Témoignages
1. Même un clown fait peur... par Michel
Rousseau, citoyen de Grenoble en France[Michel Rousseau est un artiste clown. Il fait par ailleurs parti
de l'organisation Clowns Sans Frontières et anime le site
http://passeurs.net.]
J'ai
toujours pensé que j'avais un "bon" passeport, sésame d'un pays riche et
respecté, qui me permettait de voyager partout librement, parfois au coeur de
l'injustice, toujours celle des autres. Pour une nuit, cette injustice est
devenue la mienne. Je suis enfermé à clé dans la prison de l'aéroport de Ben
Gourion, à Tel Aviv, sans eau ni nourriture, la commande de la lumière et les
toilettes sont à l'extérieur, au bon gré du policier de faction. Demain, je
reprendrai l'avion en sens inverse, sans qu'on m'ait dit (et je ne le saurai
sans doute jamais officiellement) pourquoi on m'a refusé l'accès au territoire
israélien, pourquoi ma destination (Gaza) m'a conduit sur la voie de
l'expulsion. De quoi suis-je accusé ? Selon quelles lois ? Quelle est cette
(in)justice qui condamne sans accusation ni défense ? C'est celle d'une
démocratie puissante : Israël. C'est celle que subissent quotidiennement depuis
plus de 50 ans les palestiniens de Gaza et des territoires occupés. Aujourd'hui,
à l'exception des diplomates, elle s'étend systématiquement à tous les étrangers
qui veulent se rendre en Palestine. (Il est impossible d'y aller sans passer par
Israël). La procédure d'expulsion est efficace et bien rôdée, imparable: je n'ai
jamais vu la personne qui a décidé de mon expulsion, je n'ai jamais eu de
réponse aux questions que j'ai posé et je n'ai appris la "sentence" que
très tard, de la bouche d'un policier sans grade, chargé d'exécuter la
procédure, à un moment où toute contestation n'était déjà plus possible. La
peine inclut une nuit en prison - je suis en situation irrégulière depuis le
refus de m'accueillir - plus une séance autant humiliante qu'inutile : dépiotage
appuyé de chaque élément de mes bagages, fouille au corps. Les policiers
m'aboient les consignes, ne répondent jamais aux questions, ils font vraiment un
sale boulot.
Les autres détenus s'appellent Mustapha et Chass. Mustapha est
palestinien de Ramallah, il a 70 ans, est porteur de deux passeports, un
palestinien et un américain. Il revient avec sa femme, de Chicago, où ils ont
rendu visite à leur fils, comme chaque année. A l'aller, ils sont passé par
Amman en Jordanie; au retour, escale à Londres et puis Tel Aviv. Israël refuse
qu'ils entrent sur son territoire par un endroit différent de celui par lequel
ils sont partis (le pont Allenby, passage entre la Cisjordanie et la Jordanie).
Soit ils acceptent de payer un billet d'avion pour Amman (350 USD) et ensuite de
prendre un bus pour Ramallah, soit ils sont renvoyés à leur dernière escale,
Londres. De Tel Aviv, ils étaient à une heure de voiture de chez eux...
Chass
vient de Sierra Leone, il a fui son pays en guerre il y a deux ans et demi, il
vit et travaille depuis en Israël, en situation régulière avec un passeport
valide. Il y a trois jours, il est parti pour les USA, toujours avec son
passeport valide, mais à l'escale d'Athènes, son passeport à été déclaré
invalide au motif qu'il manquait une page. Les grecs l'ont renvoyé en Israël,
qui a son tour refuse de l'accepter à cause de la page manquante, page jamais
détectée depuis les deux ans et demi qu'il vit ici. Il va être expulsé vers
Athènes, qui risque de l'expulser vers Tel Aviv, etc... Il ne sait pas comment
sortir de cette situation. (Selon les lois internationales, les compagnie
aériennes ont l'obligation de rapatrier un étranger en situation irrégulière,
jusqu'à l'escale précédent son arrivée sur le territoire).
Je suis clown, je
venais jouer un spectacle pour les enfants palestiniens. Même un clown leur fait
peur...
2. Terrorisme par Marianne Blume, citoyenne de
Gaza en Palestine
Gaza, le mardi 20 mai 2003 - Je n'écris pas
souvent, parce qu'à force de vivre dans l'injustice et l'absurde, on finit par
avoir l'impression de se répéter et, souvent, pour rien. Mais aujourd'hui, la
coupe déborde plus que d'habitude. J'en ai marre d'entendre, de lire dans toutes
les langues que les attentats sabotent la feuille de route et donc les efforts
de paix, marre d'écouter les litanies contre Arafat et tous ceux qu'Israël
n'aime pas, marre de ne rien lire ou entendre sur le terrorisme israélien qui
tue dans l'œuf l'espoir même de la paix. Alors, je décide de vous faire partager
une petite part de notre quotidien.
Hier, 19 mai 2003, un ancien étudiant
m'appelle avec une voix étrange que je ne lui connais pas. Il me demande de
venir au plus vite pour voir... et d'amener des étrangers si je peux. Il
s'arrête, et je me doute qu'il est ému, qu'il pleure. Les Israéliens ont démoli
la maison de son beau-père et celle de son cousin. Ils ont aussi démoli une
autre maison, endommagé la mosquée, et puis ils s'en sont pris aux arbres
suivant une bonne vieille habitude. Les chars et les bulldozers sont encore là.
J'hésite, prise d'angoisse à l'idée que je ne pourrai rien y faire et que je
rencontrerai peut-être un de ces insectes hideux qui crachent des balles sur
tout ce qui se passe. Avec un ami, nous décidons d'aller. Pour atteindre l'ezbah
Beit Hanoun, nous ne pouvons prendre la route principale (Salah al-Dine),
puisque les chars occupent Beit Hanoun depuis quatre jours. Nous sommes obligés
d'aller par un chemin de traverse que je ne connais pas. Et nous arrivons. Les
hommes sont assis comme pour les deuils, les femmes sont ensemble plus loin.
L'atmosphère est si lourde que nous ne savons que dire. Nous écoutons le récit
de la nuit passée. Les hommes sont extraordinairement calmes, mais les visages
sont marqués par la fatigue et l'inquiétude. Les femmes sont là avec des enfants
qui ne comprennent pas ce qui est arrivé ou qui comprennent trop bien et sont
trop sages. Elles racontent et contemplent l'amas de ce qu'on a pu sauver, avec
dans les yeux tout ce qui est perdu. Les plus grands cherchent leurs cahiers ou
leurs livres, car les examens ont commencé.
Ce que j'ai vu est
indescriptible. J'ai vu une maison rasée et enterrée avec du sable par ceux qui
l'ont démolie. J'ai vu la famille, aidée des voisins, creuser pour retrouver
tout ce qui serait récupérable. Leur quête désespérée ressemblait à un jeu
morbide, car rien ne subsiste, pas même le tracteur écrasé avec le reste. J'ai
vu une femme jeune errer sur les décombres où sont engloutis tous ses espoirs.
J'ai vu les corps des chèvres et des animaux que le bulldozer a écrasés avec le
reste. J'ai vu des ruchers saccagés et des arbres déracinés. J'ai vu des enfants
surexcités qui ne trouvaient pas d'autre moyen de dire l'indicible que de se
rassembler et de guetter le blindé qui passait et repassait sur la route, tirant
sporadiquement vers des paysans qui tâchaient de traverser la rue. J'ai vu deux
autres maisons embouties par les bulldozers et qui semblaient tenir par miracle.
J'ai vu le poste électrique qui dessert l'ezbah, vandalisé. J'ai vu, ou plutôt
je n'ai plus vu, la route nouvellement refaite : les Huns sont passés par là. Et
pourtant, je n'ai pas vu de larmes, sauf dans les yeux de mon étudiant qui n'en
peut déjà plus de cette vie absurde : il vient d'avoir un enfant et il se
demande avec angoisse ce qu'il pourra pour lui.
J'ai respiré l'odeur de la
poussière et de la terre retournée, l'odeur de la mort aussi : les mouches
bleues sont agglutinées là où les animaux sont engloutis.
Et puis, j'ai
entendu des récits si sobres que j'en ai eu la chair de poule. Les soldats sont
venus, ont intimé l'ordre de sortir immédiatement sans rien prendre, ni
l'argent, ni le lait pour les enfants, ni les papiers importants, ni les
couvertures, ni... Tout cela dans la nuit. Tous sont sortis sans résistance pour
assister de loin à l'anéantissement de leur bien. Ailleurs, les soldats s'en
sont pris à un père de famille, sa gamine de 5 ans tout au plus s'est mise à
pleurer et a couru vers son père. Le soldat a mis son arme sur sa tempe et lui a
ordonné de lever les mains. Ailleurs, une femme a demandé aux soldats de pouvoir
sortir au moins les animaux, le chien et les moutons. Et les soldats ont refusé.
"Ils n'ont pitié de rien", me dit cette femme, "Pourquoi les animaux
?"
Maintenant, les familles ont trouvé asile chez leurs proches. Vingt
personnes en plus tout d'un coup, dans une maison qui en abrite déjà à peu près
autant. Des gens qui ont perdu leur logement et leur moyen de subsistance : plus
d'oliviers, plus de citronniers, plus de troupeau, plus rien. Plus rien dans un
hameau où les gens n'ont déjà rien.
Je vous raconte l'histoire d'une nuit à
l'ezbah Beit Hanoun parce que j'ai vu. N'importe qui pourrait vous faire un
récit similaire et plus sanglant sur Rafah, Khan Younis, al-Qarara, al-Moghraqa,
Nusseirat, Jabaliya ou autre. C'est ça le quotidien. Et quand on vous dit à la
radio ou à la TV ou dans vos journaux que, après une période d'accalmie, les
attentats ont recommencé, vous devez savoir que l'accalmie, ici, en Palestine,
c'est la mort, les destructions, les vexations quotidiennes. Le terrorisme,
c'est l'occupation et son cortège répressif. Le terrorisme, c'est l'assassinat
journalier d'un peuple et de son avenir. Et c'est ça aussi le sabotage de toutes
les feuilles de route qu'on se plaira à imaginer.
3. Causerie pour un
jour de Fête des Mères. Ma fille, que je n’entendrai plus par Cindy
Corrie, citoyenne
[traduit de l'anglais par
Marcel.Charbonnier]
(Le 16 mars 2003 à Rafah, Gaza occupée,
Rachel Corrie, une activiste de la paix de 23 ans, originaire d'Olympia,
Washington, a été assassinée, volontairement écrasé par un conducteur de
bulldozer israélien. Rachel était à Gaza en tant que volontaire de l'ISM -
International Solidarity Movement - et s'opposait pacifiquement à la
destruction de la maison d'une famille palestinienne. La scène de son
assassinat a été entièrement filmé, vous pouvez consulter ce reportage
(insoutenable) sur le site http://electronicintifada.net/v2/article1248.shtml.)
Sylvester Park, Olympia, Washington,
le 11 mai 2003 - A toutes les mères qui sont ici, je souhaite une joyeuse
Fête des Mères. C’est un jour que, pour certaines d’entre nous, nous attendons
afin de recevoir une petite marque de reconnaissance pour tout ce temps de notre
vie que nous consacrons à nous rappeler et vérifier que tous les anniversaires,
les Fêtes des Pères et autres jours importants pour notre famille sont célébrés
comme il convient. Ce jour, nous y avons droit, nous le méritons bien ! Nous
l’avons gagné ! Dans ma vie, j’ai eu des Fêtes des Mères adorables. Quand mes
enfants étaient plus jeunes, je devais rester au lit jusqu’à ce qu’ils viennent
me servir un petit déjeuner avec des croissants (parfois, un tantinet plus
croustillants que d’habitude…) et du jus d’orange – toujours préparé avec amour,
parfois avec des dégâts, mais la plupart du temps sans encombres. Et puis il y
avait des petits cadeaux – des cartes de vœux décorées à la main, des poèmes,
des dessins, et des petits carnets de coupons. Le dernier que j’aie reçu offrait
des heures de ménage, la préparation du repas pour un jour où j’aurais été
particulièrement occupée, et quelquefois ces coupons me donnaient droit à un
nombre illimité de câlins ! Je pense que je ne me suis servie que des mes
tickets de ravitaillement en câlins… En tous les cas, sans doute n’ai-je pas
utilisé tous les autres ; mais je savais, lors de ces jours de Fête des Mères,
que le cœur et l’esprit de mes enfants étaient occupés à trouver des moyens
créatifs, concrets (et bon marché) de dire : « Je t’aime, Mom ». Je ne suis pas
certaine que, même maintenant, ils comprennent tout à fait, de manière
consciente, que le plus grand cadeau qu’ils me fassent, c’est, tout simplement,
d’être là et d’être ce qu’ils sont…
Cette Fête des Mères, cette année, bien
sûr, revêt pour moi un caractère unique. Mes enfants ayant grandi et s’étant
installés à travers les Etats-Unis, pour la Fête des Mères, je pouvais compter
sur un coup de fil de chacun d’entre eux : trois coups de fil de mes enfants, la
même journée, vous vous rendez compte ? (Pour la société du téléphone AT&T
and Sprint, le jour de la Fête des Mères, c’est le jackpot !) Cette année, Chris
et Sarah m’ont appelée et m’ont parlé, en personne. Ce n’est pas le cas de
Rachel, qui a été tuée, le 16 mars dernier, par un bulldozer, dans la bande de
Gaza, en tentant de protéger une maison palestinienne contre la démolition.
Rachel, néanmoins, est bien avec moi, puissamment, et je suis sûre que d’autres
mères ont aussi leurs enfants disparus puissamment à leurs côtés, en ce
jour.
Que la Fête des Mères 2003 revête pour moi plus que sa
signification habituelle, j’en ai eu une intuition avant la mort de Rachel – une
semaine avant. J’étais à Washington avec d’autres femmes, rassemblées pour
protester contre la guerre annoncée contre l’Irak. J’ai passé une journée dans
divers ateliers militants et j’ai rencontré des mères de famille qui voulaient
œuvrer à redonner à la Fête des Mères son sens originel, dans notre pays, celui
que lui avait donné Julia Ward Howe et sa Déclaration, qui en appelait à une
Fête des Mères pour la Paix, en combattant l’injustice et la violence où
qu’elles se produisent.
Depuis que Rachel n’est plus là, il y a eu d’autres
rencontres qui m’ont incitée à prendre conscience du pouvoir des mères. Lors
d’un débat radiophonique, à partir de Washington – le seul que nous ayons
organisé – j’avais le trac, j’étais tendue. Mais très rapidement, j’ai été
réconfortée par deux appels de mères d’étudiants à Evergreen, qui avaient appris
la mort de Rachel par l’intermédiaire de leurs enfants. Puis il y eut l’appel
d’un Monsieur très gentil, qui me dit que je m’adressais pas aux bonnes
personnes, à Washington, et qu’au lieu de chercher à rentrer en contact avec le
Président, je devais essayer de parler à Laura et à Barbara Bush, « les mères du
monde »… J’ai répondu à cet auditeur que j’ai une énorme confiance dans les
mères. Et c’est vrai. Je suis très attachée aux mères. Je ressens quelque chose
de profond, que nous partageons, quelque chose qui se produit lorsqu’un enfant
entre dans notre vie, quelque chose qui nous maintient les pieds sur terre, sur
notre conscience de la sainteté de cet être et qui, par transposition, nous
maintient enracinées dans notre conscience de la sainteté de tous les êtres
humains. Je pense que la politique de notre pays et que l’argent qui en dépend,
dans le monde, devraient être les reflets des valeurs qui sont celles de
l’immense majorité des mères : le caractère sacré de toute vie, l’égale valeur
de tous les êtres humains et un engagement envers une justice rendue avec équité
à travers l’adhésion à la loi.
Bien sûr, mon attention a été attirée sur les
injustices inhérentes au conflit américano-israélo/palestinien. Je voulais vous
parler aujourd’hui d’autres mères – des mères palestiniennes et israéliennes,
très courageuses – mais je viens d’apprendre des nouvelles qui me préoccupent
énormément, et dont je dois tout d’abord vous faire part. Le Mouvement
International de Solidarité, le groupe de militants avec lequel Rachel
travaillait, « a été créé afin de donner au peuple palestinien des ressources,
une protection internationale et une voix, aux moyens desquelles résister de
manière non-violente, face à une force d’occupation écrasante. Ces derniers
jours, l’armée israélienne a augmenté sa pression sur les étrangers, en
Cisjordanie mais encore plus particulièrement dans la bande de Gaza, et il
semble bien que ce qu’ils veulent, c’est s’en prendre spécifiquement au
Mouvement International de Solidarité. Deux militants britanniques, Nick et
Alice, ont été arrêtés à un checkpoint et gardés à vue vingt huit heures, sans
qu’on les arrête finalement, et sans qu’aucune charge ne soit retenue contre
eux. Actuellement, ils sont consignés dans une colonie, apparemment en attendant
d’être expulsés. Je pense qu’Alice est cette femme qui a assisté Rachel dans ses
derniers instants. Alice est juive et elle a des cousins qui vivent en Israël.
Quand elle apprend la nouvelle d’un attentat suicide à la radio, elle craint
immédiatement pour leur vie.
Vendredi, quelque vingt véhicules militaires ont
entouré le bureau de presse du Mouvement International. L’armée israélienne a
confisqué les ordinateurs et l’équipement vidéo, pillé les dossiers et les
photos, cassé du matériel et vandalisé les bureaux. Trois femmes, qui se
trouvaient là (une de l’Observatoire des Droits de l’Homme Human Rights Watch,
une volontaire palestinienne et une volontaire américaine) ont été emmenées. La
Palestinienne a été relâchée. Les Internationales sont apparemment encore
retenues – très vraisemblablement avant leur expulsion. On indique que ces
incidents s’inscrivent dans un plan global visant à débarrasser la Cisjordanie
et la bande de Gaza de tous les militants internationaux. L’agence Associated
Press dit ceci : « En vertu de nouvelles lois israéliennes, les étrangers
entrant à Gaza doivent signer un document comme quoi ils s’engagent à ne
pénétrer dans des zones (déclarées) militaires situées le long de la frontière
israélo-égyptienne ni les « autres zones de combats », en dégageant Israël de
toute responsabilité au cas où ils seraient blessés ou tués. » Si ces nouvelles
lois semblent viser les militants du Mouvement international de solidarité,
l’Associated Press relève que « ces règlements semblent par ailleurs donner à
l’armée des droits discrétionnaires en matière de tenue à l’écart d’autres
ressortissants étrangers : les journalistes, les secouristes et les observateurs
qui s’efforcent de contrôler les combats entre Israéliens et Palestiniens. »
Amnesty International a publié un communiqué pour dire sa préoccupation devant
ces « nouvelles limitations drastiques » dans lesquelles elle voit l’éventualité
qu’ils visent à empêcher toute surveillance et tout examen du comportement de
l’armée israélienne. » Notre famille ne sait pas quelles raisons l’armée
israélienne invoque pour s’en prendre ainsi au Mouvement international de
solidarité. Ce que nous savons, c’est que des gradés avaient dit à ma fille
qu’elle se trouvait illégalement dans les territoires. Lorsque nous avons posé
la question au Département d’Etat, on nous a répondu qu’à leur connaissance,
Rachel n’avait enfreint aucune loi.
Il faut bien savoir que les « zones de
combats » dont parle l’armée israélienne, ce sont les rues de Gaza et de la
Cisjordanie – sur un territoire qui appartient au peuple palestinien !
Il
faut que vous sachiez que c’est bien dans ces quartiers densément peuplés que
les tanks et les bulldozers viennent accomplir leurs opérations militaires – des
opérations qui consistent à détruire des maisons, des serres agricoles, des
oliveraies et des murs. C’est bien ces quartiers que les hélicoptères Apache de
fabrication et de financement américains survolent et c’est bien eux que les
tireurs d’élite, postés dans les miradors israéliens qui dominent ces quartiers,
visent et tirent.
Il faut que vous sachiez que, la semaine dernière,
dix-neuf Palestiniens, en majorité des civils, ont été tués par l’armée
israélienne. Parmi les victimes, on a relevé cinq enfants, un homme âgé et un
handicapé. Treize de ces morts se sont produites dans le faubourg Al-Shujaiyya
de la ville de Gaza, où quarante autres Palestiniens ont été blessés. L’armée a
bloqué les ambulances et les secours médicaux. Plusieurs maisons ont été
partiellement détruites. Un homme de trente-six ans et sa famille ont dû sortir
de chez eux, c’étaient les ordres, on les a obligé à se dévêtir, après quoi on
s’est servi d’eux comme boucliers humains pour protéger les soldats israéliens
des tirs des résistants palestiniens qui résistaient à ces forces israéliennes.
L’utilisation de boucliers humains est formellement illégale, en vertu du droit
international.
Cette semaine, dans d’autres régions des territoires
palestiniens, d’autres enfants ont été tués et blessés lorsque l’armée
israélienne a tiré, endommageant des maisons, un hôpital et une école. Un enfant
a été tué par l’armée, qui a ouvert le feu contre un groupe d’enfants qui
lançaient des pierres.
Un journaliste britannique, James Miller, qui prenait
des vues pour un documentaire pour la chaîne HBO sur la vie des enfants
palestiniens à Rafah, a été tué par l’armée israélienne, bien qu’il soit sorti,
avec d’autres, d’une maison en agitant un drapeau blanc. De plus, ils portaient
des vestes avec de grandes lettres : « TV ».
Cette semaine, à Rafah,
dix-huit maisons ont été démolies, laissant plus de cent civils palestiniens
supplémentaire sans toit. D’après l’Unrwa, depuis le début des affrontements, en
2000, 12 737 Palestiniens ont perdu leur maison. Beaucoup de ces démolitions ont
été perpétrées près de la frontière égyptienne, où Israël est en train de
construire ce que ses officiels appellent une « haie de sécurité ».
Le 2 mai,
l’armée israélienne a fait une incursion dans un village de la bande de Gaza,
avec des véhicules lourds et des bulldozers, et elle a rasé au sol quinze
terrains agricoles cultivés : coton, oignons, figues de barbarie, oliviers. Les
hangars métalliques et les réseaux d’irrigation ont été détruits.
Ces
destructions, rien que pour la semaine passée, n’ont rien d’exceptionnel. Jour
après jour, elles se répètent, en Palestine.
Ce n’est pas moi qui vous
apprendrai, car vous le savez, qu’il y a des attentats suicides en Israël. Ce
sont des actes de violence épouvantables, aveugles et illégaux. Bien qu’il n’y
ait aucun équilibre des pouvoirs entre les peuples israélien et palestinien, la
peur est réelle, des deux côtés. La violence à l’intérieur d’Israël, toutefois,
est le résultat directe de trente six années d’occupation de la Palestine et des
atteintes portées aux droits humains des Palestiniens, qui se perpétuent. En
Israël, il n’y a pas de démolitions de maisons, on n’y détruit pas de potagers
ni de vergers, aucune citerne ni aucun puit n’est endommagé, aucune eau n’est
volée, ni aucune terre afin d’y créer des colonies, des routes réservées aux
colons et des murs instaurateurs d’apartheid.
Nous, ici, en Amérique, nous
voyons l’horreur des attentats suicides. En revanche, nous semblons bien moins
voir la violence continue faite au peuple palestinien. Notre cécité représente
un facteur humain très important, qui contribue à ce problème. Nous devons nous
souvenir, nous qui avons pratiquement assisté à la morts de certains des 773
Israéliens tués depuis septembre 2000, qu’il y a eu, aussi, 2 298 Palestiniens
tués. Dans ce petit fascicule dédié à Rachel récemment édité, ont été inscrits
les noms des enfants tués depuis 2000, avec quelques-uns de leurs visages, en
photo – des enfants israéliens, et des enfants palestiniens. Nous devons nous
souvenir de tous ces enfants.
Les nouvelles des deux derniers jours ne m’ont
pas laissé d’autre choix que de venir vers vous avec l’espoir que certaines,
parmi vous, seront encouragées à faire quelque chose, à ce sujet, en ce jour de
Fête des Mères. Je vous exhorte à vous faire entendre des membres du Congrès, à
la Maison Blanche, au Département d’Etat, à l’Ambassade d’Israël à Washington.
Dites-leur que le Mouvement International de Solidarité et d’autres militants
internationaux des droits de l’homme, en Palestine, ont besoin de leur soutien.
Dites-leur que, bien sûr, l’armée israélienne ne veut pas que ces militants
observent ce qui se passe et s’interposent, car cela la gêne dans ses violations
des droits de l’homme en série. Dites-leur que les Etats-Unis, qui financent
cette activité militaire échappant à tout contrôle en Palestine, doivent imposer
des observateurs internationaux des droits de l’homme dans la région, mais que
tant qu’ils ne le font pas effectivement, il est impératif de soutenir les
militants non-violents qui sont aujourd’hui sur le terrain. Dites-leur que la
réponse timorée des gouvernements américain et britannique à la mort de Rachel
et à celle du journaliste James Miller, et aussi aux tirs dont Brian Avery et
Tom Hurndall ont été les victimes, ne fait que donner à Israël le feu vert pour
affirmer sa nouvelle tactique impitoyable, qui vise à renforcer ses actes
d’intimidation à l’égard des militants non-violents. On m’a fait savoir que la
réponse, à ce jour, des gouvernements américain et britannique à ces incidents,
consiste à envoyer des messages dissuasifs aux militants des droits de l’homme
dans le monde entier, des messages destinés à leur faire froid dans le dos !
Notre gouvernement doit prendre une position beaucoup plus ferme !
Il y a eu
des temps où j’étais insouciante, parce que j’avais l’impression qu’il y avait,
quelque part, des gens qui en savaient plus que moi et qui s’occupaient des
problèmes. Maintenant, il y a des gens qui voudraient me calmer et qui
voudraient calmer la puissance du message de Rachel, aussi. Je ne suis plus
intimidée par les experts et les critiques, et certainement pas par les gens qui
m’insultent. Après tout, ma fille s’est dressée devant un bulldozer pour
protéger la maison d’une famille palestinienne avec trois enfants en bas âge. Je
pense que je peux élever la voix et que j’ai une responsabilité, en tant que
mère, que je dois parler et demander que les experts, les décideurs politiques,
le Congrès et la Maison Blanche se fassent l’écho de nos valeurs, de notre
croyance en la valeur de toute vie, en l’égalité entre tous les êtres humains et
en la justice et l’état de droit.
Permettez-moi de conclure avec quelques
courts extraits de quelques lettres que nous avons reçu du monde entier.
Notamment du Directeur émérite d’un programme d’études juives d’un grande
université américaine, où ces paroles ont été prononcées au cours d’une
cérémonie en hommage à la mémoire de Rachel : « Nos écritures juives disent,
Deutéronome, chapitre 16, verset 20 : « La justice, la justice vous rechercherez
». Le corollaire de cette injonction biblique, c’est : « L’injustice,
l’injustice vous combattrez ! » Et Rachel Corrie a lutté contre l’injustice.
C’est pourquoi nous l’honorerons. C’est pourquoi nous nous souviendrons d’elle.
Mais, plus important, pour que son sacrifice, pour que sa mort prématurée
revêtent la plus grande signification possible, nous devons, autant que nous le
pouvons, poursuivre le combat qu’elle avait entrepris avec tant d’ardeur. Puisse
son exemple, et sa vie, être une bénédiction pour nous tous et puisse son rêve
d’un monde meilleur advenir aussi rapidement que possible, de notre vivant.
»
D’une femme, en Israël, qui a écrit à une de ses amies, ici, à Olympia : «
Nous avons tous besoin de nos jeunes, eux, comme nous ».
D’une femme de
l’Etat de New York : « Mes grands-parents ont fui les pogromes en Russie, il y a
cent ans, et ils ont travaillé des dizaines d’années à la création d’un foyer
national juif. Je suis certaines que, s’ils étaient encore là, ils pleureraient
pour tout ce qui est en train de se passer, aujourd’hui, là-bas, comme je le
fais moi-même. »
D’un groupe de trente-cinq personnes de la Caroline du Nord
: « Nous pleurons la mort de Rachel, comme nous pleurons la mort de chaque
homme, femme et enfant palestinien ou israélien. Nous sommes un groupe de juifs
qui pensons que l’occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza est
injuste, immorale et totalement contraire aux intérêts bien compris non
seulement du peuple palestinien, mais aussi du peuple juif. Nous oeuvrons afin
d’aider les gens, juifs et non-juifs, à retrouver leur voix, à parler et à
protester, à comprendre que critiquer le gouvernement israélien et sa politique
inhumaine n’est pas simplement important : c’est absolument vital, pour notre
avenir. »
Et d’un musulman, vivant au Moyen-Orient : « Je vous écrit en tant
que parent moi-même et aussi en tant que musulman qui croit passionnément en la
liberté et en la dignité de tout individu sur notre Terre. Il me semble que nous
avons tendance à trop aisément oublier ou à renier notre identité partagée à
travers toutes les époques et toutes les cultures, alors qu’en réalité nous
sommes une seule famille humaine, qui a terriblement besoin de faiseurs de paix.
»
(Ce texte est paru dans sa
version anglaise sur le site de CounterPunch.)
Dernière parution
- MUSIQUE - Tamaas
de Samir Joubran (duo de oud avec Wissam Joubran)
[Compact disc Daqui 332015 - Harmonia Mundi - 19,82
euros]
"Il joue les yeux clos. Sur son visage passent des
ombres, des inquiétudes, des signes. Quelque chose le brûle de l'intérieur, une
intensité cinglante, une pensée. Dans le creux des silences, entre les notes, il
y a une réalité qui hurle..." by Patrick Labesse in Le Monde du 5 août
2002.
Samir Joubran est né à Nazareth en Galilée en 1973, dans une
famille de grande tradition musicale. Son père, Hatem, est un fabricant de Oud
connu dans le monde arabe et sa mère a chanté dans un ensemble Muashahat. Samir
a été initié au Oud par son père dès l'âge de cinq ans, avant d'entrer à
l'Institut de Musique de Nazareth lorsqu'il avait neuf ans. En 1995, Samir a
terminé ses études au Conservatoire Muhammad Abudl Wahhab du Caire, un
établissement spécialisé dans le oud, particulièrement renommée dans le
monde arabe. Samir a joué dans plusieurs festivals de musique arabes et
internationaux, soit en solo, soit avec son groupe. Sa musique a retenti dans
plusieurs lieux renommés tels que l'Opéra du Caire, le Festival International de
Jarash en Jordanie, le Festival Muscat d'Oman, la Semaine palestinienne de Qatar
ainsi qu'en France, en Grande Bretagne, en Suède, en Italie aux Etats-Unis et au
Canada. En dehors de la scène, Samir a composé la musique de plusieurs
productions théâtrales et de films palestiniens. En 1996, Samir a sorti son
premier album, "Taqaseem". Un deuxième "Sou Fahim" a suivi en 2001. Samir
Joubran est le premier musicien à avoir reçu une bourse de deux ans à Italy
Pontedera, grâce au Programme d'asile des écrivains organisé par le Parlement
International des Ecrivains pour les années 2003-2004.
Tamas a été enregistré
et mixé en septembre 2002 au studio Sabreen productions, à Jérusalem, sauf les
titres 7 et 8, enregistrés en concert par FIP, le 31 juillet 2002 lors des Nuits
Atypiques de Langon.
Samir Joubran sera en
concert le 26 mai au Festival de Ljubjana (Slovénie), le 11 juillet au Falun
Folk Music Festival (Suède), le 12 juillet au Umbria Jazz Festival (Italie), le
15 juillet aux Suds en Arles (13), les 17 et 18 juillet à Ixtassou (64), le 25
juillet aux Temps Chauds de Bourg en Bresse (01), le 27 juillet au Sphynx
Festival de Boechout (Belgique) et le 30 juillet 2003 dans le cadre des Nuits
Atypiques de Langon (33).
[Contact scène : Maïté -
LMD Productions 23, rue Parmentier 93100 Montreuil - France - e.mail :
maite@maitemusic.com - tél : 33 (0)1 48 57 51 48 - fax : 33 (0)1 48 59
71 58 / Contact disque : Daqui - Jean Luc Mirebeau 8, place des Carmes 33210
Langon - France - e.mail : daqui@wanadoo.fr - tél : 33 (0)5 57 98 08 45 fax : 33 (0)5 56 76 29
69 / Daquí est le label des Nuits Atypiques de Langon http://www.nuitsatypiques.org.]
Rendez-vous
-
THEATRE - "Nous sommes les enfants du
Camp" par la troupe Al-Rowwad
du
2 juin au 31 juillet 2003 dans toute la
France
“Tout ce qui travaille au développement de la
culture travaille aussi contre la guerre.” (Correspondance entre A. Einstein et
S. Freud, 1932)
Pour la première fois en France, une
tournée théâtrale d'enfants d'un camp de réfugiés palestiniens est
organisée...
Seize enfants du camp de réfugiés palestiniens d'Aïda, à
Bethléem, vont se produire en France à l'occasion d'une tournée théatrale qui
débutera le 4 juin prochain à Juvisy, dans l'Essonne. Animée par AbdelFattah
Abu-Srour, originaire de ce camp, biologiste de métier, francophone, bénévole
qui tente avec son équipe du centre culturel Al Rowwad ("Les Pionniers" en
arabe) de redonner espoir aux enfants en leur permettant de jouer, de
s'exprimer, de se cultiver et de créer, malgré l'occupation, l'humiliation, les
couvre-feux, cette petite troupe théâtrale va enfin réaliser un rêve.
Ces
enfants, âgés de 10 à 15 ans, vont jouer une pièce de leur composition : " Nous
sommes les enfants du camp ", qui raconte l'histoire d'Aïda de 1948 à nos jours.
Les enfants y jouent les rôles de leurs grands-parents, de leurs parents et
finalement leur propre histoire.
Le président du Conseil général de
l'Essone, Michel Berson, le maire de Juvisy , Etienne Chauffour et son maire
honoraire, André Bussery, leur ont réservé à cette occasion une salle d'un
millier de personnes, la Salle des Fêtes. Le spectacle qui se déroulera à 20 H
30, sera précédé d'une conférence dans la même salle, en présence de Leila
Shahid, Déléguée générale de la Palestine en France, de Eyal Sivan, cinéaste
israélien, Ahmad Dari, auteur compositeur palestinien et d'AbdelFattah
Abu-Srour, l'animateur du Centre Al Rowwad.
Dans le terrible
environnement des camps de réfugiés, de l'occupation, de sa violence, des
bouclages, le Centre Al Rowwad, institution indépendante, non gouvernementale,
affiliée à aucun parti ou organisation confessionnelle, travaille au
développement de la culture, mais aussi contre la guerre, en proposant aux
enfants des activités de théâtre et d'arts plastiques, une formation à l'outil
informatique et l'apprentissage du français.
"Nous sommes les enfants
du camp" conte l’histoire d’Aïda de 1948 à nos jours. Les enfants y
jouent les rôles de leurs grands-parents, de leurs parents et finalement leur
propre histoire.
La troupe des enfants parcourra la France en juin et
juillet. Elle se produira notamment à la fête de la Goutte d'Or de Paris et aux
festivals d'Avignon, de Rennes et de Carhaix en Bretagne.
- Les étapes et les dates de la tournée en France
:
le 4 juin à Juvisy sur Orge, du 5 au 9 juin
en Région Nord (Avion, Lille, Roubaix, Hem), les 10 et 11 juin à
Grenoble-Voiron, le 12 juin à Figeac, les 13 et 14 juin à Limoges, du 15 au 17
juin à Tours, les 18 et 19 juin à Angers, du 20 juin au 3 juillet en Bretagne
(Rennes, Quimper, Laval), du 4 au 7 juillet à Paris (festival Palestine Goutte
d'Or), du 8 au 11 juillet en Avignon, du 12 au 20 juillet en Bretagne (Festivals
Quartiers d'été à Rennes et des Vieilles charrues à
Carhaix)
Grâce à un réseau de solidarités exemplaire, la
troupe Al-Rowwad se rend dans un premier temps en Egypte, invitée par
l'Université Américaine au Caire du 22 mai au 2 juin, puis en France du 2 juin
au 23 juillet. Ces 2 tournées ont été possibles grâce au travail acharné d'un
nombre impressionnant de personnes dans plusieurs pays et aux financements de
diverses institutions telles que Canada Fund-Cairo, Ford Foundation-Cairo,
UNDP-Jerusalem, le Consulat de France-Jérusalem, la Commission
Européenne-Jérusalem, la Société des Amis du Théâtre Al-Rowwad de France,
le Centre Badil et tous les groupes de solidarité dans chaque ville et
département invitant la troupe.
Une aventure à
ne pas manquer ! Rendez-vous le 4 juin à la Salle des fêtes
de la Mairie de Juvisy dès 18h00 pour la conférence et à 20h30 pour la
représentation théâtrale (RER C ou D, descendre à Juvisy - sortie côté Mairie -
ou par la SNCF, descendre à la gare de Juvisy)
[Renseignements / Soutien : Société des Amis du Théâtre Al-Rowwad
- 24, rue Custine - 75018 Paris - Tél. : 01 42 59 06 59 - 06 19 44 67 16 -
E-mail : ponsin@aol.com]
Réseau
1. 50 ans de Nakba journalistique au
Proche-Orient. A quand l'Intifada médiatique ? par Valérie Féron
paru sur le site Entrefilet.com du
jeudi 15 mai 2003
Jérusalem-est - Dans les coulisses
journalistiques, on entend souvent: «j'en ai marre du Proche Orient». Non pas
que le sujet ne passionne pas, mais il semble tellement répétitif que les
correspondants sur place pourraient pratiquement reprendre, au fil des ans,
leurs articles précédents en les classant en deux dossiers: les faits et «le
diplo». Sans changer grand chose si ce n'est le nombre de colonies installées et
celui des oliviers détruits dans les territoires palestiniens, tout en gardant,
côté diplomatie, à peu près les mêmes déclarations, les mêmes promesses, les
mêmes déceptions en changeant simplement les noms des présidents et
gouvernements qui se penchent sur la question.
Bien sûr certains médias
tentent de changer un peu les choses, donnant au mieux dans le «tous coupables»,
ou au pire en exhumant la vieille rengaine du «Israël veut la paix et les
Palestiniens jeter les Juifs à la mer». Entre les deux, on égrène les
«souffrances» du peuple palestinien dont on ne sait pas très bien les causes, en
se cachant derrière le dogme bien commode d'un Proche Orient «compliqué».
Position d'autant plus confortable qu'elle évite de reconnaître les ignorances
et lâchetés qui empêchent de faire face efficacement aux pressions qui ne
manquent pas de surgir dès que l'on tente de parler d'Israël comme de n'importe
quel autre Etat. Pourtant, la liberté de la presse «ne s'usant que si l'on ne
s'en sert pas», que faire d'autre, ne serait-ce que pour conserver un tant soi
peu d'estime de son travail?
Une tout autre réalité
Alors tentons. Jeune
journaliste, en lisant livre sur livre dont les «politiquement incorrects» en
occident, je me suis sentie choquée des silences notamment sur la fameuse
«Nakba». 55 ans plus tard, ceux qui «osent» en parler reprennent généralement
les propos édulcorés des agences de presse plus occidentales qu'internationales,
qui se contentent d'un laconique «les Palestiniens qui ont fui les combats lors
de la guerre entre Israël et les pays arabes».
Or, les faits, démontrés par
maints historiens, parlent d'une tout autre réalité: la plupart des Palestiniens
ont «quitté» leur foyer entre la fin 1947, dans la foulée du vote sur la
partition de la Palestine, et le 15 mai 1948, avant l'entrée dans le pays des
armées arabes. C'est pendant cette période que les forces sionistes ont mené
leurs principales offensives, la plupart non dans le territoire que leur
octroyait les Nations Unies, mais dans celui réservé en théorie aux Arabes
palestiniens.
Selon un rapport des services de renseignement de l'armée
israélienne, daté du 30 juin 1948, quelque 390'000 Palestiniens seront chassés
de chez eux pendant cette première période. Le rapport précise qu'«au moins 55%
du total de l'exode ont été causés par nos opérations», et que les opérations
des dissidents de l'Irgoun, du Lehi ou du Stern «ont directement causé environ
15 % de l'émigration». Quant aux fameuses exhortations à la fuite qu'auraient
diffusées les radios arabes, rien de tel à l'écoute de leurs programmes, ce qui
démontre qu'elles ont été purement et simplement inventées par la propagande
israélienne.
Confirmations israéliennes
Et pour terminer ce résumé
succinct, signalons les propos de Yosef Weitz, directeur du département foncier
du Fonds national juif qui, dans son Journal, à la date du 20 décembre 1940,
huit ans avant la Nakba notait: «Il doit être clair qu'il n'y a pas de place
pour deux peuples dans ce pays (...) , et la seule solution, c'est la Terre
d'Israël, au moins la partie occidentale de la Terre d'Israël, sans Arabes. Il
n'y a pas de compromis possible sur ce point! (...) Il n'y a pas d'autre moyen
que de transférer les Arabes d'ici vers les pays voisins. (...) Pas un village
ne doit rester, pas une tribu bédouine.» Tout tend, dans les archives, à montrer
qu'il s'agissait bien, comme l'affirmaient dès le départ des historiens
palestiniens et arabes, d'un plan politico-militaire d'expulsion jalonné de
nombreux massacres, (Walid Khalidi, «Plan Dalet: Master Plan for the Conquest of
Palestine» , et Elias Sanbar, dans Palestine 1948. L'expulsion), causant
l'expulsion de deux tiers du peuple palestinien (entre 750'000 et 900'000
personnes).
Mieux vaut tard que jamais, il faudra une trentaine d'années pour
que leurs thèses soient timidement entendues grâce aux travaux entrepris par une
nouvelle génération d'historiens israéliens (Simha Flapan, Tom Segev, Avi
Schlaïm, Ilan Pappé et Benny Morris) confirmant en partie ou totalement leurs
dires avec à l'appui, les archives israéliennes, publiques et privées. Sans
compter les témoignages des victimes palestiniennes elles-mêmes qui, à moins
d'être pris pour les divagations de centaines de milliers de spécialistes du
mensonge collectif, ne peuvent être occultés. Mais c'est bien pourtant ce que
font depuis 55 ans un grand nombre de journalistes. Pas étonnant dans ce cas que
le conflit semble tourner en rond, un peu comme les dépêches de nos vénérées
agences. 30 ans pour que l'info passe de spécialistes à spécialistes, combien
pour que le journaliste la passe enfin aux citoyens, alors que le problème des
réfugiés reste un sujet brûlant de ce «conflit»?
Je n'ose prendre le risque
de répondre en ces temps «d'axe du Bien et d'axe du Mal», résidant moi-même sur
une ligne rouge nommée Jérusalem-est, occupée. Benny Morris, «ancien nouvel
historien » qui avait déclenché le premier scandale en Israël sur la Nakba, a
rallié le camp de ceux qui prône le transfert des Palestiniens et se défend,
comme l'affirment certains, «d'avoir subi une lobotomisation du cerveau».
Le monde marche sur la têteL'échec de Camp David 2000
reste imputé aux Palestiniens alors même que de nombreux responsables, dont des
américains présents, ont, par la suite, démontré le contraire. Ariel Sharon est
déclaré «homme de paix» par un Bush fils qui «menace» désormais de «démocratie»
ses ennemis.
Ceux qui ont des armes de destructions massives, qui ont déjà
utilisé la bombe atomique, et qui disposent d'un potentiel chimique et nucléaire
avéré sont «l'axe du bien». Comme certains de ceux (parfois les mêmes) qui ne
respectent pas les résolutions des Nations Unies et refusent de signer des
Accords Internationaux sur le désarmement, l'environnement, tout en prétendant
obliger les autres (ceux de l'axe du mal ou risquant d'en faire partie tôt ou
tard par simple décret américain) à les respecter.
En attendant je deviens
paranoïaque: l'info-intox, souvent par omission perverse plus que par mensonge
pur, est- elle le terrain du Proche-Orient ou un phénomène généralisé? Je n'ose
plus m'informer, malgré tout le respect sincère que j'ai pour eux, grâce à mes
consoeurs et confrères, sur le reste du monde...
Pas étonnant que la presse
soit tombée en disgrâce auprès des citoyens. Eux aussi en ont marre. Il paraît
que l'on a la démocratie que l'on mérite. Peut -être a-t-on aussi les
journalistes que l'on mérite ?
[http://www.entrefilets.com]
2. Beit Hanoun : Nouvelles attaques contre
les civils et destruction des biens essentiels à leur survie par
Médecins Sans Frontières (26 mai 2003)La longue série des incursions
militaires israéliennes dans la ville de Beit Hanoun, dans la bande de Gaza,
continue et s'intensifie. La dernière s'est soldée par de violentes agressions à
l'encontre des civils et la destruction des biens essentiels à leur survie.
Médecins Sans Frontières, présente à Gaza depuis le début de la deuxième
Intifada, s'inquiète des conséquences médicales, psychologiques et matérielles
pour les familles touchées par ce désastre.
Depuis le 14 mai, l'armée
israélienne a détruit au moins 10 maisons et plus de 100 ha de zones agricoles,
laissant des centaines de personnes sans foyer et/ou sans moyens de subsistance.
Une équipe de Médecins Sans Frontières a mené une mission exploratoire, les
20 et 21 mai derniers, dans la ville et ses abords. Les vergers ont été rasés,
le pont sur la route principale a - à nouveau - été frappé et plusieurs rues
démolies. Cinq maisons, dans le quartier de Hai Zeitoun, ont été complètement
détruites et les maisons voisines endommagées de telle sorte qu'il sera
difficile de les réparer sans tout reconstruire. Plusieurs autres maisons ont
été rasées, près de la route de Salah a-Din, et le mur d'une mosquée a été «
perforé » par un bulldozer.
Dans certains cas, les familles à l'intérieur
des maisons, qui n'avaient pas été averties, ont dû sauter par les fenêtres pour
se sauver. « Nous avions une minute pour quitter la maison » témoigne un homme.
Les familles ne pouvaient rien emporter avec elles et sont désormais
abandonnées, sans-abri et sans aucun bien. Certaines, piégées dans leur propre
maison, se sont vues refuser l'accès à l'eau, avant d'être jetées dehors
quelques jours plus tard.
De plus, l'armée israélienne - qui occupe la zone
industrielle de Beit Hanoun - se construit une nouvelle voie d'accès militaire
entre cette zone et la ligne verte afin de se ménager une voie d'entrée plus
rapide dans Beit Hanoun, en vue des incursions à venir. Les familles de bédouins
vivant dans cette zone étaient déjà très vulnérables du fait de leur proximité
avec la ligne verte. Désormais, elles ont, en plus, cette nouvelle route qui
passe juste à côté de leurs habitations et, de fait, à travers leurs champs. La
nuit elles ne peuvent plus quitter leurs maisons, ou si elles le font, c'est
uniquement pour aller se réfugier dans un abri délabré, en espérant que les
balles perdues passeront au-dessus de leurs têtes.
Lorsque l'équipe est
allée dans la zone industrielle pour voir si les personnes vivant ou travaillant
là allaient bien, elle a constaté que 20 personnes y étaient enfermées. Médecins
Sans Frontières et d'autres organisations n'ont pas obtenu l'autorisation
d'intervenir.
Lors de cette incursion, plusieurs maisons ont été occupées
par les soldats, plusieurs heures ou plusieurs jours. Ainsi, l'une d'entre elles
a été occupée par une cinquantaine de soldats, 2 jours durant. Lorsqu'il a
ouvert la porte, le père a été frappé à l'arrière de la tête avec la crosse d'un
fusil. Les 12 personnes de la maison ont été enfermées dans une pièce. On leur a
pris leur argent, mais le père a réussi à convaincre les soldats de ne pas tuer
son bétail. D'autres n'ont pas eu cette chance : une femme raconte comment le
bulldozer a non seulement rasé sa ferme, mais a en même temps enterré sa vache,
ses moutons et ses poulets, vivants.
Nos équipes ont constaté des signes de
choc et des troubles post-traumatiques chez ces familles, notamment les enfants.
Plusieurs familles auront besoin d'un soutien psychologique et éventuellement
d'une aide matérielle. Depuis jeudi, l'armée israélienne a intensifié sa
présence dans cette partie de la bande de Gaza. L'équipe de MSF retournera à
Beit Hanoun dimanche prochain.
[http://www.paris.msf.org]
3. A propos de la feuille de route
par Hanan Ashrawi (28 octobre
2002)
[traduit de l'anglais par
Marcel Charbonnier]
Le projet de feuille de route
américano-quartétien en vue d’une solution définitive (à deux Etats) du conflit
palestino-israélien est d’ores et déjà bloqué par des « barrages routiers »
israéliens insurmontables.
Au-delà de l’attitude de rejet initial de Sharon,
les réponses israéliennes sont allées d’un rejet total des frontières du 4 juin
1967 au refus de création d’un Etat palestinien, de mettre un terme à la
colonisation et de démanteler une quelconque colonie existante, de tout
calendrier impératif, ainsi qu’à l’élimination de tout contrôle ou de toute
implication d’une tierce partie, à des exigences et des conditions préalables
visant spécifiquement à faire avorter l’initiative (dont la collecte des armes
palestiniennes, l’arrestation de « suspects », la cessation totale de la «
violence », l’ « élimination » politique du président Arafat, une « réforme »
palestinienne totale, entre autres diktats)…
Depuis le temps… la tactique
israélienne est archi-connue. Après avoir saboté le fond, Israël s’active à
soulever des objections procédurales et techniques, dans un but dilatoire et
afin de noyer le poisson. Ainsi, les parties étant totalement dépassées par le
règlement micrométrique des détails les plus minimes et des questions les plus
secondaires imaginables, Israël gagne encore des petits délais supplémentaires
qui lui permettent d’inscrire de nouveaux faits accomplis sur le terrain,
rendant l’ensemble de l’exercice totalement futile.
D’ici là, les Etats-Unis
devraient avoir eu le temps d’acheter le « calme » artificiel dont ils ont
besoin pour mener à bien leurs projets régionaux (à commencer par l’Irak) et
tranquilliser le monde arabe en donnant l’impression qu’ils « s’engagent » et
s’impliquent dans la mise en application de la « vision » bushienne d’une
solution à deux Etats.
En attendant, Israël est tiré d’affaire. Impavide, il
poursuit sa politique, « business as usual », de cruauté étudiée et de
destruction systématique à l’encontre de la réalité et de l’existence des
Palestiniens, tout en continuant de gober voracement toujours plus de terres et
en alimentant l’appétit – insatiable d’intimidation, de violence et
d’expansionnisme – des colons.
En dehors de toute considération pour les
motivations des uns ou l’obstructionnisme de l’autre, la feuille de route
nécessite de la part des Palestiniens une évaluation et une réponse sérieuses,
sous les angles conceptuel, procédural et substantiel.
Conceptuellement, le
projet persiste à subsumer du fait que la progressivité, sous la forme d’une
approche par étapes, serait de nature à autoriser un processus susceptible de
conduire à des résultats. L’expérience passée nous a pourtant apporté la preuve
que l’échec du processus de paix était attribuable pour une large part à sa
progressivité non-incrémentale, qui avait laissé un interstice à la dilation et
au blocage (israéliens, ndt), tout en donnant à la partie dominante
(l’israélienne… ndt) le temps et la possibilité de créer sur le terrain des
faits accomplis qui ne pouvaient qu’aboutir à en miner la finalité. Seule,
l’accélération du calendrier serait susceptible de prévenir la mise à profit à
des fins malveillantes du temps gagné par Israël grâce à son obstructionnisme
systématique et délibéré.
Cela s’applique tout particulièrement à cette
feuille de route, projet « basé sur les performances », sur les résultats
acquis, et non sur des critères clairs et objectifs, des exigences, des dates
limites. Etant donné l’asymétrie entre les pouvoirs, Israël continuera à
entraver la « performance » palestinienne en recourant à sa puissance militaire
sans entrave pour créer des obstacles insurmontables et provoquer des répliques
et des réactions extrêmes. En la matière, un exemple particulièrement parlant
est le recours par Israël à la politique des assassinats ciblés pour créer un
surcroît d’instabilité et de violence, un sentiment de victimisation (chez les
Palestiniens, ndt) et un cycle d’anarchie et de revanchisme. Placée, comme elle
l’est, sous l’égide de la performance, la feuille de route ne peut conduire qu’à
un désastre, sous égide israélienne.
Combiné à la conditionnalité – a
fortiori telle que l’occupation israélienne la définit – le processus se
retrouve soumis à une liste interminable de conditions israéliennes qu’il est
totalement impossible de remplir, étant donné qu’Israël peut poursuivre une
politique consistant à imposer précisément celles de ces conditions qui placent
la partie palestinienne dans l’incapacité totale d’ « obtempérer ». Les attaques
répétées contre la direction palestinienne – en particulier, la présidence –
s’ajoutant aux tentatives arrogantes de « déligitimer » ou de rendre « hors
course » le dirigeant que les Palestiniens ont élu sont les preuves les plus
éclatantes de ce genre de tactique. Combinées à la politique de mise en état de
siège, d’humiliation et de privations imposées aux Palestiniens, les conditions
imposées au « consentement » palestinien sont totalement hors d’atteinte.
En
tout premier lieu, la disparité entre conditions et l’iniquité dans le cadrage
des droits et des responsabilités entre les deux parties découlent du fait que
l’on persiste à vouloir ignorer qui est le coupable, dans l’occupation (en
principe, c’est la puissance occupante…) Le recours débridé à la violence
militaire par les forces d’occupation israéliennes et le racisme inhérent à leur
volonté de subjugation ont rendu la réciprocité totalement inapplicable.
Applicable, elle n’en serait pas moins injuste. Jamais auparavant la victime
n’avait été tenue pour comptable des conditions de sa propre victimisation,
tandis que les exigences du bourreau deviennent le critère à l’aune duquel doit
être jugé le comportement de la victime. « Autodéfense », s’appliquant à
l’occupation, est un oxymore, de la même manière que « blâmer la victime » est
injuste et illogique. La violence contre des civils est moralement répréhensible
et répugnante, quelle que soit l’identité de celui qui l’exerce, mais elle le
devient encore plus lorsque sa commission est le résultat de la politique
officielle d’un gouvernement voulant défendre » une occupation indéfendable et
qu’elle est perpétrée à l’encontre de l’ensemble d’une population captive et
sans défense. Aussi, en appeler à la « normalité », au beau milieu d’une
situation qui pousse l’anormalité au degré de la caricature, est une vue de
l’esprit.
De plus, le manque flagrant d’arbitrage et de mécanismes clairement
définis de responsabilité rendrait le rôle de tierces parties largement
symbolique et, par tant, inefficient. Le Quartet se voit confier le rôle de
faciliter la réforme palestinienne, les élections et la coopération
palestino-israélienne en matière de sécurité et de coordination, tandis qu’on le
charge de créer un « mécanisme de suivi » (phase I, deuxième étape) qui devra
être « renforcé » dans la phase II. Les deux conférences internationales
(prévues en phases II et III) devront être convoquées par le Quartet ; la
première afin de soutenir « le redressement économique » palestinien et de
lancer des négociations bilatérales « afin d’examiner la viabilité d’un Etat
(palestinien) muni de frontières provisoires » ; la seconde étant destinée à «
prendre acte » des accords bilatéraux et de lancer des négociations bilatérales
ultérieures « en vue d’un règlement définitif, en 2005… »
Tant le calendrier
que le mandat non spécifié du « mécanisme de suivi » trahissent la faiblesse de
l’effort : c’est faire trop peu, trop tard. La situation sur le terrain, qui se
détériore rapidement, l’aggravation de la violence et de l’extrémisme et la
perte de confiance, accompagnée d’une augmentation de l’hostilité et de la
défiance : tout cela exige un engagement immédiat et effectif sur le terrain. L’
« occupation débridée » ayant été instaurée à nouveau pour norme par Israël et
le « mur de sécurité » (accompagné de l’expansion frénétique des colonies)
créant une situation d’apartheid dans la Palestine telle qu’elle est envisagée,
le mécanisme de désengagement et de désescalade le plus approprié qui s’impose
est, plus que jamais, le déploiement d’une force internationale jouissant de
toutes les prérogatives idoines dans les territoires occupés. Le double objectif
de dévolution de l’occupation et d’évolution vers la création de l’Etat
(palestinien) requiert la supervision directe d’une tierce partie et
l’engagement de celle-ci, viabilisé grâce à un mandat en bonne et due forme
d’arbitrage et de recherche des responsabilités.
Clairement, la logique du
précédent processus de paix a prouvé son échec, non pas tant en raison de son
insistance sur le bilatéralisme comme moyen de « résolution du conflit », dans
une situation où régnait pourtant un déséquilibre incroyable entre les pouvoirs.
Si le multilatéralisme est bien le mécanisme global permettant d’exercer une
responsabilité collective, en particulier dans le rétablissement de la paix et
dans la garantie d’une application mondiale du droit international, alors le «
mécanisme de suivi » de la feuille de route doit incarner une telle approche,
tant dans la forme que sur le fond. Une telle logique exige que le Quartet soit
repensé (ainsi que ses partenaires sélectifs, dans l’ « octet », sans oublier
les invités arabes). L’Onu doit rester la référence (et non le partenaire)
d’acteurs étatiques et pluriétatiques ; un partenariat arabe au plein sens du
terme doit être garanti tout au long du processus (et non de manière
occasionnelle et purement protocolaire. De plus, le comportement (des parties au
conflit), sur le terrain, doit être soumis à examen constant et faire l’objet
des interventions immédiates nécessaires.
De cette manière, la microgestion
des (et l’interférence dans les -) réalités palestiniennes deviendraient
légitimes, car elles assumeraient la forme d’une intervention positive dans un
conflit en passe d’échapper très rapidement à tout contrôle en vue d’une
solution viable et équitable. Ainsi, les violations de la démocratie
palestinienne et les effractions négatives d’Israël dans ses réalités internes,
telles l’ignorance des élections présidentielles et l’insistance sur la
désignation d’un « Premier ministre doté d’un réel pouvoir », seraient évitées
et laissées à la vie politique intérieure palestinienne souveraine et à ses
exigences. De même (et sans chercher à régler les détails les plus infimes de la
mise en place des institutions palestiniennes et de leur réforme), la
focalisation spécifique et ciblée sur la « réforme judiciaire », la commission
constitutionnelle, la commission électorale, la restructuration des services de
sécurité, les déplacements des officiels palestiniens, etc., serait replacée
dans une approche plus globale permettant de fournir aux Palestiniens les
conditions leur permettant de s’engager dans un processus de construction de
leur nation qui ne soit pas affecté par l’obstruction israélienne et la
conditionnalité séquentielle. Il faut, par des moyens démocratiques, donner le
pouvoir aux Palestiniens partisans de la paix et de la démocratie.
Israël, en
revanche, en tant que puissance occupante, doit être tenu pour redevable en
conformité avec la quatrième Convention de Genève et les autres chartes et
accords internationaux pertinents. Des moyens réels de mise en application :
voilà le vrai problème. Et sûrement pas simplement l’examen des questions,
purement abstraites, d’applicabilité. La mise en application par Israël des
résolutions de l’Onu (tel son retrait, conformément aux résolutions du Conseil
de sécurité de l’Onu 1402, 1403 et 1435) est plus une question de conformation
de sa part, de sa propre volonté, que de persuasion ou de récompenses. La
sélectivité dans les références au plan Tenet et au rapport Mitchell (malgré son
caractère inadéquat) ne pourrait qu’encourager de future attitudes de mépris et
d’irrédentisme de la part d’Israël.
Les implications les plus dangereuses de
cette approche sont inhérentes à sa façon d’envisager la politique de
colonisation d’Israël. Bien que de nombreuses résolutions de l’Onu, conventions
et accords internationaux (et même déclarations gouvernementales américaines)
aient qualifié de manière répétée les colonies d’ « illégales » et d’ «
obstacles à la paix », Israël a néanmoins été autorisé à poursuivre la
construction, le financement et l’extension de colonies, sans se voir demander
d’explication. Avec la violence et le caractère hors la loi des colons, la
cantonalisation du territoire palestinien et l’extraterritorialité inhérente aux
routes de « contournement », Israël n’est pas seulement en train de procéder à
l’escalade dans le conflit ; il en rend le règlement impossible. En exigeant
d’Israël qu’il procède au démantèlement « des colonies avant-postes érigées
depuis l’instauration du gouvernement israélien actuel » (phase I, première
étape), puis au « gel de toute activité de colonisation, conformément au rapport
Mitchell » (phase I, deuxième étape), et ensuite à la mise en œuvre d’« une
action ultérieure en matière de colonies, simultanément à l’établissement d’un
Etat palestinien doté de frontières provisoires (phase II) », la feuille de
route siffle des prolongations au match, qui donneront largement le temps à
Israël de détruire toute chance de parvenir à une solution à deux Etats et à une
paix équitable. Le petit jeu des avant-postes apparaissant et disparaissant
comme par enchantement atteste du caractère non judicieux de l’attitude
consistant à s’attaquer aux problèmes secondaires posés par des petites
implantations isolées et mineures alors même que ce sont les colonies massives
qui doivent être traitées en premier. Tout « gel », bien entendu, sera confronté
au même mépris dédaigneux que celui qui a scellé le sort du rapport Mitchell.
Enfin, les vagues propos au sujet d’une « action ultérieure » donnent à Israël,
de toute évidence, l’opportunité de faire avorter tout accord définitif.
Les
mesures illégales et préjudiciables prises par Israël à Jérusalem requièrent,
elles aussi, une intervention immédiate et ferme, face au siège et à
l’isolement, à l’activité de colonisation, à la fermeture d’institutions
palestiniennes, aux démolitions de maisons, aux refus de permis de construire
opposé aux Palestiniens, aux confiscations de cartes d’identité. En restreignant
toute mention de Jérusalem à la seule « réouverture de la Chambre de Commerce de
Jérusalem Est et des autres institutions économiques palestiniennes fermées par
Israël », la feuille de route est assurée qu’il n’y aura plus de « Jérusalem est
» qui tienne lorsque les discussions sur le règlement définitif seront lancées
dans le cadre de la phase III et de la seconde conférence internationale prévue.
Lorsque nous en serons là, l’identité historique, politique, culturelle,
démographique et territoriale de Jérusalem Est aura été défigurée au point de la
rendre méconnaissable, et certainement, en tout cas, au point de rendre
impossible son rôle, prévu et nommément cité, de capitale de la
Palestine.
L’Etat (palestinien) « doté de frontières provisoires », bien
qu’il s’agisse d’une invention absolument unique (et géniale), n’offre néanmoins
aucune promesse et aucune garantie que la période intérimaire ne finisse par
devenir permanente. Sharon a ouvertement « admis » l’idée d’une « entité »
palestinienne (appelez-la comme vous voudrez), sur 42 % de al Cisjordanie (moins
Jérusalem) et de la bande de Gaza, avec l’éventualité que leur soient ajoutés 6
à 8 % supplémentaires des territoires dans le cadre du statut définitif.
Tant que la feuille de route ne déclarera pas clairement les frontières
(d’Israël) antérieures au 4 juin 1967 frontières de l’Etat palestinien,
l’ensemble de l’exercice encourt le risque de générer des conflits à venir et de
servir les plans nourris par Sharon consistant à voler des terres
supplémentaires aux Palestiniens et de poursuivre son expansionnisme.
Si le
préambule de la feuille de route fait référence, de manière louable, à des
principes et à des critères clairs, tels les résolutions de l’Onu, et les divers
accords, la question de savoir si ses mécanismes eux-mêmes sont cohérents avec
ces références n’est pas claire. « Le règlement qui mettra fin à l’occupation
ayant découlé de la guerre de 1967 » peut en effet atteindre cet objectif de
trois manières différentes : en restituant les terres à leurs propriétaires
légitimes (palestiniens) ; en autorisant Israël à les annexer ou encore : en
combinant les deux solutions précédentes. Toutefois, pris dans leur ensemble,
les termes de référence doivent être adaptés de manière à donner forme à la
conduite et à l’objectif des négociations. Il n’est pas acceptable de recourir à
la formule usée à force d’être rabâchée selon laquelle tout ce à quoi les
parties auront donné leur accord sera considéré comme une mise en application de
la résolution pertinente. Les résolutions ne doivent pas non plus être
interprétées et/ou amendées afin de complaire à la partie dominante.
L’initiative arabe comporte une formule légale globale en vue d’un règlement
acceptable. Elle peut, de ce fait, servir de pierre de touche pour tester toute
solution retenue.
La grande majorité du peuple palestinien reste attachée à
une solution pacifique qui soit aussi une solution à deux Etats, en dépit des
tentatives constamment déployées par le gouvernement israélien afin de détruire
l’une et l’autre. Ces options, toutefois, seront rapidement hors d’atteinte si
on laisse les conditions actuelles continuer à se détériorer. Déjà, des voix
s’élèvent qui en appellent à une solution à un seul Etat, que ce soit sous la
forme d’un Etat binational ou d’un Etat démocratique et laïc, et ces voix
gagnent en soutiens et en crédibilité. Si les gouvernements partisans de la
ligne dure, en Israël, s’entêtent dans leurs politiques et leurs mesures
destructrices, une solution de cette nature restera la seule option, résultat de
facto de leur extrémisme. Le revers de la médaille d’un « Grand Israël »
recouvrant la totalité de la Palestine historique (et au-delà), c’est la «
Palestine unique ». D’ici là, les souffrances et les pertes tragiques en vies
humaines continueront, les deux peuples et l’ensemble de la région devant payer
le prix du remake, par le metteur en scène Ariel Sharon,du fondamentalisme
sioniste.
4. On ne peut mieux trahir les assassinés
d'Auschwitz par Rudolf Bkouche (19 mai 2003)
(Rudolf Bkouche est professeur émérite à l'Université des Sciences
et Techniques de Lille et membre de l'Union Juive Française pour la Paix. Le
texte suivant est une lettre qu'il a adressée le 19 mai dernier au rédacteur en
chef du quotidien "Le Monde".)
Monsieur le Rédacteur en Chef - Quand les intellectuels juifs
s'arrêteront-ils de débattre doctement sur l'antisémitisme ancien et nouveau et
prendront-ils enfin conscience de l'impasse dans laquelle le sionisme a conduit
les Juifs et plus particulièrement les Juifs israéliens.
On peut disserter
longtemps sur l'antisionisme comme la forme moderne de l'antisémitisme, cela
peut rassurer car on croit avoir dénoncé le "vrai mal", ce qui permet de ne pas
voir la réalité. Alors on invente les retrouvailles "de la gauche progressiste
européenne et de l'islamisme radical" et l'acceptation par cette gauche de
"l'antisémitisme musulman" comme le déclare Alain Finkielkraut lors d'un
colloque qui s'est tenu au Centre d'Histoire Juive de New York du 11 au 14 mai
(Le Monde du samedi 17 mai 2003).
Il suffit pourtant d'un regard historique
pour comprendre que le refus arabe est moins haine des Juifs que refus d'une
conquête. Car l'Etat d'Israël est né d'une conquête militaire, de l'expulsion
des habitants de la terre que le mouvement sioniste avait choisie pour
construire l'Etat juif. Que la haine de l'occupant se transforme en haine des
Juifs dans la mesure où l'occupant se proclame le représentant du peuple juif
est la conséquence de cette politique de conquête, du refus israélien de
reconnaître les droits de ceux qu'il a spoliés, c'est-à-dire le droit à un Etat
de Palestine.
Il est vrai qu'il est plus facile de présenter le refus arabe
comme une forme de l'antisémitisme éternel que de comprendre les raisons de ce
refus. Et le colloque de New York n'est qu'une contribution de plus à ce refus
de comprendre. Le problème est que ce refus obstiné de comprendre ne peut que
renforcer les tendances judéophobes de ceux pour qui les Juifs ne sont que les
oppresseurs des Palestiniens.
S'il faut lutter contre cet amalgame, il faut
d'abord dénoncer cet autre amalgame entre antisionisme et antisémitisme que nous
proposent des intellectuels et des organisations juifs, dénoncer cette volonté
de faire de tout Juif un petit soldat du sionisme pour mieux l'exposer à des
réactions de rejet et ainsi mieux renforcer le sionisme parmi les Juifs. C'est
ainsi qu'agissent les idéologies totalitaires et le sionisme reste l'une des
dernières idéologies totalitaires.
Non que le sionisme soit diabolique par
essence. Herzl avait peut-être raison de poser la question juive comme une
question nationale, les sionistes avaient peut-être raison de vouloir fonder
l'Etat juif sur l'antique terre nationale. Il a fallu cependant voir que cette
terre était peuplée et que la reconstitution de l'ancienne nation juive en
Palestine ne pouvait se faire que par une guerre de conquête. Ahad Haham l'avait
compris qui proposait l'établissement d'un centre spirituel juif à Jérusalem en
dehors de toute ambition étatique. D'autres au contraire se sont préparés à la
guerre, que ce soit le courant dit "révisionniste" de Jabotinsky ou le courant
"socialisant" de Ben Gourion. Le choix de la conquête ne pouvait que rencontrer
l'opposition des populations de Palestine, mais les sionistes n'en avaient cure
qui surent alors s'appuyer sur les puissances pour renforcer leur établissement
en Palestine et qui, après la destruction des Juifs d'Europe par le nazisme, se
retrouvaient seuls à représenter le peuple juif. La conscience coupable
européenne et les intérêts politiques des Etats-Unis et de l'URSS permettait
alors la construction de l'Etat juif aux dépens des habitants de la Palestine.
Ainsi le crime commis en Europe était réparé par une injustice et les Juifs
avaient payé de leurs six millions d'assassinés le droit de faire partie de
l'Occident.
Que font alors ces intellectuels qui oublient l'histoire pour
s'enfermer dans l'image de victime éternelle et qui peuvent se féliciter
aujourd'hui que "le destin du peuple juif ne soit plus lié à celui de l'Europe,
mais à deux Etats, Israël et les Etats-Unis, où leur liberté et leur sécurité
sont établies par principe" comme le proclame Léon Wieseltier. Outre que l'Etat
d'Israël est le lieu où les Juifs sont le moins en sécurité, ce qui marque
l'échec du sionisme, l'allégeance à l'Empire ne peut que renforcer l'antipathie,
voire la haine, des peuples victimes de l'Empire.
Et pour mieux marquer
l'aveuglement des uns et la mauvaise foi des autres, ce colloque a lieu dans une
institution qui a survécu au génocide, comme si pour continuer le judaïsme
européen massacré il fallait que les Juifs deviennent un peuple guerrier partant
à la conquête de la terre que le mouvement sioniste a proclamée comme celle de
l'Etat juif. On ne peut mieux trahir les assassinés d'Auschwitz. Voici quelques
remarques après lecture de votre article sur le colloque de New York.
Je vous
prie de recevoir, Monsieur le Rédacteur en Chef, l'expression de mes sentiments
les meilleurs.
5. Appel pour la
libération de Tarek Aziz par les Amitiés Franco-Irakiennes par le
Comité pour la libération des Irakiens séquestrés par les troupes d’occupation
américaines en Irak (19 mai 2003)
La guerre conduite par les
Etats-Unis contre l’Irak étant illégale au regard du droit international, la
séquestration de dirigeants, de civils et de militaires irakiens l’est tout
autant.
Les forces d’occupation américaines détiennent d’anciens
dirigeants irakiens et de nombreux civils en des lieux tenus secrets. Ces
personnes ne connaissent pas le motif de leur arrestation et les Américains leur
refusent l’assistance d’un avocat. Ils ne peuvent recevoir ni leur famille, ni
un représentant du Croissant Rouge International. L’association Amnesty
International fait état de tortures infligées par les forces américaines et
britanniques à des détenus irakiens, militaires et civils (Agence France Presse
et Associated Press du 16 mai 2003).
Nous lançons un appel pour que les
dirigeants irakiens, les civils et les militaires arrêtés depuis le début de
l’invasion du pays, soient traités comme le prévoient les conventions
internationales et les règles les plus élémentaires des droits de l’homme, si ce
n’est libérés. Nous demandons la stricte application des Conventions de Genève
afin que le Comité International de la Croix-Rouge puisse visiter les
prisonniers de guerre, les détenus et les internés civils et veiller à ce qu’ils
bénéficient d’un traitement humain.
Ayant appris que le Vice - Premier
ministre Tarek Aziz a récemment été victime de deux alertes cardiaques, qu’il
risque une hémiplégie et que son état de santé est alarmant, nous réclamons sa
libération immédiate.
- Liste des premiers signataires :
Jean-Marie Benjamin (prêtre) – Paul Balta (journaliste et écrivain) –
Michel Collon (journaliste et écrivain) - Jean-Paul Cruse (journaliste et
écrivain) – George Galloway (député britannique) - Xavière Jardez (juriste) -
Philippe Le Moller (professeur) - Pierre Lévy (directeur de Bastille République
Nation) - Gilles Munier (SG des Amitiés franco- irakiennes) –
Pierre-Alexandre Orsoni (président de la Maison d’Orient à Marseille) –
Pierre Pinta (écrivain) - Charles Saint- Prot (écrivain) – Hans von Sponeck
(Coordinateur du Programme « Pétrole contre nourriture » en Irak de 1998 à
2000)
[Correspondance
: Gilles Munier - Amitiés Franco-Irakiennes - 7, rue de Sarzeau - 35700 Rennes -
Fax : 02 99 63 11 09 - E-mail : gilmun@club-internet.fr]
6. Le Mur
par Israël Shamir (13 mai 2003)
[traduit de
l'anglais par Marcel Charbonnier]
Nous étions allés
voir, en famille, le film des Pink Floyds, Le Mur, dans un petit cinéma
dépouillé et un peu lépreux, dénommé Le Sémadar (Fleur de vigne), situé dans le
quartier hyérosolomitain au charme suranné de la Colonie Allemande. Vidé de ses
habitants d’origine allemande par les juifs, en 1948, ce quartier a conservé ses
vieilles maisons de pierres au toit de tuiles et aux pignons ornés de plaques
scellées citant les Psaumes en lettres gothiques, son lierre escaladant les
façades et le mystère de son Cimetière des Templiers, bien gardé derrière son
portail massif.
Le Sémadar, qui tire son nom d’un passage du Cantique des
Cantiques, était un des lieux de rendez-vous prisés de notre Paradis Perdu,
cette Palestine dont la nostalgie ravive les teintes de souvenirs enchanteurs.
Il était fréquenté, alors, par des officiers britanniques et la petite bande
juvénile et cosmopolite des meilleurs habitants de la Ville Sainte : des
Arméniens, des Grecs, des juifs, des Allemands et des Palestiniens. Dans son
petit jardin romantique, bien des idylles s’étaient nouées, ignorant les
frontières, les obédiences religieuses et les passions politiques. La fille d’un
rabbin séfarade s’était dégotté un aviateur écossais, et un Nashashibi, scion de
l’illustre famille arabe musulmane, y avait rencontré une jeune fille enjouée,
sioniste de gauche. Le Sémadar n’a pas changé : il a survécu à notre Chute, le
Partage de la Palestine, devenant le lieu obsessionnel des romans
hyérosolomitains d’Amos Oz, un peu à la manière dont la glace fossile de la
banquise survit au réchauffement planétaire.
Le Sémadar était resté un lieu
décent, malgré sa décrépitude, pour des sorties familiales, dans les années
1980, aux jours bénis d’avant la captation de notre temps libre par la vidéo, la
télé et les ordinateurs, et nous allions souvent au cinéma. Nous y emmenions
aussi souvent les enfants. Le film, Le Mur, en revanche, allait s’avérer le
navet du siècle. Au milieu, il y avait une scène d’horreur : une gueule
gigantesque semblait prête à vous dévorer, vous, le spectateur.
Cette gueule
sans mâchoires mais pleine de dents acérées, effrayante, recouvrait tout l’écran
et semblait vouloir nous happer. C’en était trop pour notre fils, qui avait
alors sept ans : il s’enfuit en poussant un cri perçant d’effroi. Hélas, dehors,
le foyer du cinéma était recouvert de posters représentant la même gueule béante
! Il a fallu plusieurs heures pour que notre fiston retrouve son calme, et ce
symbole du Mur, la gueule monstrueuse prête à tout dévorer, resta profondément
enfouie dans ma mémoire.
Elle est revenue prendre sa vengeance, comme un
ressort comprimé et soudain libéré, aujourd’hui, lorsque je me suis cassé les
dents sur le Mur de Sharon, presque au terme d’une belle ballade. Nous avions
roulé plusieurs heures, nous avions marché entre les collines bibliques
émoussées des Hauts plateaux de Palestine, nous avions traversé de hauts
herbages verdoyants, nous avions cueilli des lupins violets, nous avions
traversé un ruisseau qui abondait encore en eau et en filles et garçons amicaux
aux visages joufflus, vêtus de pied en cap, qui s’aspergeaient mutuellement et
nous aspergeaient avec un abandon juvénile, nous avions rencontré en chemin
leurs parents, dans le village tout proche d’Anata, qui préparaient un
pique-nique et nous avions répondu à leurs salâms cordiaux. Nous avions salué un
moine, descendu de son ermitage de Saint Chariton, accroché à une falaise, et
nous avions reçu ses bénédictions ; nous avions dérangé un petit troupeau de
quatre ou cinq gazelles effarouchées, aux croupes tachées de blanc ; nous avions
allumé un cierge devant une icône byzantine de la Madone, dans l’église du
village de Taybéh, où, d’après un récit villageois pieusement conservé, le
Christ aurait passé ses derniers jours avant la Passion. Nous avions bu leur
fameuse bière pression de Taybéh, au café Stones, un café très aéré, sur deux
étages, dans l’urbaine Ramallah, en compagnie d’un professeur de philosophie de
l’université de Bir Zeit, au costume de tweed impeccable, un architecte au
sourire un peu forcé, un ex-juif d’Angleterre ressemblant incroyablement à Noam
Chomsky en plus jeune, et une ravissante beauté ombrageuse et francophone : une
jeune femme palestinienne, ayant grandi dans l’exil tunisien, et formée dans une
université parisienne.
Nous roulions tranquillement, vers les Champs du
Berger… Soudain, le Mur se dressa devant nous. Il coupait la tendre campagne de
Bethléem comme une gueule colossale et dévorante, et la nature disparaissait, à
la manière d’un marshmallow en brochette. Des dizaines de bulldozers Caterpillar
déchiquetaient les collines, déracinaient figuiers et pieds de vigne, écrasant
les rochers en vue d’on ne sait quelle monstrueuse granita. Ils démolissaient
les vieilles maisons paysannes et les tours médiévales, dénudaient ces coteaux
que la Vierge Marie avait parcourus. On construisait le Mur, donc, sur la
largeur d’une autoroute à quatre voies, flanquée de doubles haies de grillage
d’acier, de huit mètres de hauteur, surmontées de fils électrique à haute
tension avec, à intervalles réguliers, des caméras, des miradors pour les
tireurs d’élite et quelques rares portails. C’était le plus formidable périmètre
d’un camp de prisonniers qu’il m’eût été donné de voir de toute ma vie : il
serrait de près les maisons villageoises, à la manière d’un danseur de tango
pompette enlaçant sa partenaire.
Les paysans regardaient leurs oliviers, à
travers le grillage : ces arbres étaient toujours là, dans leur pleine floraison
néanmoins modeste, mais d’ores et déjà de l’autre côté, inaccessibles, inutiles.
Les paysans se retrouvaient enfermés, aussi sûrement que dans n’importe quelle
prison, derrière ce Mur sinistre. Leurs champs, leurs pâturages, leurs puits
étaient condamnés, car de l’autre côté. Un portail, gardé par un soldat
israélien : c’était tout ce qui les reliait encore à leur gagne-pain, à leur
terre, à leur liberté – et ce portail, il serait ouvert, ou fermé, au bon
vouloir de l’armée. Toujours à l’affût de quelque profit à extorquer, l’armée a
déjà institué un droit de péage au tarif de deux dollars par personne et par
franchissement : ce n’est qu’après avoir perçu cette taxe moyenâgeuse que les
soldats ouvrent le portail. Si ces Palestiniens veulent néanmoins aller s’amuser
à bichonner leurs chers oliviers, ils n’ont qu’à prendre un ticket, comme à
Disneyland…
Par places, le Mur prend la forme d’une gigantesque construction
de béton, qui masque le paysage, enfermant les villageois dans la cour d’une
prison géante. Mais les grilles d’acier, c’est encore pire, car cela leur offre
la vue de la terre qu’hier encore ils disaient leur, et c’est un véritable
supplice de Tantale. Le Mur parcourt des centaines de kilomètres, encerclant des
villages, les séparant de leurs terres cultivées et dévorant les paysages -
magnifiques – de la Palestine.
Ce Mur n’est pas une invention nouvelle. Je
l’ai déjà vu. Pas très loin du Mont Carmel, il y avait un village arménien. Il
avait été construit par des réfugiés arméniens qui avaient fui les tueries
perpétrées par les Kurdes en 1915. Les Palestiniens, hospitaliers comme
toujours, les avaient aidés à construire leurs maisons, et ils leur louaient des
terres. En effet, ces Arméniens étaient des paysans qui vivaient autrefois,
avant d’en être chassés, au bord du lac de Van (en Turquie). En 1948, leur
village passa sous la souveraineté de l’Etat juif. Les juifs ne tuèrent pas les
villageois arméniens. Ils ne les expulsèrent pas non plus. Non. Tout simplement,
ils construisirent un mur tout autour du village, et finirent par totalement
l’étouffer. Le village si vivant perdit ses terres et fut transformé en prison,
avec un seul accès, gardé en permanence par l’armée juive. Les Arméniens tinrent
dix ans. Pas plus. A la fin des années 1950, le dernier Arménien vendit sa
maison aux juifs, pour une bouchée de pain et, la mort dans l’âme, il partit.
Le Mur avait déjà un précurseur : le système d’autoroutes «
pour-juifs-seulement ». Alors que même les agglomération de Haïfa et d’Afula
n’ont pas de périphérique, le moindre village arabe a sa rocade : une large
autoroute les encercle tous, limitant leur développement. Des centaines de
maisons palestiniennes ont été démolies, des milliers d’acres de terrain
dévastées pour tracer le réseau des routes de contournement en suivant une
recette apparemment empruntée au Guide du Routard pour la Galaxie. Cela a été
fait sans raison apparente, car de minuscules implantations juives ne justifient
pas cet investissement de millions de shekels pour des « raisons de sécurité ».
De plus, les routes nouvellement construites sont généralement condamnées par
l’armée. Aujourd’hui, le Mur s’élevant de plus en plus haut, le réseau des
routes de contournement commence à prendre sens : c’était tout simplement
l’Etape Numéro Un du Plan de dévastation et d’emprisonnement.
Le Mur remettra
les oliveraies entre les mains des colons, a écrit le toujours tellement
rationnel Uri Avneri. Mais les colons n’ont pas besoin d’oliviers et ils n’ont
aucune intention de cultiver la terre. Les arbres, ils préfèrent, de très loin,
les brûler. Les colons ne sont pas la cause, mais ils sont une rationalisation
de la cause première : cette cause première, c’est la volonté de dépeupler la
Palestine et d’en tuer la nature.
Aurait-il pu en aller autrement ? Le
programme du sionisme triomphant, actuellement mis en pratique, avait été
ébauché, dès les années 1930, dans un essai de Vladimir Jabotinsky, intitulé Le
Mur d’Acier. Mais les racines sont plus profondes, car le Mur est la
manifestation ultime de la mentalité juive et il va comme un gant à l’Etat juif.
Il y a des dizaines de mots différents pour dire « mur », dans les langues
utilisées par les juifs ; il y en a vraisemblablement autant que de façons
différentes de désigner la neige, chez les Esquimaux. Le symbole sacré des
juifs, c’est le Mur des Lamentations ; la rue qu’ils préfèrent, c’est Wall
Street (à New York = la Rue du Mur. Célèbre pour le New York Stock Exchange : la
Bourse des valeurs, temple du capitalisme mondialisé, ndt). Les Egyptiens, les
Babyloniens, les Chrétiens et les Musulmans ont édifié des monuments verticaux :
des pyramides, des tours, des cathédrales, afin de relier le Ciel à la Terre.
Mais les juifs, qui se méfient même de leur propre ombre, n’ont besoin ni du
Ciel ni de la Terre. La première chose qu’ils construisent – depuis Londres
jusqu’au milieu du Minnesota – c’est un ‘eruv’, un mur symbolique afin de bien
marquer la séparation entre eux-mêmes et les non-juifs. La seule inscription
rescapée du Temple juif (détruit quarante ans après que le Christ eût été jugé
et condamné à mort entre ses quatre Murs) n’est pas un passage du Décalogue –
les célèbres Dix Commandements – ni de quelque enseignement moral. Non. C’est un
morceau de Mur portant l’avertissement suivant : « Goy, si tu passes ce Mur, tu
ne pourras que te blâmer toi-même pour la mort atroce qui t’attend. »
La
partie la plus importante de l’enseignement juif, c’est la maxime : « Erige un
mur autour de la Torah ». Elle vient renforcer toutes les prohibitions
existantes de la Loi, en ajoutant une douzaine supplémentaire. Il est interdit à
un juif de cueillir des fruits un jour de shabbat, mais « le Mur » empêche lui
aussi de monter à un arbre, de crainte que notre juif ne soit tenté d’aller en
cueillir les fruits. Bien. Et maintenant, que se passe-t-il si l’arbre en
question est un bouleau ou un sapin, arbres notoirement non fruitiers ? Y monter
est interdit aux juifs pour le même motif : ce samedi-ci, vous allez escalader
un bouleau, mais shabbat prochain, vous allez monter sur un pommier, et dans un
mois, vous allez cueillir une pomme, et vous allez commettre une très grave
transgression…
Le Mur de Sharon, c’est ce Mur autour de la Torah, car si
vous laissiez un goy vadrouiller librement, tôt ou tard, il pourrait tuer un
juif. Le Mur de Sharon est un Mur du Temple, car un goy qui oserait le franchir
n’aurait qu’à se blâmer lui-même de la balle d’un tireur d’élite qui ne
manquerait pas de l’abattre. Le Mur de Sharon, c’est le Mur des Lamentations des
Palestiniens, et c’est le Wall Street des entrepreneurs juifs soumissionnés pour
le construire. La voix qui l’ordonne est celle de Jacob, mais les mains qui le
bâtissent sont celles d’Esaü : le Mur est construit avec la sueur des ouvriers
palestiniens réduits à la misère, surveillés par des Russes et (mal) payés par
des Américains à emprisonner leurs frères.
Les entrepreneurs vivent un
Eldorado, un remake de leurs premières prouesses, la construction du Mur Bar
Lev, de vingt mètres de haut, érigé sur les rives du canal de Suez dans les
années 1970 et démoli par les canons à eau de fabrication soviétique de la
Troisième armée égyptienne commandée par le Maréchal Sadate, le 6 octobre 1973.
La seule chose de cette « Ligne » Bar-Lev (en réalité, le Mur Bar-Lev) qui ait
survécu à la guerre de 1973, ce sont les grosses villas luxueuses des
entrepreneurs israéliens du bâtiment.
Ce Mur est la vraie Feuille de Route
des sionistes, car lorsque le Mur sera terminé, la Palestine sera ruinée et ses
heureux habitants auront tous été transformés en réfugiés. Mais le sort des
juifs ne sera pas plus enviable, car le Mur est partout. Il n’y a pas de
boutique, de restaurant, de pub, dans l’autrefois joyeuse Tel-Aviv, qui n’ait
son Mur vivant : un jeune homme, généralement importé de Russie ou d’Ukraine,
embauché au gardiennage des lieux. Pour quatre dollars de l’heure, ils font
barrage de leur corps devant les kamikazes éventuels, après quoi on les enterre,
évidemment, dans ce cimetière, vous savez… derrière le Mur. Nous autres,
Israéliens, nous sommes fouillés en moyenne dix fois par jour - lorsqu’on va
faire les courses, au bureau, au travail ou sur nos lieux de loisir. Il n’y a
aucun bâtiment où vous puissiez entrer sans être fouillé. Si bien que la Terre
Sainte est devenue une prison de haute sécurité pour tous ses habitants : juifs
et non-juifs, dans ce domaine, sont logés à la même enseigne…
C’était à
prévoir. Les juifs n’avaient pas été enfermés par des étrangers malfaisants à
l’intérieur des murs de leurs ghettos, a écrit Vladimir Jabotinsky ; c’est eux
qui l’avaient voulu, tout comme les étrangers, en Chine, avaient choisi de vivre
dans leurs colonies séparées. Cinquante ans plus tard, Israël Shahak a fait
observer, avec beaucoup de perspicacité, que les murs du ghetto ont été ébréchés
de l’extérieur, par l’Etat, alors que les juifs n’étaient pas très enclins à le
quitter. Seuls les murs extérieurs l’ont été. Les murs intérieurs, eux, sont
restés intacts. L’Etat juif est l’incarnation de la peur paranoïde des juifs et
de leur dégoût de l’étranger, tandis que la politique de la Cabale du Pentagone
est une autre manifestation de la même peur et du même dégoût, à l’échelle
planétaire.
Il n’y a pas que les individus qui peuvent devenir fous. C’est
aussi le cas de sociétés et de cultures entières. Cette importante découverte a
été faite par la sociologue américaine Ruth Benedict, une amie de Maragaret Mead
et de Franz Boas. Ses Patterns Culturels (1934) sont encore l’un des ouvrages
les plus lus à avoir été écrits dans le domaine des sciences sociales. Dans cet
ouvrage, Ruth Benedict décrit différentes cultures indigènes américaines, et
elle y présente les Indiens Pueblo comme des gens « placides et harmonieux.
»
Le sociologue israélien Franz Boas lui fournit des données montrant « le
caractère mégalomaniaque et auto-gratifiant des Kwakiutl », tandis que Reo
Fortune prouva que les habitants de l’île de Dobu étaient paranoïaques et
mesquins. »
Cette dernière définition va comme un gant aux juifs, s’agissant
de leur culture. Qu’était donc cette recherche obsessionnelle (inspirée par la
Cabale de Wolfowiz) d’armes de destruction massive en Irak, sinon un accès de
paranoïa, de peur de la vengeance d’un goy trompé muni d’une hache ? L’Israël
actuel, le pays des fouilles corporelles éternelles, est la plus paranoïaque de
toutes les sociétés, d’après Ruth Benedict. Si les Etats-Unis succombent à la
même maladie sous le gouvernement de l’actuelle clique des disciples de Leo
Strauss, construisant des murs partout et allant désarmer des terres lointaines,
ainsi que leurs propres citoyens, c’est parce que la paronoïa juive est
extrêmement contagieuse.
Il est inutile de lutter contre le Mur, tout comme
il était inutile de le faire contre les colonies illégales, aussi longtemps que
vous ignorerez le fond du problème. « Le Mur est dans nos cœurs » « Ubeliba Homa
», chantaient les juifs en conquérant Jérusalem, en 1967. Le Mur est au cœur du
problème, en effet, et ce problème, c’est l’Etat juif en Palestine. Les
militants pacifistes, jeunes et plus tellement jeunes, sur les collines qui
dominent le Mur, continuent à crier le slogan « Deux Etats » à des bulldozers
que cela laisse de marbre, bien que les dits bulldozers ne fassent pas autre
chose que de mettre en application le rêve des Deux Etats, mon cauchemar : un
Etat juif, et une chaîne de réserves d’Indiens pour les Goyim – ce que d’aucuns
osent appeler l’ « Etat palestinien ». Quiconque préconise « Un Etat palestinien
indépendant, vivant à côté de l’Etat juif d’Israël » détourne les yeux du Mur
pour, surtout, ne pas le voir. Le Mur, c’est l’opération de séparation des
frères siamois, et seul le plus fort y survivra. Les discussions autour du Mur
se perdent dans les sables, en Israël : l’immense majorité des Israéliens, du
parti travailliste comme du Likoud, y sont favorables, tandis que les Israéliens
« amoureux de la paix » sont les tenants les plus acharnés de la Gueule
Dévoreuse d’oliviers.
Le Mur se moque des âmes innocentes rendues fiévreuses
par la Feuille de route, autre plan maléfique destiné à séparer les Jumeaux.
Sharon n’est pas autrement inquiet, puisqu’elle lui donne assez de temps pour
terminer son Mur et qu’elle fait porter la responsabilité de la sauvegarde de la
paix sur les seuls Palestiniens, tout en lui donnant carte blanche pour agir à
sa guise en échange de quelques promesses creuses.
Les militants pacifistes
espèrent modifier le tracé du Mur, ici ou là. Mais cela ne servira à rien, car
le Mur n’en continuera pas moins à séparer des agriculteurs de leurs terres. Où
que vous vouliez qu’il passe, il n’en séparera pas moins les réfugiés du camp de
Deheishé de leurs maisons, à quinze kilomètres de là, à Deir al-Shaïkh. Il
continuera à séparer les chrétiens de Taybéh du Saint Sépulcre et les Musulmans
de Yassouf de la mosquée Al-Aqsa. Il continuera à séparer les juifs des Lieux
saints. Il continuera à séparer les paysans des hauts plateaux palestiniens de
leurs lieux de travail à Tel Aviv et à Haïfa.
Le Mur de Sharon, ce désastre
sans mélange, offre une rare opportunité d’observer la nature véritable de
l’Etat juif, et d’en appeler à son démantèlement. Non : ce qu’il faut
démanteler, « C’est pas le Mur, andouille ! », c’est l’Etat juif !
Revue de presse
1. Feuille de route
ou embuscade ? par Rashid I. Khalidi
in The Nation (hebdomadaire
américain) à paraître le lundi 9 juin 2003
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
N’ayant à l’évidence absolument rien
appris de l’échec d’initiatives précédentes, les dessinateurs (essentiellement
américains) de la feuille de route ont pris soin d’y faire figurer plusieurs
détails qui en garantissent presque à coup sûr l’inutilité. L’un de ces «
détails », c’est l’absence de tout calendrier. Ainsi, l’une ou l’autre partie
(en pratique, les Israéliens, si l’on doit exciper du passé) peut freiner le
passage d’une étape à l’autre, et aussi, au cours de chaque étape. Autre «
détail » : l’introduction de phases intérimaires dans un processus qui est déjà
nettement en retard. Cela signifie, en réalité, l’ajournement des aspects les
plus ardus de la résolution du conflit – la négociation au sujet notamment des
colonies, de la souveraineté, du statut de Jérusalem et du droit au retour des
réfugiés – à une troisième phase, ce qui, si l’on doit s’en référer, là aussi, à
l’expérience passée, signifie : indéfiniment.
La théorie des accords
intérimaires, tellement séduisante pour les « faiseurs de paix » pro-israéliens
des administrations Bush et Clinton, aurait dû être enterrée depuis belle
lurette, après l’échec spectaculaire de l’approche Madrid-Oslo, laquelle était
fondée sur de tels accords intérimaires échelonnés. Mais cette théorie a
ressuscité, une fois encore, dans l’avatar de la feuille de route, sous la forme
d’une proposition sans frais d’ « un Etat palestinien indépendant doté de
frontières provisoires et d’attributs de la souveraineté ». Si le plan tient
jusque-là, nous avons affaire à une recette assurée pour des dissensions
infinie, lesquelles seront mises à profit par Israël afin de temporiser encore
plus, tout en sauvegardant indéfiniment l’essentiel de l’occupation militaire et
la plupart des colonies israéliennes, et en restreignant le contrôle palestinien
à la plus petite portion possible des territoires occupés – cela pourrait être
40 % de la seule Cisjordanie, si les vues d’Ariel Sharon devaient
prévaloir.
C’est bien sur ce point que la feuille de route est le plus
défectueuse. En effet, n’étant pas centrée sur l’occupation par Israël de la
Cisjordanie, de la bande de Gaza et de Jérusalem Est – occupation sur le point
d’entrer dans sa trente-septième année – ni sur les colonies israéliennes qui
servent à la maintenir, la feuille de route manque une opportunité de mettre une
fin à ce conflit. Bien loin de cela, elle se concentre sur la violence
palestinienne et sur la manière de la combattre – comme si cette violence venait
de nulle part et comme si, dût-elle être arrêtée, la situation d’occupation et
de colonisation était quelque chose de normal. Cela reflète bien le rôle
prépondérant des Etats-Unis dans la rédaction de ce document. C’est aussi une
indication de la raison de son échec vraisemblable. En effet, les officiels de
Washington font une fixation obsessionnelle sur la violence palestinienne, dans
laquelle ils voient la cause première de tous les problèmes entre Palestiniens
et Israéliens.
Cette obsession a conduit à une focalisation américaine sur
des changements cosmétiques dans la direction palestinienne, tel la nomination
de Mahmoud Abbas (Abou Mazen) au poste de Premier ministre. Son nouveau
gouvernement ne pourra réduire la violence palestinienne sans que la vague de
colonisation ne connaisse de ressac et sans que la poigne de l’occupation
étrangleuse ne se relâche. Mais c’est très improbable, car l’obsession qu’a
l’administration Bush de la violence palestinienne, à l’exclusion de toute autre
considération, conduira probablement à la perpétuation du déséquilibre en faveur
de l’interprétation sharono-likoudique de la feuille de route. Dans cette
interprétation, avant que l’on demande quoi que ce soit à Israël, les services
de sécurité palestiniens, éviscérés par deux années d’attaques israéliennes
impitoyables, doivent être reconstitués par celui qu’Abou Mazen a choisi pour ce
faire : Muhammad Dahlan. Après quoi, ils devront livrer une guerre incessante
aux factions palestiniennes qui s’en prennent aux forces d’occupation et aux
colons dans les territoires occupés, et aussi à des civils israéliens à
l’intérieur d’Israël. Des Palestiniens protestent et redoutent que cela ne
signifie le déclenchement d’une guerre civile intra-palestinienne avant même
qu’il n’y ait eu le moindre signe que le gouvernement Sharon, dominé par les
partisans extrémistes de l’extension des colonies et de la poursuite de la
répression contre les Palestiniens, ne fera l’un quelconque des gestes qu’on
exige de lui. Nommément, la feuille de route exige que les deux parties prennent
des initiatives simultanément : la répression palestinienne contre les factions
activistes devrait être contemporaine du démantèlement « de » colonies par
Israël, et du relâchement de son emprise sur les plus de trois millions
d’habitants des territoires occupés, qui vivent depuis deux ans de manière quasi
ininterrompue en état de siège, sous couvre-feu et sous la menace constante
d’une incursion israélienne.
Mais avec des néoconservateurs ayant le vent en
poupe à Washington, avec un Pentagone ayant récupéré beaucoup des prérogatives
du Département d’Etat et de la CIA, et avec une administration Bush d’ores et
déjà en campagne électorale et un lobby israélien montrant ses biceps
hypertrophiés de manière grotesque, il devrait rester fort peu de doutes quant à
l’interprétation de la feuille de route appelée à prévaloir à Washington. La
seule chose qui reste à faire, c’est imaginer de quelle manière ce dernier
poussin de colombe en date va se transformer en tueur des grands chemins, et
quelles seront les conséquences de cette métamorphose.
Dussent les
sharoniens qui dominent l’administration Bush continuer à prévaloir, comme ils
l’ont fait à l’occasion de pratiquement tous les règlements de compte à
Washington, depuis septembre 2001, non seulement cette initiative échouera
(comme ils le désirent, ainsi que Sharon), mais on en fera retomber la faute sur
les Palestiniens. Il continuera, sans aucun doute, à y avoir assez de violence
palestinienne pour justifier cette accusation, même si cette violence semblera
bien pâle en comparaison avec la violence routinière et mécanisée de
l’occupation. Au-delà de la brutalité au quotidien d’une armée étrangère faisant
régner son ordre et déniant les droits d’une population civile tandis que ses
terres lui sont arrachées au bénéfice de colons, la force est utilisée de
manière arbitraire dans des zones densément peuplées afin d’écraser la
résistance palestinienne, comme l’a indiqué le lieutenant général Moshé Ya’alon,
chef d’état-major israélien : « Les Palestiniens doivent être amenés à
comprendre, dans les recoins les plus obscurs de leur conscience, qu’ils sont un
peuple vaincu. »
Sans doute Israël pourra-t-il continuer à compter sur le
deux poids – deux mesures des médias américains, qui réussissent le tour de
force de parler, lorsque des civils palestiniens sont massacrés dans des
quartiers urbains surpeuplés par des armes du champ de bataille telles les
mitrailleuses lourdes, les lanceurs de missiles héliportés et les canons de
tanks, de « dommages collatéraux, dans une opération visant à assassiner des
activistes », qui ne sauraient avoir autant d’importance que les civils
israéliens assassinés dans des villes israéliennes par des kamikazes
palestiniens, alors que le ratio de trois Palestiniens tués pour un Israélien
(en majorité des civils, des deux côtés) est constamment ignoré. Ainsi, sur une
période de dix jours, vingt Palestiniens, des civils pour la plupart, ont été
tués, sans qu’on les nomme ni qu’on les pleure, dans les médias américains,
lesquels en ont fait des tonnes, en revanche, au sujet de trois Israéliens tués
à Tel-Aviv par une kamikaze.
A long terme, il ne sera pas possible d’obliger
les Palestiniens à protéger l’expansion des colonies et la perpétuation de
l’occupation, chose que les accord d’Oslo exigeaient d’eux ; durant la décennie
commencée avec l’ouverture de ces négociations, en 1991, la population des
colonies a plus que doublé. Si c’est ce que la feuille de route envisage
d’essayer de faire, elle échouera. Il reste à voir si même une application
honnête de ce document profondément déséquilibré parviendra à revivifier la
perspective pratiquement perdue de vue d’une solution à deux Etats, ou bien si
cette solution a été rendue intenable par trente-six années de colonisation
inexorable et d’occupation visant à saboter la possibilité qu’un Etat
palestinien indépendant soit créé en Cisjordanie, dans la bande de Gaza et à
Jérusalem Est. Si tel est le cas, les Palestiniens et les Israéliens devront
trouver une nouvelle manière de coexister en paix dans le même pays, perspective
qui semble s’éloigner avec chaque jour qui passe…
2. Bush offre des assurances à
Sharon par Jean-Jacques Mevel
in Le Figaro du samedi 24 mai
2003
Washington de notre correspondant - George W. Bush est soucieux
de faciliter la tâche d'Ariel Sharon. La Maison-Blanche a donné vendredi
l'assurance qu'elle «répondra complètement et sérieusement» aux craintes que
manifeste Israël vis-à-vis de la «feuille de route», le plan de paix qui prévoit
la création d'un Etat palestinien en 2005.
La formule américaine est
délibérément floue. Washington promet d'écouter les doléances de Jérusalem, sans
garantir si et quand elle lui donnera raison. Cette ambiguïté vise à en couvrir
une autre: le «oui» circonstancié que le président américain attend impatiemment
du chef du Likoud pour sortir le plan de paix d'impasse. «Nous espérons la
réponse d'Israël dans un avenir très proche», insistait hier Colin Powell, chef
de la diplomatie américaine de passage à Paris. Ce pourrait être fait dès
demain, lors de la réunion hebdomadaire du cabinet Sharon, laisse entendre
Jérusalem.
L'application de la «feuille de route» – et les pressions
américaines qu'elle suppose sur Israël – est la dette postirakienne que le chef
de la Maison-Blanche a promis d'acquitter aux Arabes, aux Européens et à son
allié britannique Tony Blair. Les Palestiniens et leur nouveau premier ministre,
Abou Mazen, ont accepté le plan mis au point avec l'Union européenne, la Russie
et l'ONU. Mais les Israéliens, de nouveau sur les nerfs après une série
d'attentats meurtriers, refusent de l'approuver dans son intégralité.
La
panne, trois semaines après la publication de la «feuille de route», est un test
pour la détermination d'Ariel Sharon et surtout celle de George W. Bush. Le
premier ministre israélien a été tenté de jouer l'immobilisme, avec la
complicité objective d'extrémistes palestiniens qui prospèrent dans la violence.
Le président américain, lui, est partagé entre son «engagement personnel» pour
un Etat palestinien et un bras de fer avec Israël qui pourrait lui coûter
électoralement en 2004. Les derniers jours le montrent attaché à sa promesse,
quitte à semer le doute sur le contenu d'un plan de paix dont les Etats-Unis
n'assurent pas seuls la paternité.
Un «oui» du gouvernement israélien, fût-il
du bout des lèvres, serait un succès de plus pour la diplomatie américaine. Avec
les assurances fournies hier, il confirmerait que les Etats-Unis sont les
maîtres du jeu au Proche-Orient, les signataires européens de la «feuille de
route» se trouvant relégués au rang de témoins, sans droit de regard. George W.
Bush pourrait alors s'investir directement, ce qu'il a refusé de faire
jusqu'ici. Depuis Quarante-huit heures, Washington bruisse d'un possible
rendez-vous à trois: George W. Bush, Ariel Sharon et Abou Mazen. Si les
conditions sont réunies, il aurait lieu début juin, après le sommet du G 7 à
Evian. Genève et la station égyptienne de Charm el-Cheikh sont sur les rangs
pour l'accueillir.
Signe que le dossier avance, c'est la Maison-Blanche –
davantage que Colin Powell – qui tisse désormais les fils d'un compromis
israélo-palestinien. Deux dirigeants du Conseil national de sécurité, Elliott
Abrams et Steve Hadley, ont eu, avec Ariel Sharon, des discussions semble-t-il
plus fructueuses que le secrétaire d'État lors de sa dernière tournée dans la
région. Dov Weiglass, chef de cabinet du premier ministre israélien, a discuté,
cette semaine à Washington, des assurances attendues de la présidence
américaine. Le New York Times révèle aussi que George W. Bush a reçu secrètement
Salam Fayyad, l'un des ténors du nouveau gouvernement palestinien.
Pour
finir, Condoleezza Rice, conseiller du président, a personnellement signé les
assurances écrites fournies à Jérusalem: «Les Etats-Unis partagent le point de
vue d'Israël sur la réalité de (ses) inquiétudes, précise le texte diffusé hier.
Ils y répondront complètement et sérieusement dans l'application de la feuille
de route.» Le sens du verbe «répondre» (address en anglais) promet un beau duel
d'interprétation entre Israéliens et Palestiniens. Washington espère visiblement
repousser ce débat à plus tard, c'est-à-dire une fois la négociation engagée,
comme l'indique la suite de la formulation.
Le premier rendez-vous fixé sous
le regard de George W. Bush resterait à doser ce qui fait régulièrement capoter
les tentatives de conciliation israélo-palestinienne: les préliminaires. Abou
Mazen sait déjà qu'il devra en passer par ce que Yasser Arafat a toujours
refusé, la mise au pas du Hamas et des autres groupes extrémistes. Ariel Sharon,
lui, espère peut-être que les «assurances» américaines finiront par alléger son
fardeau: le démantèlement de colonies juives dans les territoires
occupés.
3. Un message direct à l'occupant israélien ?
par Valérie Féron
in 24 heures (quotidien suisse) du mardi 20 mai
2003
ÉCLAIRAGE - En l'absence de perspectives politiques
sérieuses, les attentats constituent, pour la plupart des Palestiniens, une
réponse violente au « terrorisme d'Etat pratiqué par Israël
».
Si les attaques suicides de ces derniers jours contre des
colons, des soldats aussi bien que des civils israéliens, sont généralement
analysées comme une volonté de torpiller la « feuille de route » du quartette
censée relancer le processus de paix, les responsables du Hamas soulignent pour
leur part que celles-ci ne sont pas « liées à la rencontre entre Mahmoud Abbas
et Ariel Sharon », qu'elles visaient notamment à venger un de leurs cadres tué
lors d'une attaque ciblée en mars, et à montrer que « la lutte contre
l'occupation se poursuit ».
Ces attaques envoient alors un message direct aux
Israéliens : que ni les opérations militaires (comme celle en cours dans le nord
de la bande de Gaza, loin des caméras), ni les bouclages ou le mur en
construction pour encercler la Cisjordanie ne leur permettront de vivre en
sécurité. Des messages qui prennent tout leur sens, si l'on considère comme
grille de lecture non pas la « feuille de route » mais la réalité quotidienne
des Palestiniens, avec son lot de morts, d'arrestations et de couvrefeux, les
maisons détruites, les terres dévastées ou « confisquées » ....
En l'absence
de perspectives politiques sérieuses, les attentats constituent, pour la plupart
des Palestiniens, une réponse violente au « terrorisme d'Etat pratiqué par
Israël » selon l'expression utilisée dans les territoires pour définir les
opérations israéliennes, et aux violences endurées depuis trente-cinq ans
par des populations dont le sang a trop coulé, depuis le début de cette
Intifada, pour qu'elles se contentent d'un nouveau plan de paix intérimaire,
estimé encore plus mauvais que celui d'Oslo, qui fut suivi par le
quasi-doublement du nombre des colonies, perçues comme des « bombes permanentes
».
Même les menaces à répétition de bannir le président Arafat sont prises
comme un défi : l'éventuelle disparition d'Arafat de l'échiquier politique
démontrerait que les véritables racines du conflit, que les Occidentaux sont
accusés de refuser de regarder en face, sont toujours les mêmes : la
colonisation de leur terre et l'occupation.
Reste que le Hamas apparaît aussi
comme faisant le jeu de l'occupant israélien, en donnant des prétextes à Ariel
Sharon pour ne pas appliquer la « feuille de route », et dessert la cause même
qu'il prétend défendre, ce que ne cesse de lui reprocher l'Autorité
palestinienne qui en est réduite à condamner les attentats, affirmant ne pouvoir
les empêcher dans la situation
actuelle.
4. Une crise sans précédent :
la condition arabe par Edward Saïd
in CouterPunch.org (newsletter
politique américaine) du mardi 20 mai 2003
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Mon impression est que le ressenti de
beaucoup d’Arabes, aujourd’hui, au sujet des événements qui se déroulent depuis
deux mois, en Irak, est rien moins qu’un sentiment de catastrophe. Il est vrai
que le régime de Saddam Hussein était insoutenable, à tous points de vue, et
qu’il méritait amplement d’être éliminé. Mais tout aussi sincère est le
sentiment de colère ressenti par beaucoup face à la cruauté et au despotisme
incroyables de ce régime, ainsi que devant les souffrances indicibles du peuple
irakien. Il semble peu douteux que beaucoup trop de gouvernements et d’individus
ont contribué à maintenir Saddam Hussein au pouvoir, en fermant les yeux pour ne
point voir et en continuant leur « business, as usual ». Néanmoins, la seule
chose qui ait donné aux Etats-Unis le feu vert pour bombarder ce pays et en
détruire le gouvernement, ce n’est ni un droit moral ni une motivation
rationnelle, mais bien plutôt la puissance militaire à l’état brut.
Après
avoir soutenu l’Irak baathiste et la personne de Saddam Hussein, des années
durant, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne se sont arrogé le droit de nier
leur propre complicité dans son despotisme, puis de décréter qu’ils
étaient en train de libérer l’Irak de cette tyrannie honnie. Ce qui semble se
faire jour, sous nos yeux, dans ce pays, tant pendant qu’après la guerre
anglo-américaine illégale contre le peuple et la civilisation qui incarne
l’essence de l’Irak, représente une menace extrêmement préoccupante pour le
peuple arabe dans son ensemble.
Il est par conséquent de la plus extrême
importance que nous rappelions, en tout premier lieu, qu’en dépit de leurs
multiples divisions et disputes, les Arabes sont bien un peuple, et non une
collection de pays choisis au hasard pour y mener des interventions armées
étrangères et y imposer une loi venue de l’extérieur. Il y a une continuité
manifeste dans l’impérialisme, qui commence avec la domination ottomane imposée
aux Arabes au seizième siècle, et se poursuit jusqu’à nos jours. Après
l’Ottoman, les empires britannique et français s’imposèrent à eux au cours de la
première guerre mondiale. Puis, après la seconde guerre mondiale, vinrent
s’imposer les Etats-Unis et Israël. L’une des tendances les plus insidieusement
influentes, dans la pensée des orientalismes contemporains américain et
israélien, devenue évidente dans la politique américaine et israélienne depuis
la fin des années 1940, est faite d’une hostilité virulente et très profondément
ancrée envers le nationalisme arabe et d’une volonté politique de le contrer et
de le combattre par tous les moyens imaginables. Le fondement du nationalisme
arabe au sens large est que, en dépit de leur diversité et du pluralisme de leur
matérialité et de leurs styles de vie, les gens dont la langue et la culture
sont arabes et musulmane (appelons-les les arabophones, comme le fait
l’historien Albert Hourani dans son dernier livre) constituent une nation et non
pas simplement une collection d’Etats éparpillés entre l’Afrique du Nord et les
frontières occidentales de l’Iran. Le moindre corollaire de ce principe qui fût
indépendant s’est vu ouvertement attaqué, que ce soit durant l’opération de Suez
de 1956, pendant la guerre coloniale de la France en Algérie, les guerres
d’occupation et de dépossession menées par Israël ou la dernière campagne contre
l’Irak, guerre dont l’objectif déclaré était de renverser un régime donné, mais
dont l’objectif réel était la dévastation du plus puissant des pays arabes. Et,
de la même manière que les expéditions militaires des Français, des
Britanniques, des Israéliens et des Américains contre Abdel Nasser visaient à
abattre une force qui revendiquait ouvertement l’ambition d’unifier les Arabes
dans une puissance politique indépendante et conséquente, les Américains ont
pour but, aujourd’hui, de redessiner la carte du monde arabe afin qu’elle
satisfasse aux intérêts américains, et non aux intérêts arabes. La politique des
Etats-Unis vise à fragmenter le monde arabe, à imposer aux Arabes l’inaction
collective et la faiblesse tant économique que militaire.
Bien fou
serait-il, celui qui prétendrait que le nationalisme et le séparatisme
doctrinaire des pays arabes pris individuellement, qu’il s’agisse de l’Egypte,
de la Syrie, du Koweït ou de la Jordanie, serait préférable et représenterait un
état de choses existant plus productif politiquement qu’un schéma à venir de
coopération inter-arabe, dans les sphères économique, politique et culturelle.
Certes, je n’entrevois nul besoin d’une intégration totale, mais toute forme de
coopération utile et de planification ne peut être que préférable, et de loin,
aux lamentables sommets qui ont défiguré notre vie nationale, notamment au cours
de la crise irakienne. Chaque Arabe se pose, à l’instar de tout non-Arabe
d’ailleurs, la question suivante : pourquoi les Arabes ne mettent-ils pas leurs
ressources en commun pour défendre les causes qu’ils affirment – tout au moins,
au niveau officiel – soutenir, et en lesquelles – dans le cas de la cause
palestinienne, c’est particulièrement évident – leur peuple croit sincèrement,
et même passionnément ?
Je ne perdrai pas une minute à prétendre que tout ce
qui a été fait afin de promouvoir le nationalisme arabe serait en quoi que ce
soit susceptible d’être excusé, qu’il s’agisse de ses abus, de sa courte vue, de
son gaspillage, de sa répression et de sa folie meurtrière. L’état des
se[r]vices du nationalisme arabe ne saurait être qualifié de brillant. Mais je
tiens à affirmer de manière catégorique, en revanche, que si depuis le début du
vingtième siècle, les Arabes n’ont jamais été en mesure de pousser à son terme
leur indépendance collective, globalement ou partiellement, c’est uniquement à
cause des visées, revêtant une importance stratégique et culturelle, nourries
par des puissances extérieures. Aujourd’hui, aucun pays arabe n’est libre de
disposer à sa guise de ses ressources nationales, ni d’adopter des positions qui
correspondent à ses intérêts d’Etat, tout particulièrement si ces intérêts
semblent représenter, de près ou de loin, une quelconque menace pour les
ambitions américaines.
Depuis plus de cinquante ans que l’Amérique a
pris en main la domination mondiale, et encore plus depuis la fin de la Guerre
froide, elle mène une politique moyen-orientale fondée sur deux principes, et
deux principes seulement : principe n°1) la défense d’Israël et principe n° 2)
le libre écoulement du pétrole arabe. Chacun de ces deux principes impliquant
une confrontation directe avec le nationalisme arabe.
De toutes les manières
possibles, à de rares exceptions près, la politique américaine est constamment
méprisante et ouvertement hostile aux aspirations du peuple arabe, bien qu’on
doive constater qu’elle rencontre un succès encore plus éclatant depuis la
disparition de Nasser, puisqu’elle ne rencontre pratiquement plus aucun
challenger parmi les gouvernants arabes, lesquels se plient absolument à toutes
ses exigences.
Durant les périodes de la plus extrême pression sous l’une ou
l’autre forme (c’est-à-dire sous la forme de l’invasion israélienne du Liban en
1982 ou sous celle des sanctions imposées à l’Irak et qui visaient à affaiblir
le peuple irakien et l’Etat pris en totalité, des bombardements en Libye et au
Soudan, des menaces contre la Syrie ou encore des pressions sur l’Arabie
saoudite), la faiblesse collective des Arabes a été rien moins que stupéfiante.
Ni leur énorme puissance économique collective, ni la volonté – bien réelle – de
leur peuple n’ont incité les pays arabes à simplement esquisser le moindre geste
de protestation. La politique impériale du « diviser pour régner » s’est
imposée, souveraine, parce que chaque gouvernement semble redouter le risque
éventuel d’endommager ses relations bilatérales avec les Etats-Unis. Cette
considération a supplanté toute contingence, quelle qu’en fût l’urgence.
Certains pays (arabes) s’en remettent à l’aide économique des Etats-Unis,
d’autres comptent sur leur protection militaire. Tous, cependant, semblent avoir
décidé qu’ils n’auront pas plus confiance les uns dans les autres qu’ils ne se
soucient du bien être de leur propre population (c’est dire à quel point ils ne
se font pas confiance…), préférant la morgue et le mépris des Américains qui
n’ont progressivement fait qu’empirer, dans leurs rapports avec les pays arabes,
au fur et à mesure que l’arrogance de la superpuissance unique (l’américaine)
s’affirmait. Il faut le dire : force est bien de constater que les pays arabes
se sont combattus entre eux avec beaucoup plus d’enthousiasme qu’ils n’ont
combattu leurs vrais agresseurs – les agresseurs extérieurs…
Le résultat,
aujourd’hui, après l’invasion de l’Irak, c’est une nation arabe profondément
démoralisée, écrasée et abattue, encore moins capable que jamais de faire autre
chose qu’acquiescer aux plans américains annoncés consistant à faire des gestes
et à adopter des postures dans toutes sortes d’efforts visant à redessiner la
carte du Moyen-Orient dans un sens favorable aux intérêts tant des Etats-Unis
que, bien entendu, d’Israël.
Et même ce projet grandiose n’a pas encore reçu
la plus vague des réponses collectives des pays arabes, qui semblent regarder la
scène comme des badauds attendant que quelque chose de nouveau se produise,
tandis que Bush, Rumsfeld, Powell et les autres se multiplient en menaces, en
projets, en visites, en rebuffades, en bombardements et en déclarations
unilatérales. Ce qui rend tout ça particulièrement humiliant, c’est que
contrairement aux Arabes, qui ont totalement accepté une feuille de route
américaine (ou quartétienne) qui semble sortie tout droit du rêve somnambulique
de George Bush, les Israéliens se sont froidement abstenus de manifester la
moindre acceptation. Quel peut bien être le sentiment d’un Palestinien lorsqu’il
voit un dirigeant subalterne comme Abou Mazen (Mahmoud Abbas), qui a toujours
été le subordonné fidèle d’Arafat, embrasser Colin Powell et les Américains,
alors qu’un enfant de quatre ans comprend que la feuille de route vise a) à
provoquer une guerre civile palestinienne et b) à offrir l’acceptation des
diktats israélo-américains en matière de « réforme » en échange de vraiment pas
grand-chose. Pourrons-nous continuer à nous enfoncer de la sorte encore
longtemps ?
Quant aux plans des Américains en Irak, il est aujourd’hui
parfaitement clair que ce qui va se passer n’est rien moins qu’une occupation
coloniale rétro, ressemblant fort à celle d’Israël depuis 1967. L’idée
d’apporter une démocratie « american style » en Irak signifie pratiquement
aligner ce pays sur la politique des Etats-Unis, c’est-à-dire : un traité de
paix avec Israël, des marchés pétroliers orientés au profit des Américains, et
un ordre civil maintenu à un niveau minimal, qui n’autorise ni une réelle
opposition, ni une réelle mise sur pied des institutions. Peut-être l’idée
est-elle même de susciter en Irak une guerre civile type Liban. Je n’en suis pas
certain. Mais, tenez : voici un petit exemple du genre de planification qui est
en train d’être entreprise. Il avait été annoncé, récemment, dans la presse
américaine, qu’un professeur de droit de l’Université de New York, âgé de
trente-deux ans, Noah Feldman, serait chargé de la rédaction d’une nouvelle
constitution irakienne. Il a été fait mention, dans tous les articles de presse
annonçant cette nomination extrêmement importante, du fait que ce Feldman était
un expert en droit musulman extraordinairement brillant, qu’il avait étudié
l’arabe depuis l’âge de quinze ans, et qu’il avait reçu l’éducation d’un juif
orthodoxe. Mais le hic, c’est qu’il n’a jamais pratiqué le droit dans un pays
arabe, qu’il n’a jamais mis les pieds en Irak et qu’il ne semble avoir aucune
expérience réelle, pratique, des problèmes posés à l’Irak d’après-guerre. Quel
provocation effrontée, non seulement vis-à-vis de l’Irak lui-même, mais aussi
pour ces légions d’Arabes et de musulmans, juristes dans l’âme, qui auraient pu
accomplir très honorablement cette mission au service de l’avenir de l’Irak !
Mais : « No ! » L’Amérique veut que cela soit fait par un jeune collègue tout
frais émoulu des universités, afin de pouvoir dire : « C’est nous – Nous – qui
avons donné à l’Irak sa toute nouvelle démocratie ! » : un mépris à couper au
couteau…
L’impuissance apparente des Arabes face à cette situation, voilà ce
qui est tellement décourageant, et pas seulement parce qu’aucun effort
conséquent n’a été fait afin d’élaborer une réponse collective à cette
situation. Pour quelqu’un comme moi, qui réfléchit à cette situation de
l’extérieur, je trouve étonnant qu’en cette période de crise, il n’y ait eu
aucune trace que ce soit d’un quelconque appel lancé par les gouvernants à leur
peuple afin qu’il les soutienne face à ce que force est bien de considérer comme
une menace nationale collective. Les planificateurs militaires américains n’ont
pas fait de mystère sur le fait que ce qu’ils prévoient, c’est un changement
radical dans le monde arabe, un changement qu’ils pourront imposer par la force
des armes et aussi grâce au fait qu’ils ne trouvent pratiquement aucune
résistance devant eux. De plus, l’idée, au-delà de cette entreprise, semble bien
être rien moins que la destruction de l’unité du peuple arabe une bonne fois
pour toutes, une destruction qui modifie les fondements de leur existence et
leurs aspirations, irrémédiablement.
Face à un tel étalage de puissance,
j’aurais eu tendance à penser qu’une alliance sans précédent entre les
dirigeants arabes et le peuple représentait la seule dissuasion possible. Mais
cela, à l’évidence, requerrait de chaque gouvernement arabe qu’il entreprît
d’ouvrir sa société à son propre peuple, de faire entrer son peuple dans sa
société, pour ainsi dire, d’ajourner toutes les mesures sécuritaires et
répressives afin de se donner la possibilité d’une opposition organisée face au
néo-impérialisme. Un peuple contraint à faire la guerre, tout comme un peuple
réduit au silence et opprimé, ne pourra jamais s’élever à la hauteur requise par
la situation. Ce que nous devons impérativement obtenir, ce sont des sociétés
arabes – enfin ! – débarrassées de leur état de siège auto-imposé et pour ainsi
dire réciproque, entre gouvernants et gouvernés. Et pourquoi pas, plutôt,
accueillir la démocratie en vue de défendre la liberté et l’autodétermination ?
Pourquoi pas dire : nous voulons que chaque citoyen qui le veuille soit mobilisé
dans un front commun contre un ennemi commun ? Nous avons besoin de toutes les
forces politiques et intellectuelles avec nous pour lutter contre le projet
impérial de redessiner nos vies sans notre consentement. Pourquoi la résistance
devrait-elle être abandonnée aux seules formations extrémistes et aux seuls
kamikazes désespérés ?
J’ouvre ici une parenthèse. J’aimerais mentionner ici
qu’à la lecture du rapport consacré au développement humain dans le monde arabe
par l’Onu, j’ai été frappé par le peu de cas fait par ce rapport des
conséquences des interventions impérialistes dans le monde arabe, et de leurs
effets – ô combien – profonds et durables. Je ne pense pas, bien entendu, que
tous nos problèmes proviennent de l’extérieur, mais je ne saurais accepter
l’affirmation que nous les aurions tous créés de nos propres mains. Le contexte
historique et les problèmes découlant de la fragmentation politique jouent un
rôle très important, auquel le Rapport en question n’accorde pas l’attention
qu’il mérite. L’absence de démocratie dans le monde arabe est en partie le
résultat d’alliances conclues entre puissances occidentales, d’une part, et des
régimes et/ou des partis de gouvernement minoritaires, d’autre part, non pas
parce que les Arabes ne s’intéressent pas à la démocratie, mais bien parce que
la démocratie est considérée depuis fort longtemps comme une menace par
plusieurs des acteurs de ce drame humain. De surcroît, pourquoi adopter la
formule américaine de démocratie (qui n’est généralement qu’un euphémisme
désignant la liberté des marchés et une attention minimale apportée à la dignité
humaine et aux services sociaux) comme si elle était unique ? Ce sujet
mériterait d’être bien plus longuement débattu et développé. Je ne le ferai pas
ici et je retourne, donc, à mon sujet de départ.
Imaginez à quel point la
position palestinienne aurait pu être aujourd’hui bien meilleure face à l’assaut
conjoint des Etats-Unis et d’Israël s’il y avait eu une démonstration d’unité,
au lieu d’un embrouillaminis invraisemblable de positions autour de la
composition de la délégation devant rencontrer Colin Powell… Depuis des années,
je ne parviens pas à comprendre pourquoi les dirigeants palestiniens ont
toujours été incapables d’élaborer une stratégie commune et unifiée afin de
faire face à l’occupation et de ne pas être la victime des diversions
successives, au choix, des projets Mitchell, Tenet ou du Quartette. Pourquoi ne
disons-nous pas à tous les Palestiniens : nous sommes confrontés à un ennemi
dont les projets de contrôler nos territoires et nos vies sont archi-connus et
il n’y a qu’ensemble que nous pourrons les combattre ? Le problème crucial –
partout, pas seulement en Palestine – c’est cette satanée coupure omniprésente
entre gouvernants et gouvernés, rejeton difforme de l’impérialisme, c’est cette
peur primale face à toute participation démocratique, comme si un excès de
liberté risquait de faire perdre à l’élite coloniale au pouvoir un peu des
faveurs dont elle jouit auprès de l’autorité impériale. Le résultat, bien
entendu, c’est non seulement l’absence de mobilisation réelle de qui que soit
dans le combat commun, mais aussi la perpétuation de l’atomisation sociétale et
d’un esprit de clocher mesquin. L’état des lieux, actuellement, nous montre
qu’il y a beaucoup trop de citoyens arabes non concernés et non participants à
la vie de leur nation.
Qu’ils le veuillent ou non, les Arabes sont
aujourd’hui confrontés à une agression généralisée contre leur devenir, menée
par une puissance impériale - l’Amérique – laquelle s’emploie, de conserve avec
Israël, à nous pacifier, nous soumettre et finalement nous réduire à une poignée
de fiefs en guerre les uns contre les autres, dont la loyauté première n’irait
nullement vers leur peuple respectif, mais les lierait directement à La
Superpuisance (et à ses vassaux régionaux). Refuser de comprendre que ce conflit
définira notre région pour des décennies à venir reviendrait à se boucher
volontairement les yeux. Ce qui est aujourd’hui requis, c’est de briser les
chaînes de fer qui lient les Arabes en paquets dissociés de citoyens mécontents,
de dirigeants extrêmement peu fiables et d’intellectuels frustrés. La crise à
laquelle nous sommes confrontés est sans précédent. Des moyens sans précédents
sont, par conséquent, requis si l’on veut y faire face. Le premier pas, dès
lors, consiste à prendre conscience de l’ampleur du problème. Ensuite, il faudra
passer à la phase consistant à dépasser ce qui nous réduit à une rage
impuissante et à une réaction aussitôt réprimée et marginalisée, c’est-à-dire à
notre condition actuelle, que nous n’avons en aucun cas délibérément admise.
L’alternative à une condition aussi peu attractive permettrait d’entrevoir bien
plus d’espoir qu’on n’ose en imaginer aujourd’hui.
5. Ariel Sharon - L'arrogance et le mépris par
Marcel Péju
in L'intelligent - Jeune Afrique du dimanche 18 mai
2003
Dans une interview au le Premier ministre israélien balaie avec
une insolente désinvolture les exigences de la Feuille de route pour la
paix.
«Aucune administration américaine n'a jamais approuvé l'implantation de
colonies juives en Judée-Samarie [c'est-à-dire en Cisjordanie], à Gaza ou sur le
plateau du Golan. Néanmoins, tous les gouvernements israéliens sont allés de
l'avant avec la colonisation, dans une direction ou dans une autre, soit dans
une région où une solution diplomatique était possible, soit dans une région où
elle ne l'était pas. Dans mon esprit, ce n'est pas un problème qui se pose
aujourd'hui. »
Ce tranquille défi au gouvernement américain, Ariel Sharon
vient de le lancer dans un entretien avec le Jerusalem Post : cela au moment
même où le secrétaire d'État Colin Powell, qu'il venait de quitter, assurait que
lors de la rencontre de George W. Bush avec le Premier ministre israélien,
prévue pour le 20 mai, « la question des colonies serait abordée avec franchise,
ouverture et détermination ».
Mais, ce faisant, le chef du Likoud ne défie
pas seulement une administration américaine dont il souligne la complaisance
avec une ironique, voire insolente désinvolture. Il balaie du même coup les
pieuses exigences de la communauté internationale, formulées dans la « Feuille
de route » élaborée par le Quartet des médiateurs internationaux (Nations unies,
États-Unis, Union européenne et Russie) : laquelle, rappelons-le, demande le
démantèlement inconditionnel des « avant-postes » illégaux installés depuis 2001
et le gel de toute colonisation, y compris celles qui se réclameraient d'une «
croissance naturelle ». Ce qui permet à Sharon, décidément très en verve, de
moquer Colin Powell, lors d'un déjeuner qui réunissait aussi ses principaux
ministres : « Le fleuron de notre jeunesse vit dans les communautés juives.
Voulez-vous que les femmes enceintes se fassent avorter pour la seule raison
qu'elles y habitent ? »
Et de revenir, dans son interview au Jerusalem Post,
sur une concession qu'il avait paru faire, il y a un mois, en semblant envisager
l'abandon de certaines colonies, comme Shilo et Beit El, voire Ariel et
Emmanuel. « Il n'en est pas question », a-t-il affirmé, faisant ainsi écho aux
porte-parole les plus extrémistes des colons. Tel Era Rapoport, qui fit
plusieurs années de prison pour des actions terroristes contre les Palestiniens
et qui proclame aujourd'hui : « Cette terre est la nôtre, elle nous a été donnée
par Dieu, point final. »
Bien mieux, si l'on ose dire - par antiphrase : il
prévoit d'inclure plusieurs colonies, dont Ariel et Emmanuel, du côté israélien
de la « barrière de sécurité » actuellement en construction pour mieux isoler
l'État juif des populations palestiniennes. Long déjà de 12,5 kilomètres, ce mur
bouleverse la vie de 12 000 Palestiniens dans quinze villages, coupant en deux
les terres agricoles et rendant impossible aux habitants l'accès aux sources
d'eau, aux écoles et aux lieux de travail. Quand il sera terminé, sur plus de
150 autres kilomètres, ce sont 95 000 Palestiniens, soit 4,5 % de la population
de Cisjordanie, qui se trouveront entre le mur et l'ancienne « ligne verte »,
c'est-à-dire la frontière de 1967. Ce qu'on appelle la « communauté
internationale » le tolérera-t-elle ?
6. Un nouveau front envisage
de renverser le régime iranien par Marc Perelman
in Forward
(hebdomadaire américain) du vendredi 16 mai 2003
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
(Forward tire chaque semaine
à 26000 exemplaires. Lancé en 1990 sur le modèle du Yiddish Forward, fondé en
1897 à New York, cet hebdomadaire anglophone est la publication de référence de
l’intelligentsia juive américaine. Forward a notamment compté parmi ses
collaborateurs Elie Wiesel, Art Spiegelman et le dessinateur de
Maus.)
Une coalition bourgeonnante de faucons néoconservateurs,
d’organisations juives et de monarchistes iraniens exhorte actuellement la
Maison Blanche à intensifier les efforts des Etats-Unis afin de provoquer un
changement de régime politique en Iran.
Pour l’instant, la position
officielle du président Bush consiste à encourager le peuple iranien à se
débarrasser par lui-même du régime des mullahs, mais les observateurs pensent
que la politique américaine n’est pas encore fermement décidée et que cela a pu
créer une opportunité pour des activistes. Certains néoconservateurs préconisant
un changement de régime à Téhéran au moyen de pressions diplomatiques – voire
même d’une intervention directe – semblent en train de prendre le dessus dans
l’administration, ont indiqué plusieurs observateurs généralement bien
informés.
« Une alliance est en train d’émerger, entre certains faucons de
l’administration américaine, des associations juives et des Iraniens partisans
de Reza Pahlavi [le fils de l’ancien chah d’Iran, qui vit en exil] avec
l’objectif de provoquer un changement de régime », a déclaré Pooya Dayanim,
président du Comité des Affaires publiques irano-juives, à Los Angeles et
partisan belliciste du recours à la force contre l’Iran.
La coalition en voie
d’émergence rappelle la phase préparatoire de l’invasion de l’Irak, Pahlavi
étant éventuellement pressenti pour jouer le rôle du leader de l’opposition
irakien en exil Ahmad Chalabi, un autre chouchou des néoconservateurs. Comme
Chalabi, Pahlavi entretient d’excellentes relations avec plusieurs associations
juives. Il a fait une conférence devant le bureau de l’Institut juif pour les
affaires de sécurité nationale (Jinsa – faucon), ainsi qu’au Musée de la
Tolérance dépendant du Centre Simon Wiesenthal de Los Angeles. Il a aussi
rencontré des responsables municipaux juifs.
Pahlavi a eu également des
contacts feutrés avec de hauts responsables israéliens. Durant les deux années
écoulées, indique une source fiable, il a rencontré personnellement le Premier
ministre Sharon et l’ancien Premier ministre Benjamin Netanyahu, ainsi que le
président d’Israël, Moshe Katsav, qui est né en Iran.
Autre similitude avec
le débat pré-invasion de l’Irak, une bataille politique est en train de se
profiler, entre le Département d’Etat et le Département à la Défense, au sujet
de ce qu’il convient de faire en Iran.
« Le président, le vice-président, et
par-dessus tout, le Pentagone, sont favorables à un changement de régime en Iran
», a indiqué une source qui suit de très près le débat interne à
l’administration. « Mais l’Etat ne veut pas se mêler des affaires iraniennes, si
bien qu’au sein de l’administration, aujourd’hui, c’est la bagarre. »
Comme
durant le débat sur l’Irak, le rédacteur en chef du Weekly Standard, William
Kristol, est à la tête de la bataille pour une politique plus agressive en Iran.
Dans le numéro de ce magazine publié le 12 mai dernier, il a écrit un éditorial
appelant à une action clandestine et à d’autres mesures susceptibles d’amener un
changement de régime à Téhéran.
Les tenants de plus de retenue relèvent que
des officiels américains et iraniens se rencontrent régulièrement, mais ils
disent que les performances décevantes du camp réformiste en Iran ont sapé leurs
efforts visant à promouvoir un engagement américain aux côtés de l’Iran.
«
D’aucuns, au Pentagone, ont déjà tiré la conclusion que les réformistes sont
seulement des mullahs plus souriants que les autres et qu’un changement de
régime est inévitable », a indiqué Gary Sick, directeur de l’Institut du
Moyen-Orient à l’Université Columbia, partisan d’un engagement américain en
Iran. « Ils pensent que l’Iran est mûr pour la révolution, mais je pense que
cette interprétation est hautement sujette à caution. »
Le Secrétaire à la
Défense Donald Rumsfeld et ses adjoints Paul Wolfowitz et Douglas Feith sont
connus pour être favorables à un changement de régime à Téhéran, bien qu’ils
s’expriment beaucoup moins sur l’Iran qu’ils ne l’ont fait sur l’Irak.
A un
niveau moins élevé, ont indiqué deux sources différentes, l’expert ès politique
iranienne Michael Rubin travaille actuellement au bureau des « plans spéciaux »
du Pentagone, une petite unité mise sur pied aux fins de rassembler du
renseignement sur l’Irak, mais qui travaille aussi, apparemment, sur l’Iran.
Naguère chercheur à l’Institut Washington pour la politique moyen-orientale,
Rubin s’était fait l’avocat fort vocal d’un changement de régime à Téhéran. Il a
même répondu personnellement à des e-mails de demande de renseignements à ce
sujet.
Des sources des services de renseignement se sont plaintes de ce
qu’elles ont présenté comme la tendance qu’ont les services secrets à donner une
nuance reflétant leurs positions dures aux renseignements recueillis sur l’Irak.
« Le bureau des plans spéciaux a interviewé des gens et rassemblé des
renseignements sur l’Iran de manière à être prêt à y soutenir la démocratie », a
indiqué une source proche des faucons. « Ils ont passé plus de temps à cela que
les experts de l’Etat eux-mêmes. »
Pendant ce temps, au Congrès, le
représentant démocrate Tom Lantos (Californie) est en train de défendre une
résolution de soutien au peuple iranien, contre le régime. Le sénateur
républicain Sam Brownback (Kansas) a introduit un amendement qui, s’il était
adopté, allouerait 50 millions de dollars à des stations oppositionnelles de
télévision et de radio sises à Los Angeles – dont la plupart prônent la
restauration de la monarchie des Pahlavi – ainsi qu’à des associations de
défense des droits de l’homme et de la démocratie (en Iran).
Des partisans du
fils du chah, Pahlavi, ont soutenu l’amendement de Brownback, connu sous le nom
d’Iran Democracy Act. Le principal lobby pro-israélien, l’Aipac (American Israel
Public Affairs Committee) a fait de même.
« Nous soutenons les efforts en
vue d’encourager le peuple iranien à couper les liens du régime avec le
terrorisme et à s’opposer à ses tentatives d’obtenir l’arme nucléaire », nous a
dit Rebecca Dinar, une porte-parole de l’Aipac. Tandis que Morris Amitay, ancien
directeur de l’Aipac et faucon très actif vis-à-vis de l’Iran, préfère quant à
lui conserver un profil bas en la matière.
Ainsi, par exemple, Pahlavi
aurait dû, c’était prévu, rencontrer des membres de l’Aipac, des juifs d’origine
iranienne, à la conférence annuelle du groupe, le printemps dernier. Mais les
responsables de l’Aipac, inquiets que cela soit mal perçu, ont fait en sorte que
cette rencontre soit annulée, ont indiqué plusieurs sources.
« Des
associations juives sont en train de dire à Reza qu’ils lui accorderont leur
soutien privé et qu’elles contribueraient à organiser des rencontres avec les
officiels américains », a indiqué l’une de ces sources.
Les groupes juifs
iraniens jouent un rôle clé dans le renforcement des relations. Le Comité pour
les Affaires publiques juives iraniennes, Dayanim, contributeur régulier de
National Review Online, est parmi les faucons les plus actifs. Ce Comité avance
que le soutien pour Pahlavi, parmi les Iraniens vivant aux Etats-Unis, est sans
doute dû moins à la profondeur de leurs sentiments monarchistes qu’avec le
statut de Pahlavi, personnage de l’opposition le plus connu parmi les
immigrés.
Néanmoins, Dayanim a reconnu que de nombreux juifs d’origine
iranienne sont « amoureux de Pahlavi » parce qu’ils considèrent que le
règne de son royal père a représenté, pour les juifs, une sorte d’âge d’or.
Pahlavi a exprimé souvent son soutien à la démocratie, tout en appelant à un
référendum sur la restauration de la monarchie.
L’un des principaux soutiens
de Pahlavi, devenu populaire dans les cercles des exilés iraniens en Amérique
est Michael Ledeen, ancien haut fonctionnaire sous l’administration Reagan, et
aujourd’hui maître de conférence au très conservateur American Enterprise
Institute.
Dans de nombreux discours et articles, Ledeen a défendu l’idée que
le régime des mullahs est sur le point de s’effondrer et que le temps, pour
Washington, est venu de le pousser par-dessus la balustrade. Il a rassemblé au
tour de lui Amitay, James Woolsey, ancien directeur de la CIA, Frank Gaffney,
ancien membre de l’administration Reagan, l’ancien sénateur Paul Simon et le
consultant des compagnies pétrolières Rob Sobhani, dans un groupe appelé «
Coalition pour la Démocratie en Iran ». Le 6 mai dernier, plusieurs d’entre eux
ont participé à une conférence de l’Institut de l’Entreprise Américaine,
intitulée « L’avenir de l’Iran ». Au cours de cette conférence, Ledeen a argué
du fait que l’aide d’acteurs extérieurs était requise pour initier des
changements révolutionnaires en Iran.
Si Ledeen n’en a pas appelé à une
action militaire, certaines de ses déclarations semblent suggérer qu’une action
agressive pourrait être néanmoins décidée.
Le mois dernier, Ledeen avait
donné une conférence devant un public pro-monarchiste, à Los Angeles. Au cours
du débat qui s’ensuivit, il aurait dit que pour un coût de 20 millions de
dollars, nous pourrions avoir un « Iran libre » - et qu’il savait de quelle
manière utiliser cet argent au mieux.
Ledeen, qui fut impliqué dans le
scandale Iran/Contra, mais jamais accusé, s’est refusé à tout commentaire.
Alors qu’on lui demandait s’il envisageait la possibilité qu’une action
clandestine soit entreprise, un membre du Panel de Politique de Défense,
dépendant du Pentagone, a répondu de manière lapidaire : « Peut-être ». Après
quoi, il s’est refusé à tout autre commentaire.
7.
Les Palestiniens sont-ils trop radicaux, en désirant retourner chez eux
? par Sherri Muzher
in Palestine Chronicle (e-magazine palestinien
publié aux Etats-Unis) du jeudi 15 mai 2003
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
(Sherri Muzher, journaliste, a
été directrice du Conseil Palestinien pour les Restitutions et le
Rapatriement.)
« Nous devons tout faire, tout, afin d’être sûrs
qu’ils [= les réfugiés palestiniens] ne reviennent jamais ! », a écrit le
premier Premier ministre israélien, David Ben Gourion dans son journal, à la
date du 18 juillet 1948, relate Michael Bar-Zohar dans son livre ‘Ben-Gourion :
le Prophète armé’ (1967).
Ainsi, on le voit : l’opposition au droit au retour
des Palestiniens a une histoire. Bien que beaucoup de Palestiniens ne soient pas
des fans de la toute récente « feuille de route » vers la Paix au Moyen-Orient,
ils ont officiellement accepté ce plan du président Bush, dans l’espoir de voir
le bain de sang prendre fin. Pour Israël, en revanche, le refus des Palestiniens
de renoncer à leur droit au retour rend ce plan totalement inutile.
Les
droits des Palestiniens à retourner dans leurs foyers et/ou sur leurs terres
sont formellement inscrits dans le droit international. La résolution 194 de
l’Onu stipule que « les réfugiés désireux de retourner chez eux et d’y vivre en
paix avec leurs voisins doivent y être autorisés dès que possible. Des
compensations doivent être versés à ceux qui décident de ne pas retourner chez
eux, ainsi que pour les propriétés perdues ou endommagées. » Cette résolution a
été adoptée par l’Assemblée générale le 11 décembre 1948. Elle a été confirmée
par un vote, chaque année, depuis lors.
Cette situation est-elle raisonnable,
plusieurs décennies après ? Certes, la Loi du Retour, adoptée par la Knesset en
1950, garantit le droit à tous les juifs de « retourner » (« chez eux », ndt)
après plus de deux millénaires, mais : tout de même ! ! !
Certains avancent
que le retour des Palestiniens chez eux entraînerait la fin de l’Etat d’Israël
et de sa nature d’Etat juif. Ceux parmi les Palestiniens qui opteraient pour le
retour modifieraient incontestablement le paysage, mais la correction des fautes
du passé doit prendre la priorité sur les visions de nations grandioses édifiées
afin de rassembler les adeptes d’une religion en particulier. Contrairement à la
propagande israélienne bien connue selon laquelle Israël offre à tous ses
citoyens des opportunités égales, les personnes qui ont des amis et de la
famille dans ce pays peuvent aisément y remarquer l’existence d’un système de
discrimination à l’encontre des musulmans et des chrétiens.
De plus, comment
un dirigeant palestinien pourrait-il dire à son peuple qu’alors que le monde
s’est battu pour le droit des réfugiés kosovars à retourner chez eux, voici
seulement quelques années de cela, le même droit fondamental est négociable, dès
lors que c’est de lui qu’il s’agit ?
D’autres soulèvent le problème des juifs
réfugiés de pays arabes, à la manière d’un joker. « Nous renoncerons à nos
revendications le jour où vous aurez renoncé aux vôtres ! » Il est vrai que
ceux, parmi ces juifs, qui ont été chassés de chez eux ont droit à des
compensations ou au rapatriement. Mais en quoi cela efface-t-il la
responsabilité d’Israël dans le nettoyage ethnique qu’il a perpétré envers des
Palestiniens ?
Nombreux sont les Israéliens à proclamer que le problème des
réfugiés n’est pas de leur fait. A cet égard, une citation extraite des mémoires
de feu le Premier ministre Yitzhak Rabin, publiée dans le New York Times en
octobre 1979, est éclairante : « Nous sortîmes, en compagnie de Ben-Gourion.
Alon répéta sa question : « Que faut-il faire des civils palestiniens ? »
Ben-Gourion secoua la main de manière éloquente : « Dehors ! Faites-les partir !
» » Plus récemment, des historiens israéliens, tel Benny Morris, ont reconnu le
rôle joué par Israël dans l’exode des Palestiniens.
Les 750 000 Palestiniens
qui furent chassés de chez eux au moment de la création d’Israël, en 1948, ont
tous des histoires atroces à raconter. Voici un extrait des mémoires d’Awdéh
Rantissi, un prêtre palestinien de l’Eglise évangélique, aujourd’hui disparu : «
Il refusa de donner son argent. Sans ciller, le soldat pointa son fusil sur lui
et tira. L’homme tomba, perdant son sang et agonisant. Sa femme hurlait et
pleurait. Je fus pris de nausées et tout tournait autour de moi. Reverrais-je un
jour ma maison ? Ces soldats allaient-ils tuer aussi ceux qui m’étaient si chers
? »
Y a-t-il de la place pour les réfugiés ? Salman Abu Sitta, un chercheur
palestinien, vient de conclure une étude exhaustive sur ce thème. Il est parvenu
à la conclusion que les citoyens israéliens occupent actuellement moins d’un
cinquième de la superficie du pays : la place ne manque pas.
Comme
l’organisation palestinienne LAW (pour la protection des droits humains et de
l’environnement) l’a fait observer, « L’exigence des Palestiniens de voir mis en
application leur droit au retour, fondée sur le droit international (et non sur
un exclusivisme ethnico-religieux) a été rejetée dans le domaine de
l’impossible, de l’irréaliste et de l’irréalisable. Leur voix est aujourd’hui
tellement marginalisée que leurs revendications fondamentales et légitimes sont
caricaturées et présentées comme extrémistes et dépassées. »
Mais il n’y a
absolument aucun extrémisme à vouloir retourner chez soi. Les gens qui se font
les avocats passionnés de la Loi du retour israélienne doivent s’en souvenir. En
une ère où les droits de l’homme représentent la pierre angulaire de la
politique étrangère des Etats-Unis, les groupes de pression et les lobbies
devraient céder la place. Une véritable paix au Moyen-Orient devra garantir aux
Palestiniens leur dignité, et notamment la mise en œuvre de leur droit à rentrer
chez
eux.
8. L’échec garanti sur facture
de la "feuille de route" par Tanya Reinhart
in Yediot Aharonot
(quotidien israélien) du mercredi 14 mai 2003
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Tous les deux ou trois mois, un « plan de
paix » est exhumé des tiroirs de la Maison Blanche et tient en haleine l’opinion
publique pendant quelques semaines. Bien que ce rituel réponde à un modèle
immuable et à une finalité prédéterminée, il est vraiment curieux de constater
que beaucoup de gens, en Israël, semblent néanmoins encore tentés de croire que
cette fois, tout sera différent.
La Feuille de Route nous annonce que, cette
fois-ci, « l’objectif est un règlement définitif et global du conflit
israélo-palestinien à l’horizon 2005 ». Afin de vérifier si ce projet offre
effectivement quelque chose de concret allant dans ce sens, il est nécessaire
tout d’abord de bien spécifier quelle est la teneur du conflit. A entendre le
discours israélien, on pourrait avoir l’impression qu’il s’agit du droit au
retour : les Palestiniens seraient en train d’essayer de saper l’existence même
de l’Etat d’Israël, en exigeant de lui qu’il permette à tous les réfugiés de
rentrer . De plus, ils chercheraient à atteindre ce but au moyen du terrorisme.
Il semble que l’on ait oublié qu’en réalité, il s’agit d’un conflit classique,
qui a pour enjeux la terre et les ressources naturelles (essentiellement :
l’eau). La Feuille de Route, de manière similaire, se distingue par l’absence de
toute dimension territoriale.
Ce qu’on exige des Palestiniens est très clair
: établissement d’un gouvernement qui reçoive le label de démocratie des
Etats-Unis ; création de trois forces de sécurité qui soient considérées fiables
par Israël ; écrasement du terrorisme. Une fois ces exigences satisfaites, une
troisième phase est censée commencer, qui mettra fin miraculeusement à
l’occupation. Mais le document ne formule aucune exigence vis-à-vis d’Israël, à
ce troisième stade. La plupart des Israéliens comprennent bien qu’il est
impossible de mettre un terme à l’occupation et au conflit sans que l’armée
israélienne quitte les territoires et sans que les colonies soient démantelées.
Mais ces concepts de base ne sont pas même évoqués dans le document, qui se
contente de mentionner un gel des colonies et le démantèlement des nouveaux
avant-postes, priorités des priorités qui devraient être satisfaites, en
réalité, avant toute autre chose.
La première phase est plus substantielle :
elle reprend le plan Tenet. Lors de cette première phase, on attend d’Israël
qu’il se « retire des territoires palestiniens (ré)occupés depuis le 28
septembre 2000…. et qu’il restaure le statu quo existant alors. » Il est
indéniable que la satisfaction de cette demande est de nature à contribuer à
rétablir un certain calme, fût-ce temporairement. Eusse-je cru un seul instant
les représentants européens à l’intérieur du quartet capables de mener à bien ce
plan, je l’aurais accueilli à bras ouverts. Mais rien n’autorise à le penser. Le
plan Tenet a eu l’honneur des feux de la rampe à plusieurs reprises déjà. La
dernière fois, ce fut à l’occasion de ce qui semblait être une initiative
américaine en vue d’un cessez-le-feu, en mars 2002, pour laquelle Zinni et
Cheney avaient été envoyés en mission dans la région. Déjà, à l’époque, Sharon
avait mis les points sur les « i » : il rejetait cette exigence, et il ne
concédait de relâcher la poigne de fer de l’occupation que sur les seules
populations des régions où le calme serait maintenu (voir Aluf Ben in Ha’aretz,
19.03.2002). Cela n’avait nullement empêché les Etats-Unis de voir dans les
Palestiniens la partie qui refusait le cessez-le-feu et de les fustiger comme
tels. Cette initiative ayant échoué, Israël s’embarqua (avec la bénédiction des
Etats-Unis) dans une furie de destructions (abusivement) dénommée « Bouclier de
protection »,.
A la Feuille de Route, Israël a opposé les mêmes objections
éculées. Il a renforcé son insistance sur le fait qu’une pause dans le
terrorisme ne saurait suffire et que ce qui est requis, c’est un affrontement
caractérisé entre les nouvelles forces de sécurité (palestiniennes) et les
organisations oppositionnelles (pour appeler un chat un chat : la guerre
civile). Israël exige même que la proclamation par les Palestiniens de la fin
officielle des hostilités et de leur renonciation au droit au retour soit
formulées préalablement au lancement – et non pas à l’issue - d’un quelconque
processus de négociation. Encore une fois, rien de tout ceci ne gêne aucunement
les Etats-Unis, qui continuent à affirmer qu’Israël est la partie qui recherche
sincèrement la paix, la partie « dont la sécurité est fondamentale pour la
sécurité du monde entier », comme a osé l’affirmer Condoleezza Rice. Les
Etats-Unis, de nos jours, sont gouvernés par des faucons dont la vision de
l’avenir de notre Planète est celle d’une guerre interminable. Israël, dont les
dirigeants sont en permanence avides de déclencher une nouvelle guerre,
représente par conséquent un atout d’importance dans cette vision du monde. Il
n’y a, par conséquent, rien qui permette de croire que les Etats-Unis vont
permettre à qui que ce soit de contraindre Israël à faire de quelconques
concessions.
Le 13 mars 2002, l’armée israélienne accueillit la visite
d’Anthony Zinni, dans le cadre de la précédente session de négociations, par une
incursion dans le camp de réfugiés de Jabalya, près de Gaza, incursion au cours
de laquelle vingt-quatre Palestiniens ont été tués, en une seule nuit. Cette
fois-ci, l’armée israélienne a accueilli Powell avec une vague d’arrestations et
d’expulsion de militants pacifistes « internationaux ». Avec la Pax Americana,
il n’y a nulle place pour des militants pacifistes. La seule chose, pour la Pax
Americana, qui puisse apporter la paix, ce sont : les tanks.
9. Une nomination de plus sur
la voie du militarisme par Reuven Pedatzur
in Ha'Aretz (quotidien
israélien) du mardi 13 mai 2003
[traduit de
l'anglais par Marcel Charbonnier]
La nomination du
major général Amos Gilad à la tête du nouveau service de la politique
sécuritaire du ministère de la Défense présente deux implications importantes.
La première : l’axe Sharon-Mofaz-Ya’alon, dont les membres – le Premier
ministre, le ministre de la Défense et le chef d’état-major de l’armée
israélienne – ont une approche identique des relations futures (d’Israël) avec
les Palestinien, sortira renforcé de manière significative. La seconde : la
tendance consistant à déterminer la politique (étrangère et sécuritaire) presque
exclusivement d’après le travail accompli par les Forces israéliennes de défense
sera confirmée. Amos Gilad continuera à représenter l’armée israélienne au sein
du ministère de la Défense, même après avoir quitté l’uniforme.
Rien de
nouveau dans la prépondérance – sans équivalent dans aucune autre démocratie –
de l’armée israélienne dans la détermination de la politique étrangère de
l’Etat, bien que dans le gouvernement actuel le phénomène semble revêtir une
ampleur extrême. Les civils – et leur monde mental – sont totalement exclus de
toute implication ou de toute influence dans le processus diplomatique.
Il y
a bien longtemps que l’implication de la Knesset dans les décisions impliquant
des dimensions politiques et stratégiques a été neutralisée, et généralement le
Premier ministre (Sharon) ne demande pas aux ministres de son cabinet (même pas
à eux !) de participer au processus de prise de décision. Les rares ministres à
être impliqués dans ce genre de décisions (et à exercer une quelconque influence
sur elles) sont des militaires, en uniforme ou en civil, qui continuent à voir
le monde à travers un viseur de fusil d’assaut. Il s’agit de Sharon ‘himself’,
de Moshe Ya’alon, de Shaul Mofaz – et, désormais, aussi, d’Amos Gilad. Eux – eux
seuls – vont déterminer quelle sera, à l’avenir, la politique d’Israël en
matière de question palestinienne.
C’est de l’armée – et uniquement d’elle –
qu’ils recevront l’information, les évaluations et les propositions de grandes
lignes en matière de politique gouvernementale dont ils ont besoin (pour prendre
leurs décisions). Voici deux ans de cela, le contrôleur d’Etat avait déjà relevé
l’ « absence d’un autre corps (de l’Etat), à côté de l’armée, qui aurait été en
mesure de fournir au niveau décisionnaire une analyse susceptible de comporter
de manière exhaustive toutes les implications d’une situation donnée, depuis le
niveau systémique jusqu’au niveau politique, en passant par le niveau militaire
et stratégique. »
Ainsi, nous le constatons, l’armée demeure (en
Israël) le seul instrument qui constitue un « organisme de planification » au
service du niveau politique, et son Service de Prospective est devenu l’ «
organisme unique de planification militaro-politique » en Israël. Le nouveau
département ministériel confié à Gilad ne disposera donc pas des instruments
requis pour mener à bien sa tâche de programmation politique et il devra, lui
aussi, s’en remettre à l’armée pour l’information, les évaluations et les
données.
Ainsi, c’est le Service de Prospective (de Gilad) – et non des
experts civils ou des hommes politiques élus – qui ont rédigé la réponse
israélienne à la feuille de route, document qui constituera vraisemblablement la
base du processus politique durant les mois à venir. Le problème étant, comme
l’a fait observer le Contrôleur de l’Etat, qu’ « un corps de l’état-major [= le
Service de Prospective de Gilad], qui se targue de faire de l’analyse
stratégique, et où travaillent des personnels de l’armée dont le point de vue
est très largement celui des militaires, est censé produire de l’analyse
stratégique en matière de politique et d’affaires civiles, à l’intention du
niveau politique » !
Le Premier ministre (Sharon) a salué la création du
nouveau Service au sein du ministère de la Défense. Il ne lui en a pas beaucoup
coûté, car il sait pertinemment que ce nouvel organisme ne formulera aucune
initiative politique nouvelle qui risquerait de contrarier sa vision du monde.
Sharon et Mofaz sont accoutumés à l’approche de Gilad, qui s’harmonise
parfaitement avec la leur propre.
La position de Gilad sur la question
palestinienne est brutale et inflexible. Il a toujours été opposé aux accords
d’Oslo, il a fréquemment exprimé ouvertement la piètre estime dans laquelle il
tient Yasser Arafat, en des termes lourds de haine à l’état pur, et il répète de
manière véhémente qu’Israël ne doit pas entamer des négociations en étant soumis
au feu de l’ennemi. Plus inquiétante, toutefois, est sa tendance à invoquer des
scénarios apocalyptiques. Ainsi, en 1991, il a déclaré que l’Irak allait sans
doute envoyer des missiles non conventionnels sur le territoire israélien. En
août 2001, il a affirmé qu’Israël risquait de se voir bientôt obligé de faire
face à cinq attentats sérieux par jour et, à la veille du retrait
israélien du sud Liban, il a dit que les localités du nord (de la Galilée,
Israël) seraient en permanence en danger, car le Hezbollah pourrait les
bombarder à loisir, à tir tendu. (C’était aussi, il convient de le rappeler,
l’avis de Mofaz et de Ya’alon, à l’époque…)
La vision giladienne des
relations israélo-palestiniennes transparaît des positions qui furent les
siennes en tant que coordinateur des activités du gouvernement dans les
territoires (palestiniens (ré)occupés) au cours des deux années écoulées. Il
serait très difficile de dire qu’il s’est efforcé d’aider activement les civils,
même si c’était là l’essentiel de sa tâche de coordinateur, et il a fréquemment
semblé enchanté de la politique répressive extrêmement dure du gouvernement
israélien.
L’attitude vis-à-vis des médias de celui (il s’agit bien sûr de
Gilad) qui avait été nommé « commentateur national » au cours de la guerre
d’Irak qui vient de se terminer, est bien résumée par quelques-unes de ses
déclarations fracassantes. « Je constate une sorte de bavardage qui met en
danger la sécurité de l’Etat », avait-il rabroué les journalistes qui
assistaient à sa conférence de presse avant le déclenchement du conflit. Et, au
cours d’une conférence donnée en novembre 2001, il a déclaré : « Les médias
contribuent au terrorisme, en révélant des secrets militaires et opérationnels,
en déformant la réalité dans un sens favorable à l’ennemi et en ne respectant
aucune ligne rouge ! »
La nomination du général Gilad à la tête d’un service
du ministère de la Défense nous fait franchir une nouvelle étape dans le
processus de militarisation de la société israélienne. C’est une contribution de
plus à la subtilisation de la politique et de la diplomatie (du pays) des mains
des représentants élus du peuple, et à leur captation par l’armée.
10. Une autre voix pour la paix
par Maya Al-Qalioubi
in Al-Ahram Hebdo (hebdomadaire égyptien) du mercredi 14
mai 2003
Palestine. La visite des territoires occupés par
les membres de l'Union Juive Française pour la Paix (UJFP) dévoile une fois de
plus l'arbitraire militaire et répressif de l'armée
israélienne.
Paris, de notre correspondante — Pendant que tous
les regards étaient rivés sur l'Iraq, les exactions de l'armée israélienne dans
les territoires occupés s'intensifiaient en toute impunité. Sachant cela,
l'UJFP, Union Juive Française pour la Paix, répondant à l'invitation de Gush
Shalom, pacifiste israélien, ainsi qu'à son appel à la vigilance, a envoyé une
mission d'observation composée de 14 personnes. Parmi les volontaires, Raymond
Aubrac, ingénieur et ancien résistant, Suzanne de Brunhoff, économiste et membre
de l'union, Stéphane Hessel, ambassadeur, et Abraham Ségal, cinéaste également
membre de l'union. De retour à Paris ils ont témoigné de ce qu'ils avaient vu
sur place.
Fondée à Paris en 1994, l'Ujfp est affiliée à l'Ujip (Union Juive
Internationale pour la Paix), organisation laïque et progressiste qui existe sur
le plan international depuis 1984. Dans sa charte des principes l'union affirme
que : « Le conflit entre Israéliens et Palestiniens ne peut être résolu qu'en
mettant un terme à la domination d'un peuple par un autre, et en mettant en
œuvre le droit à l'autodétermination pour le peuple palestinien, y compris le
droit de créer son propre Etat indépendant. Le retrait d'Israël des territoires
occupés depuis 1967 constitue une étape nécessaire à l'accomplissement de
l'autodétermination palestinienne ». L'union ainsi que Gush Shalom dénoncent
sans relâche et par tous les moyens la politique expansionniste et répressive
d'Israël et vont très loin dans leur attaque du premier ministre israélien Ariel
Sharon, ainsi que son gouvernement d'extrême droite : « La guerre menée par
Sharon et son gouvernement, renforcé de ministres issus de l'extrême droite
religieuse, n'a d'autre but que d'annexer définitivement la Cisjordanie et de
construire, au mépris de la sécurité même de la population d'Israël, un Grand
Israël de la mer au Jourdain (.). Porter la guerre partout, y compris les Etats
arabes qui ont conclu la paix avec Israël, est l'ultime visée de Sharon et de
ses acolytes qui tentent de s'appuyer sur les instances communautaires juives
internationales pour couvrir leurs exactions. Ils tentent ainsi de prendre les
juifs du monde entier en otages, en les amenant à soutenir une politique que
ceux-ci réprouveraient s'il ne s'agissait pas d'Israël. Ils se conduisent comme
des pères incestueux, qui tiennent leur famille par la loi de la tribu, au nom
du fantasme d'une menace permanente ».
C'est d'ailleurs cette menace
fictive, soigneusement entretenue par le gouvernement israélien pour arriver à
ces fins qui crée, comme le dit Aubrac, une peur irraisonnée du côté israélien.
Aubrac dénonce l'apartheid total en vigueur et qui se traduit par des
différences frappantes dans les niveaux de vie. Il dénonce la maintenance si ce
n'est l'avance des colonies dans les territoires occupés. Il parle d'une
situation plus que choquante dans la bande de Gaza où 1,2 million d'Arabes
occupent 60 % du territoire alors que seulement 7 000 colons habitent le restant
des terres. Tous les volontaires sont horrifiés face à l'arrogance sans limites
des colons qui agissent avec le soutien de l'armée : « L'abjection chez les
dirigeants israéliens s'ajoute au ridicule. Shimon Pérès, Prix Nobel de la Paix,
devenu « Prix Sharon de la Guerre » de février 2001 à octobre 2002 (le temps
d'un portefeuille ministériel) a poussé le grotesque jusqu'à parler de
propagande palestinienne à propos des massacres de Jénine en avril 2002.
Pourtant, c'est bien l'armée israélienne qui a empêché les journalistes, même
israéliens de faire leur travail d'information. Envers et contre tous les
témoignages concordant des Européens présents à Ramallah, Bethléem et autres
villes palestiniennes, le gouvernement Sharon maintient que la soldatesque de
pillards endoctrinés qu'est devenue Tsahal, est l'armée la plus vertueuse du
monde ».
De Brunhoff à son tour condamne les bantoustans créés dans les
territoires occupés ainsi que la situation des travailleurs, universitaires et
paysans palestiniens dont toute activité est bloquée par un terrible arbitraire
militaire et répressif. Il n'y pas de vexations auxquelles ils ne soient pas
soumis : interdiction d'accès aux routes qui jouxtent les colonies, pour les
pêcheurs interdiction d'accéder à la mer, pour les paysans interdiction
d'accéder à leurs propres terres que l'on rogne petit à petit. Check-points,
destruction intempestive d'habitations et de toute infrastructure, De Brunhoff
parle de négation totale des droits les plus élémentaires de survie de toute une
population ainsi que du freinage de toute possibilité d'activité.
Tous les
volontaires, bien qu'ils se soient tenus au courant disent ne pas avoir imaginé
une situation aussi révoltante sur place. Ils témoignent aussi de la situation
insoutenable des enfants qui sont les premiers touchés par cette atmosphère
écœurante. Alors qu'elle se fait tirer dessus par des soldats israéliens, une
petite fille palestinienne reste immobile, sans aucune réaction : « Pire qu'une
âme asservie, est une âme habituée. Il ne faut pas s'habituer à laisser faire de
telles choses en son nom ».
La nouvelle vague de militants
israéliens
Il n'est pas facile de discuter des cet état de choses
avec les Israéliens qui ne veulent pas savoir ce qui se passe dans les
territoires occupés et qui sont désinformés par le gouvernement et terrorisés
par les attentats. Certains dirigeants parlent ouvertement maintenant de
transferts pour avoir un Grand Israël débarrassé de tout Arabe même israélien.
Pourtant il existe en Israël nombre de mouvements qui militent aussi pour la
paix, au détriment de leur propre vie. Parmi ceux-ci, la coalition des femmes
israéliennes, qui inclut aussi des femmes palestiniennes, pour une paix juste et
qui compte plusieurs composantes : les Femmes en noir, Bat Shalom, les Femmes et
Mères pour la paix, Nouveau profil, Tandi, ainsi que Wilpif. Tous ces mouvements
militent sur une plate-forme commune : la fin de l'occupation, la pleine
participation des femmes aux négociations de paix, l'établissement d'un Etat
palestinien sur la base des frontières de 1967, la reconnaissance de Jérusalem
comme capitale partagée des deux Etats, la reconnaissance par Israël de sa
responsabilité dans les conséquences de la guerre de 1948 et la nécessité de
trouver une solution au problème des réfugiés palestiniens, l'égalité,
l'intégration et la justice pour les citoyens palestiniens d'Israël,
l'opposition au militarisme qui contamine toute la société israélienne, des
droits égaux pour les femmes et pour tous les résidents d'Israël et enfin une
justice sociale et économique pour les citoyens israéliens ainsi que
l'intégration dans le Moyen-Orient. D'autres organisations luttent de même
contre cette dérive et cette injustice parmi lesquelles : Taayush, groupe de
jeunes Israéliens et Arabes israéliens ainsi que Betselem, organisme israélien
qui observent et dénoncent les violations des droits de l'homme infligées au
peuple palestinien. Tous ces groupes cherchent à faire passer l'information pour
faire entendre à des oreilles sourdes cette destruction, cette mort quotidienne
et cette humiliation de tout un peuple : « Massacrer, humilier, torturer,
affamer des hommes, des femmes et des enfants en leur nom (les juifs) est une
effroyable imposture. Suivant la loi révisionniste, Sharon et ses ministres
veulent réécrire l'Histoire, y compris celle des fondements d'Israël. Mais
Israël, qui doit son existence à une décision de l'Onu, ne peut continuer à
bafouer les lois internationales sans mettre en péril son avenir et sa
légitimité ».
De plus en plus d'objecteurs
Tous ces groupes
viennent en aide, entre autres, aux objecteurs de conscience, ces soldats
israéliens qui refusent le service militaire. Ils ne sont pas nécessairement
pacifistes mais ils refusent de faire partie d'une armée d'occupation ou de
cautionner les crimes de guerre de Tsahal. Ils sont de plus en plus nombreux :
d'une vingtaine isont passés à 500 ou 600 objecteurs. Leur refus leur vaut
beaucoup de déboires : incarcérations, jugements et licenciements sans espoir de
retrouver du travail : « Les attentats terroristes palestiniens ne sont ni la
cause ni la justification des massacres commis par l'armée israélienne dans les
territoires occupés depuis 1967.
Nous rappelons que le premier attentat de
ces dernières années a été commis par un juif, Baruch Goldstein, auteur du
massacre du Tombeau des Patriarches, tuant dans un acte de folie meurtrière
vingt-neuf musulmans en prière (février 1994). Nous rappelons également que
c'est Sharon qui fut le premier à profaner un lieu saint, en venant parader sur
l'Esplanade des mosquées, Mont du Temple, sous la haute protection de l'armée ».
L'Ujfp, Gush Shalom, la campagne civile pour la protection du peuple palestinien
et tous les autres activistes, quoique minoritaires, représentent un espoir
certain pour l'avancement de la paix dans le Moyen-Orient. Leurs voix sont de
plus en plus entendues et leurs témoignages et déclarations sont précieux pour
rétablir la vérité sur ce qui se passe réellement dans les territoires occupés.
Le fait que ces groupes soient constitués majoritairement de juifs ou
d'Israéliens ajoute encore à leur crédibilité. Récemment et grâce aux
informations qu'ils relaient, le consulat israélien, à New York, a reçu une
lettre signée par plus de 150 juifs des Etats-Unis et d'autres nationalités
renonçant à leur droit à la citoyenneté israélienne sous les auspices de la «
loi du retour ». Par ce geste, les signataires rejettent toute approbation de la
spoliation du peuple palestinien. L'avenir de la paix passe aussi par le
dialogue et des actions communes entre les peuples arabes et ces mouvements qui
condamnent l'inaction face à l'horreur, des gouvernements américains et
européens : « L'inaction de l'Europe, en laissant faire le gouvernement dominé
par le Likoud avec cette logique de 1948, comme Sharon lui-même l'a décrite, est
un vrai scandale. Nous demandons à la communauté internationale d'intervenir en
assurant dès maintenant une protection internationale pour la population
palestinienne ». Car comme ils le disent si justement, le choix est simple : «
Le combat pour la paix est celui du soutien au peuple palestinien, ainsi qu'aux
forces de paix en Israël. La paix pour les Israéliens et les Palestiniens passe
par le retrait d'Israël sur les frontières d'avant 1967, le démantèlement des
colonies et l'existence de deux Etats ayant chacun Jérusalem comme capitale
».
11. La peur de
l’Autre en partage par Hazem Saghieh
in "Al Hayat" (quotidien
britannique) repris dans Courrier International du mercredi 14 mai
2003
Le conflit israélo-palestinien porte sur la terre.
Mais aussi sur le ciel et sur les mythes de l’Histoire. Autant de complexités
qui paralysent les deux camps. Une réflexion de l’éditorialiste Hazem
Saghieh.
Il est indéniable que l’ingrédient de tous les grands
conflits est la négation de l’adversaire et de ses droits. Plus le conflit
s’enlise, plus chacun des adversaires s’entête à se voir comme seule victime. Le
conflit israélo-arabe est une course interrompue pour obtenir le premier prix de
la victimisation. Mais il est aussi alimenté par un certain nombre de
paradoxes.
Comment interpréter ce conflit ? S’agit-il d’un conflit entre des
Palestiniens misérables, sous occupation, et des Israéliens plus riches et
colonialistes ? Vu sous cet aspect, ce conflit ressemble à la guerre d’Algérie,
surtout si l’on considère sa dimension coloniale. Mais ce schéma n’explique
rien. Car, vu leur proximité géographique, Israéliens et Palestiniens
ressemblent beaucoup plus à la France et à l’Allemagne durant leurs longues
années d’inimitié qu’à la France et à l’Algérie. Ou aux protestants et aux
catholiques d’Irlande, qui, en dépit de différences sociales moins accusées,
sont géographiquement tout aussi intriqués que les Israéliens et les
Palestiniens. Voilà qui rend la fin de l’occupation israélienne et l’évacuation
des colons sans règlement très difficiles. Voilà qui explique aussi cette
impatience palestinienne à se débarrasser d’une occupation d’autant plus pénible
qu’elle est le fait du voisin.
Notre conflit se caractérise par une charge
symbolique que l’on a rarement observée avec une telle intensité. En plus de son
ancienneté, il fait toujours référence au passé et mêle le sacré au profane. En
caricaturant, on peut affirmer que l’une des parties est prête à jurer que le
ciel n’est pas bleu si l’autre l’affirme. Les deux camps ressemblent à deux
bataillons armés n’ayant qu’un seul point d’accord : en découdre jusqu’au bout.
Le combat, la mobilisation générale, la volonté de camper sur ces positions
dogmatiques qui fleurissent après les conflits, tout cela nie la possibilité
même qu’il existe deux droits en un même temps et un même lieu.
Pour le juif
moyen, particulièrement s’il est israélien, il est difficile d’admettre que le
Palestinien a perdu en 1948 une terre qui était sa propriété, sans avoir jamais
commis la moindre faute qui justifierait qu’on le prive de son bien, et que ce
qui restait de ses terres a été occupé en 1967. Parce que reconnaître cela
mènerait à tout perdre d’un coup : la terre, la juste cause, le passé et
l’avenir. En un mot, la raison même d’une existence collective. Les Palestiniens
ont longtemps attendu l’avènement d’une “Nouvelle Histoire” en Israël, qui
reconnaîtrait que ceux qui ont quitté leur terre après la nakba [catastrophe] de
1948 l’ont quittée parce qu’ils avaient peur et parce que des actions militaires
israéliennes les visaient particulièrement, et non parce qu’ils l’ont vendue ou
parce qu’ils furent subitement saisis d’une passion pour la bohème et l’errance.
Les Palestiniens attendent encore qu’on cesse de propager la fable du “désert
qui fleurit” ou du “peuple sans terre pour une terre sans peuple”.
L’Arabe moyen, de son côté,
particulièrement s’il est palestinien, admet difficilement que les juifs
d’Europe de l’Est n’avaient nulle part où se réfugier dans les années 30 et 40,
sinon la Palestine sous mandat britannique. Tout autre choix les aurait menés
vers une mort certaine. Jusqu’à nos jours, la reconnaissance par les Arabes de
la Shoah, de son ampleur et de sa nature, est restreinte à une élite limitée,
tandis que l’immense majorité se complaît à rechercher des David Irving par-ci
et des Roger Garaudy par-là pour se rassurer sur le fait que cette version juive
du drame européen n’est qu’un mensonge ou, au pis, une exagération. Et, si
d’aventure l’Arabe moyen est convaincu de la réalité de la Shoah, il a le plus
grand mal à admettre que la majorité des habitants d’Israël sont nés dans cet
Etat et qu’Israël est leur patrie, ce qui le secouerait au plus profond de son
être.
Un conflit qui porte sur la
terre comme sur le ciel
S’il est vrai que le conflit
israélo-palestinien porte d’abord sur la terre (ce qui le distingue des conflits
historiques entre juifs et chrétiens en Europe), c’est aussi un conflit qui
porte sur le ciel. Et les chemins qui mènent au ciel sont toujours pavés de
mythologie. Le sionisme, en appelant à la rescousse la religion et le concept de
“terre promise”, a réussi à y insérer un “moment archéologique” et à
cristalliser un mythe dont le succès aura dépassé de beaucoup ceux des autres
mythologies défendues par les mouvements nationaux. Et, lorsque les mouvements
nationalistes arabes, après la Seconde Guerre mondiale, se sont liés plus
intimement à une revendication islamique, les deux côtés, juif et arabe, se sont
rejoints dans le sombre club de la mythologie. Quiconque examine les étapes
historiques du mouvement palestinien est frappé de la dimension religieuse des
héros fondateurs de sa longue marche : le mufti de Jérusalem Amin as-Hussayni,
le cheikh Azzeddine Qassam, le fils d’un mufti Ahmad as-Shuqayri, Yasser Arafat
aux origines pro-islamistes et enfin l’actuel cheikh Yassine [chef spirituel du
Hamas].
Lors des négociations de paix aux
derniers jours du gouvernement Barak, on n’accordait pas plus d’importance à des
sujets pratiques et tangibles, comme le retrait israélien, les réfugiés et les
colons, qu’à des questions comme la souveraineté sur Jérusalem et les lieux
saints. Le revers de la médaille est que les deux camps se sont laissé entraîner
par leurs politiques nationalistes très loin de l’universalité des religions et
de leur appel à l’absolu. Les nationalistes arabes ont confisqué l’islam, entre
les années 50 et 70, en recherchant auprès de l’URSS des armées et des armes
nouvelles. L’islam a ensuite été adopté par les fondamentalistes, qui sont
encore plus radicaux dans le nationalisme et beaucoup plus frustes, transformant
la religion en organisation partisane où l’on s’identifie à la fois à Mao
Tsé-toung et aux premiers califes de l’islam. Quant aux juifs, en incluant la
religion dans leur nationalisme, ils se sont rendus coupables d’une comparable
déviation de la religion, que d’aucuns considèrent comme une sorte
d’antisémitisme dirigé contre soi-même. En fondant un Etat national, ils auront
aussi mis un terme à la langue et à la culture yiddish, par et à travers
lesquelles le judaïsme avait connu sa Renaissance, la Haskala, qui avait nourri
la pensée juive européenne. Cette mainmise sur le passé et sur le sacré
permettant de les utiliser - avec une efficacité extrême - dans les batailles du
présent était le prix à payer pour être membre du “club de la
mythologie”.
Dans la psychologie collective des
Arabes, le passé est un ami fidèle. Dans le passé se sont développés des Empires
parvenant jusqu’à l’Espagne sous les Omeyyades, menaçant Vienne sous les
Ottomans. Mais le présent, inauguré par la révolution industrielle puis l’ère de
l’impérialisme occidental, est tout entier négatif. Il menace des habitudes et
des modes de vie ancestraux. Ne voit-on pas l’effroi qu’inspire aujourd’hui aux
Arabes le petit mot magique de “mondialisation” ? Lorsque les Palestiniens
parlent de paix, ils ne parlent que du passé : retour des habitants d’antan,
restitution des terres et droits confisqués. Le concept de “retour” aura
d’ailleurs été à la base de la reformation d’une entité palestinienne. L’idée du
retour en est la colonne vertébrale et le moteur en même temps. Ce sentiment
chez les Arabes aura naturellement été renforcé par la “loi du retour”
israélienne, qui offre à tout juif, en Ukraine ou au Mexique, le droit de
“retourner” en Israël et d’y acquérir automatiquement la
citoyenneté.
Les Palestiniens n’ont que rarement
évoqué un avenir qui se construirait en collaboration avec les juifs, et, quand
ils l’ont fait, ce fut sous la contrainte. L’idée même est classée par les
Arabes sous l’étiquette d’une “normalisation”, synonyme de honte ou de scandale.
Remettre l’avenir à plus tard est donc devenu une habitude. On réclame à cor et
à cri un Etat palestinien, mais réfléchir à la nature de cet Etat et à son
fonctionnement provoque de l’embarras. C’est ainsi que l’on s’attache à Yasser
Arafat par fidélité au passé et qu’on ne prête aucune confiance à nombre de
diplômés d’université et d’hommes compétents qui regardent vers
l’avenir.
De l’autre côté, dans la psychologie
collective juive, le passé n’est que désastre. Il suffit que les juifs aient eu
à payer aux païens le prix de la création de la première religion monothéiste et
qu’à la naissance de la deuxième on les ait accusés d’avoir crucifié Dieu. Mais
tout ceci serait supportable au regard des pogroms d’un passé plus proche, et,
bien entendu, de la barbarie nazie. C’est ainsi que lorsque les Israéliens
parlent de paix, ils ne parlent que de construire l’avenir, et ils empruntent
paradoxalement une rhétorique chrétienne, assez naïve, parlant de fraternité et
d’entraide, oubliant ainsi que les problèmes laissés en suspens dans le passé
demandent encore à être résolus. Ils s’étonnent au dernier degré que les
Palestiniens ne les aiment pas alors qu’ils leur proposent un avenir commun !
L’espace est la part des Arabes. C’est là qu’ils s’estiment à l’abri des
vicissitudes du temps. Le lieu est leur, naturellement. Quand il est menacé ou
conquis, ils s’étonnent d’une telle atteinte aux lois naturelles. Toute conquête
est un “désastre”, une “mère des batailles”. On voit là le caractère
fantasmagorique qui colore ainsi le domaine du politique. Au contraire, le juif
possède une conscience aiguë du temps, lui que l’Histoire chasse des lieux. Au
contraire de l’enracinement arabe dans la nature et la propriété héritée, il
s’affirme et s’affermit dans l’industrie, il ressemble aux self-made-men ou aux
classes moyennes contemporaines.
C’est parce que le goût du passé est
désagréable au juif que l’on peut expliquer cette allégeance extrême à une
courte période fondatrice du passé : ce moment, il y a trois mille ans, où fut
fondé un royaume juif ayant Jérusalem pour capitale. C’est pour cela que leurs
poètes d’Al Andalus, lorsqu’ils composèrent leurs poèmes de “nostalgie” pour
Jérusalem, ressemblaient tant aux poètes musulmans qui évoquaient une Arabie
mythique. Les premiers ne connaissaient pas plus Jérusalem que les seconds
l’Arabie, pas plus que les immigrés irlandais aux Etats-Unis ne connaissaient
une Irlande unifiée dans laquelle ils n’étaient pas nés, ni leurs pères.
Pourtant, ils en avaient la “nostalgie”. Cette nostalgie irrationnelle pour la
Palestine, qui devait souffler ultérieurement de Russie, amenant Théodore Herzl
à abandonner son projet ougandais [projet de création d’un Etat juif en
Ouganda], a ressuscité ce “moment archéologique”, sur lequel se sont fixés
nombre de juifs, y voyant un moment comme arraché des mâchoires d’un passé
sauvage. Bien plus tard, lorsque le conflit au Proche-Orient s’est envenimé, les
Israéliens ont décidé, à la manière de certaines tribus indiennes, de consommer
un tout petit peu de ce venin du passé pour se construire une immunité. Une
petite goutte de mythe dans le nationalisme moderne. Mais les gouttes de poison,
dans les époques de haine et de fanatisme, ne tardent pas à se muer en
torrents.
Le problème est que cet avenir que les
juifs aiment tant dans leur psychologie collective ne suffit pas à les rassurer,
de même ce passé que les Arabes aiment tant ne suffit pas à les protéger. Et
chacune des deux parties bouge au rythme de la moitié de la psychologie de
l’autre. Nombreux sont les exemples qui renforcent le doute des juifs vis-à-vis
de leur avenir bien-aimé, et les amènent à penser que ce passé sorti de sa
tanière pourrait les terrasser dans un moment d’inattention : ils savent bien
que la modernité organisée des nazis était habitée d’une régression passéiste
vers un “teutonisme” mythique. Ils savent que l’inauguration de l’ère moderne
par la Révolution française, qui émancipa les juifs pour la première fois dans
l’Histoire, n’empêcha nullement de fabriquer de toutes pièces l’affaire Dreyfus
cent dix ans après la Révolution. Ils savent que, à la suite de cela, les
bolcheviks de Russie se présentèrent comme les représentants de l’avenir et que
la proportion de juifs parmi leurs leaders dépassait de beaucoup leur proportion
dans la population russe. Ils savent aussi que ces bolcheviks ne tardèrent pas à
leur tour, sous Staline, à régresser vers un tsarisme modernisé toujours teinté
d’antisémitisme. Même les Alliés de la Seconde Guerre mondiale, qui mirent un
terme à la plus effroyable sauvagerie héritée du passé sous sa forme nazie,
tentèrent de cacher l’Holocauste et de retarder sa révélation aux yeux du monde.
Même les Etats-Unis ne furent pas au-dessus de tout soupçon, fermant les yeux
sur les nazis demeurés en Allemagne de l’Ouest tant qu’ils pouvaient être
utilisés pour contrer l’empire soviétique au temps de la guerre froide. Tout
cela montre bien que rassurer les juifs après tant d’épreuves n’est pas une
affaire simple.
Etre majoritaire en Israël et
minoritaire au Proche-Orient
Voilà pour l’Europe. Quand la tragédie
s’est déportée au Proche-Orient, ce sont donc les Arabes et les Palestiniens qui
ont été sommés de rassurer les juifs. Or ces derniers ont la hantise du
lendemain, leur faiblesse les tenaillant au point de les amener - en dépit de
l’arrogance crâne de leur discours - à rechercher en permanence qui serait à
même de les rassurer. L’affaire est d’autant plus complexe que s’y mêlent des
concepts de majorité et de minorité : s’il est vrai que la première est
responsable, en principe, de rassurer la seconde, cela ferait incomber aux
Arabes et aux musulmans la tâche de rassurer les juifs d’Israël. Mais l’équation
change de sens si l’on remarque que les Palestiniens forment une minorité face
aux juifs israéliens, sans parler du fait qu’ils sont, dans l’absolu, en
situation de faiblesse.
Les juifs, qui formaient des minorités
dans leurs pays d’origine, se sont rendus en Palestine et ont fondé un pays
minoritaire dans un ensemble majoritairement arabo-musulman. C’est pour cela
qu’il est difficile encore pour beaucoup d’entre eux d’admettre qu’ils sont
devenus un Etat, dans le sens majoritaire et autoritaire du terme. Mais cette
conscience minoritaire, alors qu’elle s’est muée en Etat, en intérêts, en
domination économique et militaire, a trouvé sa cohésion avec la peur de la
démographie arabe. C’est ainsi qu’a empiré ce sentiment d’être minoritaire,
justifié par la réalité de la région et renforcé par la tendance au racisme des
élites comme du peuple des deux côtés.
Quant aux Palestiniens “majoritaires”,
ils ont hérité du discours dans lequel les Arabes se décrivent en termes de
millions. Le réveil national des peuples du Proche-Orient s’est accompagné de
l’idée sous-jacente mais obsédante que les peuples qui ont précédé l’avènement
des Arabes se sont éteints ou se sont fondus dans le décor : Assyriens,
Chaldéens, Syriaques, Phéniciens ont cessé d’exister politiquement et certains
ont cessé d’exister tout court. Parmi ces peuples, seuls les Juifs sont parvenus
à ne pas disparaître. Pis, ils ont réussi à établir une entité politique non
arabe et, pis encore, anti-arabe et aux dépens des Arabes. Et le présent du
monde arabe est un ventre fertile pour enraciner le minoritaire dans son statut
de minorité : il n’existe pas une seule minorité dans le monde arabe, entre les
Kurdes d’Irak, les Berbères d’Algérie et du Maroc, les chrétiens du Liban, les
chiites du Golfe, les coptes d’Egypte, les chrétiens et les animistes du sud du
Soudan, qui ne se sente plus ou moins lésée. Comment les juifs pourraient-ils
alors échapper à ce sentiment ?
Le juif “majoritaire” face aux
Palestiniens est une autre affaire. Les Israéliens, là, même lorsqu’ils font
mine de rechercher la paix, réprimandent cette entité anthropologique voisine
[les Palestiniens] afin qu’elle ne se méprenne pas sur la générosité de leur
geste. S’ils font preuve d’excès dans la démonstration de la force, ce serait
parce qu’ils manquent de confiance en cette force. Pour les Israéliens, un
équilibre des forces en leur faveur est le remède à la peur, et il fonctionne
d’une manière simple et automatique : nous sommes les plus forts, donc c’est
nous qui dictons les conditions de la paix, et les dictons d’une manière qui
reflète ce déséquilibre des forces.
Israël, une Pénélope qui défait
tout ce qu’elle a tissé
Une paix fondée sur un pur
(dés)équilibre des forces est une paix offerte par le plus fort. C’est ce que
reflète cette expression souvent répétée par les Israéliens au cours des
derniers mois : “Nous leur avons fait une offre généreuse et ils ont refusé”,
allusion aux propositions israéliennes lors des rencontres
israélo-palestiniennes à Camp David et à Taba. Ce n’est pas un hasard si un
certain nombre de généraux en retraite de Tsahal se métamorphosent en partisans
de la paix, comme si, consciemment ou non, ils résumaient par leur parcours
personnel le type de paix souhaitable : dans une première étape, au cours de
leur jeunesse, ils infligent une défaite militaire à l’adversaire et font la
preuve du déséquilibre des forces en présence ; dans la seconde étape, celle de
l’âge de la retraite, ils mettent leur énergie à la disposition de la
construction de la paix qui répond à ce sentiment de culpabilité que ressentent
évidemment des êtres civilisés qui veulent entrer dans l’Histoire. Dans un tel
scénario, l’Arabe apparaît dans la première étape comme une bête fauve à
laquelle il faut donner une leçon, un désir dont il faut freiner l’impétuosité
pour qu’il devienne ; dans la seconde phase, un bon sauvage que la belle peut
approcher et caresser devant la caméra, en lui offrant de sa main délicate des
bananes et des châtaignes.
La politique de l’équilibre des forces
brutes se dessine dans une sauvagerie hobbésienne [Thomas Hobbes, philosophe
politique du xviie siècle à qui l’on attribue la formule “L’homme est un loup
pour l’homme”]. Mais elle maintient chacune des deux parties prisonnière d’un
passé fluctuant. Israël ressemble à une sorte de Pénélope qui défait tout ce
qu’elle a tissé. Et Dieu sait que nous sommes parvenus assez loin dans ce
processus de “destruction” avec l’arrivée au pouvoir de Sharon. Nous nous
retrouvons devant une nouvelle impasse. Si Israël s’en tient à une conception
militaire de la modernité protégée par un équilibre des forces en sa faveur, les
Palestiniens et les Arabes s’en tiennent à faire valoir leur droit, un droit
brut, qui n’a que faire de l’équilibre des forces. Les deux parties se
complètent dans ce jeu : si les Palestiniens partent d’un manque de pratique des
usages politiques et d’une culture qui oscille entre la religion et le clan sans
avoir fait de halte sur la case Etat-nation (sinon au niveau du discours), les
Israéliens n’ont fait que les priver encore plus de pratiques politiques,
renforçant par là leur nostalgie de l’ère prémoderne. Et c’est ainsi que l’on a
reporté sine die l’avenir.
Ajoutons qu’il est de la plus haute
difficulté pour chacune des deux parties de saisir le sens des symboles de
l’adversaire. Car les deux parties, en dépit de l’éloquence de leur langue et en
dépit de la ressemblance entre leurs deux langues, ne se comprennent pas. Ils
sont compliqués, complexes, et se refusent à interpréter simplement les
événements.
Israël ressemble un peu au Pakistan,
Etat dont la naissance est liée à une religion particulière, et un peu à
l’ancienne Afrique du Sud, puisque les juifs, sur le plan pratique sinon sur le
plan théorique, y jouissent d’une priorité sur les autres. L’Etat hébreu
ressemble un peu aussi à la Russie et à l’Allemagne, qui possèdent des citoyens
“ethniques” et “linguistiques” habitant au-delà de leurs frontières
d’Etat-nation. Et Israël est en même temps que tout cela une démocratie moderne.
L’Etat hébreu est pareil au temple de Janus, dieu aux deux visages : d’une part,
c’est le produit du mouvement national d’émancipation des juifs ; et, d’autre
part, le résultat d’une colonisation pour les Palestiniens. En tant que
craintive entité minoritaire et effrayante entité majoritaire, Israël ne se
résout pas à annexer les Territoires occupés en les assimilant et en accordant à
leurs habitants citoyenneté et égalité, mais, par ailleurs, Israël se refuse à
leur accorder l’indépendance. Il y a dans la politique israélienne des principes
essentiels mais fluctuants : les frontières et le nombre d’habitants. Or l’Etat
ne peut les contrôler puisqu’ils sont précisément fluctuants. Au bout du compte,
l’Israélien n’est pas le maître du Palestinien au sens où le colon européen
pouvait l’être, et il n’existe pas d’intermédiaires, d’interfaces entre les deux
groupes comme c’était le cas au temps des colonies. C’est le même combattant
contre le colonialisme que le Palestinien a combattu avant qu’il n’arrache son
indépendance, en 1948. Et, s’il est vrai que l’Israélien est plus fort que le
Palestinien et qu’il a gagné toutes ses guerres contre les Arabes, il demeure
néanmoins entouré d’Arabes, seuls voisins, quand bien même ils ne seraient pas
sur un pied d’égalité. La société israélienne est née dans ces kibboutzim
établis au coeur de villages palestiniens et s’est complétée en accueillant un
afflux de juifs originaires de pays arabes qui dans leurs chants et leurs
habitudes culinaires demeurent culturellement arabes.
Les contradictions du Palestinien ne
sont pas moindres. Comme tous les autres Arabes, il a été convié à la politique
avant même d’avoir pris sa part du mouvement de “renaissance arabe”. Mais, plus
que les autres Arabes, son nationalisme est né sans le cadre de l’Etat-nation et
sa résistance à l’occupation se sera poursuivie alors que partout ailleurs l’âge
colonial était révolu. C’est ainsi que l’histoire palestinienne paraît
a-historique. Elle semble chanter en dehors du choeur des nations qui ont
combattu puis se sont fait la paix. Le pire est que, face au fait israélien, le
monde arabe n’a offert aucune compensation “fraternelle”. Un sentiment de haute
trahison est venu sous-tendre tout rapport entre les Palestiniens et les
Arabes.
La langue de la peur est une
chose et celle des chiffres une autre
Dans ces conditions, aucun des deux
adversaires ne peut offrir à l’autre la confiance en l’avenir et l’assurance
dont il manque lui-même au dernier degré. Le juif moyen est obsédé par ses
craintes, au point d’être totalement incapable de distinguer ce qui doit l’être.
Il ne distingue pas par exemple entre la sécurité de l’individu, effectivement
menacée par une charge explosive ou par une opération terroriste, et celle de
l’Etat, qui est de loin l’Etat le plus puissant de la région et le seul à
posséder l’arme nucléaire, sans faire pour autant froncer les sourcils des
grandes puissances. Pourtant, lorsqu’un bruit inhabituel se fait entendre dans
le nord du pays, les habitants du sud se précipitent aux abris ! C’est en raison
de ce type de comportements, des comportements qui masquent la peur par les
démonstrations de force et l’arrogance, que l’armée est devenue la première
source de légitimité du pouvoir. Le résultat est que les Arabes ne comprennent
pas jusqu’à maintenant pourquoi les Israéliens s’étendent avec tant de
complaisance sur leurs peurs alors que la majorité des victimes des
confrontations sont palestiniennes, et que les guerres ont toujours débouché sur
des triomphes renforçant les Israéliens.
Il est vrai que la langue de la peur est
une chose et celle des chiffres une autre. Mais l’élection d’Ariel Sharon à la
tête du gouvernement israélien montre que la peur peut aussi se transformer en
chiffres. Les Israéliens, sur lesquels pèse le souvenir des massacres de
l’histoire européenne et qui n’apprécient guère qu’on leur refuse ne serait-ce
qu’un petit Etat pour les juifs dans un monde et une région où foisonnent les
identités, ces Israéliens ont peur d’être l’Autre, dans un milieu qui n’est pas
particulièrement passionné des droits de l’Autre. Or ils ne font rien d’autre
que de s’appliquer à être “autres”.
L’Arabe, de son côté, qui a perdu dans
toutes ses confrontations militaires avec l’Etat hébreu, tout comme il a échoué
à faire face au progrès, à la démocratie et à la construction de l’Etat-nation,
est submergé par sa peur - en dépit de la fureur d’une jeunesse paupérisée et
désespérée qui s’exprime sous forme d’attentats suicides préparés par
quelques-uns.
La faiblesse de chacune des parties est
telle qu’aucune n’ose s’aventurer à défier ces équations de la confiance et de
la peur, comme si la politique au Proche-Orient devait pour toujours demeurer
prisonnière de la psychologie. Et, puisque l’une craint à ce point l’avenir sans
être assurée de ce passé qu’elle aime tant et que l’autre a si peur du passé
qu’elle ne peut faire confiance à l’avenir, la peur est donc le dénominateur
commun de ces deux “faibles” qui offrent au monde une même face tragiquement
pessimiste.
12. L'Irak occupé par des rapaces
par Maurice Godelier et
Jacques Sapir
in Libération du lundi 12 mai 2003
(Maurice Godelier est
anthropologue et Jacques Sapir est économiste. Ils sont tous deux directeurs
d'études à l'EHESS.)
Après avoir mené une guerre
illégale, Washington méprise le droit en n'assumant pas ses obligations de
puissance occupante.
L'image symbolique de l'effondrement de
la statue de Saddam Hussein révèle aujourd'hui ses ambiguïtés. La foule autour
du char qui déracina la statue ne dépassait pas 500 personnes, y compris les
journalistes et les gardes d'Ahmed Chalabi, l'opposant chéri par le Pentagone.
Il faut la cynique impudence de Donald Rumsfeld, le secrétaire américain à la
Défense, pour comparer cela à la chute du mur de Berlin.
La majorité de la population ira kienne,
à juste titre, ne regrette nullement le dictateur. Son extrême méfiance face à
l'occupation est néanmoins évidente. Les forces d'occupation sont confrontées à
une multiplication d'incidents dramatiques, et l'armée américaine s'estime
heureuse de ne pas rencontrer pire. L'illégalité dans laquelle se sont mis les
Etats-Unis et la Grande-Bretagne en déclenchant une guerre sans l'aval de l'ONU
s'aggrave du vide et de la fluctuation des justifications. L'implication de
l'Irak dans les attentats du 11 septembre n'a pas été démontrée, ses armes de
destruction massive restent introuvables et la crédibilité du mécanisme des
inspections pour régler des crises ultérieures a été mise à mal. La fin de la
dictature n'a de sens que si elle aboutit à une amélioration réelle de la
situation. Or les libérateurs pratiquent la politique du mépris, celui des vies
et de la mémoire venant après celui du droit international, au risque de
provoquer une catastrophe humanitaire majeure.
Mépris des vies en premier,
car les responsabilités de l'occupant à l'égard des populations civiles sont
claires selon la Convention de Genève : «En territoire occupé, (...) la Puis
sance occupante sera liée pour la durée de l'occupation pour autant que cette
Puissance exerce les fonctions de gouvernement dans le territoire en
question...» Cette responsabilité s'applique «également dans tous les cas
d'occupation de tout ou partie du territoire (...) même si cette occupation ne
rencontre aucune résistance militaire».
L'armée américaine a croisé les bras
devant les pillages à Bagdad et les autres villes. Qu'elle n'ait pu contrôler
l'ensemble de la ville se conçoit. Qu'elle n'ait voulu dégager les hommes
nécessaires pour protéger les principaux hôpitaux est inconcevable. La
responsabilité des dirigeants américains est directement engagée devant la
Convention de Genève : «Les blessés et les malades, ainsi que les infirmes et
les femmes enceintes, seront l'objet d'une protection et d'un respect
particulier. (...) Chaque Partie au conflit favorisera les mesures prises pour
(...) venir en aide aux personnes exposées à un grave danger et les protéger
contre le pillage et les mauvais traitements.» De même : «Le personnel
régulièrement et uniquement affecté au fonctionnement ou à l'administration des
hôpitaux civils (...) sera respecté et protégé.»
Mépris des vies passées
ensuite. Le pillage du Musée national est ici exemplaire, car l'Irak fut le
berceau des premières civilisations urbaines ; l'histoire est née à Sumer. Ces
trésors de l'histoire de l'humanité n'ont pas été protégés quand un char,
quelques hommes et surtout une volonté y auraient suffi. Ce pillage honteux a
été favorisé et organisé, pour le profit de trafiquants divers. Des témoins
oculaires accusent de complaisance certains membres de l'armée américaine dans
ce viol de la mémoire. Les protestations de la communauté scientifique
internationale, et en particulier des archéologues américains, sont à la hauteur
de ce désastre. L'envoi d'une commission d'enquête mandatée par l'Unesco
s'impose d'urgence.
L'administration Bush fut plus pressée d'occuper le
ministère de la Production pétrolière que de protéger les vies et la mémoire.
Ceci est le prolongement logique de sa politique. Le fondamentalisme
interventionniste se moque du jugement d'autrui quant à sa légalité et à sa
légitimité. Il fonde son action sur sa croyance en une mission historique de la
Nation américaine. La légitimité des Elus de Dieu et du Marché s'impose à tous,
sauf à l'ennemi qu'il convient de détruire, après l'avoir puni. Les mots sont
ici révélateurs. On emploie frappe à la place de bombardement, et Condoleezza
Rice peut proclamer : «Punir la France, ignorer l'Allemagne, pardonner à la
Russie.» Parle-t-on à des enfants ou s'agit-il de rapports entre Etats ?
S'opposer à une telle démarche est aujourd'hui une tâche nécessaire, comme on le
voit à propos de l'abolition des sanctions contre l'Irak.
Ces sanctions,
votées à l'ONU en 1991, étaient directement liées au démantèlement des armes de
destruction massive à la demande des Etats-Unis. Ces derniers veulent désormais
une abolition immédiate de cette résolution. Mais ils ne peuvent se substituer à
l'ONU pour la vérification. En fait, Washington cherche surtout une légitimité
internationale pour financer des sociétés, comme Halliburton et le groupe
Bechtel, aux liens directs et personnels avec l'entourage du président
américain. La volonté de privatiser prochainement l'industrie pétrolière
irakienne est aussi inquiétante. La même agence, l'USAID, qui supervisa les
privatisations russes de 1994 à 1997 et y fut impliquée dans de multiples
scandales, a été désignée pour opérer en Irak. Une fois encore, l'avidité se
mêle à l'impudence. Invoquer alors la misère, bien réelle, du peuple irakien est
indécent. Il faut rappeler aux Etats-Unis leurs obligations de puissance
occupante : assurer nourriture, santé et sécurité des populations. S'ils ne
peuvent le faire seuls, qu'ils laissent l'ONU y conduire la transition à la
démocratie. Le peuple irakien ne doit pas être pillé de son futur comme il l'a
déjà été de son passé.
L'opposition au blanc-seing exigé par Bush est
pleinement justifiée. La démocratie ne se construit pas sur le mépris des
peuples et du
droit.
13. Le fardeau de
l’homme blanc ? par Ari Shavit
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du
lundi 5 avril 2003
[traduit de l'anglais par
Marcel Charbonnier]
La guerre en Irak a
été conçue par vingt-cinq intellectuels néoconservateurs, juifs pour la plupart,
qui poussent depuis un certain temps le Président Bush à modifier le cours de
l’Histoire. Deux d’entre eux, les journalistes William Kristol et Charles
Krauthammer disent que c’est possible. Un autre éditorialiste, en revanche,
Thomas Friedman (qui n’appartient pas à cette escouade) reste
sceptique.
1 – La doctrine
Washington – A
l’issue de sa deuxième semaine, la guerre de « libération » de l’Irak n’était
pas au mieux de sa forme. Même vue de Washington. L’hypothèse d’école d’un
effondrement rapide du régime de Saddam Hussein s’était elle-même effondrée.
Celle que la dictature irakienne s’effriterait dès lors que la puissante
Amérique pénétrerait dans le pays s’avérait infondée. Les Chiites ne s’étaient
pas soulevés, les Sunnites se battaient vaillamment, et même férocement. La
guérilla irakienne surprit les généraux américains et mit en danger leurs
convois de ravitaillement exagérément étirés dans le désert. Néanmoins, 70 % des
Américains continuaient à être favorables à la guerre ; 60 % continuaient à
croire la victoire certaine et 74 % exprimaient leur confiance au président
Bush.
Washington est une petite ville. C’est une cité aux dimensions
humaines. Une sorte de petite ville provinciale qui se trouve bombardée à la
tête d’un empire. Une petite ville peuplée de fonctionnaires d’Etat, de membres
du Congrès, d’employés de centres de recherche et de journalistes qui se
connaissent tous très bien entre eux. Tout le monde y est fort occupé à mettre
des bâtons dans les roues de tout le monde ; et tout le monde y passe le plus
clair de son temps à débiner les copains...
Durant l’année écoulée, une
nouvelle croyance a fait son apparition en ville : la certitude d’une guerre
contre l’Irak. Cette foi ardente a été propagée par un petit groupe d’une petite
trentaine de néoconservateurs, presque tous juifs, presque tous des
intellectuels (liste partielle : Richard Perle, Paul Wolfowitz, Douglas Feith,
William Kristol, Eliot Abrams, Charles Krauthammer), tous amis entre eux,
passant leur temps à vouloir convertir leurs petits camarades et intimement
convaincus que les idées politiques sont la force majeure qui conduit
l’histoire. Ils pensent que, pour être juste, une idée politique doit fusionner
ensemble la morale et la force, les droits de l’homme et du courage. Le fond
culturel des néoconservateurs washingtoniens est composé des écrits, entre
autres, de Machiavel, de Hobbes et d’Edmund Burke. Bien entendu, ils admirent
aussi Winston Churchill et la politique de Ronald Reagan. Ils ont tendance à
lire la réalité à la lumière de l’échec des années 1930 (Munich), auquel ils
opposent le succès des années 1980 (la chute du mur de Berlin).
Se
trompent-ils ? Ont-ils commis un acte de pure folie en entraînant Washington
dans la guerre contre Bagdad ? Ils ne le croient pas. Ils continuent à
s’accrocher dur comme fer à leurs convictions. Ils continuent à prétendre que
tout est plus ou moins pour le mieux. Que les choses vont finir par marcher.
Occasionnellement, toutefois, ils semblent être pris brusquement de sueurs
froides. C’est que, cette fois, ce n’est plus simple exercice académique, dit
l’un d’entre eux ; cette fois, nous sommes responsables de ce qui est en train
de se passer. Les idées que nous formulons sont en train d’affecter, en ce
moment même, l’existence de millions de personnes. Aussi y a-t-il de ces moments
où vous avez les jetons. Vous vous dites : « B.rd.el, nous sommes venus donner
un coup de main : et si nous étions en train de nous planter ! ? !
»
2 – William Kristol
L’Amérique a-t-elle eu les yeux
plus gros que le ventre ? Bill Kristol répond : non. C’est vrai, la presse est
très critique, mais lorsque vous examinez les faits, sur le terrain, vous
constatez qu’il n’y a pas de terrorisme, pas de destructions de masse, pas
d’attaques contre Israël. Les champs pétroliers, dans le sud (de l’Irak) ont été
sauvés et protégés, le maîtrise américaine du ciel irakien est totale, les
forces américaines sont déployées à soixante-dix kilomètres de Bagdad. Donc,
même si des erreurs ont pu être commises ici ou là, elles ne sont pas très
graves. L’Amérique est assez puissante pour régler tout ça. Kristol n’est pas
effleuré du moindre doute qu’à la fin des fins, le général Tommy Franks
atteindra tous ses objectifs. La 4ème Division de Cavalerie entrera bientôt dans
la danse, et une autre division est en route : elle vient de quitter le Texas.
Ainsi, au lieu d’une guerre en dentelles avec soixante tués en quinze jours,
nous risquons d’avoir une guerre moins élégante, avec un millier de morts en
deux mois. Néanmoins, Bill Kristol n’a absolument aucun doute sur le fait que la
Guerre de Libération de l’Irak est une guerre juste, inévitable,
même.
Kristol est élégant, sympathique. De taille moyenne, il a la
quarantaine bien tassée. Au cours des dix-huit derniers mois, il a usé et abusé
de sa situation de rédacteur en chef de l’hebdomadaire de droite Weekly Standard
et de son appartenance au cercle néoconservateur de Washington pour inciter la
Maison Blanche à se lancer dans la bataille contre Saddam Hussein. Si Kristol
est connu pour l’influence considérable qu’il exerce sur le Président, le
vice-président Dick Cheney et le Secrétaire d’Etat à la Défense Donald Rumsfeld,
il passe aussi pour avoir joué un rôle décisif dans la décision de Washington de
lancer cette campagne massive contre Bagdad. Assis derrière les piles de
bouquins qui encombrent son bureau dans les locaux du Weekly Standard situés
dans un quartier au nord-ouest de Washington, il tente de me convaincre qu’il
n’est pas inquiet, il s’efforce de rester zen. Pour lui, il est tout simplement
inconcevable que l’Amérique ne soit pas victorieuse. Si l’Amérique devait
perdre, les conséquences seraient catastrophiques. Personne ne veut penser
sérieusement à cette éventualité.
« Quel est le motif pour faire cette guerre
? », demandé-je. Kristol me répond qu’à un certain niveau, il s’agit de la
guerre dont George Bush nous bassine : une guerre contre un régime brutal qui
détient des armes de destruction massive. Mais, à un niveau plus profond, il
s’agit d’une guerre plus large, visant à donner forme à un nouveau Moyen-Orient.
C’est une guerre dont on attend qu’elle change la culture politique dans
l’ensemble de la région. Parce que, ce qui s’est passé le 11 septembre 2001,
précise Kristol, c’est que les Américains ont regardé autour d’eux, et qu’ils
ont constaté que le monde n’était pas ce qu’il pensaient. Le monde est un
endroit dangereux. Par conséquent, les Américains se sont mis à rechercher une
doctrine qui leur permettrait de faire face à ce monde dangereux. Et la seule
doctrine qu’ils trouvèrent fut l’idéologie néoconservatrice.
Cette doctrine
affirme que le problème, au Moyen-Orient, c’est l’absence de démocratie et de
liberté. Il s’ensuit que la seule manière d’empêcher des gens comme Saddam
Hussein et Oussama Ben Laden de sévir est de propager la démocratie et la
liberté. De changer radicalement la dynamique culturelle et politique qui
aboutit à l’apparition de personnages de cet acabit. Et la seule façon de lutter
contre le chaos, c’est de créer un nouvel ordre mondial qui soit fondé sur la
liberté et les droits de l’homme – et d’être prêts à utiliser la force afin de
consolider ce nouveau monde. Ainsi, c’est cela, le véritable objectif de cette
guerre. Elle est menée afin de consolider un nouvel ordre mondial, et de créer
un nouveau Moyen-Orient.
Cela signifie-t-il que la guerre en Irak est
effectivement une guerre néoconservatrice ? C’est ce que disent les gens, répond
Kristol, en riant. Mais la vérité, c’est qu’il s’agit d’une guerre américaine.
Les néoconservateurs ont réussi parce qu’ils ont atteint le socle rocheux de
l’Amérique : le fait est que l’Amérique est profondément imbue de sa mission
salvatrice. L’Amérique a besoin d’offrir quelque chose qui transcende une vie
confortable, qui aille au-delà du succès matériel. Ainsi, en raison de leurs
idéaux, les Américains ont accepté ce que les néoconservateurs leur proposaient.
Ils ne voulaient pas faire une guerre d’intérêt, mais étaient prêts à se battre
pour leurs valeurs. Ils voulaient une guerre guidée par une vision morale. Ils
voulaient attacher leur wagon à quelque chose qui les dépasse.
Cette vision
morale signifie-t-elle qu’après l’Irak, ce sera au tour de l’Arabie Saoudite et
de l’Egypte ?
Kristol répond qu’il est en brisbille avec l’Administration sur
la Question de l’Arabie Saoudite. Mais il pense qu’il est impossible de laisser
l’Arabie saoudite continuer, comme si de rien n’était, sur sa lancée. Le
Wahhabisme fanatique que l’Arabie saoudite génère est en train de saper la
stabilité de tous les pays de la région. Il en va de même pour l’Egypte, dit-il
: nous ne pouvons pas accepter le statu quo en la matière. Pour l’Egypte, aussi,
l’horizon doit être une démocratie libérale.
Il faut bien comprendre qu’en
dernière analyse, la stabilité que les despotes arabes corrompus peuvent offrir
est grandement illusoire. Exactement de la même manière qu’était illusoire la
stabilité que Yitzhak Rabin avait reçue des mains de Yasser Arafat. A long
terme, aucune de ces dictatures décadentes ne perdurera. Le choix est entre
islam extrémiste et fascisme laïc ou la démocratie. Et, à cause du 11 septembre,
les Américains le comprennent parfaitement. L’Amérique est confrontée à une
situation où elle n’a aucun choix. Elle est obligée d’être beaucoup plus
agressive dans sa promotion de la démocratie. D’où cette guerre, fondée sur la
nouvelle conception américaine selon laquelle si ce ne sont pas les Etats-Unis
qui modèlent le monde à leur image, c’est le monde qui modèlera les Etats-Unis à
son image.
3 – Charles
Krauthammer
Sera-ce un second Vietnam ? Charles Krauthammer est
catégorique : non ! Il n’y a aucune ressemblance avec le Vietnam. A la
différence des années 1960, il n’y a pas de culture parallèle anti-establishment
aux Etats-Unis actuellement. Contrairement aux années 1960, les Américains
aiment leur armée et il y a un président déterminé, qui a du caractère, à la
Maison Blanche. Autre différence : les Américains ne refusent plus de faire des
sacrifices. Tel est le changement total qui s’est produit, dans ce pays, le 11
septembre 2001. Depuis le matin de ce jour-là, les Américains ont compris que
s’ils n’agissent pas maintenant, et si des armes de destruction massive passent
aux mains d’organisations terroristes, des millions d’Américains
mourront. Par conséquent, parce qu’ils comprennent que ceux-là (les
terroristes, ndt) veulent les tuer par millions, les Américains préfèrent
prendre le chemin du champ de bataille et combattre, plutôt que rester là à
attendre, sans rien faire, et de mourir chez eux.
Charles Krauthammer est un
homme élégant, volubile, au teint hâlé. Dans son bureau spacieux, situé sur la
19ème rue, dans le Nord Ouest de Washington, il est assis, droit comme un i,
dans un fauteuil noir à roulettes. Bien que ses écrits aient tendance à être
plutôt sombres, en ce moment, il a une pêche d’enfer. Notre éditorialiste bien
connu (il écrit dans le Washington Post, le New York Times et le Weekly
Standard) n’a pas vraiment d’inquiétudes quant à l’issue de cette guerre, dont
il a assuré la promotion durant plus de dix-huit mois. Non, il n’accepte pas
l’idée qu’il a contribué à pousser l’Amérique à aller faire la guerre sur de
nouveaux champs de bataille entre le Tigre et l’Euphrate. Mais il est vrai qu’il
appartient à un courant conceptuel qui avait quelque chose à proposer à la suite
des attentats du 11 septembre. En quelques semaines, après les attentats contre
les Tours jumelles de New York et le Pentagone (à Washington), il avait arrêté
son choix, dans ses éditoriaux, sur la cible à viser : Bagdad. Et il est encore
convaincu, aujourd’hui, que l’Amérique a la force nécessaire pour en venir à
bout. L’idée que l’Amérique ne puisse pas l’emporter ne lui a jamais seulement
traversé l’esprit.
Quel est l’objectif de cette guerre ? Elle a trois buts
différents. Premièrement, c’est une guerre pour désarmer l’Irak, supprimer ses
armes de destruction massive. C’est la base, c’est une cause qui s’impose
d’elle-même, et c’est aussi une cause suffisante en elle-même. Mais au-delà, la
guerre en Irak est menée afin de modifier le marché démoniaque passé par
l’Amérique avec le monde arabe, voici des décennies. Ce marché disait : vous
nous vendrez votre pétrole et nous n’interviendrons pas dans vos affaires
intérieures. Envoyez-nous du pétrole et nous, nous ne vous demanderons pas ce
que nous exigeons du Chili, des Philippines, de la Corée et de l’Afrique du
Sud.
Ce marché est effectivement venu à expiration le 11 septembre 2001,
explique Krauthammer. Depuis ce jour-là, les Américains ont compris que s’ils
permettent au monde arabe de persister dans ses comportements inadmissibles –
exécutions, ruine économique, désespoir entretenu par l’impéritie – ce monde
arabe continuera à produire de plus en plus de nouveaux Ben Laden. Aussi
l’Amérique est-elle parvenue à la conclusion qu’elle n’avait plus le choix :
elle doit se charger elle-même de la tâche consistant à reconstruire
différemment le monde arabe.
Par conséquent, la guerre en Irak est en réalité
le début d’une expérimentation historique gigantesque, dont le but est de faire,
dans le monde arabe, ce qui avait pu être fait en Allemagne et au Japon, après
la Seconde guerre mondiale.
C’est une expérience audacieuse, admet
Krauthammer, peut-être est-elle utopiste, mais elle n’est pas irréaliste. Après
tout, il est inconcevable d’avaliser le préjugé raciste qui voudrait que les
Arabes soient différents de tous les autres humains, qu’ils soient incapables
d’avoir une vie régie par des principes démocratiques.
Toutefois, à en croire
notre éditorialiste juif américain, la guerre actuelle a une importance qui
dépasse encore cela. Si l’Irak devient effectivement pro-occidental et s’il
constitue un nouveau foyer de rayonnement américain, cela aura des conséquences
extrêmement importantes sur le plan géopolitique. Une présence américaine en
Irak se projettera à travers l’ensemble de la région. Elle insufflera aux
rebelles (au régime) en Iran courage et force, et elle dissuadera la Syrie, la
contraignant à l’attentisme. Elle accélèrera le processus de changement auquel
le Moyen-Orient doit se plier.
L’idée de la guerre préemptive n’est-elle pas
une idée dangereuse, susceptible de chambouler l’ordre international ?
Nous
n’avons pas le choix, répond Krauthammer. En ce vingt et unième siècle, nous
sommes confrontés à un défi nouveau et singulier : la démocratisation de la
destruction de masse. Il y a trois types de stratégies possibles face à ce défi
: l’apaisement, la dissuasion et la préemption. L’apaisement et la dissuasion
n’ayant aucune chance de succès, la préemption est la seule stratégie possible.
Les Etats-Unis doivent mettre en œuvre une politique agressive de guerres
préemptives. C’est exactement ce qu’ils sont en train de faire, en Irak. C’est
ce que les hommes de Tony Franks sont en train de faire, en ce moment
même.
Et si l’expérience échoue ? Et si
l’Amérique est défaite ?
Non. Cette guerre va renforcer la place de
l’Amérique dans le monde pour la génération à venir, me « rassure » Krauthammer.
Son résultat va déterminer l’aspect du monde pour le quart de siècle à venir. Il
y a trois possibilités. Si les Etats-Unis remportent rapidement la victoire,
sans bain de sang, elle deviendra un colosse qui dictera l’ordre mondial. Si la
victoire est lente et « souillée », il sera impossible d’aller s’occuper des
autres pays arabes après l’Irak. Cela s’arrêtera là. Mais si l’Amérique est
battue, les conséquences seront catastrophiques. Sa capacité dissuasive sortira
affaiblie, ses amis l’abandonneront et elle se repliera sur son insularité. Une
extrême instabilité en résultera, au Moyen-Orient.
Mais j’espère bien que
vous n’envisagez même pas que cela puisse se produire, me dit Krauthammer en me
regardant droit dans les yeux. Mais justement parce qu’il en est ainsi, je suis
sûr que nous ne perdrons pas cette guerre. Parce que l’administration en connaît
les implications. Le président sait que tout, absolument tout, en dépend. Aussi,
il jettera dans la bataille tout ce qui sera nécessaire. Il fera tout ce qui
doit être fait. George W. Bush ne laissera pas l’Amérique perdre cette
guerre.
4 – Thomas Friedman
Sommes-nous confrontés à une
réédition de la guerre au Liban ? Tom Friedman avoue qu’il en a bien peur. Il
était au Liban, à l’Hôtel Commodore de Beyrouth, en été 1982, et il s’en
souvient comme si c’était hier. Aussi, il voit clairement les similitudes. Le
général Ahmad Chalabi (un dirigeant chiite que les néconservateurs veulent
installer au pouvoir d’un Irak libre), il le voit dans le rôle d’un Bashir
Jemayel. L’opposition irakienne, il la voit dans le rôle des Phalanges. Richard
Perle et les cercles conservateurs qui l’entourent lui rappellent Ariel Sharon.
Et il s’agit d’une guerre qui est, en fin de compte, une guerre existentielle.
Une guerre qui exige que soit utilisée une force militaire massive, afin
d’établir un nouvel ordre international.
Tom Friedman, éditorialiste au New
York Times, ne s’est pas opposé à la guerre. Au contraire. Lui aussi, il avait
été terriblement secoué par le 11 septembre, lui aussi, il veut comprendre d’où
viennent ces fanatiques désespérés, qui haïssent l’Amérique plus qu’ils n’aiment
leur propre vie. Lui aussi, était arrivé à la conclusion que le statu quo au
Moyen-Orient ne pouvait plus être toléré. Le statu quo est terminé. Par
conséquent, il est urgent de fomenter une réforme globale du monde
arabe.
Certaines choses peuvent être vraies, même si Bush y croit, me dit
Friedman avec un clin d’œil. Et, après le 11 septembre, il ne faut pas compter
dire à Bush de laisser tomber et de faire comme si rien ne s’était passé. Il y
avait une certaine justesse dans le sentiment général en Amérique, qui disait au
monde arabe : nous vous avons laissé faire ce que vous vouliez pendant très
longtemps, vous avez joué avec les allumettes, et vous avez fini par vous
brûler. Alors, c’est terminé : nous n’avons pas l’intention de vous laisser
continuer à jouer tous seuls comme des grands plus longtemps.
Friedman est
assis, devant moi, dans un bureau rectangulaire, au siège du New York Times, à
Washington, à l’angle de la 17ème rue. L’un des murs est entièrement occupé par
une carte géante du monde. Penché sur son ordinateur, il me lit les bonnes
feuilles d’un article qui doit être mis sous presse dans les deux heures. Il
polit, il aiguise, il peaufine les jeux de mots. Il pèse ce qu’il convient de
dire aujourd’hui, ce qui doit être gardé pour plus tard. Puis, se tournant vers
moi, il me dit que les démocraties semblent « soft », en apparence, tant
qu’elles ne sont pas menacées. Une fois menacées, elles peuvent devenir dures –
très dures. En fait, la guerre en Irak est une sorte de Jénine à grande échelle.
Parce qu’à Jénine, aussi, ce qui s’est passé, c’est que les Israéliens ont dit
aux Palestiniens : « Nous vous avons laissés seuls et vous avez joué avec les
allumettes jusqu’à ce qu’inopinément vous fassiez sauter un repas de famille à
l’occasion de la Pâque juive, à Netanya. Par conséquent, nous ne vous laisserons
plus jamais seuls. Nous entrerons maison après maison dans la Casbah ». Du point
de vue américain, l’Irak de Saddam, c’est Jénine. Cette guerre est un « bouclier
de protection ». Il s’ensuit que le danger est similaire : à savoir, qu’à
l’instar d’Israël, l’Amérique risque de commettre l’erreur de recourir
uniquement à la force.
Cette guerre n’est pas illégitime, dit Friedman. Mais
elle est très présomptueuse. Vous devez avoir un culot monstre, pour prétendre
que vous allez reconstruire un pays qui se trouve aux antipodes. Mais pour
qu’une guerre présomptueuse de ce type ait la moindre chance d’être victorieuse,
il faut qu’elle bénéficie d’un soutien international. Cette légitimité
internationale est indispensable si vous voulez disposer de suffisamment
d’espace et de temps afin de mener à bien votre projet présomptueux. Mais George
Bush n’a pas eu la patience de glaner le soutien international. Il a fait le
pari que la guerre se justifierait d’elle-même a posteriori, que nous
avancerions rapidement et que nous conquérrions rapidement du terrain, que les
Irakiens nous accueilleraient avec des grains de riz et des pétales de roses et
que, dès lors, la guerre se justifierait d’elle-même. Ce n’est pas ce qui s’est
passé. Peut-être cela arrivera-t-il la semaine prochaine, mais en attendant, ce
n’est pas le cas.
Quand je pense à ce qui risque de se passer, j’ai des
sueurs froides, m’avoue Friedman. Je nous vois obligés d’imposer un siège à
Bagdad. Et je sais quel genre d’insanités un siège contre Bagdad pourrait
entraîner. L’idée de combats au corps à corps, de maison à maison, dans Bagdad,
sans légitimité internationale me coupe l’appétit. Je vois des ambassades
américaines en flammes, un peu partout dans le monde. Je vois les fenêtres des
entreprises américaines brisées à coups de pierres. Je vois comment la
résistance irakienne face aux Américains s’étend à la résistance anti-américaine
dans le monde arabe et à une résistance à l’Amérique d’ampleur mondiale. La
pensée de ce qui risque de se passer me ronge de l’intérieur,
littéralement.
Qu’a fait George Bush ? Il s’est contenté de nous montrer une
magnifique table en bois d’ébène : le nouvel Irak, l’Irak démocratique… dit
Friedman. Mais quand vous retourner cette table, vous vous apercevez qu’elle n’a
qu’un pied. Cette guerre est debout sur un seul pied. Mais, d’un autre côté,
quiconque pense pouvoir battre George Bush ferait mieux d’y réfléchir à deux
fois. Bush ne cèdera jamais. Il n’est pas fait de ce bois-là. Croyez-moi, je ne
voudrais pas me trouver à côté de ce gars-là dans une situation où il se saurait
cerné. Je ne conseillerais à personne qui tienne à sa vie de chercher noise à
Dick Cheney, Donald Rumsfeld ni au Président Bush !
Cette guerre contre
l’Irak est-elle la grande guerre néoconservatrice ? C’est en tout cas la guerre
que les néoconservateurs voulaient, explique Friedman. C’est la guerre dont les
néoconservateurs ont fait la promotion, le marketing. Ces gens avaient une idée
à vendre, lorsque s’est produit le 11 septembre, et ils l’ont vendue. Ah oui,
alors : et avec quel succès ! Ainsi, il ne s’agit pas d’une guerre que le peuple
aurait réclamée. C’est la guerre d’une élite. Friedman se marre : « Je pourrais
vous citer les noms de vingt-cinq personnes (qui se trouvent, toutes, en ce
moment même, dans un rayons de cinq pâtés d’immeubles autour de son bureau),
sans lesquelles, si vous les aviez exilées sur une île déserte voici un an et
demi, la guerre en Irak n’aurait jamais eu lieu !
Reste que ce n’est pas si
simple, se reprend-il. Il ne s’agit pas de je ne sais quelle fantaisie qui
serait sortie du cerveau fécond des néoconservateurs. Nous ne sommes pas
simplement confrontés à vingt-cinq personnes qui auraient pris l’Amérique en
otage. Vous ne pouvez pas entraîner une nation aussi immense dans une aventure
aussi effroyable avec un simple Bill Kristoll et son Weekly Standard et cinq ou
six autres éditorialistes, aussi influents soient-ils… En dernière analyse, ce
qui a produit cette guerre, c’est la réaction exagérée de l’Amérique aux
attentats du 11 septembre. C’est le sentiment d’anxiété – justifié – qui s’est
emparé de l’Amérique après le 11 septembre 2001. Ce ne sont pas les
néoconservateurs, à eux seuls, qui nous ont entraînés jusqu’aux faubourgs de
Bagdad. Ce qui nous a entraîné jusque dans les faubourgs de Bagdad, c’est un
cocktail, typiquement américain, d’hubris impérialiste et
d’anxiété.