Réflexion d'une jeune palestinienne à la lecture de la "Feuille de route" :
"Un pain entier ne le coupe pas et coupé ne le mange pas..."
                               
                       
Point d'information Palestine N° 220 du 29/05/2003
Newsletter privée réalisée par La Maison d'Orient - BP 105 - 13192 Marseille Cedex 20 - FRANCE
Phone + Fax : +33 491 089 017 - E-mail :
lmomarseille@wanadoo.fr
Pierre-Alexandre Orsoni (Président) - Monique Barillot (Trésorière)
Association loi 1901 déclarée à la Préfecture des Bouches-du-Rhône sous le N° 0133099659
Rédaction : Pierre-Alexandre Orsoni et Marcel Charbonnier
                                            
  
Si vous ne souhaitez plus recevoir nos Points d'information Palestine, ou nous indiquer de nouveaux destinataires, merci de nous adresser un e-mail à l'adresse suivante : lmomarseille@wanadoo.fr. Ce point d'information est envoyé directement à un réseau strictement privé de 7179 destinataires et n'est adossé à aucun site internet.
Les propos publiés dans cette lettre d'information n'engagent que la responsabilité de leurs auteurs.
Consultez régulièrement les sites francophones de référence :
http://www.solidarite-palestine.org - http://www.paix-en-palestine.org - http://www.protection-palestine.org
http://www.paixjusteauprocheorient.com - www.presse-palestine.org - http://www.vigie-media-palestine.org
http://acrimed.samizdat.net - http://www.reseauvoltaire.net - http://www.mom.fr/guides/palestine/palestine.html
                               
à notre sœur et amie Lama qui s'en est allée ce vendredi 23 mai 2003...
rejoindre la mémoire de son peuple et habiter à jamais la notre
                       
Au sommaire
                                   
Témoignages
1. Même un clown fait peur... par Michel Rousseau, citoyen de Grenoble en France
2. Terrorisme par Marianne Blume, citoyenne de Gaza en Palestine
3. Causerie pour un jour de Fête des Mères. Ma fille, que je n’entendrai plus par Cindy Corrie, citoyenne [traduit de l'anglais par Marcel.Charbonnier]
                                    
Dernière parution
- MUSIQUE - Tamaas de Samir Joubran (duo de oud avec Wissam Joubran)
                                                   
Rendez-vous
- THEATRE - "Nous sommes les enfants du Camp" par la troupe Al-Rowwad du 2 juin au 31 juillet 2003 dans toute la France
                                
Réseau
1. 50 ans de Nakba journalistique au Proche-Orient. A quand l'Intifada médiatique ? par Valérie Féron paru sur le site Entrefilet.com du jeudi 15 mai 2003
2. Beit Hanoun : Nouvelles attaques contre les civils et destruction des biens essentiels à leur survie par Médecins Sans Frontières (26 mai 2003)
3. A propos de la feuille de route par Hanan Ashrawi (28 octobre 2002) [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
4. On ne peut mieux trahir les assassinés d'Auschwitz par Rudolf Bkouche (19 mai 2003)
5. Appel pour la libération de Tarek Aziz par les Amitiés Franco-Irakiennes par le Comité pour la libération des Irakiens séquestrés par les troupes d’occupation américaines en Irak (19 mai 2003)
6. Le Mur par Israël Shamir (13 mai 2003) [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
                            
Revue de presse
1. Feuille de route ou embuscade ? par Rashid I. Khalidi in The Nation (hebdomadaire américain) à paraître le lundi 9 juin 2003 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
2. Bush offre des assurances à Sharon par Jean-Jacques Mevel in Le Figaro du samedi 24 mai 2003
3. Un message direct à l'occupant israélien ? par Valérie Féron in 24 heures (quotidien suisse) du mardi 20 mai 2003
4. Une crise sans précédent : la condition arabe par Edward Saïd in CouterPunch.org (newsletter politique américaine) du mardi 20 mai 2003 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
5. Ariel Sharon - L'arrogance et le mépris par Marcel Péju in L'intelligent - Jeune Afrique du dimanche 18 mai 2003
6. Un nouveau front envisage de renverser le régime iranien par Marc Perelman in Forward (hebdomadaire américain) du vendredi 16 mai 2003 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
7. Les Palestiniens sont-ils trop radicaux, en désirant retourner chez eux ? par Sherri Muzher in Palestine Chronicle (e-magazine palestinien publié aux Etats-Unis) du jeudi 15 mai 2003 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
8. L’échec garanti sur facture de la "feuille de route" par Tanya Reinhart in Yediot Aharonot (quotidien israélien) du mercredi 14 mai 2003 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
9. Une nomination de plus sur la voie du militarisme par Reuven Pedatzur in Ha'Aretz (quotidien israélien) du mardi 13 mai 2003 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
10. Une autre voix pour la paix par Maya Al-Qalioubi in Al-Ahram Hebdo (hebdomadaire égyptien) du mercredi 14 mai 2003
11. La peur de l’Autre en partage par Hazem Saghieh in "Al Hayat" (quotidien britannique) repris dans Courrier International du mercredi 14 mai 2003
12. L'Irak occupé par des rapaces par Maurice Godelier et Jacques Sapir in Libération du lundi 12 mai 2003
13. Le fardeau de l’homme blanc ? par Ari Shavit in Ha'Aretz (quotidien israélien) du lundi 5 avril 2003 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
                                       
Témoignages

                                       
1. Même un clown fait peur... par Michel Rousseau, citoyen de Grenoble en France
[Michel Rousseau est un artiste clown. Il fait par ailleurs parti de l'organisation Clowns Sans Frontières et anime le site
http://passeurs.net.]
J'ai toujours pensé que j'avais un "bon" passeport, sésame d'un pays riche et respecté, qui me permettait de voyager partout librement, parfois au coeur de l'injustice, toujours celle des autres. Pour une nuit, cette injustice est devenue la mienne. Je suis enfermé à clé dans la prison de l'aéroport de Ben Gourion, à Tel Aviv, sans eau ni nourriture, la commande de la lumière et les toilettes sont à l'extérieur, au bon gré du policier de faction. Demain, je reprendrai l'avion en sens inverse, sans qu'on m'ait dit (et je ne le saurai sans doute jamais officiellement) pourquoi on m'a refusé l'accès au territoire israélien, pourquoi ma destination (Gaza) m'a conduit sur la voie de l'expulsion. De quoi suis-je accusé ? Selon quelles lois ? Quelle est cette (in)justice qui condamne sans accusation ni défense ? C'est celle d'une démocratie puissante : Israël. C'est celle que subissent quotidiennement depuis plus de 50 ans les palestiniens de Gaza et des territoires occupés. Aujourd'hui, à l'exception des diplomates, elle s'étend systématiquement à tous les étrangers qui veulent se rendre en Palestine. (Il est impossible d'y aller sans passer par Israël). La procédure d'expulsion est efficace et bien rôdée, imparable: je n'ai jamais vu la personne qui a décidé de mon expulsion, je n'ai jamais eu de réponse aux questions que j'ai posé et  je n'ai appris la "sentence" que très tard, de la bouche d'un policier sans grade, chargé d'exécuter la procédure, à un moment où toute contestation n'était déjà plus possible. La peine inclut une nuit en prison - je suis en situation irrégulière depuis le refus de m'accueillir - plus une séance autant humiliante qu'inutile : dépiotage appuyé de chaque élément de mes bagages, fouille au corps. Les policiers m'aboient les consignes, ne répondent jamais aux questions, ils font vraiment un sale boulot.
Les autres détenus s'appellent Mustapha et Chass. Mustapha est palestinien de Ramallah, il a 70 ans, est porteur de deux passeports, un palestinien et un américain. Il revient avec sa femme, de Chicago, où ils ont rendu visite à leur fils, comme chaque année. A l'aller, ils sont passé par Amman en Jordanie; au retour, escale à Londres et puis Tel Aviv. Israël refuse qu'ils entrent sur son territoire par un endroit différent de celui par lequel ils sont partis (le pont Allenby, passage entre la Cisjordanie et la Jordanie). Soit ils acceptent de payer un billet d'avion pour Amman (350 USD) et ensuite de prendre un bus pour Ramallah, soit ils sont renvoyés à leur dernière escale, Londres. De Tel Aviv, ils étaient à une heure de voiture de chez eux...
Chass vient de Sierra Leone, il a fui son pays en guerre il y a deux ans et demi, il vit et travaille depuis en Israël, en situation régulière avec un passeport valide. Il y a trois jours, il est parti pour les USA, toujours avec son passeport valide, mais à l'escale d'Athènes, son passeport à été déclaré invalide au motif qu'il manquait une page. Les grecs l'ont renvoyé en Israël, qui a son tour refuse de l'accepter à cause de la page manquante, page jamais détectée depuis les deux ans et demi qu'il vit ici. Il va être expulsé vers Athènes, qui risque de l'expulser vers Tel Aviv, etc... Il ne sait pas comment sortir de cette situation. (Selon les lois internationales, les compagnie aériennes ont l'obligation de rapatrier un étranger en situation irrégulière, jusqu'à l'escale précédent son arrivée sur le territoire).
Je suis clown, je venais jouer un spectacle pour les enfants palestiniens. Même un clown leur fait peur...
                                      
2. Terrorisme par Marianne Blume, citoyenne de Gaza en Palestine
Gaza, le mardi 20 mai 2003 - Je n'écris pas souvent, parce qu'à force de vivre dans l'injustice et l'absurde, on finit par avoir l'impression de se répéter et, souvent, pour rien. Mais aujourd'hui, la coupe déborde plus que d'habitude. J'en ai marre d'entendre, de lire dans toutes les langues que les attentats sabotent la feuille de route et donc les efforts de paix, marre d'écouter les litanies contre Arafat et tous ceux qu'Israël n'aime pas, marre de ne rien lire ou entendre sur le terrorisme israélien qui tue dans l'œuf l'espoir même de la paix. Alors, je décide de vous faire partager une petite part de notre quotidien.
Hier, 19 mai 2003, un ancien étudiant m'appelle avec une voix étrange que je ne lui connais pas. Il me demande de venir au plus vite pour voir... et d'amener des étrangers si je peux. Il s'arrête, et je me doute qu'il est ému, qu'il pleure. Les Israéliens ont démoli la maison de son beau-père et celle de son cousin. Ils ont aussi démoli une autre maison, endommagé la mosquée, et puis ils s'en sont pris aux arbres suivant une bonne vieille habitude. Les chars et les bulldozers sont encore là. J'hésite, prise d'angoisse à l'idée que je ne pourrai rien y faire et que je rencontrerai peut-être un de ces insectes hideux qui crachent des balles sur tout ce qui se passe. Avec un ami, nous décidons d'aller. Pour atteindre l'ezbah Beit Hanoun, nous ne pouvons prendre la route principale (Salah al-Dine), puisque les chars occupent Beit Hanoun depuis quatre jours. Nous sommes obligés d'aller par un chemin de traverse que je ne connais pas. Et nous arrivons. Les hommes sont assis comme pour les deuils, les femmes sont ensemble plus loin. L'atmosphère est si lourde que nous ne savons que dire. Nous écoutons le récit de la nuit passée. Les hommes sont extraordinairement calmes, mais les visages sont marqués par la fatigue et l'inquiétude. Les femmes sont là avec des enfants qui ne comprennent pas ce qui est arrivé ou qui comprennent trop bien et sont trop sages. Elles racontent et contemplent l'amas de ce qu'on a pu sauver, avec dans les yeux tout ce qui est perdu. Les plus grands cherchent leurs cahiers ou leurs livres, car les examens ont commencé.
Ce que j'ai vu est indescriptible. J'ai vu une maison rasée et enterrée avec du sable par ceux qui l'ont démolie. J'ai vu la famille, aidée des voisins, creuser pour retrouver tout ce qui serait récupérable. Leur quête désespérée ressemblait à un jeu morbide, car rien ne subsiste, pas même le tracteur écrasé avec le reste. J'ai vu une femme jeune errer sur les décombres où sont engloutis tous ses espoirs. J'ai vu les corps des chèvres et des animaux que le bulldozer a écrasés avec le reste. J'ai vu des ruchers saccagés et des arbres déracinés. J'ai vu des enfants surexcités qui ne trouvaient pas d'autre moyen de dire l'indicible que de se rassembler et de guetter le blindé qui passait et repassait sur la route, tirant sporadiquement vers des paysans qui tâchaient de traverser la rue. J'ai vu deux autres maisons embouties par les bulldozers et qui semblaient tenir par miracle. J'ai vu le poste électrique qui dessert l'ezbah, vandalisé. J'ai vu, ou plutôt je n'ai plus vu, la route nouvellement refaite : les Huns sont passés par là. Et pourtant, je n'ai pas vu de larmes, sauf dans les yeux de mon étudiant qui n'en peut déjà plus de cette vie absurde : il vient d'avoir un enfant et il se demande avec angoisse ce qu'il pourra pour lui.
J'ai respiré l'odeur de la poussière et de la terre retournée, l'odeur de la mort aussi : les mouches bleues sont agglutinées là où les animaux sont engloutis.
Et puis, j'ai entendu des récits si sobres que j'en ai eu la chair de poule. Les soldats sont venus, ont intimé l'ordre de sortir immédiatement sans rien prendre, ni l'argent, ni le lait pour les enfants, ni les papiers importants, ni les couvertures, ni... Tout cela dans la nuit. Tous sont sortis sans résistance pour assister de loin à l'anéantissement de leur bien. Ailleurs, les soldats s'en sont pris à un père de famille, sa gamine de 5 ans tout au plus s'est mise à pleurer et a couru vers son père. Le soldat a mis son arme sur sa tempe et lui a ordonné de lever les mains. Ailleurs, une femme a demandé aux soldats de pouvoir sortir au moins les animaux, le chien et les moutons. Et les soldats ont refusé. "Ils n'ont pitié de rien", me dit cette femme, "Pourquoi les animaux ?"
Maintenant, les familles ont trouvé asile chez leurs proches. Vingt personnes en plus tout d'un coup, dans une maison qui en abrite déjà à peu près autant. Des gens qui ont perdu leur logement et leur moyen de subsistance : plus d'oliviers, plus de citronniers, plus de troupeau, plus rien. Plus rien dans un hameau où les gens n'ont déjà rien.
Je vous raconte l'histoire d'une nuit à l'ezbah Beit Hanoun parce que j'ai vu. N'importe qui pourrait vous faire un récit similaire et plus sanglant sur Rafah, Khan Younis, al-Qarara, al-Moghraqa, Nusseirat, Jabaliya ou autre. C'est ça le quotidien. Et quand on vous dit à la radio ou à la TV ou dans vos journaux que, après une période d'accalmie, les attentats ont recommencé, vous devez savoir que l'accalmie, ici, en Palestine, c'est la mort, les destructions, les vexations quotidiennes. Le terrorisme, c'est l'occupation et son cortège répressif. Le terrorisme, c'est l'assassinat journalier d'un peuple et de son avenir. Et c'est ça aussi le sabotage de toutes les feuilles de route qu'on se plaira à imaginer.
                               
3. Causerie pour un jour de Fête des Mères. Ma fille, que je n’entendrai plus par Cindy Corrie, citoyenne
[traduit de l'anglais par Marcel.Charbonnier]

(Le 16 mars 2003 à Rafah, Gaza occupée, Rachel Corrie, une activiste de la paix de 23 ans, originaire d'Olympia, Washington, a été assassinée, volontairement écrasé par un conducteur de bulldozer israélien. Rachel était à Gaza en tant que volontaire de l'ISM - International Solidarity Movement - et s'opposait pacifiquement à la destruction de la maison d'une famille palestinienne. La scène de son assassinat a été entièrement filmé, vous pouvez consulter ce reportage (insoutenable) sur le site http://electronicintifada.net/v2/article1248.shtml.)
Sylvester Park, Olympia, Washington, le 11 mai 2003 - A toutes les mères qui sont ici, je souhaite une joyeuse Fête des Mères. C’est un jour que, pour certaines d’entre nous, nous attendons afin de recevoir une petite marque de reconnaissance pour tout ce temps de notre vie que nous consacrons à nous rappeler et vérifier que tous les anniversaires, les Fêtes des Pères et autres jours importants pour notre famille sont célébrés comme il convient. Ce jour, nous y avons droit, nous le méritons bien ! Nous l’avons gagné ! Dans ma vie, j’ai eu des Fêtes des Mères adorables. Quand mes enfants étaient plus jeunes, je devais rester au lit jusqu’à ce qu’ils viennent me servir un petit déjeuner avec des croissants (parfois, un tantinet plus croustillants que d’habitude…) et du jus d’orange – toujours préparé avec amour, parfois avec des dégâts, mais la plupart du temps sans encombres. Et puis il y avait des petits cadeaux – des cartes de vœux décorées à la main, des poèmes, des dessins, et des petits carnets de coupons. Le dernier que j’aie reçu offrait des heures de ménage, la préparation du repas pour un jour où j’aurais été particulièrement occupée, et quelquefois ces coupons me donnaient droit à un nombre illimité de câlins ! Je pense que je ne me suis servie que des mes tickets de ravitaillement en câlins… En tous les cas, sans doute n’ai-je pas utilisé tous les autres ; mais je savais, lors de ces jours de Fête des Mères, que le cœur et l’esprit de mes enfants étaient occupés à trouver des moyens créatifs, concrets (et bon marché) de dire : « Je t’aime, Mom ». Je ne suis pas certaine que, même maintenant, ils comprennent tout à fait, de manière consciente, que le plus grand cadeau qu’ils me fassent, c’est, tout simplement, d’être là et d’être ce qu’ils sont…
Cette Fête des Mères, cette année, bien sûr, revêt pour moi un caractère unique. Mes enfants ayant grandi et s’étant installés à travers les Etats-Unis, pour la Fête des Mères, je pouvais compter sur un coup de fil de chacun d’entre eux : trois coups de fil de mes enfants, la même journée, vous vous rendez compte ? (Pour la société du téléphone AT&T and Sprint, le jour de la Fête des Mères, c’est le jackpot !) Cette année, Chris et Sarah m’ont appelée et m’ont parlé, en personne. Ce n’est pas le cas de Rachel, qui a été tuée, le 16 mars dernier, par un bulldozer, dans la bande de Gaza, en tentant de protéger une maison palestinienne contre la démolition. Rachel, néanmoins, est bien avec moi, puissamment, et je suis sûre que d’autres mères ont aussi leurs enfants disparus puissamment à leurs côtés, en ce jour. 
Que la Fête des Mères 2003 revête pour moi plus que sa signification habituelle, j’en ai eu une intuition avant la mort de Rachel – une semaine avant. J’étais à Washington avec d’autres femmes, rassemblées pour protester contre la guerre annoncée contre l’Irak. J’ai passé une journée dans divers ateliers militants et j’ai rencontré des mères de famille qui voulaient œuvrer à redonner à la Fête des Mères son sens originel, dans notre pays, celui que lui avait donné Julia Ward Howe et sa Déclaration, qui en appelait à une Fête des Mères pour la Paix, en combattant l’injustice et la violence où qu’elles se produisent.
Depuis que Rachel n’est plus là, il y a eu d’autres rencontres qui m’ont incitée à prendre conscience du pouvoir des mères. Lors d’un débat radiophonique, à partir de Washington – le seul que nous ayons organisé – j’avais le trac, j’étais tendue. Mais très rapidement, j’ai été réconfortée par deux appels de mères d’étudiants à Evergreen, qui avaient appris la mort de Rachel par l’intermédiaire de leurs enfants. Puis il y eut l’appel d’un Monsieur très gentil, qui me dit que je m’adressais pas aux bonnes personnes, à Washington, et qu’au lieu de chercher à rentrer en contact avec le Président, je devais essayer de parler à Laura et à Barbara Bush, « les mères du monde »… J’ai répondu à cet auditeur que j’ai une énorme confiance dans les mères. Et c’est vrai. Je suis très attachée aux mères. Je ressens quelque chose de profond, que nous partageons, quelque chose qui se produit lorsqu’un enfant entre dans notre vie, quelque chose qui nous maintient les pieds sur terre, sur notre conscience de la sainteté de cet être et qui, par transposition, nous maintient enracinées dans notre conscience de la sainteté de tous les êtres humains. Je pense que la politique de notre pays et que l’argent qui en dépend, dans le monde, devraient être les reflets des valeurs qui sont celles de l’immense majorité des mères : le caractère sacré de toute vie, l’égale valeur de tous les êtres humains et un engagement envers une justice rendue avec équité à travers l’adhésion à la loi.
Bien sûr, mon attention a été attirée sur les injustices inhérentes au conflit américano-israélo/palestinien. Je voulais vous parler aujourd’hui d’autres mères – des mères palestiniennes et israéliennes, très courageuses – mais je viens d’apprendre des nouvelles qui me préoccupent énormément, et dont je dois tout d’abord vous faire part. Le Mouvement International de Solidarité, le groupe de militants avec lequel Rachel travaillait, « a été créé afin de donner au peuple palestinien des ressources, une protection internationale et une voix, aux moyens desquelles résister de manière non-violente, face à une force d’occupation écrasante. Ces derniers jours, l’armée israélienne a augmenté sa pression sur les étrangers, en Cisjordanie mais encore plus particulièrement dans la bande de Gaza, et il semble bien que ce qu’ils veulent, c’est s’en prendre spécifiquement au Mouvement International de Solidarité. Deux militants britanniques, Nick et Alice, ont été arrêtés à un checkpoint et gardés à vue vingt huit heures, sans qu’on les arrête finalement, et sans qu’aucune charge ne soit retenue contre eux. Actuellement, ils sont consignés dans une colonie, apparemment en attendant d’être expulsés. Je pense qu’Alice est cette femme qui a assisté Rachel dans ses derniers instants. Alice est juive et elle a des cousins qui vivent en Israël. Quand elle apprend la nouvelle d’un attentat suicide à la radio, elle craint immédiatement pour leur vie.
Vendredi, quelque vingt véhicules militaires ont entouré le bureau de presse du Mouvement International. L’armée israélienne a confisqué les ordinateurs et l’équipement vidéo, pillé les dossiers et les photos, cassé du matériel et vandalisé les bureaux. Trois femmes, qui se trouvaient là (une de l’Observatoire des Droits de l’Homme Human Rights Watch, une volontaire palestinienne et une volontaire américaine) ont été emmenées. La Palestinienne a été relâchée. Les Internationales sont apparemment encore retenues – très vraisemblablement avant leur expulsion. On indique que ces incidents s’inscrivent dans un plan global visant à débarrasser la Cisjordanie et la bande de Gaza de tous les militants internationaux. L’agence Associated Press dit ceci : « En vertu de nouvelles lois israéliennes, les étrangers entrant à Gaza doivent signer un document comme quoi ils s’engagent à ne pénétrer dans des zones (déclarées) militaires situées le long de la frontière israélo-égyptienne ni les « autres zones de combats », en dégageant Israël de toute responsabilité au cas où ils seraient blessés ou tués. » Si ces nouvelles lois semblent viser les militants du Mouvement international de solidarité, l’Associated Press relève que « ces règlements semblent par ailleurs donner à l’armée des droits discrétionnaires en matière de tenue à l’écart d’autres ressortissants étrangers : les journalistes, les secouristes et les observateurs qui s’efforcent de contrôler les combats entre Israéliens et Palestiniens. » Amnesty International a publié un communiqué pour dire sa préoccupation devant ces « nouvelles limitations drastiques » dans lesquelles elle voit l’éventualité qu’ils visent à empêcher toute surveillance et tout examen du comportement de l’armée israélienne. » Notre famille ne sait pas quelles raisons l’armée israélienne invoque pour s’en prendre ainsi au Mouvement international de solidarité. Ce que nous savons, c’est que des gradés avaient dit à ma fille qu’elle se trouvait illégalement dans les territoires. Lorsque nous avons posé la question au Département d’Etat, on nous a répondu qu’à leur connaissance, Rachel n’avait enfreint aucune loi.
Il faut bien savoir que les « zones de combats » dont parle l’armée israélienne, ce sont les rues de Gaza et de la Cisjordanie – sur un territoire qui appartient au peuple palestinien !
Il faut que vous sachiez que c’est bien dans ces quartiers densément peuplés que les tanks et les bulldozers viennent accomplir leurs opérations militaires – des opérations qui consistent à détruire des maisons, des serres agricoles, des oliveraies et des murs. C’est bien ces quartiers que les hélicoptères Apache de fabrication et de financement américains survolent et c’est bien eux que les tireurs d’élite, postés dans les miradors israéliens qui dominent ces quartiers, visent et tirent.
Il faut que vous sachiez que, la semaine dernière, dix-neuf Palestiniens, en majorité des civils, ont été tués par l’armée israélienne. Parmi les victimes, on a relevé cinq enfants, un homme âgé et un handicapé. Treize de ces morts se sont produites dans le faubourg Al-Shujaiyya de la ville de Gaza, où quarante autres Palestiniens ont été blessés. L’armée a bloqué les ambulances et les secours médicaux. Plusieurs maisons ont été partiellement détruites. Un homme de trente-six ans et sa famille ont dû sortir de chez eux, c’étaient les ordres, on les a obligé à se dévêtir, après quoi on s’est servi d’eux comme boucliers humains pour protéger les soldats israéliens des tirs des résistants palestiniens qui résistaient à ces forces israéliennes. L’utilisation de boucliers humains est formellement illégale, en vertu du droit international.
Cette semaine, dans d’autres régions des territoires palestiniens, d’autres enfants ont été tués et blessés lorsque l’armée israélienne a tiré, endommageant des maisons, un hôpital et une école. Un enfant a été tué par l’armée, qui a ouvert le feu contre un groupe d’enfants qui lançaient des pierres.
Un journaliste britannique, James Miller, qui prenait des vues pour un documentaire pour la chaîne HBO sur la vie des enfants palestiniens à Rafah, a été tué par l’armée israélienne, bien qu’il soit sorti, avec d’autres, d’une maison en agitant un drapeau blanc. De plus, ils portaient des vestes avec de grandes lettres : « TV ».
Cette semaine, à Rafah, dix-huit maisons ont été démolies, laissant plus de cent civils palestiniens supplémentaire sans toit. D’après l’Unrwa, depuis le début des affrontements, en 2000, 12 737 Palestiniens ont perdu leur maison. Beaucoup de ces démolitions ont été perpétrées près de la frontière égyptienne, où Israël est en train de construire ce que ses officiels appellent une « haie de sécurité ».
Le 2 mai, l’armée israélienne a fait une incursion dans un village de la bande de Gaza, avec des véhicules lourds et des bulldozers, et elle a rasé au sol quinze terrains agricoles cultivés : coton, oignons, figues de barbarie, oliviers. Les hangars métalliques et les réseaux d’irrigation ont été détruits.
Ces destructions, rien que pour la semaine passée, n’ont rien d’exceptionnel. Jour après jour, elles se répètent, en Palestine.
Ce n’est pas moi qui vous apprendrai, car vous le savez, qu’il y a des attentats suicides en Israël. Ce sont des actes de violence épouvantables, aveugles et illégaux. Bien qu’il n’y ait aucun équilibre des pouvoirs entre les peuples israélien et palestinien, la peur est réelle, des deux côtés. La violence à l’intérieur d’Israël, toutefois, est le résultat directe de trente six années d’occupation de la Palestine et des atteintes portées aux droits humains des Palestiniens, qui se perpétuent. En Israël, il n’y a pas de démolitions de maisons, on n’y détruit pas de potagers ni de vergers, aucune citerne ni aucun puit n’est endommagé, aucune eau n’est volée, ni aucune terre afin d’y créer des colonies, des routes réservées aux colons et des murs instaurateurs d’apartheid.
Nous, ici, en Amérique, nous voyons l’horreur des attentats suicides. En revanche, nous semblons bien moins voir la violence continue faite au peuple palestinien. Notre cécité représente un facteur humain très important, qui contribue à ce problème. Nous devons nous souvenir, nous qui avons pratiquement assisté à la morts de certains des 773 Israéliens tués depuis septembre 2000, qu’il y a eu, aussi, 2 298 Palestiniens tués. Dans ce petit fascicule dédié à Rachel récemment édité, ont été inscrits les noms des enfants tués depuis 2000, avec quelques-uns de leurs visages, en photo – des enfants israéliens, et des enfants palestiniens. Nous devons nous souvenir de tous ces enfants.
Les nouvelles des deux derniers jours ne m’ont pas laissé d’autre choix que de venir vers vous avec l’espoir que certaines, parmi vous, seront encouragées à faire quelque chose, à ce sujet, en ce jour de Fête des Mères. Je vous exhorte à vous faire entendre des membres du Congrès, à la Maison Blanche, au Département d’Etat, à l’Ambassade d’Israël à Washington. Dites-leur que le Mouvement International de Solidarité et d’autres militants internationaux des droits de l’homme, en Palestine, ont besoin de leur soutien. Dites-leur que, bien sûr, l’armée israélienne ne veut pas que ces militants observent ce qui se passe et s’interposent, car cela la gêne dans ses violations des droits de l’homme en série. Dites-leur que les Etats-Unis, qui financent cette activité militaire échappant à tout contrôle en Palestine, doivent imposer des observateurs internationaux des droits de l’homme dans la région, mais que tant qu’ils ne le font pas effectivement, il est impératif de soutenir les militants non-violents qui sont aujourd’hui sur le terrain. Dites-leur que la réponse timorée des gouvernements américain et britannique à la mort de Rachel et à celle du journaliste James Miller, et aussi aux tirs dont Brian Avery et Tom Hurndall ont été les victimes, ne fait que donner à Israël le feu vert pour affirmer sa nouvelle tactique impitoyable, qui vise à renforcer ses actes d’intimidation à l’égard des militants non-violents. On m’a fait savoir que la réponse, à ce jour, des gouvernements américain et britannique à ces incidents, consiste à envoyer des messages dissuasifs aux militants des droits de l’homme dans le monde entier, des messages destinés à leur faire froid dans le dos ! Notre gouvernement doit prendre une position beaucoup plus ferme !
Il y a eu des temps où j’étais insouciante, parce que j’avais l’impression qu’il y avait, quelque part, des gens qui en savaient plus que moi et qui s’occupaient des problèmes. Maintenant, il y a des gens qui voudraient me calmer et qui voudraient calmer la puissance du message de Rachel, aussi. Je ne suis plus intimidée par les experts et les critiques, et certainement pas par les gens qui m’insultent. Après tout, ma fille s’est dressée devant un bulldozer pour protéger la maison d’une famille palestinienne avec trois enfants en bas âge. Je pense que je peux élever la voix et que j’ai une responsabilité, en tant que mère, que je dois parler et demander que les experts, les décideurs politiques, le Congrès et la Maison Blanche se fassent l’écho de nos valeurs, de notre croyance en la valeur de toute vie, en l’égalité entre tous les êtres humains et en la justice et l’état de droit.
Permettez-moi de conclure avec quelques courts extraits de quelques lettres que nous avons reçu du monde entier. Notamment du Directeur émérite d’un programme d’études juives d’un grande université américaine, où ces paroles ont été prononcées au cours d’une cérémonie en hommage à la mémoire de Rachel : « Nos écritures juives disent, Deutéronome, chapitre 16, verset 20 : « La justice, la justice vous rechercherez ». Le corollaire de cette injonction biblique, c’est : « L’injustice, l’injustice vous combattrez ! » Et Rachel Corrie a lutté contre l’injustice. C’est pourquoi nous l’honorerons. C’est pourquoi nous nous souviendrons d’elle. Mais, plus important, pour que son sacrifice, pour que sa mort prématurée revêtent la plus grande signification possible, nous devons, autant que nous le pouvons, poursuivre le combat qu’elle avait entrepris avec tant d’ardeur. Puisse son exemple, et sa vie, être une bénédiction pour nous tous et puisse son rêve d’un monde meilleur advenir aussi rapidement que possible, de notre vivant. »
D’une femme, en Israël, qui a écrit à une de ses amies, ici, à Olympia : « Nous avons tous besoin de nos jeunes, eux, comme nous ».
D’une femme de l’Etat de New York : « Mes grands-parents ont fui les pogromes en Russie, il y a cent ans, et ils ont travaillé des dizaines d’années à la création d’un foyer national juif. Je suis certaines que, s’ils étaient encore là, ils pleureraient pour tout ce qui est en train de se passer, aujourd’hui, là-bas, comme je le fais moi-même. »
D’un groupe de trente-cinq personnes de la Caroline du Nord : « Nous pleurons la mort de Rachel, comme nous pleurons la mort de chaque homme, femme et enfant palestinien ou israélien. Nous sommes un groupe de juifs qui pensons que l’occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza est injuste, immorale et totalement contraire aux intérêts bien compris non seulement du peuple palestinien, mais aussi du peuple juif. Nous oeuvrons afin d’aider les gens, juifs et non-juifs, à retrouver leur voix, à parler et à protester, à comprendre que critiquer le gouvernement israélien et sa politique inhumaine n’est pas simplement important : c’est absolument vital, pour notre avenir. »
Et d’un musulman, vivant au Moyen-Orient : « Je vous écrit en tant que parent moi-même et aussi en tant que musulman qui croit passionnément en la liberté et en la dignité de tout individu sur notre Terre. Il me semble que nous avons tendance à trop aisément oublier ou à renier notre identité partagée à travers toutes les époques et toutes les cultures, alors qu’en réalité nous sommes une seule famille humaine, qui a terriblement besoin de faiseurs de paix. »
(Ce texte est paru dans sa version anglaise sur le site de CounterPunch.)
                                      
Dernière parution

                      
- MUSIQUE - Tamaas de Samir Joubran (duo de oud avec Wissam Joubran)
[Compact disc Daqui 332015 - Harmonia Mundi - 19,82 euros]
"Il joue les yeux clos. Sur son visage passent des ombres, des inquiétudes, des signes. Quelque chose le brûle de l'intérieur, une intensité cinglante, une pensée. Dans le creux des silences, entre les notes, il y a une réalité qui hurle..." by Patrick Labesse in Le Monde du 5 août 2002.
Samir Joubran est né à Nazareth en Galilée en 1973, dans une famille de grande tradition musicale. Son père, Hatem, est un fabricant de Oud connu dans le monde arabe et sa mère a chanté dans un ensemble Muashahat. Samir a été initié au Oud par son père dès l'âge de cinq ans, avant d'entrer à l'Institut de Musique de Nazareth lorsqu'il avait neuf ans. En 1995, Samir a terminé ses études au Conservatoire Muhammad Abudl Wahhab du Caire, un établissement spécialisé dans le oud, particulièrement  renommée dans le monde arabe. Samir a joué dans plusieurs festivals de musique arabes et internationaux, soit en solo, soit avec son groupe. Sa musique a retenti dans plusieurs lieux renommés tels que l'Opéra du Caire, le Festival International de Jarash en Jordanie, le Festival Muscat d'Oman, la Semaine palestinienne de Qatar ainsi qu'en France, en Grande Bretagne, en Suède, en Italie aux Etats-Unis et au Canada. En dehors de la scène, Samir a composé la musique de plusieurs productions théâtrales et de films palestiniens. En 1996, Samir a sorti son premier album, "Taqaseem". Un deuxième "Sou Fahim" a suivi en 2001. Samir Joubran est le premier musicien à avoir reçu une bourse de deux ans à Italy Pontedera, grâce au Programme d'asile des écrivains organisé par le Parlement International des Ecrivains pour les années 2003-2004.
Tamas a été enregistré et mixé en septembre 2002 au studio Sabreen productions, à Jérusalem, sauf les titres 7 et 8, enregistrés en concert par FIP, le 31 juillet 2002 lors des Nuits Atypiques de Langon.
Samir Joubran sera en concert le 26 mai au Festival de Ljubjana (Slovénie), le 11 juillet au Falun Folk Music Festival (Suède), le 12 juillet au Umbria Jazz Festival (Italie), le 15 juillet aux Suds en Arles (13), les 17 et 18 juillet à Ixtassou (64), le 25 juillet aux Temps Chauds de Bourg en Bresse (01), le 27 juillet au Sphynx Festival de Boechout (Belgique) et le 30 juillet 2003 dans le cadre des Nuits Atypiques de Langon (33).
[Contact scène : Maïté - LMD Productions 23, rue Parmentier 93100 Montreuil - France - e.mail :
maite@maitemusic.com - tél : 33 (0)1 48 57 51 48 - fax : 33 (0)1 48 59 71 58 / Contact disque : Daqui - Jean Luc Mirebeau 8, place des Carmes 33210 Langon - France - e.mail : daqui@wanadoo.fr - tél : 33 (0)5 57 98 08 45 fax : 33 (0)5 56 76 29 69 / Daquí est le label des Nuits Atypiques de Langon http://www.nuitsatypiques.org.]
                       
         
Rendez-vous

                                       
- THEATRE - "Nous sommes les enfants du Camp" par la troupe Al-Rowwad
du 2 juin au 31 juillet 2003 dans toute la France
“Tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre.” (Correspondance entre A. Einstein et S. Freud, 1932)
Pour la première fois en France, une tournée théâtrale d'enfants d'un camp de réfugiés palestiniens est organisée...
Seize enfants du camp de réfugiés palestiniens d'Aïda, à  Bethléem, vont se produire en France à l'occasion d'une tournée théatrale qui débutera le 4 juin prochain à Juvisy, dans l'Essonne. Animée par AbdelFattah Abu-Srour, originaire de ce camp, biologiste de métier, francophone, bénévole qui tente avec son équipe du centre culturel Al Rowwad ("Les Pionniers" en arabe) de redonner espoir aux enfants en leur permettant de jouer, de s'exprimer, de se cultiver et de créer, malgré l'occupation, l'humiliation, les couvre-feux, cette petite troupe théâtrale va enfin réaliser un rêve.
Ces enfants, âgés de 10 à 15 ans, vont jouer une pièce de leur composition : " Nous sommes les enfants du camp ", qui raconte l'histoire d'Aïda de 1948 à nos jours. Les enfants y jouent les rôles de leurs grands-parents, de leurs parents et finalement leur propre histoire.

Le président du Conseil général de l'Essone, Michel Berson, le maire de Juvisy , Etienne Chauffour et son maire honoraire, André Bussery,  leur ont réservé à cette occasion une salle d'un millier de personnes, la Salle des Fêtes. Le spectacle qui se déroulera à 20 H 30, sera précédé d'une conférence dans la même salle, en présence de Leila Shahid, Déléguée générale de la Palestine en France, de Eyal Sivan, cinéaste israélien, Ahmad Dari, auteur compositeur palestinien et d'AbdelFattah Abu-Srour, l'animateur  du Centre Al Rowwad.
Dans le terrible environnement des camps de réfugiés, de l'occupation, de sa violence, des bouclages, le Centre Al Rowwad, institution indépendante, non gouvernementale, affiliée à aucun parti ou organisation confessionnelle, travaille au développement de la culture, mais aussi contre la guerre, en proposant aux enfants des activités de théâtre et d'arts plastiques, une formation à l'outil informatique et l'apprentissage du français.
"Nous sommes les enfants du camp" conte l’histoire d’Aïda de 1948 à nos jours. Les enfants y jouent les rôles de leurs grands-parents, de leurs parents et finalement leur propre histoire.
La troupe des enfants parcourra la France en juin et juillet. Elle se produira notamment à la fête de la Goutte d'Or de Paris et aux festivals d'Avignon, de Rennes et de Carhaix en Bretagne.
- Les étapes et les dates de la tournée en France :
le 4 juin à Juvisy sur Orge, du 5 au 9 juin en Région Nord (Avion, Lille, Roubaix, Hem), les 10 et 11 juin à Grenoble-Voiron, le 12 juin à Figeac, les 13 et 14 juin à Limoges, du 15 au 17 juin à Tours, les 18 et 19 juin à Angers, du 20 juin au 3 juillet en Bretagne (Rennes, Quimper, Laval), du 4 au 7 juillet à Paris (festival Palestine Goutte d'Or), du 8 au 11 juillet en Avignon, du 12 au 20 juillet en Bretagne (Festivals Quartiers d'été à Rennes et des Vieilles charrues à Carhaix)

Grâce à un réseau de solidarités exemplaire, la troupe Al-Rowwad se rend dans un premier temps en Egypte, invitée par l'Université Américaine au Caire du 22 mai au 2 juin, puis en France du 2 juin au 23 juillet. Ces 2 tournées ont été possibles grâce au travail acharné d'un nombre impressionnant de personnes dans plusieurs pays et aux financements de diverses institutions telles que Canada Fund-Cairo, Ford Foundation-Cairo, UNDP-Jerusalem, le Consulat de France-Jérusalem, la Commission Européenne-Jérusalem, la Société des Amis du Théâtre Al-Rowwad  de France, le Centre Badil et tous les groupes de solidarité dans chaque ville et département invitant la troupe.
Une aventure à ne pas manquer ! Rendez-vous le 4 juin à la Salle des fêtes de la Mairie de Juvisy dès 18h00 pour la conférence et à 20h30 pour la représentation théâtrale (RER C ou D, descendre à Juvisy - sortie côté Mairie - ou par la SNCF, descendre à la gare de Juvisy)
[Renseignements / Soutien : Société des Amis du Théâtre Al-Rowwad - 24, rue Custine - 75018 Paris - Tél. : 01 42 59 06 59 - 06 19 44 67 16 - E-mail : ponsin@aol.com]
                                       
Réseau

                                          
1. 50 ans de Nakba journalistique au Proche-Orient. A quand l'Intifada médiatique ? par Valérie Féron
paru sur le site Entrefilet.com du jeudi 15 mai 2003
Jérusalem-est - Dans les coulisses journalistiques, on entend souvent: «j'en ai marre du Proche Orient». Non pas que le sujet ne passionne pas, mais il semble tellement répétitif que les correspondants sur place pourraient pratiquement reprendre, au fil des ans, leurs articles précédents en les classant en deux dossiers: les faits et «le diplo». Sans changer grand chose si ce n'est le nombre de colonies installées et celui des oliviers détruits dans les territoires palestiniens, tout en gardant, côté diplomatie, à peu près les mêmes déclarations, les mêmes promesses, les mêmes déceptions en changeant simplement les noms des présidents et gouvernements qui se penchent sur la question.
Bien sûr certains médias tentent de changer un peu les choses, donnant au mieux dans le «tous coupables», ou au pire en exhumant la vieille rengaine du «Israël veut la paix et les Palestiniens jeter les Juifs à la mer». Entre les deux, on égrène les «souffrances» du peuple palestinien dont on ne sait pas très bien les causes, en se cachant derrière le dogme bien commode d'un Proche Orient «compliqué». Position d'autant plus confortable qu'elle évite de reconnaître les ignorances et lâchetés qui empêchent de faire face efficacement aux pressions qui ne manquent pas de surgir dès que l'on tente de parler d'Israël comme de n'importe quel autre Etat. Pourtant, la liberté de la presse «ne s'usant que si l'on ne s'en sert pas», que faire d'autre, ne serait-ce que pour conserver un tant soi peu d'estime de son travail?
Une tout autre réalité
Alors tentons. Jeune journaliste, en lisant livre sur livre dont les «politiquement incorrects» en occident, je me suis sentie choquée des silences notamment sur la fameuse «Nakba». 55 ans plus tard, ceux qui «osent» en parler reprennent généralement les propos édulcorés des agences de presse plus occidentales qu'internationales, qui se contentent d'un laconique «les Palestiniens qui ont fui les combats lors de la guerre entre Israël et les pays arabes».
Or, les faits, démontrés par maints historiens, parlent d'une tout autre réalité: la plupart des Palestiniens ont «quitté» leur foyer entre la fin 1947, dans la foulée du vote sur la partition de la Palestine, et le 15 mai 1948, avant l'entrée dans le pays des armées arabes. C'est pendant cette période que les forces sionistes ont mené leurs principales offensives, la plupart non dans le territoire que leur octroyait les Nations Unies, mais dans celui réservé en théorie aux Arabes palestiniens.
Selon un rapport des services de renseignement de l'armée israélienne, daté du 30 juin 1948, quelque 390'000 Palestiniens seront chassés de chez eux pendant cette première période. Le rapport précise qu'«au moins 55% du total de l'exode ont été causés par nos opérations», et que les opérations des dissidents de l'Irgoun, du Lehi ou du Stern «ont directement causé environ 15 % de l'émigration». Quant aux fameuses exhortations à la fuite qu'auraient diffusées les radios arabes, rien de tel à l'écoute de leurs programmes, ce qui démontre qu'elles ont été purement et simplement inventées par la propagande israélienne.
Confirmations israéliennes
Et pour terminer ce résumé succinct, signalons les propos de Yosef Weitz, directeur du département foncier du Fonds national juif qui, dans son Journal, à la date du 20 décembre 1940, huit ans avant la Nakba notait: «Il doit être clair qu'il n'y a pas de place pour deux peuples dans ce pays (...) , et la seule solution, c'est la Terre d'Israël, au moins la partie occidentale de la Terre d'Israël, sans Arabes. Il n'y a pas de compromis possible sur ce point! (...) Il n'y a pas d'autre moyen que de transférer les Arabes d'ici vers les pays voisins. (...) Pas un village ne doit rester, pas une tribu bédouine.» Tout tend, dans les archives, à montrer qu'il s'agissait bien, comme l'affirmaient dès le départ des historiens palestiniens et arabes, d'un plan politico-militaire d'expulsion jalonné de nombreux massacres, (Walid Khalidi, «Plan Dalet: Master Plan for the Conquest of Palestine» , et Elias Sanbar, dans Palestine 1948. L'expulsion), causant l'expulsion de deux tiers du peuple palestinien (entre 750'000 et 900'000 personnes).
Mieux vaut tard que jamais, il faudra une trentaine d'années pour que leurs thèses soient timidement entendues grâce aux travaux entrepris par une nouvelle génération d'historiens israéliens (Simha Flapan, Tom Segev, Avi Schlaïm, Ilan Pappé et Benny Morris) confirmant en partie ou totalement leurs dires avec à l'appui, les archives israéliennes, publiques et privées. Sans compter les témoignages des victimes palestiniennes elles-mêmes qui, à moins d'être pris pour les divagations de centaines de milliers de spécialistes du mensonge collectif, ne peuvent être occultés. Mais c'est bien pourtant ce que font depuis 55 ans un grand nombre de journalistes. Pas étonnant dans ce cas que le conflit semble tourner en rond, un peu comme les dépêches de nos vénérées agences. 30 ans pour que l'info passe de spécialistes à spécialistes, combien pour que le journaliste la passe enfin aux citoyens, alors que le problème des réfugiés reste un sujet brûlant de ce «conflit»?
Je n'ose prendre le risque de répondre en ces temps «d'axe du Bien et d'axe du Mal», résidant moi-même sur une ligne rouge nommée Jérusalem-est, occupée. Benny Morris, «ancien nouvel historien » qui avait déclenché le premier scandale en Israël sur la Nakba, a rallié le camp de ceux qui prône le transfert des Palestiniens et se défend, comme l'affirment certains, «d'avoir subi une lobotomisation du cerveau».
Le monde marche sur la tête
L'échec de Camp David 2000 reste imputé aux Palestiniens alors même que de nombreux responsables, dont des américains présents, ont, par la suite, démontré le contraire. Ariel Sharon est déclaré «homme de paix» par un Bush fils qui «menace» désormais de «démocratie» ses ennemis.
Ceux qui ont des armes de destructions massives, qui ont déjà utilisé la bombe atomique, et qui disposent d'un potentiel chimique et nucléaire avéré sont «l'axe du bien». Comme certains de ceux (parfois les mêmes) qui ne respectent pas les résolutions des Nations Unies et refusent de signer des Accords Internationaux sur le désarmement, l'environnement, tout en prétendant obliger les autres (ceux de l'axe du mal ou risquant d'en faire partie tôt ou tard par simple décret américain) à les respecter.
En attendant je deviens paranoïaque: l'info-intox, souvent par omission perverse plus que par mensonge pur, est- elle le terrain du Proche-Orient ou un phénomène généralisé? Je n'ose plus m'informer, malgré tout le respect sincère que j'ai pour eux, grâce à mes consoeurs et confrères, sur le reste du monde...
Pas étonnant que la presse soit tombée en disgrâce auprès des citoyens. Eux aussi en ont marre. Il paraît que l'on a la démocratie que l'on mérite. Peut -être a-t-on aussi les journalistes que l'on mérite ? [http://www.entrefilets.com]
                                   
2. Beit Hanoun : Nouvelles attaques contre les civils et destruction des biens essentiels à leur survie par Médecins Sans Frontières (26 mai 2003)
La longue série des incursions militaires israéliennes dans la ville de Beit Hanoun, dans la bande de Gaza, continue et s'intensifie. La dernière s'est soldée par de violentes agressions à l'encontre des civils et la destruction des biens essentiels à leur survie. Médecins Sans Frontières, présente à Gaza depuis le début de la deuxième Intifada, s'inquiète des conséquences médicales, psychologiques et matérielles pour les familles touchées par ce désastre.
Depuis le 14 mai, l'armée israélienne a détruit au moins 10 maisons et plus de 100 ha de zones agricoles, laissant des centaines de personnes sans foyer et/ou sans moyens de subsistance.
Une équipe de Médecins Sans Frontières a mené une mission exploratoire, les 20 et 21 mai derniers, dans la ville et ses abords. Les vergers ont été rasés, le pont sur la route principale a - à nouveau - été frappé et plusieurs rues démolies. Cinq maisons, dans le quartier de Hai Zeitoun, ont été complètement détruites et les maisons voisines endommagées de telle sorte qu'il sera difficile de les réparer sans tout reconstruire. Plusieurs autres maisons ont été rasées, près de la route de Salah a-Din, et le mur d'une mosquée a été « perforé » par un bulldozer.
Dans certains cas, les familles à l'intérieur des maisons, qui n'avaient pas été averties, ont dû sauter par les fenêtres pour se sauver. « Nous avions une minute pour quitter la maison » témoigne un homme. Les familles ne pouvaient rien emporter avec elles et sont désormais abandonnées, sans-abri et sans aucun bien. Certaines, piégées dans leur propre maison, se sont vues refuser l'accès à l'eau, avant d'être jetées dehors quelques jours plus tard.
De plus, l'armée israélienne - qui occupe la zone industrielle de Beit Hanoun - se construit une nouvelle voie d'accès militaire entre cette zone et la ligne verte afin de se ménager une voie d'entrée plus rapide dans Beit Hanoun, en vue des incursions à venir. Les familles de bédouins vivant dans cette zone étaient déjà très vulnérables du fait de leur proximité avec la ligne verte. Désormais, elles ont, en plus, cette nouvelle route qui passe juste à côté de leurs habitations et, de fait, à travers leurs champs. La nuit elles ne peuvent plus quitter leurs maisons, ou si elles le font, c'est uniquement pour aller se réfugier dans un abri délabré, en espérant que les balles perdues passeront au-dessus de leurs têtes.
Lorsque l'équipe est allée dans la zone industrielle pour voir si les personnes vivant ou travaillant là allaient bien, elle a constaté que 20 personnes y étaient enfermées. Médecins Sans Frontières et d'autres organisations n'ont pas obtenu l'autorisation d'intervenir.
Lors de cette incursion, plusieurs maisons ont été occupées par les soldats, plusieurs heures ou plusieurs jours. Ainsi, l'une d'entre elles a été occupée par une cinquantaine de soldats, 2 jours durant. Lorsqu'il a ouvert la porte, le père a été frappé à l'arrière de la tête avec la crosse d'un fusil. Les 12 personnes de la maison ont été enfermées dans une pièce. On leur a pris leur argent, mais le père a réussi à convaincre les soldats de ne pas tuer son bétail. D'autres n'ont pas eu cette chance : une femme raconte comment le bulldozer a non seulement rasé sa ferme, mais a en même temps enterré sa vache, ses moutons et ses poulets, vivants.
Nos équipes ont constaté des signes de choc et des troubles post-traumatiques chez ces familles, notamment les enfants. Plusieurs familles auront besoin d'un soutien psychologique et éventuellement d'une aide matérielle. Depuis jeudi, l'armée israélienne a intensifié sa présence dans cette partie de la bande de Gaza. L'équipe de MSF retournera à Beit Hanoun dimanche prochain. [http://www.paris.msf.org]
                       
3. A propos de la feuille de route par Hanan Ashrawi (28 octobre 2002)
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

Le projet de feuille de route américano-quartétien en vue d’une solution définitive (à deux Etats) du conflit palestino-israélien est d’ores et déjà bloqué par des « barrages routiers » israéliens insurmontables.
Au-delà de l’attitude de rejet initial de Sharon, les réponses israéliennes sont allées d’un rejet total des frontières du 4 juin 1967 au refus de création d’un Etat palestinien, de mettre un terme à la colonisation et de démanteler une quelconque colonie existante, de tout calendrier impératif, ainsi qu’à l’élimination de tout contrôle ou de toute implication d’une tierce partie, à des exigences et des conditions préalables visant spécifiquement à faire avorter l’initiative (dont la collecte des armes palestiniennes, l’arrestation de « suspects », la cessation totale de la « violence », l’ « élimination » politique du président Arafat, une « réforme » palestinienne totale, entre autres diktats)…
Depuis le temps… la tactique israélienne est archi-connue. Après avoir saboté le fond, Israël s’active à soulever des objections procédurales et techniques, dans un but dilatoire et afin de noyer le poisson. Ainsi, les parties étant totalement dépassées par le règlement micrométrique des détails les plus minimes et des questions les plus secondaires imaginables, Israël gagne encore des petits délais supplémentaires qui lui permettent d’inscrire de nouveaux faits accomplis sur le terrain, rendant l’ensemble de l’exercice totalement futile.
D’ici là, les Etats-Unis devraient avoir eu le temps d’acheter le « calme » artificiel dont ils ont besoin pour mener à bien leurs projets régionaux (à commencer par l’Irak) et tranquilliser le monde arabe en donnant l’impression qu’ils « s’engagent » et s’impliquent dans la mise en application de la « vision » bushienne d’une solution à deux Etats.
En attendant, Israël est tiré d’affaire. Impavide, il poursuit sa politique, « business as usual », de cruauté étudiée et de destruction systématique à l’encontre de la réalité et de l’existence des Palestiniens, tout en continuant de gober voracement toujours plus de terres et en alimentant l’appétit – insatiable d’intimidation, de violence et d’expansionnisme – des colons.
En dehors de toute considération pour les motivations des uns ou l’obstructionnisme de l’autre, la feuille de route nécessite de la part des Palestiniens une évaluation et une réponse sérieuses, sous les angles conceptuel, procédural et substantiel.
Conceptuellement, le projet persiste à subsumer du fait que la progressivité, sous la forme d’une approche par étapes, serait de nature à autoriser un processus susceptible de conduire à des résultats. L’expérience passée nous a pourtant apporté la preuve que l’échec du processus de paix était attribuable pour une large part à sa progressivité non-incrémentale, qui avait laissé un interstice à la dilation et au blocage (israéliens, ndt), tout en donnant à la partie dominante (l’israélienne… ndt) le temps et la possibilité de créer sur le terrain des faits accomplis qui ne pouvaient qu’aboutir à en miner la finalité. Seule, l’accélération du calendrier serait susceptible de prévenir la mise à profit à des fins malveillantes du temps gagné par Israël grâce à son obstructionnisme systématique et délibéré.
Cela s’applique tout particulièrement à cette feuille de route, projet « basé sur les performances », sur les résultats acquis, et non sur des critères clairs et objectifs, des exigences, des dates limites. Etant donné l’asymétrie entre les pouvoirs, Israël continuera à entraver la « performance » palestinienne en recourant à sa puissance militaire sans entrave pour créer des obstacles insurmontables et provoquer des répliques et des réactions extrêmes. En la matière, un exemple particulièrement parlant est le recours par Israël à la politique des assassinats ciblés pour créer un surcroît d’instabilité et de violence, un sentiment de victimisation (chez les Palestiniens, ndt) et un cycle d’anarchie et de revanchisme. Placée, comme elle l’est, sous l’égide de la performance, la feuille de route ne peut conduire qu’à un désastre, sous égide israélienne.
Combiné à la conditionnalité – a fortiori telle que l’occupation israélienne la définit – le processus se retrouve soumis à une liste interminable de conditions israéliennes qu’il est totalement impossible de remplir, étant donné qu’Israël peut poursuivre une politique consistant à imposer précisément celles de ces conditions qui placent la partie palestinienne dans l’incapacité totale d’ « obtempérer ». Les attaques répétées contre la direction palestinienne – en particulier, la présidence – s’ajoutant aux tentatives arrogantes de « déligitimer » ou de rendre « hors course » le dirigeant que les Palestiniens ont élu sont les preuves les plus éclatantes de ce genre de tactique. Combinées à la politique de mise en état de siège, d’humiliation et de privations imposées aux Palestiniens, les conditions imposées au « consentement » palestinien sont totalement hors d’atteinte.
En tout premier lieu, la disparité entre conditions et l’iniquité dans le cadrage des droits et des responsabilités entre les deux parties découlent du fait que l’on persiste à vouloir ignorer qui est le coupable, dans l’occupation (en principe, c’est la puissance occupante…) Le recours débridé à la violence militaire par les forces d’occupation israéliennes et le racisme inhérent à leur volonté de subjugation ont rendu la réciprocité totalement inapplicable. Applicable, elle n’en serait pas moins injuste. Jamais auparavant la victime n’avait été tenue pour comptable des conditions de sa propre victimisation, tandis que les exigences du bourreau deviennent le critère à l’aune duquel doit être jugé le comportement de la victime. « Autodéfense », s’appliquant à l’occupation, est un oxymore, de la même manière que « blâmer la victime » est injuste et illogique. La violence contre des civils est moralement répréhensible et répugnante, quelle que soit l’identité de celui qui l’exerce, mais elle le devient encore plus lorsque sa commission est le résultat de la politique officielle d’un gouvernement voulant défendre » une occupation indéfendable et qu’elle est perpétrée à l’encontre de l’ensemble d’une population captive et sans défense. Aussi, en appeler à la « normalité », au beau milieu d’une situation qui pousse l’anormalité au degré de la caricature, est une vue de l’esprit.
De plus, le manque flagrant d’arbitrage et de mécanismes clairement définis de responsabilité rendrait le rôle de tierces parties largement symbolique et, par tant, inefficient. Le Quartet se voit confier le rôle de faciliter la réforme palestinienne, les élections et la coopération palestino-israélienne en matière de sécurité et de coordination, tandis qu’on le charge de créer un « mécanisme de suivi » (phase I, deuxième étape) qui devra être « renforcé » dans la phase II. Les deux conférences internationales (prévues en phases II et III) devront être convoquées par le Quartet ; la première afin de soutenir « le redressement économique » palestinien et de lancer des négociations bilatérales « afin d’examiner la viabilité d’un Etat (palestinien) muni de frontières provisoires » ; la seconde étant destinée à « prendre acte » des accords bilatéraux et de lancer des négociations bilatérales ultérieures « en vue d’un règlement définitif, en 2005… »
Tant le calendrier que le mandat non spécifié du « mécanisme de suivi » trahissent la faiblesse de l’effort : c’est faire trop peu, trop tard. La situation sur le terrain, qui se détériore rapidement, l’aggravation de la violence et de l’extrémisme et la perte de confiance, accompagnée d’une augmentation de l’hostilité et de la défiance : tout cela exige un engagement immédiat et effectif sur le terrain. L’ « occupation débridée » ayant été instaurée à nouveau pour norme par Israël et le « mur de sécurité » (accompagné de l’expansion frénétique des colonies) créant une situation d’apartheid dans la Palestine telle qu’elle est envisagée, le mécanisme de désengagement et de désescalade le plus approprié qui s’impose est, plus que jamais, le déploiement d’une force internationale jouissant de toutes les prérogatives idoines dans les territoires occupés. Le double objectif de dévolution de l’occupation et d’évolution vers la création de l’Etat (palestinien) requiert la supervision directe d’une tierce partie et l’engagement de celle-ci, viabilisé grâce à un mandat en bonne et due forme d’arbitrage et de recherche des responsabilités.
Clairement, la logique du précédent processus de paix a prouvé son échec, non pas tant en raison de son insistance sur le bilatéralisme comme moyen de « résolution du conflit », dans une situation où régnait pourtant un déséquilibre incroyable entre les pouvoirs. Si le multilatéralisme est bien le mécanisme global permettant d’exercer une responsabilité collective, en particulier dans le rétablissement de la paix et dans la garantie d’une application mondiale du droit international, alors le « mécanisme de suivi » de la feuille de route doit incarner une telle approche, tant dans la forme que sur le fond. Une telle logique exige que le Quartet soit repensé (ainsi que ses partenaires sélectifs, dans l’ « octet », sans oublier les invités arabes). L’Onu doit rester la référence (et non le partenaire) d’acteurs étatiques et pluriétatiques ; un partenariat arabe au plein sens du terme doit être garanti tout au long du processus (et non de manière occasionnelle et purement protocolaire. De plus, le comportement (des parties au conflit), sur le terrain, doit être soumis à examen constant et faire l’objet des interventions immédiates nécessaires.
De cette manière, la microgestion des (et l’interférence dans les -) réalités palestiniennes deviendraient légitimes, car elles assumeraient la forme d’une intervention positive dans un conflit en passe d’échapper très rapidement à tout contrôle en vue d’une solution viable et équitable. Ainsi, les violations de la démocratie palestinienne et les effractions négatives d’Israël dans ses réalités internes, telles l’ignorance des élections présidentielles et l’insistance sur la désignation d’un « Premier ministre doté d’un réel pouvoir », seraient évitées et laissées à la vie politique intérieure palestinienne souveraine et à ses exigences. De même (et sans chercher à régler les détails les plus infimes de la mise en place des institutions palestiniennes et de leur réforme), la focalisation spécifique et ciblée sur la « réforme judiciaire », la commission constitutionnelle, la commission électorale, la restructuration des services de sécurité, les déplacements des officiels palestiniens, etc., serait replacée dans une approche plus globale permettant de fournir aux Palestiniens les conditions leur permettant de s’engager dans un processus de construction de leur nation qui ne soit pas affecté par l’obstruction israélienne et la conditionnalité séquentielle. Il faut, par des moyens démocratiques, donner le pouvoir aux Palestiniens partisans de la paix et de la démocratie.
Israël, en revanche, en tant que puissance occupante, doit être tenu pour redevable en conformité avec la quatrième Convention de Genève et les autres chartes et accords internationaux pertinents. Des moyens réels de mise en application : voilà le vrai problème. Et sûrement pas simplement l’examen des questions, purement abstraites, d’applicabilité. La mise en application par Israël des résolutions de l’Onu (tel son retrait, conformément aux résolutions du Conseil de sécurité de l’Onu 1402, 1403 et 1435) est plus une question de conformation de sa part, de sa propre volonté, que de persuasion ou de récompenses. La sélectivité dans les références au plan Tenet et au rapport Mitchell (malgré son caractère inadéquat) ne pourrait qu’encourager de future attitudes de mépris et d’irrédentisme de la part d’Israël.
Les implications les plus dangereuses de cette approche sont inhérentes à sa façon d’envisager la politique de colonisation d’Israël. Bien que de nombreuses résolutions de l’Onu, conventions et accords internationaux (et même déclarations gouvernementales américaines) aient qualifié de manière répétée les colonies d’ « illégales » et d’ « obstacles à la paix », Israël a néanmoins été autorisé à poursuivre la construction, le financement et l’extension de colonies, sans se voir demander d’explication. Avec la violence et le caractère hors la loi des colons, la cantonalisation du territoire palestinien et l’extraterritorialité inhérente aux routes de « contournement », Israël n’est pas seulement en train de procéder à l’escalade dans le conflit ; il en rend le règlement impossible. En exigeant d’Israël qu’il procède au démantèlement « des colonies avant-postes érigées depuis l’instauration du gouvernement israélien actuel » (phase I, première étape), puis au « gel de toute activité de colonisation, conformément au rapport Mitchell » (phase I, deuxième étape), et ensuite à la mise en œuvre d’« une action ultérieure en matière de colonies, simultanément à l’établissement d’un Etat palestinien doté de frontières provisoires (phase II) », la feuille de route siffle des prolongations au match, qui donneront largement le temps à Israël de détruire toute chance de parvenir à une solution à deux Etats et à une paix équitable. Le petit jeu des avant-postes apparaissant et disparaissant comme par enchantement atteste du caractère non judicieux de l’attitude consistant à s’attaquer aux problèmes secondaires posés par des petites implantations isolées et mineures alors même que ce sont les colonies massives qui doivent être traitées en premier. Tout « gel », bien entendu, sera confronté au même mépris dédaigneux que celui qui a scellé le sort du rapport Mitchell. Enfin, les vagues propos au sujet d’une « action ultérieure » donnent à Israël, de toute évidence, l’opportunité de faire avorter tout accord définitif.
Les mesures illégales et préjudiciables prises par Israël à Jérusalem requièrent, elles aussi, une intervention immédiate et ferme, face au siège et à l’isolement, à l’activité de colonisation, à la fermeture d’institutions palestiniennes, aux démolitions de maisons, aux refus de permis de construire opposé aux Palestiniens, aux confiscations de cartes d’identité. En restreignant toute mention de Jérusalem à la seule « réouverture de la Chambre de Commerce de Jérusalem Est et des autres institutions économiques palestiniennes fermées par Israël », la feuille de route est assurée qu’il n’y aura plus de « Jérusalem est » qui tienne lorsque les discussions sur le règlement définitif seront lancées dans le cadre de la phase III et de la seconde conférence internationale prévue. Lorsque nous en serons là, l’identité historique, politique, culturelle, démographique et territoriale de Jérusalem Est aura été défigurée au point de la rendre méconnaissable, et certainement, en tout cas, au point de rendre impossible son rôle, prévu et nommément cité, de capitale de la Palestine.
L’Etat (palestinien) « doté de frontières provisoires », bien qu’il s’agisse d’une invention absolument unique (et géniale), n’offre néanmoins aucune promesse et aucune garantie que la période intérimaire ne finisse par devenir permanente. Sharon a ouvertement « admis » l’idée d’une « entité » palestinienne (appelez-la comme vous voudrez), sur 42 % de al Cisjordanie (moins Jérusalem) et de la bande de Gaza, avec l’éventualité que leur soient ajoutés 6 à  8 % supplémentaires des territoires dans le cadre du statut définitif. Tant que la feuille de route ne déclarera pas clairement les frontières (d’Israël) antérieures au 4 juin 1967 frontières de l’Etat palestinien, l’ensemble de l’exercice encourt le risque de générer des conflits à venir et de servir les plans nourris par Sharon consistant à voler des terres supplémentaires aux Palestiniens et de poursuivre son expansionnisme.
Si le préambule de la feuille de route fait référence, de manière louable, à des principes et à des critères clairs, tels les résolutions de l’Onu, et les divers accords, la question de savoir si ses mécanismes eux-mêmes sont cohérents avec ces références n’est pas claire. « Le règlement qui mettra fin à l’occupation ayant découlé de la guerre de 1967 » peut en effet atteindre cet objectif de trois manières différentes : en restituant les terres à leurs propriétaires légitimes (palestiniens) ; en autorisant Israël à les annexer ou encore : en combinant les deux solutions précédentes. Toutefois, pris dans leur ensemble, les termes de référence doivent être adaptés de manière à donner forme à la conduite et à l’objectif des négociations. Il n’est pas acceptable de recourir à la formule usée à force d’être rabâchée selon laquelle tout ce à quoi les parties auront donné leur accord sera considéré comme une mise en application de la résolution pertinente. Les résolutions ne doivent pas non plus être interprétées et/ou amendées afin de complaire à la partie dominante. L’initiative arabe comporte une formule légale globale en vue d’un règlement acceptable. Elle peut, de ce fait, servir de pierre de touche pour tester toute solution retenue.
La grande majorité du peuple palestinien reste attachée à une solution pacifique qui soit aussi une solution à deux Etats, en dépit des tentatives constamment déployées par le gouvernement israélien afin de détruire l’une et l’autre. Ces options, toutefois, seront rapidement hors d’atteinte si on laisse les conditions actuelles continuer à se détériorer. Déjà, des voix s’élèvent qui en appellent à une solution à un seul Etat, que ce soit sous la forme d’un Etat binational ou d’un Etat démocratique et laïc, et ces voix gagnent en soutiens et en crédibilité. Si les gouvernements partisans de la ligne dure, en Israël, s’entêtent dans leurs politiques et leurs mesures destructrices, une solution de cette nature restera la seule option, résultat de facto de leur extrémisme. Le revers de la médaille d’un « Grand Israël » recouvrant la totalité de la Palestine historique (et au-delà), c’est la « Palestine unique ». D’ici là, les souffrances et les pertes tragiques en vies humaines continueront, les deux peuples et l’ensemble de la région devant payer le prix du remake, par le metteur en scène Ariel Sharon,du fondamentalisme sioniste.
                                       
4. On ne peut mieux trahir les assassinés d'Auschwitz par Rudolf Bkouche (19 mai 2003)
(Rudolf Bkouche est professeur émérite à l'Université des Sciences et Techniques de Lille et membre de l'Union Juive Française pour la Paix. Le texte suivant est une lettre qu'il a adressée le 19 mai dernier au rédacteur en chef du quotidien "Le Monde".)
Monsieur le Rédacteur en Chef - Quand les intellectuels juifs s'arrêteront-ils de débattre doctement sur l'antisémitisme ancien et nouveau et prendront-ils enfin conscience de l'impasse dans laquelle le sionisme a conduit les Juifs et plus particulièrement les Juifs israéliens.
On peut disserter longtemps sur l'antisionisme comme la forme moderne de l'antisémitisme, cela peut rassurer car on croit avoir dénoncé le "vrai mal", ce qui permet de ne pas voir la réalité. Alors on invente les retrouvailles "de la gauche progressiste européenne et de l'islamisme radical" et l'acceptation par cette gauche de "l'antisémitisme musulman" comme le déclare Alain Finkielkraut lors d'un colloque qui s'est tenu au Centre d'Histoire Juive de New York du 11 au 14 mai (Le Monde du samedi 17 mai 2003).
Il suffit pourtant d'un regard historique pour comprendre que le refus arabe est moins haine des Juifs que refus d'une conquête. Car l'Etat d'Israël est né d'une conquête militaire, de l'expulsion des habitants de la terre que le mouvement sioniste avait choisie pour construire l'Etat juif. Que la haine de l'occupant se transforme en haine des Juifs dans la mesure où l'occupant se proclame le représentant du peuple juif est la conséquence de cette politique de conquête, du refus israélien de reconnaître les droits de ceux qu'il a spoliés, c'est-à-dire le droit à un Etat de Palestine.
Il est vrai qu'il est plus facile de présenter le refus arabe comme une forme de l'antisémitisme éternel que de comprendre les raisons de ce refus. Et le colloque de New York n'est qu'une contribution de plus à ce refus de comprendre. Le problème est que ce refus obstiné de comprendre ne peut que renforcer les tendances judéophobes de ceux pour qui les Juifs ne sont que les oppresseurs des Palestiniens.
S'il faut lutter contre cet amalgame, il faut d'abord dénoncer cet autre amalgame entre antisionisme et antisémitisme que nous proposent des intellectuels et des organisations juifs, dénoncer cette volonté de faire de tout Juif un petit soldat du sionisme pour mieux l'exposer à des réactions de rejet et ainsi mieux renforcer le sionisme parmi les Juifs. C'est ainsi qu'agissent les idéologies totalitaires et le sionisme reste l'une des dernières idéologies totalitaires.
Non que le sionisme soit diabolique par essence. Herzl avait peut-être raison de poser la question juive comme une question nationale, les sionistes avaient peut-être raison de vouloir fonder l'Etat juif sur l'antique terre nationale. Il a fallu cependant voir que cette terre était peuplée et que la reconstitution de l'ancienne nation juive en Palestine ne pouvait se faire que par une guerre de conquête. Ahad Haham l'avait compris qui proposait l'établissement d'un centre spirituel juif à Jérusalem en dehors de toute ambition étatique. D'autres au contraire se sont préparés à la guerre, que ce soit le courant dit "révisionniste" de Jabotinsky ou le courant "socialisant" de Ben Gourion. Le choix de la conquête ne pouvait que rencontrer l'opposition des populations de Palestine, mais les sionistes n'en avaient cure qui surent alors s'appuyer sur les puissances pour renforcer leur établissement en Palestine et qui, après la destruction des Juifs d'Europe par le nazisme, se retrouvaient seuls à représenter le peuple juif. La conscience coupable européenne et les intérêts politiques des Etats-Unis et de l'URSS permettait alors la construction de l'Etat juif aux dépens des habitants de la Palestine. Ainsi le crime commis en Europe était réparé par une injustice et les Juifs avaient payé de leurs six millions d'assassinés le droit de faire partie de l'Occident.
Que font alors ces intellectuels qui oublient l'histoire pour s'enfermer dans l'image de victime éternelle et qui peuvent se féliciter aujourd'hui que "le destin du peuple juif ne soit plus lié à celui de l'Europe, mais à deux Etats, Israël et les Etats-Unis, où leur liberté et leur sécurité sont établies par principe" comme le proclame Léon Wieseltier. Outre que l'Etat d'Israël est le lieu où les Juifs sont le moins en sécurité, ce qui marque l'échec du sionisme, l'allégeance à l'Empire ne peut que renforcer l'antipathie, voire la haine, des peuples victimes de l'Empire.
Et pour mieux marquer l'aveuglement des uns et la mauvaise foi des autres, ce colloque a lieu dans une institution qui a survécu au génocide, comme si pour continuer le judaïsme européen massacré il fallait que les Juifs deviennent un peuple guerrier partant à la conquête de la terre que le mouvement sioniste a proclamée comme celle de l'Etat juif. On ne peut mieux trahir les assassinés d'Auschwitz. Voici quelques remarques après lecture de votre article sur le colloque de New York.
Je vous prie de recevoir, Monsieur le Rédacteur en Chef, l'expression de mes sentiments les meilleurs.
                   
5. Appel pour la libération de Tarek Aziz par les Amitiés Franco-Irakiennes par le Comité pour la libération des Irakiens séquestrés par les troupes d’occupation américaines en Irak (19 mai 2003)
La guerre conduite par les Etats-Unis contre l’Irak étant illégale au regard du droit international, la séquestration de dirigeants, de civils et de militaires irakiens l’est tout autant.
Les forces d’occupation américaines détiennent d’anciens dirigeants irakiens et de nombreux civils en des lieux tenus secrets. Ces personnes ne connaissent pas le motif de leur arrestation et les Américains leur refusent l’assistance d’un avocat. Ils ne peuvent recevoir ni leur famille, ni un représentant du Croissant Rouge International. L’association Amnesty International fait état de tortures infligées par les forces américaines et britanniques à des détenus irakiens, militaires et civils (Agence France Presse et Associated Press du 16 mai 2003).
Nous lançons un appel pour que les dirigeants irakiens, les civils et les militaires arrêtés depuis le début de l’invasion du pays, soient traités comme le prévoient les conventions internationales et les règles les plus élémentaires des droits de l’homme, si ce n’est libérés. Nous demandons la stricte application des Conventions de Genève afin que le Comité International de la Croix-Rouge puisse visiter les prisonniers de guerre, les détenus et les internés civils et veiller à ce qu’ils bénéficient d’un traitement humain.
Ayant appris que le Vice - Premier ministre Tarek Aziz a récemment été victime de deux alertes cardiaques, qu’il risque une hémiplégie et que son état de santé est alarmant, nous réclamons sa libération immédiate.
- Liste des premiers signataires : Jean-Marie Benjamin (prêtre)  – Paul Balta (journaliste et écrivain) – Michel Collon (journaliste et écrivain) - Jean-Paul Cruse (journaliste et écrivain) – George Galloway (député britannique) - Xavière Jardez (juriste) - Philippe Le Moller (professeur) - Pierre Lévy (directeur de Bastille République Nation) - Gilles Munier (SG  des Amitiés franco- irakiennes) – Pierre-Alexandre Orsoni (président de la Maison d’Orient à Marseille) –  Pierre Pinta (écrivain) - Charles Saint- Prot (écrivain) – Hans von Sponeck (Coordinateur du Programme « Pétrole contre nourriture »  en Irak de 1998 à 2000)  
[Correspondance : Gilles Munier - Amitiés Franco-Irakiennes - 7, rue de Sarzeau - 35700 Rennes - Fax : 02 99 63 11 09 - E-mail : gilmun@club-internet.fr]
                                       
6. Le Mur par Israël Shamir (13 mai 2003)
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

Nous étions allés voir, en famille, le film des Pink Floyds, Le Mur, dans un petit cinéma dépouillé et un peu lépreux, dénommé Le Sémadar (Fleur de vigne), situé dans le quartier hyérosolomitain au charme suranné de la Colonie Allemande. Vidé de ses habitants d’origine allemande par les juifs, en 1948, ce quartier a conservé ses vieilles maisons de pierres au toit de tuiles et aux pignons ornés de plaques scellées citant les Psaumes en lettres gothiques, son lierre escaladant les façades et le mystère de son Cimetière des Templiers, bien gardé derrière son portail massif.
Le Sémadar, qui tire son nom d’un passage du Cantique des Cantiques, était un des lieux de rendez-vous prisés de notre Paradis Perdu, cette Palestine dont la nostalgie ravive les teintes de souvenirs enchanteurs. Il était fréquenté, alors, par des officiers britanniques et la petite bande juvénile et cosmopolite des meilleurs habitants de la Ville Sainte : des Arméniens, des Grecs, des juifs, des Allemands et des Palestiniens. Dans son petit jardin romantique, bien des idylles s’étaient nouées, ignorant les frontières, les obédiences religieuses et les passions politiques. La fille d’un rabbin séfarade s’était dégotté un aviateur écossais, et un Nashashibi, scion de l’illustre famille arabe musulmane, y avait rencontré une jeune fille enjouée, sioniste de gauche. Le Sémadar n’a pas changé : il a survécu à notre Chute, le Partage de la Palestine, devenant le lieu obsessionnel des romans hyérosolomitains d’Amos Oz, un peu à la manière dont la glace fossile de la banquise survit au réchauffement planétaire.
Le Sémadar était resté un lieu décent, malgré sa décrépitude, pour des sorties familiales, dans les années 1980, aux jours bénis d’avant la captation de notre temps libre par la vidéo, la télé et les ordinateurs, et nous allions souvent au cinéma. Nous y emmenions aussi souvent les enfants. Le film, Le Mur, en revanche, allait s’avérer le navet du siècle. Au milieu, il y avait une scène d’horreur : une gueule gigantesque semblait prête à vous dévorer, vous, le spectateur.
Cette gueule sans mâchoires mais pleine de dents acérées, effrayante, recouvrait tout l’écran et semblait vouloir nous happer. C’en était trop pour notre fils, qui avait alors sept ans : il s’enfuit en poussant un cri perçant d’effroi. Hélas, dehors, le foyer du cinéma était recouvert de posters représentant la même gueule béante ! Il a fallu plusieurs heures pour que notre fiston retrouve son calme, et ce symbole du Mur, la gueule monstrueuse prête à tout dévorer, resta profondément enfouie dans ma mémoire.
Elle est revenue prendre sa vengeance, comme un ressort comprimé et soudain libéré, aujourd’hui, lorsque je me suis cassé les dents sur le Mur de Sharon, presque au terme d’une belle ballade. Nous avions roulé plusieurs heures, nous avions marché entre les collines bibliques émoussées des Hauts plateaux de Palestine, nous avions traversé de hauts herbages verdoyants, nous avions cueilli des lupins violets, nous avions traversé un ruisseau qui abondait encore en eau et en filles et garçons amicaux aux visages joufflus, vêtus de pied en cap, qui s’aspergeaient mutuellement et nous aspergeaient avec un abandon juvénile, nous avions rencontré en chemin leurs parents, dans le village tout proche d’Anata, qui préparaient un pique-nique et nous avions répondu à leurs salâms cordiaux. Nous avions salué un moine, descendu de son ermitage de Saint Chariton, accroché à une falaise, et nous avions reçu ses bénédictions ; nous avions dérangé un petit troupeau de quatre ou cinq gazelles effarouchées, aux croupes tachées de blanc ; nous avions allumé un cierge devant une icône byzantine de la Madone, dans l’église du village de Taybéh, où, d’après un récit villageois pieusement conservé, le Christ aurait passé ses derniers jours avant la Passion. Nous avions bu leur fameuse bière pression de Taybéh, au café Stones, un café très aéré, sur deux étages, dans l’urbaine Ramallah, en compagnie d’un professeur de philosophie de l’université de Bir Zeit, au costume de tweed impeccable, un architecte au sourire un peu forcé, un ex-juif d’Angleterre ressemblant incroyablement à Noam Chomsky en plus jeune, et une ravissante beauté ombrageuse et francophone : une jeune femme palestinienne, ayant grandi dans l’exil tunisien, et formée dans une université parisienne.
Nous roulions tranquillement, vers les Champs du Berger… Soudain, le Mur se dressa devant nous. Il coupait la tendre campagne de Bethléem comme une gueule colossale et dévorante, et la nature disparaissait, à la manière d’un marshmallow en brochette. Des dizaines de bulldozers Caterpillar déchiquetaient les collines, déracinaient figuiers et pieds de vigne, écrasant les rochers en vue d’on ne sait quelle monstrueuse granita. Ils démolissaient les vieilles maisons paysannes et les tours médiévales, dénudaient ces coteaux que la Vierge Marie avait parcourus. On construisait le Mur, donc, sur la largeur d’une autoroute à quatre voies, flanquée de doubles haies de grillage d’acier, de huit mètres de hauteur, surmontées de fils électrique à haute tension avec, à intervalles réguliers, des caméras, des miradors pour les tireurs d’élite et quelques rares portails. C’était le plus formidable périmètre d’un camp de prisonniers qu’il m’eût été donné de voir de toute ma vie : il serrait de près les maisons villageoises, à la manière d’un danseur de tango pompette enlaçant sa partenaire.
Les paysans regardaient leurs oliviers, à travers le grillage : ces arbres étaient toujours là, dans leur pleine floraison néanmoins modeste, mais d’ores et déjà de l’autre côté, inaccessibles, inutiles. Les paysans se retrouvaient enfermés, aussi sûrement que dans n’importe quelle prison, derrière ce Mur sinistre. Leurs champs, leurs pâturages, leurs puits étaient condamnés, car de l’autre côté. Un portail, gardé par un soldat israélien : c’était tout ce qui les reliait encore à leur gagne-pain, à leur terre, à leur liberté – et ce portail, il serait ouvert, ou fermé, au bon vouloir de l’armée. Toujours à l’affût de quelque profit à extorquer, l’armée a déjà institué un droit de péage au tarif de deux dollars par personne et par franchissement : ce n’est qu’après avoir perçu cette taxe moyenâgeuse que les soldats ouvrent le portail. Si ces Palestiniens veulent néanmoins aller s’amuser à bichonner leurs chers oliviers, ils n’ont qu’à prendre un ticket, comme à Disneyland…
Par places, le Mur prend la forme d’une gigantesque construction de béton, qui masque le paysage, enfermant les villageois dans la cour d’une prison géante. Mais les grilles d’acier, c’est encore pire, car cela leur offre la vue de la terre qu’hier encore ils disaient leur, et c’est un véritable supplice de Tantale. Le Mur parcourt des centaines de kilomètres, encerclant des villages, les séparant de leurs terres cultivées et dévorant les paysages - magnifiques – de la Palestine.
Ce Mur n’est pas une invention nouvelle. Je l’ai déjà vu. Pas très loin du Mont Carmel, il y avait un village arménien. Il avait été construit par des réfugiés arméniens qui avaient fui les tueries perpétrées par les Kurdes en 1915. Les Palestiniens, hospitaliers comme toujours, les avaient aidés à construire leurs maisons, et ils leur louaient des terres. En effet, ces Arméniens étaient des paysans qui vivaient autrefois, avant d’en être chassés, au bord du lac de Van (en Turquie). En 1948, leur village passa sous la souveraineté de l’Etat juif. Les juifs ne tuèrent pas les villageois arméniens. Ils ne les expulsèrent pas non plus. Non. Tout simplement, ils construisirent un mur tout autour du village, et finirent par totalement l’étouffer. Le village si vivant perdit ses terres et fut transformé en prison, avec un seul accès, gardé en permanence par l’armée juive. Les Arméniens tinrent dix ans. Pas plus. A la fin des années 1950, le dernier Arménien vendit sa maison aux juifs, pour une bouchée de pain et, la mort dans l’âme, il partit.
Le Mur avait déjà un précurseur : le système d’autoroutes « pour-juifs-seulement ». Alors que même les agglomération de Haïfa et d’Afula n’ont pas de périphérique, le moindre village arabe a sa rocade : une large autoroute les encercle tous, limitant leur développement. Des centaines de maisons palestiniennes ont été démolies, des milliers d’acres de terrain dévastées pour tracer le réseau des routes de contournement en suivant une recette apparemment empruntée au Guide du Routard pour la Galaxie. Cela a été fait sans raison apparente, car de minuscules implantations juives ne justifient pas cet investissement de millions de shekels pour des « raisons de sécurité ». De plus, les routes nouvellement construites sont généralement condamnées par l’armée. Aujourd’hui, le Mur s’élevant de plus en plus haut, le réseau des routes de contournement commence à prendre sens : c’était tout simplement l’Etape Numéro Un du Plan de dévastation et d’emprisonnement.
Le Mur remettra les oliveraies entre les mains des colons, a écrit le toujours tellement rationnel Uri Avneri. Mais les colons n’ont pas besoin d’oliviers et ils n’ont aucune intention de cultiver la terre. Les arbres, ils préfèrent, de très loin, les brûler. Les colons ne sont pas la cause, mais ils sont une rationalisation de la cause première : cette cause première, c’est la volonté de dépeupler la Palestine et d’en tuer la nature.
Aurait-il pu en aller autrement ? Le programme du sionisme triomphant, actuellement mis en pratique, avait été ébauché, dès les années 1930, dans un essai de Vladimir Jabotinsky, intitulé Le Mur d’Acier. Mais les racines sont plus profondes, car le Mur est la manifestation ultime de la mentalité juive et il va comme un gant à l’Etat juif. Il y a des dizaines de mots différents pour dire « mur », dans les langues utilisées par les juifs ; il y en a vraisemblablement autant que de façons différentes de désigner la neige, chez les Esquimaux. Le symbole sacré des juifs, c’est le Mur des Lamentations ; la rue qu’ils préfèrent, c’est Wall Street (à New York = la Rue du Mur. Célèbre pour le New York Stock Exchange : la Bourse des valeurs, temple du capitalisme mondialisé, ndt). Les Egyptiens, les Babyloniens, les Chrétiens et les Musulmans ont édifié des monuments verticaux : des pyramides, des tours, des cathédrales, afin de relier le Ciel à la Terre. Mais les juifs, qui se méfient même de leur propre ombre, n’ont besoin ni du Ciel ni de la Terre. La première chose qu’ils construisent – depuis Londres jusqu’au milieu du Minnesota – c’est un ‘eruv’, un mur symbolique afin de bien marquer la séparation entre eux-mêmes et les non-juifs. La seule inscription rescapée du Temple juif (détruit quarante ans après que le Christ eût été jugé et condamné à mort entre ses quatre Murs) n’est pas un passage du Décalogue – les célèbres Dix Commandements – ni de quelque enseignement moral. Non. C’est un morceau de Mur portant l’avertissement suivant : « Goy, si tu passes ce Mur, tu ne pourras que te blâmer toi-même pour la mort atroce qui t’attend. »
La partie la plus importante de l’enseignement juif, c’est la maxime : « Erige un mur autour de la Torah ». Elle vient renforcer toutes les prohibitions existantes de la Loi, en ajoutant une douzaine supplémentaire. Il est interdit à un juif de cueillir des fruits un jour de shabbat, mais « le Mur » empêche lui aussi de monter à un arbre, de crainte que notre juif ne soit tenté d’aller en cueillir les fruits. Bien. Et maintenant, que se passe-t-il si l’arbre en question est un bouleau ou un sapin, arbres notoirement non fruitiers ? Y monter est interdit aux juifs pour le même motif : ce samedi-ci, vous allez escalader un bouleau, mais shabbat prochain, vous allez monter sur un pommier, et dans un mois, vous allez cueillir une pomme, et vous allez commettre une très grave transgression…
Le Mur de Sharon, c’est ce Mur autour de la Torah, car si vous laissiez un goy vadrouiller librement, tôt ou tard, il pourrait tuer un juif. Le Mur de Sharon est un Mur du Temple, car un goy qui oserait le franchir n’aurait qu’à se blâmer lui-même de la balle d’un tireur d’élite qui ne manquerait pas de l’abattre. Le Mur de Sharon, c’est le Mur des Lamentations des Palestiniens, et c’est le Wall Street des entrepreneurs juifs soumissionnés pour le construire. La voix qui l’ordonne est celle de Jacob, mais les mains qui le bâtissent sont celles d’Esaü : le Mur est construit avec la sueur des ouvriers palestiniens réduits à la misère, surveillés par des Russes et (mal) payés par des Américains à emprisonner leurs frères.
Les entrepreneurs vivent un Eldorado, un remake de leurs premières prouesses, la construction du Mur Bar Lev, de vingt mètres de haut, érigé sur les rives du canal de Suez dans les années 1970 et démoli par les canons à eau de fabrication soviétique de la Troisième armée égyptienne commandée par le Maréchal Sadate, le 6 octobre 1973. La seule chose de cette « Ligne » Bar-Lev (en réalité, le Mur Bar-Lev) qui ait survécu à la guerre de 1973, ce sont les grosses villas luxueuses des entrepreneurs israéliens du bâtiment.
Ce Mur est la vraie Feuille de Route des sionistes, car lorsque le Mur sera terminé, la Palestine sera ruinée et ses heureux habitants auront tous été transformés en réfugiés. Mais le sort des juifs ne sera pas plus enviable, car le Mur est partout. Il n’y a pas de boutique, de restaurant, de pub, dans l’autrefois joyeuse Tel-Aviv, qui n’ait son Mur vivant : un jeune homme, généralement importé de Russie ou d’Ukraine, embauché au gardiennage des lieux. Pour quatre dollars de l’heure, ils font barrage de leur corps devant les kamikazes éventuels, après quoi on les enterre, évidemment, dans ce cimetière, vous savez… derrière le Mur. Nous autres, Israéliens, nous sommes fouillés en moyenne dix fois par jour - lorsqu’on va faire les courses, au bureau, au travail ou sur nos lieux de loisir. Il n’y a aucun bâtiment où vous puissiez entrer sans être fouillé. Si bien que la Terre Sainte est devenue une prison de haute sécurité pour tous ses habitants : juifs et non-juifs, dans ce domaine, sont logés à la même enseigne…
C’était à prévoir. Les juifs n’avaient pas été enfermés par des étrangers malfaisants à l’intérieur des murs de leurs ghettos, a écrit Vladimir Jabotinsky ; c’est eux qui l’avaient voulu, tout comme les étrangers, en Chine, avaient choisi de vivre dans leurs colonies séparées. Cinquante ans plus tard, Israël Shahak a fait observer, avec beaucoup de perspicacité, que les murs du ghetto ont été ébréchés de l’extérieur, par l’Etat, alors que les juifs n’étaient pas très enclins à le quitter. Seuls les murs extérieurs l’ont été. Les murs intérieurs, eux, sont restés intacts. L’Etat juif est l’incarnation de la peur paranoïde des juifs et de leur dégoût de l’étranger, tandis que la politique de la Cabale du Pentagone est une autre manifestation de la même peur et du même dégoût, à l’échelle planétaire.
Il n’y a pas que les individus qui peuvent devenir fous. C’est aussi le cas de sociétés et de cultures entières. Cette importante découverte a été faite par la sociologue américaine Ruth Benedict, une amie de Maragaret Mead et de Franz Boas. Ses Patterns Culturels (1934) sont encore l’un des ouvrages les plus lus à avoir été écrits dans le domaine des sciences sociales. Dans cet ouvrage, Ruth Benedict décrit différentes cultures indigènes américaines, et elle y présente les Indiens Pueblo comme des gens « placides et harmonieux. »
Le sociologue israélien Franz Boas lui fournit des données montrant « le caractère mégalomaniaque et auto-gratifiant des Kwakiutl », tandis que Reo Fortune prouva que les habitants de l’île de Dobu étaient paranoïaques et mesquins. »
Cette dernière définition va comme un gant aux juifs, s’agissant de leur culture. Qu’était donc cette recherche obsessionnelle (inspirée par la Cabale de Wolfowiz) d’armes de destruction massive en Irak, sinon un accès de paranoïa, de peur de la vengeance d’un goy trompé muni d’une hache ? L’Israël actuel, le pays des fouilles corporelles éternelles, est la plus paranoïaque de toutes les sociétés, d’après Ruth Benedict. Si les Etats-Unis succombent à la même maladie sous le gouvernement de l’actuelle clique des disciples de Leo Strauss, construisant des murs partout et allant désarmer des terres lointaines, ainsi que leurs propres citoyens, c’est parce que la paronoïa juive est extrêmement contagieuse.
Il est inutile de lutter contre le Mur, tout comme il était inutile de le faire contre les colonies illégales, aussi longtemps que vous ignorerez le fond du problème. « Le Mur est dans nos cœurs » « Ubeliba Homa », chantaient les juifs en conquérant Jérusalem, en 1967. Le Mur est au cœur du problème, en effet, et ce problème, c’est l’Etat juif en Palestine. Les militants pacifistes, jeunes et plus tellement jeunes, sur les collines qui dominent le Mur, continuent à crier le slogan « Deux Etats » à des bulldozers que cela laisse de marbre, bien que les dits bulldozers ne fassent pas autre chose que de mettre en application le rêve des Deux Etats, mon cauchemar : un Etat juif, et une chaîne de réserves d’Indiens pour les Goyim – ce que d’aucuns osent appeler l’ « Etat palestinien ». Quiconque préconise « Un Etat palestinien indépendant, vivant à côté de l’Etat juif d’Israël » détourne les yeux du Mur pour, surtout, ne pas le voir. Le Mur, c’est l’opération de séparation des frères siamois, et seul le plus fort y survivra. Les discussions autour du Mur se perdent dans les sables, en Israël : l’immense majorité des Israéliens, du parti travailliste comme du Likoud, y sont favorables, tandis que les Israéliens « amoureux de la paix » sont les tenants les plus acharnés de la Gueule Dévoreuse d’oliviers.
Le Mur se moque des âmes innocentes rendues fiévreuses par la Feuille de route, autre plan maléfique destiné à séparer les Jumeaux. Sharon n’est pas autrement inquiet, puisqu’elle lui donne assez de temps pour terminer son Mur et qu’elle fait porter la responsabilité de la sauvegarde de la paix sur les seuls Palestiniens, tout en lui donnant carte blanche pour agir à sa guise en échange de quelques promesses creuses.
Les militants pacifistes espèrent modifier le tracé du Mur, ici ou là. Mais cela ne servira à rien, car le Mur n’en continuera pas moins à séparer des agriculteurs de leurs terres. Où que vous vouliez qu’il passe, il n’en séparera pas moins les réfugiés du camp de Deheishé de leurs maisons, à quinze kilomètres de là, à Deir al-Shaïkh. Il continuera à séparer les chrétiens de Taybéh du Saint Sépulcre et les Musulmans de Yassouf de la mosquée Al-Aqsa. Il continuera à séparer les juifs des Lieux saints. Il continuera à séparer les paysans des hauts plateaux palestiniens de leurs lieux de travail à Tel Aviv et à Haïfa.
Le Mur de Sharon, ce désastre sans mélange, offre une rare opportunité d’observer la nature véritable de l’Etat juif, et d’en appeler à son démantèlement. Non : ce qu’il faut démanteler, « C’est pas le Mur, andouille ! », c’est l’Etat juif !
                                                           
Revue de presse

                      
1. Feuille de route ou embuscade ? par Rashid I. Khalidi
in The Nation (hebdomadaire américain) à paraître le lundi 9 juin 2003
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

N’ayant à l’évidence absolument rien appris de l’échec d’initiatives précédentes, les dessinateurs (essentiellement américains) de la feuille de route ont pris soin d’y faire figurer plusieurs détails qui en garantissent presque à coup sûr l’inutilité. L’un de ces « détails », c’est l’absence de tout calendrier. Ainsi, l’une ou l’autre partie (en pratique, les Israéliens, si l’on doit exciper du passé) peut freiner le passage d’une étape à l’autre, et aussi, au cours de chaque étape. Autre « détail » : l’introduction de phases intérimaires dans un processus qui est déjà nettement en retard. Cela signifie, en réalité, l’ajournement des aspects les plus ardus de la résolution du conflit – la négociation au sujet notamment des colonies, de la souveraineté, du statut de Jérusalem et du droit au retour des réfugiés – à une troisième phase, ce qui, si l’on doit s’en référer, là aussi, à l’expérience passée, signifie : indéfiniment.
La théorie des accords intérimaires, tellement séduisante pour les « faiseurs de paix » pro-israéliens des administrations Bush et Clinton, aurait dû être enterrée depuis belle lurette, après l’échec spectaculaire de l’approche Madrid-Oslo, laquelle était fondée sur de tels accords intérimaires échelonnés. Mais cette théorie a ressuscité, une fois encore, dans l’avatar de la feuille de route, sous la forme d’une proposition sans frais d’ « un Etat palestinien indépendant doté de frontières provisoires et d’attributs de la souveraineté ». Si le plan tient jusque-là, nous avons affaire à une recette assurée pour des dissensions infinie, lesquelles seront mises à profit par Israël afin de temporiser encore plus, tout en sauvegardant indéfiniment l’essentiel de l’occupation militaire et la plupart des colonies israéliennes, et en restreignant le contrôle palestinien à la plus petite portion possible des territoires occupés – cela pourrait être 40 % de la seule Cisjordanie, si les vues d’Ariel Sharon devaient prévaloir.
C’est bien sur ce point que la feuille de route est le plus défectueuse. En effet, n’étant pas centrée sur l’occupation par Israël de la Cisjordanie, de la bande de Gaza et de Jérusalem Est – occupation sur le point d’entrer dans sa trente-septième année – ni sur les colonies israéliennes qui servent à la maintenir, la feuille de route manque une opportunité de mettre une fin à ce conflit. Bien loin de cela, elle se concentre sur la violence palestinienne et sur la manière de la combattre – comme si cette violence venait de nulle part et comme si, dût-elle être arrêtée, la situation d’occupation et de colonisation était quelque chose de normal. Cela reflète bien le rôle prépondérant des Etats-Unis dans la rédaction de ce document. C’est aussi une indication de la raison de son échec vraisemblable. En effet, les officiels de Washington font une fixation obsessionnelle sur la violence palestinienne, dans laquelle ils voient la cause première de tous les problèmes entre Palestiniens et Israéliens.
Cette obsession a conduit à une focalisation américaine sur des changements cosmétiques dans la direction palestinienne, tel la nomination de Mahmoud Abbas (Abou Mazen) au poste de Premier ministre. Son nouveau gouvernement ne pourra réduire la violence palestinienne sans que la vague de colonisation ne connaisse de ressac et sans que la poigne de l’occupation étrangleuse ne se relâche. Mais c’est très improbable, car l’obsession qu’a l’administration Bush de la violence palestinienne, à l’exclusion de toute autre considération, conduira probablement à la perpétuation du déséquilibre en faveur de l’interprétation sharono-likoudique de la feuille de route. Dans cette interprétation, avant que l’on demande quoi que ce soit à Israël, les services de sécurité palestiniens, éviscérés par deux années d’attaques israéliennes impitoyables, doivent être reconstitués par celui qu’Abou Mazen a choisi pour ce faire : Muhammad Dahlan. Après quoi, ils devront livrer une guerre incessante aux factions palestiniennes qui s’en prennent aux forces d’occupation et aux colons dans les territoires occupés, et aussi à des civils israéliens à l’intérieur d’Israël. Des Palestiniens protestent et redoutent que cela ne signifie le déclenchement d’une guerre civile intra-palestinienne avant même qu’il n’y ait eu le moindre signe que le gouvernement Sharon, dominé par les partisans extrémistes de l’extension des colonies et de la poursuite de la répression contre les Palestiniens, ne fera l’un quelconque des gestes qu’on exige de lui. Nommément, la feuille de route exige que les deux parties prennent des initiatives simultanément : la répression palestinienne contre les factions activistes devrait être contemporaine du démantèlement « de » colonies par Israël, et du relâchement de son emprise sur les plus de trois millions d’habitants des territoires occupés, qui vivent depuis deux ans de manière quasi ininterrompue en état de siège, sous couvre-feu et sous la menace constante d’une incursion israélienne.
Mais avec des néoconservateurs ayant le vent en poupe à Washington, avec un Pentagone ayant récupéré beaucoup des prérogatives du Département d’Etat et de la CIA, et avec une administration Bush d’ores et déjà en campagne électorale et un lobby israélien montrant ses biceps hypertrophiés de manière grotesque, il devrait rester fort peu de doutes quant à l’interprétation de la feuille de route appelée à prévaloir à Washington. La seule chose qui reste à faire, c’est imaginer de quelle manière ce dernier poussin de colombe en date va se transformer en tueur des grands chemins, et quelles seront les conséquences de cette métamorphose.
Dussent les sharoniens qui dominent l’administration Bush continuer à prévaloir, comme ils l’ont fait à l’occasion de pratiquement tous les règlements de compte à Washington, depuis septembre 2001, non seulement cette initiative échouera (comme ils le désirent, ainsi que Sharon), mais on en fera retomber la faute sur les Palestiniens. Il continuera, sans aucun doute, à y avoir assez de violence palestinienne pour justifier cette accusation, même si cette violence semblera bien pâle en comparaison avec la violence routinière et mécanisée de l’occupation. Au-delà de la brutalité au quotidien d’une armée étrangère faisant régner son ordre et déniant les droits d’une population civile tandis que ses terres lui sont arrachées au bénéfice de colons, la force est utilisée de manière arbitraire dans des zones densément peuplées afin d’écraser la résistance palestinienne, comme l’a indiqué le lieutenant général Moshé Ya’alon, chef d’état-major israélien : « Les Palestiniens doivent être amenés à comprendre, dans les recoins les plus obscurs de leur conscience, qu’ils sont un peuple vaincu. »
Sans doute Israël pourra-t-il continuer à compter sur le deux poids – deux mesures des médias américains, qui réussissent le tour de force de parler, lorsque des civils palestiniens sont massacrés dans des quartiers urbains surpeuplés par des armes du champ de bataille telles les mitrailleuses lourdes, les lanceurs de missiles héliportés et les canons de tanks, de « dommages collatéraux, dans une opération visant à assassiner des activistes », qui ne sauraient avoir autant d’importance que les civils israéliens assassinés dans des villes israéliennes par des kamikazes palestiniens, alors que le ratio de trois Palestiniens tués pour un Israélien (en majorité des civils, des deux côtés) est constamment ignoré. Ainsi, sur une période de dix jours, vingt Palestiniens, des civils pour la plupart, ont été tués, sans qu’on les nomme ni qu’on les pleure, dans les médias américains, lesquels en ont fait des tonnes, en revanche, au sujet de trois Israéliens tués à Tel-Aviv par une kamikaze.
A long terme, il ne sera pas possible d’obliger les Palestiniens à protéger l’expansion des colonies et la perpétuation de l’occupation, chose que les accord d’Oslo exigeaient d’eux ; durant la décennie commencée avec l’ouverture de ces négociations, en 1991, la population des colonies a plus que doublé. Si c’est ce que la feuille de route envisage d’essayer de faire, elle échouera. Il reste à voir si même une application honnête de ce document profondément déséquilibré parviendra à revivifier la perspective pratiquement perdue de vue d’une solution à deux Etats, ou bien si cette solution a été rendue intenable par trente-six années de colonisation inexorable et d’occupation visant à saboter la possibilité qu’un Etat palestinien indépendant soit créé en Cisjordanie, dans la bande de Gaza et à Jérusalem Est. Si tel est le cas, les Palestiniens et les Israéliens devront trouver une nouvelle manière de coexister en paix dans le même pays, perspective qui semble s’éloigner avec chaque jour qui passe…
                                   
2. Bush offre des assurances à Sharon par Jean-Jacques Mevel
in Le Figaro du samedi 24 mai 2003

Washington de notre correspondant - George W. Bush est soucieux de faciliter la tâche d'Ariel Sharon. La Maison-Blanche a donné vendredi l'assurance qu'elle «répondra complètement et sérieusement» aux craintes que manifeste Israël vis-à-vis de la «feuille de route», le plan de paix qui prévoit la création d'un Etat palestinien en 2005.
La formule américaine est délibérément floue. Washington promet d'écouter les doléances de Jérusalem, sans garantir si et quand elle lui donnera raison. Cette ambiguïté vise à en couvrir une autre: le «oui» circonstancié que le président américain attend impatiemment du chef du Likoud pour sortir le plan de paix d'impasse. «Nous espérons la réponse d'Israël dans un avenir très proche», insistait hier Colin Powell, chef de la diplomatie américaine de passage à Paris. Ce pourrait être fait dès demain, lors de la réunion hebdomadaire du cabinet Sharon, laisse entendre Jérusalem.
L'application de la «feuille de route» – et les pressions américaines qu'elle suppose sur Israël – est la dette postirakienne que le chef de la Maison-Blanche a promis d'acquitter aux Arabes, aux Européens et à son allié britannique Tony Blair. Les Palestiniens et leur nouveau premier ministre, Abou Mazen, ont accepté le plan mis au point avec l'Union européenne, la Russie et l'ONU. Mais les Israéliens, de nouveau sur les nerfs après une série d'attentats meurtriers, refusent de l'approuver dans son intégralité.
La panne, trois semaines après la publication de la «feuille de route», est un test pour la détermination d'Ariel Sharon et surtout celle de George W. Bush. Le premier ministre israélien a été tenté de jouer l'immobilisme, avec la complicité objective d'extrémistes palestiniens qui prospèrent dans la violence. Le président américain, lui, est partagé entre son «engagement personnel» pour un Etat palestinien et un bras de fer avec Israël qui pourrait lui coûter électoralement en 2004. Les derniers jours le montrent attaché à sa promesse, quitte à semer le doute sur le contenu d'un plan de paix dont les Etats-Unis n'assurent pas seuls la paternité.
Un «oui» du gouvernement israélien, fût-il du bout des lèvres, serait un succès de plus pour la diplomatie américaine. Avec les assurances fournies hier, il confirmerait que les Etats-Unis sont les maîtres du jeu au Proche-Orient, les signataires européens de la «feuille de route» se trouvant relégués au rang de témoins, sans droit de regard. George W. Bush pourrait alors s'investir directement, ce qu'il a refusé de faire jusqu'ici. Depuis Quarante-huit heures, Washington bruisse d'un possible rendez-vous à trois: George W. Bush, Ariel Sharon et Abou Mazen. Si les conditions sont réunies, il aurait lieu début juin, après le sommet du G 7 à Evian. Genève et la station égyptienne de Charm el-Cheikh sont sur les rangs pour l'accueillir.
Signe que le dossier avance, c'est la Maison-Blanche – davantage que Colin Powell – qui tisse désormais les fils d'un compromis israélo-palestinien. Deux dirigeants du Conseil national de sécurité, Elliott Abrams et Steve Hadley, ont eu, avec Ariel Sharon, des discussions semble-t-il plus fructueuses que le secrétaire d'État lors de sa dernière tournée dans la région. Dov Weiglass, chef de cabinet du premier ministre israélien, a discuté, cette semaine à Washington, des assurances attendues de la présidence américaine. Le New York Times révèle aussi que George W. Bush a reçu secrètement Salam Fayyad, l'un des ténors du nouveau gouvernement palestinien.
Pour finir, Condoleezza Rice, conseiller du président, a personnellement signé les assurances écrites fournies à Jérusalem: «Les Etats-Unis partagent le point de vue d'Israël sur la réalité de (ses) inquiétudes, précise le texte diffusé hier. Ils y répondront complètement et sérieusement dans l'application de la feuille de route.» Le sens du verbe «répondre» (address en anglais) promet un beau duel d'interprétation entre Israéliens et Palestiniens. Washington espère visiblement repousser ce débat à plus tard, c'est-à-dire une fois la négociation engagée, comme l'indique la suite de la formulation.
Le premier rendez-vous fixé sous le regard de George W. Bush resterait à doser ce qui fait régulièrement capoter les tentatives de conciliation israélo-palestinienne: les préliminaires. Abou Mazen sait déjà qu'il devra en passer par ce que Yasser Arafat a toujours refusé, la mise au pas du Hamas et des autres groupes extrémistes. Ariel Sharon, lui, espère peut-être que les «assurances» américaines finiront par alléger son fardeau: le démantèlement de colonies juives dans les territoires occupés.
                                                  
3. Un message direct à l'occupant israélien ? par Valérie Féron
in 24 heures (quotidien suisse) du mardi 20 mai 2003

ÉCLAIRAGE - En l'absence de perspectives politiques sérieuses, les attentats constituent, pour la plupart des Palestiniens, une réponse violente au « terrorisme d'Etat pratiqué par Israël ».
Si les attaques suicides de ces derniers jours contre des colons, des soldats aussi bien que des civils israéliens, sont généralement analysées comme une volonté de torpiller la « feuille de route » du quartette censée relancer le processus de paix, les responsables du Hamas soulignent pour leur part que celles-ci ne sont pas « liées à la rencontre entre Mahmoud Abbas et Ariel Sharon », qu'elles visaient notamment à venger un de leurs cadres tué lors d'une attaque ciblée en mars, et à montrer que « la lutte contre l'occupation se poursuit ».
Ces attaques envoient alors un message direct aux Israéliens : que ni les opérations militaires (comme celle en cours dans le nord de la bande de Gaza, loin des caméras), ni les bouclages ou le mur en construction pour encercler la Cisjordanie ne leur permettront de vivre en sécurité. Des messages qui prennent tout leur sens, si l'on considère comme grille de lecture non pas la « feuille de route » mais la réalité quotidienne des Palestiniens, avec son lot de morts, d'arrestations et de couvrefeux, les maisons détruites, les terres dévastées ou « confisquées » ....
En l'absence de perspectives politiques sérieuses, les attentats constituent, pour la plupart des Palestiniens, une réponse violente au « terrorisme d'Etat pratiqué par Israël » selon l'expression utilisée dans les territoires pour définir les opérations israéliennes,  et aux violences endurées depuis trente-cinq ans par des populations dont le sang a trop coulé, depuis le début de cette Intifada, pour qu'elles se contentent d'un nouveau plan de paix intérimaire, estimé encore plus mauvais que celui d'Oslo, qui fut suivi par le quasi-doublement du nombre des colonies, perçues comme des « bombes permanentes ».
Même les menaces à répétition de bannir le président Arafat sont prises comme un défi : l'éventuelle disparition d'Arafat de l'échiquier politique démontrerait que les véritables racines du conflit, que les Occidentaux sont accusés de refuser de regarder en face, sont toujours les mêmes : la colonisation de leur terre et l'occupation.
Reste que le Hamas apparaît aussi comme faisant le jeu de l'occupant israélien, en donnant des prétextes à Ariel Sharon pour ne pas appliquer la « feuille de route », et dessert la cause même qu'il prétend défendre, ce que ne cesse de lui reprocher l'Autorité palestinienne qui en est réduite à condamner les attentats, affirmant ne pouvoir les empêcher dans la situation actuelle.
                                                      
4. Une crise sans précédent : la condition arabe par Edward Saïd
in CouterPunch.org (newsletter politique américaine) du mardi 20 mai 2003
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

Mon impression est que le ressenti de beaucoup d’Arabes, aujourd’hui, au sujet des événements qui se déroulent depuis deux mois, en Irak, est rien moins qu’un sentiment de catastrophe. Il est vrai que le régime de Saddam Hussein était insoutenable, à tous points de vue, et qu’il méritait amplement d’être éliminé. Mais tout aussi sincère est le sentiment de colère ressenti par beaucoup face à la cruauté et au despotisme incroyables de ce régime, ainsi que devant les souffrances indicibles du peuple irakien. Il semble peu douteux que beaucoup trop de gouvernements et d’individus ont contribué à maintenir Saddam Hussein au pouvoir, en fermant les yeux pour ne point voir et en continuant leur « business, as usual ». Néanmoins, la seule chose qui ait donné aux Etats-Unis le feu vert pour bombarder ce pays et en détruire le gouvernement, ce n’est ni un droit moral ni une motivation rationnelle, mais bien plutôt la puissance militaire à l’état brut.
Après avoir soutenu l’Irak baathiste et la personne de Saddam Hussein, des années durant, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne se sont arrogé le droit de nier leur propre complicité dans son despotisme, puis de décréter  qu’ils étaient en train de libérer l’Irak de cette tyrannie honnie. Ce qui semble se faire jour, sous nos yeux, dans ce pays, tant pendant qu’après la guerre anglo-américaine illégale contre le peuple et la civilisation qui incarne l’essence de l’Irak, représente une menace extrêmement préoccupante pour le peuple arabe dans son ensemble.
Il est par conséquent de la plus extrême importance que nous rappelions, en tout premier lieu, qu’en dépit de leurs multiples divisions et disputes, les Arabes sont bien un peuple, et non une collection de pays choisis au hasard pour y mener des interventions armées étrangères et y imposer une loi venue de l’extérieur. Il y a une continuité manifeste dans l’impérialisme, qui commence avec la domination ottomane imposée aux Arabes au seizième siècle, et se poursuit jusqu’à nos jours. Après l’Ottoman, les empires britannique et français s’imposèrent à eux au cours de la première guerre mondiale. Puis, après la seconde guerre mondiale, vinrent s’imposer les Etats-Unis et Israël. L’une des tendances les plus insidieusement influentes, dans la pensée des orientalismes contemporains américain et israélien, devenue évidente dans la politique américaine et israélienne depuis la fin des années 1940, est faite d’une hostilité virulente et très profondément ancrée envers le nationalisme arabe et d’une volonté politique de le contrer et de le combattre par tous les moyens imaginables. Le fondement du nationalisme arabe au sens large est que, en dépit de leur diversité et du pluralisme de leur matérialité et de leurs styles de vie, les gens dont la langue et la culture sont arabes et musulmane (appelons-les les arabophones, comme le fait l’historien Albert Hourani dans son dernier livre) constituent une nation et non pas simplement une collection d’Etats éparpillés entre l’Afrique du Nord et les frontières occidentales de l’Iran. Le moindre corollaire de ce principe qui fût indépendant s’est vu ouvertement attaqué, que ce soit durant l’opération de Suez de 1956, pendant la guerre coloniale de la France en Algérie, les guerres d’occupation et de dépossession menées par Israël ou la dernière campagne contre l’Irak, guerre dont l’objectif déclaré était de renverser un régime donné, mais dont l’objectif réel était la dévastation du plus puissant des pays arabes. Et, de la même manière que les expéditions militaires des Français, des Britanniques, des Israéliens et des Américains contre Abdel Nasser visaient à abattre une force qui revendiquait ouvertement l’ambition d’unifier les Arabes dans une puissance politique indépendante et conséquente, les Américains ont pour but, aujourd’hui, de redessiner la carte du monde arabe afin qu’elle satisfasse aux intérêts américains, et non aux intérêts arabes. La politique des Etats-Unis vise à fragmenter le monde arabe, à imposer aux Arabes l’inaction collective et la faiblesse tant économique que militaire.
Bien fou serait-il, celui qui prétendrait que le nationalisme et le séparatisme doctrinaire des pays arabes pris individuellement, qu’il s’agisse de l’Egypte, de la Syrie, du Koweït ou de la Jordanie, serait préférable et représenterait un état de choses existant plus productif politiquement qu’un schéma à venir de coopération inter-arabe, dans les sphères économique, politique et culturelle. Certes, je n’entrevois nul besoin d’une intégration totale, mais toute forme de coopération utile et de planification ne peut être que préférable, et de loin, aux lamentables sommets qui ont défiguré notre vie nationale, notamment au cours de la crise irakienne. Chaque Arabe se pose, à l’instar de tout non-Arabe d’ailleurs, la question suivante : pourquoi les Arabes ne mettent-ils pas leurs ressources en commun pour défendre les causes qu’ils affirment – tout au moins, au niveau officiel – soutenir, et en lesquelles – dans le cas de la cause palestinienne, c’est particulièrement évident – leur peuple croit sincèrement, et même passionnément ?
Je ne perdrai pas une minute à prétendre que tout ce qui a été fait afin de promouvoir le nationalisme arabe serait en quoi que ce soit susceptible d’être excusé, qu’il s’agisse de ses abus, de sa courte vue, de son gaspillage, de sa répression et de sa folie meurtrière. L’état des se[r]vices du nationalisme arabe ne saurait être qualifié de brillant. Mais je tiens à affirmer de manière catégorique, en revanche, que si depuis le début du vingtième siècle, les Arabes n’ont jamais été en mesure de pousser à son terme leur indépendance collective, globalement ou partiellement, c’est uniquement à cause des visées, revêtant une importance stratégique et culturelle, nourries par des puissances extérieures. Aujourd’hui, aucun pays arabe n’est libre de disposer à sa guise de ses ressources nationales, ni d’adopter des positions qui correspondent à ses intérêts d’Etat, tout particulièrement si ces intérêts semblent représenter, de près ou de loin, une quelconque menace pour les ambitions américaines. 
Depuis plus de cinquante ans que l’Amérique a pris en main la domination mondiale, et encore plus depuis la fin de la Guerre froide, elle mène une politique moyen-orientale fondée sur deux principes, et deux principes seulement : principe n°1) la défense d’Israël et principe n° 2) le libre écoulement du pétrole arabe. Chacun de ces deux principes impliquant une confrontation directe avec le nationalisme arabe.
De toutes les manières possibles, à de rares exceptions près, la politique américaine est constamment méprisante et ouvertement hostile aux aspirations du peuple arabe, bien qu’on doive constater qu’elle rencontre un succès encore plus éclatant depuis la disparition de Nasser, puisqu’elle ne rencontre pratiquement plus aucun challenger parmi les gouvernants arabes, lesquels se plient absolument à toutes ses exigences.
Durant les périodes de la plus extrême pression sous l’une ou l’autre forme (c’est-à-dire sous la forme de l’invasion israélienne du Liban en 1982 ou sous celle des sanctions imposées à l’Irak et qui visaient à affaiblir le peuple irakien et l’Etat pris en totalité, des bombardements en Libye et au Soudan, des menaces contre la Syrie ou encore des pressions sur l’Arabie saoudite), la faiblesse collective des Arabes a été rien moins que stupéfiante. Ni leur énorme puissance économique collective, ni la volonté – bien réelle – de leur peuple n’ont incité les pays arabes à simplement esquisser le moindre geste de protestation. La politique impériale du « diviser pour régner » s’est imposée, souveraine, parce que chaque gouvernement semble redouter le risque éventuel d’endommager ses relations bilatérales avec les Etats-Unis. Cette considération a supplanté toute contingence, quelle qu’en fût l’urgence. Certains pays (arabes) s’en remettent à l’aide économique des Etats-Unis, d’autres comptent sur leur protection militaire. Tous, cependant, semblent avoir décidé qu’ils n’auront pas plus confiance les uns dans les autres qu’ils ne se soucient du bien être de leur propre population (c’est dire à quel point ils ne se font pas confiance…), préférant la morgue et le mépris des Américains qui n’ont progressivement fait qu’empirer, dans leurs rapports avec les pays arabes, au fur et à mesure que l’arrogance de la superpuissance unique (l’américaine) s’affirmait. Il faut le dire : force est bien de constater que les pays arabes se sont combattus entre eux avec beaucoup plus d’enthousiasme qu’ils n’ont combattu leurs vrais agresseurs – les agresseurs extérieurs…
Le résultat, aujourd’hui, après l’invasion de l’Irak, c’est une nation arabe profondément démoralisée, écrasée et abattue, encore moins capable que jamais de faire autre chose qu’acquiescer aux plans américains annoncés consistant à faire des gestes et à adopter des postures dans toutes sortes d’efforts visant à redessiner la carte du Moyen-Orient dans un sens favorable aux intérêts tant des Etats-Unis que, bien entendu, d’Israël.
Et même ce projet grandiose n’a pas encore reçu la plus vague des réponses collectives des pays arabes, qui semblent regarder la scène comme des badauds attendant que quelque chose de nouveau se produise, tandis que Bush, Rumsfeld, Powell et les autres se multiplient en menaces, en projets, en visites, en rebuffades, en bombardements et en déclarations unilatérales. Ce qui rend tout ça particulièrement humiliant, c’est que contrairement aux Arabes, qui ont totalement accepté une feuille de route américaine (ou quartétienne) qui semble sortie tout droit du rêve somnambulique de George Bush, les Israéliens se sont froidement abstenus de manifester la moindre acceptation. Quel peut bien être le sentiment d’un Palestinien lorsqu’il voit un dirigeant subalterne comme Abou Mazen (Mahmoud Abbas), qui a toujours été le subordonné fidèle d’Arafat, embrasser Colin Powell et les Américains, alors qu’un enfant de quatre ans comprend que la feuille de route vise a) à provoquer une guerre civile palestinienne et b) à offrir l’acceptation des diktats israélo-américains en matière de « réforme » en échange de vraiment pas grand-chose. Pourrons-nous continuer à nous enfoncer de la sorte encore longtemps ?
Quant aux plans des Américains en Irak, il est aujourd’hui parfaitement clair que ce qui va se passer n’est rien moins qu’une occupation coloniale rétro, ressemblant fort à celle d’Israël depuis 1967. L’idée d’apporter une démocratie « american style » en Irak signifie pratiquement aligner ce pays sur la politique des Etats-Unis, c’est-à-dire : un traité de paix avec Israël, des marchés pétroliers orientés au profit des Américains, et un ordre civil maintenu à un niveau minimal, qui n’autorise ni une réelle opposition, ni une réelle mise sur pied des institutions. Peut-être l’idée est-elle même de susciter en Irak une guerre civile type Liban. Je n’en suis pas certain. Mais, tenez : voici un petit exemple du genre de planification qui est en train d’être entreprise. Il avait été annoncé, récemment, dans la presse américaine, qu’un professeur de droit de l’Université de New York, âgé de trente-deux ans, Noah Feldman, serait chargé de la rédaction d’une nouvelle constitution irakienne. Il a été fait mention, dans tous les articles de presse annonçant cette nomination extrêmement importante, du fait que ce Feldman était un expert en droit musulman extraordinairement brillant, qu’il avait étudié l’arabe depuis l’âge de quinze ans, et qu’il avait reçu l’éducation d’un juif orthodoxe. Mais le hic, c’est qu’il n’a jamais pratiqué le droit dans un pays arabe, qu’il n’a jamais mis les pieds en Irak et qu’il ne semble avoir aucune expérience réelle, pratique, des problèmes posés à l’Irak d’après-guerre. Quel provocation effrontée, non seulement vis-à-vis de l’Irak lui-même, mais aussi pour ces légions d’Arabes et de musulmans, juristes dans l’âme, qui auraient pu accomplir très honorablement cette mission au service de l’avenir de l’Irak ! Mais : « No ! » L’Amérique veut que cela soit fait par un jeune collègue tout frais émoulu des universités, afin de pouvoir dire : « C’est nous – Nous – qui avons donné à l’Irak sa toute nouvelle démocratie ! » : un mépris à couper au couteau…
L’impuissance apparente des Arabes face à cette situation, voilà ce qui est tellement décourageant, et pas seulement parce qu’aucun effort conséquent n’a été fait afin d’élaborer une réponse collective à cette situation. Pour quelqu’un comme moi, qui réfléchit à cette situation de l’extérieur, je trouve étonnant qu’en cette période de crise, il n’y ait eu aucune trace que ce soit d’un quelconque appel lancé par les gouvernants à leur peuple afin qu’il les soutienne face à ce que force est bien de considérer comme une menace nationale collective. Les planificateurs militaires américains n’ont pas fait de mystère sur le fait que ce qu’ils prévoient, c’est un changement radical dans le monde arabe, un changement qu’ils pourront imposer par la force des armes et aussi grâce au fait qu’ils ne trouvent pratiquement aucune résistance devant eux. De plus, l’idée, au-delà de cette entreprise, semble bien être rien moins que la destruction de l’unité du peuple arabe une bonne fois pour toutes, une destruction qui modifie les fondements de leur existence et leurs aspirations, irrémédiablement.
Face à un tel étalage de puissance, j’aurais eu tendance à penser qu’une alliance sans précédent entre les dirigeants arabes et le peuple représentait la seule dissuasion possible. Mais cela, à l’évidence, requerrait de chaque gouvernement arabe qu’il entreprît d’ouvrir sa société à son propre peuple, de faire entrer son peuple dans sa société, pour ainsi dire, d’ajourner toutes les mesures sécuritaires et répressives afin de se donner la possibilité d’une opposition organisée face au néo-impérialisme. Un peuple contraint à faire la guerre, tout comme un peuple réduit au silence et opprimé, ne pourra jamais s’élever à la hauteur requise par la situation. Ce que nous devons impérativement obtenir, ce sont des sociétés arabes – enfin ! – débarrassées de leur état de siège auto-imposé et pour ainsi dire réciproque, entre gouvernants et gouvernés. Et pourquoi pas, plutôt, accueillir la démocratie en vue de défendre la liberté et l’autodétermination ? Pourquoi pas dire : nous voulons que chaque citoyen qui le veuille soit mobilisé dans un front commun contre un ennemi commun ? Nous avons besoin de toutes les forces politiques et intellectuelles avec nous pour lutter contre le projet impérial de redessiner nos vies sans notre consentement. Pourquoi la résistance devrait-elle être abandonnée aux seules formations extrémistes et aux seuls kamikazes désespérés ?
J’ouvre ici une parenthèse. J’aimerais mentionner ici qu’à la lecture du rapport consacré au développement humain dans le monde arabe par l’Onu, j’ai été frappé par le peu de cas fait par ce rapport des conséquences des interventions impérialistes dans le monde arabe, et de leurs effets – ô combien – profonds et durables. Je ne pense pas, bien entendu, que tous nos problèmes proviennent de l’extérieur, mais je ne saurais accepter l’affirmation que nous les aurions tous créés de nos propres mains. Le contexte historique et les problèmes découlant de la fragmentation politique jouent un rôle très important, auquel le Rapport en question n’accorde pas l’attention qu’il mérite. L’absence de démocratie dans le monde arabe est en partie le résultat d’alliances conclues entre puissances occidentales, d’une part, et des régimes et/ou des partis de gouvernement minoritaires, d’autre part, non pas parce que les Arabes ne s’intéressent pas à la démocratie, mais bien parce que la démocratie est considérée depuis fort longtemps comme une menace par plusieurs des acteurs de ce drame humain. De surcroît, pourquoi adopter la formule américaine de démocratie (qui n’est généralement qu’un euphémisme désignant la liberté des marchés et une attention minimale apportée à la dignité humaine et aux services sociaux) comme si elle était unique ? Ce sujet mériterait d’être bien plus longuement débattu et développé. Je ne le ferai pas ici et je retourne, donc, à mon sujet de départ.
Imaginez à quel point la position palestinienne aurait pu être aujourd’hui bien meilleure face à l’assaut conjoint des Etats-Unis et d’Israël s’il y avait eu une démonstration d’unité, au lieu d’un embrouillaminis invraisemblable de positions autour de la composition de la délégation devant rencontrer Colin Powell… Depuis des années, je ne parviens pas à comprendre pourquoi les dirigeants palestiniens ont toujours été incapables d’élaborer une stratégie commune et unifiée afin de faire face à l’occupation et de ne pas être la victime des diversions successives, au choix, des projets Mitchell, Tenet ou du Quartette. Pourquoi ne disons-nous pas à tous les Palestiniens : nous sommes confrontés à un ennemi dont les projets de contrôler nos territoires et nos vies sont archi-connus et il n’y a qu’ensemble que nous pourrons les combattre ? Le problème crucial – partout, pas seulement en Palestine – c’est cette satanée coupure omniprésente entre gouvernants et gouvernés, rejeton difforme de l’impérialisme, c’est cette peur primale face à toute participation démocratique, comme si un excès de liberté risquait de faire perdre à l’élite coloniale au pouvoir un peu des faveurs dont elle jouit auprès de l’autorité impériale. Le résultat, bien entendu, c’est non seulement l’absence de mobilisation réelle de qui que soit dans le combat commun, mais aussi la perpétuation de l’atomisation sociétale et d’un esprit de clocher mesquin. L’état des lieux, actuellement, nous montre qu’il y a beaucoup trop de citoyens arabes non concernés et non participants à la vie de leur nation.
Qu’ils le veuillent ou non, les Arabes sont aujourd’hui confrontés à une agression généralisée contre leur devenir, menée par une puissance impériale - l’Amérique – laquelle s’emploie, de conserve avec Israël, à nous pacifier, nous soumettre et finalement nous réduire à une poignée de fiefs en guerre les uns contre les autres, dont la loyauté première n’irait nullement vers leur peuple respectif, mais les lierait directement à La Superpuisance (et à ses vassaux régionaux). Refuser de comprendre que ce conflit définira notre région pour des décennies à venir reviendrait à se boucher volontairement les yeux. Ce qui est aujourd’hui requis, c’est de briser les chaînes de fer qui lient les Arabes en paquets dissociés de citoyens mécontents, de dirigeants extrêmement peu fiables et d’intellectuels frustrés. La crise à laquelle nous sommes confrontés est sans précédent. Des moyens sans précédents sont, par conséquent, requis si l’on veut y faire face. Le premier pas, dès lors, consiste à prendre conscience de l’ampleur du problème. Ensuite, il faudra passer à la phase consistant à dépasser ce qui nous réduit à une rage impuissante et à une réaction aussitôt réprimée et marginalisée, c’est-à-dire à notre condition actuelle, que nous n’avons en aucun cas délibérément admise. L’alternative à une condition aussi peu attractive permettrait d’entrevoir bien plus d’espoir qu’on n’ose en imaginer aujourd’hui.
                           
5. Ariel Sharon - L'arrogance et le mépris par Marcel Péju
in L'intelligent - Jeune Afrique du dimanche 18 mai 2003

Dans une interview au le Premier ministre israélien balaie avec une insolente désinvolture les exigences de la Feuille de route pour la paix.
«Aucune administration américaine n'a jamais approuvé l'implantation de colonies juives en Judée-Samarie [c'est-à-dire en Cisjordanie], à Gaza ou sur le plateau du Golan. Néanmoins, tous les gouvernements israéliens sont allés de l'avant avec la colonisation, dans une direction ou dans une autre, soit dans une région où une solution diplomatique était possible, soit dans une région où elle ne l'était pas. Dans mon esprit, ce n'est pas un problème qui se pose aujourd'hui. »
Ce tranquille défi au gouvernement américain, Ariel Sharon vient de le lancer dans un entretien avec le Jerusalem Post : cela au moment même où le secrétaire d'État Colin Powell, qu'il venait de quitter, assurait que lors de la rencontre de George W. Bush avec le Premier ministre israélien, prévue pour le 20 mai, « la question des colonies serait abordée avec franchise, ouverture et détermination ».
Mais, ce faisant, le chef du Likoud ne défie pas seulement une administration américaine dont il souligne la complaisance avec une ironique, voire insolente désinvolture. Il balaie du même coup les pieuses exigences de la communauté internationale, formulées dans la « Feuille de route » élaborée par le Quartet des médiateurs internationaux (Nations unies, États-Unis, Union européenne et Russie) : laquelle, rappelons-le, demande le démantèlement inconditionnel des « avant-postes » illégaux installés depuis 2001 et le gel de toute colonisation, y compris celles qui se réclameraient d'une « croissance naturelle ». Ce qui permet à Sharon, décidément très en verve, de moquer Colin Powell, lors d'un déjeuner qui réunissait aussi ses principaux ministres : « Le fleuron de notre jeunesse vit dans les communautés juives. Voulez-vous que les femmes enceintes se fassent avorter pour la seule raison qu'elles y habitent ? »
Et de revenir, dans son interview au Jerusalem Post, sur une concession qu'il avait paru faire, il y a un mois, en semblant envisager l'abandon de certaines colonies, comme Shilo et Beit El, voire Ariel et Emmanuel. « Il n'en est pas question », a-t-il affirmé, faisant ainsi écho aux porte-parole les plus extrémistes des colons. Tel Era Rapoport, qui fit plusieurs années de prison pour des actions terroristes contre les Palestiniens et qui proclame aujourd'hui : « Cette terre est la nôtre, elle nous a été donnée par Dieu, point final. »
Bien mieux, si l'on ose dire - par antiphrase : il prévoit d'inclure plusieurs colonies, dont Ariel et Emmanuel, du côté israélien de la « barrière de sécurité » actuellement en construction pour mieux isoler l'État juif des populations palestiniennes. Long déjà de 12,5 kilomètres, ce mur bouleverse la vie de 12 000 Palestiniens dans quinze villages, coupant en deux les terres agricoles et rendant impossible aux habitants l'accès aux sources d'eau, aux écoles et aux lieux de travail. Quand il sera terminé, sur plus de 150 autres kilomètres, ce sont 95 000 Palestiniens, soit 4,5 % de la population de Cisjordanie, qui se trouveront entre le mur et l'ancienne « ligne verte », c'est-à-dire la frontière de 1967. Ce qu'on appelle la « communauté internationale » le tolérera-t-elle ?
                               
6. Un nouveau front envisage de renverser le régime iranien par Marc Perelman
in Forward (hebdomadaire américain) du vendredi 16 mai 2003
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

(Forward tire chaque semaine à 26000 exemplaires. Lancé en 1990 sur le modèle du Yiddish Forward, fondé en 1897 à New York, cet hebdomadaire anglophone est la publication de référence de l’intelligentsia juive américaine. Forward a notamment compté parmi ses collaborateurs Elie Wiesel, Art Spiegelman et le dessinateur de Maus.)
Une coalition bourgeonnante de faucons néoconservateurs, d’organisations juives et de monarchistes iraniens exhorte actuellement la Maison Blanche à intensifier les efforts des Etats-Unis afin de provoquer un changement de régime politique en Iran.
Pour l’instant, la position officielle du président Bush consiste à encourager le peuple iranien à se débarrasser par lui-même du régime des mullahs, mais les observateurs pensent que la politique américaine n’est pas encore fermement décidée et que cela a pu créer une opportunité pour des activistes. Certains néoconservateurs préconisant un changement de régime à Téhéran au moyen de pressions diplomatiques – voire même d’une intervention directe – semblent en train de prendre le dessus dans l’administration, ont indiqué plusieurs observateurs généralement bien informés.
« Une alliance est en train d’émerger, entre certains faucons de l’administration américaine, des associations juives et des Iraniens partisans de Reza Pahlavi [le fils de l’ancien chah d’Iran, qui vit en exil] avec l’objectif de provoquer un changement de régime », a déclaré Pooya Dayanim, président du Comité des Affaires publiques irano-juives, à Los Angeles et partisan belliciste du recours à la force contre l’Iran.
La coalition en voie d’émergence rappelle la phase préparatoire de l’invasion de l’Irak, Pahlavi étant éventuellement pressenti pour jouer le rôle du leader de l’opposition irakien en exil Ahmad Chalabi, un autre chouchou des néoconservateurs. Comme Chalabi, Pahlavi entretient d’excellentes relations avec plusieurs associations juives. Il a fait une conférence devant le bureau de l’Institut juif pour les affaires de sécurité nationale (Jinsa – faucon), ainsi qu’au Musée de la Tolérance dépendant du Centre Simon Wiesenthal de Los Angeles. Il a aussi rencontré des responsables municipaux juifs.
Pahlavi a eu également des contacts feutrés avec de hauts responsables israéliens. Durant les deux années écoulées, indique une source fiable, il a rencontré personnellement le Premier ministre Sharon et l’ancien Premier ministre Benjamin Netanyahu, ainsi que le président d’Israël, Moshe Katsav, qui est né en Iran.
Autre similitude avec le débat pré-invasion de l’Irak, une bataille politique est en train de se profiler, entre le Département d’Etat et le Département à la Défense, au sujet de ce qu’il convient de faire en Iran.
« Le président, le vice-président, et par-dessus tout, le Pentagone, sont favorables à un changement de régime en Iran », a indiqué une source qui suit de très près le débat interne à l’administration. « Mais l’Etat ne veut pas se mêler des affaires iraniennes, si bien qu’au sein de l’administration, aujourd’hui, c’est la bagarre. »
Comme durant le débat sur l’Irak, le rédacteur en chef du Weekly Standard, William Kristol, est à la tête de la bataille pour une politique plus agressive en Iran. Dans le numéro de ce magazine publié le 12 mai dernier, il a écrit un éditorial appelant à une action clandestine et à d’autres mesures susceptibles d’amener un changement de régime à Téhéran.
Les tenants de plus de retenue relèvent que des officiels américains et iraniens se rencontrent régulièrement, mais ils disent que les performances décevantes du camp réformiste en Iran ont sapé leurs efforts visant à promouvoir un engagement américain aux côtés de l’Iran.
« D’aucuns, au Pentagone, ont déjà tiré la conclusion que les réformistes sont seulement des mullahs plus souriants que les autres et qu’un changement de régime est inévitable », a indiqué Gary Sick, directeur de l’Institut du Moyen-Orient à l’Université Columbia, partisan d’un engagement américain en Iran. « Ils pensent que l’Iran est mûr pour la révolution, mais je pense que cette interprétation est hautement sujette à caution. »
Le Secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld et ses adjoints Paul Wolfowitz et Douglas Feith sont connus pour être favorables à un changement de régime à Téhéran, bien qu’ils s’expriment beaucoup moins sur l’Iran qu’ils ne l’ont fait sur l’Irak.
A un niveau moins élevé, ont indiqué deux sources différentes, l’expert ès politique iranienne Michael Rubin travaille actuellement au bureau des « plans spéciaux » du Pentagone, une petite unité mise sur pied aux fins de rassembler du renseignement sur l’Irak, mais qui travaille aussi, apparemment, sur l’Iran. Naguère chercheur à l’Institut Washington pour la politique moyen-orientale, Rubin s’était fait l’avocat fort vocal d’un changement de régime à Téhéran. Il a même répondu personnellement à des e-mails de demande de renseignements à ce sujet.
Des sources des services de renseignement se sont plaintes de ce qu’elles ont présenté comme la tendance qu’ont les services secrets à donner une nuance reflétant leurs positions dures aux renseignements recueillis sur l’Irak. « Le bureau des plans spéciaux a interviewé des gens et rassemblé des renseignements sur l’Iran de manière à être prêt à y soutenir la démocratie », a indiqué une source proche des faucons. « Ils ont passé plus de temps à cela que les experts de l’Etat eux-mêmes. »
Pendant ce temps, au Congrès, le représentant démocrate Tom Lantos (Californie) est en train de défendre une résolution de soutien au peuple iranien, contre le régime. Le sénateur républicain Sam Brownback (Kansas) a introduit un amendement qui, s’il était adopté, allouerait 50 millions de dollars à des stations oppositionnelles de télévision et de radio sises à Los Angeles – dont la plupart prônent la restauration de la monarchie des Pahlavi – ainsi qu’à des associations de défense des droits de l’homme et de la démocratie (en Iran).
Des partisans du fils du chah, Pahlavi, ont soutenu l’amendement de Brownback, connu sous le nom d’Iran Democracy Act. Le principal lobby pro-israélien, l’Aipac (American Israel Public Affairs Committee) a fait de même.
« Nous soutenons les efforts en vue d’encourager le peuple iranien à couper les liens du régime avec le terrorisme et à s’opposer à ses tentatives d’obtenir l’arme nucléaire », nous a dit Rebecca Dinar, une porte-parole de l’Aipac. Tandis que Morris Amitay, ancien directeur de l’Aipac et faucon très actif vis-à-vis de l’Iran, préfère quant à lui conserver un profil bas en la matière.
Ainsi, par exemple, Pahlavi aurait dû, c’était prévu, rencontrer des membres de l’Aipac, des juifs d’origine iranienne, à la conférence annuelle du groupe, le printemps dernier. Mais les responsables de l’Aipac, inquiets que cela soit mal perçu, ont fait en sorte que cette rencontre soit annulée, ont indiqué plusieurs sources.
« Des associations juives sont en train de dire à Reza qu’ils lui accorderont leur soutien privé et qu’elles contribueraient à organiser des rencontres avec les officiels américains », a indiqué l’une de ces sources.
Les groupes juifs iraniens jouent un rôle clé dans le renforcement des relations. Le Comité pour les Affaires publiques juives iraniennes, Dayanim, contributeur régulier de National Review Online, est parmi les faucons les plus actifs. Ce Comité avance que le soutien pour Pahlavi, parmi les Iraniens vivant aux Etats-Unis, est sans doute dû moins à la profondeur de leurs sentiments monarchistes qu’avec le statut de Pahlavi, personnage de l’opposition le plus connu parmi les immigrés.
Néanmoins, Dayanim a reconnu que de nombreux juifs d’origine iranienne sont « amoureux  de Pahlavi » parce qu’ils considèrent que le règne de son royal père a représenté, pour les juifs, une sorte d’âge d’or. Pahlavi a exprimé souvent son soutien à la démocratie, tout en appelant à un référendum sur la restauration de la monarchie.
L’un des principaux soutiens de Pahlavi, devenu populaire dans les cercles des exilés iraniens en Amérique est Michael Ledeen, ancien haut fonctionnaire sous l’administration Reagan, et aujourd’hui maître de conférence au très conservateur American Enterprise Institute.
Dans de nombreux discours et articles, Ledeen a défendu l’idée que le régime des mullahs est sur le point de s’effondrer et que le temps, pour Washington, est venu de le pousser par-dessus la balustrade. Il a rassemblé au tour de lui Amitay, James Woolsey, ancien directeur de la CIA, Frank Gaffney, ancien membre de l’administration Reagan, l’ancien sénateur Paul Simon et le consultant des compagnies pétrolières Rob Sobhani, dans un groupe appelé « Coalition pour la Démocratie en Iran ». Le 6 mai dernier, plusieurs d’entre eux ont participé à une conférence de l’Institut de l’Entreprise Américaine, intitulée « L’avenir de l’Iran ». Au cours de cette conférence, Ledeen a argué du fait que l’aide d’acteurs extérieurs était requise pour initier des changements révolutionnaires en Iran.
Si Ledeen n’en a pas appelé à une action militaire, certaines de ses déclarations semblent suggérer qu’une action agressive pourrait être néanmoins décidée.
Le mois dernier, Ledeen avait donné une conférence devant un public pro-monarchiste, à Los Angeles. Au cours du débat qui s’ensuivit, il aurait dit que pour un coût de 20 millions de dollars, nous pourrions avoir un « Iran libre » - et qu’il savait de quelle manière utiliser cet argent au mieux.
Ledeen, qui fut impliqué dans le scandale Iran/Contra, mais jamais accusé, s’est refusé à tout commentaire.
Alors qu’on lui demandait s’il envisageait la possibilité qu’une action clandestine soit entreprise, un membre du Panel de Politique de Défense, dépendant du Pentagone, a répondu de manière lapidaire : « Peut-être ». Après quoi, il s’est refusé à tout autre commentaire.
                                   
7. Les Palestiniens sont-ils trop radicaux, en désirant retourner chez eux ? par Sherri Muzher
in Palestine Chronicle (e-magazine palestinien publié aux Etats-Unis) du jeudi 15 mai 2003
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

(Sherri Muzher, journaliste, a été directrice du Conseil Palestinien pour les Restitutions et le Rapatriement.)
« Nous devons tout faire, tout, afin d’être sûrs qu’ils [= les réfugiés palestiniens] ne reviennent jamais ! », a écrit le premier Premier ministre israélien, David Ben Gourion dans son journal, à la date du 18 juillet 1948, relate Michael Bar-Zohar dans son livre ‘Ben-Gourion : le Prophète armé’ (1967).
Ainsi, on le voit : l’opposition au droit au retour des Palestiniens a une histoire. Bien que beaucoup de Palestiniens ne soient pas des fans de la toute récente « feuille de route » vers la Paix au Moyen-Orient, ils ont officiellement accepté ce plan du président Bush, dans l’espoir de voir le bain de sang prendre fin. Pour Israël, en revanche, le refus des Palestiniens de renoncer à leur droit au retour rend ce plan totalement inutile.
Les droits des Palestiniens à retourner dans leurs foyers et/ou sur leurs terres sont formellement inscrits dans le droit international. La résolution 194 de l’Onu stipule que « les réfugiés désireux de retourner chez eux et d’y vivre en paix avec leurs voisins doivent y être autorisés dès que possible. Des compensations doivent être versés à ceux qui décident de ne pas retourner chez eux, ainsi que pour les propriétés perdues ou endommagées. » Cette résolution a été adoptée par l’Assemblée générale le 11 décembre 1948. Elle a été confirmée par un vote, chaque année, depuis lors.
Cette situation est-elle raisonnable, plusieurs décennies après ? Certes, la Loi du Retour, adoptée par la Knesset en 1950, garantit le droit à tous les juifs de « retourner » (« chez eux », ndt) après plus de deux millénaires, mais : tout de même ! ! !
Certains avancent que le retour des Palestiniens chez eux entraînerait la fin de l’Etat d’Israël et de sa nature d’Etat juif. Ceux parmi les Palestiniens qui opteraient pour le retour modifieraient incontestablement le paysage, mais la correction des fautes du passé doit prendre la priorité sur les visions de nations grandioses édifiées afin de rassembler les adeptes d’une religion en particulier. Contrairement à la propagande israélienne bien connue selon laquelle Israël offre à tous ses citoyens des opportunités égales, les personnes qui ont des amis et de la famille dans ce pays peuvent aisément y remarquer l’existence d’un système de discrimination à l’encontre des musulmans et des chrétiens.
De plus, comment un dirigeant palestinien pourrait-il dire à son peuple qu’alors que le monde s’est battu pour le droit des réfugiés kosovars à retourner chez eux, voici seulement quelques années de cela, le même droit fondamental est négociable, dès lors que c’est de lui qu’il s’agit ?
D’autres soulèvent le problème des juifs réfugiés de pays arabes, à la manière d’un joker. « Nous renoncerons à nos revendications le jour où vous aurez renoncé aux vôtres ! » Il est vrai que ceux, parmi ces juifs, qui ont été chassés de chez eux ont droit à des compensations ou au rapatriement. Mais en quoi cela efface-t-il la responsabilité d’Israël dans le nettoyage ethnique qu’il a perpétré envers des Palestiniens ?
Nombreux sont les Israéliens à proclamer que le problème des réfugiés n’est pas de leur fait. A cet égard, une citation extraite des mémoires de feu le Premier ministre Yitzhak Rabin, publiée dans le New York Times en octobre 1979, est éclairante : « Nous sortîmes, en compagnie de Ben-Gourion. Alon répéta sa question : « Que faut-il faire des civils palestiniens ? » Ben-Gourion secoua la main de manière éloquente : « Dehors ! Faites-les partir ! » » Plus récemment, des historiens israéliens, tel Benny Morris, ont reconnu le rôle joué par Israël dans l’exode des Palestiniens.
Les 750 000 Palestiniens qui furent chassés de chez eux au moment de la création d’Israël, en 1948, ont tous des histoires atroces à raconter. Voici un extrait des mémoires d’Awdéh Rantissi, un prêtre palestinien de l’Eglise évangélique, aujourd’hui disparu : « Il refusa de donner son argent. Sans ciller, le soldat pointa son fusil sur lui et tira. L’homme tomba, perdant son sang et agonisant. Sa femme hurlait et pleurait. Je fus pris de nausées et tout tournait autour de moi. Reverrais-je un jour ma maison ? Ces soldats allaient-ils tuer aussi ceux qui m’étaient si chers ? »
Y a-t-il de la place pour les réfugiés ? Salman Abu Sitta, un chercheur palestinien, vient de conclure une étude exhaustive sur ce thème. Il est parvenu à la conclusion que les citoyens israéliens occupent actuellement moins d’un cinquième de la superficie du pays : la place ne manque pas.
Comme l’organisation palestinienne LAW (pour la protection des droits humains et de l’environnement) l’a fait observer, « L’exigence des Palestiniens de voir mis en application leur droit au retour, fondée sur le droit international (et non sur un exclusivisme ethnico-religieux) a été rejetée dans le domaine de l’impossible, de l’irréaliste et de l’irréalisable. Leur voix est aujourd’hui tellement marginalisée que leurs revendications fondamentales et légitimes sont caricaturées et présentées comme extrémistes et dépassées. »
Mais il n’y a absolument aucun extrémisme à vouloir retourner chez soi. Les gens qui se font les avocats passionnés de la Loi du retour israélienne doivent s’en souvenir. En une ère où les droits de l’homme représentent la pierre angulaire de la politique étrangère des Etats-Unis, les groupes de pression et les lobbies devraient céder la place. Une véritable paix au Moyen-Orient devra garantir aux Palestiniens leur dignité, et notamment la mise en œuvre de leur droit à rentrer chez eux.
                                                      
8. L’échec garanti sur facture de la "feuille de route" par Tanya Reinhart
in Yediot Aharonot (quotidien israélien) du mercredi 14 mai 2003
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

Tous les deux ou trois mois, un « plan de paix » est exhumé des tiroirs de la Maison Blanche et tient en haleine l’opinion publique pendant quelques semaines. Bien que ce rituel réponde à un modèle immuable et à une finalité prédéterminée, il est vraiment curieux de constater que beaucoup de gens, en Israël, semblent néanmoins encore tentés de croire que cette fois, tout sera différent.
La Feuille de Route nous annonce que, cette fois-ci, « l’objectif est un règlement définitif et global du conflit israélo-palestinien à l’horizon 2005 ». Afin de vérifier si ce projet offre effectivement quelque chose de concret allant dans ce sens, il est nécessaire tout d’abord de bien spécifier quelle est la teneur du conflit. A entendre le discours israélien, on pourrait avoir l’impression qu’il s’agit du droit au retour : les Palestiniens seraient en train d’essayer de saper l’existence même de l’Etat d’Israël, en exigeant de lui qu’il permette à tous les réfugiés de rentrer . De plus, ils chercheraient à atteindre ce but au moyen du terrorisme. Il semble que l’on ait oublié qu’en réalité, il s’agit d’un conflit classique, qui a pour enjeux la terre et les ressources naturelles (essentiellement : l’eau). La Feuille de Route, de manière similaire, se distingue par l’absence de toute dimension territoriale.
Ce qu’on exige des Palestiniens est très clair : établissement d’un gouvernement qui reçoive le label de démocratie des Etats-Unis ; création de trois forces de sécurité qui soient considérées fiables par Israël ; écrasement du terrorisme. Une fois ces exigences satisfaites, une troisième phase est censée commencer, qui mettra fin miraculeusement à l’occupation. Mais le document ne formule aucune exigence vis-à-vis d’Israël, à ce troisième stade. La plupart des Israéliens comprennent bien qu’il est impossible de mettre un terme à l’occupation et au conflit sans que l’armée israélienne quitte les territoires et sans que les colonies soient démantelées. Mais ces concepts de base ne sont pas même évoqués dans le document, qui se contente de mentionner un gel des colonies et le démantèlement des nouveaux avant-postes, priorités des priorités qui devraient être satisfaites, en réalité, avant toute autre chose.
La première phase est plus substantielle : elle reprend le plan Tenet. Lors de cette première phase, on attend d’Israël qu’il se « retire des territoires palestiniens (ré)occupés depuis le 28 septembre 2000…. et qu’il restaure le statu quo existant alors. » Il est indéniable que la satisfaction de cette demande est de nature à contribuer à rétablir un certain calme, fût-ce temporairement. Eusse-je cru un seul instant les représentants européens à l’intérieur du quartet capables de mener à bien ce plan, je l’aurais accueilli à bras ouverts. Mais rien n’autorise à le penser. Le plan Tenet a eu l’honneur des feux de la rampe à plusieurs reprises déjà. La dernière fois, ce fut à l’occasion de ce qui semblait être une initiative américaine en vue d’un cessez-le-feu, en mars 2002, pour laquelle Zinni et Cheney avaient été envoyés en mission dans la région. Déjà, à l’époque, Sharon avait mis les points sur les « i » : il rejetait cette exigence, et il ne concédait de relâcher la poigne de fer de l’occupation que sur les seules populations des régions où le calme serait maintenu (voir Aluf Ben in Ha’aretz, 19.03.2002). Cela n’avait nullement empêché les Etats-Unis de voir dans les Palestiniens la partie qui refusait le cessez-le-feu et de les fustiger comme tels. Cette initiative ayant échoué, Israël s’embarqua (avec la bénédiction des Etats-Unis) dans une furie de destructions (abusivement) dénommée « Bouclier de protection »,.
A la Feuille de Route, Israël a opposé les mêmes objections éculées. Il a renforcé son insistance sur le fait qu’une pause dans le terrorisme ne saurait suffire et que ce qui est requis, c’est un affrontement caractérisé entre les nouvelles forces de sécurité (palestiniennes) et les organisations oppositionnelles (pour appeler un chat un chat : la guerre civile). Israël exige même que la proclamation par les Palestiniens de la fin officielle des hostilités et de leur renonciation au droit au retour soit formulées préalablement au lancement – et non pas à l’issue - d’un quelconque processus de négociation. Encore une fois, rien de tout ceci ne gêne aucunement les Etats-Unis, qui continuent à affirmer qu’Israël est la partie qui recherche sincèrement la paix, la partie « dont la sécurité est fondamentale pour la sécurité du monde entier », comme a osé l’affirmer Condoleezza Rice. Les Etats-Unis, de nos jours, sont gouvernés par des faucons dont la vision de l’avenir de notre Planète est celle d’une guerre interminable. Israël, dont les dirigeants sont en permanence avides de déclencher une nouvelle guerre, représente par conséquent un atout d’importance dans cette vision du monde. Il n’y a, par conséquent, rien qui permette de croire que les Etats-Unis vont permettre à qui que ce soit de contraindre Israël à faire de quelconques concessions.
Le 13 mars 2002, l’armée israélienne accueillit la visite d’Anthony Zinni, dans le cadre de la précédente session de négociations, par une incursion dans le camp de réfugiés de Jabalya, près de Gaza, incursion au cours de laquelle vingt-quatre Palestiniens ont été tués, en une seule nuit. Cette fois-ci, l’armée israélienne a accueilli Powell avec une vague d’arrestations et d’expulsion de militants pacifistes « internationaux ». Avec la Pax Americana, il n’y a nulle place pour des militants pacifistes. La seule chose, pour la Pax Americana, qui puisse apporter la paix, ce sont : les tanks.
                                               
9. Une nomination de plus sur la voie du militarisme par Reuven Pedatzur
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du mardi 13 mai 2003
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

La nomination du major général Amos Gilad à la tête du nouveau service de la politique sécuritaire du ministère de la Défense présente deux implications importantes. La première : l’axe Sharon-Mofaz-Ya’alon, dont les membres – le Premier ministre, le ministre de la Défense et le chef d’état-major de l’armée israélienne – ont une approche identique des relations futures (d’Israël) avec les Palestinien, sortira renforcé de manière significative. La seconde : la tendance consistant à déterminer la politique (étrangère et sécuritaire) presque exclusivement d’après le travail accompli par les Forces israéliennes de défense sera confirmée. Amos Gilad continuera à représenter l’armée israélienne au sein du ministère de la Défense, même après avoir quitté l’uniforme.
Rien de nouveau dans la prépondérance – sans équivalent dans aucune autre démocratie – de l’armée israélienne dans la détermination de la politique étrangère de l’Etat, bien que dans le gouvernement actuel le phénomène semble revêtir une ampleur extrême. Les civils – et leur monde mental – sont totalement exclus de toute implication ou de toute influence dans le processus diplomatique.
Il y a bien longtemps que l’implication de la Knesset dans les décisions impliquant des dimensions politiques et stratégiques a été neutralisée, et généralement le Premier ministre (Sharon) ne demande pas aux ministres de son cabinet (même pas à eux !) de participer au processus de prise de décision. Les rares ministres à être impliqués dans ce genre de décisions (et à exercer une quelconque influence sur elles) sont des militaires, en uniforme ou en civil, qui continuent à voir le monde à travers un viseur de fusil d’assaut. Il s’agit de Sharon ‘himself’, de Moshe Ya’alon, de Shaul Mofaz – et, désormais, aussi, d’Amos Gilad. Eux – eux seuls – vont déterminer quelle sera, à l’avenir, la politique d’Israël en matière de question palestinienne.
C’est de l’armée – et uniquement d’elle – qu’ils recevront l’information, les évaluations et les propositions de grandes lignes en matière de politique gouvernementale dont ils ont besoin (pour prendre leurs décisions). Voici deux ans de cela, le contrôleur d’Etat avait déjà relevé l’ « absence d’un autre corps (de l’Etat), à côté de l’armée, qui aurait été en mesure de fournir au niveau décisionnaire une analyse susceptible de comporter de manière exhaustive toutes les implications d’une situation donnée, depuis le niveau systémique jusqu’au niveau politique, en passant par le niveau militaire et stratégique. » 
Ainsi, nous le constatons, l’armée demeure (en Israël) le seul instrument qui constitue un « organisme de planification » au service du niveau politique, et son Service de Prospective est devenu l’ « organisme unique de planification militaro-politique » en Israël. Le nouveau département ministériel confié à Gilad ne disposera donc pas des instruments requis pour mener à bien sa tâche de programmation politique et il devra, lui aussi, s’en remettre à l’armée pour l’information, les évaluations et les données.
Ainsi, c’est le Service de Prospective (de Gilad) – et non des experts civils ou des hommes politiques élus – qui ont rédigé la réponse israélienne à la feuille de route, document qui constituera vraisemblablement la base du processus politique durant les mois à venir. Le problème étant, comme l’a fait observer le Contrôleur de l’Etat, qu’ « un corps de l’état-major [= le Service de Prospective de Gilad], qui se targue de faire de l’analyse stratégique, et où travaillent des personnels de l’armée dont le point de vue est très largement celui des militaires, est censé produire de l’analyse stratégique en matière de politique et d’affaires civiles, à l’intention du niveau politique » !
Le Premier ministre (Sharon) a salué la création du nouveau Service au sein du ministère de la Défense. Il ne lui en a pas beaucoup coûté, car il sait pertinemment que ce nouvel organisme ne formulera aucune initiative politique nouvelle qui risquerait de contrarier sa vision du monde. Sharon et Mofaz sont accoutumés à l’approche de Gilad, qui s’harmonise parfaitement avec la leur propre.
La position de Gilad sur la question palestinienne est brutale et inflexible. Il a toujours été opposé aux accords d’Oslo, il a fréquemment exprimé ouvertement la piètre estime dans laquelle il tient Yasser Arafat, en des termes lourds de haine à l’état pur, et il répète de manière véhémente qu’Israël ne doit pas entamer des négociations en étant soumis au feu de l’ennemi. Plus inquiétante, toutefois, est sa tendance à invoquer des scénarios apocalyptiques. Ainsi, en 1991, il a déclaré que l’Irak allait sans doute envoyer des missiles non conventionnels sur le territoire israélien. En août 2001, il a affirmé qu’Israël risquait de se voir bientôt obligé de faire face à cinq attentats sérieux par  jour et, à la veille du retrait israélien du sud Liban, il a dit que les localités du nord (de la Galilée, Israël) seraient en permanence en danger, car le Hezbollah pourrait les bombarder à loisir, à tir tendu. (C’était aussi, il convient de le rappeler, l’avis de Mofaz et de Ya’alon, à l’époque…)
La vision giladienne des relations israélo-palestiniennes transparaît des positions qui furent les siennes en tant que coordinateur des activités du gouvernement dans les territoires (palestiniens (ré)occupés) au cours des deux années écoulées. Il serait très difficile de dire qu’il s’est efforcé d’aider activement les civils, même si c’était là l’essentiel de sa tâche de coordinateur, et il a fréquemment semblé enchanté de la politique répressive extrêmement dure du gouvernement israélien.
L’attitude vis-à-vis des médias de celui (il s’agit bien sûr de Gilad) qui avait été nommé « commentateur national » au cours de la guerre d’Irak qui vient de se terminer, est bien résumée par quelques-unes de ses déclarations fracassantes. « Je constate une sorte de bavardage qui met en danger la sécurité de l’Etat », avait-il rabroué les journalistes qui assistaient à sa conférence de presse avant le déclenchement du conflit. Et, au cours d’une conférence donnée en novembre 2001, il a déclaré : « Les médias contribuent au terrorisme, en révélant des secrets militaires et opérationnels, en déformant la réalité dans un sens favorable à l’ennemi et en ne respectant aucune ligne rouge ! »
La nomination du général Gilad à la tête d’un service du ministère de la Défense nous fait franchir une nouvelle étape dans le processus de militarisation de la société israélienne. C’est une contribution de plus à la subtilisation de la politique et de la diplomatie (du pays) des mains des représentants élus du peuple, et à leur captation par l’armée.
                                       
10. Une autre voix pour la paix par Maya Al-Qalioubi
in Al-Ahram Hebdo (hebdomadaire égyptien) du mercredi 14 mai 2003

Palestine. La visite des territoires occupés par les membres de l'Union Juive Française pour la Paix (UJFP) dévoile une fois de plus l'arbitraire militaire et répressif de l'armée israélienne.
Paris, de notre correspondante — Pendant que tous les regards étaient rivés sur l'Iraq, les exactions de l'armée israélienne dans les territoires occupés s'intensifiaient en toute impunité. Sachant cela, l'UJFP, Union Juive Française pour la Paix, répondant à l'invitation de Gush Shalom, pacifiste israélien, ainsi qu'à son appel à la vigilance, a envoyé une mission d'observation composée de 14 personnes. Parmi les volontaires, Raymond Aubrac, ingénieur et ancien résistant, Suzanne de Brunhoff, économiste et membre de l'union, Stéphane Hessel, ambassadeur, et Abraham Ségal, cinéaste également membre de l'union. De retour à Paris ils ont témoigné de ce qu'ils avaient vu sur place.
Fondée à Paris en 1994, l'Ujfp est affiliée à l'Ujip (Union Juive Internationale pour la Paix), organisation laïque et progressiste qui existe sur le plan international depuis 1984. Dans sa charte des principes l'union affirme que : « Le conflit entre Israéliens et Palestiniens ne peut être résolu qu'en mettant un terme à la domination d'un peuple par un autre, et en mettant en œuvre le droit à l'autodétermination pour le peuple palestinien, y compris le droit de créer son propre Etat indépendant. Le retrait d'Israël des territoires occupés depuis 1967 constitue une étape nécessaire à l'accomplissement de l'autodétermination palestinienne ». L'union ainsi que Gush Shalom dénoncent sans relâche et par tous les moyens la politique expansionniste et répressive d'Israël et vont très loin dans leur attaque du premier ministre israélien Ariel Sharon, ainsi que son gouvernement d'extrême droite : « La guerre menée par Sharon et son gouvernement, renforcé de ministres issus de l'extrême droite religieuse, n'a d'autre but que d'annexer définitivement la Cisjordanie et de construire, au mépris de la sécurité même de la population d'Israël, un Grand Israël de la mer au Jourdain (.). Porter la guerre partout, y compris les Etats arabes qui ont conclu la paix avec Israël, est l'ultime visée de Sharon et de ses acolytes qui tentent de s'appuyer sur les instances communautaires juives internationales pour couvrir leurs exactions. Ils tentent ainsi de prendre les juifs du monde entier en otages, en les amenant à soutenir une politique que ceux-ci réprouveraient s'il ne s'agissait pas d'Israël. Ils se conduisent comme des pères incestueux, qui tiennent leur famille par la loi de la tribu, au nom du fantasme d'une menace permanente ».
C'est d'ailleurs cette menace fictive, soigneusement entretenue par le gouvernement israélien pour arriver à ces fins qui crée, comme le dit Aubrac, une peur irraisonnée du côté israélien. Aubrac dénonce l'apartheid total en vigueur et qui se traduit par des différences frappantes dans les niveaux de vie. Il dénonce la maintenance si ce n'est l'avance des colonies dans les territoires occupés. Il parle d'une situation plus que choquante dans la bande de Gaza où 1,2 million d'Arabes occupent 60 % du territoire alors que seulement 7 000 colons habitent le restant des terres. Tous les volontaires sont horrifiés face à l'arrogance sans limites des colons qui agissent avec le soutien de l'armée : « L'abjection chez les dirigeants israéliens s'ajoute au ridicule. Shimon Pérès, Prix Nobel de la Paix, devenu « Prix Sharon de la Guerre » de février 2001 à octobre 2002 (le temps d'un portefeuille ministériel) a poussé le grotesque jusqu'à parler de propagande palestinienne à propos des massacres de Jénine en avril 2002. Pourtant, c'est bien l'armée israélienne qui a empêché les journalistes, même israéliens de faire leur travail d'information. Envers et contre tous les témoignages concordant des Européens présents à Ramallah, Bethléem et autres villes palestiniennes, le gouvernement Sharon maintient que la soldatesque de pillards endoctrinés qu'est devenue Tsahal, est l'armée la plus vertueuse du monde ».
De Brunhoff à son tour condamne les bantoustans créés dans les territoires occupés ainsi que la situation des travailleurs, universitaires et paysans palestiniens dont toute activité est bloquée par un terrible arbitraire militaire et répressif. Il n'y pas de vexations auxquelles ils ne soient pas soumis : interdiction d'accès aux routes qui jouxtent les colonies, pour les pêcheurs interdiction d'accéder à la mer, pour les paysans interdiction d'accéder à leurs propres terres que l'on rogne petit à petit. Check-points, destruction intempestive d'habitations et de toute infrastructure, De Brunhoff parle de négation totale des droits les plus élémentaires de survie de toute une population ainsi que du freinage de toute possibilité d'activité.
Tous les volontaires, bien qu'ils se soient tenus au courant disent ne pas avoir imaginé une situation aussi révoltante sur place. Ils témoignent aussi de la situation insoutenable des enfants qui sont les premiers touchés par cette atmosphère écœurante. Alors qu'elle se fait tirer dessus par des soldats israéliens, une petite fille palestinienne reste immobile, sans aucune réaction : « Pire qu'une âme asservie, est une âme habituée. Il ne faut pas s'habituer à laisser faire de telles choses en son nom ».
La nouvelle vague de militants israéliens
Il n'est pas facile de discuter des cet état de choses avec les Israéliens qui ne veulent pas savoir ce qui se passe dans les territoires occupés et qui sont désinformés par le gouvernement et terrorisés par les attentats. Certains dirigeants parlent ouvertement maintenant de transferts pour avoir un Grand Israël débarrassé de tout Arabe même israélien. Pourtant il existe en Israël nombre de mouvements qui militent aussi pour la paix, au détriment de leur propre vie. Parmi ceux-ci, la coalition des femmes israéliennes, qui inclut aussi des femmes palestiniennes, pour une paix juste et qui compte plusieurs composantes : les Femmes en noir, Bat Shalom, les Femmes et Mères pour la paix, Nouveau profil, Tandi, ainsi que Wilpif. Tous ces mouvements militent sur une plate-forme commune : la fin de l'occupation, la pleine participation des femmes aux négociations de paix, l'établissement d'un Etat palestinien sur la base des frontières de 1967, la reconnaissance de Jérusalem comme capitale partagée des deux Etats, la reconnaissance par Israël de sa responsabilité dans les conséquences de la guerre de 1948 et la nécessité de trouver une solution au problème des réfugiés palestiniens, l'égalité, l'intégration et la justice pour les citoyens palestiniens d'Israël, l'opposition au militarisme qui contamine toute la société israélienne, des droits égaux pour les femmes et pour tous les résidents d'Israël et enfin une justice sociale et économique pour les citoyens israéliens ainsi que l'intégration dans le Moyen-Orient. D'autres organisations luttent de même contre cette dérive et cette injustice parmi lesquelles : Taayush, groupe de jeunes Israéliens et Arabes israéliens ainsi que Betselem, organisme israélien qui observent et dénoncent les violations des droits de l'homme infligées au peuple palestinien. Tous ces groupes cherchent à faire passer l'information pour faire entendre à des oreilles sourdes cette destruction, cette mort quotidienne et cette humiliation de tout un peuple : « Massacrer, humilier, torturer, affamer des hommes, des femmes et des enfants en leur nom (les juifs) est une effroyable imposture. Suivant la loi révisionniste, Sharon et ses ministres veulent réécrire l'Histoire, y compris celle des fondements d'Israël. Mais Israël, qui doit son existence à une décision de l'Onu, ne peut continuer à bafouer les lois internationales sans mettre en péril son avenir et sa légitimité ».
De plus en plus d'objecteurs 
Tous ces groupes viennent en aide, entre autres, aux objecteurs de conscience, ces soldats israéliens qui refusent le service militaire. Ils ne sont pas nécessairement pacifistes mais ils refusent de faire partie d'une armée d'occupation ou de cautionner les crimes de guerre de Tsahal. Ils sont de plus en plus nombreux : d'une vingtaine isont passés à 500 ou 600 objecteurs. Leur refus leur vaut beaucoup de déboires : incarcérations, jugements et licenciements sans espoir de retrouver du travail : « Les attentats terroristes palestiniens ne sont ni la cause ni la justification des massacres commis par l'armée israélienne dans les territoires occupés depuis 1967.
Nous rappelons que le premier attentat de ces dernières années a été commis par un juif, Baruch Goldstein, auteur du massacre du Tombeau des Patriarches, tuant dans un acte de folie meurtrière vingt-neuf musulmans en prière (février 1994). Nous rappelons également que c'est Sharon qui fut le premier à profaner un lieu saint, en venant parader sur l'Esplanade des mosquées, Mont du Temple, sous la haute protection de l'armée ». L'Ujfp, Gush Shalom, la campagne civile pour la protection du peuple palestinien et tous les autres activistes, quoique minoritaires, représentent un espoir certain pour l'avancement de la paix dans le Moyen-Orient. Leurs voix sont de plus en plus entendues et leurs témoignages et déclarations sont précieux pour rétablir la vérité sur ce qui se passe réellement dans les territoires occupés. Le fait que ces groupes soient constitués majoritairement de juifs ou d'Israéliens ajoute encore à leur crédibilité. Récemment et grâce aux informations qu'ils relaient, le consulat israélien, à New York, a reçu une lettre signée par plus de 150 juifs des Etats-Unis et d'autres nationalités renonçant à leur droit à la citoyenneté israélienne sous les auspices de la « loi du retour ». Par ce geste, les signataires rejettent toute approbation de la spoliation du peuple palestinien. L'avenir de la paix passe aussi par le dialogue et des actions communes entre les peuples arabes et ces mouvements qui condamnent l'inaction face à l'horreur, des gouvernements américains et européens : « L'inaction de l'Europe, en laissant faire le gouvernement dominé par le Likoud avec cette logique de 1948, comme Sharon lui-même l'a décrite, est un vrai scandale. Nous demandons à la communauté internationale d'intervenir en assurant dès maintenant une protection internationale pour la population palestinienne ». Car comme ils le disent si justement, le choix est simple : « Le combat pour la paix est celui du soutien au peuple palestinien, ainsi qu'aux forces de paix en Israël. La paix pour les Israéliens et les Palestiniens passe par le retrait d'Israël sur les frontières d'avant 1967, le démantèlement des colonies et l'existence de deux Etats ayant chacun Jérusalem comme capitale ».
                                     
11. La peur de l’Autre en partage par Hazem Saghieh
in "Al Hayat" (quotidien britannique) repris dans Courrier International du mercredi 14 mai 2003

Le conflit israélo-palestinien porte sur la terre. Mais aussi sur le ciel et sur les mythes de l’Histoire. Autant de complexités qui paralysent les deux camps. Une réflexion de l’éditorialiste Hazem Saghieh.
Il est indéniable que l’ingrédient de tous les grands conflits est la négation de l’adversaire et de ses droits. Plus le conflit s’enlise, plus chacun des adversaires s’entête à se voir comme seule victime. Le conflit israélo-arabe est une course interrompue pour obtenir le premier prix de la victimisation. Mais il est aussi alimenté par un certain nombre de paradoxes.
Comment interpréter ce conflit ? S’agit-il d’un conflit entre des Palestiniens misérables, sous occupation, et des Israéliens plus riches et colonialistes ? Vu sous cet aspect, ce conflit ressemble à la guerre d’Algérie, surtout si l’on considère sa dimension coloniale. Mais ce schéma n’explique rien. Car, vu leur proximité géographique, Israéliens et Palestiniens ressemblent beaucoup plus à la France et à l’Allemagne durant leurs longues années d’inimitié qu’à la France et à l’Algérie. Ou aux protestants et aux catholiques d’Irlande, qui, en dépit de différences sociales moins accusées, sont géographiquement tout aussi intriqués que les Israéliens et les Palestiniens. Voilà qui rend la fin de l’occupation israélienne et l’évacuation des colons sans règlement très difficiles. Voilà qui explique aussi cette impatience palestinienne à se débarrasser d’une occupation d’autant plus pénible qu’elle est le fait du voisin.
Notre conflit se caractérise par une charge symbolique que l’on a rarement observée avec une telle intensité. En plus de son ancienneté, il fait toujours référence au passé et mêle le sacré au profane. En caricaturant, on peut affirmer que l’une des parties est prête à jurer que le ciel n’est pas bleu si l’autre l’affirme. Les deux camps ressemblent à deux bataillons armés n’ayant qu’un seul point d’accord : en découdre jusqu’au bout. Le combat, la mobilisation générale, la volonté de camper sur ces positions dogmatiques qui fleurissent après les conflits, tout cela nie la possibilité même qu’il existe deux droits en un même temps et un même lieu.
Pour le juif moyen, particulièrement s’il est israélien, il est difficile d’admettre que le Palestinien a perdu en 1948 une terre qui était sa propriété, sans avoir jamais commis la moindre faute qui justifierait qu’on le prive de son bien, et que ce qui restait de ses terres a été occupé en 1967. Parce que reconnaître cela mènerait à tout perdre d’un coup : la terre, la juste cause, le passé et l’avenir. En un mot, la raison même d’une existence collective. Les Palestiniens ont longtemps attendu l’avènement d’une “Nouvelle Histoire” en Israël, qui reconnaîtrait que ceux qui ont quitté leur terre après la nakba [catastrophe] de 1948 l’ont quittée parce qu’ils avaient peur et parce que des actions militaires israéliennes les visaient particulièrement, et non parce qu’ils l’ont vendue ou parce qu’ils furent subitement saisis d’une passion pour la bohème et l’errance. Les Palestiniens attendent encore qu’on cesse de propager la fable du “désert qui fleurit” ou du “peuple sans terre pour une terre sans peuple”.
L’Arabe moyen, de son côté, particulièrement s’il est palestinien, admet difficilement que les juifs d’Europe de l’Est n’avaient nulle part où se réfugier dans les années 30 et 40, sinon la Palestine sous mandat britannique. Tout autre choix les aurait menés vers une mort certaine. Jusqu’à nos jours, la reconnaissance par les Arabes de la Shoah, de son ampleur et de sa nature, est restreinte à une élite limitée, tandis que l’immense majorité se complaît à rechercher des David Irving par-ci et des Roger Garaudy par-là pour se rassurer sur le fait que cette version juive du drame européen n’est qu’un mensonge ou, au pis, une exagération. Et, si d’aventure l’Arabe moyen est convaincu de la réalité de la Shoah, il a le plus grand mal à admettre que la majorité des habitants d’Israël sont nés dans cet Etat et qu’Israël est leur patrie, ce qui le secouerait au plus profond de son être.
Un conflit qui porte sur la terre comme sur le ciel
S’il est vrai que le conflit israélo-palestinien porte d’abord sur la terre (ce qui le distingue des conflits historiques entre juifs et chrétiens en Europe), c’est aussi un conflit qui porte sur le ciel. Et les chemins qui mènent au ciel sont toujours pavés de mythologie. Le sionisme, en appelant à la rescousse la religion et le concept de “terre promise”, a réussi à y insérer un “moment archéologique” et à cristalliser un mythe dont le succès aura dépassé de beaucoup ceux des autres mythologies défendues par les mouvements nationaux. Et, lorsque les mouvements nationalistes arabes, après la Seconde Guerre mondiale, se sont liés plus intimement à une revendication islamique, les deux côtés, juif et arabe, se sont rejoints dans le sombre club de la mythologie. Quiconque examine les étapes historiques du mouvement palestinien est frappé de la dimension religieuse des héros fondateurs de sa longue marche : le mufti de Jérusalem Amin as-Hussayni, le cheikh Azzeddine Qassam, le fils d’un mufti Ahmad as-Shuqayri, Yasser Arafat aux origines pro-islamistes et enfin l’actuel cheikh Yassine [chef spirituel du Hamas].
Lors des négociations de paix aux derniers jours du gouvernement Barak, on n’accordait pas plus d’importance à des sujets pratiques et tangibles, comme le retrait israélien, les réfugiés et les colons, qu’à des questions comme la souveraineté sur Jérusalem et les lieux saints. Le revers de la médaille est que les deux camps se sont laissé entraîner par leurs politiques nationalistes très loin de l’universalité des religions et de leur appel à l’absolu. Les nationalistes arabes ont confisqué l’islam, entre les années 50 et 70, en recherchant auprès de l’URSS des armées et des armes nouvelles. L’islam a ensuite été adopté par les fondamentalistes, qui sont encore plus radicaux dans le nationalisme et beaucoup plus frustes, transformant la religion en organisation partisane où l’on s’identifie à la fois à Mao Tsé-toung et aux premiers califes de l’islam. Quant aux juifs, en incluant la religion dans leur nationalisme, ils se sont rendus coupables d’une comparable déviation de la religion, que d’aucuns considèrent comme une sorte d’antisémitisme dirigé contre soi-même. En fondant un Etat national, ils auront aussi mis un terme à la langue et à la culture yiddish, par et à travers lesquelles le judaïsme avait connu sa Renaissance, la Haskala, qui avait nourri la pensée juive européenne. Cette mainmise sur le passé et sur le sacré permettant de les utiliser - avec une efficacité extrême - dans les batailles du présent était le prix à payer pour être membre du “club de la mythologie”.
Dans la psychologie collective des Arabes, le passé est un ami fidèle. Dans le passé se sont développés des Empires parvenant jusqu’à l’Espagne sous les Omeyyades, menaçant Vienne sous les Ottomans. Mais le présent, inauguré par la révolution industrielle puis l’ère de l’impérialisme occidental, est tout entier négatif. Il menace des habitudes et des modes de vie ancestraux. Ne voit-on pas l’effroi qu’inspire aujourd’hui aux Arabes le petit mot magique de “mondialisation” ? Lorsque les Palestiniens parlent de paix, ils ne parlent que du passé : retour des habitants d’antan, restitution des terres et droits confisqués. Le concept de “retour” aura d’ailleurs été à la base de la reformation d’une entité palestinienne. L’idée du retour en est la colonne vertébrale et le moteur en même temps. Ce sentiment chez les Arabes aura naturellement été renforcé par la “loi du retour” israélienne, qui offre à tout juif, en Ukraine ou au Mexique, le droit de “retourner” en Israël et d’y acquérir automatiquement la citoyenneté.
Les Palestiniens n’ont que rarement évoqué un avenir qui se construirait en collaboration avec les juifs, et, quand ils l’ont fait, ce fut sous la contrainte. L’idée même est classée par les Arabes sous l’étiquette d’une “normalisation”, synonyme de honte ou de scandale. Remettre l’avenir à plus tard est donc devenu une habitude. On réclame à cor et à cri un Etat palestinien, mais réfléchir à la nature de cet Etat et à son fonctionnement provoque de l’embarras. C’est ainsi que l’on s’attache à Yasser Arafat par fidélité au passé et qu’on ne prête aucune confiance à nombre de diplômés d’université et d’hommes compétents qui regardent vers l’avenir.
De l’autre côté, dans la psychologie collective juive, le passé n’est que désastre. Il suffit que les juifs aient eu à payer aux païens le prix de la création de la première religion monothéiste et qu’à la naissance de la deuxième on les ait accusés d’avoir crucifié Dieu. Mais tout ceci serait supportable au regard des pogroms d’un passé plus proche, et, bien entendu, de la barbarie nazie. C’est ainsi que lorsque les Israéliens parlent de paix, ils ne parlent que de construire l’avenir, et ils empruntent paradoxalement une rhétorique chrétienne, assez naïve, parlant de fraternité et d’entraide, oubliant ainsi que les problèmes laissés en suspens dans le passé demandent encore à être résolus. Ils s’étonnent au dernier degré que les Palestiniens ne les aiment pas alors qu’ils leur proposent un avenir commun ! L’espace est la part des Arabes. C’est là qu’ils s’estiment à l’abri des vicissitudes du temps. Le lieu est leur, naturellement. Quand il est menacé ou conquis, ils s’étonnent d’une telle atteinte aux lois naturelles. Toute conquête est un “désastre”, une “mère des batailles”. On voit là le caractère fantasmagorique qui colore ainsi le domaine du politique. Au contraire, le juif possède une conscience aiguë du temps, lui que l’Histoire chasse des lieux. Au contraire de l’enracinement arabe dans la nature et la propriété héritée, il s’affirme et s’affermit dans l’industrie, il ressemble aux self-made-men ou aux classes moyennes contemporaines.
C’est parce que le goût du passé est désagréable au juif que l’on peut expliquer cette allégeance extrême à une courte période fondatrice du passé : ce moment, il y a trois mille ans, où fut fondé un royaume juif ayant Jérusalem pour capitale. C’est pour cela que leurs poètes d’Al Andalus, lorsqu’ils composèrent leurs poèmes de “nostalgie” pour Jérusalem, ressemblaient tant aux poètes musulmans qui évoquaient une Arabie mythique. Les premiers ne connaissaient pas plus Jérusalem que les seconds l’Arabie, pas plus que les immigrés irlandais aux Etats-Unis ne connaissaient une Irlande unifiée dans laquelle ils n’étaient pas nés, ni leurs pères. Pourtant, ils en avaient la “nostalgie”. Cette nostalgie irrationnelle pour la Palestine, qui devait souffler ultérieurement de Russie, amenant Théodore Herzl à abandonner son projet ougandais [projet de création d’un Etat juif en Ouganda], a ressuscité ce “moment archéologique”, sur lequel se sont fixés nombre de juifs, y voyant un moment comme arraché des mâchoires d’un passé sauvage. Bien plus tard, lorsque le conflit au Proche-Orient s’est envenimé, les Israéliens ont décidé, à la manière de certaines tribus indiennes, de consommer un tout petit peu de ce venin du passé pour se construire une immunité. Une petite goutte de mythe dans le nationalisme moderne. Mais les gouttes de poison, dans les époques de haine et de fanatisme, ne tardent pas à se muer en torrents.
Le problème est que cet avenir que les juifs aiment tant dans leur psychologie collective ne suffit pas à les rassurer, de même ce passé que les Arabes aiment tant ne suffit pas à les protéger. Et chacune des deux parties bouge au rythme de la moitié de la psychologie de l’autre. Nombreux sont les exemples qui renforcent le doute des juifs vis-à-vis de leur avenir bien-aimé, et les amènent à penser que ce passé sorti de sa tanière pourrait les terrasser dans un moment d’inattention : ils savent bien que la modernité organisée des nazis était habitée d’une régression passéiste vers un “teutonisme” mythique. Ils savent que l’inauguration de l’ère moderne par la Révolution française, qui émancipa les juifs pour la première fois dans l’Histoire, n’empêcha nullement de fabriquer de toutes pièces l’affaire Dreyfus cent dix ans après la Révolution. Ils savent que, à la suite de cela, les bolcheviks de Russie se présentèrent comme les représentants de l’avenir et que la proportion de juifs parmi leurs leaders dépassait de beaucoup leur proportion dans la population russe. Ils savent aussi que ces bolcheviks ne tardèrent pas à leur tour, sous Staline, à régresser vers un tsarisme modernisé toujours teinté d’antisémitisme. Même les Alliés de la Seconde Guerre mondiale, qui mirent un terme à la plus effroyable sauvagerie héritée du passé sous sa forme nazie, tentèrent de cacher l’Holocauste et de retarder sa révélation aux yeux du monde. Même les Etats-Unis ne furent pas au-dessus de tout soupçon, fermant les yeux sur les nazis demeurés en Allemagne de l’Ouest tant qu’ils pouvaient être utilisés pour contrer l’empire soviétique au temps de la guerre froide. Tout cela montre bien que rassurer les juifs après tant d’épreuves n’est pas une affaire simple.
Etre majoritaire en Israël et minoritaire au Proche-Orient
Voilà pour l’Europe. Quand la tragédie s’est déportée au Proche-Orient, ce sont donc les Arabes et les Palestiniens qui ont été sommés de rassurer les juifs. Or ces derniers ont la hantise du lendemain, leur faiblesse les tenaillant au point de les amener - en dépit de l’arrogance crâne de leur discours - à rechercher en permanence qui serait à même de les rassurer. L’affaire est d’autant plus complexe que s’y mêlent des concepts de majorité et de minorité : s’il est vrai que la première est responsable, en principe, de rassurer la seconde, cela ferait incomber aux Arabes et aux musulmans la tâche de rassurer les juifs d’Israël. Mais l’équation change de sens si l’on remarque que les Palestiniens forment une minorité face aux juifs israéliens, sans parler du fait qu’ils sont, dans l’absolu, en situation de faiblesse.
Les juifs, qui formaient des minorités dans leurs pays d’origine, se sont rendus en Palestine et ont fondé un pays minoritaire dans un ensemble majoritairement arabo-musulman. C’est pour cela qu’il est difficile encore pour beaucoup d’entre eux d’admettre qu’ils sont devenus un Etat, dans le sens majoritaire et autoritaire du terme. Mais cette conscience minoritaire, alors qu’elle s’est muée en Etat, en intérêts, en domination économique et militaire, a trouvé sa cohésion avec la peur de la démographie arabe. C’est ainsi qu’a empiré ce sentiment d’être minoritaire, justifié par la réalité de la région et renforcé par la tendance au racisme des élites comme du peuple des deux côtés.
Quant aux Palestiniens “majoritaires”, ils ont hérité du discours dans lequel les Arabes se décrivent en termes de millions. Le réveil national des peuples du Proche-Orient s’est accompagné de l’idée sous-jacente mais obsédante que les peuples qui ont précédé l’avènement des Arabes se sont éteints ou se sont fondus dans le décor : Assyriens, Chaldéens, Syriaques, Phéniciens ont cessé d’exister politiquement et certains ont cessé d’exister tout court. Parmi ces peuples, seuls les Juifs sont parvenus à ne pas disparaître. Pis, ils ont réussi à établir une entité politique non arabe et, pis encore, anti-arabe et aux dépens des Arabes. Et le présent du monde arabe est un ventre fertile pour enraciner le minoritaire dans son statut de minorité : il n’existe pas une seule minorité dans le monde arabe, entre les Kurdes d’Irak, les Berbères d’Algérie et du Maroc, les chrétiens du Liban, les chiites du Golfe, les coptes d’Egypte, les chrétiens et les animistes du sud du Soudan, qui ne se sente plus ou moins lésée. Comment les juifs pourraient-ils alors échapper à ce sentiment ?
Le juif “majoritaire” face aux Palestiniens est une autre affaire. Les Israéliens, là, même lorsqu’ils font mine de rechercher la paix, réprimandent cette entité anthropologique voisine [les Palestiniens] afin qu’elle ne se méprenne pas sur la générosité de leur geste. S’ils font preuve d’excès dans la démonstration de la force, ce serait parce qu’ils manquent de confiance en cette force. Pour les Israéliens, un équilibre des forces en leur faveur est le remède à la peur, et il fonctionne d’une manière simple et automatique : nous sommes les plus forts, donc c’est nous qui dictons les conditions de la paix, et les dictons d’une manière qui reflète ce déséquilibre des forces.
Israël, une Pénélope qui défait tout ce qu’elle a tissé
Une paix fondée sur un pur (dés)équilibre des forces est une paix offerte par le plus fort. C’est ce que reflète cette expression souvent répétée par les Israéliens au cours des derniers mois : “Nous leur avons fait une offre généreuse et ils ont refusé”, allusion aux propositions israéliennes lors des rencontres israélo-palestiniennes à Camp David et à Taba. Ce n’est pas un hasard si un certain nombre de généraux en retraite de Tsahal se métamorphosent en partisans de la paix, comme si, consciemment ou non, ils résumaient par leur parcours personnel le type de paix souhaitable : dans une première étape, au cours de leur jeunesse, ils infligent une défaite militaire à l’adversaire et font la preuve du déséquilibre des forces en présence ; dans la seconde étape, celle de l’âge de la retraite, ils mettent leur énergie à la disposition de la construction de la paix qui répond à ce sentiment de culpabilité que ressentent évidemment des êtres civilisés qui veulent entrer dans l’Histoire. Dans un tel scénario, l’Arabe apparaît dans la première étape comme une bête fauve à laquelle il faut donner une leçon, un désir dont il faut freiner l’impétuosité pour qu’il devienne ; dans la seconde phase, un bon sauvage que la belle peut approcher et caresser devant la caméra, en lui offrant de sa main délicate des bananes et des châtaignes.
La politique de l’équilibre des forces brutes se dessine dans une sauvagerie hobbésienne [Thomas Hobbes, philosophe politique du xviie siècle à qui l’on attribue la formule “L’homme est un loup pour l’homme”]. Mais elle maintient chacune des deux parties prisonnière d’un passé fluctuant. Israël ressemble à une sorte de Pénélope qui défait tout ce qu’elle a tissé. Et Dieu sait que nous sommes parvenus assez loin dans ce processus de “destruction” avec l’arrivée au pouvoir de Sharon. Nous nous retrouvons devant une nouvelle impasse. Si Israël s’en tient à une conception militaire de la modernité protégée par un équilibre des forces en sa faveur, les Palestiniens et les Arabes s’en tiennent à faire valoir leur droit, un droit brut, qui n’a que faire de l’équilibre des forces. Les deux parties se complètent dans ce jeu : si les Palestiniens partent d’un manque de pratique des usages politiques et d’une culture qui oscille entre la religion et le clan sans avoir fait de halte sur la case Etat-nation (sinon au niveau du discours), les Israéliens n’ont fait que les priver encore plus de pratiques politiques, renforçant par là leur nostalgie de l’ère prémoderne. Et c’est ainsi que l’on a reporté sine die l’avenir.
Ajoutons qu’il est de la plus haute difficulté pour chacune des deux parties de saisir le sens des symboles de l’adversaire. Car les deux parties, en dépit de l’éloquence de leur langue et en dépit de la ressemblance entre leurs deux langues, ne se comprennent pas. Ils sont compliqués, complexes, et se refusent à interpréter simplement les événements.
Israël ressemble un peu au Pakistan, Etat dont la naissance est liée à une religion particulière, et un peu à l’ancienne Afrique du Sud, puisque les juifs, sur le plan pratique sinon sur le plan théorique, y jouissent d’une priorité sur les autres. L’Etat hébreu ressemble un peu aussi à la Russie et à l’Allemagne, qui possèdent des citoyens “ethniques” et “linguistiques” habitant au-delà de leurs frontières d’Etat-nation. Et Israël est en même temps que tout cela une démocratie moderne. L’Etat hébreu est pareil au temple de Janus, dieu aux deux visages : d’une part, c’est le produit du mouvement national d’émancipation des juifs ; et, d’autre part, le résultat d’une colonisation pour les Palestiniens. En tant que craintive entité minoritaire et effrayante entité majoritaire, Israël ne se résout pas à annexer les Territoires occupés en les assimilant et en accordant à leurs habitants citoyenneté et égalité, mais, par ailleurs, Israël se refuse à leur accorder l’indépendance. Il y a dans la politique israélienne des principes essentiels mais fluctuants : les frontières et le nombre d’habitants. Or l’Etat ne peut les contrôler puisqu’ils sont précisément fluctuants. Au bout du compte, l’Israélien n’est pas le maître du Palestinien au sens où le colon européen pouvait l’être, et il n’existe pas d’intermédiaires, d’interfaces entre les deux groupes comme c’était le cas au temps des colonies. C’est le même combattant contre le colonialisme que le Palestinien a combattu avant qu’il n’arrache son indépendance, en 1948. Et, s’il est vrai que l’Israélien est plus fort que le Palestinien et qu’il a gagné toutes ses guerres contre les Arabes, il demeure néanmoins entouré d’Arabes, seuls voisins, quand bien même ils ne seraient pas sur un pied d’égalité. La société israélienne est née dans ces kibboutzim établis au coeur de villages palestiniens et s’est complétée en accueillant un afflux de juifs originaires de pays arabes qui dans leurs chants et leurs habitudes culinaires demeurent culturellement arabes.
Les contradictions du Palestinien ne sont pas moindres. Comme tous les autres Arabes, il a été convié à la politique avant même d’avoir pris sa part du mouvement de “renaissance arabe”. Mais, plus que les autres Arabes, son nationalisme est né sans le cadre de l’Etat-nation et sa résistance à l’occupation se sera poursuivie alors que partout ailleurs l’âge colonial était révolu. C’est ainsi que l’histoire palestinienne paraît a-historique. Elle semble chanter en dehors du choeur des nations qui ont combattu puis se sont fait la paix. Le pire est que, face au fait israélien, le monde arabe n’a offert aucune compensation “fraternelle”. Un sentiment de haute trahison est venu sous-tendre tout rapport entre les Palestiniens et les Arabes.
La langue de la peur est une chose et celle des chiffres une autre
Dans ces conditions, aucun des deux adversaires ne peut offrir à l’autre la confiance en l’avenir et l’assurance dont il manque lui-même au dernier degré. Le juif moyen est obsédé par ses craintes, au point d’être totalement incapable de distinguer ce qui doit l’être. Il ne distingue pas par exemple entre la sécurité de l’individu, effectivement menacée par une charge explosive ou par une opération terroriste, et celle de l’Etat, qui est de loin l’Etat le plus puissant de la région et le seul à posséder l’arme nucléaire, sans faire pour autant froncer les sourcils des grandes puissances. Pourtant, lorsqu’un bruit inhabituel se fait entendre dans le nord du pays, les habitants du sud se précipitent aux abris ! C’est en raison de ce type de comportements, des comportements qui masquent la peur par les démonstrations de force et l’arrogance, que l’armée est devenue la première source de légitimité du pouvoir. Le résultat est que les Arabes ne comprennent pas jusqu’à maintenant pourquoi les Israéliens s’étendent avec tant de complaisance sur leurs peurs alors que la majorité des victimes des confrontations sont palestiniennes, et que les guerres ont toujours débouché sur des triomphes renforçant les Israéliens.
Il est vrai que la langue de la peur est une chose et celle des chiffres une autre. Mais l’élection d’Ariel Sharon à la tête du gouvernement israélien montre que la peur peut aussi se transformer en chiffres. Les Israéliens, sur lesquels pèse le souvenir des massacres de l’histoire européenne et qui n’apprécient guère qu’on leur refuse ne serait-ce qu’un petit Etat pour les juifs dans un monde et une région où foisonnent les identités, ces Israéliens ont peur d’être l’Autre, dans un milieu qui n’est pas particulièrement passionné des droits de l’Autre. Or ils ne font rien d’autre que de s’appliquer à être “autres”.
L’Arabe, de son côté, qui a perdu dans toutes ses confrontations militaires avec l’Etat hébreu, tout comme il a échoué à faire face au progrès, à la démocratie et à la construction de l’Etat-nation, est submergé par sa peur - en dépit de la fureur d’une jeunesse paupérisée et désespérée qui s’exprime sous forme d’attentats suicides préparés par quelques-uns.
La faiblesse de chacune des parties est telle qu’aucune n’ose s’aventurer à défier ces équations de la confiance et de la peur, comme si la politique au Proche-Orient devait pour toujours demeurer prisonnière de la psychologie. Et, puisque l’une craint à ce point l’avenir sans être assurée de ce passé qu’elle aime tant et que l’autre a si peur du passé qu’elle ne peut faire confiance à l’avenir, la peur est donc le dénominateur commun de ces deux “faibles” qui offrent au monde une même face tragiquement pessimiste.
                                                       
12. L'Irak occupé par des rapaces p
ar Maurice Godelier et Jacques Sapir
in Libération du lundi 12 mai 2003
(Maurice Godelier est anthropologue et Jacques Sapir est économiste. Ils sont tous deux directeurs d'études à l'EHESS.)
Après avoir mené une guerre illégale, Washington méprise le droit en n'assumant pas ses obligations de puissance occupante.
L'image symbolique de l'effondrement de la statue de Saddam Hussein révèle aujourd'hui ses ambiguïtés. La foule autour du char qui déracina la statue ne dépassait pas 500 personnes, y compris les journalistes et les gardes d'Ahmed Chalabi, l'opposant chéri par le Pentagone. Il faut la cynique impudence de Donald Rumsfeld, le secrétaire américain à la Défense, pour comparer cela à la chute du mur de Berlin.
La majorité de la population ira kienne, à juste titre, ne regrette nullement le dictateur. Son extrême méfiance face à l'occupation est néanmoins évidente. Les forces d'occupation sont confrontées à une multiplication d'incidents dramatiques, et l'armée américaine s'estime heureuse de ne pas rencontrer pire. L'illégalité dans laquelle se sont mis les Etats-Unis et la Grande-Bretagne en déclenchant une guerre sans l'aval de l'ONU s'aggrave du vide et de la fluctuation des justifications. L'implication de l'Irak dans les attentats du 11 septembre n'a pas été démontrée, ses armes de destruction massive restent introuvables et la crédibilité du mécanisme des inspections pour régler des crises ultérieures a été mise à mal. La fin de la dictature n'a de sens que si elle aboutit à une amélioration réelle de la situation. Or les libérateurs pratiquent la politique du mépris, celui des vies et de la mémoire venant après celui du droit international, au risque de provoquer une catastrophe humanitaire majeure.
Mépris des vies en premier, car les responsabilités de l'occupant à l'égard des populations civiles sont claires selon la Convention de Genève : «En territoire occupé, (...) la Puis sance occupante sera liée pour la durée de l'occupation pour autant que cette Puissance exerce les fonctions de gouvernement dans le territoire en question...» Cette responsabilité s'applique «également dans tous les cas d'occupation de tout ou partie du territoire (...) même si cette occupation ne rencontre aucune résistance militaire».
L'armée américaine a croisé les bras devant les pillages à Bagdad et les autres villes. Qu'elle n'ait pu contrôler l'ensemble de la ville se conçoit. Qu'elle n'ait voulu dégager les hommes nécessaires pour protéger les principaux hôpitaux est inconcevable. La responsabilité des dirigeants américains est directement engagée devant la Convention de Genève : «Les blessés et les malades, ainsi que les infirmes et les femmes enceintes, seront l'objet d'une protection et d'un respect particulier. (...) Chaque Partie au conflit favorisera les mesures prises pour (...) venir en aide aux personnes exposées à un grave danger et les protéger contre le pillage et les mauvais traitements.» De même : «Le personnel régulièrement et uniquement affecté au fonctionnement ou à l'administration des hôpitaux civils (...) sera respecté et protégé.»
Mépris des vies passées ensuite. Le pillage du Musée national est ici exemplaire, car l'Irak fut le berceau des premières civilisations urbaines ; l'histoire est née à Sumer. Ces trésors de l'histoire de l'humanité n'ont pas été protégés quand un char, quelques hommes et surtout une volonté y auraient suffi. Ce pillage honteux a été favorisé et organisé, pour le profit de trafiquants divers. Des témoins oculaires accusent de complaisance certains membres de l'armée américaine dans ce viol de la mémoire. Les protestations de la communauté scientifique internationale, et en particulier des archéologues américains, sont à la hauteur de ce désastre. L'envoi d'une commission d'enquête mandatée par l'Unesco s'impose d'urgence.
L'administration Bush fut plus pressée d'occuper le ministère de la Production pétrolière que de protéger les vies et la mémoire. Ceci est le prolongement logique de sa politique. Le fondamentalisme interventionniste se moque du jugement d'autrui quant à sa légalité et à sa légitimité. Il fonde son action sur sa croyance en une mission historique de la Nation américaine. La légitimité des Elus de Dieu et du Marché s'impose à tous, sauf à l'ennemi qu'il convient de détruire, après l'avoir puni. Les mots sont ici révélateurs. On emploie frappe à la place de bombardement, et Condoleezza Rice peut proclamer : «Punir la France, ignorer l'Allemagne, pardonner à la Russie.» Parle-t-on à des enfants ou s'agit-il de rapports entre Etats ? S'opposer à une telle démarche est aujourd'hui une tâche nécessaire, comme on le voit à propos de l'abolition des sanctions contre l'Irak.
Ces sanctions, votées à l'ONU en 1991, étaient directement liées au démantèlement des armes de destruction massive à la demande des Etats-Unis. Ces derniers veulent désormais une abolition immédiate de cette résolution. Mais ils ne peuvent se substituer à l'ONU pour la vérification. En fait, Washington cherche surtout une légitimité internationale pour financer des sociétés, comme Halliburton et le groupe Bechtel, aux liens directs et personnels avec l'entourage du président américain. La volonté de privatiser prochainement l'industrie pétrolière irakienne est aussi inquiétante. La même agence, l'USAID, qui supervisa les privatisations russes de 1994 à 1997 et y fut impliquée dans de multiples scandales, a été désignée pour opérer en Irak. Une fois encore, l'avidité se mêle à l'impudence. Invoquer alors la misère, bien réelle, du peuple irakien est indécent. Il faut rappeler aux Etats-Unis leurs obligations de puissance occupante : assurer nourriture, santé et sécurité des populations. S'ils ne peuvent le faire seuls, qu'ils laissent l'ONU y conduire la transition à la démocratie. Le peuple irakien ne doit pas être pillé de son futur comme il l'a déjà été de son passé.
L'opposition au blanc-seing exigé par Bush est pleinement justifiée. La démocratie ne se construit pas sur le mépris des peuples et du droit.
                                       
13. Le fardeau de l’homme blanc ? par Ari Shavit
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du lundi 5 avril 2003
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

La guerre en Irak a été conçue par vingt-cinq intellectuels néoconservateurs, juifs pour la plupart, qui poussent depuis un certain temps le Président Bush à modifier le cours de l’Histoire. Deux d’entre eux, les journalistes William Kristol et Charles Krauthammer disent que c’est possible. Un autre éditorialiste, en revanche, Thomas Friedman (qui n’appartient pas à cette escouade) reste sceptique.
1 – La doctrine
Washington – A l’issue de sa deuxième semaine, la guerre de « libération » de l’Irak n’était pas au mieux de sa forme. Même vue de Washington. L’hypothèse d’école d’un effondrement rapide du régime de Saddam Hussein s’était elle-même effondrée. Celle que la dictature irakienne s’effriterait dès lors que la puissante Amérique pénétrerait dans le pays s’avérait infondée. Les Chiites ne s’étaient pas soulevés, les Sunnites se battaient vaillamment, et même férocement. La guérilla irakienne surprit les généraux américains et mit en danger leurs convois de ravitaillement exagérément étirés dans le désert. Néanmoins, 70 % des Américains continuaient à être favorables à la guerre ; 60 % continuaient à croire la victoire certaine et 74 % exprimaient leur confiance au président Bush.
Washington est une petite ville. C’est une cité aux dimensions humaines. Une sorte de petite ville provinciale qui se trouve bombardée à la tête d’un empire. Une petite ville peuplée de fonctionnaires d’Etat, de membres du Congrès, d’employés de centres de recherche et de journalistes qui se connaissent tous très bien entre eux. Tout le monde y est fort occupé à mettre des bâtons dans les roues de tout le monde ; et tout le monde y passe le plus clair de son temps à débiner les copains...
Durant l’année écoulée, une nouvelle croyance a fait son apparition en ville : la certitude d’une guerre contre l’Irak. Cette foi ardente a été propagée par un petit groupe d’une petite trentaine de néoconservateurs, presque tous juifs, presque tous des intellectuels (liste partielle : Richard Perle, Paul Wolfowitz, Douglas Feith, William Kristol, Eliot Abrams, Charles Krauthammer), tous amis entre eux, passant leur temps à vouloir convertir leurs petits camarades et intimement convaincus que les idées politiques sont la force majeure qui conduit l’histoire. Ils pensent que, pour être juste, une idée politique doit fusionner ensemble la morale et la force, les droits de l’homme et du courage. Le fond culturel des néoconservateurs washingtoniens est composé des écrits, entre autres, de Machiavel, de Hobbes et d’Edmund Burke. Bien entendu, ils admirent aussi Winston Churchill et la politique de Ronald Reagan. Ils ont tendance à lire la réalité à la lumière de l’échec des années 1930 (Munich), auquel ils opposent le succès des années 1980 (la chute du mur de Berlin).
Se trompent-ils ? Ont-ils commis un acte de pure folie en entraînant Washington dans la guerre contre Bagdad ? Ils ne le croient pas. Ils continuent à s’accrocher dur comme fer à leurs convictions. Ils continuent à prétendre que tout est plus ou moins pour le mieux. Que les choses vont finir par marcher. Occasionnellement, toutefois, ils semblent être pris brusquement de sueurs froides. C’est que, cette fois, ce n’est plus simple exercice académique, dit l’un d’entre eux ; cette fois, nous sommes responsables de ce qui est en train de se passer. Les idées que nous formulons sont en train d’affecter, en ce moment même, l’existence de millions de personnes. Aussi y a-t-il de ces moments où vous avez les jetons. Vous vous dites : « B.rd.el, nous sommes venus donner un coup de main : et si nous étions en train de nous planter ! ? ! »
2 – William Kristol
L’Amérique a-t-elle eu les yeux plus gros que le ventre ? Bill Kristol répond : non. C’est vrai, la presse est très critique, mais lorsque vous examinez les faits, sur le terrain, vous constatez qu’il n’y a pas de terrorisme, pas de destructions de masse, pas d’attaques contre Israël. Les champs pétroliers, dans le sud (de l’Irak) ont été sauvés et protégés, le maîtrise américaine du ciel irakien est totale, les forces américaines sont déployées à soixante-dix kilomètres de Bagdad. Donc, même si des erreurs ont pu être commises ici ou là, elles ne sont pas très graves. L’Amérique est assez puissante pour régler tout ça. Kristol n’est pas effleuré du moindre doute qu’à la fin des fins, le général Tommy Franks atteindra tous ses objectifs. La 4ème Division de Cavalerie entrera bientôt dans la danse, et une autre division est en route : elle vient de quitter le Texas. Ainsi, au lieu d’une guerre en dentelles avec soixante tués en quinze jours, nous risquons d’avoir une guerre moins élégante, avec un millier de morts en deux mois. Néanmoins, Bill Kristol n’a absolument aucun doute sur le fait que la Guerre de Libération de l’Irak est une guerre juste, inévitable, même.
Kristol est élégant, sympathique. De taille moyenne, il a la quarantaine bien tassée. Au cours des dix-huit derniers mois, il a usé et abusé de sa situation de rédacteur en chef de l’hebdomadaire de droite Weekly Standard et de son appartenance au cercle néoconservateur de Washington pour inciter la Maison Blanche à se lancer dans la bataille contre Saddam Hussein. Si Kristol est connu pour l’influence considérable qu’il exerce sur le Président, le vice-président Dick Cheney et le Secrétaire d’Etat à la Défense Donald Rumsfeld, il passe aussi pour avoir joué un rôle décisif dans la décision de Washington de lancer cette campagne massive contre Bagdad. Assis derrière les piles de bouquins qui encombrent son bureau dans les locaux du Weekly Standard situés dans un quartier au nord-ouest de Washington, il tente de me convaincre qu’il n’est pas inquiet, il s’efforce de rester zen. Pour lui, il est tout simplement inconcevable que l’Amérique ne soit pas victorieuse. Si l’Amérique devait perdre, les conséquences seraient catastrophiques. Personne ne veut penser sérieusement à cette éventualité.
« Quel est le motif pour faire cette guerre ? », demandé-je. Kristol me répond qu’à un certain niveau, il s’agit de la guerre dont George Bush nous bassine : une guerre contre un régime brutal qui détient des armes de destruction massive. Mais, à un niveau plus profond, il s’agit d’une guerre plus large, visant à donner forme à un nouveau Moyen-Orient. C’est une guerre dont on attend qu’elle change la culture politique dans l’ensemble de la région. Parce que, ce qui s’est passé le 11 septembre 2001, précise Kristol, c’est que les Américains ont regardé autour d’eux, et qu’ils ont constaté que le monde n’était pas ce qu’il pensaient. Le monde est un endroit dangereux. Par conséquent, les Américains se sont mis à rechercher une doctrine qui leur permettrait de faire face à ce monde dangereux. Et la seule doctrine qu’ils trouvèrent fut l’idéologie néoconservatrice.
Cette doctrine affirme que le problème, au Moyen-Orient, c’est l’absence de démocratie et de liberté. Il s’ensuit que la seule manière d’empêcher des gens comme Saddam Hussein et Oussama Ben Laden de sévir est de propager la démocratie et la liberté. De changer radicalement la dynamique culturelle et politique qui aboutit à l’apparition de personnages de cet acabit. Et la seule façon de lutter contre le chaos, c’est de créer un nouvel ordre mondial qui soit fondé sur la liberté et les droits de l’homme – et d’être prêts à utiliser la force afin de consolider ce nouveau monde. Ainsi, c’est cela, le véritable objectif de cette guerre. Elle est menée afin de consolider un nouvel ordre mondial, et de créer un nouveau Moyen-Orient.
Cela signifie-t-il que la guerre en Irak est effectivement une guerre néoconservatrice ? C’est ce que disent les gens, répond Kristol, en riant. Mais la vérité, c’est qu’il s’agit d’une guerre américaine. Les néoconservateurs ont réussi parce qu’ils ont atteint le socle rocheux de l’Amérique : le fait est que l’Amérique est profondément imbue de sa mission salvatrice. L’Amérique a besoin d’offrir quelque chose qui transcende une vie confortable, qui aille au-delà du succès matériel. Ainsi, en raison de leurs idéaux, les Américains ont accepté ce que les néoconservateurs leur proposaient. Ils ne voulaient pas faire une guerre d’intérêt, mais étaient prêts à se battre pour leurs valeurs. Ils voulaient une guerre guidée par une vision morale. Ils voulaient attacher leur wagon à quelque chose qui les dépasse.
Cette vision morale signifie-t-elle qu’après l’Irak, ce sera au tour de l’Arabie Saoudite et de l’Egypte ?
Kristol répond qu’il est en brisbille avec l’Administration sur la Question de l’Arabie Saoudite. Mais il pense qu’il est impossible de laisser l’Arabie saoudite continuer, comme si de rien n’était, sur sa lancée. Le Wahhabisme fanatique que l’Arabie saoudite génère est en train de saper la stabilité de tous les pays de la région. Il en va de même pour l’Egypte, dit-il : nous ne pouvons pas accepter le statu quo en la matière. Pour l’Egypte, aussi, l’horizon doit être une démocratie libérale.
Il faut bien comprendre qu’en dernière analyse, la stabilité que les despotes arabes corrompus peuvent offrir est grandement illusoire. Exactement de la même manière qu’était illusoire la stabilité que Yitzhak Rabin avait reçue des mains de Yasser Arafat. A long terme, aucune de ces dictatures décadentes ne perdurera. Le choix est entre islam extrémiste et fascisme laïc ou la démocratie. Et, à cause du 11 septembre, les Américains le comprennent parfaitement. L’Amérique est confrontée à une situation où elle n’a aucun choix. Elle est obligée d’être beaucoup plus agressive dans sa promotion de la démocratie. D’où cette guerre, fondée sur la nouvelle conception américaine selon laquelle si ce ne sont pas les Etats-Unis qui modèlent le monde à leur image, c’est le monde qui modèlera les Etats-Unis à son image.
3 – Charles Krauthammer
Sera-ce un second Vietnam ? Charles Krauthammer est catégorique : non ! Il n’y a aucune ressemblance avec le Vietnam. A la différence des années 1960, il n’y a pas de culture parallèle anti-establishment aux Etats-Unis actuellement. Contrairement aux années 1960, les Américains aiment leur armée et il y a un président déterminé, qui a du caractère, à la Maison Blanche. Autre différence : les Américains ne refusent plus de faire des sacrifices. Tel est le changement total qui s’est produit, dans ce pays, le 11 septembre 2001. Depuis le matin de ce jour-là, les Américains ont compris que s’ils n’agissent pas maintenant, et si des armes de destruction massive passent aux mains d’organisations terroristes, des millions d’Américains mourront. Par conséquent, parce qu’ils comprennent que ceux-là (les terroristes, ndt) veulent les tuer par millions, les Américains préfèrent prendre le chemin du champ de bataille et combattre, plutôt que rester là à attendre, sans rien faire, et de mourir chez eux.
Charles Krauthammer est un homme élégant, volubile, au teint hâlé. Dans son bureau spacieux, situé sur la 19ème rue, dans le Nord Ouest de Washington, il est assis, droit comme un i, dans un fauteuil noir à roulettes. Bien que ses écrits aient tendance à être plutôt sombres, en ce moment, il a une pêche d’enfer. Notre éditorialiste bien connu (il écrit dans le Washington Post, le New York Times et le Weekly Standard) n’a pas vraiment d’inquiétudes quant à l’issue de cette guerre, dont il a assuré la promotion durant plus de dix-huit mois. Non, il n’accepte pas l’idée qu’il a contribué à pousser l’Amérique à aller faire la guerre sur de nouveaux champs de bataille entre le Tigre et l’Euphrate. Mais il est vrai qu’il appartient à un courant conceptuel qui avait quelque chose à proposer à la suite des attentats du 11 septembre. En quelques semaines, après les attentats contre les Tours jumelles de New York et le Pentagone (à Washington), il avait arrêté son choix, dans ses éditoriaux, sur la cible à viser : Bagdad. Et il est encore convaincu, aujourd’hui, que l’Amérique a la force nécessaire pour en venir à bout. L’idée que l’Amérique ne puisse pas l’emporter ne lui a jamais seulement traversé l’esprit.
Quel est l’objectif de cette guerre ? Elle a trois buts différents. Premièrement, c’est une guerre pour désarmer l’Irak, supprimer ses armes de destruction massive. C’est la base, c’est une cause qui s’impose d’elle-même, et c’est aussi une cause suffisante en elle-même. Mais au-delà, la guerre en Irak est menée afin de modifier le marché démoniaque passé par l’Amérique avec le monde arabe, voici des décennies. Ce marché disait : vous nous vendrez votre pétrole et nous n’interviendrons pas dans vos affaires intérieures. Envoyez-nous du pétrole et nous, nous ne vous demanderons pas ce que nous exigeons du Chili, des Philippines, de la Corée et de l’Afrique du Sud.
Ce marché est effectivement venu à expiration le 11 septembre 2001, explique Krauthammer. Depuis ce jour-là, les Américains ont compris que s’ils permettent au monde arabe de persister dans ses comportements inadmissibles – exécutions, ruine économique, désespoir entretenu par l’impéritie – ce monde arabe continuera à produire de plus en plus de nouveaux Ben Laden. Aussi l’Amérique est-elle parvenue à la conclusion qu’elle n’avait plus le choix : elle doit se charger elle-même de la tâche consistant à reconstruire différemment le monde arabe.
Par conséquent, la guerre en Irak est en réalité le début d’une expérimentation historique gigantesque, dont le but est de faire, dans le monde arabe, ce qui avait pu être fait en Allemagne et au Japon, après la Seconde guerre mondiale.
C’est une expérience audacieuse, admet Krauthammer, peut-être est-elle utopiste, mais elle n’est pas irréaliste. Après tout, il est inconcevable d’avaliser le préjugé raciste qui voudrait que les Arabes soient différents de tous les autres humains, qu’ils soient incapables d’avoir une vie régie par des principes démocratiques.
Toutefois, à en croire notre éditorialiste juif américain, la guerre actuelle a une importance qui dépasse encore cela. Si l’Irak devient effectivement pro-occidental et s’il constitue un nouveau foyer de rayonnement américain, cela aura des conséquences extrêmement importantes sur le plan géopolitique. Une présence américaine en Irak se projettera à travers l’ensemble de la région. Elle insufflera aux rebelles (au régime) en Iran courage et force, et elle dissuadera la Syrie, la contraignant à l’attentisme. Elle accélèrera le processus de changement auquel le Moyen-Orient doit se plier.
L’idée de la guerre préemptive n’est-elle pas une idée dangereuse, susceptible de chambouler l’ordre international ?
Nous n’avons pas le choix, répond Krauthammer. En ce vingt et unième siècle, nous sommes confrontés à un défi nouveau et singulier : la démocratisation de la destruction de masse. Il y a trois types de stratégies possibles face à ce défi : l’apaisement, la dissuasion et la préemption. L’apaisement et la dissuasion n’ayant aucune chance de succès, la préemption est la seule stratégie possible. Les Etats-Unis doivent mettre en œuvre une politique agressive de guerres préemptives. C’est exactement ce qu’ils sont en train de faire, en Irak. C’est ce que les hommes de Tony Franks sont en train de faire, en ce moment même.
Et si l’expérience échoue ? Et si l’Amérique est défaite ?
Non. Cette guerre va renforcer la place de l’Amérique dans le monde pour la génération à venir, me « rassure » Krauthammer. Son résultat va déterminer l’aspect du monde pour le quart de siècle à venir. Il y a trois possibilités. Si les Etats-Unis remportent rapidement la victoire, sans bain de sang, elle deviendra un colosse qui dictera l’ordre mondial. Si la victoire est lente et « souillée », il sera impossible d’aller s’occuper des autres pays arabes après l’Irak. Cela s’arrêtera là. Mais si l’Amérique est battue, les conséquences seront catastrophiques. Sa capacité dissuasive sortira affaiblie, ses amis l’abandonneront et elle se repliera sur son insularité. Une extrême instabilité en résultera, au Moyen-Orient.
Mais j’espère bien que vous n’envisagez même pas que cela puisse se produire, me dit Krauthammer en me regardant droit dans les yeux. Mais justement parce qu’il en est ainsi, je suis sûr que nous ne perdrons pas cette guerre. Parce que l’administration en connaît les implications. Le président sait que tout, absolument tout, en dépend. Aussi, il jettera dans la bataille tout ce qui sera nécessaire. Il fera tout ce qui doit être fait. George W. Bush ne laissera pas l’Amérique perdre cette guerre.
4 – Thomas Friedman
Sommes-nous confrontés à une réédition de la guerre au Liban ? Tom Friedman avoue qu’il en a bien peur. Il était au Liban, à l’Hôtel Commodore de Beyrouth, en été 1982, et il s’en souvient comme si c’était hier. Aussi, il voit clairement les similitudes. Le général Ahmad Chalabi (un dirigeant chiite que les néconservateurs veulent installer au pouvoir d’un Irak libre), il le voit dans le rôle d’un Bashir Jemayel. L’opposition irakienne, il la voit dans le rôle des Phalanges. Richard Perle et les cercles conservateurs qui l’entourent lui rappellent Ariel Sharon. Et il s’agit d’une guerre qui est, en fin de compte, une guerre existentielle. Une guerre qui exige que soit utilisée une force militaire massive, afin d’établir un nouvel ordre international.
Tom Friedman, éditorialiste au New York Times, ne s’est pas opposé à la guerre. Au contraire. Lui aussi, il avait été terriblement secoué par le 11 septembre, lui aussi, il veut comprendre d’où viennent ces fanatiques désespérés, qui haïssent l’Amérique plus qu’ils n’aiment leur propre vie. Lui aussi, était arrivé à la conclusion que le statu quo au Moyen-Orient ne pouvait plus être toléré. Le statu quo est terminé. Par conséquent, il est urgent de fomenter une réforme globale du monde arabe.
Certaines choses peuvent être vraies, même si Bush y croit, me dit Friedman avec un clin d’œil. Et, après le 11 septembre, il ne faut pas compter dire à Bush de laisser tomber et de faire comme si rien ne s’était passé. Il y avait une certaine justesse dans le sentiment général en Amérique, qui disait au monde arabe : nous vous avons laissé faire ce que vous vouliez pendant très longtemps, vous avez joué avec les allumettes, et vous avez fini par vous brûler. Alors, c’est terminé : nous n’avons pas l’intention de vous laisser continuer à jouer tous seuls comme des grands plus longtemps.
Friedman est assis, devant moi, dans un bureau rectangulaire, au siège du New York Times, à Washington, à l’angle de la 17ème rue. L’un des murs est entièrement occupé par une carte géante du monde. Penché sur son ordinateur, il me lit les bonnes feuilles d’un article qui doit être mis sous presse dans les deux heures. Il polit, il aiguise, il peaufine les jeux de mots. Il pèse ce qu’il convient de dire aujourd’hui, ce qui doit être gardé pour plus tard. Puis, se tournant vers moi, il me dit que les démocraties semblent « soft », en apparence, tant qu’elles ne sont pas menacées. Une fois menacées, elles peuvent devenir dures – très dures. En fait, la guerre en Irak est une sorte de Jénine à grande échelle. Parce qu’à Jénine, aussi, ce qui s’est passé, c’est que les Israéliens ont dit aux Palestiniens : « Nous vous avons laissés seuls et vous avez joué avec les allumettes jusqu’à ce qu’inopinément vous fassiez sauter un repas de famille à l’occasion de la Pâque juive, à Netanya. Par conséquent, nous ne vous laisserons plus jamais seuls. Nous entrerons maison après maison dans la Casbah ». Du point de vue américain, l’Irak de Saddam, c’est Jénine. Cette guerre est un « bouclier de protection ». Il s’ensuit que le danger est similaire : à savoir, qu’à l’instar d’Israël, l’Amérique risque de commettre l’erreur de recourir uniquement à la force.
Cette guerre n’est pas illégitime, dit Friedman. Mais elle est très présomptueuse. Vous devez avoir un culot monstre, pour prétendre que vous allez reconstruire un pays qui se trouve aux antipodes. Mais pour qu’une guerre présomptueuse de ce type ait la moindre chance d’être victorieuse, il faut qu’elle bénéficie d’un soutien international. Cette légitimité internationale est indispensable si vous voulez disposer de suffisamment d’espace et de temps afin de mener à bien votre projet présomptueux. Mais George Bush n’a pas eu la patience de glaner le soutien international. Il a fait le pari que la guerre se justifierait d’elle-même a posteriori, que nous avancerions rapidement et que nous conquérrions rapidement du terrain, que les Irakiens nous accueilleraient avec des grains de riz et des pétales de roses et que, dès lors, la guerre se justifierait d’elle-même. Ce n’est pas ce qui s’est passé. Peut-être cela arrivera-t-il la semaine prochaine, mais en attendant, ce n’est pas le cas.
Quand je pense à ce qui risque de se passer, j’ai des sueurs froides, m’avoue Friedman. Je nous vois obligés d’imposer un siège à Bagdad. Et je sais quel genre d’insanités un siège contre Bagdad pourrait entraîner. L’idée de combats au corps à corps, de maison à maison, dans Bagdad, sans légitimité internationale me coupe l’appétit. Je vois des ambassades américaines en flammes, un peu partout dans le monde. Je vois les fenêtres des entreprises américaines brisées à coups de pierres. Je vois comment la résistance irakienne face aux Américains s’étend à la résistance anti-américaine dans le monde arabe et à une résistance à l’Amérique d’ampleur mondiale. La pensée de ce qui risque de se passer me ronge de l’intérieur, littéralement.
Qu’a fait George Bush ? Il s’est contenté de nous montrer une magnifique table en bois d’ébène : le nouvel Irak, l’Irak démocratique… dit Friedman. Mais quand vous retourner cette table, vous vous apercevez qu’elle n’a qu’un pied. Cette guerre est debout sur un seul pied. Mais, d’un autre côté, quiconque pense pouvoir battre George Bush ferait mieux d’y réfléchir à deux fois. Bush ne cèdera jamais. Il n’est pas fait de ce bois-là. Croyez-moi, je ne voudrais pas me trouver à côté de ce gars-là dans une situation où il se saurait cerné. Je ne conseillerais à personne qui tienne à sa vie de chercher noise à Dick Cheney, Donald Rumsfeld ni au Président Bush !
Cette guerre contre l’Irak est-elle la grande guerre néoconservatrice ? C’est en tout cas la guerre que les néoconservateurs voulaient, explique Friedman. C’est la guerre dont les néoconservateurs ont fait la promotion, le marketing. Ces gens avaient une idée à vendre, lorsque s’est produit le 11 septembre, et ils l’ont vendue. Ah oui, alors : et avec quel succès ! Ainsi, il ne s’agit pas d’une guerre que le peuple aurait réclamée. C’est la guerre d’une élite. Friedman se marre : « Je pourrais vous citer les noms de vingt-cinq personnes (qui se trouvent, toutes, en ce moment même, dans un rayons de cinq pâtés d’immeubles autour de son bureau), sans lesquelles, si vous les aviez exilées sur une île déserte voici un an et demi, la guerre en Irak n’aurait jamais eu lieu !
Reste que ce n’est pas si simple, se reprend-il. Il ne s’agit pas de je ne sais quelle fantaisie qui serait sortie du cerveau fécond des néoconservateurs. Nous ne sommes pas simplement confrontés à vingt-cinq personnes qui auraient pris l’Amérique en otage. Vous ne pouvez pas entraîner une nation aussi immense dans une aventure aussi effroyable avec un simple Bill Kristoll et son Weekly Standard et cinq ou six autres éditorialistes, aussi influents soient-ils… En dernière analyse, ce qui a produit cette guerre, c’est la réaction exagérée de l’Amérique aux attentats du 11 septembre. C’est le sentiment d’anxiété – justifié – qui s’est emparé de l’Amérique après le 11 septembre 2001. Ce ne sont pas les néoconservateurs, à eux seuls, qui nous ont entraînés jusqu’aux faubourgs de Bagdad. Ce qui nous a entraîné jusque dans les faubourgs de Bagdad, c’est un cocktail, typiquement américain, d’hubris impérialiste et d’anxiété.