Dernières parutions
1. La censure des bien
pensants - Liberté d'expression : "l'exception française" de Emmanuelle
Duverger et Robert Menard
aux éditions Albin Michel
[176 pages - ISBN : 2226136142 - 15 euros]
Au
nom de la morale, des droits de l'homme ou des bons sentiments, les
bien-pensants ont inscrit dans la loi l'interdiction des propos racistes,
antisémites ou négationnistes. Invoquant le respect de la vie privée, la défense
des bonnes moeurs ou la protection des secrets d'État, ils ne tolèrent pas
davantage que certaines informations soient dévoilées. Au point qu'il devient
légitime de s'interroger : est-il encore permis, en France, de penser et de
débattre librement ?
Criminaliser certaines opinions, fussent-elles abjectes
ou aberrantes, n'est pas acceptable dans une démo- cratie. Tout doit pouvoir
être discuté. Les Français sont adultes. Il faut en finir avec cette
caporalisation de la pensée, cette « exception française », l'autre nom de la
censure, dans le domaine de la liberté d'expression pour qu'en France nous
n'ayons plus seulement le droit de nous taire.
Journaliste et
fondateur de Reporters sans frontières, Robert Ménard est l'auteur de Ces
journalistes que l'on veut faire taire. Emmanuelle Duverger est juriste et
responsable de la justice internationale à la Fédération internationale des
ligues des droits de l'homme.
2. Revue d'études
palestiniennes N° 87 (Printemps 2003)
aux Editions de
Minuit
[160 pages - 14 euros - ISBN :
2707318337]
Extrait du sommaire
-
Les tribunaux palestiniens sont incompétents pour juger Marwan Barghouti par
Géraud de la Pradelle
- Qui gouverne la Palestine ? par Hassan Khadr
- Le
nouvel état du monde par Gilbert Achcar
- La chanson palestinienne dans les
pays arabes depuis 1948 par Joseph Massad
- Mémoires d'un Palestinien dans la
guerre civile espagnole par Najati Sidqi
- DOSSIER : Les massacres de Sabra
et Chatila
- DOCUMENT : Les résolutions du 2e congrès de Hertlliya
-
RUBRIQUES HABITUELLES : Lettres arabes - Chroniques - Notes de lecture -
L'observatoire de la colonisation - Chronologie
Réseau
- Une autre voix
juive (Manifeste)
Parce que nous ne pouvons pas supporter
l'horreur devenue quotidienne au Proche-Orient,
Parce que quelques
institutions et quelques hommes publics monopolisent abusivement l'expression
des Français juifs,
Parce que nous rassemble une certaine idée de
l'humanité,
Parce que, devant les répercussions en France du conflit du
Proche-Orient, la résurgence de l'extrême droite et la recrudescence d'actes
antisémites, nous sommes amenés à revendiquer publiquement la part juive de
notre identité personnelle,
Nous avons décidé de nous exprimer
collectivement.
Citoyennes et citoyens de la République française, nos
conceptions philosophiques, nos opinions politiques, nos références culturelles,
nos rapports à la religion sont divers.
Descendant(e)s de longues lignées
d'hommes et de femmes persécutés, méprisés, bannis, pourchassés depuis des
siècles, nous luttons contre toute forme de persécution, d'oppression, comme
nombre de nos parents l'ont fait avant nous.
Nous sommes filles et fils de
cette République française, qui, dès son origine, a accordé la citoyenneté aux
juifs, nous nous réclamons de ses valeurs... La position de chacune et chacun
d'entre nous face à l'héritage juif est diverse, mais le souvenir de
l'extermination, la conviction qu'elle n'appartient à personne, qu'elle ne peut
justifier aucun nationalisme nous font un devoir de parler comme nous le
faisons.
Certains d'entre nous ont pour Israël un attachement particulier que
d'autres ne partagent pas, d'autres récusent le principe même du projet
sioniste.
Nous considérons cependant tous que, né dans les conditions
historiques laissées par les ruines du fascisme hitlérien, le peuple israélien a
droit à un Etat aux frontières sûres et reconnues, dans le cadre des résolutions
de l'ONU.
Mais nous n'autorisons ni l'Etat d'Israël ni les institutions qui,
en France, prétendent représenter les citoyens juifs à parler en leur nom. Nous
nous révoltons contre l'oppression coloniale dont souffrent la Palestine et les
Palestiniens du fait du gouvernement d'Israël. Nous ne croyons pas que l'on
combatte l'antisémitisme en laissant les Israéliens devenir un peuple
d'oppresseurs. Il n'y a paix et avenir pour le peuple israélien que dans une
coexistence pacifique et loyale avec le peuple palestinien. Nous soutenons tous
ceux qui, en Israël, en Palestine et ailleurs, ouvrent courageusement pour la
paix, pour la justice, pour l'égalité des droits, contre la politique criminelle
de M. Sharon.
Nous constatons la montée en puissance de l'idéologie de
l'extrême droite israélienne au sein de forces politiques françaises. De
nombreux démocrates (parmi lesquels de nombreux juifs) sont victimes
d'intimidations : ils se voient accusés d'antisémitisme au seul motif qu'ils
combattent la politique menée par le gouvernement israélien ou réclament le
respect par Israël des résolutions de l'ONU, des engagements pris à Oslo.
Que
cherche-t-on en pratiquant ces amalgames monstrueux ? Que cherche-t-on en
multipliant les agressions verbales et les menaces physiques contre ceux, juifs
ou non, qui exercent leur responsabilité de citoyens en condamnant publiquement
la politique israélienne actuelle ? Que cherche-t-on en donnant au judaïsme
confisqué un visage repoussant ? Nous refusons le jeu de l'actuel gouvernement
israélien, qui, pour renforcer son potentiel d'expansion, cherche à accroître
l'immigration en Israël et s'accommode des résurgences de l'antisémitisme.
L'antisémitisme d'aujourd'hui a certes ajouté une dimension à l'abject en
qualifiant les atrocités nazies de " détail de l'histoire ". Mais certains
d'entre nous pensent qu'à l'inverse soutenir qu'il n'y a d'autre crime contre
l'humanité que l'extermination des juifs par les nazis, c'est nourrir les
sources même du négationnisme ; nous ne réclamons aucun privilège pour les juifs
en tant que victimes : nous nous dressons contre toute oppression. La politique
israélienne actuelle n'a certes pas pour but l'anéantissement physique du peuple
palestinien, mais plusieurs d'entre nous se demandent si, prise dans son
ensemble, ses inspirateurs et ses exécutants ne relèveraient pas de la Cour
pénale internationale. Quant aux attentats suicides organisés par les groupes
terroristes palestiniens contre les civils israéliens, ce ne sont pas seulement
des actes monstrueux ; ceux qui les trament, envoyant à la mort de jeunes êtres
en spéculant sur leur désespoir, sont à nos yeux, comme à ceux de nombreux
dirigeants palestiniens, des ennemis - et non des alliés dévoyés - du
rétablissement des droits fondamentaux du peuple palestinien. Nous condamnons
les forces palestiniennes opposées à l'existence d'Israël. De même, notre
solidarité avec le peuple palestinien ne nous entraînera jamais à la moindre
collusion avec ceux dont la sollicitude pour la Palestine n'a comme ressort que
la haine du juif.
Il reste que :
- le peuple palestinien a des droits
imprescriptibles sur une terre occupée aujourd'hui par les forces armées du plus
surarmé des Etats du Proche-Orient ;
- le peuple palestinien a le droit
imprescriptible d'y fonder, dans les conditions garanties par la charte des
Nations unies, l'Etat de son choix ;
- le peuple palestinien a des droits
imprescriptibles sur la ville de Jérusalem, capitale à partager ;
- le peuple
palestinien a le droit de voir ses exilés et ses réfugiés choisir, dans des
conditions à négocier, entre un retour viable sur la terre de leurs ancêtres et
une juste indemnisation :
Tout ce qui s'oppose à la réalisation de ces droits
nourrit la guerre sans fin, les atrocités, la haine. Parce que le siècle a connu
l'effondrement de systèmes violemment oppressifs, nous croyons possible et
nécessaire l'établissement d'une paix juste et durable au Proche-Orient. Devant
la montée des menaces intégristes, chauvines, communautaristes, racistes et
antisémites, devant les ingérences criminogènes, antidémocratiques, de la droite
israélienne dans la société française, nous voulons faire entendre, obstinément,
la voix de Français juifs, ou d'origine juive, qui soutiennent les idéaux de
démocratie, de liberté, d'universalité des droits humains et des droits des
peuples.
- Premiers signataires :
Gilles Abramovici,
M. C univ. Paris-XI ; Rosette Alezard, citoyenne ; Raymond Aubrac, commissaire
honoraire de la République ; Doucha Belgrave, journaliste ; Jacques Bellaiche ;
Eliane Benarrosh, conseillère pédagogique ; Sandra Bessis, chanteuse ; Sophie
Bessis, journaliste ; Marc Bernheim, physicien, dir. rech. CNRS, fils de déporté
mort à Auschwitz ; Christine Birnbaum, enseignante Paris-XII ; Renée Blancheton
Sciller, citoyenne ; Jacques Brunschwig, universitaire ; Benny Cassuto, médecin
; Yves Cassuto, enseignant ; Jacqueline Cernogora, physicienne ; Gérard Chaouat,
dir. rech. CNRS ;Jacques Charby, comédien ; Liliane Chéret, citoyenne ; Alice
Cherki, psychiatre psychanalyste ; Olivier Cherki-Thorent, comédien ; Henri
Choukroun, MC univ. Montpellier-2 ; Daniel Cling, réalisateur ; Maurice Cling,
prof. univ. émérite, matricule A5151 Auschwitz, président-délégué de la
Fédération nationale des internés résistants déportés patriotes ; Jean-Marc
Cohen, retraité ; Suzy Collin, astrophysicienne, dir. Rech. CNRS ; Henri
Cukierman, retraité ; Maurice Cukierman, retraité ; Henri Davidson, ingénieur ;
Sonia Dayan-Herzbrun, sociologue, prof. univ. Paris-VII ; Claude Deutsch,
physicien, dir. rech. émérite CNRS ; Solange Dimant-Zoladz, enseignante ;
Claudine Falk, cardiologue ; Jean-François Faü ; Sonia Fayman, sociologue,
membre fondatrice du comité Solidaires des Israéliens contre l'occupation ;
Denis Feinberg, physicien, dir. rech. CNRS ; Jean-Pierre Gattégno, écrivain ;
Olivier Gebuhrer, mathématicien, MC univ. Louis-Pasteur ; Sonia Gebuhrer Adam,
prof. agrégée d'allemand ; Serge Grossvak, directeur de centre social,
conseiller municipal, Val-d'Oise ; Janine Guespin, biologiste, prof. émérite,
univ. Rouen ; Janette Habel, MC, univ. de Marne-la-Vallée ; Gérard Haddad,
psychanalyste ; Catherine Hagège-Alain Hayot, sociologue, vice-président de la
région PACA ; Luisa Hirschbein, généticienne, dir. rech. CNRS ; Stéphane Hessel,
ambassadeur de France ; Bernard Jancovici, physicien, prof. émérite Paris-XI ;
Jean-Pierre Kahane, mathématicien ; Marcel-Francis Kahn, prof émérite univ,
porte-parole du Collectif des citoyens d'origine juive et arabe ; Sacha
Kleinberg, maquettiste ; Hubert Krivine, MC. univ. Paris-VI ; Florence Lederer,
biochimiste, dir. rech. CNRS ; Laurent Lederer, comédien ; Marianne Lederer,
prof. émérite univ. Paris-III ; Pascal Lederer, physicien, dir. rech. CNRS ;
Liliane Lelaidier-Marton, fille de déportés non revenus ; Annie Levi Cyferman,
avocate, militante antifasciste ; S. K. Levin, journaliste ; Gabriel Lévy,
psychologue ; Jacques Lewkowitz, prof. sci. gestion, univ. Robert-Schuman ;
Michaël Löwy, sociologue, dir. rech. CNRS ; Yves Lubraniécki, citoyen ; Sylvia
Ostrowetsky, prof. Emérite ; Youra Marcus, artiste interprète en musiques
traditionnelles ; Sylvie Mayer, membre du conseil régional ×le-de-France ;
Philippe Misrahi, cadre RATP ; Gabriel Mokobodzki, mathématicien, dir. rech.
CNRS ; Georges Monsonego, physicien ; Patricia Moraz, cinéaste ; Alain Polian,
physicien, dir. rech. CNRS ; Miriam Rosen, journaliste ; Catherine Sackur,
citoyenne ; Marc Sackur, proviseur de Lycée ; Michèle Saly, prof. d'histoire et
géographie ; Sylvie Sargueil, médecin journaliste ; Nicole Schnitzer Toulouse,
artiste lyrique ; Elias Seidowsky, enseignant ; Abraham Segal, cinéaste ; Eva
Tichauer, médecin, rescapée de la rafle du Vél' d'Hiv, matricule 20832,
Auschwitz ; Catherine Tomkiewicz, pharmacien ; Danièle Touati, biologiste, dir.
rech. CNRS ; Jean Torchinsky, chirurgien-dentiste ; Roger Trugnan, déporté
résistant ; Frédéric Van Wijland, physicien, M.C. ; Pierre Vidal-Naquet, prof.
émérite à l'IHESS ; Maya Vignando, comédienne ; Richard Wagman, président de
Union juive française pour la paix ; Roland Wlos, militant des droits de l'homme
; Mariane Wolf, présidente de Rencontre progressiste juive ; Claude Zaidman,
sociologue, prof. univ. Paris-VII ; Joseph Zarka, citoyen ; Michèle Zemor, maire
adjointe de Saint-Denis, animatrice du Forum social européen ; Jean Zylber,
chimiste, fils de déportés morts à Auschwitz
[Pour signer ce manifeste : tchapaiev@operamail.com]
Revue de presse
1. Dans une sorte de bouquet
final de la mise à sac de Bagdad, les ouvrages, les lettres et les documents
inestimables de la Bibliothèque nationale irakienne sont réduits en
cendres par Robert Fisk
in The Independent (quotidien britannique)
du mardi 15 avril 2003
[traduit de l'anglais par
Marcel Charbonnier]
Ainsi, hier, ce fut au tour des livres. D’abord vinrent les pilleurs, puis
les incendiaires. C’était le chapitre final de la mise à sac de Bagdad. La
Librairie et les Archives nationales – trésor inestimable de documents
historiques ottomans, dont les archives royales de l’Irak – ont été réduites en
cendres par un incendie dont la température a sans doute atteint les trois
milles degrés centigrades. Après quoi, le musée des Corans et le Ministère des
Questions religieuses ont été livrés aux flammes.
J’ai vu les pilleurs. L’un
d’eux ma insulté lorsque j’ai tenté de récupérer un ouvrage de droit musulman
des mains d’un gamin qui n’avait sans doute pas dix ans. Au milieu des cendres
de l’histoire irakienne, j’ai trouvé un dossier dont le vent éparpillait les
pièces, une à une, jusque dehors : des lettres manuscrites entre la cour du
Shérif Hussein de La Mecque, qui déclencha la révolte arabe contre les Turcs,
sous la directive de Lawrence d’Arabie, et le gouverneur ottoman de
Bagdad.
Et les Américains n’ont rien fait. Partout, dans la cour parsemée
d’immondices, les documents s’éparpillaient : des lettres de recommandation
auprès des cours princières d’Arabie, des demandes de munitions pour des
troupes, des rapports sur des vols de chameaux et des attaques de pèlerins, le
tout dans une calligraphie arabe délicate. Je tenais dans mes mains les derniers
vestiges d’une histoire manuscrite de Bagdad. Mais pour l’Irak, c’est l’Année
Zéro : avec la destruction des antiquités dans le Musée archéologique, samedi
dernier, et l’incendie des Archives nationales, puis de la bibliothèque des
Corans historiques, c’est l’identité de l’Irak que l’on gomme. Pourquoi ? Qui a
allumé ces incendies ? Pour quelle raison démente ce patrimoine est-il ainsi
détruit ?
Lorsque j’ai vu l’incendie de la Bibliothèque coranique – des
flammes de cent pieds ronflaient en s’échappant des fenêtres – j’ai couru
jusqu’au quartier général de la puissance occupante, le Bureau des Affaires
Civiles des Marines américains. Un officier cria à un collègue : « Y’a un type,
là, qui dit qu’y a une bibliothèque biblique [sic] qui crame ». J’ai indiqué
l’exacte situation du bâtiment sur un plan de la ville, son nom précis – en
arabe et en anglais. J’ai dit qu’on pouvait voir la fumée depuis plus de cinq
kilomètres et qu’ils seraient là-bas, en voiture, en cinq minutes. Une demie
heure après, il n’y avait toujours pas un seul Américain sur place – et les
flammes atteignaient deux cents pieds…
Il fut un temps – hier – où les Arabes
disaient que leurs livres étaient écrits au Caire, imprimés à Beyrouth et lus à
Bagdad. Aujourd’hui, on brûle les bibliothèques, à Bagdad. Aux Archives
nationales irakiennes, ce ne sont pas seulement les archives ottomanes du
Califat, ce sont aussi celles des années sombres de l’histoire contemporaine du
pays, des récits manuscrits de la guerre entre l’Iran et l’Irak (1980-1988),
avec des photos personnelles et des carnets de souvenirs personnels, ainsi que
des microfiches de quotidiens arabes remontant au début des années 1900, qui
sont partis en fumée.
Mais les archives les plus anciennes et précieuses se
trouvaient dans les étages supérieurs de la bibliothèque, où on avait
certainement répandu de l’essence pour que le feu ait pu être mis d’une manière
aussi experte au bâtiment. La chaleur avait été tellement intense que les dalles
de marbre du sol avaient leurs angles relevés vers le haut et que les escaliers
en béton, que j’ai escaladés, avaient éclaté.
Les papiers, répandus sur le
sol, étaient encore brûlants, on pouvait à peine les toucher. On n’y voyait plus
d’écriture manuscrite ou imprimée, et ils tombaient en cendre dès que j’essayais
de les ramasser. A nouveau, au milieu de cet enfer de fumée bleuâtre et de
braises, je me reposai la même, la sempiternelle et lancinante question :
pourquoi ?
Ainsi, en guise de réflexion extrêmement douloureuse ce que cela
peut bien signifier, permettez-moi de citer des passages lus sur des fragments
de papier que j’ai pu retrouver dans la rue, dehors, chassés par le vent, écrits
par des hommes depuis longtemps disparus qui s’adressaient à la Sublime Porte, à
Istanbul, ou à la Cour du Shérif de la Mecque, avec moult assurances de loyauté
et qui signaient eux-mêmes : « votre serviteur ». Il y avait une requête pour la
protection d’une caravane de chameaux chargés de thé, de riz et de sucre, signée
Husni Attiya al-Hijazi (recommandant les honnêtes commerçants Abdul Ghani-Naim
et Ahmed Kindi), une demande de mise au parfum et de conseils adressée par Jaber
al-Ayashi, de la cour royale du Sharif Hussein, adressée à Bagdad, afin de
mettre en garde contre des voleurs opérant dans le désert. « Ceci, juste pour
vous donner un bon conseil, pour lequel vous serez hautement récompensé »,
disait Ayashi. « Si vous ne tenez pas compte de notre conseil, ce ne sera pas
faute d’avoir été averti. » Hé, il y avait déjà du Saddam, là-dedans, pensai-je.
C’était daté : 1912…
Certains documents détaillent les prix des balles, des
chevaux militaires et de l’artillerie pour les armées ottomanes à Bagdad et en
Arabie, d’autres consignent l’ouverture de la première ligne téléphonique avec
le Hedjaz (future Arabie Saoudite), tandis qu’un autre raconte, depuis le
village d’Azraq, aujourd’hui en Jordanie, le vol de vêtements d’une caravane de
chameaux par Ali bin Kassem, qui attaqua ses interrogateurs « avec un couteau et
tenta de les poignarder, mais fut maîtrisé, puis libéré, plus tard, contre
rançon. » Il y a une lettre du dix-neuvième siècle, comportant une
recommandation pour un commerçant, Yahya Massoudi, « homme de haute moralité, de
bonne conduite et travaillant pour le gouvernement (ottoman) ». En bref, c’était
là le patchwork de l’histoire arabe – et c’est tout ce qu’il en reste, tombé
entre les mains du correspondant de l’Independent de Londres, pendant qu’une
masse énorme de documents finissait de craquer dans la température d’enfer
régnant dans la bibliothèque en ruines.
Le Roi Fayçal du Hedjaz, gouverneur
de La Mecque, dont les courtisans sont les auteurs de plusieurs des lettres que
j’ai pu sauver, fut ensuite déposé par les Saouds. Son fils, Fayçal, devint roi
d’Irak. Winston Churchill lui remit la ville de Bagdad après que les Français
l’eurent chassé de Damas – et son frère Abdullah devint le premier souverain de
Jordanie – il était le père du Roi Hussein et le grand-père du monarque actuel,
le Roi Abdullah II.
Durant près de mille ans, Bagdad fut la capitale
culturelle du monde arabe, une métropole dont la population était la plus
cultivée du Moyen-Orient. Le petit-fils de Gengis Khan, Hulagu, brûla la cité au
treizième siècle et l’on dit que les eaux du Tigre furent noircies durant
plusieurs jours par l’encre des manuscrits que les assaillants barbares y
avaient jetés. Hier, les cendres de milliers d’inestimables documents
historiques obscurcissaient le ciel de l’Irak. Pourquoi ?
2. La poésie en des temps de
sauvagerie par Mahmoud Darwish
in Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe
publié à Londres) du lundi 14 avril 2003
[traduit de
l'arabe par Marcel Charbonnier]
Allocution
inaugurale prononcée par le poète palestinien Mahmoud Darwish le jeudi 3 avril
2003, lors de la manifestation Rencontre avec Mahmoud Darwish, à la Cité du
Livre d’Aix-en-Provence.
Y a-t-il un temps pour la poésie, en une époque de sauvagerie ? Cette
question n’est pas nouvelle. A chaque impasse humaine, après chaque catastrophe,
l’impuissance de la poésie à humaniser l’Histoire est questionnée. Nous
entendons encore le cri d’Adorno : est-il encore possible d’écrire un poème,
après Auschwitz ? Il nous est encore une fois donné de nous remémorer cette
question, aujourd’hui.
La poésie reste fragile, quand bien même elle
s’ingénie à emprunter aux métaphores de la force de la soie ou de la solidité du
miel, car la façon qu’elle a de modifier l’âme et d’élargir le cœur de l’homme
est lente et invisible. Aussi habile soit-elle à établir un lien entre les
sphères personnelle et universelle, elle ne peut faire oublier l’impression
générale qui veut que la poésie soit fille de la solitude et de la marge, écho
d’un rêve obscur.
Il est plus séant, pour les poètes, de ne pas nier cette
solitude, ni – non plus – de la magnifier, et d’alléger le poids de la
perplexité devant la nature nécessaire de la poésie. Il est préférable, pour
eux, de développer l’angoisse créatrice, car ils ne trouveront pas de réponse
dans une théorie impeccable passée au crible de la surprise poétique.
Je dois
bien reconnaître, ici, que notre présente célébration est embarrassante. Non que
la poésie puisse paraître étrangère à notre époque de barbarie, puisque la
poésie a toujours été fille de son temps ingrat, mais parce que la célébration
est fête, et que nous sommes bien incapables de ressentir la joie de la fête…
Non qu’il y ait un deuil chez notre voisin, mais bien parce que nous – nous les
habitants de cette petite planète – nous tous, nous sommes en deuil ! Et parce
que la Terre toute entière menace de tomber dans le gouffre, après que les
prémisses du vingt et unième siècle nous aient avertis qu’il est dans le pouvoir
de l’idée de « progrès » de dupliquer la pire arriération jamais connue dans le
passé, et que l’ « adoration de l’avenir » peut être l’autre face de l’ «
adoration du passé ».
Aujourd’hui, l’humanité semble vivre un « état
d’urgence » général, face à l’interrogation quant à la vérité de son humanité,
d’un côté, et face à l’interrogation, de l’autre, sur son rôle face au phénomène
de la tyrannie planétaire incarnée par la politique américaine libérée de toute
référence collective, qu’elle soit juridique, morale ou culturelle, mise à part
celle de la razzia, de la culture de la violence, de la culture d’entreprise, de
la mesure des valeurs humaines à l’aune de la supériorité militaire, sans que
ceux qui rêvent à la fondation de l’empire le plus étendu et le plus puissant de
toute l’Histoire ne prêtent la moindre attention au fait qu’ils ont
remarquablement réussi à convaincre la conscience mondiale du fait que la folie
américaine est l’unique danger qui menace le monde, en dépit de toutes les
prétentions dudit empire ériger cette folie au rang de une mission divine.
Il
y a quelque Irak en chacun de nous – un Irak qu’on ne peut éradiquer, fait des
plus anciennes lois humaines édictées par Hammourabi, de la recherche de
l’immortalité initiée par Guilgamesh… jusqu’à la réalité de mort que connaît le
peuple irakien aujourd’hui, avec ces bombes intelligentes mises au point par la
civilisation idiote experte en assassinat.
En chacun de nous, il y a une
Palestine, depuis le message d’amour et de paix apporté au monde par Jésus le
Nazaréen… jusqu’au peuple palestinien d’aujourd’hui, crucifié sur la croix de
l’occupation israélienne. La mort palestinienne quotidienne est devenue une
sorte de bulletin météo, la tyrannie américaine ayant placé l’occupation
israélienne au-dessus du droit international et élevé la puissance occupante au
rang de la sainteté.
C’est un monde sauvage, dément, égoïste, dans lequel ne
prévaut pas d’autre loi que celle de la jungle, un monde armé du surplus de la
puissance nucléaire. Est-il encore possible d’écrire un poème ? Comment peut-on
être à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du réel, en même temps ? Comment
peut-on à la fois contempler et s’engager ? Comment peut-on poursuivre sa
tentative permanente : recréer le monde grâce à des mots à la vitalité éternelle
? Et comment sauver ces mots de la banalité de la consommation de tous les jours
?
Sans doute avons-nous besoin aujourd’hui de la poésie, plus que jamais.
Afin de recouvrer notre sensibilité et notre conscience de notre humanité
menacée et de notre capacité à poursuivre l’un des plus rêves de l’humanité,
celui de la liberté, celui de la prise du réel à bras le corps, de l’ouverture
au monde partagé et de la quête de l’essence. Sans doute la poésie est-elle
capable aujourd’hui de recouvrer son évidence, après qu’elle s’en soit éloignée
dans une abstraction qui risque d’aboutir à la feuille blanche. La poésie
n’explicite que son contraire. C’est le non-poétique qui nous donne à voir le
poétique. La poésie est-elle capable, aujourd’hui, de se retrouver elle-même,
tant la clarté de son contraire est excessive ? Peut-être, car la poésie, ce
moyen particulier de supporter la vie et de se la concilier, est aussi une
méthode qui nous permet de résister à une réalité inhumaine écrasant l’évidence
de la vie.
En dépassant l’aspect extérieur des choses, en chipant la lumière
tapie dans l’obscurité, en désespérant du désespoir, la poésie nous garantit
contre la haine et la fureur. Sa fragilité crie, afin de nommer. Elle blesse,
sans faire couler le sang. Si cette fragilité est détruite, c’est par des «
mains nuptiales », comme le dit René Char, car ces mains utilisent des
instruments sensibles et imaginaires qui renvoient à l’enfance. En effet, la
poésie ne combat pas la guerre avec les armes et le langage de la guerre. La
poésie n’abat pas un avion à l’aide d’un missile oratoire. La contemplation de
l’éternité d’un brin d’herbe, de l’adoration du papillon à la lumière, de ce que
le regard de la victime ne dit pas à son bourreau - voilà de quelle manière la
poésie combat l’effet de la guerre contraire à ce qu’il y a de naturel en nous,
de cohérent avec la nature. Qui d’entre nous ne connaît les paroles qu’adressa
Diogène à Alexandre le Grand venu lui rendre visite et lui demander s’il avait
besoin de quelque chose ? Diogène lui avait répondu : « Oui. S’il te plaît :
ôte-toi de mon soleil ! »
Nous avons besoin de quelque chose qui dépasse
l’occultation de notre soleil. Nous avons besoin d’arrêter la barbarie et
d’éveiller les consciences. La prise de conscience par les poètes du monde
entier de leur rôle moral afin de faire face à la guerre déclarée contre l’Irak,
contre la conscience humaine, contre le droit des peuples à participer aux
destinées de l’humanité, dépasse la question politique contemporaine posée à
l’avenir de l’humanité.
Pour en revenir à la poésie, je vois dans cet éveil
quelque chose qui ressemble à l’autocritique. Pour une grande part, la poésie
contemporaine s’est accoutumée à son isolement et à sa séparation d’avec le
lecteur, dès lors que beaucoup de poètes ont abusé de leur déguisement en moines
contemplatifs – la foi mise à part – dans des cloîtres isolés du réel et de
l’histoire par un brouillard d’ésotérisme artificiel délibérément choisi, avec
une virtuosité suprêmement gratuite. Ils ont prétendu à une prophétie qui n’a
nul besoin de l’Homme. Ils ont dénié au cœur son droit à entrer en vibration
avec le poème, ils ont dénié aux sens leur droit à prendre part à la création.
Ils ont prêché une signification univoque de la poésie : la compréhension de
l’absurde, sachant que le lecteur authentique de leur poésie ne peut pas encore
être né : pour cela, il faut en permanence attendre demain !
Il est vrai
qu’une poésie qui ne conserverait pas sa vivacité en d’autres temps serait une
poésie qui se dissoudrait aussi rapidement que le présent change. Il est vrai,
aussi, que la poésie emporte avec elle son devenir et qu’elle renaîtra, demain.
Mais il n’en est pas moins vrai que le poète ne peut pas renvoyer l’ « ici » et
le « maintenant » vers un ailleurs ni vers un autre temps. C’est en ce temps de
tempête que la poésie a besoin que soient posées les questions qu’elle soulève,
seule, d’une façon qui la rende présente et vivante.
Rendre le langage
vivant, rendre le fluide de vie aux paroles, voilà qui ne peut se faire sans
redonner à la vie le sens de la vie. En cela, la quête du sens est la quête de
l’essence, c’est là notre questionnement humain, collectif et personnel. C’est
ce qui rend la poésie à la fois possible et nécessaire. Car la quête du sens,
c’est la quête de la liberté.
3. La Palestine à l'heure de
la Gaule ! par Valérie Féron
in L'Humanité du lundi 14 avril
2003
Territoires palestiniens. A Ramallah comme à
Bethléem, les Palestiniens affichent leur attachement à la France.
Correspondance particulière - Ramallah, place Al Manara, " les
lions ", une des principales de cette ville de Cisjordanie. Point de départ ou
d'arrivée de la plupart des manifestations, elle est surplombée d'immenses
affiches publicitaires. Depuis plusieurs mois, deux panneaux géants vantent les
cigarettes françaises, avec un slogan au goût du jour : " Liberté toujours ".
Auparavant, ces mêmes panneaux étaient dédiés à de célèbres cigarettes
américaines fumées par un cow-boy solitaire, la touche politique étant apportée
par un portrait du président Arafat (un des rares dans les territoires
palestiniens) ou, l'an dernier, de Marwan Barghouti, le chef du Fatah pour la
Cisjordanie, arrêté à Ramallah lors de l'offensive israélienne d'avril 2002.
Dans les rayons des épiceries servant également de dépôts de tabac, la fameuse
marque française trône dans toutes ses versions. Cela fait un an environ que les
fumeurs palestiniens ont opté pour la marque de l'Hexagone, se contentant de
demander " les françaises ". Les américaines et les britanniques sont reléguées
sur les côtés, et demander une de ces marques est généralement suivi d'un "
Pourquoi leur donner de l'argent à eux ? Prends les françaises ! ", marquant
l'attachement de plus en plus affiché des Palestiniens pour la " patrie des
droits de l'homme ".
La présence française dans les territoires palestiniens
à travers les centres culturels qui poursuivent leurs activités malgré la
situation accompagne ce mouvement. Cet engouement avait commencé avec la visite
du président Jacques Chirac en 1998 à Jérusalem : les Palestiniens aiment à
rappeler l'épisode qui avait frisé l'incident diplomatique quand le chef de
l'Etat a apostrophé les agents israéliens chargés de sa sécurité, un peu trop
rapprochée à son goût, qui l'empêchaient dans la vieille ville d'aller au
contact des habitants palestiniens venus le saluer.
Depuis son aura n'a
cessé de grandir, avivée par la position de la France dans la crise irakienne.
Du coup un nouveau prénom fait recette auprès de certains parents en quête
d'originalité : Chirac.
Autre signe de cet engouement pour la France,
certaines rues sont rebaptisées. C'est ce qui s'est passé dans le camp de
réfugiés de Deishé, un des trois que compte la ville de Bethléem, jumelé avec
Montataire, en région parisienne, où une rue du centre vient d'être baptisée
Paris. Pour Mohammad Laham, un des responsables du camp : " C'est un acte
politique, pour montrer notre soutien à la position française contre la guerre
en Irak. Beaucoup de Français viennent nous soutenir, c'est donc aussi un
message du peuple palestinien au peuple français. Et à Deishé comme ailleurs,
les fumeurs ont opté pour les cigarettes françaises ! ".
4. Jay Garner : Aux ordres
d’Israël par Anthony Sampson
in Jeune Afrique - L'intelligent du
dimanche 13 avril 2003
Deux Américains – un marchand de canons proche
du Likoud et un diplomate sans états d’âme – et deux Irakiens – un opposant
d’opérette à la solde du Pentagone et un octogénaire versatile exhumé par le
département d’État. Quatre personnages qui devraient jouer un rôle clé dans les
semaines à venir.
Dans l'Irak d'après-guerre, un nom sera au centre de toutes
les controverses sur la politique américaine : Jay Garner, le général à la
retraite qui attend aujourd'hui d'être le premier administrateur américain de
l'après-Saddam.
Car le général Garner n'est pas seulement un ami proche et
un allié politique du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld. C'est un partisan
actif de la politique des faucons au Moyen-Orient et un avocat déclaré de la
politique d'Ariel Sharon en Israël, en contact étroit avec un lobby
pro-israélien de droite.
Les inquiétudes que suscite le général Garner sont
apparues en Amérique depuis la rumeur de sa nomination dont le San Francisco
Chronicle s'est fait l'écho en Californie, où Garner était jusqu'à ces dernières
semaines un des dirigeants de l'entreprise d'armement SY Technology, qui
participe à la fabrication des missiles Patriot. « On peut se demander ce que
les Irakiens penseront de ce bonhomme, dit un professeur de l'école de commerce
de l'université Berkeley, et quelle confiance ils pourront lui faire. Si ce
n'est pas un conflit d'intérêts, je veux bien être pendu. »
Cette nomination
est certainement très politique. Garner a fait la plus grande partie de sa
carrière dans l'armée et a travaillé au programme de Guerre des étoiles de
Ronald Reagan. Il s'est intéressé de plus près au Moyen-Orient après la guerre
du Golfe, lorsqu'il a été en charge de l'aide humanitaire dans le nord de
l'Irak. Il a exprimé publiquement sa compassion pour le peuple irakien, et
affiché dans son bureau des dessins d'enfants irakiens dont il s'était occupé.
Mais lorsqu'il a pris sa retraite en 1997, il est devenu un important
représentant de l'industrie américaine de l'armement, en collaboration étroite
avec les faucons de Washington, dont Rumsfeld, le vice-président Dick Cheney et
le secrétaire adjoint à la Défense Paul Wolfowitz. Son entreprise a travaillé
pour le programme israélo-américain du missile Arrow, ce qui l'a mis en contact
avec les gouvernements de l'État hébreu.
Il a été pris en main par le Jewish
Institute for National Security Affairs (Jinsa), qui invite en Israël les
officiers supérieurs américains. En octobre 2000, il a signé, avec
quarante-trois autres généraux et amiraux, une déclaration où ils se disaient «
indignés par le comportement de la direction politique et militaire
palestinienne » et faisaient l'éloge de la « remarquable réserve » des
militaires israéliens. Ils soulignaient les avantages à attendre d'une
collaboration israélo-américaine en matière de sécurité, une collaboration entre
deux pays qui croient aux mêmes valeurs politiques : « liberté, démocratie et
État de droit ». Ils considéraient Israël comme « le seul pays du Moyen-Orient
qui partage nos valeurs démocratiques et humanitaires ».
Le 26 mars, le
Jinsa a publié un communiqué justifiant les invitations faites aux officiers
supérieurs américains, expliquant que « nous avons à leur égard une dette énorme
», mais affirmant qu'il n'essaie pas le moins du monde d'influencer la doctrine
militaire américaine.
Quoi qu'il en soit, la nomination du général Garner
comme administrateur numéro un de l'Irak, alors qu'il a des liens aussi
manifestes avec le gouvernement Sharon, ne pourra pas ne pas être interprétée
par les gouvernements arabes comme une décision politique. Dans l'immédiat
après-guerre, Garner disposera de toute évidence d'énormes pouvoirs pour
remodeler l'Irak conformément à la politique de son mentor Rumsfeld. Déjà, on le
compare au général Douglas MacArthur du Japon d'après-guerre, ou au général
Lucius Clay, le « dénazificateur » de l'Allemagne d'après-1945.
Garner,
selon des sources arabes, désignera trois autres administrateurs américains pour
superviser trois zones. La zone centrale, qui inclura Bagdad, sera confiée à
Barbara Bodine, ancien ambassadeur au Yémen, qui devrait être tout
particulièrement attentive aux sentiments arabes locaux. L'adjoint de Garner
sera un Arabo-Américain, le général John Abizaid, qui parle l'arabe couramment.
Mais Garner, avec les contacts qu'il a à Washington, sera politiquement le
patron, et sa nomination donne à penser que Rumsfeld veut avoir la haute main
sur l'avenir immédiat de l'Irak.
Les Britanniques s'inquiètent tout
particulièrement des implications de la nomination du général Garner. Car il n'y
a aucun signe en provenance de Washington pour donner à penser que des généraux
ou des administrateurs britanniques participeront à la reconstruction de l'Irak,
ou que des sociétés britanniques auront « l'égalité des chances » qu'elles ont
demandée pour rivaliser avec les offres américaines.
Et la confusion règne
en-core sur le rôle qui sera imparti à l'ONU, sur laquelle Tony Blair a tant
misé. Avant la guerre, les Nations unies avaient un plan qui prévoyait qu'elles
se chargeraient de l'administration de l'Irak au bout de trois mois, pour
préparer le pays à l'autonomie, comme en Afghanistan. Le général Garner a
indiqué à l'adjointe de Kofi Annan, Louise Frechette, qu'il souhaitait retrouver
sa liberté « dès que possible ». Mais l'hostilité actuelle de Washington à
l'égard de l'ONU semble écarter une telle éventualité.
Aujourd'hui, le rôle
supposé de modérateur de la politique américaine attribué à Tony Blair paraît
encore plus douteux, et la réalisation de sa promesse d'une relance du processus
de paix israélo-palestinien grâce à la « feuille de route » du Quartet
(États-Unis, ONU, Europe, Russie) s'éloigne à vue d'oeil.
Plus inquiétant,
le choix d'un général de droite pour présider à la reconstruction de l'Irak
semble entrer dans le cadre du plan d'ensemble des faucons de Washington dont
les Britanniques sont exclus.
Au fur et à mesure que les cartes s'abattent à
Washington et à New York, le complot devient de plus en plus évident : George W.
Bush et ses conseillers immédiats - Rumsfeld, Cheney et Wolfowitz - avaient bel
et bien décidé de faire la guerre il y a un an. Et le passage par l'ONU n'était
qu'une couche de peinture diplomatique qui n'avait aucune chance d'empêcher
Washington d'entrer en guerre.
La même camarilla était tout aussi déterminée
à jouer un rôle « dominant » (selon le mot de Colin Powell) dans l'Irak
d'après-guerre et à donner la préférence aux entreprises américaines pour la
reconstruction. Dans ce scénario, le choix du général Garner est tout naturel en
tant que représentant du complexe militaro-industriel.
Ce sera l'ultime
humiliation de Tony Blair que de s'apercevoir, après avoir engagé les troupes
britanniques dans une guerre dangereuse et provoqué une révolte parlementaire,
que les Britanniques et les Nations unies n'ont pas eu droit à la parole et que
la « feuille de route » tant vantée n'est qu'un torchon de papier déchiré par
des faucons aux ordres des groupes de pression israéliens.
5. Et maintenant : que faire
? par Michael Neumann
in Couterpunch.org (bi-hebdomadaire canadien)
du vendredi 11 avril 2003
[traduit de l'anglais
par Marcel Charbonnier]
(Michael Neumann est
professeur de philosophie à l’Université de Trent, Ontario, Canada. Son livre
"What’s Left : Radical Politics and the Radical Psyche" vient d’être republié
par Broadview Press.)
Au point où nous en sommes, à quoi peut bien encore servir le
mouvement anti-guerre ?
Dès lors que le mouvement anti-guerre
n’a pas pu empêcher la guerre, il a échoué. Les penseurs et les porte-parole de
ce mouvement, bien entendu, vont nier cela. Comme le Conseil d’administration
d’une entreprise en déficit chronique, la défaite les incite à recycler en
permanence les mêmes bons vœux pieux. Ils vont nous dire que la lutte ne fait
que commencer, et que vous, oui, vous, là, vous avez réussi à mettre sur pied un
mouvement incroyable…Ils vont nous dire comment ils ont assisté personnellement
à telle ou telle scène particulièrement inspiratrice ou réconfortante… Très
vraisemblablement, ils vont nous sortir de nouvelles blagues sur Dubya, G. W.
Bush. Des plans très sérieux vont être échafaudés afin d’arrêter cette guerre,
et encore une fois nous allons entendre parler du réseau des lobbies, des trusts
pétroliers et des chrétiens fondamentalistes qui gouvernent l’Amérique. Encore
une fois, on va nous dire que ces gens sont très méchants, sous un nombre
incroyablement élevé de rapports. Et bla, bla, bla…
Mais nous ne sommes pas,
là, en train d’assister à la fête d’anniversaire d’un enfant : nous ne sommes
pas obligés de croire que nous sommes tous, toujours gagnants… Si j’essaie
d’éviter un crime, et que le crime se produit quand même, rien ne m’oblige à
m’auto-féliciter d’avoir fait ce que je pouvais, comme un bon collégien. Il en
va de même pour les crimes à grande échelle perpétrés par les Etats nations. La
culpabilité et la honte, et non pas la fierté d’ « avoir fait ce que j’ai pu »,
voilà qui serait une réaction plus appropriée. Toutefois, à gauche, ce genre de
réponse, et même la simple notion que vous devez atteindre vos objectifs, voilà
qui est un article que nous n’avons pratiquement plus en rayon…
Comme bien
des gens, j’ai toujours eu quelque doute sur le fait que les protestations
puissent effectivement renverser la vapeur. Aujourd’hui, à la réflexion, je me
demande si le mouvement de protestation contre la guerre a jamais réellement
envisagé de réussir. Il a essayé – il a essayé très fort – de faire obstacle à
la guerre, mais « essayer », ce n’est pas la même chose qu’atteindre son
objectif…
Je ne suis pas en train de couper les cheveux en quatre. Pour leurs
organisateurs et ceux qui y ont participé, les manifestations contre la guerre
n’ont jamais constitué un enchaînement prévisible d’événements pouvant conduire
à un changement radical de la politique américaine. On n’a pratiquement jamais
imaginé qu’un tel enchaînement puisse jamais exister. Les manifestations, tout
aussi enthousiasmantes aient-elles pu être, sont toujours apparues plus comme
une simple opposition à la guerre – « nous disons : non ! » - que comme des
phases faisant parties intégrantes d’une stratégie visant à l’éviter. Bush était
déterminé, personne ne pouvait s’attendre à ce que le Congrès ou le Parti
républicain se rebelle, et on était très loin d’une situation où la gauche
pouvait paralyser l’Amérique. Personne n’a seulement entrevu un chemin vers la
victoire. Personne n’a eu à l’esprit un quelconque enchaînement d’actions
commençant par les manifestations et aboutissant à l’ordre donné aux troupes
américaines de rentrer à la maison.
Aujourd’hui, alors que les troupes
américaines font réellement la guerre, la gauche est confrontée à des problèmes
qu’elle n’identifie même pas. Elle doit tenir compte du patriotisme, dans
l’opinion publique. Nous ne sommes plus dans les années 1960. Durant la guerre
au Vietnam, des milliers de gens de gauche espéraient ouvertement une victoire
communiste et la défaite des Américains. L’idée qui voudrait que nous soyons
tous peu ou prou de bons citoyens américains, simplement entraînés par des
passions aigres douces dans une sorte de drame collectif… cette idée est
relativement récente. Même s’il existait, à l’époque, une certaine sympathie, à
gauche, pour la chair à canon des conscrits américains, cette sympathie ne
s’étendait certainement pas aux volontaires des forces spéciales, ni à ces
pilotes de chasse envers lesquels les Nord Vietnamiens étaient inexplicablement
si méchants… La gauche, franchement, considérait ces types comme des assassins
répugnants.
Ces sentiments, si tant est qu’ils existent, aujourd’hui, sont
quasiment inaudibles. Nous sommes aussi très loin des années soixante, dans un
autre domaine. Nous pouvons bien être des gens de gauche plus gentils, plus
courtois, aujourd’hui, qu’à l’époque, mais nous sommes aussi passablement
domestiqués : il faut le dire. A l’époque, nous parlions beaucoup de « trahison
». Aujourd’hui, nous oserions à peine prononcer ce mot. C’est que nous ne nous
attendons pas à bénéficier d’une certaine indulgence, comme les collégiens que
nous étions hier encore ; ce à quoi nous nous attendons, c’est à être mis en
cabane.
La gauche répond à cet environnement modifié en affichant un
patriotisme peu convainquant. On dit que nous soutenons nos soldats ; nous
voulons les ramener à la maison. Et nous sommes prudents. Nous poussons des
cocoricos devant les « revers » ou les « méprises », mais nous évitons
soigneusement de le faire devant les pertes américaines. Nous y allons de notre
larmichette pour nos soldats professionnels tués ou faits prisonniers ; nous
tremblons pour les portés disparus.
Est-ce sincère ? Le problème n’est pas
seulement que nous devons agir dans un climat incommensurablement plus répressif
; c’est aussi que, les combats ayant débuté, un fossé s’est creusé entre nous et
le reste de l’Amérique. Et ce gap, nous refusons de l’admettre. Oui, nous
voulons ramener les soldats à la maison ; c’est aussi ce que voulaient les
manifestants contre la guerre au Vietnam. Mais c’est là un objectif fallacieux.
Nous savons pertinemment que seules une ou deux des choses suivantes mettra(ont)
fin à la guerre : la victoire ou/et des pertes américaines importantes. En dépit
de tout le bruit et de toute la fureur des années 1960, ce sont les Vietnamiens
qui ont « ramené » « nos » troupes à la maison, en en tuant 50 000 individus. Si
quelqu’un doit un jour « ramener les troupes à la maison » avant que le
gouvernement américain ait décidé lui-même de le faire, ce sera bien les
Irakiens, et non les manifestants en Amérique et ailleurs…
Non content
d’avoir un objectif fallacieux, nous avons des attitudes fallacieuses. Supposons
que nous préférions effectivement (comme la plupart des Américains) que tous les
soldats américains rentrent d’Irak sans un seul bobo. Cela signifie-t-il que
nous « soutenons » les troupes ? Voyons un peu : que préférez-vous : la mort de
cent civils irakiens, ou la mort de dix soldats américains ? Si vous dites que «
vous ne pouvez peser une mort contre une autre », cela signifie que vous ne
préférez aucune de ces deux possibilités à l’autre, et réciproquement. Mais cela
correspond exactement à la définition classique de l’indifférence face à une
alternative. Peu importe que vous refusiez de peser entre des vies, le fait est
que vous ne préférez en aucun cas épargner les vies américaines ? Et les
questions ne font que commencer… Et s’il s’agissait de cinquante civils irakiens
? Ou de cinquante soldats irakiens ? Ou de dix ? Ou de cinq ? Ou d’un seul ?
Questions difficiles, n’est-ce pas ? Elles sont difficiles parce que nous
croyons (n’est-ce pas vrai ?) que des troupes d’invasion n’ont aucun droit à
être là-bas (en Irak), qu’elles violent les conventions internationales et les
règles de justice. Parce qu’elles servent une mauvaise cause. Nous pouvons
toujours nous bercer de l’illusion que nous serions sur la même longueur d’onde
que le peuple américain : c’est faux.
Quelles sont les implications
stratégiques de ce tout ceci ? Il semble que nous ayons le choix entre la
malhonnêteté et une franchise suicidaire. Mais notre malhonnêteté est trop
évidente pour représenter une option valable : nous serons vite démasqués. Ce
dont la gauche a besoin, c’est d’avoir quelque chose à offrir. Etant donné que
nous ne pouvons, en réalité, réussir à ramener les soldats à la maison, nous
n’avons rien à offrir, à moins que vous ne soyez capables de garder votre
sérieux lorsque vous entendez que nous allons bâtir une société juste. Désolé,
moi, je ne pense pas que nous allons le faire. Dites-moi un peu : nous, qui
avons été infoutus ne serait-ce que d’arrêter une course vers une guerre
extrêmement impopulaire, comment diable allons-nous accomplir cette tâche
autrement difficile : bâtir une société juste ? ? ?
Bien. Alors ; où en
est-on ? Nous n’avions pas de stratégie concrète pour éviter la guerre, et
aujourd’hui, nous sommes à sa merci. Le mouvement anti-guerre va continuer à
grossir et à se ratatiner suivant les victoires et les défaites irakiennes ;
nous sommes devenus un simple effet ballotté au gré des événements, et
certainement pas une cause leur donnant leur direction. Nombreux sont ceux qui
vont se contenter de ce statut. En effet, il satisfait à cet ethos de gauche,
tellement populaire, selon lequel notre tâche dans la vie se résume à discourir
et à gesticuler. Nous protestons, nous proclamons notre opposition, nous
témoignons, nous nous élevons et nous nous comptons, nous dénonçons, nous
élevons la voix, nous envoyons un message, nous exprimons notre solidarité,
notre soutien, nous disons non, mais nous n’essayons en aucun cas de faire
réellement quelque chose. Mais, vraiment : cela ne suffit pas : avoir une
conscience, ce n’est pas se contenter de dire au monde entier qu’on en a une.
Qu’éviter la guerre ait été, ou non, l’objectif véritable ; évitée – il aurait
fallu qu’elle l’ait été. Et même si arrêter la guerre n’est pas un objectif
authentique, nous avons mieux à faire que vendre des visions idylliques de paix
universelle et de justice sociale. Il est encore possible de retourner la
politique étrangère américaine, comme c’était d’ailleurs déjà le cas avant même
que la guerre ne soit déclenchée.
Cet objectif ambitieux nécessite une
stratégie ambitieuse. J’entends déjà les sarcasmes monter à l’horizon :
qu’allons-nous faire, bloquer des échangeurs d’autoroutes, des aéroports et des
stations service ? Allons-nous procéder à des attentats suicides à la mode
américaine ? Ecraser l’Etat, au moyen d’une révolution prolétarienne ? Mais la
gauche n’a nul besoin de tactiques dramatiquement démonstratives ; elle a besoin
d’une alternative drastique. La gauche doit proposer à l’Amérique un moyen lui
permettant de remplir ses objectifs fondamentaux sans encourir la haine du monde
entier.
Afin d’être en mesure de proposer quelque chose, la gauche doit
dépasser son obsession moralisatrice. Aucun changement réel, et par tant, aucun
bien, ne peut résulter de l’appel à la rédemption morale. Les Américains
n’aspirent pas à être moralement bon : ils veulent simplement vivre en sécurité.
Pour eux, une gauche qui s’illustre par d’incessants sermons et des
élucubrations en matière de jurisprudence internationale ne semble pas être tout
à fait la réponse qu’ils attendent. Les Américains, qui sont rationnels, même
s’ils ne sont pas très moraux, aimeraient plutôt entendre quelque chose qui
réponde à leurs préoccupations.
Aujourd’hui, ce dont il est question ne
saurait être plus évident. Avant la guerre, on pouvait avoir l’impression que
les pressions internationales seraient en mesure de dissuader les Etats-Unis de
mettre en pratique une politique qui ne pouvait conduire qu’à un surcroît
d’insécurité. Cela s’est avéré un espoir illusoire. Seul, un changement
drastique de la politique américaine peut à la fois pallier aux dommages en
train d’être causé et apporter une solution rapide aux préoccupations des
Américains en matière de sécurité. Proposer ce tournant radical est la seule
façon, pour la gauche, d’offrir une solution possible aux problèmes réels qui
sont posés aux Américains. La gauche doit demander – c’est d’ailleurs ce qu’elle
aurait dû et devrait faire depuis longtemps – que les Etats-Unis procèdent à un
renversement d’alliances dans le conflit israélo-palestinien. Cela signifie que
les Etats-Unis doivent s’allier aux Palestiniens et au monde musulman contre
Israël, afin d’obtenir un retrait immédiat, inconditionnel et total d’Israël des
territoires occupés.
« Contre », cela signifie « contre », et non pas
seulement « pas avec ». Cela implique un engagement à répondre à
l’intransigeance israélienne par des mesures de plus en plus sévères, aussi
sévères que les Nations unies puissent en imposer. Une posture de neutralité
bienveillante ne pourrait certainement pas « tout changer », dans le sens pris
par cette expression après les attentats du 11 septembre 2001, mais un
renversement d’alliances serait sans aucun doute en mesure de le faire. Personne
n’aurait besoin de crier « pas de guerre pour le pétrole ! ». Le renversement
d’alliance apporterait : « aucune guerre plus (+) le pétrole ». Il
réconcilierait également instantanément les Etats-Unis avec l’Onu et avec les
alliés européens que leur politique leur a aliénés. La guerre contre le
terrorisme serait gagnée d’avance : l’antiaméricanisme passerait très vite de
mode dans le monde musulman. Les droits civiques des Arabes et des musulmans
américains ne poseraient plus problème. Le fait que les Etats-Unis aient une
position irrecevable en matière d’armes de destruction massive non plus. Même
sans intentions pures, même sans élévation du niveau de conscience, les
Etats-Unis récupéreraient tout ce qu’ils ont perdu depuis le 11 septembre. De
plus et enfin, le choc des civilisations serait remis au placard : il
deviendrait immédiatement très clair que les musulmans ne sont pas plus
bouleversés que la moitié de la population américaine, contrairement à ce qu’on
veut bien prétendre, par quelques centimètres carrés de peau dénudée sur
MTV.
Non que le conflit israélo-palestinien soit le seul problème qui compte
sur la scène mondiale ; mais il s’agit du conflit le plus crucial qui soit. Tant
que les Etats-Unis ne se seront pas réconciliés avec le monde musulman au sujet
de la Palestine, ils resteront dans l’incapacité de faire preuve d’un quelconque
engagement vis-à-vis des conventions internationales, ou de changer la teneur de
leur guerre autodestructrice contre le terrorisme, ou de dépasser leur amertume
jubilatoire qui empoisonne toutes leurs tentatives de développer une politique
étrangère fructueuse. S’ils décident de changer de côté, dans ce conflit, en
passant du bon côté, les Etats-Unis auront encore fort à faire, mais la voie
s’ouvrira devant eux qui leur permettra de le faire.
Comment cette
proposition serait-elle reçue par l’opinion publique américaine ? Nous n’en
savons rien ; cela n’a jamais été tenté. Mais y a-t-il quelque chose qui puisse
l’interdire ? Cela n’exige aucun sacrifice. Aucun de ceux qui veulent que
l’Amérique soit puissante, aucun de ceux qui veulent que l’Amérique soit à
l’abri du terrorisme, aucun de ceux qui veulent de l’essence à bon marché pour
leur 4 x 4 n’y trouvera rien de rédhibitoire. Certes, il y a l’obstacle des
préjugés anti-arabes et anti-musulmans, mais ces préjugés sont superficiels. Ils
n’ont aucunement empêché les Etats-Unis de s’allier avec les pays du Golfe, le
Pakistan et l’Indonésie : pourquoi empêcheraient-ils les Etats-Unis de conclure
des alliances nouvelles et de renforcer les alliances existantes avec d’autres
sociétés musulmanes ? Les Américains ont l’habitude de voir en Israël leur cher
ami, mais ils sont aussi accoutumés à voir dans la Syrie leur ennemi mortel.
Cela a-t-il empêché les Etats-Unis et la Syrie de former une alliance militaire,
voici un peu plus de dix ans ? Bien sûr, il y aurait une levée de boucliers
incroyable de la part des organisations juives, des néoconservateurs et d’autres
encore. Mais il s’agirait d’une lutte véritable, pour un objectif véritable,
avec une chance de victoire véritable. Au pire, cela accroîtrait de manière
significative la pression dans le sens de la paix au Moyen-Orient.
Toutefois,
le plus grand obstacle dressé devant cette proposition, serait la gauche
elle-même. Nombreux sont les gens de gauche qui ont effectivement, avec beaucoup
de courage moral, placé la question palestinienne au centre et au-devant de leur
intérêt. Mais à quelles fins ? Ne s’agissait-il pas là, encore, que d’une de ces
interminables campagnes de charité ? S’agissait-il d’autre chose que d’illustrer
par un énième exemple la perfidie des Etats-Unis ? Le problème, en l’occurrence,
ce n’est pas un manque d’intérêt pour cette cause mais, encore une fois, un
manque d’ambition, une inaptitude à concevoir une quelconque stratégie
susceptible de mettre réellement un terme au conflit israélo-palestinien. Au nom
du réalisme politique, la gauche pro-palestinienne promeut la pire des illusions
: celle qui voudrait que les Etats-Unis seraient capables d’arrêter le massacre
simplement en tournant le robinet de l’aide américaine à Israël.
Même
arrêter totalement cette aide ne servirait à rien : Israël est déterminé à ne
pas bouger. Il fera occasionnellement entendre ses bougonnements au sujet de
l’Etat palestinien et des négociations, mais nous savons parfaitement bien que
ses « offres généreuses » excluent constamment des parties vitales de la
Cisjordanie et la plupart des colonies. Nous savons également que la notion de
sécurité requise prévalant actuellement en Israël implique le maintien par
Israël de son contrôle sur toutes les parties des territoires occupés jugés
stratégiquement importants, dont les frontières, les principales routes et les
aéroports. Nous savons que même cette soi-disant « générosité » serait, c’est
une quasi certitude, rejetée par l’électorat israélien.
Autrement dit, Israël
n’a pas la moindre intention de faire la paix ni de donner son assentiment à
l’instauration d’un Etat palestinien. Israël ne cèdera pas, même si l’on évoque
la suppression des aides militaires et économiques. Israël n’a pas besoin de
cette aide : d’ores déjà l’un des premiers pays exportateurs d’armement au
monde, ce pays compenserait tout manque à gagner résultant de la suppression
partielle ou totale des aides qu’il reçoit en incluant à son commerce mortel des
articles actuellement interdits internationalement. Les Etats-Unis
s’aviseraient-ils de laisser courir le bruit de timides réductions de leurs
aides à Israël que celui-ci menacerait de vendre des armes ultra sophistiquées à
des ennemis des Etats-Unis et ferait cliqueter son sabre nucléaire : continuez à
nous armer, sinon les Arabes vont nous attaquer, et nous serons obligés de les
vitrifier. Israël ne pourrait être isolé et contré que par ce qui ne manquerait
pas de se constituer instantanément dès lors que les Etats-Unis décideraient de
changer de côté : une coalition du monde entier, déterminée à en finir avec le
chantage d’Israël. Et, est-ce un hasard, une coalition du monde entier, c’est
exactement ce dont les Etats-Unis ont le plus urgent des besoins…
En
attendant, comme la gauche ne le sait que trop bien, le massacre continue.
Tandis que les gens de gauche se torturent les méninges à ce sujet, ils ne
parviennent apparemment pas à trouver la solution. Comme les Etats-Unis, ils ne
peuvent se résoudre à changer de côté, à un renversement d’alliances, afin de
faire leur le seul, l’unique objectif qui résoudrait, de surcroît, les problèmes
de sécurité de l’Amérique. Ils ne peuvent se résoudre à dire : « Je veux que les
Etats-Unis s’allient aux Palestiniens et au monde musulman. Je veux que les
Etats-Unis voient en Israël non plus le vilain garçon qui doit être privé de
dessert militaire, mais un ennemi. Comme la majorité des gens, dans le monde
musulman, et sans doute dans le monde entier, j’applaudis, sans réserve, la
résistance du peuple palestinien. » Quelles que soient les causes de cette
réticence à choisir son camp, ses effets sont désastreux. C’est jouer du violon
pendant que les Palestiniens, eux, sont massacrés, c’est abandonner la meilleure
chance d’éviter de nouveaux Irak à venir, c’est enfin un refus de combler le
fossé entre la gauche et le peuple américain.
Moralité mise de côté, la
gauche a un choix devant elle. Elle peut continuer à manifester, dans une
ambiance de plus en plus hostile à toute dissension. Cela reviendrait ni plus ni
moins à attendre jusqu’à ce que le nombre croissant de victimes américaines ou
la montée de l’indignation de par le monde fasse notre travail à notre place.
L’autre solution consiste à donner aux Américains une alternative réelle à la
politique actuelle, ce qui signifie œuvrer à retourner les Etats-Unis contre
Israël. Pour y contribuer, nul besoin de criailler ni de faire la morale. De
plus, cela permettrait d’offrir un espoir authentique d’un réel changement dans
le monde post 11 septembre. S’opposer à Israël n’est plus simplement une
obligation morale ; c’est la seule manière réaliste de détourner l’Amérique de
sa route dévastatrice et autodestructrice. Cela n’était pas jugé digne de
considération avant l’échec de la lutte contre la guerre. Peut-être cet échec
ouvrira-t-il les esprits à des idées nouvelles.
6. La guerre de Bush - Bible
et colonialisme, ou comment justifier les guerres de conquête par
Françoise Germain-Robin
in L'Humanité du jeudi 10 avril
2003
Michael Prior, un prêtre irlandais de Jérusalem,
dénonce l'instrumentalisation des textes sacrés.
Jérusalem,
envoyée spéciale - Le père Michael Prior est irlandais et prêtre.
Précisément, prêtre lazariste, un ordre charitable créé au XVIIe siècle par
saint Vincent de Paul. Pourtant, Michael Prior sent le souffre. Exégète des
textes bibliques et chercheur à l'Université de Surrey, près de Londres, il
publie ce mois-ci un ouvrage intitulé Bible et colonialisme (1) dans lequel il
montre comment les impérialistes ont de tous temps trouvé dans les " textes
sacrés " des justifications de leurs expéditions coloniales : des croisades à la
guerre en Irak, en passant par la conquête des Amériques et la colonisation de
la Palestine. Une thèse intéressante, au moment où George W. Bush multiplie les
références bibliques pour justifier la conquête de l'Irak.
La révélation de
ce lien, il l'a eue en 1967 à Jérusalem, où il fréquente régulièrement l'Ecole
biblique depuis plus de trente ans. " Au moment de la guerre des Six Jours,
j'étais là et je regardais chaque soir les images de la guerre à la télévision.
· l'époque, je soutenais Israël. Pour moi comme pour beaucoup de gens, c'était
David contre Goliath. Et puis un jour, à l'Université de Bir Zeit, j'ai vu ce
qu'était l'occupation pour les Palestiniens. Tout à coup, j'ai compris le lien
entre la tradition biblique de la promesse de la terre et l'occupation dont je
faisais l'expérience. Et j'ai commencé à lire cette tradition dans un nouvel
état d'esprit. Je me suis aperçu que le don de la terre par Dieu était
inextricablement lié, dans certains textes de l'Ancien Testament, à
l'extermination des indigènes qui peuplaient cette terre. C'est tout à fait
clair dans le texte de l'Exode (chapitre III), où Dieu promet aux Israélites,
esclaves en Egypte, de "les tirer de l'esclavage et les amener sur une terre où
coulent le lait et le miel". En général, chez les catholiques, la citation
s'arrête là et on ne sait pas que Dieu, ensuite, décrit les peuples qui habitent
cette terre et ordonne aux Israélites de les tuer. C'est donc un génocide qui
est prôné pour permettre l'entrée des juifs sur une "Terre promise" débarrassée
des indigènes. Dans le Livre de Josué, ce génocide est même décrit. J'ai
continué mes recherches et, en 1994, je suis arrivé à la conclusion qu'il y
avait un lien profond entre le don de la terre et le génocide comme obligation
religieuse. J'ai alors entendu un exégète sud-africain expliquer que le texte du
Deutéronome donnait une fondation religieuse et idéologique à l'apartheid.
"C'est Dieu qui a séparé les peuples", expliquait-il. En y regardant de plus
près, j'ai vu que l'extermination des Indiens, puis la ségrégation raciale en
Amérique du Nord avaient été justifiées de la même manière. "
C'est aussi à
partir des textes de l'Ancien Testament (base à la fois du christianisme et du
judaïsme) que les sionistes religieux et les chrétiens sionistes justifient
aujourd'hui la colonisation de la Palestine par Israël, et peut-être demain
l'expulsion et la déportation des Palestiniens qui y vivent encore. Cette fois,
Michael Prior est venu à Jérusalem pour étudier ce courant religieux,
particulièrement inquiétant en raison de son développement impressionnant et de
l'influence croissante qu'il exerce dans les milieux dirigeants aux Etats-Unis :
" L'administration Bush, au plus haut niveau, est noyautée et par des chrétiens
sionistes comme Pat Robertson, Hal Lindsay ou Tim Le Heye, et par des juifs
sionistes comme Paul Wolfowitz, Ari Fleisher ou Richard Perle ", explique-t-il.
Sans parler du fils du télévangéliste Billy Graham, devenu un des conseillers
les plus écoutés du président et qui emmène aujourd'hui ses régiments de
missionnaires à l'assaut des populations irakiennes.
Les chrétiens sionistes,
qui disposent d'une ambassade à Jérusalem et de moyens très importants (voir
ci-dessous), ne sont pas nés d'hier. En fait, il a toujours existé un courant
chrétien attaché à la terre d'Israël et à son " peuple élu ", surtout depuis la
Réforme et la naissance du protestantisme, qui a opéré un retour au texte
biblique alors que l'Eglise n'en livrait à ses fidèles que des morceaux
soigneusement sélectionnés.
Mais ce " retour aux sources " s'est parfois
accompagné d'un fondamentalisme pas exempt de périls pour certains esprits
naïfs, que d'autres ont su utiliser à des fins politiques.
" Des groupes de
protestants se sont mis à étudier et décortiquer l'Ancien Testament en se
concentrant sur le temps des verbes utilisés. Ils en ont tiré la conclusion que
tout ce qui est écrit au passé raconte l'histoire et que tout le reste est
prophétique : il s'agit selon eux de prédictions dont il convient d'attendre,
voir de hâter l'accomplissement en révolutionnant sa propre vie pour s'y
consacrer entièrement ", explique Michael Prior.
Ces " révolutionnaires "
d'un type nouveau, c'est ce qu'on appelle aux Etats-Unis les " born again ",
catégorie à laquelle le président George W. Bush se rattache explicitement. La
tâche qu'ils s'assignent est de hâter le triomphe du Bien sur le Mal, qui doit
accompagner la fin des temps, avec le retour du Messie et l'accomplissement de
toutes les prédictions divines. Mais tout ceci ne pourra avoir lieu " qu'une
fois le peuple juif revenu en Israël ", selon l'un des principaux promoteurs de
cette doctrine établie en 1880, l'Irlandais John Nelson Derby. Evidemment, cela
suppose une interprétation de textes qui racontent des histoires vieilles de 3
000 à 4 000 ans pour les adapter au monde d'aujourd'hui. Ainsi, tout texte qui
parle de Nabuchodonosor est-il supposé faire référence à Saddam Hussein. Nul
doute que le tyran de Bagdad en serait flatté puisqu'il se prend lui-même pour
l'ancien roi de Babylone !
On nage en pleine folie, mais une folie exploitée
par des puissances économiques et financières, qui ne poursuivent pas des
chimères bibliques mais des intérêts sonnants et trébuchants (pétrole, eau et
positions stratégiques), folie qui est en train de mettre le feu au
monde.
(1) Bible et colonialisme, de Michael
Prior, doit sortir à la fin d'avril chez l'Harmattan.
7. Une autre Nakba ?
par François Soudan Avec Ridha Kéfi
in Jeune Afrique - L'intelligent du
dimanche 6 avril 2003
La mise sous tutelle américaine de
l'Irak constituerait pour le monde arabe une catastrophe comparable à la
création de l'État d'Israël en 1948.
Aux très rares personnalités dignes de confiance qu'ils ont consenti à «
briefer » sur leurs plans de guerre avant son déclenchement, les Américains ont
toujours dit ceci : nous ne prendrons pas Bagdad par un assaut frontal, nous
l'encerclerons, attendrons que sa résistance se délite, puis pénétrerons en son
coeur comme les Nord-Vietnamiens l'ont fait à Saigon en 1975. Ce scénario est-il
en cours de réalisation ? Nul ne peut le dire tant la guerre est un exercice
incertain, tout comme nul ne peut savoir si l'appel à « vaincre » et à «
détruire les envahisseurs sous les murs de notre capitale », attribué à Saddam
Hussein le 4 avril, est autre chose qu'un testament. Quelle que soit la forme
prise par l'issue de ce conflit - dont le tournant militaire aura peut-être été
l'écrasement, le 1er avril, d'une division entière de la Garde républicaine
irakienne non loin de Kout -, il a d'ores et déjà profondément marqué l'ensemble
du monde arabe, sans que l'on sache toutefois encore en quel sens : fierté
retrouvée ou « real pessimisme », voire défaitisme aggravé. Voici pourquoi.
Arrogance. Rarement, la « rue arabe » (et musulmane) n'avait à ce point
ressenti le mépris dans lequel on la tenait. Trois phrases suffisent. La
première est de Shimon Pérès, ancien Premier ministre d'Israël, le 2 avril : «
La victoire de la coalition va aider à libérer le monde arabe et l'ensemble des
musulmans ; en ce sens, cette victoire sera aussi la leur. » La seconde est du
très dangereux Richard Perle, ex-patron du Defense Policy Board du Pentagone, le
20 mars : « Ces gens [les Arabes] ne respectent que la force ; ne pas faire la
guerre serait interprété par eux comme un signe de faiblesse. Ce serait le
meilleur cadeau à Ben Laden. » La troisième est de Richard Burns, le « monsieur
Monde arabe » du département d'État, quelques jours auparavant : « Seuls les
pays arabes capables d'évoluer s'en sortiront ; les autres resteront sur le bord
de la route et finiront par tomber. Le terrorisme est le produit de
l'immobilisme. »
Joint à l'amplification de la propagande irakienne - mais
aussi de la réalité des massacres « collatéraux » - par la voie des médias
arabes et au paternalisme humiliant de la politique du feed and kill (« nourrir
et tuer ») pratiquée par l'armée anglo-américaine, ce type de phrase a eu des
effets dévastateurs. De Nouakchott à Djakarta, l'opinion est unanime : il s'agit
d'une guerre coloniale aux fondements idéologiques et économiques (le pétrole),
inscrite dans un plan d'ensemble qui vise non pas à « libérer » le Moyen-Orient,
comme le sous-entend Richard Burns, mais à mieux l'asservir. Après l'Irak : la
Syrie, l'Iran et, à coup sûr, le « transfert » des Palestiniens...
Résistance. C'est l'image inversée - et tout aussi
nourricière - de l'arrogance. Une « mythologisation » accélérée de l'Irak et de
son peuple, beaucoup plus que de Saddam lui-même, a eu lieu dès les premiers
jours avec, en point d'orgue, l'image référence du paysan au keffieh dont le
kalachnikov usagé a eu raison de l'hélicoptère Apache. Montée ou non, cette
scène est entrée dans l'imaginaire. Enfin des Arabes qui résistent, qui
n'abandonnent pas leurs godillots sur le champ de bataille. Pendant deux
semaines, avant que ne surgissent les premières interrogations, la névrose de la
défaite ancrée depuis 1948 s'est effacée comme par magie. Avec admiration, on
compare les briefings de presse des deux adversaires : « Écoutez ! Les
Américains parlent comme des Arabes et les Arabes parlent comme des Américains !
» Avec fièvre, on commente le départ pour Bagdad de quelques centaines de
volontaires, réincarnation contemporaine des brigades internationales de la
guerre d'Espagne. Avec jubilation, on commente à l'infini la dernière saillie du
vice-président irakien Taha Yassin Ramadan contre le ministre saoudien des
Affaires étrangères, le prince Saoud el-Fayçal, lequel avait suggéré à Saddam
Hussein de démissionner : « Va en enfer, tu ne portes même pas un nom arabe. Tu
es un agent, un laquais. Tu es trop petit, tu es trop rien pour oser dire un mot
sur le leader de l'Irak. Ceux qui se rendent seront balayés de la terre des
Arabes. »
Reste que cette exaltation a aussi son revers, sur lequel
comptent les cyniques de Washington et de Londres : si l'armée irakienne ne se
défend plus (ou moins), si les leaders chiites donnent des signes de
compromission avec l'envahisseur, si Saddam disparaît, alors réapparaîtront
l'humiliation et le syndrome de la défaite. Occupé, sous loi martiale, l'Irak
deviendra une autre Palestine, suscitant autant de prostration que
d'écoeurement. Alors, « nous perdrons l'Irak comme nous avons perdu la
Palestine. Perdre est une habitude chez les Arabes. C'est même une marque de
fabrique » : la phrase, terrible, est de l'éditorialiste libanais Fouad Mattar,
par ailleurs ex-hagiographe de Saddam Hussein. Quant aux régimes en place dans
la région, ceux qui tolèrent les manifestations antiaméricaines comme on ouvre
une soupape, en priant le ciel que la guerre ne dure pas, tous tablent sur le
retour de la résignation chez leurs sujets. Il est vrai qu'ils haïssent Saddam
(et se haïssent entre eux) infiniment plus qu'ils ne haïssent l'Amérique et
Israël réunis.
Incohérence. Mais pourquoi donc fait-il ce qu'il fait ?
Pendant deux semaines, Saddam Hussein a, semble-t-il, su manoeuvrer. Insuffler
aux Irakiens et aux Arabes la conviction qu'ils devaient se battre non pas pour
lui et son régime, mais pour son pays était un tour de force. Jouer sur la gamme
combinée du nationalisme et de l'islamisme était une habileté prometteuse.
Apparaître, disparaître, alimenter, comme en 1991, les rumeurs selon lesquelles
il dormait dans une bicoque de banlieue et se promenait le jour au volant d'un
taxi le visage enturbanné lui avait conféré une aura quasi mystique. Sa
stratégie ? S'enfermer dans Bagdad, résister avec acharnement, infliger des
pertes substantielles, attendre et pourquoi pas négocier sa survie avec un
adversaire qu'il croyait, à force de regarder à la télévision les manifestations
pacifistes, à force aussi de se répéter que les démocraties sont des États
faibles, susceptible d'indécision, de sentimentalisme, de peur et de
revirements. À quatorze reprises, lors de son allocution du 24 mars, il a répété
à son peuple : « Sois patient. » Avait-il d'autre choix ? Et puis il y a eu, le
30 mars, cette décision incompréhensible, apparemment suicidaire de déployer
trois divisions blindées de la Garde républicaine devant la capitale sans aucune
protection antiaérienne ou presque. Parce que les soldats ont toujours un
sixième sens pour détecter l'incohérence de chefs prêts à les entraîner au fond
de l'abîme, surtout lorsque la vision de l'avenir de leur pays et celle de la
victoire ultime leur échappent, ils ne se sont pas sacrifiés à la mesure de ce
que leur raïs aurait espéré. Il est vrai que Saddam s'est toujours méfié de
cette garde-là, qui, à la différence de la Garde républicaine spéciale, l'unité
de loin la mieux armée, n'a jamais eu l'autorisation d'entrer dans Bagdad. Il
est vrai aussi que les corps de l'armée irakienne sont beaucoup plus habitués à
se surveiller entre eux qu'à combattre ensemble. Il est vrai, enfin, que Saddam
est Saddam, c'est-à-dire un dictateur. Et sans doute est-ce là, la rue arabe
dût-elle en désespérer, l'arme fatale entre les mains des envahisseurs.
* "Catastrophe" en arabe : terme par lequel
les Palestiniens désignent la création de l"État Israël, en mai
1948.
8. Racisme au quotidien dans
les aéroports israéliens par Zuhaïr Andraws
in Al-Quds Al-Arabi
(quotidien arabe publié à Londres) du samedi 5 avril 2003
[traduit de l'arabe par Marcel
Charbonnier]
(Zuhaïr Andraws est rédacteur en
chef de l'hebdomadaire Kul Al-Arab, publié à Nazareth. Fondé en 1988
et dirigé par le poète palestinien Samih Al-Qassem, "Kul Al-Arab" (“Tous les
Arabes”) est le magazine politique de la minorité palestinienne en Israël. Il
tire à 4000 exemplaires.)
Il n’est un secret pour personne que,
depuis la création de l’Etat hébreu, les autorités israéliennes s’efforcent de
mépriser et d’humilier tout ce qui a l’air palestinien, de près ou de loin.
Inutile de préciser que cet Etat vit sous une sorte tente de soins intensifs
alimentée à l’oxygène du racisme à l’égard de tout locuteur du dhâd [cette
expression désigne les arabophones. La lettre emphatique dhâd étant propre à
l’arabe. Ndt] C’est à l’ombre de cette équation que je vis et que je respire,
quotidiennement. La défaite catastrophique vécue par mon peuple en 1948 [la
Nakbah] a donc voulu que je sois détenteur du passeport israélien. Du point de
vue des institutions gouvernementales de « mon pays », je suis un membre éminent
de la cinquième colonne suspectée de comploter avec les pays arabes. D’un autre
côté, je suis considéré dans la plupart des pays « frères » du monde arabe comme
un traître et un espion : charmant ! Sauf que je suis resté dans mon pays et sur
ma terre en dépit des projets sionistes, afin de continuer à respirer l’air de
la Palestine…
Lundi dernier, en partance pour l’Angleterre afin d’y
participer à un colloque sur les réformes économiques, sociales et politiques
dans les pays arabes, je suis allé à l’aéroport de Lod, qu’Israël a transformé
en « aéroport international Ben Gourion ». En y arrivant, le refrain d’une
chanson populaire que les fils de mon peuple avaient naguère l’habitude de
fredonner me revint à la mémoire. Ce refrain, combien de fois n’ai-je pas
entendu mon pauvre père – que Dieu lui soit clément – le chantonner : « Votre
excellence – Londres est l’endroit où nous attachons nos chevaux… » [Mandûb
khabar Dawletak – Lundun marâbit khayl-nâ…]
Parvenu au premier point de
contrôle de l’aéroport de l’Etat qui se glorifie du matin au soir d’être une
oasis de démocratie perdue au milieu du Moyen-Orient, je tendis mon passeport.
Une fliquette israélienne le prit et me dit, sur un ton sans appel : « Attendez
! Je dois appeler mon supérieur ! » Au même moment passait un juif israélien. Je
me suis demandé de quel pays il était originaire, quel pays il avait quitté pour
venir s’installer en Palestine ? Ce Monsieur traversa la zone de contrôle des
passeports. Puis, un autre… Puis arriva une dame qui passa, elle aussi, sans
encombre. Et pendant ce temps, je continuais à être soumis à un contrôle de pure
provocation. Ils ont ouvert la valise que mon épouse avait arrangé avec une
dextérité inimitable, puis en ont renversé le contenu. Moi, de mon côté,
j’essayais de contenir ma colère. Afin de ne pas donner à cette femme policière
effrontée l’occasion de se délecter de mon humiliation, je ne pouvais m’empêcher
de penser : « Voilà ce qu’est le comportement d’un pays raciste : les juifs ont
le feu vert automatique, et les Arabes sont systématiquement bloqués au rouge ».
Fin du premier épisode de la saga raciste. Avec son effronterie qui apparemment
ne l’abandonne jamais, la femme policière me dit : « Bon voyage ! »
Je pensai
en moi-même que la série des humiliations était terminée. Mais j’étais par trop
naïf. Soudain, j’aperçus le Dr. Ron Fondak, un des architectes de feus les
accords d’Oslo – que Dieu leur soit clément et qu’Il les accueille dans les
vastes jardins de son Eden ! Ce Dr. Fondak s’évertua à minimiser les vexations
de la police israélienne. Je lui répondis sur un ton assez dur : « C’est d’abord
avec nous que vous devez faire la paix, nous les propriétaires légitimes de
cette terre, nous les enfants de la minorité nationale arabe palestinienne des
territoires de 1948 ». Il me répondit : « Nous parlerons de tout ça dans l’avion
: moi aussi, je vais à Londres. »
Après avoir fait les démarches nécessaires
au comptoir de la compagnie British Airways, je suis monté au deuxième niveau,
ma petite valise toujours à la main. Une femme de la police israélienne a scruté
mon passeport, puis elle y a apposé le tampon de sortie, et je me suis avancé
pour pénétrer dans le hall de l’aéroport. C’est alors que j’ai été interpellé
par une jeune fille israélienne, sur le visage de laquelle se dessinaient tous
les signes du mépris, de la haine et du racisme. Elle m’intima l’ordre, sur un
ton pète-sec, de m’arrêter… Elle m’arracha ma petite valise des mains et
entreprit de la fouiller de manière tatillonne. Montée du taux d’adrénaline chez
votre serviteur. Mais je décidai de rester zen. Les autres voyageurs passaient à
côté de moi, sans problème. La furie revint à la charge. Elle me demanda de
lever les bras et se mit à m’inspecter le corps au moyen d’un détecteur. Ainsi,
pendant quelques minutes, je fus l’attraction centrale d’une grande
représentation théâtrale raciste. « Enlève ta ceinture ! » qu’elle me crie. Je
défais ma ceinture. Elle l’inspecte scrupuleusement. J’étais devenu le « clou »,
l’ « attraction » pour tous les autres passagers, qui continuaient à évoluer
sans que personne ne les provoque. La furie repassa à l’attaque. Elle me demanda
de m’asseoir sur une chaise, et elle m’ordonna d’ôter mes chaussures. Juste à ce
moment, le Dr Fondak passait par là : il arbora un sourire dont je ne parvins
pas à percer la nature énigmatique. Elle prit mes pompes pour les examiner dans
un autre appareil. Ainsi, je suis resté pieds nus et perdant mon pantalon, à la
recherche d’un point de passage entre l’humiliation et la sérénité : ça se
situait dans les parages de la colère…
Puis survint la plus grande surprise
de la journée : là, juste à l’endroit où j’étais en train de subir le plus haut
degré du racisme, un Palestinien arriva, qui appartenait à ce qui reste de
l’Autorité nationale palestinienne. A peine ce Palestinien eût-il aperçu
son collègue d’Oslo qu’il lui sauta littéralement au cou, et ils s’embrassèrent
avec effusion. C’est ça, la paix d’Oslo… Ce Palestinien, dont je tairai le nom –
car son nom importe peu, ce qui importe, c’est ce qu’il représente – fut traité
par les Israéliens avec une obséquiosité qui me souleva le cœur. Ils ne lui ont
rien demandé. Ils ne l’ont pas fouillé. Il a échappé à l’humiliation et évolué
sans encombre avec la foule des passagers « normaux ». Quant à moi, j’étais
toujours sur les planches du théâtre du racisme israélien. Refusant ce racisme
et refusant les « accords d’Oslo ».
Une demie heure, pas moins, s’écoula
ainsi, et les Israéliens parvinrent à la conclusion qu’ils connaissaient
d’avance, à savoir que j’étais un simple voyageur arabe palestinien et que je ne
détenais aucun objet interdit dans mes bagages. Ils me relâchèrent. Je me rendis
sans tarder à une cafétéria de l’aéroport pour prendre un café et fumer un
clope, histoire de détendre mes nerfs tirebouchonnés. A peine m’étais-je assis
et avais-je allumé ma cigarette qu’un homme de la sécurité israélienne
s’approcha de moi, prétendant que la fumée nuisait à sa frêle santé. Je lui
répondis : « Regardez : vous voyez ? Quantité de voyageurs sont en train de
fumer. Pourquoi m’avez-vous sélectionné, moi, dans cette foule ? » Après une
discussion serrée entre nous, je lui dis, texto : « Je continuerai à fumer ma
cigarette, que cela vous plaise, ou non. » Alors ce hargneux entreprit d’appeler
sa chef, qui exigea que j’éteigne ma cigarette. Ayant refusé, la chef hargneuse
fut contrainte à demander à tous les voyageurs d’arrêter de fumer ! Une
cigarette toute bête, dans l’aéroport international Ben Gourion, représente
désormais un danger pour la sécurité (lorsque – et seulement lorsque - c’est un
Arabe qui la fume, bien entendu).
Une fois dans l’avion, je cherchai
du regard le Dr Fondak, mais en vain. Je ne sais pas où avait disparu
l’architecte des accords d’Oslo. Je ne sais pas non plus où était passé son
associé palestinien dans l’élaboration de ces maudits accords.
Durant les
journées de congrès, j’ai fait connaissance avec pas mal de délégués de
différents pays arabes. Nous avons beaucoup parlé de la situation générale, et
aussi des Arabes de 1948. L’un d’entre eux m’a demandé : « Comment êtes-vous
traités, en Israël ? Bénéficiez-vous, vous aussi, de la démocratie israélienne ?
» Je ne lui ai pas répondu. Peut-être cet article satisfera-t-il sa curiosité et
saura-t-il, une bonne fois pour toutes, que la démocratie israélienne est une
vaste fumisterie – une de plus – que le sionisme a réussi à vendre au monde
arabe ?
A cet égard, une question reste posée : quel est le responsable, en
dernière analyse, de l’inconscience dans laquelle le monde arabe reste plongé au
sujet de ce qui se passe en Israël ?
Question difficile, en des temps
difficiles, mais à cet égard, il n’est pas inutile de rappeler à nos frères
arabes, du Golfe à l’Océan, que l’information est un outil fondamental, à l’ère
de la mondialisation où nous vivons, et qui a réduit le monde à la taille du
village planétaire. Par conséquent, les détenteurs de capitaux arabes doivent
s’adresser à l’opinion publique mondiale en utilisant son langage, afin de
dénoncer les pratiques racistes d’Israël à l’encontre de tous les fils du peuple
arabe palestinien. J’affirme cela tout en étant parfaitement conscient du fait
que le récit arabe et l’information arabe sont encore dans les limbes. J’ajoute
qu’il est impératif, en ces temps critiques que traverse la nation arabe, de
réfléchir sérieusement à la création de médias écrits et audiovisuels qui
s’adressent à l’Occident dans le langage de l’Occident car, si nous restons tels
que nous sommes aujourd’hui, si nous continuons à nous tenir des grands discours
et à ne convaincre que nous-mêmes, Israël continuera à perpétrer ses pratiques
répressives impunément. En effet, comme chacun sait, les médias occidentaux sont
encore favorables à la présentation israélienne des choses, et nous avons un
besoin impérieux de parvenir à interpeller l’opinion publique mondiale, afin de
réfuter les allégations de la propagande israélo-sioniste. Il est absurde
qu’Israël continue à exercer contre nous – nous, les locuteurs du dhâd – sa
politique raciste et que nous, nous continuions à lui dire merci.
Encore une
fois, je le répète : malheur à nous si nous perdons aussi la guerre de
l’information, cette guerre qui vient une fois encore de faire la démonstration
de son caractère impitoyable au cours de l’agression américano-britannique
contre l’Irak.
9. "L’Irak libéré" fait
l’objet d’une surenchère de prophéties américaines par Subhi
Hadidi
in Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du vendredi 4
avril 2003
[traduit de l'arabe par Marcel
Charbonnier]
"Ce pays a besoin d’une
'dictature laïque'. L’idéal serait un nouveau Nouri Al-Saïd
!"
En novembre de l’année dernière, un collègue américain
a publié dans « Atlantic Monthly » un article remarquable – prophétique, comme à
l’accoutumée – intitulé « Scénarios pour l’après-Saddam », disant, en très
résumé : l’extension des bases militaires américaines outre-mer s’était opérée,
jusqu’à récemment, de manière aléatoire, c’est-à-dire là où se trouvaient les
forces américaines à la fin de la seconde guerre mondiale. Ce dont nous avons
besoin, aujourd’hui, c’est de choisir leur emplacement de manière étudiée et
planifiée. Que l’Irak, donc, nous montre le chemin… »
Quel est donc ce
nouveau scénario, en détail, après l’invasion de l’Irak, son occupation et
l’implantation de nouvelles bases militaires ? Notre confrère n’est pas du genre
à vendre des illusions, ni à avoir honte d’afficher la couleur, dût-elle
traduire une sauvagerie extrême : c’est pourquoi il n’a jamais figuré au rang de
ceux qui proclamaient que l’objectif de Washington était de confisquer à
l’affreux jojo dénommé Irak ses armes de destruction massive et d’y instaurer la
démocratie. L’unique but recherché dans le scénario immédiat, tel que cette
revue nous l’expose, est bien… l’instauration d’un régime dictatorial, de
transition, laïque, à même d’assurer l’unité du territoire irakien, d’empêcher
la « fragile mosaïque » irakienne de se défaire, de protéger les richesses du
pays, de permettre aux Etats-Unis d’y établir ses bases militaires à sa
convenance, après quoi… on verra bien… On aura tout notre temps pour penser à
établir, « le moment venu », un régime démocratique prenant telle ou telle forme
!…
Avant ce scénario, notre confrère avait publié un livre portant le titre
évocateur suivant : « La politique du combattant : Pourquoi la stratégie
exige-t-elle des mœurs idolâtres ? », dans lequel il tentait d’imiter les
philosophes, les penseurs et les spécialistes de sciences politiques et
militaires, tels Machiavel, Thucydide, Sen Tsu et Thomas Hobbes, parvenant à la
conclusion que le monde contemporain a besoin d’autre chose que la simple
arrogance ou la simple naïveté, ou que le mélange des deux. Rien de mal à ce que
soit prodigué aux décideurs ce conseil, ça et là, dans les civilisations
occidentales : ne vous laissez pas embobiner par la nature humaine, car il est
rare qu’elle change d’une époque à l’autre (en ce qui concerne sa
caractéristique principale : le mal, c’est-à-dire : le terrorisme !), les gens
bons capables de faire le bien doivent exceller dans l’art de commettre aussi le
mal (exactement comme George Bush et Tony Blair, en ce moment précis).
Le
confrère en question est le penseur et écrivain américain Robert D. Kaplan,
notre contemporain qui ne cesse de ressusciter deux mages de sa tribu : Charles
Robert Darwin (1809 – 18982), et en particulier sa théorie de la sélection
naturelle, et le prêtre britannique, prophète du pessimisme économique, Thomas
Robert Malthus (1766 – 1834). S’il n’est nullement étonnant que ces trois mages
s’associent dans une étroite symbiose de points de vue (non seulement de points
de vue, mais même de scénarios…) complémentaires à travers les époques et les
siècles, puisqu’ils appartiennent à une même branche de la civilisation
occidentale, et qu’ils portent tous les trois le prénom de Robert ( !), ce qui
est en revanche étonnant, intriguant même, c’est que l’Autre (le Palestinien,
l’Irakien, l’Iranien, l’Oriental, le musulman toujours, le Balkanique de temps
en temps…) fasse l’objet d’un consensus, d’une unanimité. Ou bien devons-nous,
en réalité, perdre définitivement toute capacité à nous étonner,
particulièrement en ces jours d’invasion anglo-américaine ?
Car il est une
autre dimension du phénomène kaplanesque : l’immense influence qu’exercent ses
prophéties et ses avis sur les décideurs de Washington. Depuis 1993, il s’est
installé sur le trône de l’interprétation du monde nouveau comme l’un des
esprits les plus pessimistes qui soient, et les plus audacieux à penser
l’impensable et à forger des scénarios futurs sur le devenir d’une planète Terre
vouée aux catastrophes. Cette année, il a publié son ouvrage « Les spectres des
Balkans », tandis que les premiers obus tombaient sur la Bosnie, et les cercles
spécialisés de la Maison Blanche ont dévoré ce bouquin et en ont fait ‘The
Document’ permettant d’analyser le passé, le présent et l’avenir. L’écrivain
Elizabeth Drew, dans son livre « Au bord du gouffre », n’est pas loin de jurer
ses grands dieux que les élucubrations de Kaplan ont dissuadé (vous lisez bien :
dissuadé !) l’administration du précédent président américain Bill Clinton
d’appliquer le principe « envoie les forces et frappe ! », d’autant plus que le
déchirement de la vieille Yougoslavie entre ethnies dépourvues de direction
nationale apportait la preuve, matin et soir, des visions de Kaplan… ce « Saint
Jean Baptiste de l’après-guerre froide ».
Un an plus tard, une nouvelle étude
catastrophiste de Kaplan fut publiée, sous le titre « L’anarchie à venir », au
sujet de l’Afrique, cette fois. Kaplan y considérait que le continent noir non
seulement n’était plus vierge, mais qu’il s’était même mué en une vieille
sorcière maléfique, grosse de toutes sortes d’horreurs prêtes à se diffuser un
peu partout dans le monde civilisé, comme dans le monde non civilisé,
d’ailleurs. Une fois encore, l’administration américaine fit sienne la pensée du
grand homme. Timothy Worth (conseiller du président en matière de politique
internationale) alla jusqu’à qualifier cet article kaplanesque d’ «
avertissement de toute première importance », lui empruntant des chapitres
entiers à chaque fois que l’administration américaine devait faire face à un
problème, quelque part en Afrique.
Ensuite, Kaplan nous régala d’un troisième
article, sur la paix au Moyen-Orient, qui comportait des prophétie d’une audace
folle, d’une imagination flamboyante, absolument libéré de toute inhibition dans
le libre recours à la prophétie politique. Cet article ne pouvait que susciter,
au choix, deux réactions : le chair de poule, d’horreur et de sainte frousse, ou
une envie irrésistible de danser de joie. Qu’avait donc aperçu pour nous et pour
nos pays le Prophète des temps modernes ? Voici, à grands traits, le scénario
:
1) Pour peu que la région connaisse encore quelques accords de paix
arabo-israéliens supplémentaires, le chapitre que nous connaissons, marqué par
divers épisodes de la guerre froide sera clos définitivement, des vagues
d’optimisme vis-à-vis du nouveau Moyen-Orient s’imposeront : ce sera un festival
d’embrassades, d’accolades, de poignées de mains historiques, à la mode Clinton.
Ce sera le règne du bien être optimum, selon la vision de Shimon Peres. Ensuite,
seulement, viendra le temps d’application de la théorie darwinienne de sélection
naturelle, le plus fort finissant par imposer seul son hégémonie dans la
jungle.
2) La stabilité trompeuse imposée par l’intervention des grandes
puissances dans la région prendra fin, la simplicité par trop schématique de
l’opposition entre les deux pôles en conflit, entre les deux groupes que
constituent les juifs et les Arabes s’estompera (remarquez au passage comment
une identité nationale se transforme en identité « ethnique » et comment une
identité purement religieuse fait la même chose). Cela, d’une part. D’autre
part, l’explosion démographique arabe (c’est ici que Malthus intervient…)
exercera la plus extrême et la plus violente des pressions sur cette
tranquillité traîtresse, et les sociétés arabes et musulmanes connaîtront des
mutations radicales jamais vues depuis cinq siècles.
3) Il est vrai que la
paix apportera (volens nolens) des projets et des investissements communs, le
partage des richesses et des ressources hydriques, le développement économique
et toutes les vertus du « nouveau Moyen-Orient » dont a rêvé Peres. Mais tout
cela ne libérera pas les nombreuses populations arabes du fardeau d’une
explosion démographique couplée au recul de la vie politique et des institutions
civiles, c’est alors que se produira le double miracle suivant :
- Les
couches sociales arabes qui occupent les positions supérieures dans la
hiérarchie des classes se rapprocheront de plus en plus du citoyen moyen
israélien représentatif (qui jouit d’un niveau de vie très supérieur à celui de
ses voisins), et ce rapprochement s’opérera à différents niveaux, dont les
inclinations sociologiques, culturelles et civilisationnelles quotidiennes
;
- Les couches sociales arabes les plus pauvres s’éloigneront de plus en
plus de niveau de convergence ci-dessus évoqué, et les lignes de fracture ne se
dessineront pas entre Israël et tel ou tel des régimes arabes, mais bien entre
les couches arabes défavorisées, d’un côté, et l’Etat hébreu plus l’ensemble des
régimes arabes, de l’autre.
4) Et voilà que l’histoire repasse le plat des
Balkans et de la balkanisation, d’une manière inversée, comme à chaque fois que
l’histoire repasse un plat : les chrétiens d’Orient (Kaplan évoque les chrétiens
d’Egypte, de Syrie et de Cisjordanie, et on ignore pour quelle raison il ignore
les chrétiens du Liban, d’Irak et de Jordanie, par exemple ?) connaîtront le
même sort que celui échu aux musulmans des Balkans. Ici, les vieux rêves
ethniques commencent à se réveiller de leur long endormissement, et se
transforment en projets de mini-Etats dont seules les incendies de la guerre et
des fleuves de sang pourraient parvenir à apaiser la fureur. La Syrie éclatera
entre divers cantons, elle sera suivie par l’Egypte, puis la Turquie et l’Iran.
Parvenu à ce point de son scénario, Kaplan oublie le critère de classe sur
lequel il s’appuyait au départ, et il s’abandonne à sa passion de transformer le
concept de classe sociale en celui d’aspiration ethnique, et le concept
d’appartenance religieuse en celui de projet national.
5) Au fur et à mesure
que s’élargissent les failles et les cassures, augmente la pression de
l’économie sur la société et la politique et la perception par les pauvres du
gouffre béant, tandis que se cristallise un peu plus la profonde césure
verticale. Que personne n’aille penser que notre homme exclut un pays comme le
royaume d’Arabie saoudite de cette lutte des classes (et l’on doit se résoudre à
utiliser cette expression, aux évocations marxistes ou autres – sociologiques et
plus innocentes). En effet, les pays du Golfe, à l’instar de l’Egypte, de la
Syrie et des pays du Maghreb, ont connu de profondes mutations démographiques et
extrêmement peu de mutations politiques et civiques. Pourquoi donc les
considérerions-nous comme des exceptions ?
6) En touriste actif au
Moyen-Orient, Kaplan ne passe pas une année sans le traverser à la recherche de
la clarté après l’obscurité et de l’interprétation de ce qui lui donne du fil à
retordre. Il trouve en lui-même une capacité extraordinaire à observer les
mutations comportementales et émotionnelles qui succèdent aux mutations
politiques et sociales. Il est convaincu qu’il n’est plus possible de dire par
exemple des Egyptiens qu’ils sont « les Italiens du monde arabe », car la
substitution à la pauvreté rurale de l’indigence urbaine leur a fait perdre en
grande partie leur caractère et leur humeur traditionnels : aujourd’hui, ils
sont plus durs et moins enjoués, ils sont plus sombres et moins sereins face aux
difficultés, ils sont plus enclins à s’identifier au discours fondamentaliste et
moins enclins à s’adapter aux changements liés à l’air du temps.
7) Tandis
que s’enchaînent les péripéties de ce scénario, les Juifs d’Israël jouent au
Moyen-Orient le rôle joué par leurs ancêtres au Moyen Age, c’est-à-dire un rôle
d’intermédiaires économiques entre tribus, sous-tribus et factions en luttes
intestines et en concurrence perpétuelles, autour des prérogatives d’un pouvoir
unique, ou dans un centre civilisationnel particulier et cohérent. Kaplan dit
que la société israélienne s’embourgeoise de plus en plus, tandis que la couche
supérieure des officiers de l’armée devient de plus en plus religieuse. Quelle
conclusion va donc en retirer notre Merlin l’Enchanteur : rien que du bien,
comme il dit, car un pas en avant franchi par la société israélienne sur le
chemin du confort matériel, et un pas en avant de l’armée israélienne sur le
chemin de l’engagement spirituel, non seulement sont dans l’intérêt d’Israël,
mais bien dans l’intérêt de la région prise dans son entièreté. Cela, parce
qu’ainsi, un tel Etat se retrouvera le seul à être bardé d’armes tant
matérielles que spirituelles, au milieu de la cécité d’une région qu’il appelle
en toute simplicité « ce Moyen-Orient qui entre dans le vingt et unième siècle
comme s’il n’avait pas cessé d’attendre au-dehors des frontières du Moyen Age
».
Kaplan conclut son article par cette phrase terrible : « Le temps où les
élites laïques, tant américaines qu’israéliennes ou arabes, étaient à même
d’animer les forces vives au Moyen-Orient – ce temps est révolu. S’annoncent à
l’horizon de la région les prémisses d’une époque qui sera la moins stable et la
moins sombre de toute la longue histoire du Moyen-Orient ». Lorsqu’il écrivait
cet article, les attentats du 11 septembre ne s’étaient pas encore produits,
George Bush junior n’avait pas encore été élu et l’Irak n’était qu’un Etat «
transitoire » dont il fallait simplement contenir les potentialités néfastes,
sans plus. Aujourd’hui, non seulement Kaplan pousse à envahir l’Irak : il
préconise que l’occupation militaire de ce pays trouve sa traduction dans une «
dictature laïque » !
Dans cette course aux prophéties, quel homme politique
exemplaire pensez-vous que Kaplan espère donner au peuple irakien, après sa «
libération » ?
Bien sûr, ce n’est ni Ahmad al-Jalabi, ni Adnan Al-Bajaji, ni
Najib Al-Salihi.
Non… Il s’agit de… Nouri al-Saïd. Il n’y a que lui.
10. La guerre contre l’Irak
et le rêve sioniste "de l’Euphrate au Nil" par Youssouf Nour
Awadh
in Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du vendredi 4
avril 2003
[traduit de l'arabe par Marcel
Charbonnier]
(Le Dr. Youssouf Nour Awadh
est ancien directeur des études islamiques à l’Université
Salford.)
La chaîne Fox a décidé de licencier son célèbre
correspondant Peter Arent, à cause d’une interview accordée à la chaîne
irakienne de télévision par satellite, et au cours de laquelle il a critiqué la
campagne militaire américano-britannique contre l’Irak. Il a notamment dit : «
les « alliés » se sont empêtrés dans cette campagne militaire car ils n’ont pas
su évaluer le degré de préparation de l’Irak à y faire face. Ils ont basé leurs
plans stratégiques sur des suppositions erronées ». Fox a justifié sa décision
sous prétexte que Peter Arent n’aurait pas demandé son autorisation préalable
avant de répondre aux questions de la télévision irakienne, alors qu’il l’avait
demandé – et obtenue. La raison invoquée par Fox ne tient donc pas,
juridiquement, et le licenciement d’un correspondant de la pointure de Peter
Arent ne passe pas inaperçu. Il est évident que la raison du licenciement de
Peter Arent tient à ce que le correspondant a révélé un secret que le
gouvernement américain ne tenait pas du tout à voir dévoilé au peuple américain,
et encore moins par un journaliste aussi populaire que lui.
La chaîne Fox
n’est pas la seule à recourir à la censure, dans cette guerre. Les autres
chaînes télévisées, tant aux Etats-Unis qu’en Grande Bretagne, ont évité de dire
la vérité à leur public, en particulier en ce qui concerne les pertes
enregistrées par les armées britannique et américaine sur le champ de
bataille.
Ces chaînes ont continué à ne mentionner que les victoires et une
prétendue avancée sur le terrain, sans mentionner les pertes. On remarque, dans
les briefings publiés par le commandement central, qu’ils consistent à dire que
la guerre progresse comme prévu, qu’elle remplit ses objectifs et que les forces
se rapprochent de Bagdad. Or il s’agit d’une progression qui les fait se
rapprocher des positions qu’elles occupent depuis dix jours, et on peut
remarquer, lors des conférences de presse tenues par l’état-major américain que
seuls les journalistes occidentaux peuvent poser des questions, que ces
questions sont « étudiées », et qu’il en va de même en ce qui concerne la
position de l’administration américaine, puisqu’on peut remarquer que le
président américain n’évoque jamais les revers et qu’il se focalise sur le fait
que les autorités irakienne mobiliseraient prétendument des hommes chargés
d’assassiner d’éventuels collaborateurs avec l’envahisseur et que le peuple
irakien attendrait le moment où il sera libéré de son dictateur pour exprimer
ses vrais sentiments. Même chose du côté du ministre de la défense Rumsfeld et
du général des Marines : leur message au peuple américain consiste à dire qu’il
n’y a aucune divergence quand au plan d’attaque et que la guerre avance « sur
des roulettes »…
La position du service arabe de la BBC, et tout
particulièrement du correspondant au Caire, est toujours aussi partiale que
depuis le début de la guerre, mais elle a commencé à s’améliorer légèrement au
cours des derniers jours. Néanmoins, nous entendons toujours des expressions
telles que « le président américain promet la liberté au peuple irakien » et «
le président irakien est prêt à sacrifier son peuple », comme cela a pu être dit
au cours d’une correspondance de la BBC depuis Washington.
Si nous nous
intéressons maintenant à l’allure générale de la campagne américano-britannique,
nous constatons qu’elle a été élaborée, au départ, sur des concepts erronés et
une stratégie classique. C’est ce que nous allons maintenant détailler :
1)
La stratégie américaine a supposé qu’après la vaste campagne menée par les
dirigeants américains, le monde était prêt à la guerre contre l’Irak, avec comme
objectif l’élimination des armes de destruction massive supposées se trouver
dans ce pays.
2) Ce plan avait fait l’hypothèse que le peuple irakien
attendrait le moment d’être débarrassé de son président, et que dès que les
forces américaines fonceraient vers Bagdad, le régime s’effondrerait et le
peuple irakien se soulèverait contre lui.
3) Le gouvernement américain a pris
conscience du fait que la victoire décisive qu’elle réaliserait en Irak
contribuerait à trouver une solution au problème palestinien dans l’intérêt
d’Israël et permettrait de remodeler le Moyen-Orient dans son ensemble, dans un
sens plus favorable aux intérêts américains et israéliens.
4) Le gouvernement
américain a fait une lecture erronée des positions des gouvernements arabes, en
extrapolant les positions des régimes arabes liges. De manière erronée, il a
considéré que la position des peuples arabes serait identique à celle de leurs
gouvernements.
5) Le gouvernement américain a fait le pari que dès lors que
des aides et des secours lui seraient distribués, dans le contexte de guerre, le
peuple irakien se rassemblerait autour des envahisseurs, voire même que cette
adhésion populaire constituerait les prémisses de l’installation d’un
gouvernement dans lequel les sionistes auraient la maîtrise des ressources de
l’Irak, qu’ils mettraient au service d’Israël.
Mais l’invasion s’est déroulée
d’une manière non seulement différente, mais radicalement opposée, qui a fait
apparaître les réalités suivantes :
1) L’Irak a tiré profit du conflit
diplomatique au Conseil de sécurité pour se préparer à une guerre plus que
probable, en stockant les munitions et les vivres lui permettant de faire face
au pire ;
2) L’insurrection espérée n’a pas eu lieu. Au contraire, le peuple
irakien a vu dans l’invasion un événement totalement étranger à la position qui
peut être légitimement la sienne en ce qui concerne le régime irakien ou la
personne du président.
3) Le peuple irakien a fait preuve d’une conscience et
d’une compréhension très claires des intentions américaines et israéliennes
sous-jacentes à cette guerre ;
4) Des dissensions régionales se sont faites
jour, de manière évidente, la Turquie refusant de s’allier avec les Etats-Unis,
afin d’éviter de donner un prétexte à l’instauration d’un Etat kurde lourd de
danger pour ses intérêts nationaux. De même, l’Iran a vu dans la présence
américaine à ses frontières un danger pour ses intérêts régionaux, et Israël a
commis une grossière erreur lorsque certains de ses responsables ont jugé bon de
répandre la rumeur selon laquelle la Syrie aurait offert une assistance
militaire à l’Irak, allant jusqu’à prétendre que l’Irak aurait entreposé des
armes de destruction massive en Syrie : en cela, il s’agissait , ni plus ni
moins, d’inciter les Etats-Unis à étendre la guerre à la Syrie. Cela ne fait que
confirmer la conclusion à laquelle étaient parvenus nombre d’analystes au fait
des réalités du Moyen-Orient, à savoir que la guerre n’a rien à voir avec le
pétrole mais tout à voir avec les ambitions d’un certain nombre d’affairistes et
de sionistes qui président aux destinées du pouvoir politique aux Etats-Unis,
lesquels qui voient dans cette guerre une occasion unique de réaliser des
fortunes immenses en volant le pétrole de l’Irak et en développant dans ce pays
des projets de reconstruction susceptibles de leur rapporter des milliards de
dollars ;
5) La campagne militaire a révélé la faiblesse de la planification
stratégique américaine. Après les échecs en matière de renseignement et de
contre-mesures militaires relevées le 11 septembre 2001, qui avaient abouti à la
catastrophe de New York, les planificateurs américains ont commis une énorme
erreur, non moins fatale, en recourant à la technologie dernier cri dans leur
campagne contre l’Irak. Ils ont envoyé des forces importantes dans le désert
irakien pour finir par découvrir que la technologie ne saurait leur garantir la
victoire, et que l’infiltration de forces dans le désert, au-delà des lignes de
ravitaillement, ne la leur apporterait pas non plus, parce que la stratégie
irakienne avait opté pour des affrontements dans les villes, comportant des
combats de rue, où la supériorité technologique américaine serait de peu de
secours et au cours desquels les Américains et les Britanniques encouraient le
risque de subir des pertes importantes. C’est ce qui a incité ces derniers à
livrer bataille contre les villes du Sud, afin d’assurer les lignes arrières des
forces d’invasion. Mais il s’agit d’un effort voué à l’échec, en particulier
après le recours des Irakiens aux attentats suicides, créant une angoisse
permanente au sein des forces de l’envahisseur, dont les hommes ne trouvent plus
une minute pour se reposer ou pour dormir. Cette stratégie contribue puissamment
à la réalisation des objectifs irakiens.
Si nous prenons tous ces éléments en
compte, nous constatons que les Britanniques et les Américains se retrouvent
dans une situation peu enviable, car, en dépit d’une propagande incessante
affirmant que l’issue de la guerre sera sans surprise, la réalité est que ce
qu’ils disent n’est pas autre chose que du rêve éveillé, qui ne trouvera aucune
inscription dans la réalité. En particulier, le quotidien The Guardian a révélé
un plan d’installation en Irak d’un gouvernement composé de vingt-trois
ministres américains, assistés par des conseillers irakiens, mais à la condition
que la haute main revienne à Wolfowitz, ce qui signifie que l’Irak deviendrait
un pays soumis à l’occupation sioniste. Cette perspective qui fait d’ores et
déjà rêver Israël, qui demande que le pipe-line entre Mossoul et Haïfa reprenne
du service. Lorsque nous disons qu’il s’agit de rêve éveillé, c’est tout
simplement parce que cela ne saurait se réaliser : en effet, si l’Irak devait se
réveiller sous administration sioniste, le rêve d’un Israël s’étendant de
l’Euphrate au Nil se serait réalisé. Auquel cas la Syrie et l’Iran se
retrouveraient dans une situation où ces deux pays préféreraient sans doute la
guerre à la capitulation, ce qui enflammerait l’ensemble du Moyen-Orient. Mais
les Etats-Unis admettront-ils la défaite ?
La réponse à cette question, c’est
que l’impasse dans laquelle les Etats-Unis se sont engagés n’a d’autre solution
que leur recours à des armes non conventionnelles ou des négociations avec le
gouvernement irakien afin de parvenir à une solution politique. Toutefois, cette
deuxième option ne semble plus être de mise, car l’échec des Etats-Unis dans
leur guerre contre l’Irak ne manquera pas de porter atteinte à leur image de
marque, inaugurant au Moyen-Orient des développements politiques redoutables,
les régimes arabes ayant apporté la démonstration de leur déréliction et de leur
allégeance aux intérêts des colonialistes, qu’ils font passer bien avant ceux de
leurs propres populations. L’incapacité des Etats-Unis à remplir leurs objectifs
en Irak amènera l’ensemble des Arabes à reconsidérer leur position vis-à-vis
d’Israël et il n’est pas exclu que certains d’entre eux emboîtent le pas à
l’Irak dans sa façon d’utiliser sa confrontation avec les Etats-Unis comme un
moyen de régler la question palestinienne, de même que la victoire de l’Irak a
vraisemblablement contribué à dévoiler la véritable nature d’un grand nombre de
régimes arabes, en les plaçant dans une situation peu enviable. Il semble qu’un
grand nombre d’hommes politiques occidentaux ont commencé à prendre conscience
de l’erreur fondamentale inhérente au style auquel l’administration américaine a
eu recours. Au premier rang de ces hommes politiques, je citerai Robin Cook, qui
a écrit dans le Mirror un article important, dans lequel il met en garde contre
les conséquences de la guerre et exige le retrait des troupes britanniques. Il a
mentionné que ses camarades de parti lui avaient affirmé qu’il allait s’agir
d’une campagne militaire de courte durée, certains que l’armée irakienne ne se
battrait pas pour Saddam. Il s’agit là pour lui d’une erreur stratégique sur
laquelle l’ensemble de la guerre a été échafaudé. Par ailleurs, des divergences
entre Britanniques et Américains ne manqueront pas de se faire jour au moment du
partage du butin. Mais le peuple britannique patientera-t-il jusque-là, alors
qu’il assiste depuis quelques jours au retour des cercueils ? C’est d’autant
plus vrai après que Tony Blair soit revenu sur la position qu’il ne cessait de
réaffirmer, selon laquelle les deux prisonniers britanniques auraient été
exécutés, interprétation catégoriquement écartée par leurs familles, qui y ont
vu un prolongement d’une propagande de guerre éhontée et fallacieuse.
La
guerre actuelle, on le voit, est une guerre. Et il n’y a pas de guerre facile ou
de guerre difficile, la guerre d’Irak se caractérisant par son contexte
extrêmement délicat, qui est celui d’une étape historique critique qui ne
saurait accepter le retour du colonialisme traditionnel, et en particulier, pas
au Moyen-Orient, où perdure un problème non résolu et où l’opinion publique ne
saurait admettre d’autre interprétation des raisons de cette guerre que la
tentative de casser la volonté des Arabes dans l’intérêt des sionistes et la
volonté de franchir un pas supplémentaire vers la réalisation du rêve sioniste
éveillé, sur le motif : « De l’Irak au Nil tu t’étendras, ô Eretz Israël !
».
11. Remodelages du
Moyen-Orient : une vieille histoire…par Rudolf El-Kareh
in Politis
du jeudi 3 avril 2003
L'opinion publique moyen-orientale renforcée par
la profondeur des liens entre les générations, et très fortement politisée en
raison notamment de la Palestine, n'a rien oublié de sa propre histoire. Le
discours de la propagande américaine a donc réveillé les souvenirs. La guerre de
"libération" de l'Irak a ainsi remis en mémoire le communiqué du général
Frédéric Maude, chef de l'expédition britannique en Mésopotamie, en 1917. "Nous
venons, disait-il, en qualité de libérateurs et non d'occupants. Bientôt nous
oeuvrerons de manière à ce que le peuple irakien jouisse de ses richesses et
ressources dont il ne pouvait profiter sous le joug de gouverneurs injustes".
Deux ans plus tard, en 1919, puis en 1923, le "libérateur" avait recours aux gaz
de combat, pour tenter de soumettre la première révolte irakienne.
On peut
comprendre désormais le fossé qui peut séparer les mémoires collectives des
peuples du Moyen-Orient des simulations de l'état-major américain qui ne trouve
pour expliquer ses déboires militaires que de constater que "l'ennemi ne se
comporte pas selon les plans prévus par l'état-major".
Auto-intoxiqués par
leur propre propagande, et leur vision idéologique du Proche-Orient, les
idéologues américains ont une perception mécanique des sociétés et des peuples
qui composent l'ensemble arabe. Diffusée largement par les relais dans les
grands media de masse, cette représentation de la réalité ne correspond pas aux
mouvements qui traversent en profondeur les sociétés du Proche-Orient. Si de
petites minorités souvent bruyantes ont gagé leur avenir en spéculant dès le
début de la crise ( "l'ennemi de mon ennemi est mon ami") sur une "victoire"
américaine rapide, elles ne sont nullement représentatives des sociétés arabes
du Moyen-Orient. Ces sociétés sont engagées depuis plusieurs années dans une
dynamique complexe que la guerre, agent de changement social total, peut
accélérer. Les objectifs de remodelage régional publiquement annoncés par les
dirigeants américains ont remis en mémoire, les découpages coloniaux arbitraires
issus de la première guerre mondiale d'une part et le démantèlement du projet
unitaire régional subséquent à la déclaration Balfour d'autre part.
L'idée
même de remodelage s'est trouvée également reliée - mauvais souvenir - dans la
conscience collective, à l'entreprise israélienne de dislocation non seulement
de la société palestinienne, mais également de l'environnement arabe, dont le
prototype avait été l'expédition libanaise du général Sharon en 1982. La guerre
du Liban a laissé des traces profondes au sein des sociétés arabes. Le vecteur
idéologique de cette expédition avait été un document d'orientation intitulé
"Une stratégie pour Israël dans les années 1980". Elaboré par Oded Yinon -
conseiller de Menahem Begin et ancien fonctionnaire des Affaires étrangères -
sur la base des spéculations géopolitiques de Bernard Lewis alors qu'il était
encore, dans les années 1940, fonctionnaire du Pentagone, ce document détaillait
le projet d'une division de la région en petit Etats et le démantèlement et la
fragmentation de tous les Etats arabes existants.
La représentation du
projet américain affichée sous le titre générique de "démocratisation" des pays
du Moyen-Orient ( imitant les représentations virtuelles des sociétés
balkaniques et afghanes transformées en modèles ), ajoutée à la publication des
projets sur le démantèlement de l'Irak en trois zones échafaudées sur une vision
communautariste primaire de la société irakienne, dépecée en trois tronçons,
faisant fi du travail évolutif de l'histoire et des structures sociales, a
réveillé les vieilles inquiétudes. Celles-ci sont venues se greffer, à leur
tour, sur les conditions de l'évolution des sociétés arabes au cours des trois
dernières décennies. Le premier choc pétrolier de 1973, ajouté à la
neutralisation de l'Egypte à l'issue de la guerre d'Octobre de la même année, et
du processus inauguré lors des fameuses négociations dites du "kilomètre 101",
ont eu deux effets corollaires : le basculement du centre de gravité politique
arabe vers les Etats du Golfe et l'intégration "culturelle" et structurelle
accélérée des élites arabes, urbaines ou périurbaines, dans une mondialisation
américanisée avant la lettre par le biais du système de la rente pétrolière, et
de ses systèmes éducationnels standardisés.
Le projet américain
"structurant" l'avenir régional autour du pétrole et des oléoducs ( zones dites
utiles ), proposé sous le label de "démocratisation", est perçu par les sociétés
comme une sorte de reformulation, poussée à l'extrême, d'un système pétrolier
rentier qui a échoué et provoqué les dégénérescences actuelles.
La guerre
dite préventive, mais apparaissant ouvertement comme un outil de remodelage
sociétal et social, apparaît à l'ensembles des sociétés arabes du Moyen-Orient
comme une menace pour leur personnalité historique et existentielle. Cela est
notamment le cas dans les pays qui en constituent le socle historique, et dont
l'Irak est un élément constitutif central. Devant ces craintes de voir la
personnalité de ces sociétés née du mouvement de l'histoire détruite dans la
violence physique et symbolique de l'agresseur, des réactions d'autodéfense
complexes émergent. La revivification des structures d'appartenance forgées par
l'histoire, y compris les structures dites " tribales" ( liens du sang et du sol
mêlés, au delà des frontières héritées de la colonisation ) en est l'une des
formes. Les "prières communes" des dignitaires religieux, chrétiens et
musulmans, les prises de positions particulièrement virulentes des Patriarches
de l'ensemble des Eglises chrétiennes d'Orient contre la guerre, l'appel lancé
par des mouvements politiques "musulmans" -le Hezbollah par exemple- à ne plus
parler de "croisade" pour désigner la guerre américaine, sont des exemples d'une
prise de conscience en gestation, qui va à contre-courant des entreprises de
fragmentation.
L'autre figure émergente est la revitalisation d'un
patriotisme séculier centré sur une adhésion aux idéaux du nationalisme arabe,
notamment dans les régions urbaines et au sein des couches sociales nées de
l'intégration progressive dans le système mondial tout au long du 20è
siècle.
Ces mécanismes de défense sont en apparence contradictoires mais en
réalité complémentaires. La jonction de forces politiques, sociales,
culturelles, très diversifiées autour de la défense de la société irakienne est
de ce point de vue particulièrement significative. De ces dynamiques nées de la
guerre peut apparaître un "nouveau Moyen-Orient". Si elles s'affirment, celui-ci
ne sera certainement pas celui dont ont eu la vision les adeptes de Samuel
Huntington.
12. Entretien avec Leïla Shahid, Déléguée
générale de Palestine en France entretien réalisé par Michel
Muller
in L'Humanité du mercredi 2 avril 2003
Leïla Shahid,
la déléguée générale de Palestine, a donné une interview exclusive à l'Humanité
dans laquelle elle évoque les conséquences de la guerre sur le Proche-0rient et
l'ensemble de la région.
- On ne parle plus de la Palestine. Elle a disparu des écrans
de télévision, de la plupart des journaux.
- C'est vrai. Le
vacarme de la guerre en Irak domine tout. C'est un événement majeur sur le plan
mondial, il est donc normal que tant d'attention y soit apportée. Mais lorsque
les médias consacrent leurs " spéciales " à la guerre en Irak, ils abandonnent
toutes les autres tragédies. Si on ne " couvre " pas les détails du scandale
d'Elf Aquitaine, ce n'est pas la fin du monde. Mais si on ne témoigne pas de
notre situation, c'est une catastrophe pour nous, les Palestiniens. La presse,
les opinions publiques, les missions civiles sont notre unique protection. C'est
pour cela que l'armée israélienne tire sur les journalistes et sur les membres
des missions civiles car les occupants ne veulent pas de témoins. Sharon
exploite la situation créée par l'invasion de l'Irak pour tenter de " finir le
travail " de destruction de la société palestinienne et de réaliser les projets
des partis de sa coalition prônant le transfert de la population palestinienne
de Palestine au-delà de la rive orientale du Jourdain.
- Bush
vient de reparler de la " feuille de route " pour un règlement du conflit
israélo-palestinien. Pour quelles raisons ?
- A l'origine, il
s'agissait d'un projet qui avait été lancé sur une idée euro-onusienne après les
attentats du 11 septembre 2001. Ses initiateurs ont été tout de suite convaincus
que l'une des premières victimes de cette tragédie allait être la Palestine. Ils
voyaient que Sharon allait immédiatement utiliser la nature kamikaze de
l'opération de Ben Laden et d'al Qaeda pour l'identifier à la nature kamikaze
des actions palestiniennes afin de les confondre dans une même entité, un ennemi
qui serait commun, c'est-à-dire les Palestiniens et al Qaeda.
Yasser Arafat
a très vite dénoncé l'énorme supercherie de Ben Laden consistant à dire que les
attentats ont été perpétrés parce que les Américains seraient responsables de
l'injustice commise contre les Palestiniens. Mais dans le même temps, se tissait
une alliance très forte entre Ariel Sharon et les conseillers de George W. Bush.
Ces hommes - qui ont déjà travaillé avec Ronald Reagan et Bush père - prétendent
que l'Irak constitue une menace grave tant pour les Etats-Unis que pour Israël.
Comme pour Bush, leur base politique est la " Christian Coalition ", des
fondamentalistes protestants conservateurs, profondément antisémites, qui
affirment que tous les juifs du monde doivent retourner sur la terre d'Israël
pour y être convertis au christianisme, afin de permettre le retour du messie.
De ce fait, ils ont une alliance objective et circonstancielle avec certains
mouvements sionistes extrémistes américains, puisqu'ils appellent à renvoyer les
juifs de leurs pays respectifs et à soutenir Israël, afin que le " message des
Saintes Ecritures " s'accomplisse. C'est une alliance complètement hors normes
et très paradoxale entre des antisémites et des partisans du Likoud.
En
revanche, pour les initiateurs du projet de feuille de route, il s'agissait de
recentrer l'attention sur l'extinction du foyer principal de violence dans la
région, le conflit israélo-palestinien. Le 24 juin 2002, le président Bush -
déjà à la recherche d'une coalition pour lancer sa guerre - affirme à la tribune
des Nations unies que la solution du conflit israélo-palestinien c'est
l'existence de deux Etats côte à côte, qui vivront dans le respect mutuel. Tout
le monde applaudit, les Palestiniens en premier. Un groupe de travail est alors
constitué, le " quartet " (Europe, Russie, Etats-Unis et ONU), afin de traduire
le discours de Bush par un agenda très précis qui devait aboutir à la
constitution et à la reconnaissance d'un Etat palestinien souverain en 2005.
L'élément le plus important de cette feuille de route se situe dans sa
méthodologie qui instaure une simultanéité entre les actions des deux parties,
selon le principe qu'il ne peut y avoir de sécurité sans la paix, ni de paix
sans sécurité. L'autre donnée nouvelle en est la mise en oeuvre de toutes ces
étapes sous la surveillance et le contrôle des représentants du " quartet ".
Nous avons approuvé ce projet. La feuille de route devait officiellement être
proclamée le 20 décembre 2002, afin d'en lancer sa mise en oeuvre dès janvier
2003. Mais prenant prétexte de la chute du gouvernement israélien et de la
reconstitution d'une coalition encore plus à droite à l'issue des élections,
Sharon a multiplié les démarches dilatoires conduisant Bush à reporter la
publication du plan. Le chef de la Maison-Blanche n'en a reparlé qu'à la veille
du sommet anglo-américain des Açores pour aider Tony Blair, en grande difficulté
avec une majorité qui se délite, en lui offrant un argument lui permettant de
justifier sa participation à la guerre programmée. George W. Bush a alors
affirmé que le projet sera relancé après la guerre contre l'Irak et qu'à ce
moment-là, seulement, le document serait " remis " aux deux parties pour
qu'elles donnent leur avis.
- Bush affirme vouloir remodeler la
région et y " apporter " la démocratie. Qu'en pensez-vous ?
-
C'est très dangereux. Les dirigeants américains ignorent profondément les
réalités sociologiques et historiques des peuples arabes. Ils ont oublié
l'existence d'un nationalisme irakien. Ils imaginent pouvoir fabriquer, sur le
sol irakien, un Etat chiite, des Etats sunnite, kurde, chrétien et alaouite.
Cette vision a déjà été défendue par certains cercles israéliens qui, eux aussi,
pensent qu'il est dans l'intérêt d'Israël que le Proche-Orient redevienne une
région fondée soit sur une base ethnique, soit sur une base confessionnelle.
C'est aussi ce qu'avait voulu faire Sharon en 1982 au Liban où il avait tenté de
créer un Etat maronite. On parle de diviser la Syrie en Etats alaouite et
sunnite et de faire éclater l'unité libanaise. On va même jusqu'à évoquer la
partition de l'Arabie saoudite pour en séparer l'est, où se trouvent les champs
pétrolifères, et instaurer un autre Etat à l'ouest tout en éliminant la famille
Saoud du pouvoir. Ce sont des projets absolument fous qui menacent la paix
mondiale.
- S'achemine-t-on vers un séisme régional
incontrôlable ?
- La première surprise, c'est la résistance du
peuple irakien. Il est vrai que le régime irakien est l'un des plus oppresseurs
de la région, ce qui aurait pu faire croire qu'il n'y aurait pas de mobilisation
populaire. Mais le peuple irakien défend d'abord son intégrité nationale et
territoriale. Il ne veut pas que son pays soit démembré comme ce fut le cas lors
de la vaine tentative des Britanniques dans les années vingt. Deuxièmement,
l'administration Bush croyait que la Turquie allait accepter docilement le
passage sur son territoire de l'armée américaine. C'est le Parlement turc qui
s'y est opposé contre la volonté de l'armée turque. Ce qui aura nécessairement
des répercussions sur le plan de la politique intérieure, mais aussi dans la
région où l'on connaît les ambitions turques.
Quant au reste du monde arabe,
je constate que les opinions publiques arabes sont en porte à faux avec leurs
régimes qui sont pro-américains. En réalité, il y a dans le monde arabe une
mobilisation extraordinaire en faveur du peuple irakien. Et cela va bien au-delà
de la question du régime de Saddam Hussein. Si l'Irak est le premier sur la
liste de l'" axe du mal ", l'Iran et la Syrie sont également menacés, comme
l'Arabie saoudite.
La tragédie tient au fait qu'il n'y a que très peu de
perspectives constructives. Le cas de la Jordanie, qui est le pays actuellement
le plus menacé de déstabilisation, est significatif. Cette déstabilisation
contre le régime jordanien ne débouchera pas malheureusement sur une véritable
perspective démocratique, car les seuls partis structurés qui pourraient prendre
le pouvoir sont les organisations islamistes.
Il faut dire les choses comme
elles sont : l'Europe est responsable d'avoir sous-estimé les conséquences de la
disparition d'une alternative au projet islamiste. Les forces démocratiques et
laïques des pays arabes ont été complètement ignorées et abandonnées par les
gouvernements et les forces démocratiques en Europe. Qu'ont fait l'Union
européenne, les partis politiques d'Europe pour soutenir les forces
démocratiques en Irak ? A part les communistes, personne ne les a soutenues.
- Certains laissent entendre qu'il ne sert plus à rien de
manifester maintenant que la guerre a commencé. Quelle est votre appréciation
?
- Au contraire, il faut, à tout prix, continuer à
agir. Je crois qu'il est très important d'articuler le combat contre la guerre
avec la construction de la paix en Palestine et en Israël, ensemble avec tous
ceux qui militent contre la guerre, Israéliens, Palestiniens, Européens ou
Américains, juifs ou arabes.
Et surtout, il s'agit d'être très vigilant sur
les mots d'ordre. Il ne faut pas faire l'amalgame entre un gouvernement
israélien fasciste et le peuple israélien. Il y a en Israël beaucoup de forces
pacifistes courageuses qui luttent avec le peuple palestinien contre
l'occupation. De la même manière il faut rejeter l'amalgame entre le peuple
américain et l'administration Bush, comme celui entre le régime de Saddam
Hussein et le peuple irakien. Il faut aussi refuser l'amalgame entre la
dénonciation de la politique de Sharon et l'antisémitisme. Il faut également
dire avec force aux jeunes tentés d'identifier sionisme et judaïsme que c'est
une fausse équation particulièrement néfaste et dangereuse pour tous. En
revanche, il doit y avoir un débat responsable, dans la sérénité.
Profitons
du respect que la France - ses citoyens mais aussi son gouvernement - a acquis
aux yeux du monde entier pour agir, car nous n'avons pas d'autre moyen que celui
du droit pour édifier un ordre mondial démocratique et paisible. C'est le seul
moyen qui permet à tous de coexister, il permet aux citoyens de coexister dans
un même pays, respectueux de leur diversité d'origine. Il permet aux nations de
coexister entre elles.
13. L’historienne française Nelsia Delanoë : "Seul le
peuple américain a pu arrêter la guerre au Vietnam, il est le seul à pouvoir
arrêter la guerre en Irak" par Adil Qastal
in Al-Quds Al-Arabi
(quotidien arabe publié à Londres) du jeudi 27 mars 2003
[traduit de l'arabe par Marcel
Charbonnier]
Nelsia Delanoë se trouvait à New York le
11 septembre 2001 ; elle a vu le second avion s’écraser sur la deuxième tour du
World Trade Center. Une amie lui avait demandé, sidérée : « quels idiot pilotent
les avions, de nos jours ? ». Elle lui avait répondu : « Non. Ce n’est pas ça.
C’est la guerre… »
Au cours de notre entretien, elle se souvient de ce jour,
de ces événements qui ont modifié le cours de l’histoire et de la politique
internationale : « L’attentat le plus important, c’est celui qui a frappé le
Pentagone. La censure imposée par l’administration américaine aux images de
cette agression sont un indice de la gravité de ce qui s’est produit. Cette
attaque visait le cœur de l’empire. La violence de la vengeance américaine, à
laquelle nous assistons aujourd’hui, est liée à cet événement », dit notre
interlocutrice en faisant allusion à l’agression américaine contre
l’Irak.
L’historienne française résume la politique américaine actuelle d’une
formule lapidaire : « Nous avons affaire à entité à la fois fondamentaliste et
très puissante, qui a fait l’objet d’une attaque violente à laquelle rien ne
l’avait préparée », ajoutant : « Je vous en prie, surtout n’employez pas le
terme « les Américains » dans votre article reflétant mes propos. Je préfère que
l’on parle de « l’administration américaine » ou encore du « gouvernement
américain ». Cette distinction est fondamentale. » Elle insiste à plusieurs
reprises sur le fait que l’administration américaine actuelle, qui se situe « à
l’extrême droite », est « fondamentaliste ». L’arrivée de Bush junior à la
présidence américaine n’est pas, pour elle, un événement banal : « Que des
fondamentalistes se retrouvent à la tête de la démocratie la plus puissante au
monde, c’est un phénomène entièrement nouveau dans l’histoire contemporaine.
»
A ma question – « Vous parlez des Etats-Unis en connaissance de cause :
vous enseignez l’histoire de ce pays à l’université en France. Les responsables
américains vous connaissent, peut-être liront-ils cette interview. Les critiques
acerbes à leur égard abondent dans le monde entier. Les inventeurs d’Internet
n’entendent-ils pas ce que l’on dit d’eux ? », elle répond : « Qui vous dit
qu’ils n’entendent pas ? Si vous êtes fondamentaliste et extrémiste, peu importe
l’opposition des gens à ce que vous faites, peu importe le rejet de votre
politique. Un fondamentaliste est quelqu’un qui croît que Dieu est la source de
son inspiration. Georges Bush prie trois fois par jour et ses propos sont
émaillés d’allusions religieuses et idéologiques. »
Les bombes n’apportent pas la démocratie
Que le
président Bush soit fondamentaliste ou non, une chose est certaine, dans sa
biographie, c’est son lien avec l’industrie pétrolière. Comment un négociant en
pétrole parvient-il à une fonction élective aux Etats-Unis, puis déclenche-t-il
une guerre impitoyable malgré le désaccord de l’ensemble de ses partenaires
internationaux ? Est-ce cela, la démocratie américaine ?
Nelsia Delanoë
s’étonne de l’usage du concept de démocratie comme s’il s’agissait de l’idéal en
lui-même. Elle dit : « La démocratie, c’est un système politique. Ce n’est pas
plus que cela. La démocratie s’est opposée à la royauté, en Europe, en se basant
sur certains principes, dont l’égalité entre les citoyens, inexistante
auparavant. Peu après, qui est allé peupler l’Amérique ? Des gens porteurs d’un
projet avant tout religieux. Le protestantisme encourage la liberté
d’entreprendre. L’égalité dont nous parlons, dans le modèle américain de
démocratie, concerne les seuls Blancs, à l’exclusion des autres ethnies. Le
discours démocratique américain est un discours global, mondial, facilement
importable. Mais l’Amérique, aujourd’hui, vit à l’ère post-industrielle et au
fur et à mesure que le système démocratique s’élargit, et concerne un nombre
croissant de citoyens, cela lui coûte de plus en plus cher ». L’historienne
poursuit : « Après la grande crise économique de 1929, après la Seconde guerre
mondiale et après la crise des années 1970, s’est cristallisée l’idée qui
voudrait que seuls les créateurs de richesse en reçoivent les dividendes. Cette
idée peut être résumée comme suit : les riches ne doivent pas dépenser un dollar
pour les pauvres. Le principe économique en vigueur aujourd’hui aux Etats-Unis,
c’est celui de la concurrence dans la production et la création de richesse. Le
pauvre n’a d’autre issue que de s’efforcer d’acquérir la force lui
permettant de survivre. »
C’est cette même logique de la force qui a poussé
l’administration actuelle à envahir l’Irak, sous prétexte de le libérer de son
régime tyrannique. Cette « justification » ne convainc absolument pas
l’historienne française : « S’il s’agissait de changer un régime politique, les
Etats-Unis disposent en abondance des moyens politiques leur permettant
d’atteindre ce but. Le plan Marchal, par exemple, a été beaucoup plus efficace
qu’une guerre, car il la profité tant aux Américains qu’aux Européens. Il est
extrêmement rare qu’une guerre et des bombes permettent d’atteindre des
objectifs démocratiques. Si la démocratie était bien l’objectif,
l’administration américaine aurait commencé par améliorer chez elle la situation
de la femme, car la femme représente le centre de gravité de toute société
démocratique. Mais ce à quoi nous assistons, c’est à l’exact contraire : cette
administration a supprimé toutes les allocations relatives à la situation de la
femme aux Etats-Unis et dans le tiers-monde, tels l’assistance médicale, les
aides en cas d’avortement nécessaire, les subventions aux organismes de planning
familial. » Tant que l’administration américaine ne se souciera absolument pas
des problèmes médicaux de ses propres citoyens, comment peut-on attendre d’elle
de la compassion pour le peuple irakien épuisé par l’embargo ? Les relations
entre l’administration américaine et le régime irakien n’ont pas toujours été
hostiles : comment les Américains peuvent-ils fusiller aujourd’hui le régime de
Saddam Hussein qu’ils ont tellement aidé avant-hier ?
« Les
gouvernements américains successifs ont tous plus ou moins aidé des tyrans dont
ils savaient pertinemment qu’ils étaient des tyrans, car ils pensaient qu’ils
pourraient continuer à les contrôler indéfiniment. Mais l’histoire du monstre de
Frankenstein est là pour nous montrer qu’un monstre fabriqué de toutes pièces
peut finir par se révolter contre son démiurge. Voir Bush, qui n’est arrivé à la
présidence qu’à bout de souffle, donner à autrui des leçons de démocratie, voilà
un spectacle tout à fait étonnant ! »
Une culture exterminatrice et esclavagiste
Comment
l’Amérique en est-elle parvenue à une telle hégémonie ? L’explication historique
de l’intellectuelle française n’est pas dépourvue d’une douloureuse sincérité :
« Les Américains ont bâti leur pays sur la terre d’autrui, avec la sueur
d’autrui. Comme on dit aujourd’hui, ils ont acquis de grandes propriétés
foncières (les terres des Indiens), en utilisant une immense force de travail
(les esclaves), sans que cela ne leur coûte rien : ils ont bénéficié d’une
énorme accumulation de capital, en un temps record. »
A ses yeux, « beaucoup
de gens oublient que tout cela s’est produit dans le contexte d’une guerre,
déjà. S’adressant aux Américains, une semaine après les attentats du 11
septembre, le président leur a dit que l’Amérique n’avait jamais connu
auparavant de guerre véritable sur son sol. C’est faux. En 1876, l’Amérique a
connu une grande guerre qui s’est achevée avec la défaite du général Custer, et
qui a bien failli la détruire entièrement. Après quoi, elle a décidé d’éradiquer
les Indiens, et elle a réussi à les exterminer après quinze ans de guerre
acharnée. Ce qui est étonnant, c’est que ces événements ne trouvent aucune place
dans la mémoire historique collective des Américains, ce qui fait que personne
n’a réagi à la bourde de Bush ». Madame Delanoë s’est rendue à plusieurs
reprises au Vietnam : elle y a vu les trous laissés par les bombardiers B 52.
Elle se souvient : « Aujourd’hui, dans un de ces trous, une bufflesse peut se
baigner. Parfois même deux… »
Cela signifie-t-il que la poursuite des
bombardements américains finira par rayer l’Irak de la carte ? Pour
l’historienne française, la guerre ne durera pas autant que l’administration
américaine le voudrait. Elle précise : « Ce n’est ni vous ni moi qui pouvons
arrêter cette guerre. Seule, l’opinion publique américaine peut freiner
l’aventurisme de son gouvernement. »
Elle insiste : « Le peuple américain a
arrêté la guerre au Vietnam, c’est lui qui fera arrêter la guerre en Irak. Si
l’administration américaine persiste à répandre la plaisanterie qui voudrait que
Saddam Hussein et le terrorisme représentent les plus grands dangers auxquels le
monde serait confronté, et si elle continue à appliquer son plan visant à
remodeler la région à sa convenance, elle se heurtera à une résistance,
inéluctable, qui prendra diverses formes. Cela l’amènera forcément à réviser ses
calculs. » Amen.
14. Quand le raïs courtisait Tel-Aviv par
Marcel Péju
in Jeune Afrique - L'intelligent du dimanche 23 mars
2003
Saddam essaya à plusieurs reprises de se rapprocher d'Israël. La
dernière tentative en date fut tuée dans l'oeuf par... le président
Clinton.
Saddam Hussein fut longtemps disposé, avant comme après la guerre du
Golfe, à abandonner les Palestiniens à leur sort pour « normaliser » ses
relations avec Israël dans l'intérêt de leurs rapports commerciaux, notamment
pétroliers, mais aussi pour inciter le « lobby juif » américain à promouvoir une
politique d'appeasement avec Bagdad. Pour leur part, sitôt après le 11
septembre, les talibans offrirent à Washington de lui révéler les liens que
l'Irak pouvait entretenir avec el-Qaïda. Ce sont les États-Unis qui firent
échouer les deux opérations : la première en opposant leur veto, en la personne
de Bill Clinton, à tout rapprochement entre Bagdad et Tel-Aviv ; la seconde, en
déclenchant, dès octobre 2001, le bombardement de l'Afghanistan.
Pour
historique qu'elle soit, cette double révélation n'en est pas moins
significative de la psychologie, et l'on n'ose dire de l'éthique des
protagonistes.
La première est longuement développée dans une enquête de Dan
Shilom pour le quotidien israélien de centre droit, Ma'ariv, et confirmée par
l'un des principaux acteurs impliqués dans l'affaire. Les premiers contacts
entre l'Irak et Israël, rapporte l'auteur, commencèrent à la fin des années
quatre-vingt, alors que la guerre Iran-Irak faisait encore rage et que le
likoudnik Itzhak Shamir, en Israël, présidait le premier gouvernement d'union
nationale, réunissant le Likoud et le Parti travailliste.
Au début de l'été
de 1987, Gil Gleiser, membre haut placé des administrations américaines de
Ronald Reagan, puis de George H. Bush (le père), transmit à Moshe Shahal, un
juif d'origine irakienne, alors ministre israélien de l'Énergie, une demande de
rencontre de la part de l'ambassadeur d'Irak à Washington, Nizzar Hamdoun. «
L'Irak n'a pas de visées contre Israël, avait expliqué celui-ci. Nous n'avons ni
frontière commune ni revendications territoriales. » Et d'ajouter que Saddam
Hussein en personne souhaitait nouer des contacts directs avec des représentants
israéliens comme Moshe Shahal.
Surpris, mais intéressé, celui-ci en référa à
Itzhak Shamir : lequel, à son étonnement, se montra enchanté. Pour mieux créer
un climat favorable, Hamdoun suggéra alors, par l'intermédiaire de Gleiser,
qu'Israël approuvât publiquement la position officielle de l'Irak sur une issue
négociée de son conflit avec l'Iran. En contrepartie, Bagdad déclarerait
publiquement n'avoir aucun contentieux avec Tel-Aviv et soutenir toute solution
au conflit israélo-palestinien qui serait acceptée par les Palestiniens
eux-mêmes.
Ainsi fut fait. Ministre israélien de la Défense, Itzhak Rabin, à
la surprise générale, se chargea de la déclaration israélienne demandée. Et
Tarek Aziz, alors ministre des Affaires étrangères, en visite à Paris en août
1987, confirma la position irakienne définie par Hamdoun.
Quelques jours
plus tard, ledit Hamdoun rencontra cordialement Moshe Shahal pour la première
fois et poussa plus loin ses pions. Saddam, expliqua-t-il, était disposé à
conclure un traité de paix avec Israël et à établir avec lui de complètes
relations commerciales. Aussitôt informé, Shamir autorisa Shahal à poursuivre
les contacts.
Ici se situe un étrange épisode. Lors d'une mission en Égypte,
Moshe Shahal s'entend suggérer par le président Hosni Moubarak de participer à
une rencontre trilatérale, à Bagdad, avec lui-même et Saddam Hussein. Mais,
contrairement à ses habitudes, Shahal, sceptique, n'en informe ni Shamir ni
Pérès, ce qu'il regrette aujourd'hui, allant jusqu'à dire : « Cette rencontre de
Bagdad aurait pu changer le cours de l'histoire du Moyen-Orient. »
La guerre
du Golfe et le bombardement d'Israël par des Scud irakiens interrompent
évidemment tout contact israélo-irakien. Mais, la guerre terminée et Saddam
resté au pouvoir, celui-ci, de façon surprenante, tente à nouveau de négocier
avec Israël. Son émissaire est, cette fois, le responsable des renseignements
irakiens, son demi-frère Barzan el-Tikriti. En septembre 1992, le milliardaire
saoudien Adnan Khashoggi suggère ainsi à Moshe Shahal, alors ministre de
l'Énergie, de la Police et des Communications dans le gouvernement d'Itzhak
Rabin, un rendez-vous avec l'Irakien. Celui-ci proposa de fournir à Israël du
pétrole à un prix inférieur aux cours mondiaux et s'engagea, au nom de Saddam
Hussein, à ne pas attaquer Israël en cas de nouveau conflit américano-irakien.
Shahal, convaincu du sérieux d'une démarche qui semblait dépasser de
beaucoup le simple arrangement pétrolier, plaida en ce sens auprès de Rabin.
Mais le Premier ministre israélien, soucieux d'abord de ses relations avec
Washington, décida de prendre d'abord l'avis de Bill Clinton. Ce fut un « non »
catégorique, renouvelé en juin 1993, puis en 1994 et en 1995, lors de nouvelles
tentatives de rapprochement faites par l'Irak en direction d'Israël.
Ainsi
prit fin cette extraordinaire tentative du dictateur irakien de tourner, par le
biais d'Israël, l'hostilité de Washington. Moshe Shahal, qui n'exerce plus
aujourd'hui de fonction ministérielle, n'a pas de mots trop durs pour critiquer
le veto américain.
« La fin de non-recevoir avancée par Clinton fut une
faute historique et une preuve d'imbécillité. Les États-Unis n'ont jamais rien
compris au monde arabe. Pour moi, il ne fait aucun doute que Saddam Hussein
n'avait aucune difficulté à s'adapter à une nouvelle donne diplomatique et à
passer d'une politique anti-israélienne et prétendument propalestinienne à une
politique de rapprochement avec Israël et les États-Unis, si elle lui permettait
de se sauver, lui et son régime. »
Ce qui, d'un point de vue israélien,
n'est probablement pas mal vu. Le moins qu'on puisse dire, en revanche, est que
Saddam Hussein, qui couvre aujourd'hui de chèques en dollars les familles des
kamikazes, ne parut pas beaucoup se soucier, tout au long de ces tractations, de
ses « frères » palestiniens.
15. Un transfert
sophistiqué par Tanya Reinhart
in Yediot Aharonot (quotidien
israélien) du lundi 10 mars 2003
[traduit de
l'anglais par Marcel Charbonnier]A la veille de la
guerre contre l’Irak, des craintes se sont fait jour, dans différents milieux,
que sous couvert de cette guerre, Israël ne procède à un transfert de
Palestiniens dans la zone de la « ligne de partage » située au nord de la
Cisjordanie (Kalkilya, Tulkarem). La semaine dernière, l’armée en a donné un
avant-goût. Le 2 avril, à trois heures du matin, une force importante a effectué
une incursion dans le camp de réfugiés de Tulkarem, bloquant toutes les routes
et les chemins d’accès avec des rouleaux de fil de fer barbelé et annonçant par
haut-parleurs que toutes les personnes de sexe masculin, entre quinze et
quarante ans, devaient se rassembler sur un terrain désigné, au centre du camp.
A neuf heures du matin, l’armée a commencé à transporter les hommes (et les
jeunes) ainsi rassemblés vers un (autre) camp de réfugiés, non loin de là. Cette
fois, il s’agissait seulement d’une sorte de répétition, de mise en scène, et
les habitants du camp furent autorisés à rentrer chez eux, quand bien même
fût-ce après plusieurs jours. L’armée mit un soin tout particulier à ce que
l’évacuation soit effectuée au moyen de camions – c’était là un flash-back exact
vers le traumatisme de 1948. Un des habitants du camp a déclaré : « lorsque je
suis monté dans ce camion, tous les souvenirs et les récits d’enfance que
m’avaient faits mon père et mon grand-père de la Nakba me revinrent à la
mémoire. » [voir article de Regular, Ha’aretz, 04.03.2003, ci-après]
Bien des
gens voient dans cette mise en scène une « répétition générale » de futurs
transferts possibles. Aucun doute ne subsiste : le gouvernement (israélien)
actuel est mentalement prêt à procéder à un transfert, mais il n’est pas sûr, en
revanche, que les « circonstances internationales » soient mûres pour mettre ce
transfert en pratique de la manière dont il a été mis en scène. La guerre en
Irak crée aux Etats-Unis trop de risques d’enlisement pour qu’ils acceptent
d’être confrontés à un autre point chaud. Mais le transfert, ce ne sont pas
seulement des camions. Dans l’histoire israélienne du « rachat de la terre », il
y a aussi un autre modèle, plus dissimulé et sophistiqué, de transfert. Dans le
cadre du projet de « judaïsation de la Galilée », qui commença à être mis en
œuvre dans les années 1950, les Palestiniens qui étaient restés en Israël se
virent dépossédés de la moitié de leurs terres, isolés dans de petites enclaves
entourées de colonies israéliennes et ils perdirent peu à peu les liens qui les
maintenaient ensemble, en tant que nation. C’est un transfert interne de ce type
qui est en train de se produire, aujourd’hui, dans les territoires occupés, et
il a connu une escalade marquée depuis le déclenchement de la guerre contre
l’Irak.
Le 24 mars, les bulldozers ont pénétré sur les terres du village de
Mas’ha, dont la colonie d’Elkana est proche, et ils ont entrepris d’y tracer la
nouveau passage du mur de séparation, qui déconnectera le village de toutes ses
terres agricoles, ainsi que de plusieurs centaines d’hectares appartenant à
Bidia et à d’autres villages voisins. Elkana est éloignée d’environ sept
kilomètres de la Ligne verte, mais le tracé de la muraille avait été modifié au
mois de juin de l’année dernière, si bien qu’elle contournera la colonie
d’Elkana aussi, afin de la maintenir du côté israélien. Néanmoins, même dans le
cadre de ce nouveau tracé de la muraille, il n’était absolument pas nécessaire
de confisquer ces terres à ces villages.
Ce n’est pas seulement la boulimie
pour les terres qui a envoyé les bulldozers sur les terres de Bidia et de
Mas’ha. Ces terres sont situées sur la partie occidentale du bassin (phréatique)
versant de la Montagne – il s’agit du plus important réservoir d’eau provenant
de la Cisjordanie, dont les eaux s’écoulent, sous terre, également vers le
centre d’Israël. Sur six cents millions de mètres cubes d’eau fournis par la
Montagne annuellement, Israël en exploite cinq cents millions, extraits en
plusieurs points de captage [1]. Le contrôle des ressources hydriques a toujours
été une motivation fondamentale pour la poursuite, par Israël, de son
occupation. Les gouvernements travaillistes successifs, dans les années 1970,
avaient situé les premières implantations officiellement reconnues par eux dans
des zones définies comme « stratégiques » pour les forages de puits. Elkana est
une de ces colonies fondées dans le cadre d’un plan auquel on avait donné le nom
(trompeur) de « Préservation des sources du Yarkon » [2]. Depuis l’occupation
des territoires, en 1967, Israël interdit aux Palestiniens de creuser de
nouveaux puits mais, sur les terres des villages de Mas’ha et de Bidia, ainsi
que sur celles qui avaient déjà été séparées de Kalkilya et de Tulkarem, les
puits antérieurs à 1967 abondent et donnent toujours de l’eau. La poursuite de
leur exploitation est susceptible de réduire – faiblement, mais qu’importe ? –
la quantité d’eau qu’Israël peut tirer des siens.
Les habitants de Mas’ha et
de Bidia, en lutte pour conserver leurs terres et leur gagne-pain, ont dressé
des tentes en protestation, le long du passage des bulldozers. Faisant preuve
d’un optimisme à toute épreuve, ils les ont baptisées : « tentes de la paix » .
Des Palestiniens, des Israéliens et des militants étrangers restent en
permanence dans ces tentes, jour et nuit, afin d’observer ce qui se passe et de
se dresser devant les bulldozers en cas de besoin. J’y étais, samedi dernier.
Tout autour, dans toutes les directions, un moutonnement de collines couvertes
d’oliveraies – un vaste paysage verdoyant et champêtre, un de ces paysages qu’on
ne peut admirer que là où les gens vivent sur leurs terres depuis des
générations et des générations, conscients de leur beauté unique et de leur
caractère précieux. Et dire que toutes ces terres sont en train d’être
accaparées par des « rédempteurs des terres », qui ne manqueront pas d’en
combler les puits et de les vendre à des spéculateurs
immobiliers.
[1] : ce sont les données
pour 1993 (donc, antérieures à Oslo), citées in Haim Gvirzman : « Two in the
same basin », Ha’aretz, 16.05.1993.
D’après le Groupe des Hydrologues
Palestiniens, actuellement, sur la quantité d’eau qui se reconstitue
annuellement dans la partie ouest du bassin versant des Montagnes centrales –
362 millions de m3 – les Palestiniens n’en exploitent au total que 22 millions.
http://www.pengon.org[2] : Gvirzman, ibid.[traduit de la version anglaise d’Irit Katriel - original en
hébreu]
16. "Où devons-nous nous exiler, à Bagdad ?" demandent à l’armée
israélienne les hommes déportés de Tulkarem par Arnon Regular
in
Ha’Aretz (quotidien israélien) du mardi 4 mars 2003
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Dans une pièce attenante à la mosquée du
camp de réfugiés Nur Shams, à Tulkarem, quelques jeunes hommes portant la barbe
étaient en train de s’affairer autour de marmites géantes. Ils préparaient le
repas de réfugiés nouveaux venus : leurs voisins du camp de Tulkarem, chassés de
chez eux par l’armée israélienne mercredi dernier.
Les gens du coin
s’occupent de pourvoir aux besoins des nouveaux arrivants depuis le début. Non
seulement ils leur proposent des repas chauds – ils veillent aussi à ce qu’ils
puissent avoir accès à un téléphone, afin de pouvoir communiquer avec les
femmes, les enfants et les personnes âgées qu’ils ont été contraints de quitter,
dans l’autre camp, situé à l’est de Tulkarem.
Dès que les premiers hommes
commencèrent à arriver, les militants du Fatah du camp de Nur Shams organisèrent
des lieux de couchage pour la nuit toute proche. Sur les deux mille hommes
extraits de force de chez eux, certains furent invités chez des habitants de Nur
Shams. On prêta à d’autres des matelas et des couvertures, et ils passèrent la
nuit dans la mosquée, tandis que d’autres encore étaient hébergés dans les
villages voisins, à l’est de la ville. Certains ont même dormi à la belle
étoile, dans les vergers qui entourent le camp de réfugiés.
Le mercredi
d’avant, les militaires israéliens et des hommes de la police des frontières
avaient rassemblé tous les hommes âgés de 15 à 40 ans du camp de Tulkarem,
puis ils les avaient transférés dans le camp de Nur Shams, quatre kilomètres
plus à l’est. Les soldats des FOI [forces d’occupation israélienne] expliquèrent
que leur opération s’inscrivait dans le cadre d’une opération destinée à arrêter
des « terroristes » [Les « » sont de moi, ndt] recherchés dans ce camp. Hier
après-midi, des groupes d’hommes continuaient à converger, à pied, vers le camp
de Nur Shams. C’étaient ceux qui n’avaient pas obtempéré aux premiers ordres
donnés par l’armée israélienne « de se rassembler », préférant rester chez eux.
Ils ont été repérés et obligés de partir après que l’armée ait entrepris une
fouille maison par maison.
Mais la plupart des hommes avaient été amenés du
camp de Tulkarem dès le mercredi. Un peu après trois heures du matin, les
habitants du camp furent réveillés en sursaut par des tirs, des explosions de
grenades et le vrombissement des hélicoptères. Selon les témoignages des
résidents, une formation importante de l’armée israélienne avait pris le camp
d’assaut, de toutes les directions à la fois.
Des soldats et des policiers
des frontières avaient bloqué toutes les routes menant au camp avec des rouleaux
de fil de fer barbelé, après quoi des jeeps et des tanks firent mouvement vers
l’intérieur. Des jeeps circulant dans les rues du camp annonçaient par
haut-parleur que tous les garçons et hommes entre quinze et quarante ans
devaient prendre sur eux leurs pièces d’identité et aller se présenter sur une
place située au centre du camp, où les deux écoles gérées par l’UNRWA sont
situées.
En quelques minutes, une longue file d’hommes se forma sur le chemin
des écoles. Lorsque leur tour arrivait, on les fouillait, on leur prenait leur
téléphone portable, pour ceux qui en avaient, et on ne le leur rendait qu’après
que les militaires aient enregistré tous les numéros de téléphones mis en
mémoire – sans doute pour vérifier si l’un d’entre eux avait éventuellement un
lien quelconque avec les « terroristes » [voir remarque plus haut, ndt]
recherchés.
Khaled Abu Said, trente ans, a indiqué qu’après la vérification
des cartes d’identité, personne ne correspondant à la liste des personnes
recherchées n’ayant été trouvé, « ils ont dû rester assis là, plusieurs heures.
A un moment, ils ont quand même décidé d’apporter de quoi manger, mais il n’y
avait pas assez de nourriture pour tout le monde. Durant toute cette procédure,
la place était calme, et les militaires se comportaient très naturellement, sans
violence et sans hurlements. »
Les soldats partagèrent les arrivants en deux
groupes d’âge : les quinze – vingt ans et les vingt – quarante ans. Le groupe
des plus jeunes fut emmené dans des salles de classes. On les força à décrocher
des photos de martyrs (shuhadâ’), à les jeter par terre et à les
piétiner.
Vers neuf heures du matin, quelques heures après le début des
opérations, un officier druze a dit à quelques centaines d’hommes rassemblés là
: « Vous quittez le camp. Ne revenez pas avant que tout soit terminé. »
Abdel-Latif Al-Sudani, trente ans, raconte : « Nous lui avons demandé : « Où
devons-nous aller ? A Bagdad ? » Et l’officier druze de rétorquer : « Ouaip !
Vous seriez bien mieux là-bas ! »
Abu Said dit qu’au début, les hommes ne
comprirent pas tout de suite ce qu’il voulait dire, mais bientôt un camion
arriva et les soldats commencèrent à y faire monter des groupes d’hommes.
Accompagné par une jeep de la police des frontières, le camion roula vers Nur
Shams, où il déposa ses passagers, puis il revint à Tulkarem pour y prendre en
charge un nouveau groupe.
Après quelques heures de ce manège, la place était
vide, mais les soldats continuèrent à expédier des hommes de Nur Shams, à pied.
Aucun chiffre précis n’est disponible, mais la plupart des hommes vivant dans le
camp de Tulkarem, qui abrite au total environ 18 000 personnes, l’ont quitté
depuis deux jours et n’y sont pas encore revenus.
Aux abord du camp, des
groupes de jeunes hommes se sont rassemblés hier, essayant d’imaginer ce qui
était en train de se passer, à l’intérieur. Lorsque l’armée israélienne
entreprit de fouiller le camp maison par maison, les soldats ne trouvèrent que
des femmes, des enfants et des vieillards. Ils recherchaient un activiste du
Jihad islamique, Nimer Khalil ; apparemment, il n’a pas encore été
arrêté.
C’est les résidents du camp qui ont dû payer ; la plupart – sinon la
totalité – des hommes qui ont été déplacés n’ont aucun rapport, ni de près, ni
de loin, avec le terrorisme. La plupart sont au chômage, et ils ne vivent que de
dons d’associations caritatives et des allocations de l’UNRWA.
Abu Said
raconte ce qu’il a ressenti en montant dans le camion : « Tout d’un coup, tous
les souvenirs et les récits de mon père et de mon grand-père, quand j’étais
enfant, au sujet de la Naqba, me sont revenus. Nous avions tous peur d’être en
train d’être déportés, et la pensée de ma fille qui n’a que trois ans et de mon
épouse, que je laissais derrière moi, ne faisait qu’augmenter mon angoisse. Mais
avions-nous le choix ; pouvions-nous faire autre chose que monter dans ce camion
? »
17. La notion d’antisémitisme
ne serait pas recevable, selon les détracteurs d’Israël par Christine
Mohn
in Nationen (quotidien norvégien) du jeudi 28 novembre
2003
[traduit du norvégien par Kersting et
Michael Neumann]
Antisémitisme : la place centrale
qu’occupe Israël Shamir dans certains cercles intellectuels norvégiens illustre
le fait que les organes de presse nationaux en Norvège sont enclins à diffuser
des idées antisémites sous couvert de positionnement critique vis-à-vis d’Israël
», écrit l’auteur de cet article. Dans le monde entier, Shamir a été rejeté en
tant que trublion douteux, mais pour une raison inconnue, il fait l’objet d’une
sorte de culte parmi les militants de la gauche radicale norvégienne.
Au
cours des derniers mois écoulés, les journaux Klassekampen, Friheten, Dagbladet
et Morgenbladet ont publié assez fréquemment des déclarations et des
commentaires de l’écrivain israélien Israël Shamir, à l’occasion de conférences
débats sur le conflit israélo-palestinien. A l’occasion, ils allèrent même
jusqu’à publier une tribune libre d’Israël Shamir.
Israël Shamir est
quelqu’un de peu recommandable, car il est paradoxalement juif d’origine tout en
étant antisémite. Il est né et a grandi en Union soviétique, et il se définit
lui-même comme chrétien. Il a été lié au parti communiste israélien Mapam, mais
cela ne l’empêche nullement de flirter avec des formations d’extrême
droite.
L’élément central du programme politique de Shamir consiste à dire
que les juifs sont le plus exactement définis en tant que déicides, que les
juifs israéliens organisent des pogromes contre leurs concitoyens chrétiens, que
les juifs aisés ont généralement acquis leur fortune par des moyens malhonnêtes
et que les juifs sont par nature des individus « sans racines » qui, au sens
propre du terme, ne peuvent s’intégrer nulle part. Un autre cliché antisémite
qu’il adore mettre en avant est la volonté des juifs de dominer le monde
économiquement et militairement, et qu’à l’instar d’un « virus », ils
contaminent les sociétés non-juives dans le but de les détruire. Ces prises de
position sont exprimées dans une langue agressive, grossière, sexiste, et elles
sont généralement enrobées dans un discours sur le sort de Palestiniens qui font
l’objet d’une attention de tous les instants, chez Shamir.
En guise de
références à ses opinions sur les juifs et le judaïsme, Shamir cite, entre
autres, Karl Marx, Isaac Deutscher, Knut Hamsun, T.S. Eliot et le rabbin
ultra-orthodoxe Kook. En d’autres termes, il fonde sa haine sur une littérature
écrite par des gens qui avaient eux-mêmes quelque part une conception quelque
peu incongrue des juifs. En particulier, Shamir s’intéresse à la description des
juifs en tant que peuple élu. Pour les juifs, cela implique que les juifs
doivent respecter les prescriptions du judaïsme réglant leur vie quotidienne,
essentiellement en matière de nourriture et de fêtes religieuses, les non-juifs
devant (et étant libres d’) observer leurs propres traditions. Le phénomène de
l’élection, tel qu’il est explicité dans la tradition juive, n’a rien à voir
avec une plus grande proximité (des juifs) avec Dieu ni avec je ne sais quelle
supériorité des juifs sur les non-juifs, contrairement à la perception que les
chrétiens ont généralement de cette notion.
Shamir écrit pour certaines
publications russes, dont l’hebdomadaire Zavtra, le plus antisémite sur le
marché actuellement en Russie. Zavtra propage le message rouge-brun du parti
néostalinien russe, le Parti Communiste de la Fédération de Russie, qui
surenchérit sur la haine notoire du stalinisme pour les minorités nationales.
L’éditeur de Zavtra, Alexander Prokhanov, a invité en mars 2000 l’ex-dirigeant
du Ku Klux Klan David Duke à Moscou afin de le consulter sur les méthodes les
plus appropriées pour nettoyer la Russie ethniquement.
De plus, au cours de
la dernière campagne pour les élections présidentielles françaises, Shamir a
exprimé le souhait que le Front National l’emporte, en raison de commentaires
faits par Jean-Marie Le Pen, à savoir en substance que « les Juifs dominent la
France ».
En dehors de l’écriture, Shamir a un hobby : il collectionne les
documents nazis datant de la Seconde guerre mondiale, qu’il s’efforce de
transmettre aux activistes de l’extrême droite. L’un des plus connus parmi
ceux-ci, l’historien anglais David Irving, toutefois, juge Shamir « pas sérieux
», et il a toujours refusé d’entrer en contact avec lui.
De nos jours,
l’antisémitisme est particulièrement répandu dans le monde arabe, où Mein Kampf
et les Protocoles des Sages de Sion sont en vente libre. En ce moment, la
télévision égyptienne diffuse une série télévisée basée sur les Protocoles des
Sages de Sion et visant à « démasquer » les menées des Israéliens. Les journaux
arabes sont pleins d’affirmations qui auraient pu être publiées par Der Sturmer
(journal nazi, ndt). Les films ou les livres présentant les juifs sous un jour
avantageux sont généralement interdits. L’Holocauste est très souvent dénié,
mais la réalité en est parfois, aussi, affirmée : dans ce cas, on y voit un
événement positif. Israël Shamir, toutefois, rejette ces informations comme
relevant de la « propagande sioniste ». Lorsqu’une conférence révisionniste
prévue à Beyrouth, l’année dernière, a été interdite par le Liban en raison des
craintes de ce pays de s’exposer aux critiques internationales, Shamir exprima
le regret que « ces excellents chercheurs » n’aient pas perçu correctement le
message. Il nie l’existence des organisations islamistes terroristes, et il
affirme que l’attentat suicide palestinien contre la discothèque « Dolphinarium
» de Tel Aviv, perpétré en juin 2001, causant la mort de vingt deux Israéliens
fauchés dans la fleur de l’âge, était l’œuvre de la mafia russe.
En raison de
ces prises de position, plusieurs anciens camarades de Shamir, d’extrême gauche
et des mouvances islamistes, ont pris leurs distances avec lui. Parmi eux, Nigel
Parry, Tim Hall, Stanley Haller et Hussein Ibish – le dernier nommé étant le
dirigeant de l’association CAIR fédérant des associations musulmanes américaines
– lesquels affirment que la haine anti-juive de Shamir fait de lui un piètre
héraut de la cause palestinienne.
De par le monde, Israël Shamir est rejeté
en tant que trublion bruyant et douteux mais, pour une raison qui nous échappe,
il a acquis un statut de quasi culte dans les mouvances de l’extrême gauche
norvégienne. Il n’est sans doute nullement étonnant que Friheten et Klassekampen
l’aient adopté – en effet, il prône exactement vis-à-vis des juifs et d’Israël
l’attitude qui était celle des communistes d’Europe de l’Est naguère – mais il
est alarmant de constater que les colonnes d’organes politiquement modérés tels
le Dagbladet et le Morgenbladet lui sont ouvertes. La place centrale qu’Israël
Shamir occupe dans certains cercles intellectuels illustre deux choses : a) le
fait que l’antisémitisme ne caractérise pas uniquement l’extrême droite et b)
que les organes de la presse nationale norvégienne sont enclins à diffuser des
prises de position antisémites sous couvert de critiquer Israël. Il est
absolument indubitable qu’une critique objective et légitime de la politique de
l’Etat d’Israël ne saurait en rien être définie comme de l’antisémitisme.
Toutefois, les affirmations de Shamir ne sont ni objectives ni légitimes, et se
servir de lui comme d’un grand témoin de la véridicité dans le débat autour du
Moyen-Orient revient à inviter David Irving à la tribune d’un débat sur
l’Holocauste.
Il est effrayant de constater que certains journalistes ne
cherchent nullement à dissimuler leur haine des juifs puisqu’ils la perpétuent
de leurs propres mains, et ces exemples ne font que renforcer l’impression
qu’ont les juifs norvégiens qu’ils ne peuvent attendre des médias de notre pays
un traitement équilibré et objectif de l’information relative à Israël et au
Moyen-Orient.
18. "Le philosémitisme, c’est
du racisme" la réponse d'Israël Shamir
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Jaffa , le 18 décembre 2002 - Je
n’aime pas les philosémites, ces gens qui choisissent de lutter contre
l’antisémitisme comme s’il n’y avait pas plus urgent à faire. Dans notre monde,
tellement accablé de problèmes et de vraies souffrances, il y a quelque chose de
profondément pervers chez ces personnes qui préfèrent protéger et soutenir – non
pas les pauvres, non pas les réfugiés, non pas les opprimés – mais un groupe
fortuné, influent et entretenant des relations multiples avec les puissants de
ce monde, et activement engagé dans l’épuration ethnique de la Palestine. Le
principal chantre de ce mouvement richement doté est un juif américain,
directeur de l’Anti-Defamation League, Abe Foxman. Voici deux ans de cela, il a
été pris sur le fait en train de recevoir d’énormes sommes d'argent des mains du
super-escroc Marc Rich, un forban qui avait volé le contribuable américain avant
d’aller se mettre au vert en Suisse. Durant des années, Foxman et son
organisation ont constitué des dossiers sur des gens qui s’opposaient à
l’apartheid et ils ont vendu ces renseignements au Mossad et à l’Afrique du Sud
de Forster. Ils s’introduisaient dans leurs appartements, volaient des
documents, faisaient filer les militants de gauche en Californie. L’année
dernière, Foxman et l’Anti-Defamation League ont été condamnés par un tribunal
américain pour avoir intimidé et diffamé des parties civiles auxquelles ils
ont dû verser des millions de dollars de dommages et intérêts. Le meilleur
copain de ce Foxman est un certain Ariel Sharon, vous savez, le massacreur de
Sabra, Chatila, Qibiya et Jénine. Un livre récent, de Gordon Thomas et Martin
Dillon, ‘L’Assassinat de Robert Maxwell : Le super-espion d’Israël’, confirme
que les philosémites patentés entretiennent des liens permanents avec le Mossad,
bras armé de l’apartheid israélien, célèbre, chez vous en Norvège, pour son
crime perpétré à Lillehammer. Bref, les philosémites sont des gens douteux qui
reçoivent de l’argent d’escrocs afin d’occulter le génocide rampant des
Palestiniens.
Cela n’a rien d’étonnant, dès lors que l’emphase même mise sur
l’ « antisémitisme » ressortit au racisme caractérisé, comme s’il s’agît d’un
racisme pire que tout autre racisme envers un quelconque autre groupe humain.
Les gens qui dénoncent l’ « antisémitisme », et non le « racisme » ou les «
préjugés ethniques », ne font, en réalité, qu’affirmer qu’il y aurait quelque
chose de très spécial – et de particulièrement condamnable – dans la
discrimination à l’encontre de ce groupe humain en particulier. En d’autres
termes, ces gens-là sont racistes.
Le Norvégien moyen n’hésitera pas à vous
avouer qu’il n’aime pas les Suédois. Parfois, il se reprendra, mais ce sera pour
vous dire qu’il ne peut littéralement pas les voir en peinture. Les plus âgés
parlent ouvertement de leur haine des Allemands. Les juifs aussi : le
best-seller récent écrit par le philosémite Goldhagen qualifie tous les
Allemands de « tortionnaires volontaires au service d’Hitler ». « Tout juif doit
entretenir en son cœur une sainte haine de l’Allemand », affirme Elie Wiesel,
autre philosémite patenté. En somme, personne ne se formalise de ces
déclarations racistes ; Wiesel a même reçu le prix Nobel de la paix de
l’Académie de Norvège.
Les Allemands ne sont pas les objets exclusifs de
cette haine. Un écrivain juif, Daniel Pipes, a co-écrit une tribune, avec le
Danois Lars Hedegaard, dans le quotidien canadien National Post (le 27 août
2002), dont le propriétaire est le seigneur juif des médias Israel Asper, un
grand ami de mon pays, Israël. Dans cette tribune, ils écrivaient :
« Les
immigrés majoritairement musulmans représentent 5 % de la population, mais ils
reçoivent jusqu’à 40 % des allocations sociales. Les musulmans ne représentent
que 4 % de la population du Danemark, forte de 4,5 millions d’âmes, mais ils
représentent la majorité des violeurs prouvés dans ce pays, sujet
particulièrement sensible lorsqu’on sait que la quasi totalité des femmes qui en
sont les victimes ne sont pas musulmanes ». Je ne pense pas que l’on puisse
trouver plus raciste que ces propos, même en allant chercher du renfort du côté
du journal nazi Der Sturmer. Néanmoins, personne ne semble s’en
formaliser.
Le discours raciste sur l’antisémitisme sert à protéger le
racisme israélien. Il est désarmant de constater que certaines personnes
continuent à y prêter attention, et que leurs larmes de crocodile s’écoulent à
longueur de colonnes dans les journaux. Je me demande pourquoi le Troisième
Reich n’a pas tenté de stopper les forces alliées en affirmant qu’elles étaient
motivées par un « préjugé anti-allemand ». On imagine des soldats russes
entendant ce genre d’émission radiodiffusée à Stalingrad et laisser tomber le
fusil, de honte… Ou bien alors, se pourrait-il que le seul préjugé blâmable soit
le préjugé anti-juif ? Apparemment, c’est le cas, en ce qui concerne les
philosémites : le quotidien britannique The Guardian a écrit au sujet d’un
dirigeant raciste néerlandais que, bien qu’il abhorrât les musulmans et les
arabes, ce n’était pas un mauvais garçon, dans la mesure où il aimait les juifs.
Peut-on être plus raciste que ça ?
L’article de Christine Mohn (qui
m’attaque) est bien dans la lignée. Elle me dépeint comme « un juif ethnique qui
« se présente » comme chrétien ». A l’instar d’Adolf Hitler, elle pense que «
quand on a été juif, c’est définitif », que ce juif soit baptisé ou pas importe
peu, car il ne saurait, tout au plus, comme c’est mon cas (d’après Mme Mohn),
que « se présenter » comme chrétien . Cependant, les non-racistes sont d’un
autre avis. Un philosémite est un juif en puissance, puisqu’il considère que les
juifs sont plus égaux que d’autres. Un juif de naissance peut couper les ponts
avec l’ « ethicité juive » s’il croit en l’égalité entre tous les Hommes comme
Saint Paul, Marx et Trotsky. Sur ce point, l’Eglise et le parti communiste sont
du même avis.
C’était, de fait, la vision qu’avait de cette question Abram
Leon, un jeune partisan de Trotsky, qui périt à Auschwitz en 1944. Dans son
livre capital, ‘La Question juive : une interprétation marxiste’ (je suis
reconnaissant à Noam Chomsky de m’avoir fait découvrir cet auteur), ce
communiste d’origine juive décrit les juifs comme un « peuple-classe »,
historiquement voué à l’exploitation des autres hommes (les non-juifs, ndt). «
Un homme d’origine juive a toujours la possibilité de laisser tomber « les juifs
» et de rejoindre la commune humanité », a écrit ce Leon.
Mais Mme Mohn
ignore absolument tout du judaïsme. Elle écrit : « Le phénomène de l’élection,
tel qu’on le connaît dans la tradition juive, n’a rien à voir avec la proximité
avec Dieu ou la supériorité (des juifs) par rapport aux non-juifs ». Nous ne
demandons qu’à la croire, mais nous ne pouvons que croire aussi ce qu’affirmait
un grand rabbin d’Israël aujourd’hui décédé, le plus grand défenseur du judaïsme
contemporain, le rabbin Kook, lorsqu’il écrivait : « La différence entre une âme
juive et une âme non-juive est plus importante et profonde que celle qui existe
entre une âme humaine et l’âme d’une vache » [1].
Les philosémites attendent
de nous que nous « parlions (seulement) en bonne part » de la judaïté et, sinon,
« que nous nous taisions ». Mais c’est là la prérogative des seuls morts. Dans
le discours contemporain, nous évoquons librement les insuffisances de l’islam
et du christianisme, du capitalisme et du communisme, et de fait, on devrait
pouvoir critiquer tout autant le judaïsme. Ce ne serait en rien tenir un
discours raciste : les premiers détracteurs de la judaïté sont des gens
d’origine juive, de Karl Marx à Israel Shahak. Il ne s’agit là pas plus d’un
discours de droite : la Première Internationale, celle de Marx, a condamné,
après un débat long et animé, tout autant les philosémites que les
antisémites.
Les racistes sont souvent insupportables et stupides. Et il est
de fait que Christine Mohn a réussi brillamment à concocter un article plein de
fiel, qui prouve son incapacité à lire et à comprendre mon article. Ainsi, elle
écrit : « La chose la plus importante dans le programme politique de Shamir
consiste à affirmer que la meilleure définition qu’on puisse donner des juifs
est de dire qu’ils sont les assassins du Christ », alors que c’est exactement le
contraire que j’ai écrit : « Il ne saurait y avoir de culpabilité collective
survivant au passage de nombreuses générations. Les juifs ne doivent pas plus
être condamnés pour avoir mis à mort Jésus Christ que les Français ne doivent
l’être pour avoir envoyé Jeanne d’Arc au bûcher. » [2] Ses autres allégations, à
l’encan, sont tout aussi erronées.
Pour conclure, j’aimerais citer un penseur
socialiste américain, Dave Kersting : « Nous devrions nous sentir offensés par
cette focalisation dramatique sur l’antisémitisme – en des temps où des horreurs
racistes CARACTERISEES sont en train d’être perpétrées contre la population
non-juive de Palestine, qui subit la suprématie ethnique NON
DISSIMULEE des sionistes. Cet intérêt tout à fait exagéré pour je ne sais
quel « antisémitisme » est l’arme principale utilisée par la violence ethnique
REELLE, à notre époque, dans notre monde. »