les atteintes aux droits de l’homme et décernier le prix de consolation au
candidat ayant mutilé, torturé ou tué le plus de victimes. Dans l’opération,
l’histoire est effacée et une compréhension plus profonde des causes et des
remèdes de l’état de choses existant est rendue impossible. L’accusation
d’antisémitisme devient, par conséquent, une sorte de censure. Toute critique
rationnelle étant étouffée, la critique irrationnelle prend le dessus et les
chiens de l’antisémitisme sont, de fait, lâchés.
Si nous faisons maintenant
abstraction de ces réserves et si nous examinons l’historique de ce problème,
nous constatons que cette critique nécessairement spéciale d’Israël est
garantie, et en fait, obligatoire, du simple fait qu’Israël est un Etat spécial,
hanté par la métamorphose grotesque de l’exception juive en un empire logique,
dans lequel le « peuple élu » aurait été élu une nouvelle fois. Cette fois-ci,
toutefois, l’élection n’aurait pas été le fait de Dieu, comme le veut la
tradition spirituelle : elle aurait été opérée par le Monstre connu sous le nom
d’Oncle Sam.
Tant les Etats-Unis qu’Israël sont des exemples de colonialisme
de peuplement messianique, avec l’exceptionnalisme qui l’accompagne.
Rappelez-vous l’identification, en toute conscience, des colons puritains aux
les tribus d’Israël, un lien qui reste très vivant aujourd’hui et se manifeste
par l’affection de la droite chrétienne (notamment G.W. Bush) pour l’Etat
sioniste. Cette variété d’expansionnisme occidental a eu un impact dévastateur
pour les peuples indigènes, tant en Amérique du Nord, en Afrique du Sud, qu’en
Palestine. En plus d’une racine commune, la présence aux Etats-Unis de la plus
importante et puissante communauté juive de toute la diaspora a grandement
contribué à l’instauration d’un lien puissant entre les deux nations. Cette
relation ne s’est pas développée du jour au lendemain, toutefois. Les Etats-Unis
furent presque totalement absents du processus de fondation du mouvement
sioniste ; et bien qu’actifs dans les luttes ayant abouti à la création de
l’Etat d’Israël, ils représentèrent pour celui-ci un allié plutôt tiède (et
même, par moments, un adversaire) durant les années 1950. Pour partie, la
réticence originelle des Etats-Unis vis-à-vis d’Israël tenait à un antisémitisme
réel au sein des détenteurs américains du pouvoir et elle résultait, aussi, pour
partie d’un malaise né des tendances socialistes des juifs en général et
d’Israël, en particulier.
Cependant, vers la fin des années 1950, bien des
choses avaient changé. Une bourgeoisie juive américaine conséquente était dès
lors profondément installée dans des institutions puissantes, et elle avait
évolué vers la droite sous l’influence des Epouvantails Rouges, en particulier
avec l’affaire d’espionnage atomique du couple Rosenberg, qui fut virtuellement
un procès destiné à prouver la loyauté des juifs vis-à-vis de la sécurité
nationale de l’Etat. En même temps, l’Amérique, dans l’ivresse d’avoir arrêté
les Britanniques et les Français dans leur élan, après la crise de Suez (1956)
et profondément méfiante face au nationalisme arabe radical de l’Egypte
nassérienne, se préparait à s’engager totalement dans la région primordiale du
Moyen-Orient. De plus, Israël était, à cette époque, prêt à donner des gages de
sa bonne foi en tant qu’acolyte impérialiste sincère. La guerre de juin 1967,
d’où découle l’occupation, fut le catalyseur qui fit la synthèse entre les deux
pays. Les planificateurs de la politique américaine venaient de réaliser qu’ils
disposaient d’un allié inestimable, capable de liquider de manière impitoyable
tout mouvement de libération nationale qui aurait pu défier l’hégémonie
américaine dans les régions pétrolières du monde – et même ailleurs.
Les
liens entre les Etats-Unis et Israël n’ont fait que se renforcer au fil du
temps, cimentés qu’ils étaient par les quelques 130 milliards de dollars (le
montant réel est pratiquement inconnu, étant donné le caractère retors de
l’armée et l’absence de comptabilité) d’aides militaires accordées à Israël au
fil des années. Les liens entre les deux pays ont été soulignés et renforcés par
le puissant lobby sioniste, justifiés par une presse qui suit servilement la
ligne officielle du parti, rationalisés par l’intelligentsia libérale et
institutionnalisés par l’approbation pavlovienne du Congrès. Cette relation
s’est étendue à de nouveaux sommets de cordialité avec le gouvernement de G.W.
Bush, pour qui Ariel Sharon est « un homme de paix ». Du point de vue
stratégique, elle est vitale, pour l’un et l’autre des deux partenaires.
L’Amérique aide et arme Israël, et elle prend sa défense à l’Onu et face à
l’opinion publique mondiale. Pendant ce temps, Israël joue le rôle du pitbull de
l’Amérique dans la zone cruciale du Moyen-Orient, tout en accomplissant au
profit de son maître des sales boulots tels que son souci de l’opinion
internationale les lui rend inacceptables. Ainsi, Israël a aidé l’Afrique du Sud
à contourner l’embargo sur les armements qui frappaient ce pays, il a armé et
entraîné des escadrons de la mort des forces contre-révolutionnaires au Salvador
et au Guatemala, il a contribué à armer l’Indonésie en vue de la perpétration de
son génocide dans l’Est-Timor et cela, il convient de le noter, durant
l’administration plutôt favorable à la paix du président Jimmy Carter. Tous ces
faits sont notables, et ils ne représentent en aucun cas des aberrations dans la
politique étatique d’Israël. Néanmoins, ils disparaissent régulièrement dans le
trou de mémoire qui occulte ces réalités d’autant plus difficiles à admettre
qu’elles compromettraient inexorablement le soutien dont bénéficie
fondamentalement Israël dans l’opinion publique.
La quête d’équilibre de
Lerner minimise ces liens. Ainsi, il écrit que « les atteintes aux droits de
l’homme commise par Israël sont sélectionnées pour en faire le sujet majeur, en
ne réservant une « supériorité » en la matière qu’aux seuls Etats-Unis… », comme
s’il s’agissait de variables indépendantes et non d’indications non équivoques
de l’existence d’une relation particulière entre les deux Etats. Pour lui, une
preuve majeure de l’antisémitisme d’Answer est le fait que ce mouvement « s’est
servi des manifestations contre la guerre pour stigmatiser Israël et pour
présenter la guerre contre l’Irak comme une guerre au service des intérêts
d’Israël. »
Cette notion de « stigmatisation » d’Israël semble quelque peu
obscure – bien qu’elle implique on ne sait quelle dignité innée de l’Etat
sioniste qui serait susceptible d’être diffamée. Toutefois, dès lors que cette
prétendue « stigmatisation » est liée à la suggestion qu’Israël serait
susceptible d’avoir « intérêt » à la guerre en Irak, la critique de
l’antisémitisme de gauche devient répressive et elle a pour effet d’interdire
toute critique rationnelle de l’Etat sioniste. Des tactiques diffamatoires
semblables ont été abondamment utilisées depuis des années par des instances
telle l’Anti-Defamation League [Ligue contre la diffamation (antisémite),
équivalent américain de la Licra, ndt] afin d’interdire toute critique et elles
ont incontestablement encouragé Israël à ignorer royalement les droits de
l’homme.
Particulièrement problématique est l’assertion selon laquelle il
serait antisémite d’affirmer que l’invasion de l’Irak sert les intérêts
d’Israël. Le fait que cette guerre sert les intérêts d’Israël a été largement
débattu dans la presse israélienne et par d’innombrables analystes ailleurs
qu’en Israël, dont le maire de Londres, au cours de la manifestation du 15
février, devant deux millions de manifestants enthousiastes. Tous ces gens
étaient-ils des antisémites ? Zalman Shoval, ancien ambassadeur d’Israël aux
Etats-Unis, qui a déclaré que « le renvoi à plus tard de la guerre contre l’Irak
porterait atteinte aux intérêts d’Israël » est-il antisémite ? En réalité,
l’intelligentsia américaine semble la seule, sur terre, à être incapable de
comprendre que l’invasion américaine et le laminage de l’Irak élimineront la
seule dissuasion face aux vrais seuls détenteurs d’ « armes de destruction
massive » dans la région [les Israéliens] : celle représentée par Saddam
Hussein. Cette guerre rapprochera énormément les troupes du bienfaiteur impérial
d’Israël du théâtre du conflit israélo-palestinien, tout en aidant Israël à
acquérir des accès à l’eau et au pétrole. Et dans la mesure où la logique
interne du sionisme le porte vers la « solution » de l’expulsion (ou « transfert
»), c’est-à-dire vers l’épuration ethnique du peuple palestinien, cette guerre
est d’autant plus chaudement accueillie qu’elle facilite cette issue horrifiante
– sur laquelle nous reviendrons plus loin.
Du côté américain, la chaîne de
collaboration est entre les mains de fonctionnaires clés dans l’équipe de
politique étrangère de Bush, qui sont des sionistes de droite ardents, ainsi que
les architectes de la guerre contre l’Irak – des hommes tels Paul Wolfowitz
(Vice-secrétaire à la Défense), Douglas Feith (Sous-secrétaire à la politique de
défense au ministère du même nom), Lewis Libby (chef de cabinet du vice-prédent
Cheney), Eric Edelman (Premier assistant de Libby), Richard Perle (Secrétaire du
Pannel des politiques de défense du Pentagone et Elliott Abrams (qui dirige la
politique moyen-orientale du Conseil de la Sécurité Nationale). Abrams, connu
pour avoir supervisé la contre-révolution en Amérique centrale, sous Reagan, et
aussi pour sa condamnation par le Congrès des Etats-Unis pour parjure (amnistiée
par Bush père) durant le scandale Iran-Contra, apporte à son nouveau poste de
responsabilité le must que représente le fait d’avoir écrit un livre mettant en
garde contre les mariages mixtes, dans lesquels il voit la mort du peuple juif.
Il a aussi chanté les louanges de la droiture d’Ariel Sharon, tout en dénigrant
de manière systématique le processus de paix en Palestine.
Perle et Feith
étaient conseillers du gouvernement Netanyahu ; ils furent parmi les principaux
rédacteurs d’un rapport : « Une Nouvelle Stratégie pour garantir la Sécurité de
l’Empire ». Parmi ses recommandations, on trouvait ce qui suit : Israël a besoin
de « rompre franchement avec le slogan d’une ‘paix globale’ [c.à d. les espoirs
ouverts par les accords d’Oslo] et d’en revenir à une conception traditionnelle
de la stratégie, fondée sur l’équilibre des forces. » A cette fin, Israël doit «
modifier la nature de ses relations avec les Palestiniens, et notamment faire
valoir son droit de poursuite, pour des raisons d’autodéfense, dans tous les
territoires palestiniens, et encourager des alternatives à l’emprise exclusive
d’Arafat sur la société palestinienne ». Il convient de remarquer que ces
gentlemen, qui figurent aujourd’hui parmi les principaux architectes de la
politique de Bush en Irak, semblent ici tracer les grandes lignes de la
politique de Sharon consistant à détruire systématiquement la société
palestinienne, principal moyen d’une politique d’épuration ethnique.
Pour
l’essentiel, les politiques américaine et israélienne sont en harmonie au moins
depuis 1967, et durant cette période, le comportement et jusqu’à l’existence
même de l’Etat sioniste ont dépendu du soutien de la grande puissance. De plus,
les pressions émanant tant de sa logique interne que de l’extérieur ont fait
empirer de manière substantielle le comportement des deux partenaires, tout en
approfondissant les liens qui les unissent. Pour les Etats-Unis, en proie à une
crise persistante dans le processus d’accumulation du capital, et anticipant une
raréfaction des ressources pétrolières (dans un contexte d’une demande en
expansion continue), ce à quoi il faut ajouter l’opportunité offerte par les
attaques terroristes d’Al-Qa’ida, cela s’est traduit par une mutation vers le
militarisme préemptif et un engagement à assurer une domination mondiale totale
– autant d’éléments qui renforcent l’importance stratégique d’Israël. (Notez la
capacité de celui-ci à extorquer une dizaine de milliards de dollars
supplémentaires d’aide militaire américaine – en des temps où tous les budgets
de l’Etat américain connaissent des coupes franches – en invoquant le fait que
la crise économique qu’il connaît porte atteinte à sa domination militaire).
Quant à Israël per se, nous constatons un resserrage progressif et continu des
boulons de la répression contre le peuple palestinien, qui prend désormais des
proportions quasi-génocidaires. Les raisons sont à rechercher dans la menace
représentée pour les Israéliens par une paix post-Oslo ainsi, ai-je tendance à
penser, que par l’évolution autonome des présupposés fondamentaux de l’Etat
sioniste, opportunément légitimés par des flambées de violence palestinienne, et
en particulier par les attentats-suicides, monstrueux, futiles et totalement
sans espoir.
Pour Lerner, l’intensification de l’épuration ethnique contre le
peuple palestinien est l’œuvre des « forces les plus droitières » de la société
israélienne. Dire cela, toutefois, revient à ne regarder que la surface des
choses et à ne pas voir les structures sous-jacentes : l’atroce machine du
terrorisme d’Etat, d’une fiabilité diabolique, conduite et garantie par le
Parrain. Ce que l’on désigne généralement par « milieux les plus à droite », ce
sont les éléments, à l’intérieur de la société, qui en exploitent les rapports
de force à leur profit. La droite est donc le produit de structures et de la
marche des événements, jusques et y compris quand c’est elle-même qui les
provoque. Pour les Etats-Unis, les fondements de ces rapports de force sont
essentiellement une accumulation du capital particulièrement agressive. Dans le
cas d’Israël, le substrat est fourni par la logique d’un Etat dont la façade
démocratique masque (bien que les persécutions subies par les juifs, aussi,
aient été utilisées sans vergogne afin de le justifier) un mouvement inexorable
en direction du contrôle territorial de la Palestine par un seul peuple : le
peuple juif. C’est là l’assomption centrale du sionisme. Elle renferme en elle
les germes de l’expulsion des Palestiniens et une orientation politique évoluant
inexorablement vers la droitisation, aussi longtemps que le peuple dominé
résiste, c’est-à-dire, se comporte comme un peuple d’êtres humains dont
l’existence même est en train d’être détruite. Ajoutons à cela que, plus
l’Amérique s’oriente vers la domination au Moyen-Orient, plus s’accélère la
tendance d’Israël à l’épuration ethnique à l’encontre des Palestiniens. Cette
course à l’abîme peut être retardée – temporairement – par des considérations
tactiques, en particulier le souci de ne pas trop humilier les pays arabes.
Mais, une fois l’extension impériale américaine assurée dans la région, nous
pouvons faire le pari, hélas, que la destruction de la société palestinienne
suivra.
Ceci nous amène à la conclusion que l’Etat sioniste n’est pas
amendable dans le contexte du rapport actuel des forces. Tant que ce rapport de
force n’aura pas été modifié, nous pouvons nous attendre à un enchaînement de
catastrophes sans fin.
Au-delà de la solution « à deux Etats
»
L’affirmation selon laquelle il serait antisémite d’aller trop loin dans la
critique d’Israël sert essentiellement à gêner une analyse structurale plus
approfondie. Mais elle nous laisse aussi dans le doute quant au degré dans la
critique d’Israël qui serait licite. Le raisonnement exposé plus haut sera sans
doute condamné, car « allant trop loin », par beaucoup de ceux qui soutiennent
qu’Israël est doté d’un noyau vertueux essentiel, profondément enraciné dans les
grandes traditions éthiques du judaïsme, qui se manifeste dans les nombreuses et
brillantes réalisations culturelles et technologiques de ce pays, et dans le
fait qu’il a offert une patrie à un peuple persécuté. Cette vision des choses,
qui peut être qualifiée, en utilisant l’expression de Lerner, de conception
fondamentaliste de la légitimité d’Israël, est indubitablement celle de la
grande majorité des juifs américains, et elle est à l’origine de leur incapacité
à admettre qu’Israël pût avoir une inclination au transfert, à l’épuration
ethnique et à l’expulsion des Palestiniens.
Cette notion présuppose la
capacité à fixer comme ligne d’horizon à ce qui est acceptable, la proposition
de solution « à deux Etats » - une solution dans laquelle Israël reste, dans les
grandes lignes, tel qu’en lui-même, avec quelques ajustements territoriaux,
tandis qu’un Etat palestinien est taillé à la hache dans les territoires
palestiniens, voire même seulement dans une partie d’entre eux. La logique à
deux Etats est ce qui permet à Lerner d’affirmer qu’il est « à la fois
pro-israélien et pro-palestinien » ( !). Cela lui permet d’afficher son
programme politique en toute quiétude, rassuré sur le fait qu’il y a bien,
effectivement, en Israël quelque chose sur la base de quoi une solution décente,
à deux Etats, peut être élaborée. Car c’est, bien entendu, Israël qui détient
toutes les cartes maîtresses de la puissance militaire, qu’il faut supplier,
avec qui il faut discuter, qu’il faut convaincre… Quand bien même devrait-il y
avoir, un jour, dans le futur, (quand ?), un Etat palestinien dignes d’êtres
humains…
Les données de fait, toutefois, indiquent que l’Israël réellement
existant n’est pas susceptible de faire l’objet de discussions, de persuasion,
de marchandages ni, a fortiori, d’être gagné à une solution équitable à la
crise. Le lecteur peut étudier les détails des négociations, avec d’abondantes
références à plusieurs analystes israéliens reconnus, dans le superbe ouvrage de
Tanya Reinhart, ‘Israël-Palestine, Comment terminer la guerre de 1948’ : il y
découvrira les chicaneries incessantes et les manipulations des gouvernements
israéliens successifs, depuis le centre-gauche jusqu’à l’extrême droite, afin de
faire obstacle à la création de l’Etat palestinien. Le comportement d’Israël
dans la deuxième Intifada (presque certainement délibérément provoquée afin
d’accélérer la réoccupation des territoires en suivant les conseils de Perle et
de Feith) montre de manière éclatante qu’il se contente de se jouer de l’idée
d’un Etat palestinien afin de jeter de temps en temps un os à ronger à l’opinion
internationale. Pendant ce temps, Sharon et compagnie – avec l’approbation, bien
entendu, de Bush, de Perle, de Wolfowitz et alii – se sont évertués à aggraver à
l’extrême les conditions misérables régnant dans la Palestine occupée, avec
succès : triplement du taux de pauvreté au cours des deux années écoulées,
destruction épouvantable de la société civile, lourd tribu payé à la
malnutrition, aux blessures et aux maladies, qui dépasse largement les morts
infligées directement par l’armée israélienne. Ce processus, mis en scène sur
fond de hurlements des F-16 en piqué et de rugissements des bulldozers
détruisant des maisons et ensevelissant vivantes des personnes (dont, récemment,
l’Américaine Rachel Corrie), ne peut se comprendre que si on l’examine dans
l’ensemble d’un processus de purification ethnique, pudiquement rebaptisé «
transfert ».
Quand bien même cela ne serait pas le cas, l’Etat palestinien
proposé dans le cadre de la solution à deux Etats est franchement indigne
d’êtres humains un tant soi peu respectueux d’eux-mêmes. Comment peut-on
prétendre qu’il y ait la moindre justice lorsqu’on demande à une partie de se
contenter d’un territoire fragmenté et totalement cerné par ses oppresseurs,
scandaleusement dominé par l’économie de l’oppresseur, ficelé de routes
réservées à son armée, où les ressources vitales, telle l’eau, restent placées
sous le contrôle de l’oppresseur, sans aucune garantie réelle que les colonies
de fanatiques dont la construction a augmenté de manière exponentielle durant le
« processus de paix » seront démantelées ?
Quel est, ceci étant, la nature
réelle de l’Etat israélien et du sionisme dont il est le fruit ? Comment
devons-nous appeler un projet national qui, bien qu’il se vante d’être une «
démocratie », réserve 92 % de son territoire aux seuls juifs ? Où une personne
qui se convertit au judaïsme ou a une grand-mère juive se voit accorder
immédiatement la totalité des droits à la terre, alors que d’autres personnes,
dont la famille, voyez-vous, se trouve avoir vécu là depuis des siècles, sont
dans le meilleur des cas considérées comme des citoyens de deuxième catégorie et
ne peuvent acquérir de terres ? Dont le territoire est ficelé de routes «
réservées aux juifs » ? Dans lequel les partis politiques qui remettent en cause
le caractère fondamentalement juif de sa « démocratie » sont mis hors-la-loi ?
Un pays qui a peur de se donner une Constitution, parce qu’il sait pertinemmment
que la première mesure qu’il devrait prendre, s’il le faisait, serait de
déclarer son propre décès ?
Y a-t-il un mot qui permette de décrire ce
racisme exclusiviste, institutionnalisé au niveau le plus élevé de l’Etat ?
N’est-ce pas là la logique qui préside à la militarisation d’Israël, à ses
mécanismes d’expansion et de répression impitoyables – et, oui, il faut le dire
– à la vraisemblable expulsion des Palestiniens ? Cela ne déteint-il pas sur
l’ensemble de la société, et cela ne déteint-il pas aussi en partie sur la
diaspora, en corrompant le legs émancipateur du judaïsme et en semant les
mauvaises graines du chauvinisme et du préjugé aveugle ?
La nature raciste de
l’Etat sioniste : voilà la vérité tellement difficile à supporter pour ceux qui
croient en la légitimité fondamentale de l’Etat d’Israël. Mais ce racisme
détruit cette croyance de l’intérieur, car porté à un tel niveau, permettant
qu’un peuple entier soit détruit pour qu’un autre peuple puisse vivre (à sa
place), il devient la quintessence de ce que signifie l’expression « crime
contre l’humanité ». Toutes les revendications d’être « la seule démocratie au
Moyen-Orient », ou d’avoir sauvé les juifs des persécutions antisémites, ou
d’avoir des orchestres symphoniques et des universités de grand renom etc.,
pâlissent devant son rougeoiment aveuglant.
Que faire ? Nous pouvons
commencer par énumérer ce qu’il ne faut pas faire, et donc rejeter une solution
à deux Etats qui ne résout rien, qui est impossible à tous les sens humains du
terme, dans le contexte du rapport de force actuel, et qui sert principalement à
créer une illusion, écrasant à la manière d’un énorme bloc de rocher toute
imagination. Au-delà de cette illusion, il y a la confrontation avec l’Etat
raciste et le rejet de l’idée selon laquelle le sionisme exprime la vocation
authentique du peuple juif. En un mot, nous devons envisager un Israël
non-raciste, ayant dépassé le tribalisme et ouvert à tous les hommes. Ce une
voie fort ancienne, abîmée car trop longtemps inutilisée : elle est est
recouverte d’herbes folles, et on l’a trop longtemps crue infréquentable : c’est
le rêve d’un « Etat unique », totalement démocratique, d’une société où tous
peuvent vivre ensemble. Mais cette solution a une longue et noble histoire, qui
remonte à Martin Buber ; et l’échec de son alternative (la solution à deux
Etats) exige qu’on la réouvre, car elle donne une direction, sinon une
destination immédiatement rejoignable.
Le premier tronçon de ce passage vers
un avenir ressemble aux demandes déjà formulées par des personnes de bonne
volonté, comme notamment Michael Lerner : cessez de détruire le peuple
palestinien, mettez un terme à l’occupation, immédiatement et unilatéralement.
Ces mesures clarifieront le trajet et permettront d’aller au-delà, là où il est
nécessaire d’envisager un Israël par-delà le sionisme. La perspective est déjà
ébauchée par ces exigences immédiates mêmes. Mais sa réalisation requiert de
bien affirmer qu’un Etat raciste, du fait qu’il génère automatiquement des
crimes contre l’humanité et qu’il est dépourvu des moyens internes qui lui
permettraient de corriger cette tendance, ne peut pas avoir la légitimité qui
lui conférerait le droit à l’existence. En résumé : l’Etat sioniste doit être
radicalement transformé, et, si nécessaire, le cas échéant, être détruit.
La
simple mention de cette éventualité donne des frissons d’horreur à une
imagination collective formée par la mémoire de l’Holocauste ; cette imagination
collective traduit l’idée de dépasser le sionisme dans le poncif des «
juifs rejetés à la mer », comme si des Arabes vengeurs allaient attrapper Israël
par le collet de ses frontières orientales et le balancer tout entier dans la
Méditerranée…
A ce sujet, il faut rappeler que ce que nous envisageons de
changer, en Israël, l’Etat. Un Etat, ce n’est pas une société, ni une nation, ni
un territoire. L’Etat, c’est l’instance de régulation et de contrôle, qui
dispose de la violence officielle. Les Etats contrôlent et dirigent les
sociétés, définissent les nations et contrôlent des territoires. L’Etat raciste
donne l’ascendant à un groupe humain en en détruisant d’autres, qui sont le plus
généralement totalement démunis devant lui. L’Holocauste a frappé des peuples
sans Etats, tels les juifs, les Tziganes, etc., qui sont devenus les victimes du
nihilisme de l’Etat raciste nazi ; de même les Palestiniens, privés d’Etat, sont
devenus les victimes du nihilisme de l’Etat raciste sioniste. Etant donné la
violence nihiliste inhérente à l’Etat sioniste, il est raisonnable de dire
qu’une solution telle que celle que nous proposons est dans l’intérêt même de la
survie, tant physique que spirituelle, du peuple juif.
Le « rejet à la mer »
est le phantasme d’une vengeance projetée. Son allégation vise à renforcer la
pérennité de l’Etat raciste, à jamais cerné par tous ceux qu’il aura dépossédés
et humiliés. Il en résulte que la principale lutte à mener est une lutte pour la
création d’une société dans laquelle le cycle infernal de la vengeance soit
cassé. Si cela semble totalement hors d’atteinte, en particulier en raison de la
violence extrême accumulée dans l’Etat israélien, il est important de rappeler
que l’Etat criminel d’apartheid a été détruit, en Afrique du Sud – et d’avoir
conscience que si un succès d’une telle ampleur a pu être obtenu dans ce pays,
une réalisation tout aussi grandiose peut intervenir dans le cas
d’Israël/Palestine.
Bien sûr, les différences sont importantes entre Israël
et l’Afrique du Sud. Celle-ci n’était qu’un client secondaire (mais non dénué
d’importance) des Etats-Unis, du fait qu’il manquait de soutiens internes
importants en Amérique. Plus important encore, l’Afrique du Sud ne permettait
pas d’assurer un contrôle régional aussi important que celui d’Israël au
Moyen-Orient. Etant donné que l’Afrique du Sud est un pays riche et largement
auto-suffisant, alors qu’Israël s’écroulerait comme un château de cartes sans le
soutien de son suzerain, un rôle beaucoup plus important doit être donné à
l’organisation de la lutte contre le sionisme aux Etats-Unis, en comparaison
avec la lutte anti-apartheid qui s’y est déroulée. Parallèlement, la profondeur
des liens entre les Etats-Unis et Israël rend l’organisation de cette lutte
beaucoup plus ardue, même si l’état de guerre actuel et la menace de l’expulsion
du peuple palestinien (dans le cas de l’Afrique du Sud, il n’était absolument
pas question d’épuration ethnique) lui confère un caractère d’extrême urgence.
La prévention de la catastrophe évoquée, celle du transfert, fournit le point
d’entrée dans la lutte contre le sionisme, sans en altérer l’objectif à long
terme. Celui-ci est défini par les similarités profondes existant entre les deux
Etats racistes.
A l’instar d’Israël, l’Etat d’apartheid était le résultat
d’une aventure colonialiste de peuplement, accompagnée d’ambitions messianiques.
Et comme les sionistes, les Afrikaaners se percevaient comme des vagabonds
persécutés auxquels Dieu avait promis une patrie, malencontreusement habitée par
des peuples « inférieurs ». Comme Israël, ils achetèrent leur autodétermination
au prix de celle des populations indigènes. Poussés par un sentiment
d’autorisation divine à commettre la terrible injustice qui découlait de cette
contradiction inaugurale, eux aussi se mirent à édifier et à justifier le
système des bantoustans, qui était leur solution « à deux-Etats » (plus
exactement : « à Etats multiples ») afin de tenter de répondre aux
contradictions inhérentes à leur projet impérialiste. Et, comme Israël, ils
répondirent à cette contradiction par un recours croissant à la force et à la
cruauté, au fur et à mesure que le peuple opprimé affirmait avec plus de force
ses droits inhérents à tous les êtres humains.
Finalement, ce régime
d’apartheid fut abattu, sans bain de sang, ce qui est notable. Bien que personne
ne doive se faire d’illusions quant au fait que l’Afrique du Sud en aurait
terminé aujourd’hui avec ses problèmes (on en est hélas très loin), ceux-ci se
rangent désormais sous le chapitre de l’exploitation « normale » d’un pays par
le capital local, et non plus par un racisme meurtrier associé à une expansion
impérialiste. Ecrasée par les diktats du Fonds Monétaire International, déchirée
par de profondes disparités entre classes sociales, une criminalité et une
violence sexuelle terrifiantes, pour ne pas parler de l’épidémie catastrophique
de Sida, l’Afrique du Sud doit faire face à un avenir difficile. Mais, au moins,
une démocratie stable, Blancs et Noirs vivant ensemble, est installée sur le
terrain. L’Afrique du Sud (pays que j’ai visité à plusieurs reprises) est
aujourd’hui pleine de luttes démocratiques et de vitalité, et seul un fou
pourrait souhaiter qu’on y réinstaure le régime de l’apartheid.
Le mouvement
qui a libéré l’Afrique du Sud, grâce à l’action de Nelson Mandela, continue à
inspirer des espoirs de changement en Israël/Palestine. Comme le dit Lerner,
nous devons adapter « l’état d’esprit qui a rendu possible la transformation de
l’Afrique du Sud sous le leadership de Nelson Mandela. » Lerner a souvent
recours à l’exemple de Mandela pour exhorter « les Palestiniens à rejeter toutes
les formes de violence… », car ces « actes de terreur… rejettent la population
israélienne dans les bras des forces les plus droitières de la société
israélienne. »
Le sous-entendu très clair, dans cette exhortation, serait que
Mandela et le Congrès National Sud-Africain auraient rejeté toute forme de
violence et tout acte de terrorisme. Mais tel ne fut absolument pas l’ « esprit
» qui permit de changer l’Afrique du Sud sous le leadership de Nelson Mandela.
Très tôt, dans l’histoire de l’ANC, les principes de Gandhi ont régné (Gandhi a
développé sa célèbre notion de Satyagraha durant un long séjour en Afrique du
Sud), et ils n’ont jamais disparu. Mais Mandela et ses partisans, conscients de
l’implacabilité du caractère meurtrier du régime d’apartheid, introduisit, en
1961, une stratégie à deux niveaux ; la résistance non-violente, dans certains
cas, étant accompagnée par une lutte armée et par des actes qu’il faut bien
qualifier de terroristes, dans d’autres. Il prit le commandement du Umkhonto we
Sizwe, la branche armée de l’ANC, et fut condamné à la prison à vie au
pénitencier de Robben Island, en grande partie sous ce chef d’inculpation.
Ainsi, on le voit, la non-violence, en dépit de son importance, n’était qu’un
des composantes de la lutte pour la liberté des Sud-Africains, dont la victoire
fut finalement arrachée sur les champs de bataille de l’Angola, lorsque le
régime raciste, ayant trouvé dans l’armée cubaine un adversaire à sa mesure,
prit la décision de liquider l’apartheid et de libérer Mandela (c’est d’ailleurs
la raison pour laquelle Fidel Castro est le dirigeant occidental le plus aimé en
Afrique du Sud).
Le sermon que Lerner adresse aux Palestiniens est une
reprise d’événements similaires survenus en 1991. Après que Mandela eut été
libéré, il vint aux Etats-Unis où il rencontra, entre autres « lumières », le
président Bush père, qui, de la même manière, le sermonna sur la nécessité de
renoncer à la violence dans sa lutte. Homme d’une dignité sans égale, Mandela
répliqua en fustigeant en public le Leader du Monde Libre qui venait d’avoir le
culot cynique de dire à un peuple qui luttait pour sa liberté et pour sa propre
vie ce qu’il avait à faire. Les raisons de cette rebuffade sont toujours
valables actuellement.
Premièrement, personne ne devrait se sentir le droit
d’intimer à un autre peuple l’ordre de changer sa manière d’agir, avant de
mériter l’autorité pour ce faire. Respecter la « légitimité fondamentale » de
leur oppresseur, en effet, prôner (comme Lerner l’a fait) l’intégration d’Israël
dans l’Otan comme membre à part entière, en lot de consolation pour l’abandon de
l’Occupation, voilà qui ne saurait conférer à quiconque le droit d’énoncer un
oukaze intimant la non-violence aux Palestiniens – pas plus que la sympathie de
George Bush père pour l’Etat de l’apartheid n’était de nature à le rendre
sympathique à Mandela.
La rhétorique de « l’amour et pardon » ne saurait non
plus occulter les choix douloureux et difficiles auxquels nous sommes confrontés
dans ce monde dont il faut être conscient qu’il est extrêmement dur. Personne,
certainement pas les Palestiniens, n’est au-dessus de toute critique. Mais la
critique, par ailleurs, ne doit pas franchir certaines limites. Un Palestinien
ou une Palestinienne est confronté(e) à la nécessité d’être fidèle tant à la
complexité historique du choix qui se pose à lui (elle) qu’à la nécessité de
choisir, même si ce choix signifie l’option de la lutte armée. La question posée
est celle du contexte spirituel et politique dans lequel cette lutte doi têtre
menée. La source de la magnificence du leadership de Mandela n’était pas la
renonciation à la lutte armée. Elle résidait, plutôt, dans l’ampleur de sa
vision historique, et c’est là que réside la leçon à en tirer pour la
libération d’Israël/Palestine.
Pour moi, la grandeur de Mandela découle de
son rejet de la version sud-africaine de la solution à deux Etats – le système
des bantoustans. Les Bantoustans représentaient un tribalisme imposé, les
indigènes africans étant déplacés de force dans des réserves prises sur les
terres les plus pauvres du pays. Tout le système était enveloppé d’une
rhétorique raciste utopique et garanti par le développement d’institutions
parallèles assurant l’éducation, la justice, etc., entre les Bantustans et
l’Afrique du Sud blanche. Inutile d’ajouter que la force armée demeurait le
monopole du régime d’apartheid, tandis que les territoires représentaient une
source de main-d’œuvre à bon marché pour faire tourner les usines et les mines,
par-delà la frontière des bantoustans, d’une manière très similaires à la
situation régnant dans les territoires occupés.
Ce système, Mandela ne
voulait pas en entendre parler. Il conclut, comme le rappelle son site ouèbe,
que « très tôt, la politique des bantoustans s’avéra une escroquerie et une
absurdité économique. » Il prédit, avec une intuition étonnante, que ce qui
attendait les Sud-Africains, c’était « un programme sinistre d’éviction de
masse, de persécution politique et de terreur policière », résultats familiers
aux observateurs des développements de la situation en Israël/Palestine, tout
comme le sont l’opportunisme et la corruption inhérents à ceux qui se
contenteraient volontiers de ces objectifs misérables. En fait, c’est bien là
que nous pouvons mesurer la différence de niveau entre les leaderships d’Arafat
et de Mandela – le premier, cerné par une forme d’acceptation, le second grandi
par son refus catégorique – d’un système du type des bantoustans. (Et il est de
fait que Mandela a refusé une offre de remise en liberté du gouvernement de
l’apartheid s’il acceptait de prendre la direction, à la mode Arafat, du
Transkei, l’un des bantoustans).
La grandeur de Mandela a été préparée par le
rejet du système des bantoustans, et confirmée par le dépassement de ce simple
rejet ; on peut dire, par le « rejet du rejet ». Pour Mandela, le point
essentiel était de définir une société au-delà du racisme, ce qui signifie : une
société au-delà, même, de la vengeance. Il a opposé cette vision à toutes les
formes de tribalisme et d’exceptionnalisme, et il y est resté fermement et
fidèlement attaché. C’est cette vision qui humanise l’agression inévitable à
laquelle il est nécessaire de recourir afin de se libérer de l’emprise mortelle
d’un Etat raciste. Cette vision a conféré à la lutte de libération sud-africaine
un esprit d’anticipation de la réconciliation à venir, qui rassembla un nombre
toujours croissant de Blancs aussi bien que de Noirs, dans l’ensemble du pays.
C’est ce rejet de la vengeance qui s’est avéré, par conséquent, plus important
qu’une renonciation de principe à la lutte armée et qui a abouti à la création
de la Commission sud-africaine pour la Vérité et la Réconciliation, et à la
garantie que personne ne serait rejeté à la mer.
Michael Lerner en appelle à
la création d’une commission similaire dans un Israël/Palestine pacifique
d’après-occupation. Cette idée est excellente, mais elle est irréalisable dans
le cadre d’une solution à deux Etats, où l’Etat sioniste restera dominant, pour
la simple raison qu’une telle résolution, sous une quelconque forme humainement
viable, ne pourra jamais être prise dans de telles conditions. La conséquence
est d’une clarté froide. Il est futile de bâtir un mouvement pour la paix et la
justice en Israël/Palestine qui ne veuille pas changer radicalement l’Etat
raciste : l’ « objectif » obéré par son « ambition » au-dessous du strict niveau
nécessaire ne vaudrait tout simplement pas le coup qu’on se batte pour
l’atteindre. Dans la vision d’une société post-raciste, nous trouvons,
néanmoins, la force morale susceptible d’inspirer et de motiver les hommes de
bonne volonté, y compris au sein de toutes les parties au conflit. Si ces gens
de bonne volonté ont été capables de revendiquer (et d’obtenir) la fin de
l’apartheid en Afrique du Sud, pourquoi ne feraient-ils pas de même s’agissant
du sionisme, et pourquoi ne pourraient-ils pas s’unir sous la banière de la
lutte antisioniste ? Cette lutte sera longue et harassante, et seule la vision
d’un avenir à la hauteur des sacrifices consentis sera en mesure de nous
encourager à aller de l’avant.