1. Les alliances douteuses
des inconditionnels d’Israël - Au nom du combat contre l’antisémitisme
par Dominique Vidal
in Le Monde Diplomatique du mois de décembre
2002
"Peut-on critiquer la politique
palestinienne du gouvernement israélien et lui opposer les principes du droit
international sans passer pour antisémite ? C’est la question que pose la
campagne de harcèlement des médias menée depuis des mois par les inconditionnels
du général Sharon. Une étrange alliance d’intellectuels issus de l’extrême
droite et de la gauche recourt à tous les moyens – y compris les procès – pour
disqualifier, voire écarter, les journalistes qui s’efforcent de rendre compte
honnêtement du conflit israélo-palestinien." Dominique
Vidal
Ce devait être un colloque scientifique, au cours
duquel des spécialistes israéliens, palestiniens et français débattraient des «
Médias entre rationalité et émotion ». En fait, Nice fut, du 9 au 11 novembre
2001, le théâtre d’un procès en sorcellerie. Accusés, deux journalistes de
l’Agence France Presse (AFP), un ex-correspondant de Libération à Jérusalem
ainsi qu’un journaliste du Monde diplomatique, plus – par contumace – un couple
de chercheurs, presque tous d’origine juive. Procureurs, Alexandre Del Valle,
les universitaires Frédéric Encel et Jacques Tarnero, et le journaliste Maurice
Szafran (Marianne). Les organisations juives assuraient la claque, plus inspirée
par le général Ariel Sharon que par feu Itzhak Rabin…
Avec le recul, cet
épisode fait figure de banc d’essai de la contre-Intifada que les
inconditionnels d’Israël ont développée depuis à grande échelle. Ceci explique
sans doute cela : L’Express [1] venait alors de publier un impressionnant
sondage de la Sofres. Si les Français y expriment plus de sympathie pour Israël
(44 %) que pour la Palestine (32 %), ils ne croient plus que les Palestiniens
portent la responsabilité exclusive de l’échec du sommet de Camp David,
préférant renvoyer les deux parties dos à dos (75 %). Sur Jérusalem, ils se
sentent plus proches des positions israéliennes que des Palestiniens (25 %
contre 17 %), mais c’est l’inverse sur les colonies (15 % contre 36 %) et même
sur le « retour en Israël des réfugiés » (18 % contre 27 %). Et 83 % se
prononcent pour la coexistence de deux Etats. Enfin, 61 % jugent la politique
française « équilibrée », 12 % trouvant qu’elle soutient trop les Israéliens et
6 % les Palestiniens. Jamais les sharonistes n’ont été aussi
isolés.
« Ce n’est pas Le Pen notre ennemi
»
Président de France-Israël, l’amiral Michel Darmon
l’affirme ingénument : « Depuis dix ans, la communauté juive s’est trompée de
combat. Ce n’est pas Le Pen notre ennemi, mais la politique étrangère de la
France [2]. » Peser sur cette dernière implique toutefois de regagner du terrain
perdu dans l’opinion. Ce qui suppose la reconquête des médias, car – assure la
journaliste Elisabeth Schemla – « en deux ans, Sharon a perdu une bataille
quasi-planétaire : celle de la communication [3]. » Mais comment enrégimenter
dans cette bataille le maximum de juifs de France ?
« Ces gens misent sur
l’idée de la menace existentielle, qui fait directement référence à la Shoah,
répond Sylvain Cypel, journaliste au Monde [4]. A l’époque, face à la barbarie
nazie, les résistants juifs – sionistes de gauche ou de droite, communistes et
bundistes [5] – ne pouvaient que s’unir. Actuellement, la conviction que
l’existence même d’Israël est en danger doit amener à resserrer les rangs de la
communauté et à délégitimer les voix discordantes. » Cette union sacrée
s’enracine dans l’angoisse suscitée par les insupportables attentats-kamikazes
en Israël et les non moins odieuses agressions antijuives en France – comme, en
arrière-plan, par la crise d’identité du judaïsme [6]. Ces périls, certains
prétendent les combattre en forgeant une étrange alliance entre des
intellectuels d’extrême droite et d’autres originaires de la gauche – un
concubinage contre-nature fondé sur le ralliement des seconds au premiers. Au
nom de la lutte contre l’islamisme, assimilé à l’islam et au terrorisme, contre
lequel le président George W. Bush a déclenché sa folle croisade.
L’exemple
vient de haut. Président du Conseil représentatif des institutions juives de
France (CRIF), M. Roger Cukierman qualifia le score de l’extrême droite, lors de
l’élection présidentielle, de « message aux musulmans leur indiquant de se tenir
tranquilles [7] ». Comme en écho, M. Bruno Mégret déclara cet été : « Face à
l’intégrisme islamique, nous partageons des inquiétudes communes avec les
organisations représentatives des juifs de France [8]. »
Commentaire d’une
revue néofasciste : « Ce repli communautaire [des juifs] s’accompagne
inévitablement d’un discours raciste, souvent primaire, à l’encontre des Arabes.
Ainsi, de plus en plus de passerelles sont tendues en direction de certains
intellectuels proches de la droite radicale, réputés pour leur anti-islamisme,
comme Alexandre Del Valle. Ceux-ci, contre un strict alignement sur les
positions sionistes, se voient alors conviés à toutes sortes de colloques
regroupant les institutions juives (…) et invités à de nombreuses émissions de
radio et de télévision. On a même vu apparaître un site web ultraraciste
s’intitulant « SOS-racaille » (…) piloté par des organisations sionistes comme
le Betar. Après avoir lutté violemment contre tous les mouvements d’extrême
droite depuis trente ans, voilà que ces milices sionistes leur font désormais
les yeux doux. On croit rêver [9] ! »
Alexandre Del Valle est en effet devenu
la coqueluche de certaines organisations juives. Et pourtant, Marc d’Anna – son
vrai nom, sous lequel il a signé de nombreux articles – a longtemps écrit et
parlé pour les groupes d’extrême droite et catholiques intégristes [10]. Devenu
chevènementiste le temps d’une campagne, avant de se porter candidat à la
vice-présidence de l’Union pour la majorité présidentielle (UMP), a-t-il
vraiment renié les délires de ses mouvances d’origine lorsqu’il écrit : « Nous
avons affaire au troisième grand totalitarisme, et à un mouvement de fond
mondial et durable, dont l’ambition est de soumettre la planète à l’islamisme,
après avoir instauré une guerre des civilisations et des religions [11] »
?
Dans la même veine, M. Jacques Kupfer, président du Likoud-France (sic) et,
depuis juin, du Likoud mondial, qualifie les Palestiniens de « horde de barbares
» et de « squatters arabes en Eretz Israël ». « On ne peut plus vivre avec eux
si tant est qu’ils aient le droit de vivre », ose-t-il affirmer, avant de prôner
leur « transfert ». « Encore faut-il, conclut-il, ne pas rater les occasions
comme nous l’avons malheureusement fait en 1948 ou en 1967 [12]. »
L’ennemi
de mon ennemi est mon ami, dit l’adage. Voilà que Pierre-André Taguieff accuse
pêle-mêle de « judéophobie » islamistes, antisionistes, gauchistes,
altermondialistes et – air connu – juifs en proie à la haine d’eux-mêmes.
Ex-chargé de mission auprès de M. Laurent Fabius à Matignon, Jacques Tarnero
brode sur « l’habillage neuf, relooké des mots du progressisme, qui donne à la
vieille passion antijuive une saveur acceptable, presque vertueuse [13] ». Et,
Alain Finkielkraut lâche : « Autrefois, Sartre disait : ‘Tout anticommuniste est
un chien’. Aujourd’hui, de Télérama au Monde diplomatique, on dirait : ‘Tout
juif sioniste est un chien », « Tout juif non antisioniste est un chien », ce
qui revient à dire : ‘Tout juif est un chien, sauf Rony Brauman’ [14]. »
Pour
Staline, la fin justifiait les moyens. Apparemment, il ne manque pas d’émules
parmi les fanatiques de M. Sharon, qui ont créé des dizaines de sites Internet,
souvent scandaleux. L’un d’eux « rectifie » des dépêches de l’AFP, remplaçant –
entre autres – l’expression « territoires occupés » par « Eretz Israël
occidentale », qualifiant les Palestiniens de « nuisances » et leur assassinat
de « neutralisation »…
Le site la Mena excelle dans la dénonciation de
journalistes. A l’extrême droite, outre SOS-racaille, Amisraelhai.org appelait à
« boycotter toutes les vermines antijuives », y compris des juifs « renégats »
marqués d’une étoile de David et promis à « un bon coup de batte de base-ball
sur la mâchoire [15] ». Un conseil que le Betar et la Ligue de défense juive,
liée au parti Kach, interdit en Israël, n’avaient pas attendu : la longue liste
des agressions qu’on leur impute s’est enrichie lors de la manifestation du
CRIF, le 7 avril 2002, quand 400 à 500 personnes – selon le préfet de police –
attaquèrent le cortège de La Paix maintenant, poignardèrent un commissaire et
ratonnèrent allègrement…
D’autres militants manifestent devant des médias «
ennemis », comme l’AFP, Libération ou France 2. Rue Claude-Bernard, ils ont
badigeonné Le Monde = antisémite » et « Plantu = nazi ». Certains se
spécialisent dans le harcèlement par lettres ou mels : « Après certains
articles, j’en reçois de dix à cinquante par jour, dont les deux tiers
d’insultes et de menaces, souvent en des termes identiques, dont orchestrés »,
témoigne Sylvain Cypel. Qui raconte aussi comment, interviewé par la Télévision
juive française (TFJ) sur ses révélations concernant un réseau d’espionnage aux
Etats-Unis, confirmées depuis par le quotidien Yediot Aharonot, il eut la
surprise de voir sa « performance » commentée ensuite, à l’antenne, hors de sa
présence, par un psychologue chargé de révéler son « profil » de juif haineux de
soi !
Six procès en six mois… tous
perdus
Mais le dernier chic, c’est le procès. Champion
toute catégorie, Gilles-William Goldanel, président d’Avocats sans frontière
(qui, contrairement à l’association éponyme, ne s’intéresse guère au
tiers-monde), ne craint pas le grand écart : auteur du Nouveau bréviaire de la
haine [16] (antijuive), il n’a pas hésité à défendre le bréviaire de la haine
(antimusulmane) d’Oriana Fallaci. Au total, le tableau de chasse des avocats
ultrasionistes compte six procès en six mois, tous perdus…
Pourquoi
transformer les médias en boucs émissaires, responsables des violences
antisémites ? Pour contraindre les journalistes à l’autocensure, et leurs
patrons à la censure ? Une étude minutieuse montrerait qu’ici ou là, la prudence
tempère désormais la quête de vérité. Ainsi Libération a publié plusieurs
enquêtes sur l’antisémitisme des jeunes Beurs, mais aucune sur le racisme
anti-arabe parmi certains jeunes juifs français. Cependant, les manipulateurs
espèrent plus, cette fois : la tête de certains professionnels, jugés
particulièrement dangereux.
« Certains veulent me faire virer, et ils ne s’en
cachent pas », confie Charles Enderlin. En Israël, menacés durant la première
année de l’Intifada, le correspondant de France 2 et les siens durent déménager.
Et voilà qu’à Paris des centaines de manifestants se sont rassemblés devant le
siège de France Télévision pour lui remettre le « prix Goebbels ». Son crime ?
Avoir témoigné de la mort du petit Mohamed Al-Doura dans les bras de son père.
Depuis que le général Giora Eiland a reconnu l’origine israélienne du tir [17],
la Mena ne savait qu’inventer : faute d’avoir pu prouver que le feu provenait
des positions palestiniennes, elle assure que l’enfant serait… vivant ! « Cette
affaire n’est qu’un prétexte, conclut Enderlin. Ces gens ne supportent pas qu’un
journaliste franco-israélien fasse son travail honnêtement. D’ailleurs, jamais
personne n’ a porté plainte contre moi. »
Producteur et animateur de
l’émission « Là-bas si j’y suis », sur France Inter, Daniel Mermet sort blanchi
de deux procès intentés par l’association de Me Goldanel, la Ligue
internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) et l’Union des
étudiants juifs de France (UEJF). D’abord accusé d’antisémitisme pour des
messages d’auditeurs critiquant fortement la politique du gouvernement
israélien, Mermet a fait reconnaître au tribunal que les émissions incriminées
exprimaient « certaines préférences », mais « indépendamment de toute
considération raciale ». La seconde affaire relevait du grotesque : les
plaignants poursuivaient pour « provocation à la haine raciale » la rediffusion
d’une série d’émissions de 1998… grâce auxquelles, pourtant, l’ancien médecin
nazi d’Auschwitz Hans Münch, acquitté après la guerre, avait été enfin condamné
!
Victorieux, Mermet s’avoue pourtant blessé – au point d’écrire un livre
intitulé Salir un homme. Car il a vécu cette double épreuve comme « une
tentative d’assassinat moral. Et professionnel : la première démarche de ces
gens auprès de la direction de Radio France atteste qu’ils entendaient me faire
virer ». Pourquoi ? « Dans un univers médiatique dépourvu d’esprit critique, mon
émission offre un point de repère. Il fallait donc nous tailler un costard «
antisémite de gauche ». Mais la justice a tranché. « Même battus, mes
persécuteurs intimident les journalistes. A preuve, la toute petite couverture
de ces procès. Une attaque aussi carabinée contre la liberté d’expression
exigeait une formidable levée de boucliers. » Reste que le site
labassijysuis.org a recueilli 22 000 signatures - plus 5 000 par lettres –
au bas de la pétition en faveur de Mermet…
Autre cible privilégiée : Pascal
Boniface, le directeur de l’Institut de recherches internationales et
stratégiques (IRIS). Dans une note adressée à la direction du Parti socialiste,
puis dans une tribune du Monde [18], il met en garde la « communauté juive »
contre le risque de voir se créer une « communauté d’origine arabe et/ou
musulmane » organisée, sachant que la seconde représenterait dix fois plus de
mandants potentiels… « Il serait donc préférable pour chacun de faire respecter
des principes universels et non le poids de sa communauté. »
Maladroitement
formulée, mais de bon sens, cette réflexion lui vaut une véritable persécution.
L’ambassadeur d’Israël en personne le cloue au pilori [19]. Me Goldnadel –
toujours lui – et Clément Weil-Raynal, président de l’Association des
journalistes juifs de la presse française (sic), appellent les membres du
conseil d’administration de l’IRIS à démissionner, sans guère de succès. Début
novembre, certains exigeront même – vainement – sa démission. Jean-François
Strouf, du Consistoire de Paris, s’en mêle, attribuant à Boniface la défaite du
candidat Jospin ! Dans le droit-fil de sa récente radicalisation, L’Arche
consacre trois pages à « Docteur Pascal et Mister Boniface ». Valeurs actuelles
voit dans sa démarche la « clé des agressions [20] ». Pour ne rien dire de la
tentative de cabale montée contre lui au sein du Parti socialiste, où sa note
avait été bien accueillie au plus haut niveau… « Me traiter d’antisémite est
ignoble. Et dangereux, ajoute Boniface – allusion aux menaces de mort reçues. Ce
qui est incroyable, c’est le décalage entre mes écrits et ces attaques. J’ai
l’impression d’être victime d’une fatwa. »
Alexandra Schwartzbrod a pris ses
fonctions de correspondante de Libération à Jérusalem juste avant la seconde
Intifada. Elle a dû apprendre vite – « et bien », précise Enderlin. Pourtant,
elle va regagner Paris ce mois-ci. Gênés, ses collègues font état de « problèmes
politiques et professionnels ». Coïncidence ? La Mena l’accusait
systématiquement depuis janvier 2002 d’incitation à la haine ethnique » et de «
propagande anti-israélienne », jusqu’à ce que, le 14 juillet, une dépêche
claironne : « Alexandre Schwartzbrod s’en va ! Ce sont nos amis à Libération qui
nous ont confirmé la rumeur avec une satisfaction certaine. » Et de raconter par
le menu les discussions internes qui aboutirent au rappel de la correspondante
et à son remplacement…
Diffamez, diffamez, il en restera toujours quelque
chose. Conformément au vieil adage, le cocktail de calomnies et de propagande
dont les organisateurs de cette campagne ont régalé maints journalistes a bien
sûr laissé des traces. Sans pourtant tromper l’opinion, au contraire : selon un
sondage inédit, d’octobre 2000 à avril 2002, la « sympathie » est passée pour
les « positions israéliennes » de 14 % à 16 % et pour les « positions
palestiniennes » de 18 % à 30 % [21]. En cas de conflit militaire, 31 % des
sondés en attribueraient la responsabilité aux autorités israéliennes (contre 20
% en octobre 2000), et 12 % aux autorités palestiniennes (contre 14 %). Enfin,
47 % jugent l’attitude des médias « objective » (56 % en octobre 2000), 16 % «
trop favorable aux positions israéliennes (contre 9 %) et 14 % « aux positions
palestiniennes » (contre 9 %).
Cinglant, cet échec provoque d’ailleurs de
premières hésitations. Lors de la provocation contre Charles Enderlin, le CRIF
s’est démarqué de ses ultras. Dans le nouveau procès, intenté cette fois à Edgar
Morin, Danielle Sallenave et Sami Naïr, Me Goldnadel doit se passer de la Licra
et de l’UEJF. Un temps en pointe dans la dénonciation des intellectuels juifs
critiques [22], Marianne est revenue à plus de raison. Les démocrates, les
hommes de gauche juifs auraient-ils enfin compris qu’ils ne peuvent plus, au nom
de la lutte contre l’antisémitisme, cautionner l’idéologie et les agitateurs de
l’extrême droite ? Il est temps en tout cas d’en finir avec cette situation où –
pour citer la Lettre ouverte aux juifs de France [23] de M. Elie Barnavi – « les
extrémistes clament leur extrémisme, sans doute parce qu’ils en sont
inconscients. Les autres, c’est-à-dire l’immense majorité, chuchotent
».
[Accompagnant une reproduction du tableau du peintre orientaliste anglais
Edward Lear : « Masada et la mer Morte » (1885), ainsi légendée : « Sur la
colline de Masada, le 3 mai 72 (ou 73) après J. C., 960 hommes, femmes et
enfants juifs préférèrent se suicider plutôt que de se rendre aux Romains. », le
Monde diplomatique cite cet extrait d’un article de Maxime Rodinson dans le
Monde des 4 et 5 juin 1967 :
« S’il est une tradition de l’histoire juive,
c’est celle du suicide collectif. Il est permis aux purs esthètes d’en admirer
la farouche beauté. Peut-être, comme Jérémie à ceux dont la politique aboutit à
la destruction du premier Temple, comme Hohanan Ben Zakkaï à ceux qui causèrent
la ruine du deuxième, peut-on rappeler qu’il est une autre voie, si étroite que
l’aie rendue la politique passée. Peut-on espérer que ceux qui se proclament
avant tout des bâtisseurs et des planteurs choisiront cette voie de la vie ?
»]
- Notes :
[1] : 8 novembre 2001.
[2] : Témoignage chrétien, Paris, 6 juin
2002.
[3] : Le Figaro, Paris, 23 septembre 2002.
[4] : Les citations non
référencées sont extraites d’entretiens réalisés au cours de cette
enquête.
[5] : Le Bund, né en Russie, dans la clandestinité, en 1897, est une
formation juive socialiste non sioniste.
[6] : Lire « Les juifs de
France en quête d’identité », Le Monde diplomatique, août 2002.
[7] :
Haaretz, Tel-Aviv, 22 avril 2002. Dans le même numéro, Pierre-André Taguieff dit
de Jean-Marie Le Pen : « Personne n’a jamais été capable de l’identifier sans
équivoque comme un antisémite. »
[8] : Le Parisien, Paris, 28 août
2002.
[9] : Jeune Résistance, Paris, n° 25, hiver 2001.
[10] : Lire René
Monzat, « L’étonnant parcours d’Alexandre Del Valle », Ras l’Front, Paris, avril
2002.
[11] : Le Figaro, 16 octobre 2002. Voir Le Totalitarisme islamiste à
l’assaut des démocraties, Editions des Syrtes, Paris, 2002.
[12] : Editorial
de la radio Arouts 7, 11 août 2002. Consulter le site www.a7fr.com[13] : Le Figaro, 16 janvier
2002.
[14] : Intervention à la journée « Le sionisme face à ses détracteurs
», Paris, 13 octobre 2002. Alain Finkielkraut a par ailleurs, comme Alexandre
Adler, témoigné à charge contre Daniel Mermet.
[15] : Cf. Le Monde, 23 août
2002.
[16] : Ramsay, Paris, 2001.
[17] : Haaretz, 25 janvier 2002.
[18]
: Le 4 août 2001.
[19] : Le Monde, 8 août 2001.
[20] : 7 décembre
2001.
[21] : Enquête BVA pour la Revue d’études palestiniennes.
[22] :
Voir notamment les numéros du 5 novembre 2001 et du 28 janvier 2002.
[23] :
Sock-Bayard, Paris,
2002.
2. Un plan pour déstabiliser
les Saoud par Jean-Pierre Perrin
in Libération du jeudi 5 décembre
2002
Un rapport américain encourage la sécession d'une
province pétrolière.
Circulant au plus haut niveau dans les
milieux officiels à Washington, un rapport fait peur aux dirigeants saoudiens.
Après le renversement de Saddam Hussein et la mise sous tutelle de l'Irak, il
prône la sécession de la province du Hasa (est du royaume) qu'il encourage
froidement. Cette région n'est pas seulement la plus riche province pétrolière
de l'Arabie Saoudite. Elle est aussi très majoritairement peuplée d'Arabes
chiites qui ont peu de goût pour la monarchie wahhabite et qui se révoltèrent
même contre elle en 1979, à l'instigation de l'Iran. Le démembrement complet de
l'Arabie Saoudite est aussi envisagé : les lieux saints de La Mecque et Médine
se verraient confiés aux Hachémites qui, en tant que descendants du
Prophète, bénéficient d'une légitimité qui fait défaut à la dynastie des Saoud.
Poussant très loin l'indélicatesse à l'égard de leur allié saoudien, les
Américains n'ont pas hésité à faire travailler sur ce sujet brûlant un...
chercheur israélien de l'université Bar Ilan à Tel Aviv.
Don princier. Depuis
le 11 septembre 2001, ce n'est pas le seul signe d'hostilité manifeste témoigné
par les Etats-Unis à l'égard de Riyad. Le 10 juillet, Laurent Murawiec, expert à
la Rand Corporation, un influent institut de recherches, déclarait au beau
milieu d'une réunion du Defense Policy Board (Bureau sur la politique de
défense) au Pentagone : «Les Saoudiens sont très actifs à tous les niveaux de la
chaîne de la terreur, des planificateurs aux financiers, des cadres aux
militants, des idéologues aux leaders. [...] L'Arabie Saoudite soutient nos
ennemis et attaque nos alliés.» La semaine dernière, Newsweek révélait que des
dons charitables, d'un montant de 130 000 dollars (environ autant d'euros), de
la princesse Haïfa al-Fayçal, épouse de l'actuel ambassadeur saoudien à
Washington, le prince Bandar ben Sultan, avaient échoué dans les mains
d'acolytes des deux pirates de l'air saoudiens impliqués dans les attentats du
11 septembre. A Riyad, cette attaque a été jugée particulièrement hostile : la
princesse est la fille de l'ex-roi Fayçal et son mari l'homme clé, depuis des
années, des relations américano-saoudiennes.
Face à cette campagne de
dénigrement sans précédent, menée notamment par Richard Perle, directeur du
puissant Defense Policy Board du Pentagone, le royaume s'est trouvé dans
l'obligation de lancer une vaste campagne de relations publiques qu'il a confiée
au cabinet de lobbying Patton-Bogg. Mardi, il faisait proclamer depuis
Washington par Adel al-Joubeir, conseiller diplomatique du prince héritier
Abdallah, le renforcement de la réglementation et le contrôle financier des
organisations caritatives islamiques. Ont aussi été annoncées la création d'une
unité de renseignement financier au sein de la banque centrale et des
différentes banques privées saoudiennes, ainsi que la relance de la Commission
antiterroriste conjointe avec les Etats-Unis.
Naïveté. Faisant écho aux
déclarations de la Maison Blanche, qui jugeait que les dirigeants saoudiens
pouvaient faire plus en matière de lutte antiterrorisme, le même conseiller
reconnaissait que «par le passé», ils avaient pu être «naïfs» : «Nous n'avions
pas de moyens de contrôle adéquats sur toutes nos donations. En conséquence de
quoi, certains ont pu profiter de notre charité et de notre générosité.» Il a
aussi dénoncé les «critiques sévères et scandaleuses, qui frôlent la haine»
lancées contre le royaume, affirmant qu'Oussama ben Laden avait fait exprès
d'utiliser une majorité de Saoudiens pour commettre les attentats du 11
septembre afin de nuire à l'image de son pays aux Etats-Unis : «Quand on regarde
qui étaient les pilotes, ils venaient du Liban, des Emirats, d'Egypte et
d'Arabie Saoudite. Quand on regarde les [pirates] à l'arrière des avions, ils
étaient tous Saoudiens [...]. Pourquoi a-t-il fait cela ? Pour donner un visage
saoudien à cette opération et créer le doute dans l'esprit des Américains et
aussi pour enfoncer un coin entre nos deux pays. Et vous savez quoi, il a
presque réussi, a-t-il ajouté. S'il est mort, il doit rire dans sa tombe. S'il
est vivant et assis dans une grotte, il doit faire de même.»
Mais ce que le
pouvoir saoudien tait, c'est qu'il a dû accepter le retour de centaines de ses
ressortissants membres d'Al-Qaeda, fuyant l'Afghanistan et dont il craignait la
capacité de nuisance. Ils ont été dispersés aux quatre coins du pays avec
l'obligation de se tenir tranquille. En fait, si la famille royale veut tenter
de redresser des relations fortement remises en cause, elle n'aura pas la partie
facile. Car, si les Etats-Unis estiment qu'elle n'en fait pas assez, la
population, viscéralement antiaméricaine, juge qu'elle en fait trop. Une boutade
qui circule dans certains milieux proche-orientaux le dit bien : «En Arabie, il
n'y a que 50 % du peuple qui soit antiaméricain parce que les cinquante autres
sont pour Ben Laden.»
«Aucune assistance». Récemment, les oulémas du royaume
ont publié dans la presse une déclaration dans laquelle ils mettent en garde
contre l'émiettement de la souveraineté des Etats musulmans. Même si Washington
n'est désigné qu'indirectement, une telle initiative a reçu l'aval des
autorités. «De plus, souligne Elie Kheir, chercheur à l'Ecole des hautes études
en sciences sociales, il ne se passe guère une semaine sans qu'il y ait un
attentat en Arabie, au Yémen ou au Koweït [cinq depuis octobre, ndlr], car c'est
le seul moyen d'expression qui existe sur le terrain.»
Dans ce contexte, le
régime n'a pas encore décidé s'il permettrait aux Etats-Unis d'utiliser ses
bases en cas d'attaque de l'Irak. En octobre, le prince Sultan, ministre de la
Défense saoudien, assurait que son pays n'apporterait «aucune assistance» aux
forces américaines. Depuis, un débat s'est fait jour au sein de la famille
royale et les déclarations sont plus nuancées. On est loin de la Turquie qui,
pourtant dirigée par un gouvernement islamiste, a donné, mardi, son accord à
l'utilisation de ses bases.
3. Moshé Ya'alon, un chef
d'état-major en campagne par Pierre Prier
in Le Figaro du mercredi 4
décembre 2002
Le chef d'état-major israélien, le général Moshé
Ya'alon, semble avoir décidé de peser sur la campagne électorale. Pour le
principal responsable militaire, négocier avec les Palestiniens sans un arrêt
complet de la violence serait une erreur. Evacuer dans la même condition la plus
petite des colonies ressemblerait à une reddition. Le général assure donner un
avis purement militaire, mais il condamne ainsi le programme du candidat
travailliste aux élections législatives du 28 janvier prochain.
«Procéder
vers des négociations alors que le terrorisme est en cours équivaudrait à une
victoire des Palestiniens», a déclaré le général Ya'alon devant la conférence
annuelle d'Herzliya, qui rassemble hommes politiques et analystes israéliens et
étrangers sur le thème du «nouveau paysage stratégique». Le chef d'état-major a
rejeté l'idée d'une évacuation de Netzarim, la plus petite et la plus isolée des
colonies de la bande de Gaza : «Dans cette hypothèse, nous agirions sous la
pression du terrorisme. Et nous devrions ensuite payer un prix très élevé pour
cela».
Le candidat travailliste Amram Mitzna, lui-même ancien général, a
promis d'évacuer sans condition toutes les colonies de la bande de Gaza, où
quelque 7 000 Israéliens vivent retranchés sous la protection de l'armée au
milieu de 1,1 million de Palestiniens. Il souhaite offrir aux Palestiniens de
reprendre sans condition les négociations.
Le premier ministre sortant, Ariel
Sharon, a durci sa campagne électorale en affirmant hier que le terrorisme
servait aux Palestiniens d'outil pour faire voter Mitzna. «Le terrorisme est
devenu un moyen de la campagne pour inciter des partis à former un gouvernement
qui fera des concessions très larges, que pour notre part nous ne ferons
jamais», a déclaré Ariel Sharon.
4. Bethléem s'apprête à fêter
Noël sous couvre-feu par Valérie Féron
in 24 heures (quotidien
suisse) du mardi 3 décembre 2002
BETHLEEM - Dans la ville réoccupée,
le moindre geste quotidien prend des allures de dangereux défi pour la
population.
«Attention ! ils arrivent», crie mi-apeurée, mi-souriante Hanine
à ses camarades en les poussant à l'intérieur de la basilique de la Nativité.
«Ils», ce sont les soldats israéliens qui, en ce dimanche matin, patrouillent en
char et en jeep, criant «Mamnou at tajawal» (interdiction de sortir). Ces jeunes
Palestiniennes ont décidé de braver le couvre-feu pour aller à la messe et en
profiter de voir leurs amis, du moins ceux qui auront réussi à sortir de chez
eux. Les musulmans, en cette période de ramadan, jouent eux aussi à cache-cache
avec l'armée pour se rendre à la mosquée d'Omar, située en face de la basilique,
les chars israéliens s'étant réinstallés, comme en avril dernier, sur la place
de la Mangeoire qui sépare les deux lieux de culte de nouveau interdits aux
fidèles.
Eternel
recommencement
Tout en reconnaissant que la tension est moins vive
que lors du siège d'avril, les habitants estiment que la «situation est bien
plus difficile». Michel Nasser, directeur du Peace Center - construit sur la
place de la Mangeoire pendant la période d'Oslo -, explique que, suite au
retrait israélien d'août dernier, «nous avons eu un répit, même si l'armée était
toujours à nos portes et procédait à des incursions et des arrestations. On
pouvait sortir, respirer un peu. Nous sentions que les Israéliens attendaient la
moindre occasion pour réoccuper la ville et, là, c'est fait.» Un sentiment
d'éternel recommencement qui rend amères les populations dont le moindre geste
quotidien est redevenu, comme dans les autres villes palestiniennes, un
défi.
Au marché de la vieille ville, Ahmed, marchand de légumes, est l'un des
rares commerçants à avoir ouvert son magasin: «Les soldats sont venus me voir,
raconte-t-il. Ils voulaient que je ferme. Je leur ai répondu qu'ils pouvaient
m'arrêter ou me tuer s'ils le voulaient, mais que je n'avais pas le choix: je
dois vivre et mes marchandises ne se conservent pas!»
Désespoir et colère
Désespoir et colère sont accompagnés d'une
accoutumance à la situation. C'est ainsi que des enfants, profitant de l'absence
de circulation, s'approprient fréquemment une des artères principales de la
ville, menant au camp de réfugiés de Deishe, pour faire du vélo entre deux
passages de chars. Des amas de détritus envahissent de nouveau les rues et l'on
a presque oublié l'allure qu'avait prise la ville de la Nativité pendant la
période intérimaire, habillée à neuf en prévision notamment du Jubilé de l'an
2000, l'infrastructure notamment touristique ayant été ravagée par les
réoccupations successives.
Déjà privés des fêtes de Pâques, les chrétiens de
la ville, comme ceux de l'ensemble des territoires palestiniens, s'attendent à
un Noël bien triste. L'an dernier, les festivités avaient été annulées, en
dehors des offices religieux, et Israël avait interdit au président Arafat de
quitter Ramallah pour assister à la messe de minuit, comme il en avait pris
l'habitude depuis 1995, date du premier Noël à Bethléem sous souveraineté
palestinienne. Une période qui semble désormais bien lointaine.
5. Mombasa : la double
instrumentalisation par Richard Labévière
éditorial diffusé sur
l'antenne de Radio France Internationale (RFI) le lundi 2 décembre
2002
Deux attentats, le même jour, dans deux continents différents. Le
double attentat de Mombasa et l'attaque d'un bureau de vote du Likoud sont-ils
suffisants pour conclure qu'il s'agit de la même guerre, des mêmes auteurs et de
la même menace ?
Pour le premier ministre israélien Ariel Sharon, la réponse
ne fait aucun doute. Il a déclaré ce week-end qu'il y a, bel-et-bien, une
continuité entre ces différentes attaques qui émanent toutes, selon lui, du
«terrorisme arabe» qui ne vise pas les Israéliens mais les Juifs : «jeunes et
vieux, femmes et enfants, seulement parce qu'ils sont juifs», a répété Ariel
Sharon.
Cet amalgame simpliste n'est pas une première puisqu'au lendemain des
attentats du 11 septembre 2001, le même Ariel Sharon qualifiait Yasser Arafat
«de double, d'égal et de frère d'Oussama Ben Laden». Un mois après les attentats
anti-américains, une équipe de Radio France Internationale (RFI) rencontrait
Yasser Arafat à Gaza. Le vieux chef palestinien racontait, alors, comment
Oussama Ben Laden l'avait condamné à mort, au lendemain de la signature des
accords d'Oslo.
Par ailleurs, le président palestinien précisait qu'il avait
mis en garde, à de multiples reprises, les autorités américaines sur les dangers
de la politique menée par Washington en Asie centrale. politique de soutien et
d'instrumentalisation d'islamistes internationalistes dont des religieux
palestiniens farouchement opposés à l'Autorité palestinienne et à toute espèce
de médiation politique dans le conflit proche-oriental.
Cela dit, une «Armée
de Palestine» s'est néanmoins attribuée le double attentat de Mombasa. En
matière de terrorisme, la revendication, c'est tout un art. Il convient de
soigner le libellé, de choisir le média et le médium, et surtout, le lieu.
En
choisissant Beyrouth, les vrais responsables de Mombasa poursuivent un double
objectif : récupérer les milliers de réfugiés palestiniens qui croupissent dans
des camps du Liban-Sud, et impliquer les chi'ites libanais, puisque la
revendication est parvenue au siège de la télévision du Hezbollah; une façon
habile de jeter le discrédit sur l'organisation du cheikh Nazrallah qui
travaille, depuis plusieurs années, à la mutation du Hezbollah en force
politique, à l'intégration de ses partisans à la vie parlementaire et nationale
libanaise.
Les services israéliens, qui sont installés au Kenya depuis des
années, savent parfaitement que le double attentat ne peut, lucidement, être
attribué à des organisations palestiniennes, et qu'il faut enquêter en direction
des filières affairo-islamistes qui relint la Corne de l'Afrique à l'Asie du
Sud-Est.
Les services israéliens savent aussi parfaitement que toutes les
tentatives d'intégration d'organisations palestiniennes à la nébuleuse Al-Qaïda,
menées par le porte-parole de Ben Laden Khaled al-Fawwhaz, ont
échoué.
Actuellement en résidence surveillé à Londres, ce dernier nous disait
déjà en avril 1998 «On n'arrivera jamais à rien avec les Palestiniens». Un aveu
qui ruine la double instrumentalisation de Mombasa par les partisans de Ben
Laden, comme par ceux d'Ariel
Sharon.
6. Arik est tombé dans le piège : tête baissée, nous
l’y suivons… par Robert Fisk
in The Independent (quotidien
britannique) du dimanche 1er décembre 2002
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Vous me demandez qui est le script de la guerre contre le
terrorisme ? Très simple : c’est Oussama Ben Laden !
Il fut un temps où Bali aurait été l’événement de l’année, l’acte le plus
violent en douze mois, le genre de choses à vous remémorer avec horreur, au mois
de décembre, comme le plus terrible des crimes commis dans l’année écoulée. Mais
voilà. Bali ne fut que l’événement du mois. Et bientôt, peut-être, les attentats
de Karachi, de Bali et de Monbasa, seront les événements marquants, mais
seulement à l’échelle de la semaine écoulée. Vous voyez comment nous nous sommes
accoutumés à la mort à grande échelle ? Cette semaine, quel sera le cauchemar, à
la une des journaux ? Combien d’innocents auront-ils été tués au moment où vous
ouvrirez l’Independent on Sunday, la semaine prochaine ?
Mais la tuerie de la semaine dernière, au Kénya, et la tentative de
descendre un avion de ligne israélien, sont des événements beaucoup plus
importants que la plupart des gens ne le pensent. En effet, en attirant Israël
dans l’œil du cyclone – en faisant qu’Israël devienne un partenaire de la «
croisade antiterroriste » asine de Bush, Al-Qa’ida a acquis la certitude que le
monde arabo-musulman va désormais accorder sa sympathie, réelle, même si elle
est peu voyante, à Oussama Ben Laden. Bien que la plupart des Arabes aient été
horrifiés par les crimes contre l’humanité à l’échelle internationale commis le
11 septembre 2001, peu d’entre eux objecteront contre une attaque visant des
Israéliens, aussi cruelle soit-elle, tant que l’assassinat en règle des
Palestiniens par Israël se poursuivra. S’il s’avère qu’Al-Qa’ida s’en prend
désormais à Israël, les Arabes soutiendront Al-Qa’ida.
Avec un prédictibilité extrême, Ariel Sharon est tombé dans le piège
d’Al-Qa’ida. Il a juré qu’il se « vengerait ». Ainsi, toute frappe contre
Al-Qa’ida, - qu’elle vienne de l’Amérique, de la Grande-Bretagne ou de
l’Australie… – sera perçue comme une riposte israélienne. Désormais, l’Amérique,
la Grande-Bretagne et Israël sont du même côté de la tranchée. A court terme – à
court terme, seulement - dans sa tentative hasardeuse d’établir un lien entre
Yasser Arafat et M. Ben Laden, M. Sharon pourrait bien avoir marqué quelque
point. Enfin, la guerre d’Israël contre le « terrorisme » palestinien peut être
placée sur le même pied que sa nouvelle guerre contre Al-Qa’ida. Les
porte-parole horrifiants de M. Sharon n’auront plus, désormais, à s’escrimer à
tenter de justifier la brutalité de leur armée contre les Palestiniens. Israël
mène, c’est désormais connu, le même combat « du bien contre le mal » que celui
que nous a concocté le président Bush, voici tout juste un an…
Mais pour les Israéliens, dans toute cette affaire, il y a un gros hic. En
répliquant à l’attaque pernicieuse d’Al-Qa’ida contre ses ressortissants, Israël
s’en prend à un adversaire gigantesque et très puissant. En effet, les hommes de
M. Ben Laden n’ont rien à voir avec ces kamikazes suicidaires que les
Palestiniens produisent dans leurs camps de réfugiés sordides. Les hommes de la
légion de M. Ben Laden, entraînés en Afghanistan, ne sortent pas de la
déréliction de Gaza ni des concentrations de population sous occupation de la
Cisjordanie. Ils sont impitoyables, hautement motivés, intelligents – pour une
fois, William Safire a eu les mots qui convenaient en les qualifiant, récemment,
de « guerriers retors » - et ils pourraient bien donner du fil à retordre,
précisément, aux hommes d’Israël à l’intelligence plus que discutable. L’armée
dépenaillée d’Israël peut tuer sans problème des enfants qui lancent des
cailloux… Al-Qa’ida, comme adversaire, c’est tout à fait autre chose. Et si M.
Sharon veut se mesurer à M. Ben Laden, il peut avoir la certitude qu’il
s’apprête à faire la guerre avec son ennemi le plus dangereux en cinquante
quatre ans. Il ferait bien mieux – de très loin – de laisser les Américains
pourchasser Al-Qa’ida – d’ailleurs, même eux ne donnent pas l’impression d’avoir
autant de succès que ça – que de lancer Israël dans ce genre de bataille.
Désormais, cependant, MM. Bush et Blair n’auront plus qu’à regarder – en la
fermant – M. Sharon amener les Palestiniens sous occupation à encore un degré
supplémentaire de soumission. Israël est désormais engagé dans notre guerre, de
notre côté, et quoi qu’il fasse, il aura dorénavant l’imprimatur de la « guerre
contre le terrorisme ». Israël est désormais du côté des bons et s’il tue neuf
enfants parce que son aviation aura voulu assassiner un dirigeant du Hamas, la
Maison Blanche ne pourra même plus lui reprocher d’avoir « eu la main un peu
trop lourde… » ( Au passage, il est très instructif de noter que tandis que la
tuerie d’enfants, à Gaza, était un peu trop « appuyée », d’après le porte-parole
de M. Bush, Ari Fleischer, l’opération qui a abouti récemment à l’élimination
[c’est moi qui souligne et assume ce terme, ndt] de 12 soldats et policiers
israéliens fut qualifiée – par le même gentleman – de « crime haineux ».)
Mais occupons-nous de notre côté de la tranchée, pour le moment. Quelqu’un
a-t-il remarqué que quelque chose clochait, dans le dernier épisode en date de
la « guerre contre le terrorisme » ? L’un quelconque des poussins de balbuzard
de l’administration américaine ou de Downing Street s’est-il seulement aperçu
qu’il a perdu la main ? Y a-t-il eu un pékin pour remarquer que c’est M. Ben
Laden, qui écrit le scénario de ce film de guerre ? Al-Qa’ida attaque New York ?
– nous attaquons l’Afghanistan… Al-Qa’ida attaque à Bali ? – le gouvernement
australien réaffirme son soutien à l’Amérique… Al-Qa’ida menace l’Amérique ?–
nous assassinons quatre de ses membres au Yémen… Et nos gouvernements – jusqu’au
gouvernement irlandais, la semaine dernière ! – répondent non pas en nous
protégeant, non pas en s’unissant afin de former un nouveau système, fiable, de
justice internationale… Non : ils répliquent en pondant des lois qui
restreignent nos droits et notre liberté. Nous sommes attaqués par Al-Qa’ida ? –
Mettons sur écoute les téléphones et les messageries électroniques de nos
citoyens innocents ! Asticotons tous les musulmans qui osent encore utiliser nos
aéroports ! Espionnons notre propre peuple ! Comme M. Ben Laden – qui n’a
pourtant guère le sens de l’humour, je puis personnellement en attester – doit
bien se fendre la pêche !
Désormais, les Américains doivent vivre avec le Department of Homeland
Security (Département de la sécurité intérieure). Les racines teutoniques de cet
intitulé – Homeland, cela se disait Heimat, sous le Reich – sont aujourd’hui
oubliées, c’est sans doute tant mieux. Mais d’ores et déjà, les gens qui vont
visiter les Etats-Unis se font repérer, dans les aéroports, en raison de la
couleur de leur peau, de leur religion, voire de leur profession…
En voici juste un petit exemple. J’ai terminé, récemment, une nouvelle
tournée de conférences dans des universités américaines. Les Américains sont un
grand peuple ; ce sont des gens brillants, et ils veulent savoir la vérité au
sujet du Moyen-Orient, et la moindre de leur motivation n’est pas la conscience
aiguë qu’ils ont acquise que leurs journaux et leurs télévisions leur mentent,
délibérément et quotidiennement, dans leur traitement des problèmes de cette
région du monde. Je donne mes conférences gratuitement. The Independent et
Independent on Sunday (supplément hebdomadaire du quotidien britannique, ndt)
ont des milliers de lecteurs aux Etats-Unis et nous autres, journalistes, avons
le devoir d’aller leur parler. Mais, durant mon dernier voyage là-bas, j’ai bien
dû passer pas moins de 20 vérifications de sécurité « aléatoires » au moment de
mes divers embarquements. Chaque fois que je prends un avion américain, hop ! :
le discret petit numéro de code glissé sur ma carte d’embarquement fait réagir
le système, et mes bagages à main sont tellement fouillés qu’ils en ressortent
dans un désordre indescriptible…
Remarquez bien, je m’en fous... Les employés de sécurité sont polis,
sous-payés et bien souvent très sympas – j’en ai même persuadé un de venir à ma
conf’ à Manhattan – mais ma provenance, Beyrouth, ou le nombre de visas de pays
parias, dans mon passeport, ou peut-être le simple fait que je sois reporter,
m’ont fait ‘coucher’ sur la liste de sécurité américaine. Le code de « sécurité
» figurant sur une carte d’embarquement est en fait assez facile à déchiffrer –
et si un andouille comme moi peut le faire, alors les méchants garçons le
peuvent très certainement – mais le problème, c’est que, là encore, un citoyen
parfaitement respectueux des lois doit payer le prix à la place de M. Ben
Laden.
Alors, laissez-moi vous livrer quelques réflexions personnelles. Pourquoi
faut-il donc que nous laissions Al-Qa’ida écrire le script du film ? Pourquoi ne
mettons-nous pas en place la machinerie d’une loi internationale effective ?
Pourquoi ne parlons-nous pas plutôt de « justice » que de revanche ? Pourquoi
n’avons-nous pas de tribunaux internationaux, afin que ceux qui veulent nous
tuer puissent s’éclater devant un jury ? Je ne veux pas que les équipes de
tueurs de M. Bush pulvérisent des membres d’Al-Qaida au Yémen (en les
‘éliminant’ à l’israélienne, au moyen d’un missile, ndt). Je veux les voir
jugés, équitablement, dans le cadre d’un procès dans les règles de l’art. Bien
entendu, les Américains vont tiquer et geindre. Ils vont objecter que des
Américains risqueraient d’être jugés à des fins politiques, que des troupes
américaines pourraient même être passibles de jugements pour crimes de guerre –
et étant donné leur comportement en Afghanistan, je comprends très bien leur
inquiétude. Mais je comprends très bien, également, pourquoi M. Sharon aurait
toutes les raisons de redouter de finir, lui aussi, devant un tribunal pour
répondre d’accusations de crimes de guerre en raison de son active participation
aux massacres perpétrés contre des Palestiniens à Sabra et Chatila, en 1982. Je
ne sais pas si M. Sharon est coupable. Mais je maintiens qu’il mérite d’être
jugé équitablement.
Non. Je n’assimile pas M. Sharon à Al-Qa’ida, pas plus que je ne confonds
les innocents avec les coupables. Mais il est grand temps d’écrire nous-mêmes le
script de ce terrible conflit. Il est grand temps d’arrêter d’écraser nos
propres libertés. Il est plus que temps de parler de loi, d’équité et de
justice. Pas seulement pour les criminels. Pour l’ensemble du Moyen-Orient. Et
pour tout le monde, au Moyen-Orient.
7.
Le jeu de la terreur par Valentino Parlato
in Il Manifesto
(quotidien italien) du vendredi 29 novembre 2002
[traduit de l'italien par Marcel
Charbonnier]
Kenya : les attentats
constituent une opportunité inespérée de lier la cause palestinienne au
terrorisme international. Ce genre de tentatives a déjà échoué, par le passé, un
certain 11 septembre 2001…
La journée d’hier, avec les attentats au Kenya et
en Israël, a été très pesante, lourde de menaces. Condamner ne saurait suffire,
par les temps qui courent : une condamnation sonne creux, ce n’est que de la
rhétorique pure. C’est un effort de froid raisonnement – et si possible, de
rationalité – qui s’impose. Avant tout, il convient de faire le distinguo entre
les attentats palestiniens en Israël et les attentats au Kenya (contre l’hôtel
de Mombasa et contre l’avion de la filiale d’El-Al, ndt), pays où le Hamas ne
risque pas de commettre le moindre attentat. Les premiers sont l’expression de
la tragédie palestinienne, les seconds sont l’instrumentalisation de cette
tragédie. Ben Laden et les siens ne sont jamais le moins du monde souciés des
Palestiniens : ils ont commencé à se servir d’eux, après le 11 septembre, en les
utilisant seulement à la manière d’une sorte de caisse de résonance pour leurs
entreprises démentes. Les attentats d’hier, au Kenya, ont pour seul objectif de
réduire la question nationale palestinienne afin d’en faire une force d’appoint
du fondamentalisme islamique, lequel ne représente pas l’islam, et encore moins
les peuples arabes. Ce distinguo nous semble fondamental, il est inutile d’en
faire plus.
La nouveauté, pour ainsi dire, dans la mesure où il s’agit de la
répétition d’attentats commis précédemment à l’extérieur d’Israël et de la
Palestine, réside dans le choix du Kenya. En raisonnant d’après le critère du
‘cui prodest’ (A qui profite le crime ? C’est souvent un procédé fallacieux,
attention !…), on en vient rapidement à la conclusion que ces attentats
apportent de l’eau au moulin de baby Bush et de sa pulsion de guerre sans fin ;
en commençant, bientôt, par l’Irak. Le terrorisme – nous dit Bush, c’est le
nouvel empire du mal, c’est le substitut le plus dangereux et le plus
insaisissable de l’ennemi aujourd’hui disparu, mais qui était tellement
essentiel pour la légitimation de l’empire : dès lors qu’il n’y a plus d’ennemi,
pourquoi devrait-il donc y avoir un empire ; pourquoi les Etats-Unis
devraient-ils soutenir leur économie et leur pouvoir grâce aux dépenses
d’armements et grâce aux armements eux-mêmes ?
Pour Bush et ses partisans,
les attentats commis hier au Kenya sont providentiels, tels la manne et le miel
du désert. Ils représentent aussi la manne et le miel du désert pour Sharon et
la droite israélienne. Dans la perspective des prochaines élections en Israël,
les morts de Mombasa et de Beit Shean apportent à Sharon les voix qu’ils font
perdre au candidat du parti Travailliste. Nous nous acheminons vers une spirale
qui menace d’entraîner la perdition tant de la Palestine que d’Israël, en
faisant une réalité des rêves les plus fous des forces les plus réactionnaires
du monde arabe – et pas seulement arabe – auxquelles l’identité palestinienne
n’a jamais beaucoup agréé.
Mais cette tragédie, paradoxalement, en raison
d’une contradiction inhérente à l’état des choses, met en crise, tout au moins
devrait-elle le faire, la stratégie de Bush, aussi. Si le terrorisme se
manifeste au Kenya et en Indonésie, faudra-t-il porter la guerre y compris au
Kenya, ensuite à l’Indonésie, et pourquoi pas aux Philippines et… et… ? Si l’on
choisit de combattre le terrorisme par la guerre, la perspective qui s’offre à
nous – étant données les capacités des organisations terroristes – est celle
d’un monde surarmé, avec des avions prêts à tout instant à décoller pour aller
bombarder villes et populations civiles.
Les attentats du Kenya – dans le
contexte actuel de la politique américaine – représentent certainement un
encouragement, un coup d’accélérateur à la guerre contre l’Irak et ils sont
éminemment susceptibles de réduire le travail des inspecteurs de l’ONU dans ce
pays à l’état d’activité négligeable et inutile. Dès lors, par voie de
conséquence, la guerre contre l’Irak ne serait que le premier acte dans une
guerre interminable, une guerre qui non seulement ne déboucherait sur aucune
paix, mais même ne connaîtrait jamais une quelconque victoire décisive. Une
guerre qui dévasterait la Palestine et Israël (cela, d’autant plus, que Sharon,
comme il aime à le répéter, veut se mettre en première ligne), et qui finirait
par pulvériser y compris notre Europe tellement confite dans son
silence…
8. Le rêve brisé des
pionniers de la Palestine par William Dalrymple
in The Guardian
(quotidien britannique) traduit dans le Courrier International du jeudi 28
novembre 2002
Jours pas si tranquilles en
Cisjordanie
Dans les années 90, nombre de Palestiniens,
enrichis ou jeunes diplômés, sont rentrés au pays. Pour construire leur patrie,
ils ont investi des milliards d’euros. Deux ans d’Intifada et de répression
israélienne ont mis fin à leurs espoirs. Certains repartent, d’autres
s’accrochent.
Il n’est que 7 heures du soir, mais la musique raï se déverse
déjà, le volume poussé à fond, des haut-parleurs du café "Bethléem Radio 2000
Net". La voix de la chanteuse marocaine Samira Saïd couvre le clip d’Eminem que
MTV diffuse au même moment sur le large écran qui surplombe le bar. Une
quarantaine de jeunes Palestiniennes issues de la classe moyenne, moulées dans
des tee-shirts laissant voir leurs ventres plats et dans des pantalons à pattes
d’eph dernier cri, leurs cheveux tressés avec art, s’en donnent à coeur joie au
milieu des lumières qui virevoltent sur le sol. Elles dansent les mains levées,
se balançant au rythme de la musique pendant que leurs petits amis frappent dans
leurs mains en les regardant. L’endroit est certainement l’un des pires de toute
la Palestine pour faire une interview, mais c’est celui que préfère Reem
Abou-Aitah à Bethléem, celui qui lui rappelle le plus sa vie normale, en tout
cas la vie qu’elle menait en Europe avant de venir ici, et elle insiste pour
poursuivre la conversation coûte que coûte, en couvrant le bruit des danseurs et
des basses.
“Regardez ces filles”, dit-elle en les montrant. “Elles subissent
le couvre-feu depuis des semaines, et c’est la première fois qu’elles peuvent
sortir et fêter la remise de leurs diplômes. Il suffit d’un jour, d’un seul jour
où les Israéliens ne nous enferment pas chez nous pour que tout redevienne
normal.” Après une pause, elle ajoute : “Enfin, presque tout.”
Reem
Abou-Aitah a de bonnes raisons d’hésiter. La ville est encerclée par les
nouvelles colonies juives, des villages construits au cours des douze dernières
années, en général sur des terres confisquées aux Palestiniens de Bethléem. Les
Merkava, les chars de l’armée israélienne, montent la garde recouverts de terre
au sommet des collines au nord et au sud de la ville. Leurs canons sont pointés
sur les églises, les mosquées, les bazars et les places de la ville. Alors que
les colons israéliens sont libres d’aller et venir dans toute la Cisjordanie,
l’armée israélienne empêche les Palestiniens non pourvus d’un passeport étranger
d’entrer en Israël, voire à Jérusalem. La suppression de la liberté de
mouvement, qui transforme les villes et les villages palestiniens en une vaste
prison à ciel ouvert, a eu un effet catastrophique sur l’économie. Comme
beaucoup de commerçants en Palestine, Reem Abou-Aitah est aujourd’hui au bord de
la faillite.
Il n’en a pas toujours été ainsi. En 1989, après dix années
passées hors de Cisjordanie, elle et son frère aîné ont vendu le magasin
d’informatique qu’ils avaient à Birmingham, contracté un emprunt et ouvert un
magasin qui avait pour ambition de devenir l’équivalent palestinien de PC World.
“C’était un endroit fantastique. Nous avions retapé le local, et il avait
vraiment de l’allure : on l’avait bien aménagé, c’était un lieu agréable,
spacieux, éclairé par des projecteurs, où vous pouviez vous promener et choisir
votre ordinateur portable ou de bureau, votre imprimante, votre scanner, et tout
ce que vous vouliez. Il y avait un coin au fond dédié à la conception de pages
web. Le magasin a fait un véritable malheur, il n’y avait rien de tel dans les
environs, et nous commencions tout juste à faire des bénéfices lorsque Ariel
Sharon a fait sa petite visite à Al Aqsa*”, raconte-t-elle.
Reem Abou-Aitah a
les yeux rivés, au-delà de la piste de danse et à travers les fenêtres du café,
sur les lumières de la phalange de béton formée par les nouvelles colonies
israéliennes, nettement visibles sur les hauteurs. Puis elle continue : “Dix
jours plus tard, notre magasin s’est retrouvé au beau milieu d’un tir croisé
entre Bethléem et [la colonie juive de] Gilo. Nous avons dû rester couchés sur
le sol plusieurs heures d’affilée, à regarder les balles traçantes passer devant
les fenêtres. Si nous nous étions levés ou si nous nous étions hasardés à
l’extérieur, nous n’en aurions pas réchappé. L’une de nos voisines a été tuée,
assise, chez elle. Bien entendu, nous n’avons pas vendu un seul ordinateur
depuis. Personne n’a d’argent à mettre dans un nouvel ordinateur portable dans
de telles circonstances. Le commerce est mort, et nous sommes criblés de
dettes.”
Reem Abou-Aitah est loin d’être la seule dans ce cas. Au début des
années 90, dans la vague d’optimisme qui a suivi les accords d’Oslo, des
dizaines de milliers d’exilés palestiniens ont liquidé les biens qu’ils
possédaient en Occident et sont rentrés au pays pour investir toutes leurs
économies dans la “Nouvelle Palestine”. On trouvait parmi eux des jeunes
diplômés, comme Reem Abou-Aitah, et même des Palestiniens milliardaires en proie
au mal du pays qui avaient fait fortune en travaillant pour les Saoudiens et les
Koweïtiens dans le Golfe. Le montant exact des capitaux privés entrés dans les
Territoires palestiniens pendant les années 90 n’est pas connu. Il est cependant
estimé à plusieurs milliards d’euros, rapatriés au rythme de 300 millions
d’euros par an pendant toute la décennie. Le nombre de familles revenues des
Etats-Unis avec des enfants ne parlant que l’anglais était si élevé que
l’université Bir Zeit et d’autres établissements scolaires palestiniens ont dû
mettre en place des cours d’arabe pour l’enseigner aux enfants de la diaspora
d’affaires rentrée au bercail.
Le paysage a changé du jour au lendemain.
Bethléem, Naplouse et Ramallah accueillent désormais les camps de réfugiés
tentaculaires que l’on peut voir dans les journaux télévisés, des lieux où règne
un désespoir sans nom et où naît un flot apparemment sans fin d’hommes ayant
reçu une éducation minime, prêts à se sacrifier dans un attentat
suicide.
Mais il existe, à côté des camps, des quartiers dont on entend moins
souvent parler dans les médias : grands, luxueux, où se sont installés dans un
grand confort, en tout cas avant la seconde Intifada, de riches émigrés revenus
des Etats-Unis et des pays du Golfe, ayant reçu une éducation plus poussée.
Ramallah, en particulier, possède une bourgeoisie dynamique qui, à force
d’obstination, a survécu aux incursions israéliennes répétées, aux fermetures
des frontières, aux sièges, aux barrages routiers et aux autoroutes défoncées, à
la confiscation de la majorité des terres arables de la municipalité et à la
destruction systématique de ses plantations d’oliviers et d’arbres fruitiers, au
bombardement du quartier général de Yasser Arafat et à tout ce que Sharon a mis
en oeuvre, selon les Palestiniens, pour faire échouer le processus de paix et
rendre la vie aussi insupportable que possible. Même aujourd’hui, entre des
poches de réelle pauvreté et de souffrance autour des camps, on passe devant des
magasins de CD qui jettent mille feux et des galeries d’art, des clubs de remise
en forme et toute une série de bars où l’on sert des cappuccinos. On trouve même
un concessionnaire Mercedes. Certaines villas ont été récemment agrandies. Les
toits sont surmontés d’antennes satellites, et l’inévitable 4 x 4 est garé dans
l’allée.
Bon nombre de ces endroits ont été démolis et systématiquement
pillés par l’armée israélienne lors de l’invasion menée au mois d’avril dernier.
De nouvelles recrues de Tsahal, dont beaucoup de juifs russes qui venaient de
faire la guerre en Tchétchénie, se sont alors comportées de manière
particulièrement brutale. Aujourd’hui, à l’exception du quartier général
d’Arafat, la plupart des vitres brisées ont été remplacées et les rues défoncées
par les lourds blindés israéliens ont été refaites.
“Parfois, explique Reem
Abou-Aitah, nos fournisseurs et nos transporteurs de Tel-Aviv nous appellent
pour nous demander si nous avons des commandes à leur passer. Ils ne semblent
pas comprendre que, la plupart du temps, nous ne pouvons même pas sortir de chez
nous et franchir les 500 mètres qui nous séparent du bureau sans nous faire
tirer dessus par l’armée israélienne. Le mois dernier, le magasin n’a été ouvert
que trois ou quatre jours à cause du couvre-feu. Quelquefois, même souvent, je
songe à repartir. Il faut être fou pour vivre ici si on a le choix. Mais le
magasin me retient. Nous y avons tout investi. Que pouvons-nous faire d’autre
?”
Tous ne se sont pas retrouvés dans une telle impasse. Un grand nombre des
jeunes Palestiniens des classes moyennes et sans attaches que j’ai rencontrés à
Bethléem et à Ramallah avaient déjà déposé une demande d’émigration auprès d’une
ambassade et beaucoup d’autres, surtout ceux qui venaient de fonder une famille,
envisageaient d’en faire autant. Le Canada est à l’heure actuelle la destination
privilégiée, les Etats-Unis étant perçus comme trop désespérément arabophobes,
même par les Palestiniens chrétiens. Le taux d’émigration augmente chaque mois,
en particulier chez les Palestiniens chrétiens, dont les demandes reçoivent un
traitement de faveur de la part des ambassades des pays occidentaux. Dans tous
les cas, ceux qui partent sont les jeunes, les esprits brillants, les
techniciens spécialistes et les modérés : exactement ceux sur qui la Palestine
aussi bien qu’Israël voudront compter dans le futur pour apporter la prospérité
et la modération à un nouvel Etat éventuel si une solution de paix finit par
être trouvée.
De manière ironique, ce qui se passe en Palestine reflète
exactement le sentiment des Israéliens sur les orientations du conflit. Israël
souffre en effet également d’une hémorragie constante de Juifs libéraux, qui
quittent le pays pour fuir le fanatisme. On en arrive parfois à penser que seuls
resteront des colons extrémistes qui s’opposeront à leurs équivalents du
[mouvement intégriste musulman] Hamas et qu’il y aura de moins en moins de laïcs
modérés pour empêcher les fous de s’entre-égorger. Malgré la noirceur apparente
de la situation et la conviction croissante dans les deux camps que la partie
est perdue pour la Palestine, beaucoup de Palestiniens refusent d’abandonner
tout espoir. Zahi Khoury est un financier palestinien, chrétien, âgé de 50 ans
et issu d’une famille importante du monde des affaires : son oncle Georges a
lancé la marque d’oranges Jaffa dans les années 30, avant de devenir un réfugié
et de tout perdre lors de la création de l’Etat d’Israël, en 1948. Après des
années passées à la tête d’une multinationale saoudienne, Zahi Khoury a quitté
New York en 1992 et a fait ce qu’il dit être un “investissement de plusieurs
millions de dollars” dans son pays, le dotant de son premier réseau de
téléphonie mobile et achetant une part importante de Palnet, le principal
fournisseur d’accès à Internet en Palestine, ainsi que la concession Coca-Cola
pour la Palestine. Il m’a fallu plusieurs jours et deux tentatives ratées avant
de pouvoir entrer à Ramallah et visiter les entreprises de Zahi Khoury, car
Tsahal décide des couvre-feux tard dans la nuit ou tôt le matin, apparemment au
hasard. On ne l’apprend généralement qu’en arrivant au bouchon de 3 kilomètres
qui s’est formé depuis le poste de contrôle. Au troisième essai, Zahi Khoury a
pu me montrer la réalisation dont il tire le plus de fierté : les bureaux
flambant neufs de sa compagnie de téléphone, Jawwal.
Bien que situés à cinq
minutes à peine des décombres poussiéreux du quartier général de Yasser Arafat,
les locaux de Jawwal semblent appartenir à une autre planète. Tout y est chrome
et baies vitrées. De nouveaux ordinateurs trônent sur chaque bureau. Comme les
membres du personnel ne peuvent pas aller voir leurs collègues à Gaza, ils
communiquent par visioconférence sur écran large. Par contraste avec l’Autorité
palestinienne, dont les recrues ont un niveau scolaire peu élevé, les jeunes
techniciens de Jawwal sont élégants et leurs qualifications sont largement
supérieures à celles qu’exige leur travail. “A la minute où les accords d’Oslo
ont été signés, j’ai rêvé de quitter les Etats-Unis pour participer à la
construction du pays, raconte Zahi Khoury. J’ai risqué le tout pour le tout et
j’ai tout investi ici. Certes, de lourds nuages pèsent sur nous et l’éclaircie
n’est pas pour maintenant. Un Etat palestinien indépendant est tout aussi
important pour les Palestiniens que pour les Israéliens afin de garantir la
stabilité et la sûreté de la région. Tous les Israéliens que j’ai rencontrés
dans les milieux d’affaires sont d’accord avec moi. Nous devons y arriver si
nous voulons que la prochaine génération ait un futur. Alors non, je n’ai pas
encore fait une croix sur ce que j’ai investi. C’est hors de question.”
Bon
nombre des jeunes techniciens de Ramallah qui travaillent dans des entreprises
telles que Jawwal et Palnet partagent cette opinion. Marwan Tarazi, le fils du
neurochirurgien le plus célèbre de Palestine, est l’un des webmestres et
créateurs de logiciels les plus importants du pays : il a contribué à la
conception de la version arabe de MS-DOS. Il y a cinq ans, il est rentré en
Palestine après un séjour prolongé au Canada, dans l’intention, comme Zahi
Khoury, de reconstruire sa patrie ravagée et occupée. “Mon salaire représente
environ le quart de celui que j’avais au Canada, et bien sûr cela m’ennuie de ne
pas pouvoir voyager et aller faire de la planche à voile ou du VTT comme j’en
avais l’habitude à Montréal, avoue-t-il. Mais ici, c’est chez moi. Mon devoir
m’appelle ici.”
Marwan Tarazi développe actuellement un logiciel pour
l’université Bir Zeit destiné à permettre aux étudiants de suivre les cours
depuis leur domicile, par Internet et de manière interactive, malgré les
couvre-feux ou les fermetures des frontières. “L’éducation est la chose la plus
importante, c’est ce qui permet de construire une nation. Vous pouvez instaurer
tous les couvre-feux du monde, mais si la population a un bon niveau
d’éducation, alors, vous avez les bases d’un pays développé. A l’heure actuelle,
les Israéliens ont fermé les écoles et empêchent nos enfants de passer leurs
examens. L’éducation de générations entières a été compromise, et la conséquence
à long terme sur la société va être catastrophique. Grâce à ce programme, des
enfants de Ramallah passent la nuit dans les cybercafés pour suivre des cours
pendant que Tsahal se déchaîne à l’extérieur. Ça marche et c’est
fantastique.”
Marwan Tarazi hausse les épaules avant de conclure : “Il faut
comprendre que nous vivons dans l’horreur. Sombrer dans la démence est facile.
Il faut continuer à croire au futur. Il faut rêver. C’est lorsqu’on arrête de
rêver qu’on meurt.”
* La présence d’Ariel
Sharon sur l’esplanade des Mosquées, à Jérusalem, en septembre 2000, a déclenché
la seconde Intifada.
9. Les hommes politiques
israéliens ‘ciblent’ les minorités par Jonathan Cook
in The
International Herald Tribune (quotidien international publié à Paris) du
mercredi 27 novembre 2002
[traduit de l'anglais
par Marcel Charbonnier]
L’auteur de cet article, reporter couvrant l’actualité en Israël
pour le magazine Al-Ahram Weekly du Caire, nous a adressé cette contribution.
IHT
La ‘bombe à retardement’ démographique
Jérusalem
- L’élection du ‘colombe’ Amram Mitzna à la tête du parti Travailliste israélien
découvre la ligne de partage décisive entre la droite et la gauche israélienne,
dans la perspective des élections (fin janvier 2003, ndt) : à savoir, la
question suivante : Israël doit-il rester dans les territoires palestiniens ou
entreprendre un retrait, quelque forme qu’il prenne ?
Bien que cette querelle
domine tout le reste – tout du moins dans la couverture médiatique étrangère –
en Israël, un autre débat – tout aussi décisif - fait rage, qui jouera lui aussi
un rôle dans la détermination des résultats des élections et, par tant, le
visage du prochain gouvernement de coalition. Il s’agit de la question urgente
de savoir comment préserver la pureté ethnique de l’Etat juif, comment éviter
que des non-Juifs ne dominent en Israël…
Cette question est intrinsèquement
liée à celle de l’occupation des Territoires palestiniens. Dût Israël décider
d’éradiquer, finalement, l’Autorité palestinienne (de Yasser Arafat), il sera
obligé d’annexer la Cisjordanie et Gaza, y compris les habitants de ces deux
régions. Ces trois millions de Palestiniens seraient dès lors éligibles à la
citoyenneté israélienne, y compris au droit de vote et aux mêmes libertés que
celles dont jouissent les colons, lesquels choisissent où ils veulent habiter…
Cette liberté, pour les Palestiniens, inclurait même, en toute logique, celle de
retourner dans leurs foyers d’avant 1948, notamment dans des villes comme Haïfa
et Jaffa.
Actuellement – pour le moment – des scénarios dérangeants de ce
genre peuvent être ignorés sans dommages. Mais une ‘bombe à retardement
démographique’, comme disent les Israéliens, fait d’ores et déjà entendre
distinctement son tic-tac : il s’agit de la situation des non-Juifs vivant à
l’intérieur de l’Etat d’Israël. Les cinq millions de Juifs citoyens israéliens
partagent leur pays avec un million de citoyens arabes, avec 300 000 immigrés
non-Juifs venus de l’ex-Union soviétique (ils ont accompagné en Israël leur
conjoint(e) juif/ve), ainsi qu’environ 300 000 ouvriers immigrés, provenant de
pays du tiers-monde (et dont beaucoup sont des ‘clandestins’).
Beaucoup,
parmi les Juifs israéliens, redoutent que leur contrôle de l’Etat ne soit
rapidement remis en cause tant par le taux de croissance démographique constaté
chez les Arabes(plus élevé que le leur) que par les immigrés non-Juifs et les
travailleurs immigrés, lesquels ont tendance à épouser des femmes
juives.
Plusieurs des partis qui forment l’épine dorsale du gouvernement
actuel – et qui joueront vraisemblablement le même rôle dans le prochain –
tirent d’ores et déjà à boulets rouges sur ces groupes vulnérables de la
population israélienne, qui se retrouvent placés au centre de la cible des
campagnes électorales des dits partis. Le parti Shas (religieux,
ultra-orthodoxe), qui occupe actuellement 17 des 120 sièges du parlement
israélien (la Knesset) est le plus important des partis de cette mouvance, mais
des partis de droite, plus petits, tels le Moledet, le Parti National Religieux
et le parti Yisrael Beitenu, jouent également la carte du racisme.
Le
programme le plus notoirement extrémiste est celui du Moledet, qui prône, sous
la houlette du Rabbin Benni Elon, le « transfert » - euphémisme politiquement
correct pour désigner l’expulsion - tant des Palestiniens (des actuels
Territoires) que les citoyens arabes (palestiniens) d’Israël. Tandis qu’Elon
disserte avec bonheur de la nécessité de rendre la vie tellement invivable aux
Arabes qu’ils finiront par partir « de leur plein gré », ses partenaire du bloc
national-religieux - conduit par Avigdor Lieberman - préfèrent des
circonlocutions plus sournoises, telle la « réinstallation » des Palestiniens
dans les pays arabes voisins…
Mais ce racisme est loin de ne prospérer que
dans les marges du spectre politique israélien… Tant Elon que Lieberman n’ont
été nullement gênés d’afficher leur programme tout en participant au Cabinet
israélien, où l’idée du ‘transfert’ a trouvé un terreau fertile auprès de
plusieurs ministres appartenant au parti du Premier ministre Ariel Sharon : le
Likoud.
Ces idées se sont si profondément imbibées à l’intérieur de la
culture politique en Israël que tout non-Juif est désormais considéré comme une
cible légitime pour les insinuations racistes, quand il ne s’agit pas carrément
de menaces ouvertes, d’une extrémité à l’autre de l’éventail politique
israélien.
Les politiques gouvernementales en direction des trois minorités
que nous avons mentionnées ont grandement contribué au développement de cette
ambiance délétère.
Récemment, les citoyens arabes ont été identifiés
comme posant un « problème », qui a été jugé nécessiter la création du
Conseil Démographique, une institution gouvernementale comptant parmi ses
membres des universitaires, des gynécologues et des juristes, et chargée de
trouver des moyens d’augmenter le taux de natalité chez les Juifs. (Y devraient
interdire la pilule ! ndt).
On comprendra aisément que la population arabe
d’Israël en ait conclu qu’Israël considère désormais officiellement que les
bébés juifs sont de bons bébés, tandis que les bébés arabes, eux, seraient des
mauvais bébés… Les milliers d’immigrants qui ont quitté l’URSS et l’ex-URSS
durant les années 1990, eux aussi, sont tout, sauf les bienvenus. Depuis leur
arrivée, le ministère de l’Intérieur n’a cessé de mener bataille devant les
tribunaux afin d’éviter que ces « Russes », comme on les étiquette, n’obtiennent
des cartes d’identité israéliennes qui les identifieraient comme des nationaux «
Juifs ». Sans ces papiers, ces immigrants restent des citoyens de seconde zone ;
ils ne peuvent épouser un(e) conjoint(e) juif/ve, ils ne peuvent être inhumés
dans les cimetières de l’Etat… Leurs rejetons sont condamnés d’avance à la même
stigmatisation. Mais le traitement le plus cynique est sans doute réservé aux
travailleurs immigrés, et sans doute aussi est-ce dû au fait qu’ils n’ont pas le
droit de vote (on peut donc tout se permettre, à leur égard, ndt). Sharon a créé
une Autorité de l’Immigration, supervisée par la police, dont la tâche est
d’expulser du pays des milliers d’entre eux. Des Israéliens ulcérés par ces
mesures pointent du doigt la souveraine hypocrisie de Sharon : ses amis du monde
des affaires, qui ont empoché (et continuent à empocher) une commission sur
chaque nouvel ouvrier immigré qu’ils ‘importent’ en Israël, sont les principaux
responsables du gonflement du nombre de ces « indésirables », qui semble
tellement l’inquiéter aujourd’hui…
La tonalité raciste de la nouvelle
campagne médiatique (payée par le budget de l’Etat) de cette Autorité de
l’Immigration scandalise les associations de défense des droits de l’homme, dont
le Religious Action Center, qui affirme que ces spots de publicité
institutionnelle incitent à la haine à l’égard des ouvriers immigrés. Le titre
de cette campagne est un jeu de mots (en hébreu), l’expression « travail
étranger » pouvant signifier aussi « adoration des idoles ». De plus, cette
campagne de communication accuse les travailleurs étrangers de porter atteinte à
l’identité juive de l’Etat juif, car ils ont tendance à « épouser ‘nos’ femmes
».
Le Religious Action Center met en garde Israël, qui devrait être
particulièrement soucieux de ne pas retomber dans l’ornière fatale de sociétés
qui, par le passé, « ont rejeté leurs problèmes sur l’étranger, sur l’Autre. »
Mais ce message de sagesse risque fort de ne pas être entendu durant ces
élections…
10. Une source française :
Israël brouille l’origine de ses produits d’exportation par David
Lipkin
in Maariv (quotidien israélien) du lundi 25 novembre
2002
[traduit de l'hébreu par le service de
presse de l'ambassade de France en Israël]
(Paru
dans le supplément économique "Assaqim".)
Philippe Carni,
directeur-général adjoint des Douanes françaises chargé du département
international, a déclaré au Maariv que les Douanes françaises exigent des
Douanes israéliennes des explications sur l’origine de toutes sortes de produits
exportés d’Israël vers la France. A l’heure actuelle, l’accent est mis sur des
envois de figues en provenance des implantations juives des
territoires.
Selon Carni, les Douanes françaises ont expédié à leurs
homologues israéliens 10 lettres pour demander des éclaircissements sur
l’origine de ces figues, mais elles n’ont reçu aucune réponse. Israël a reçu
également des demandes d’éclaircissements concernant des produits
supplémentaires, comme des vins, des fleurs et les produits de la Mer Morte ;
dans ces cas-là aussi, aucune réponse n’est parvenue.
En France, seuls les
produits fabriqués dans les limites de la Ligne verte sont exemptés de droits de
douane. Les Français attendent toujours les propositions d’Israël pour résoudre
le problème de l’exportation des produits en provenance des implantations
juives, dans l’esprit de celles qu’a fait l’ex-ministre des Affaires étrangères,
Shimon Pérès.
11. La ligne de Bush est
claire : la guerre par Sami Naïr
in Libération du lundi 25 novembre
2002
On a tout lieu de penser que, quelles que soient les
conclusions des inspecteurs envoyés en Irak, la réaction américaine sera la
même.
[Sami Naïr est député
européen du Mouvement des Citoyens.]
La signification
profonde de la nouvelle stratégie diplomatique des Etats-Unis est désormais
claire. Elle peut se résumer en une formule, dont le président Bush a énoncé les
termes au lendemain du 11 septembre 2001 : «Avec l'Amérique ou contre
l'Amérique.» Il n'y a pas de position intermédiaire. Il n'y a pas de jugement
objectif. Il n'y a pas d'indépendance. Ou l'on se soumet aux intérêts de
Washington, ou l'on est classé parmi ses ennemis. Cette stratégie, qui rappelle
le manichéisme stalinien, trouve peu d'écho dans le monde, sauf chez quelques
alliés supplétifs de Bush ; le refus français, russe et chinois de se
laisser embarquer dans cette vision ignare et potentiellement barbare des
relations internationales tempère les ardeurs américaines. Mais l'administration
Bush ne renonce pas pour autant. Servie par l'habileté du secrétaire d'Etat
Colin Powell, elle tente d'atteindre le même but, en préservant les formes
diplomatiques.
Or tout laisse à penser que les provocations ne manqueront
pas, y compris et surtout de la part des agents américains qui travaillent dans
la mission d'inspection. Scott Ritter, l'ancien membre américain de cette
mission, a lui-même raconté que ses déboires avec son pays avaient commencé
après qu'il se fut étonné des manipulations et pressions de la CIA sur son
travail entre 1991 et 1997. Il a dû démissionner.
Plus grave encore : même si
les Irakiens se soumettent à toutes les humiliations et acceptent toutes les
conditions posées par les inspecteurs, il y a tout lieu de penser que cela ne
servirait à rien, car la machine de guerre américaine est lancée. Que se
passerait-il si l'on constatait constat déjà fait d'ailleurs par l'Unscom
en 1998 que l'Irak ne détient pas d'armes de destruction massive ? Le
droit voudrait qu'on proclame l'Irak désarmé et qu'on lève le cruel embargo qui
génocide lentement le peuple irakien. Ce n'est pas l'avis de la conseillère à la
sécurité nationale, Condoleezza Rice, qui clame, sur la chaîne américaine NBC :
«Si on nous dit que les Irakiens n'ont aucune arme de destruction massive, on
saura immédiatement que le régime irakien continue de se comporter comme avant,
parce que chacun sait qu'il y a beaucoup de choses qui restent à découvrir
depuis les dernières inspections.» C'est franc : les Etats-Unis veulent la
guerre à tout prix.
La brutalité effarante des initiatives de George Bush,
leur mise en forme gênée mais efficace par Colin Powell, le fanatisme des
conseillers et, en arrière-fond, le rôle des lobbies pétroliers et
d'armements qui donnent aujourd'hui à l'Amérique le visage d'un impérialisme
déchaîné ne témoignent pas d'une position conjoncturelle. Il s'agit bel et
bien d'une radicalisation des intentions de l'Amérique face au reste du monde.
Le choix américain de faire la guerre à l'Irak s'inscrit dans une stratégie qui
a été mise en place dès la guerre du Golfe, en 1991, et dont Margaret Thatcher,
aujourd'hui clonée en Tony Blair, a rappelé les termes dans ses Mémoires : «Il
faut en finir, disait-elle à Bush père, avec le régime nationaliste
révolutionnaire arabe», de Saddam Hussein, car il constitue un obstacle pour
l'hégémonie occidentale dans cette région qui regorge de pétrole. C'est avec
cette vision que renoue Bush fils : il veut en finir avec le dernier Etat-nation
arabe, certes autoritaire, mais non inféodé à l'Amérique.
Que l'Irak laïque
ait donné un coup d'arrêt à l'expansion de la révolution islamique iranienne n'a
plus d'importance : les Etats-Unis savent bien que l'Iran est rentré dans le
rang et qu'il ne pleurera pas le régime de Saddam Hussein. Dans les diverses
chancelleries occidentales, on débat déjà de la situation en Irak après la
guerre. D'après certains, on s'orienterait à Washington vers un Etat «fédéral»
des minorités sous hégémonie sunnite-shiite (ce qui agréerait à Téhéran et
atténuerait les velléités d'indépendance de l'Arabie Saoudite). Remplacer cet
Etat par des fédérations souples, c'est s'assurer pour l'avenir des clients
faibles, minés par leurs contradictions et, par la même occasion,
contrôler la route du pétrole jusqu'à la mer Caspienne. Car c'est dans cette
région qu'est logé l'avenir énergétique du XXIe siècle.
Placé sous mandat
américain ou onusien, un Etat irakien constitué de minorités provoquera un
bouleversement de la géopolitique régionale. Il ouvrira peut-être la voie à une
négociation avec l'Iran et à une marginalisation plus grande encore de la Syrie
et de l'Arabie Saoudite (si cette dernière n'est pas purement et simplement
démantelée, comme le prévoient plusieurs documents qui circulent dans les
officines américaines). La Turquie trouvera le moyen de s'adapter à cette
situation, sachant que les 26 % de Kurdes irakiens continueront à être tenus en
laisse. La Russie pourrait bénéficier de quelques avantages pétroliers,
l'objectif américain à long terme étant de contrôler l'approvisionnement de la
Chine pour le siècle qui s'ouvre. Tous ces calculs impliquent la destruction du
régime irakien. Aucune concession ne sera donc suffisante aux yeux de
Bush.
La guerre semble malheureusement inévitable. Si elle advient, elle aura
pourtant des répercussions terribles. Elle provoquera une confrontation sans
merci entre l'Amérique et le monde arabo-musulman, car celui-ci, après tant
d'humiliations et de mépris, opposera la haine des désespérés au cynisme des
puissants. Ainsi les fondamentalistes américains qui inspirent Bush comme les
partisans de Ben Laden auront finalement gagné : le choc des civilisations
qu'ils prêchent se répandra en rivières de sang.
12. Une bavure de Tsahal fâche Londres
par Alexandra Schwartzbrod
in Libération du lundi 25 novembre
2002
Un Britannique de l'ONU a été tué par un soldat
israélien, vendredi.
Jérusalem de notre correspondante -
L'armée israélienne a admis, hier, avoir commis une nouvelle bavure en tuant,
vendredi, dans ses bureaux de Jénine (Cisjordanie), un responsable britannique
de l'agence des Nations unies chargée des réfugiés palestiniens (Unrwa). La mort
de Ian Hook, 54 ans, qui était chargé depuis un mois et demi de coordonner le
programme de réhabilitation du camp de réfugiés de Jénine, partiellement détruit
en avril par Tsahal, a provoqué la colère des Nations unies et de la
Grande-Bretagne, qui ont exigé d'Israël qu'une enquête officielle soit menée sur
ce drame. Celui-ci s'est en effet produit dans des circonstances extrêmement
controversées. Selon l'armée israélienne, Hook aurait été tué «par accident» au
cours d'une fusillade avec des Palestiniens tirant depuis l'intérieur des locaux
de l'Unrwa. Un soldat aurait pris Hook pour un Palestinien et son téléphone
portable pour un pistolet et l'aurait abattu sans sommation.
Sniper. «A ce
stade de l'enquête, ce que nous savons c'est qu'il n'y a eu absolument aucun tir
(palestinien) provenant de l'intérieur du complexe de l'Unrwa, contrairement à
ce qu'a dit l'armée», a indiqué hier un porte-parole de l'agence, Paul McCann,
joint à Jénine au téléphone par l'AFP. Situés à l'entrée du camp, les bureaux de
l'Unrwa à Jénine sont constitués de plusieurs baraquements entourés d'un haut
mur d'enceinte. Un autre responsable de l'agence de l'ONU a expliqué que le
sniper israélien avait tiré d'une fenêtre située au deuxième étage d'un bâtiment
donnant sur ces locaux, à environ 20 mètres du Britannique : «Ian Hook était
grand et roux, il pouvait difficilement être pris pour un Palestinien. Le soldat
lui a par ailleurs tiré dans le dos, d'une balle qui est entrée en dessous de
l'omoplate et ressorti par l'abdomen, la thèse du pistolet qui aurait représenté
un danger n'est donc pas valable.»
Un enquêteur de l'ONU devait arriver hier
de New York pour faire la lumière sur cette affaire qui a d'autant plus choqué
le secrétaire général de l'agence que les Israéliens auraient, dans un premier
temps, empêché les services d'urgence d'approcher le Britannique. A New York,
Kofi Annan s'est dit «profondément troublé par le fait que l'armée israélienne
ait refusé à une ambulance l'accès immédiat» à Hook.
Arrestations. Ce drame
est survenu au cours d'une vaste opération militaire lancée jeudi par Tsahal
dans les territoires palestiniens en représailles à un attentat-suicide qui
avait causé la mort de onze Israéliens, jeudi à Jérusalem. Après avoir
réinvesti, vendredi, Jénine et Bethléem (où elle a arrêté plus de trente
Palestiniens), Tsahal est entrée dans Kalkiliya, au nord de la Cisjordanie, où
elle a imposé le couvre-feu.
Vedette. Mais c'est à Gaza que s'est produit, ce
week-end, une nouvelle attaque. Deux kamikazes palestiniens ont en effet été
tués et quatre militaires israéliens blessés, samedi matin, dans un attentat
suicide contre une vedette de la marine israélienne. Cette opération, la
première du genre en vingt-six mois d'Intifada, a été revendiquée par le Jihad
islamique.
Par ailleurs, la presse israélienne a révélé hier que les services
de sécurité préventive de la bande de Gaza préparaient la construction d'une
importante usine d'explosifs, ce que les Palestiniens ont démenti. Selon des
documents saisis au siège de ces services au cours d'un raid israélien, cette
usine aurait été en mesure de produire 15 tonnes d'explosifs par an, dont du
TNT.
13. Antisémitisme croissant en
Israël par Sergey Borisov
in la Pravda (quotidien russe)
du dimanche 24 novembre 2002
[traduit de
l'anglais par Marcel Charbonnier]
Traduit du russe en anglais par Dmitry Sudakov -
Les immigrants en Israël de Russie et d’autres pays de l’ex-URSS sont considérés
comme la principale raison de la montée de l’antisémitisme en Israël. Ces
immigrants ont, pour la plupart, une parenté plutôt éloignée avec des Juifs
immigrés avant eux en Israël. La soi-disant « terre promise » envisage en ce
moment de restreindre l’immigration en provenance de Russie.
D’après le
quotidien anglais Sunday Telegraph, le nombre d’incidents racistes croît de jour
en jour dans l’Etat juif. Ces incidents comportent des violences et des
insultes, des swastikas peintes sur des maisons, et la profanation de
cimetières. En raison d’un antisémitisme croissant en Israël, le gouvernement
israélien pourrait remettre en cause sa politique d’immigration.
Yuli
Edelstein, le ministre de l’Absorption des nouveaux immigrants, fut l’un des
premiers responsables gouvernementaux à avoir évoqué cette mesure. Ce ministre
est préoccupé par la montée des sentiments antisémites en Israël. Il a déclaré
que la politique des agences juives consistant à attirer toujours plus de
nouveaux immigrants en Israël est sans doute trop zélée.
M. Edelstein a déjà
eu des rencontres avec d’autres membres de l’administration à ce sujet. Il a
suggéré l’idée de procéder à un filtrage afin d’éliminer les indésirables –
essentiellement les gens qui sont peu susceptibles d’observer les traditions et
coutumes juives. Un sondage d’opinion effectué récemment auprès d’immigrants de
Russie a montré que 70 % d’entre eux ne sont pas considérés comme juifs par les
lois religieuses juives.
Le problème est aggravé par le fait que la nouvelle
loi du retour garantit un droit de retourner dans la « patrie historique » à
toute personne dont une des grands-mères est juive ou l’un des grands-pères est
juif. Aujourd’hui, la « mère patrie » est en train de se poser la question s’il
est vraiment nécessaire d’inviter des gens qui n’ont que des liens de parenté
distants avec des Juifs.
Le Rabbin Zalman Gilshensky a étudié les incidents
antisémites en terre « promise ». Cinq cent incidents de cette nature ont été
relevés durant l’année écoulée. Il n’est donc pas étonnant que le rabbin ait
entrepris une campagne en vue de la modification de la loi du retour en Israël.
La première manifestation de soutien à cette modification s’est déroulée près du
bureau de l’Agence Juive à Jérusalem, la semaine dernière. Le Rabbin a déclaré
que le zèle incontrôlable déployé par l’Agence afin d’attirer de nouveaux
immigrants devient de plus en plus dommageable pour le pays.
L’Agence est
elle-même inquiète face à l’augmentation des incidents antisémites en Israël –
en Israël, aussi. toutefois, elle n’entend pas modifier sa politique. D’après
elle, cela aurait pour effet de saper le moral de la communauté juive, en
général. L’Agence est persuadée que ce problème est susceptible d’être résolu
par le moyen de l’éducation.
14. La peur au
ventre par Valérie Féron
in 24 heures (quotidien suisse) du jeudi
21 novembre 2002
HÉBRON La ville est sous couvre-feu depuis l'attaque
qui a tué douze militaires et colons israéliens.
La vieille ville de Hébron,
sous occupation israélienne depuis 1967, ressemble plus que jamais à un quartier
fantôme, hanté par les colons et les soldats israéliens en patrouille. Seuls des
internationaux membres des Christian Peacemakers Teams - sur place depuis 1995
suite à la mort de 29 musulmans, tués par le colon Goldstein à l'intérieur du
caveau des Patriarches - se risquent dans les ruelles aux échoppes fermées, où
les colons ont peint des étoiles de David.
«Les soldats nous connaissent et
nous laissent circuler, explique Mary, une Américaine. Mais, depuis vendredi, la
tension est extrême et chacun attend avec angoisse de voir ce qui va se passer
dans les prochains jours, et ce que les colons vont faire.» Car, bien plus que
les soldats, ce sont eux que l'on craint à Hébron, ceux de l'implantation
voisine de Kyriat Arba et les quelque 200 autres qui sont installés au coeur de
la vieille ville, au milieu de près de 30 000 Palestiniens qui subissent
régulièrement leurs agressions.
Maison dynamitée
Depuis vendredi dernier, les familles
palestiniennes sont cloîtrées chez elles alors que, dans les quartiers plus
éloignés, on brave le couvre-feu après s'être informé de la position des chars.
Tout près de là, en ce mercredi matin, de petits groupes se sont formés sur les
toits d'immeubles, observant, impuissants, un groupe de soldats israéliens
entrer et sortir de la maison des Hanini, dont un des fils faisait partie du
commando auteur de l'attaque de vendredi. Parents, frères et soeurs ont dû
sortir de chez eux, emportant quelques effets personnels et entreposant quelques
meubles dans le jardin. Puis l'attente recommence jusqu'au retentissement, deux
heures plus tard, de deux fortes explosions qui détruisent l'intérieur et
endommagent en partie l'extérieur de cette demeure traditionnelle, laissant une
dizaine de personnes sans toit.
«Il faut comprendre que chacun d'entre nous,
jeune ou vieux, homme ou femme, est en permanence une cible potentielle des
soldats et des colons, et de leurs violences pour nous prendre toujours plus de
terres», commente Youssef, jeune Palestinien de 18 ans habitant la vieille
ville
Cohabitation
«impossible»
Pas question pour autant de partir, même si de
nombreuses familles ont été obligées de se réfugier depuis le début de
l'Intifada chez des parents habitant des quartiers moins exposés. Cette
situation, l'Association d'échanges culturels Hébron-France, dont le bureau
situé dans la vieille ville est inaccessible, la connaît bien: «Depuis le début
de cette Intifada, nous avons changé sept fois de bureau», explique Chantal,
professeur de français à l'association.
Au-delà des craintes du moment, il
est clair pour les quelque 200 000 habitants de Hébron que la «cohabitation»
avec les colons, en particulier de la vieille ville, sera impossible: «On ne
pourra jamais vivre dans le même espace», conclut Ali, propriétaire d'un magasin
de téléphonie.
15. Nous sommes
des Palestiniens de 1948 par Randa Achmawi
in Al Ahram Hebdo
(hebdomadaire égyptien) du mecredi 20 novembre 2002
Arabes
israéliens. Faisant l'objet de discrimination en Israël, ils souhaitent être
mieux entendus par le monde arabe.
« Arabes israéliens ?
Non, nous sommes des Palestiniens de 1948 », disent-ils souvent, lorsqu'on les
affuble de cette appellation. Certes, légalement, ils tiennent à garder ce
statut de citoyens israéliens pour ne pas encourir de nombreuses formes de
discrimination (lire encadré). Mais ils souhaitent aussi démontrer qu'ils sont
des Palestiniens à part entière, ceux qui sont restés et leurs descendants, lors
de la nakba (catastrophe) de 1948 qui s'est abattue sur leur pays. De plus, le
fait de se présenter de la sorte leur permet aussi de combattre en brèche des
idées reçues dans le monde arabe où souvent on les traite « tout comme des
Israéliens ». Le fait de porter un passeport israélien a compliqué beaucoup les
choses pour eux, et notamment le déplacement dans les pays arabes. Ainsi, une
sorte de coupure a été pratiquée entre cette population et le reste du monde
arabe.
Ceci a justifié d'ailleurs la tenue récemment au Caire d'une
conférence intitulée « Les Palestiniens de 1948 frappent à la porte du monde
arabe ». Organisée par le Centre du Caire des études sur les droits de l'homme
du 31 octobre au 2 novembre derniers, cette manifestation a regroupé les
représentants de 70 institutions de la société civile arabe. Elle a constitué
une étape importante pour « briser l'isolement historique imposé aux
Palestiniens de 1948 et renforcer leur résistance à l'intérieur contre les
tentatives visant à effacer leur identité ».
Selon Bahieddine Hassan,
directeur de ce centre et militant des droits de l'homme, les Palestiniens de
1948 ressentaient vis-à-vis des gouvernements arabes « des sentiments ambiguës.
D'un côté, il y a la nette appartenance à la nation palestinienne en particulier
et arabe en général. Certains d'entre eux sont tombés victimes des balles
israéliennes lors des manifestations de solidarité avec l'Intifada en octobre
2000. D'un autre, c'est un sentiment d'amertume à l'égard de ces mêmes
gouvernements parce qu'ils se sentent négligés », ajoute-t-il.
Une de leurs
revendications lors de cette réunion était d'avoir un « statut de Palestiniens
de 1948 qui soit intégré au reste du dossier palestinien et soit reconnu par la
Ligue arabe ». Ceci afin que leurs associations participent à la réunion des ONG
arabes qui devra avoir lieu parallèlement au sommet arabe annuel prévu en mars
prochain à Bahreïn. Ils souhaitent que leurs passeports israéliens ne
représentent pas une barrière pour leur participation. « Il faut recréer cette
continuité perdue entre Arabes et Palestiniens de 1948 », ont-ils revendiqué.
Le communiqué final souligne qu'il ne s'agit pas d'accepter la
normalisation, puisque ce mouvement se limiterait à la venue des Arabes de 1948
dans le reste du monde arabe et non le contraire. Cela pourrait prendre la forme
d'invitations aux délégations culturelles et artistiques pour qu'ils puissent
rencontrer leurs homologues. De cette manière, toutes les œuvres écrites par des
écrivains et journalistes palestiniens de 1948 pourraient être diffusées dans
les 4 coins du monde arabe. Ce qui n'arrive pas souvent et reste difficile.
A ceci s'ajoute une situation difficile en Israël. Il y a de claires
discrimination à leur égard. De plus, les inégalités socioéconomiques en Israël
touchent plus particulièrement les Arabes selon le rapport du centre d'études
Adva de Tel-Aviv publié en 1998. Le rapport donne quelques chiffres marquants :
le revenu moyen des citoyens arabes est des plus bas en Israël. 42 % des Arabes
israéliens de 17 ans ont déjà abandonné leurs études. Le taux de mortalité
infantile des enfant arabes est le double de celui des enfants juifs : 9,6 pour
1 000 naissances en 1996, contre 5,3. De plus, la plupart d'entre eux exercent
des métiers subalternes. « Pour accéder à un poste de direction en Israël, une
des conditions est d'avoir effectué le service militaire. Or, les Arabes, pour
des raisons évidentes, préfèrent ne pas s'enrôler dans l'armée. Ils restent
ainsi marginalisés », souligne un membre d'une ONG palestinienne. Depuis leur
manifestation de soutien avec l'Intifada, ils souffrent de nombreuses
restrictions, de harcèlement et même de menaces. Un statut dramatique qui résume
un des principaux aspects de la question
palestinienne.
16. La grande peur des
Palestiniens de 1948 par Mohamed Moustapha
in Al Ahram Hebdo
(hebdomadaire égyptien) du mecredi 20 novembre 2002
Arabes
israéliens . A l'heure où Israël est en campagne électorale et militaire, ces
Palestiniens de 1948 craignent encore plus de discrimination et d'intimidation,
voire la déportation. Leurs représentants appellent donc à l'unité et à une
participation politique accrue.
Gaza, de notre correspondant -
Droit à la citoyenneté, égalité, suppression de la discrimination contre les
Arabes, telles sont les grandes lignes du discours des Arabes de 1948 ou Arabes
israéliens, comme ont les nomme, à la veille des élections qui doivent avoir
lieu pour élire un nouveau premier ministre en Israël. Au cours des deux
dernières années d'Intifada, la campagne menée par l'extrême droite israélienne
contre les Arabes israéliens s'est amplifiée. Pour la première fois à la Knesset
et dans les milieux officiels, des idées comme celles du « transfert » des
Arabes israéliens ou leur interdiction d'accéder au Parlement ont été soulevées.
Ils sont accusés par l'extrême droite de double allégeance ou même d'être des
agents de l'Autorité palestinienne. Voire, le vieux concept de la pureté de
l'Etat juif qu'ils entachent est revenu à l'ordre du jour.
Lors de la
création de l'Etat d'Israël en 1948, des centaines de milliers de Palestiniens
ont été poussés à l'exode au-delà de la ligne verte, une ligne de démarcation
qui sépare les territoires dont les Juifs se sont emparés en 1948 et les
territoires occupés en juin 1967. Il n'est resté que 150 000 Palestiniens à
l'intérieur de la ligne verte. Un nombre qui atteint aujourd'hui, suite à la
croissance démographique et au regroupement de familles, un million en plus des
250 000 Arabes de Jérusalem-Est. Porteurs de cartes israéliennes, les habitants
de Jérusalem-Est ne votent cependant pas lors des élections israéliennes pour ne
pas conférer de la légitimité à l'occupation et à l'annexion par Israël de leur
capitale.
A l'intérieur, ces Palestiniens de 1948 représentent 17 % de la
population israélienne estimée à 6,5 millions d'âmes. La plus grande
concentration d'Arabes israéliens se trouve en Galilée et dans le triangle
contigu des frontières avec la Cisjordanie, d'Oum Al-Fahm et le village de
Salem, au nord à Kafr Kassem au sud jusqu'au Néguev et les villes mixtes où
vivent les Arabes et les juifs ensemble, à l'exemple de Jaffa, Haifa, Lod et
Ramleh.
Trois courants principaux dominent l'opinion arabe en Israël : le
mouvement national radical et le mouvement islamique divisé entre le mouvement
islamique du nord sous la direction du cheikh Raëd Salah et le mouvement
islamique du sud que dirige le cheikh Abdallah Al-Nimr. Ce courant refuse en
principe de participer aux élections israéliennes en partant du fait que cela
représente « une reconnaissance de l'Etat sioniste ». Le troisième courant est
celui du Mouvement démocratique pour la paix et l'égalité.
Les Arabes sont
représentés dans la Knesset sortante par 6 partis qui vont prendre part aux
élections prévues le 28 janvier prochain. Il s'agit du mouvement arabe pour le
changement d'Ahmad Al-Tibi, le Front démocratique pour la paix et l'égalité de
Mohamad Baraka, le Rassemblement national démocrate d'Azmi Bichara, et la liste
arabe unifiée d'Abdel-Malek Dahmacha. Cette dernière comprend 3 formations : le
mouvement islamique, le Parti démocrate arabe et le parti du front de l'unité
national. En plus de ces partis purement arabes, des Arabes israéliens sont
membres de partis juifs comme le parti du Travail, le Merez et même le
Likoud.
Une majorité pour la participation
Selon un sondage organisé par le centre arabo-juif pour la paix et dont les
résultats ont été publiés la semaine dernière, 30 % des Arabes d'Israël ont
décidé de boycotter les prochaines élections, alors que 55 % ont l'intention de
vote et 15 % restent indécis. Pour 78 % des personnes interrogées, le
gouvernement Sharon a mal assumé ses responsabilités vis-à-vis des Arabes. Selon
les organisateurs du sondage, les citoyens arabes ont perdu confiance dans le
système démocratique israélien.
Selon le député arabe à la Knesset, Essam
Mokhawal, « il est très important qu'une présence soit maintenue grâce aux
députés arabes à l'intérieur du Parlement et que les Arabes participent aux
élections quelles qu'en soient les résultats. Car les forces de la droite et de
l'extrémisme en Israël tentent depuis un certain temps d'écarter les Arabes de
toute participation politique ». Pour le député, la droite et l'extrême droite
veulent ainsi appliquer « leurs desseins contre les Arabes ». Il souligne en
plus qu'un « prochain gouvernement de droite menacera toute la région,
accentuera l'escalade militaire et frayera la voie à davantage de crimes contre
le peuple palestinien ».
A la recherche de l'unité
Face à
cette situation, Talab Al-Saneh, président du Parti arabe démocrate, invite à
l'unité des formations arabes à l'intérieur de la ligne verte en une seule liste
pour participer aux élections. « Ceci afin de garantir le maximum de
représentation arabe à la Knesset. Cela représentera un obstacle quant à former
un gouvernement extrémiste et mettra en échec les tentatives de transfert
dirigées contre les Arabes ». Il affirme que les Arabes d'Israël sont « pour la
nécessité d'une paix entre les peuples juif et palestinien sur la base d'un
retrait israélien des territoires occupés, le démantèlement des colonies et
l'établissement d'un Etat palestinien indépendant avec Jérusalem-Est comme
capitale ».
Essam Mekhawal souhaite, lui, une vision commune entre Arabes
israéliens et palestiniens des territoires autonomes. « Une opération martyre
palestinienne à l'intérieur d'Israël à l'heure actuelle est la carte dont a
besoin le premier ministre israélien Ariel Sharon et son ministre de la Défense,
Shaul Mofaz, pour aggraver l'agression militaire contre le peuple palestinien.
Ce qu'il nous faut c'est coincer le gouvernement d'extrême droite sur le plan
politique », affirme-t-il. Ceci est d'autant plus vrai que de larges secteurs de
la population israélienne commencent aussi à se rendre compte des liens qui
existent entre la crise économique, l'accroissement du chômage et la poursuite
du mouvement de colonisation et d'occupation des territoires palestiniens.
L'Intifada a coûté à l'économie israélienne des pertes estimées à 50 milliards
de shekels (quelque 10 milliards de dollars).
Du racisme au transfert
Quant aux
affirmations de Sharon selon lesquelles « l'Etat palestinien est un fait
accompli », elles sont jugées par Al-Saneh comme une tentative du premier
ministre « d'obtenir un nouveau mandat de la société israélienne pour réaliser
ses desseins contre les Palestiniens. Parler d'un Etat palestinien n'est pour
lui qu'une manœuvre pour couvrir ses véritables objectifs », précise-t-il. Il
ajoute que son parti est tout à fait disposé à participer aux élections dans le
cadre d'une liste arabe unique. « De nombreuses raisons imposent l'unité entre
les partis arabes dont le fait que la droite a le vent en poupe, représentant un
tourbillon qui dévastera la région et qui, en plus, imposera des lois racistes
aux Arabes israéliens ».
Abdel-Malek Dahmacha lui aussi souhaite l'unité des
partis arabes. C'est l'un de ses objectifs. Mais cette idée ne suscite pas
l'unanimité. En tous les cas, les trois partis faisant partie de sa formation
ont la même vision d'un règlement du conflit arabo-israélien : un Etat
palestinien dans les frontières de juin 1967 avec Jérusalem-Est comme capitale.
C'est là la question fondamentale. « Pour les autres dossiers comme les réfugiés
et l'eau, nous acceptons ce qu'approuvent les Palestiniens ».
Les Arabes
israéliens sont pris entre deux sortes d'exigences. Celles concernant le conflit
arabo-israélien et celles concernant leurs revendications à l'intérieur. Pour
Dahmacha, « c'est l'égalité des droits en matière de citoyenneté qui est la
revendication principale à l'intérieur. Nous vivions chez nous, dans nos
maisons, villes et villages jusqu'à ce qu'Israël arrive. Il a établi un contrôle
sur nous. Pourquoi ne nous accorde-t-il pas l'égalité ? », s'interroge-t-il. Une
revendication qui va de pair pour Dahmacha à un « changement par Israël de son
drapeau, de la politiqude son armée, et qui implique d'appliquer une égalité
absolue entre les citoyens qu'ils soient juifs ou non juifs ».
Il revient à
la préoccupation majeure des Arabes israéliens, celle du transfert de plus en
plus abordé et discuté. « Autrefois, l'idée de transférer ou de renvoyer les
Arabes de 1948 était soulevée à une petite échelle. Les Juifs parlaient soit de
l'expulsion des Palestiniens de Cisjordanie, soit d'un départ volontaire des
Arabes à l'intérieur de la ligne verte. Aujourd'hui, la question eet largement
discutée, de la part de députés de la Knesset, en raison d'un courant raciste
contre la minorité arabe qui domine la société israélienne ». Le principe de
l'échange territorial entre Israéliens et Palestiniens est le suivant : troquer
certains territoires à l'est de la ligne verte, où sont implantées d'importantes
localités juives, contre des territoires israéliens à forte population arabe.
Le camp pacifiste ainsi que le Parti travailliste débattaient avec comme
prétexte : la « radicalisation » des Arabes israéliens, dont les dirigeants
cautionnent en outre l'OLP. La nécessité de trouver, dans le cadre d'un futur
accord de paix israélo-palestinien, une solution politique au problème des
colonies, tout en les laissant sous souveraineté israélienne. Cette idée
d'échange a d'abord été émise en 1996 par le parlementaire travailliste Yossi
Beilin. Arnon Sofer, professeur de géographie à l'Université de Haïfa, a formulé
une idée de projet similaire l'année dernière, idée qui a ensuite été débattue
par le professeur Sergio de la Pergola, spécialiste de la démographie de
Jérusalem. Plus récemment, le Dr Ephraïm Sneh, ministre, du Parti travailliste,
l'a de nouveau sortie de l'ombre. D'après un rapport d'Haaretz, fruit d'une
enquête menée sur le terrain, la perspective d'un échange territorial provoque
un violent rejet de la part des Arabes israéliens, éveillant à la fois colère et
sentiment d'outrage.
D'ailleurs, l'idée du transfert (déportation des
Palestiniens) n'est-elle pas aussi vieille que le sionisme comme l'a reconnu un
historien israélien, Benny Morris, regrettant qu'en 1948 Israël n'ait pu
déplacer tous les Palestiniens de l'autre côté du Jourdain. Aujourd'hui, les
Arabes israéliens ou Palestiniens de 1948 espèrent simplement que l'histoire ne
bégayera pas.
[Qui sont les Arabes israéliens ? - Les Arabes israéliens, un
terme que nombre d'entre eux n'affectionnent pas, désigne les Palestiniens qui
n'ont pas fait partie de l'exode forcée de 1948-1949. Habitant dans les zones
attribuées par le plan de partage à l'Etat arabe, mais annexés dès 1949 par
Israël, ils sont devenus des citoyens israéliens.
Les Arabes israéliens
citoyens d'Israël, dont le nombre est maintenant de plus de 1 million, sont
soumis à la loi israélienne et bénéficient à ce titre de droits sociaux et
civiques, mais des droits partiels car ils ne sont pas juifs. Dix-sept lois ont
été recensées par un rapport aux Nations-Unies comme comportant des
discriminations envers les citoyens arabes. Parmi elles, la loi du retour qui
accorde systématiquement aux juifs la citoyenneté israélienne alors que les
citoyens arabes ayant épousé des non-Israéliens se voient refuser le
regroupement familial ; les lois qui interdisent la participation aux élections
de tout parti arabe n'ayant pas reconnu le caractère juif de l'Etat ; les lois
d'urgence de 1945 qui permettent la confiscation de terres appartenant aux
Arabes (ils ne possèdent plus que 10 % de leur propriété foncière d'avant 1948)
; la loi sur l'éducation qui fixe parmi ses objectifs la promotion de la culture
juive et l'idéologie sioniste. De plus, la population arabe est discriminée en
matière de services publics, les budgets alloués aux villes arabes étant bien
inférieurs à ceux alloués aux villes juives.
La mobilisation pour une
reconnaissance de leurs droits, la lutte contre la confiscation des terres pour
l'installation de colonies juives, est restée forte chez les Arabes israéliens.
Ils ont d'ailleurs été soumis à de violentes répressions, notamment lors de la
grande manifestation du 30 mars 1976, journée pour la défense de la terre. De
même, la sanglante répression des manifestations d'octobre 2000, en solidarité
avec les Palestiniens des territoires occupés — durant laquelle 13 Arabes
israéliens furent tués — risque de marquer une coupure profonde entre juifs et
Arabes en Israël même. Longtemps représentés par les communistes israéliens, les
Palestiniens d'Israël sont désormais divisés en plusieurs formations politiques,
PC, islamistes, nationalistes, etc...]
17. Les heures de gloire de la
civilisation musulmane par Mouna Naïm
in Le Monde du mercredi 20
novembre 2002
Les sciences physiques et humaines ont connu
un "âge d'or" sous le califat de Bagdad, qui s'étendait sur tout le
Proche-Orient, rappellent opportunément "Les Cahiers de Science &
Vie".
À l'heure où, dans beaucoup d'esprits, presque tout ce
qui est musulman et/ou arabe est globalement assimilé, au mieux à
l'irrationalité, au pis à l'extrémisme religieux, le mensuel Les Cahiers de
Science & Vie a eu la bonne idée de consacrer sa dernière livraison à cet
"âge d'or" que connut la civilisation arabo-musulmane entre les VIIIe et XIIIe
siècles. Bagdad, dont la seule évocation se confond souvent aujourd'hui avec la
brutalité de l'homme qui la gouverne, et les souffrances de son peuple, y
apparaît pour ce qu'elle fut : la capitale prospère de la dynastie abbasside
qui, comme le souligne l'éditorial du rédacteur en chef, Pierre Icikovics, "sera
associée aux plus grandes réalisations culturelles et techniques de cet âge
d'or".
Qui sont les Abbassides ? Une introduction allant droit à l'essentiel
permet au lecteur de remonter dans le temps jusqu'à la mort de Mahomet, en 632,
et aux problèmes posés par sa succession en l'absence d'un héritier désigné.
Pour aller au plus court, il suffit de rappeler qu'en 750, après de sanglantes
luttes intestines – dont l'épisode le plus marquant fut l'élimination d'Ali, le
gendre du prophète –, la dynastie des Abbassides, du nom de son fondateur, Al
Abbas, oncle du prophète, triomphait de celle des Omeyyades. Elle héritait d'un
immense empire s'étendant de l'Atlantique à l'Indus, dont elle transféra la
capitale de Damas à Bagdad. Bien que son emprise se rétrécît au fil des années
par des mouvements centrifuges et malgré la concurrence d'une autre dynastie,
chiite celle-là, celle des Fatimides, son règne s'étendit jusqu'en 1258. C'est
avec l'émergence de ce califat que se développèrent toutes sortes de sciences.
La clé de ce foisonnement est sans conteste l'enrichissement qu'apporte la
diversité des peuples, des langues et des cultures embrassés dans
l'empire.
De fait, souligne Floréal Sanagustin, directeur de l'Institut
français d'études arabes de Damas, les sciences s'appuient alors "sur un
substrat ancien de plusieurs types : grec (...), indien (...), mésopotamien,
mais aussi sur le vieux fonds de connaissances empiriques arabiques, et c'est
là, sans doute, la principale caractéristique de la science arabe : avoir réussi
à réunir en son sein une tradition scientifique très diverse".
"TOUTES
CONFESSIONS"
"De toutes les cultures et de toutes les confessions. Musulmans,
chrétiens, juifs, sabéens, travaillent ensemble dans un foisonnement d'idées
sans précédent depuis des siècles", complète Emmanuel Monnier dans un article
sur "L'apogée des sciences arabes". Il a choisi deux figures, symboles de cet
esprit universel qui caractérisait les savants de l'époque : le mathématicien,
historien et géographe Al Khwarizmi, auteur du grand livre des Tables
astronomiques, de nombreux ouvrages sur l'astrolabe et l'astrologie et, surtout,
de cette nouvelle discipline, al-jabr (l'algèbre), qu'il développe dans son
Kitab al-jabr wa al muqabala. Et Abdel Rayhan Mohammad Al Biruni, auquel aucune
discipline n'échappe, à la fois astronome, historien, géographe et
physicien.
Fondée par le calife Al Ma'mun, la Maison de la sagesse (Beit Al
Hikma), comme son nom l'indique, tient lieu de centre de recherches et de
traductions pour toute sorte de travaux, dont la médecine et la pharmacologie ne
furent pas en reste. La première profita de l'essor général des sciences pour se
développer de manière remarquable, permettant à des médecins tels qu'Avicenne
"d'élaborer un système conceptuel que l'on désigna sous le nom de médecine
arabe", qui, "bien que largement imprégnée de médecine grecque, présentait
plusieurs aspects originaux, et notamment l'émergence d'une science
ophtalmologique".
L'éventail des sujets traités est suffisamment éloquent et
élégamment illustré pour autoriser le titre de couverture : "Le Monde des Mille
et Une Nuits": le génie arabe. Des "mille et une villes d'un empire" et des
"règles de l'exquise urbanité", thèmes traités par André Miquel, titulaire de la
chaire de langue et littérature arabes du Collège de France, à "l'art culinaire"
et aux "mille et une portes sur d'autres mondes", en passant par "la magie,
l'autre face de l'univers" ou encore "les techniques de l'eau, Damas, les
sources du paradis", le lecteur pourra découvrir certaines des mille et une
facettes de cet "âge d'or". Et peut-être avoir envie d'en savoir plus sur une
civilisation souvent ignorée. [Les Cahiers de Science & Vie - N° 71 -
octobre 2002 - 5 euros]
18. Le reporter britannique
Robert Fisk pourfend les médias par Jooneed Khan
La Presse
(quotidien québécois) du mardi 19 novembre 2002
«Je
sillonne la planète depuis plus de 25 ans comme journaliste, et les attentats du
11 septembre 2001 n'ont pas changé le monde. Ce qui a changé, c'est la démission
des médias devant le pouvoir, l'abandon de l'esprit critique, l'hégémonie du
discours officiel sur les manchettes; c'est la narration docile qui passe
désormais pour du journalisme dans les médias
occidentaux.»
Diagnostic sévère, phrases percutantes, ton plein
de conviction, Robert Fisk a donné ainsi la charge à l'Université Concordia, où
l'Union des étudiants l'avait invité dimanche soir à parler sur le thème : «Le
journalisme après le 11 septembre».
«Les médias ont pris pour du cash le
discours de La Guerre contre le Mal du président américain George W. Bush. Il y
a un an, des reporters en Afghanistan se sont présentés devant les caméras
affublés d'uniformes et de casques militaires. Sautant de ben Laden à l'Irak,
CNN et la BBC font ces jours-ci dans le règlement de comptes Bush-Saddam. Les
grands journaux sont remplis chaque jour de longs articles citant des officiels
anonymes. C'est de la complaisance envers la désinformation. On devrait les
fusionner en un grand quotidien mondial, intitulé : Les officiels disent».
La
veille, le vétéran correspondant du quotidien britannique The Independent au
Moyen-Orient avait abordé le sujet devant la NAJ canadienne (Association
nationale des journalistes), qui tenait des ateliers d'écriture à
Montréal.
Dimanche soir à Concordia, ce fut le happening : l'Université
venait de se faire confirmer par la Cour l'interdiction de tout débat sur le
Proche-Orient, en obligeant vendredi les députés néo-démocrates Svend Robinson
et Libby Davies, et la militante Judy Rebick, à aborder le sujet en dehors du
campus; ils poursuivent l'université au nom de la liberté d'expression; et
dimanche 5000 Montréalais avaient bravé la tempête de neige pour protester
contre une éventuelle guerre américaine en Irak.
Le moratoire frappant tout
débat sur le Proche-Orient à Concordia a suivi l'annulation d'une causerie de
l'ancien premier d'Israël Benjamin Netanyahu le 9 septembre. «Fisk peut-il
éviter de parler du Proche-Orient ? L'université va le surveiller, et le
poursuivre si nécessaire pour violation du moratoire et mépris de Cour», a
indiqué à La Presse un responsable étudiant - menace reprise hier par Dennis
Murphy, un porte-parole de l'Université Concordia.
L'auditorium 110 de
l'édifice Hall était pleine à craquer dès 18h30, pour la causerie prévue à
19h00. Des gens étaient assis par terre, sur la scène même, les agents de
sécurité prenant des photos des allées bondées pour accabler les organisateurs,
qui s'empressaient de les dégager.
Dans ce climat surchauffé, Fisk, en
chemise, était présenté par nul autre que Aaron Mate, l'un des deux membres du
comité exécutif de l'Union des étudiants accusés dans l'affaire
Netanyahu.
«La pauvreté du journalisme après le 11 septembre, a poursuivi
Fisk, c'est que les éditeurs utilisent des généralistes, jeunes, et leur
demandent de rapporter le quoi, le qui, le où, jamais le pourquoi. On a du
sensationnel, mais sans le contexte. Quand j'ai donné le contexte de l'attaque
contre moi il y a un an en Afghanistan, le Wall Street Journal m'a accusé
d'absoudre les terroristes du 11 septembre !»
Illustrant son analyse avec des
projections vidéo, Fisk a accusé les médias dominants d'adopter le discours
d'Israël (Territoires disputés, au lieu d'occupés, quartiers juifs au lieu de
colonies, etc). Et il a fait sienne la définition du journalisme d'une collègue
israélienne, Amira Haas, du Haaretz : «C'est surveiller de près les centres du
pouvoir.»
19. Des compagnies
occidentales accusées d'avoir participé au régime d'apartheid
sur le
site du quotidien Le Monde le 12 novembre 2002
Les victimes de
l'apartheid ont désigné mardi à Johannesburg vingt banques et entreprises
occidentales qu'elles poursuivent pour coopération avec le gouvernement raciste
sud-africain et pour avoir indirectement contribué à un "crime contre
l'humanité".
Dans une conférence de presse donnée à Johannesburg, Neville
Gabriel, porte-parole de Jubilee 2000, une coalition sud-africaine qui regroupe
4 000 ONG demandant l'indemnisation des victimes du régime d'apartheid, a
confirmé qu'une plainte avait été déposée lundi à New York contre ces vingt
entreprises pour demander des dédommagements. Il a précisé que "les dommages
causés par l'apartheid se chiffrent en milliards de dollars". "Ceci est une
action dirigée contre des banques et des corporations spécifiques pour avoir,
par leur aide, contribué à un crime contre l'humanité", a souligné Neville
Gabriel.
L'action, lancée par les avocats Charles Abrahams et Michael
Hausfeld, est distincte d'une première action en justice intentée au nom de
victimes de l'apartheid par un avocat new-yorkais, Ed Fagan, et que Jubilee 2000
avait critiquée en la qualifiant de "mal préparée". Ed Fagan demande, notamment
à Crédit suisse et l'Union de banques suisses, une indemnisation totalisant 1,25
milliard de dollars. Cette nouvelle action a été annoncée lundi à Berne par une
ONG, la Campagne suisse d'annulation des dettes de l'apartheid (Keesa).
"Une
plainte collective majeure a été déposée (lundi) à New York", a confirmé Jubilee
2000 lors d'une conférence de presse à Johannesburg, précisant que les
entreprises et banques visées étaient américaines, suisses, allemandes,
britanniques, françaises et néerlandaises. Ces banques et entreprises ont, par
leurs prêts et investissements, financé le régime d'apartheid, "lui permettant
de survivre malgré les sanctions de l'ONU", affirme la coalition.
Les
sociétés américaines visées sont : Citigroup, J.P. Morgan, ExxonMobil, Caltex
Petroleum, Fluor Corporation, Ford Motor Corporation, General Motors et IBM. Les
sociétés allemandes sont : Commerzbank, Deutsche Bank, Dresdner Bank,
DaimlerChrysler et Rheinmetall. Les banques suisses Crédit suisse et l'Union de
banques suisses (UBS) sont également visées, ainsi que les sociétés britanniques
Barclays National Bank, British Petroleum (BP) et Fujitsu ICL, et les compagnies
pétrolière française TotalFinaElf et anglo-néerlandaise Royal Dutch
Shell.
Jubilee 2000 a affirmé à Johannesburg que ces entreprises étaient
accusées de s'être faites les complices du régime de l'apartheid accusé de
"tortures, meurtres, viols, détentions arbitraires et traitements inhumains".
"Mais ceci n'est pas une attaque contre la Suisse ou le peuple suisse, ou
l'Allemagne ou tout autre pays", a souligné Neville Gabriel.
Jubilee 2000,
fondée en 1998, a aussi demandé l'annulation de toutes les dettes de l'Afrique
du Sud datant de l'époque de l'apartheid et que l'organisation a estimées à 25,6
milliards de dollars à la fin 1993, la dernière année du régime de l'apartheid.
Neville Gabriel a précisé que l'action était déposée au nom de 85 individus et
d'une organisation, le Khulumani Support Group, qui dit représenter 32 000
personnes.
Interrogés sur le montant des indemnisations qui seront demandées,
le porte-parole de Jubilee 2000 a indiqué : "Les dommages causés par l'apartheid
se chiffrent en milliards de dollars (...) mais nous ne mettons pas de chiffre
en face de notre action. Nous demandons que les dommages causés par l'apartheid
soit réparés".
Le 8 novembre, l'ancien président Frederik de Klerk, artisan
de la fin du régime de séparation des races en Afrique du Sud, s'est prononcé à
Johannesburg contre les plaintes collectives à l'égard de l'apartheid, estimant
qu'elles créeront des précédents qui "paralyseront l'aptitude des banques et des
entreprises de faire des affaires où que ce soit".
20. Israël/Palestine :
Comment terminer la guerre de 1948 entretien avec Tanya Reinhart
réalisé par ZNet* le vendredi 8 novembre
2002
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
« Avec le soutien américain et le
silence du monde occidental, il y a un danger très sérieux que ce que toutes les
horreurs que nous avons vues jusqu’ici ne soient qu’un début et que, sous le
parapluie d’une guerre en Irak, le peuple palestinien soit condamné à devoir
choisir entre l’extermination et un second exil. La description de la situation
actuelle en Afghanistan faite par Arundhati Roy semble terriblement transposable
au calvaire qu’endurent les Palestiniens : « Voyez l’infinie justice du siècle
naissant !… Des civils mourant de faim, tout en attendant d’être tués. » Mon
plus grand espoir et ma supplication, c’est : Sauvez les Palestiniens ! Stoppez
Israël ! Il s’agit de deux composantes indissociables de toute lutte contre la
guerre américaine contre l’Irak. Si les gouvernements du monde ne le font pas,
mon espoir est que les peuples du monde, eux, pourront le faire sans eux ».
Tanya Reinhart
- ZNet : Pouvez-vous nous dire,
Tanya, de quoi traite votre nouveau livre « Israël/Palestine – Comment terminer
la guerre de 1948 » ? Que veut-il transmettre ?
- Israël, soutenu par la grande majorité des médias
occidentaux, présente sa guerre contre les Palestiniens comme une guerre de
défense, une réponse nécessaire à la terreur palestinienne, une contribution
noble à la guerre mondiale contre le terrorisme. Il est stupéfiant de voir,
aujourd’hui encore, après deux années de destructions massives, par Israël, de
la société palestinienne, combien peu de choses sont connues du public sur la
réalité des faits au sujet de la manière dont ce conflit s’est enclenché et quel
rôle y joue Israël. Le premier objectif de mon livre est de mettre ces faits en
lumière.
Le livre suit les développements de la politique israélienne au
cours de trois années, de l’élection d’Ehud Barak au poste de Premier ministre,
jusqu’à l’été 2002, qui fut la période la plus sombre de toute l’histoire
d’Israël jusqu’ici. En nous basant sur des informations publiées en abondance
par les médias israéliens, nous pouvons suivre un glissement politique, au tout
début de la période sous étude. Il s’agit d’un glissement éloignant la politique
israélienne de la conception d’Oslo, qui dominait jusqu’alors, depuis la
signature des accords, en 1993. C’est là, bien sûr, une longue histoire,
compliquée, sur laquelle je donne beaucoup de détails dans mon bouquin. Mais
permettez-moi, si vous voulez bien, de vous en livrer la teneur.
Dès le début de l’occupation des territoires
palestiniens, en 1967, l’armée et les élites politiques d’Israël ont délibéré de
la question de savoir comment garder un maximum de territoires (et de ressources
en eau, c’est très important), tout en gardant le minimum de population
palestinienne. La solution, en apparence la plus simple, consistant à annexer
les territoires palestiniens très peuplés, aurait créé un « problème
démographique », c’est-à-dire la crainte que la majorité juive dans l’Etat
d’Israël ainsi agrandi n’aurait pas pu être conservée. C’est pourquoi deux
tendances principales se dessinèrent. Le plan Alon, du parti travailliste,
proposa l’annexion de 35 % à 40 % des Territoires, avec soit un gouvernement
jordanien, ou une forme quelconque d’autonomie pour le reste de ces Territoires,
dans lesquels les résidents palestiniens auraient été confinés. Aux yeux de ses
partisans, ce plan représentait un compromis ‘réaliste’, nécessaire. Ils
pensaient qu’il aurait été inconcevable de répéter la « solution » de la guerre
d’Indépendance (d’Israël) de 1948, au cours de laquelle la grande majorité du
territoire fut conquis ‘Arabrein’ (débarrassé des Arabes), après l’expulsion
massive des résidents palestiniens. L’autre approche, dont le porte-parole le
plus en voix était Sharon, plaidait pour obtenir plus. Dans sa réalisation
poussée à l’extrême, elle affirmait qu’il serait possible de trouver des moyens
plus acceptables et plus sophistiqués de mener à bien une solution « à la mode
1948 ». Il faudrait, ‘simplement’, trouver un pays de rechange, pour y mettre
(en les expulsant) autant de Palestiniens que possible. « La Jordanie, c’est la
Palestine », était le leit-motiv de Sharon. C’est dans les années 1980 qu’il a
trouvé cette formule qui lui plaît tellement…
En 1993, à Oslo, il sembla que
le plan Alon l’avait emporté. Cela fut rendu possible, de plus, par la
coopération d’Arafat. Par le passé, les Palestiniens s’étaient toujours opposés
au plan Alon, qui leur vole la plus grande partie de leur pays. Mais, en 1993,
Arafat était sur le point de perdre sa mainmise sur la société palestinienne,
qui protestait sans relâche contre son pouvoir personnel et la corruption de ses
organisations. Une « victoire écrasante » (en apparence) sembla la seule chose
qui lui permettrait de conserver le pouvoir. Dans le dos de l’équipe de
négociateurs palestiniens (locaux, de Palestine), dirigée par Haidar Abdel
Shafi, Arafat accepta un accord qui laissait intactes toutes les colonies
israéliennes, même dans la bande de Gaza, où 6 000 colons israéliens occupent un
tiers du territoire, alors qu’un million de Palestiniens doivent s’entasser sur
les deux tiers restants (territoire extrêmement exigu à plus forte concentration
de population au monde, Ndt). Les années passant, depuis Oslo, Israël étendit
les zones « Arabrein » (désarabisées comme on dirait dératisées, ndt), dans les
territoires palestiniens occupés, les portant jusqu’à environ la moitié de ces
territoires. Les cercles travaillistes commencèrent à parler du plan « Alon Plus
», qui consistait, en substance, en plus de territoires pour Israël. Toutefois,
il semblait qu’ils accorderaient néanmoins une certaine autodétermination aux
Palestiniens, sur la moitié restante, dans des conditions semblables à celles
régissant les Bantoustans en Afrique du Sud.
A la veille de la signature
d’Oslo, la majorité des Israéliens étaient fatigués de la guerre incessante. A
leurs yeux, les combats pour la terre et les ressources (en eau,
essentiellement), cette guerre était dépassée. Hantés par le souvenir de
l’Holocauste, la plupart des Israéliens pensaient que la guerre d’indépendance
de 1948, malgré ses conséquences horribles pour les Palestiniens, était
nécessaire afin de créer un Etat pour les Juifs. Mais, maintenant qu’ils ont un
Etat, ils n’aspirent qu’à vivre normalement sur le territoire dont ils
disposent, quel qu’il soit. Comme la majorité des Palestiniens, la majorité des
Israéliens a eu tendance à se laisser embobiner à croire que ce à quoi nous
étions en train d’assister n’était que des « accords intérimaires » et qu’un
jour ou l’autre, l’occupation allait peu ou prou prendre fin, et que, par
conséquent, les colonies seraient démantelées. Avec cette vision de ce qui était
devant eux, les deux tiers des Juifs Israéliens soutinrent les accords d’Oslo
lors des élections. Il était évident qu’il n’y avait aucune majorité en faveur
d’une quelconque nouvelle guerre pour la terre et pour l’eau…
Par contre, au
sein de l’armée, ou dans les cercles de généraux influents politiquement, dont
les carrières se déroulent alternativement entre l’armée et le gouvernement,
l’idéologie de la guerre pour les territoires et pour l’eau n’a jamais disparu.
Dès le début du processus d’Oslo, les maximalistes s’opposèrent à ce que des
territoires et des droits – aussi réduits fussent-ils – soient accordés aux
Palestiniens. Cela était particulièrement visible dans les cercles militaires,
dont le porte-parole le plus en voix était à l’époque le chef d’état-major Ehud
Barak, qui s’opposa aux accords d’Oslo dès le départ. Un autre phare de
l’opposition à Oslo était, bien entendu, Ariel Sharon.
En 1999, l’armée
revint au pouvoir, en Israël, à travers l’élection des généraux politisés –
d’abord Barak et, après lui, Sharon (mon livre retrace l’histoire de leur longue
collaboration). La voie était dès lors ouverte vers le redressement de
trajectoire, après ce qu’ils considéraient comme une très grave faute : avoir
signé Oslo… A leurs yeux, l’alternative proposée par Sharon de combattre les
Palestiniens jusqu’au bout et d’imposer un nouvel ordre régional n’a pu échouer,
en 1982, au Liban, qu’à cause de la mollesse d’une « société israélienne ramollo
». Mais aujourd’hui, étant donné la philosophie guerrière établie via les
opérations militaires américaines en Irak, au Kosovo et, plus tard, en
Afghanistan, les généraux politiques israéliens sont convaincus que, grâce à
l’écrasante supériorité aérienne d’Israël, il est encore possible d’imposer
cette vision. Toutefois, pour en arriver là, il fallait avant tout, condition
sine qua non, convaincre la société israélienne « ramollo » qu’en réalité, les
Palestiniens ne désirent pas vivre en paix, et continuent de menacer l’existence
même d’Israël. Sans doute, seul, Sharon n’aurait pas pu réussir à imposer cette
duperie. Mais Barak allait remarquablement réussir à le faire, lui, avec son
mensonge éhonté au sujet de son « offre généreuse »…
Au jour d’aujourd’hui,
beaucoup a été écrit, d’ores et déjà, sur la non-offre de Barak à Camp David.
Néanmoins, un examen attentif de l’information donnée par les médias israéliens
révèle beaucoup plus de choses encore sur l’étendue de la fraude. J’y consacre,
dans mon livre, tout un chapitre, avec beaucoup de détails. En réalité, la
parodie de Barak à Camp David était le deuxième acte d’une magistrale tromperie
de l’opinion publique. Plusieurs mois auparavant, il avait fait la même chose
avec la Syrie, en faisant croire aux Israéliens et au monde entier qu’Israël
était prêt à se retirer des hauteurs du Golan occupées. Dans les sondages, 60 %
des Israéliens étaient favorables, avec enthousiasme, au démantèlement de toutes
les colonies sur le plateau du Golan. Mais la fin de cette tournée de
négociations de paix fut exactement identique à celle des négociations,
ultérieures, avec les Palestiniens. Les Israéliens finirent convaincus que
l’intraitable président Asad de Syrie ne voulait pas récupérer ses territoires
et ne voulait pas faire la paix avec Israël. Depuis lors, la possibilité d’une
guerre avec la Syrie est en permanence dans l’air. Les cercles militaires vous
expliquent, ouvertement, que « le Hezbollah, la Syrie et l’Iran complotent afin
de faire tomber Israël dans une « embuscade stratégique », et qu’Israël doit
esquiver cette embuscade en dressant la sienne… Les circonstances pourraient
être crées, au cours, ou vers la fin d’une offensive américaine contre l’Irak
(cf. Amir Oren, in Ha’aretz, 09.07.2002).
Le 28 septembre 2000, Sharon, avec
l’approbation de Barak, lança l’allumette qui mit le feu à la frustration
bouillonnante qui s’était accumulée au sein de la société palestinienne, en
procédant à sa visite-provocation sur le Mont du Temple – Haram al-Sharif. Le
déploiement massif de forces de sécurité qui l’escortaient tirèrent des balles
d’acier enrobées de caoutchouc contre des manifestants palestiniens non armés.
Cette répression occasionna des manifestations beaucoup plus importantes le
lendemain : Barak escalada la riposte militaire, il y eut beaucoup de tirs à
balles réelles et de Palestiniens tués. Barak ordonna alors aux forces armées
israéliennes et aux tanks de pénétrer dans des zones palestiniennes densément
peuplées. Tout indique que l’escalade de la protestation palestinienne qui a
conduit à des affrontements armés aurait pu être évitée, eût été la riposte
israélienne plus proportionnée. Même face à une résistance armée, la réaction
israélienne fut manifestement disproportionnée, de très loin, comme l’a
enregistré l’Assemblée générale de l’ONU, qui a condamné Israël pour « son
recours excessif à la force armée » le 26 octobre 2000.
Israël qualifie sa
réaction militaire de défense nécessaire contre le terrorisme. Mais, en réalité,
la première attaque terroriste palestinienne commise contre des civils
israéliens, à l’intérieur d’Israël, ne s’est produite que le 2 novembre 2000.
Soit après un mois au cours duquel Israël avait utilisé toute la puissance de
son arsenal militaire contre les civils, tirant à balles réelles, utilisant les
fusils automatiques, les mitrailleuses, les hélicoptères de combat, les tanks et
les missiles. Une chose particulièrement stupéfiante est le fait que le plus
gros des plans qui allaient présider aux actions militaires d’Israël au cours
des mois suivants, avait déjà été conçu, dès le début, en octobre 2000, y
compris la destruction de l’infrastructure palestinienne (plan « Champ de
Chardons »). La stratégie politique visant à discréditer Arafat et l’Autorité
palestinienne était prête, elle aussi, dès le début. Le cabinet de Barak avait
rédigé un document connu sous le nom de « Livre Blanc », qui affirmait déjà à
l’époque qu’Arafat n’avait « jamais abandonné l’option de la violence
».
Parmi un flot de propagande, un thème aussi avait émergé dès octobre 2000
: l’analogie établissant le lien entre les circonstances présentes et la guerre
de 1948. Le major général Moshe Ya’alon, alors adjoint au chef d’état-major (et
actuellement chef d’état-major), expliquait qu’il « s’agissait de la campagne la
plus critique de tous les temps contre les Palestiniens, y compris la population
arabe d’Israël, depuis la guerre de 1948. Pour lui, en fait, il s’agit de la
deuxième moitié de 1948 » (Amir Oren, Ha’aretz, 17.11.2000). Après deux années
d’oppression brutale des Palestiniens par Israël, il est bien difficile de ne
pas conclure que les cercles dirigeants, politiques et militaires, en Israël,
qui ont produit cette analogie, sont toujours convaincus, aujourd’hui, que « la
seconde moitié » du boulot – le parachèvement du nettoyage ethnique entrepris en
1948 – est toujours nécessaire, et possible…
Mon deuxième objectif, avec ce livre, est de
montrer qu’en dépit des horreurs des deux années écoulées, il y a encore une
alternative ouverte, pour mettre un terme à la guerre de 1948, pour trouver la
voie de la paix et d’une vraie réconciliation. Il est étonnant de voir combien
il serait simple et faisable de réaliser cela. Israël devrait se retirer
immédiatement des territoires occupés en 1967. La majorité des colons israéliens
(150 000 d’entre eux) sont concentrés dans les grands blocs de colonisation,
dans le centre de la Cisjordanie. Ces zones ne peuvent pas être évacuées du jour
au lendemain. Mais le reste du territoire (soit environ 90, voire 96 %, de la
Cisjordanie, et la totalité de la bande de Gaza) peut être évacué immédiatement.
Bien des résidents des colonies israéliennes isolées, qui sont parsemées dans
ces zones, parlent ouvertement, aux médias, de leur désir de partir. Il
suffirait de leur offrir des compensations financières raisonnables pour les
propriétés qu’ils devraient abandonner derrière eux. Le reste, le noyau dur des
fanatiques du « rachat (spirituel) de la terre » représentent une minorité
négligeable qui devra bien se plier à la volonté de l’écrasante majorité.
Un
retrait immédiat de ce type laisserait néanmoins au débat les 6 à 10 % de la
Cisjordanie comportant les plus gros blocs de colonies, ainsi que les problèmes
de Jérusalem et du droit au retour. Sur ces points, des négociations sérieuses
devraient être entamées sans plus attendre. Toutefois, durant ces négociations,
la société palestinienne pourrait commencer à récupérer, à s’installer dans les
territoires évacués, à édifier des institutions démocratiques, et à développer
son économie, basée sur des contacts libres avec qui elle veut. Ces
circonstances étant réunies, il serait possible d’étudier le problème central, à
savoir la manière correcte permettant à deux peuples qui partagent le même
territoire d’édifier conjointement leur futur commun.
En Israël, l’appel à un
retrait immédiat des territoires occupés rencontre un certain soutien du public
depuis que Amy Ayalon (ancien dirigeant des services de sécurité) a appelé
ouvertement à ce retrait. Il a été rejoint, en février 2002, par le Conseil pour
la Paix et la Sécurité, qui est une association comptant environ un millier de
membres appartenant à l’establishment israélien. A en juger aux sondages, ce
plan de retrait recueille le soutien de 60 % des Israéliens. Cela n’est pas
surprenant, étant donné que c’est une même majorité, de 60 %, qui a constamment
été en faveur du démantèlement des colonies, depuis 1993. Un sondage effectué
par l’institut israélien Dahaf, le 6 mai 2002, commandité par le mouvement Peace
Now (La Paix Maintenant) a montré que 59 % des sondés étaient en faveur du
retrait de l’armée israélienne de la plupart des territoires palestiniens
occupés, et du démantèlement de la quasi totalité des colonies. Les répondants
en ce sens pensent que cela serait de nature à relancer le processus de paix et
que cette solution est la plus favorable des options qui étaient offertes à leur
choix, dans ce sondage. Cette majorité n’est pas représentée dans l’ensemble du
système politique israélien, bien entendu, mais elle existe bel et
bien.
- ZNet : Pouvez-vous nous parler de la manière dont vous
avez réalisé cet ouvrage ? D’où proviennent les informations ? Qu’est-ce qui a
contribué à en faire l’ouvrage original que vous nous offrez
?
- J’ai commencé à écrire ce livre durant les
premiers mois de l’Intifada palestinienne (la seconde, ndt). Cela a commencé par
des tribunes libres dans le quotidien israélien Yediot Aharonot, ensuite j’ai
écrit des articles plus détaillés pour ZNet et le site israélien Indymedia ; ces
articles étaient des commentaires sur les événements, au fur et à mesure qu’ils
se produisaient. Mais assez rapidement, j’ai ressenti le besoin d’étendre mes
recherches afin d’obtenir une couverture aussi complète que possible de cette
période décisive. Le premier projet a abouti en février 2002, et il a été publié
en France sous le titre « Détruire la Palestine, ou comment terminer la guerre
de 1948 » (Editions La Fabrique, France, 2002). La version anglaise qui vient
d’être publiée couvre, en plus de la version française, la période d’avril 2002
à la fin de l’été 2002, qui est la période au cours de laquelle Israël est
entrée dans sa phase nouvelle et aussi la plus cruelle de son histoire, de
destruction de la Palestine, avec son opération « Bouclier de Protection » et
les horreurs perpétrées dans le camp de réfugiés de Jénine.
Les médias
israéliens sont ma principale source d’informations. Dans les journaux
israéliens, vous pouvez trouver beaucoup plus d’information sur les événements
en cours que dans toutes les autres sources d’information étrangères. On entend
souvent dire que cela serait dû au fait que les médias israéliens sont plus
libéraux et critiques que tous n’importe quel média occidental. Ce n’est pas, en
réalité, la vraie raison. A la notable exception de journalistes courageux et
consciencieux, comme Amira Hass, Gideon Levy et quelques (rares) autres, la
presse israélienne est aussi soumise et obéissante qu’ailleurs, et elle reprend
fidèlement et servilement les messages des services de communication de l’armée
et du gouvernement. Mais une partie de l’explication du phénomène qui fait que
la presse israélienne en dit plus, c’est sans doute son absence d’inhibition.
Des choses qui sembleraient totalement scandaleuses ou horrifiantes ailleurs
dans le monde sont considérées, chez nous, en Israël, comme relevant de la
routine, de la vie de tous les jours…
Ainsi, par exemple, le 12 avril 2002,
après les atrocités de Jénine, le quotidien Ha’aretz a écrit innocemment ce que
des « sources militaires » lui avaient indiqué : « Les Forces israéliennes de
défense (Tsahal) ont l’intention d’enterrer ce jour des Palestiniens tués dans
ce camp de Cisjordanie. Les sources ont indiqué que deux bataillons
d’infanterie, accompagnées de membres de l’aumônerie rabbinique militaire,
entreront dans le camp, aujourd’hui, afin de relever les corps. Ceux qui
pourront être identifiés comme civils seront emmenés dans une morgue, l’hôpital
de Jénine (ville), puis ils seront inhumés, tandis que les cadavres de
terroristes seront enterrés dans un cimetière spécial (israélien), dans la
vallée du Jourdain . » Apparemment, personne, en Israël, n’a été très intéressé,
à l’époque, par des considérations relatives au droit international, aux crimes
de guerres et aux fosses communes. La télévision israélienne avait même montré,
la veille au soir, des camions réfrigérés, stationnés à l’extérieur du camp de
Jénine, dans l’attente qu’on y charge les cadavres qui devaient être transférés
vers le « cimetière des terroristes ». Ce n’est qu’après que l’attention
internationale eût commencé à se porter sur Jénine que cette information fut
prestement retirée et réinterprétée au moyen de tout ce qu’il est possible
d’imaginer en fait de raisonnements par l’absurde, afin d’expliquer que rien de
tel ne s’était jamais produit. Voici comment le respectable analyste du
Ha’aretz, Ze’ev Schiff (spécialiste des questions militaires, ndt), résuma plus
tard les faits : « Vers la fin des combats, l’armée envoya trois grands camions
frigorifiques dans la ville (de Jénine). Des réservistes décidèrent de dormir
dans ces camions afin de profiter de l’air conditionné de leurs cabines.
Certains Palestiniens virent des dizaines de corps étendus dans les camions,
recouvert d’une couverture, et des rumeurs commencèrent à circuler, selon
lesquelles les Juifs avaient tellement récupéré de cadavres de Palestiniens
qu’ils en avaient chargé des pleins camions. » (Ha’aretz, 17 juillet
2002).
- ZNet : Quelles sont vos espoirs pour
Israël/Palestine ? Comment mettre un terme effectif, à cette guerre qui dure en
réalité depuis 1948 ? Sur quoi cette guerre, d’après vous, peut-elle déboucher,
politiquement ? A quoi peut-elle contribuer ? Etant donné les efforts que vous
avez déployés pour écrire ce livre, à partir de quelles évolutions
considérerez-vous avoir atteint un relatif succès ? Qu’est-ce qui pourrait faire
que vous soyez quelque part heureuse de cette entreprise ? Qu’est-ce qui serait
susceptible de vous laisser penser que cela en valait et la peine et le temps
que vous y avez consacrés ?
- Dans l’atmosphère politique régnant
actuellement aux Etats-Unis et en Europe, quiconque ose exprimer une critique
d’Israël est immédiatement réduit au silence par l’anathème lancé contre lui
d’être antisémite. Une partie de la raison pour laquelle le lobby israélien et
le lobby juif ont réussi à un tel point à imposer cette accusation-étouffoir est
l’énorme ignorance au sujet de ce qui est réellement en train de se passer. Si
l’on ne porte pas les faits à la connaissance du public, le récit dominant
restera qu’Israël lutte pour défendre son existence. L’attention (des gens) ne
se porte que sur le terrorisme palestinien, horrible et terriblement
dommageable, si bien que si vous critiquez Israël, on vous accuse de justifier
ou de faire le jeu du terrorisme. Mon espoir, face à cette réalité, est de
fournir aux lecteurs les armes qui leur permettent de faire face à ces anathèmes
: une connaissance détaillée des faits avérés et prouvés.
Mon second espoir,
c’est de ramener l’espoir. Comme je l’ai dit, une solution saine et rationnelle
est encore possible. Des peuples ont réussi, dans le passé, à sortir d’une
histoire horriblement sanglante pour entrer dans une ère de coexistence
pacifique, l’Europe en donne l’exemple le plus connu et le plus évident. Après
deux années d’horreur, la majorité des peuples tant israélien que palestinien
veut encore ouvrir une nouvelle page. Je le montre, en détail, dans mon livre,
que je conclus par des biographies des nombreux militants palestiniens et
israéliens qui se battent, ensemble, pour le seul futur qui vaille la peine
d’être vécu, un futur basé sur les valeurs humaines fondamentales. Ce dont on a
besoin, afin de donner une chance à l’espoir, c’est que les peuples, dans le
monde entier, interviennent et arrêtent la junte militaire israélienne qui ne
représente absolument pas la majorité du peuple israélien.
Enfin, et c’est
sans doute le plus important, je m’efforce de donner une idée – c’est très
difficile – de la tragédie que vivent les Palestiniens, autant que je puis le
faire depuis ma position privilégiée de membre de la société oppressante. Avec
le soutien américain et le silence du monde occidental, il y a un danger très
sérieux que ce que toutes les horreurs que nous avons vues jusqu’ici ne soient
qu’un début et que, sous le parapluie d’une guerre en Irak, le peuple
palestinien soit condamné à devoir choisir entre l’extermination et un second
exil. La description de la situation actuelle en Afghanistan faite par Arundhati
Roy semble terriblement transposable au calvaire qu’endurent les Palestiniens :
« Voyez l’infinie justice du siècle naissant !… Des civils mourant de faim, tout
en attendant d’être tués. » Mon plus grand espoir et ma supplication, c’est :
Sauvez les Palestiniens ! Stoppez Israël ! Il s’agit de deux composantes
indissociables de toute lutte contre la guerre américaine contre l’Irak. Si les
gouvernements du monde ne le font pas, mon espoir est que les peuples du monde,
eux, pourront le faire sans eux…
[*Le site de
Znet : http://www.zmag.org - Les textes de Tanya Reinhart sont disponibles
sur le site : http://www.tau.ac.il/~reinhart]
21. La Nakba de 1948 et
l’aspiration sioniste à la parachever par Ilan Pappe
in Between the
Lines (mensuel palestinien publié à Jérusalem) du mois d'octobre
2002
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Cet article a pour point de
départ des notes prises à une conférence du Dr Pappe devant la Coalition pour le
Droit au Retour –Al-Awdah – Royaume-Uni, donnée à l’Ecole des Etudes Orientales
et Africaines de Londres, le lundi 16 septembre 2002. Il est publié après
relecture, remarques et accord du Dr Pappe.
Je suis venu ici
afin de vous présenter l’histoire globale de l’expulsion et de la purification
ethnique dont les Palestiniens ont été les victimes en 1948, ainsi que la
pertinence de ce récit historique dans le contexte présent et futur d’une
solution pacifique en Palestine.
Pour les Israéliens, 1948 est une année où
deux choses sont advenues, qui sont totalement antithétiques. D’un côté, c’était
l’apex des aspirations des Juifs à un Etat et à la satisfaction d’un long rêve
de retour dans un foyer (national) après ce qu’ils considéraient comme deux
millénaires d’exil. En d’autres termes, cela était considéré comme un événement
miraculeux que seuls des adjectifs dithyrambiques pouvaient dignement qualifier,
dont on ne pouvait parler, qu’on ne pouvait évoquer qu’en tant qu’Evénement
d’une nature extrêmement exaltante. De l’autre, ce fut le pire des chapitres de
toute l’histoire juive. En 1948, des Juifs ont fait, en Palestine, ce qu’aucun
Juif n’avait fait avant cette date, tout au long de deux mille ans d’histoire.
Le moment le plus monstrueux et le moment le plus glorieux se fondaient entre
eux, ne faisant plus qu’un. Que fit la mémoire collective israélienne ? Elle
occulta totalement l’un des côtés de l’histoire (le côté monstrueux, cela va de
soi) afin de coexister, ou de « pouvoir vivre avec » (comme aiment à le dire les
anglo-saxons) le chapitre glorieux et sans tache. Il s’est agi d’un mécanisme
qui a permis de résoudre une tension insoluble entre deux mémoires collectives
(d’un seul et même peuple : le peuple israélien).
Si nombreux sont les Israéliens actuels à avoir
vécu 1948, qu’il ne s’agit certainement pas d’un souvenir lointain : je ne suis
pas en train de vous parler, en ce moment, du génocide des Indiens d’Amérique du
Nord ! Les gens, (en Israël), savent très bien ce qu’ils ont fait, et ils savent
aussi très bien ce que d’autres ont fait. Néanmoins, ils réussissent encore
remarquablement bien à éradiquer totalement de leur mémoire le souvenir de ces
actes tout en combattant avec une rigueur sans faille quiconque essaierait de
présenter l’autre versant de l’histoire de 1948 – le versant horrible – tant en
Israël qu’ailleurs qu’en Israël. Si vous ouvrez des ouvrages scolaires
israéliens, des curriculum vitae, les médias, le discours politique, que
constatez-vous ? Vous constatez à quel point ce chapitre de l’histoire juive –
le chapitre de l’expulsion, de la colonisation, des massacres, des viols et des
destructions de villages par incendie – en est totalement expurgé. On n’en parle
pas, un point c’est tout. Jamais ! En lieu et place, on vous parlera abondamment
d’héroïsme, de campagnes (militaires) glorieuses et d’histoires stupéfiantes et
remarquables, édifiantes, même, de courage et de supériorité morales, sans
précédent dans les récits historiques des libérations de tous les autres
peuples, au vingtième siècle. Aussi, lorsque je parle de la purification
ethnique de la Palestine, en 1948, il faut garder à l’esprit que ce ne sont pas
seulement les expressions de « nettoyage ethnique » et d’ « expulsion » qui sont
totalement étrangères à la communauté nationale dont je suis originaire et au
sein de laquelle j’ai grandi : c’est l’histoire même, contenue dans ce chapitre,
qui est soit totalement occultée, soit, dans le meilleur des cas, déformée au
point de la rendre méconnaissable.
La stratégie des dirigeants sionistes :
colonisation et expulsion
Bien. Maintenant que vous savez cela, qui est
essentiel, passons à la lecture des mémoires des dirigeants sionistes, et
étudions leurs idéologies et leurs stratégies depuis la naissance du mouvement
sioniste, à la fin du dix-neuvième siècle : vous verrez, dès le tout début,
qu’il existait la conscience claire que l’aspiration à la création d’un Etat
juif en Palestine entrait en contradiction flagrante avec l’existence d’un
peuple indigène qui vivait en Palestine depuis des siècles et dont les
aspirations étaient forcément inconciliables avec celles du projet sioniste,
tant pour le pays que pour sa population. L’existence d’une société
palestinienne et d’une culture locale était connue, bien évidemment, des
fondateurs du sionisme, bien avant que les premiers pionniers ne posassent un
pataugas en Terre sainte.
On recourut à deux moyens pour changer la réalité
en Palestine, et faire ainsi prévaloir la vision sioniste sur la réalité
concrète locale : la dépossession de la population indigène de sa terre et la
repopulation de celle-ci par des nouveaux venus. Selon l’usage consacré : la
colonisation et l’expulsion. La colonisation fut encouragée par un mouvement qui
n’avait pas encore acquis de légitimité régionale, et a fortiori,
internationale, et qui devait, par conséquent, acheter des terres, et créer des
enclaves au milieu de la population indigène. L’Empire britannique fut idoine,
pour faire de ce schéma une réalité. Toutefois, dès les prémisses de la mise en
œuvre de la stratégie sioniste, les dirigeants du sionisme savaient très bien
que la colonisation est un processus très long et progressif, et que ce
processus ne suffirait pas, à lui seul, si vous recherchiez à révolutionner la
réalité sur le terrain et à imposer votre propre vision des choses. Pour cela,
il leur fallait des moyens beaucoup plus radicaux. David Ben Gourion, dirigeant
de la communauté juive dans les années 1930 et, plus tard, premier Premier
ministre d’Israël, a mentionné à plus d’une reprise, qu’afin d’imposer votre
interprétation des choses sur le terrain, vous avez besoin de ce qu’il qualifia
de « conditions révolutionnaires ». Il visait par là une situation de guerre –
une situation de changement de gouvernement, une zone de pénombre entre une ère
révolue et le commencement d’une ère nouvelle. Il n’est par conséquent nullement
surprenant de lire, aujourd’hui, dans la presse israélienne, qu’Ariel Sharon se
voit en Ben Gourion des temps modernes, sur le point de conduire son peuple vers
une nouvelle épopée révolutionnaire – la guerre contre l’Irak – durant laquelle
l’expulsion – et non le règlement politique – peut être utilisée afin de
poursuivre – en réalité, de parachever – le processus de désarabisation et de
judaïsation de la Palestine entamé en 1882…
Un peu avant la fin du Mandat
britannique, vint le moment où il fallait faire des idées toutes théoriques et
abstraites de l’expulsion un plan concret. J’étudie l’histoire de 1948 depuis
1980, et la plus grande partie de mon temps de recherche a été consacré à
résoudre la question de savoir s’il existait – ou non – en 1948 un projet
directeur sioniste d’expulsion des Palestiniens. Puis je me suis rendu compte
(dans une large mesure à la suite de ce que j’ai découvert au cours des deux
années écoulées) que ce n’était pas la bonne piste : ni pour la recherche
historique universitaire, ni pour la recherche plus vulgarisée et idéologique
sur les événements passés. Beaucoup plus importante, en matière de nettoyage
ethnique, est la formulation d’une communauté idéologique, dans laquelle chaque
membre – qu’il soit nouvel immigrant ou vétéran – ne sait que trop bien qu’il
doit apporter sa contribution à la propagation/pérennisation d’une formule
consacrée : il n’existe aucun autre moyen de faire du rêve sioniste une réalité
que de ‘vider le territoire de sa population indigène’…
Seul, un endoctrinement idéologique de
masse a rendu possible la Nakba de 1948
Des plans directeurs ne sont pas l’élément décisif
lorsqu’il s’agit de vous préparer à ce temps, proche, d’une conjoncture
révolutionnaire ou pour des plans contingents permettant de faire de l’expulsion
une réalité pratique. Vous avez besoin d’autre chose : vous avez besoin d’une
ambiance, vous avez besoin de gens endoctrinés, vous avez besoin de commandants
à chaque chaînon de la chaîne de commandement, qui sachent exactement que faire,
même s’ils n’ont pas reçu d’ordres explicites le Moment grand ‘M’ venu. La
plupart des préparatifs, avant la guerre de 1948, ne consistaient pas, pour
l’essentiel, en l’élaboration d’un projet directeur (même si je suis convaincu
qu’il en existait un). Les chefs militaires étaient très affairés à rassembler
des dossiers de renseignement sur chaque village palestinien à l’usage des
commandants juifs à tous les niveaux, leur permettant de savoir quelle était la
valeur militaire et l’importance stratégique de chacun de ces villages pour leur
propre unité armée, etc. Munis de ces informations, ils avaient entière
conscience de ce qui était requis d’eux par l’homme qui se tenait au sommet de
la pyramide juive en Palestine, David Ben Gourion, et ses collègues. Ces
dirigeants ne se préoccupaient que d’une chose : la contribution que chaque
opération locale apporterait à la judaïsation de la Palestine. Et ils avaient
indiqué très clairement que seul importait cet objectif, et qu’ils ne se
préoccupaient pas le moins du monde des moyens mis en œuvre afin de les
atteindre. Le plan d’expulsion des Palestiniens fonctionna comme sur des
roulettes, précisément, parce qu’il n’était nul besoin d’une chaîne systématique
de commandement qui eût à vérifier si un plan général était en bonne voie de
réalisation. Quiconque a effectué des recherches sur les opérations de
purification ethnique durant la seconde moitié du vingtième siècle sait que
c’est exactement ainsi que l’on procède : on crée les systèmes d’éducation, de
formation et d’endoctrinement qui garantissent que chaque soldat et chaque
commandant, chacun en toute responsabilité personnelle, sait exactement que
faire lorsqu’il investit un village, même sans avoir reçu l’ordre exprès d’en
expulser les habitants.
Tout à fait récemment, après avoir lu des témoignages
non seulement de Palestiniens, mais aussi de soldats israéliens, il devint clair
pour moi que le plan général, bien que signifiant en tant que tel, est de peu
d’importance si on le compare à l’ensemble de la machinerie d’endoctrinement
d’une communauté. En 1948, le Yishuv (la communauté juive en Palestine d’avant
1948) comptait un peu plus d’un demi million d’âmes, il était moins important
avant cette date. Ceux qui avaient un rôle actif dans les fonctions militaires
de leur communauté savaient précisément que faire lorsque le moment viendrait,
et seulement lorsque le moment serait venu, sans précipitation.
Mais il faut
rappeler que si le plan fut rempli avec le succès que l’on sait, ce ne fut pas
seulement en raison de l’endoctrinement idéologique. Cela fut fait sous les yeux
des Nations Unies, qui étaient engagées, depuis la Résolution 181 adoptée en
Assemblée générale, à assurer la sécurité et le bien être des « nettoyés »
ethniquement. Les Nations unies avaient l’obligation de protéger la vie des
Palestiniens qui étaient censés vivre dans les régions dévolues à l’Etat juif
(lesquels Palestiniens auraient dû constituer près de la moitié de la population
de l’Etat (juif) projeté). Des 900 000 Palestiniens vivant tant dans ces régions
que dans d’autres, additionnelles, conquises par Israël sur l’Etat arabe prévu,
seuls 100 000 restèrent. En un temps très court, mais néanmoins, il faut encore
une fois le préciser, à une époque où les Nations Unies étaient déjà
responsables de la Palestine, une opération d’expulsion massive fut menée à
bien, en un temps record.
Il nous reste encore à entendre les histoires les
plus horribles sur 1948, bien que nous soyons de nombreux historiens
professionnels à nous être penchés sur cette question. Nous n’avons pas parlé,
encore, des viols. Nous n’avons pas parlé, encore, des trente ou quarante
massacres que l’historiographie populaire mentionne. Nous n’avons pas, encore,
décidé de la façon dont on va qualifier l’assassinat systématique de plusieurs
personnes, qui s’est produit, dans chaque village, afin de créer la panique qui
devait produire l’exode des villageois palestiniens. S’agit-il d’un massacre, ou
ne s’agit-il pas d’un massacre, quand ces assassinats catalyseurs sont perpétrés
dans des dizaines de villages pratiquement en même temps ? Il est fort probable
que certains chapitres – particulièrement sombres - ne seront jamais révélés,
dont beaucoup ne se trouvent pas dans les archives, mais bien plutôt dans la
mémoire de personnes qui emportent dans la tombe leurs témoignages absolument
capitaux. Il n’y avait pas d’ordres spécifiques, écrits, il n’y avait qu’une
ambiance de mobilisation qu’il est nécessaire de tenter de reconstituer. On peut
trouver un aperçu de cette ambiance particulière sur les rayonnages des
bibliothèques de presque tous les foyers israéliens – dans les ouvrages
officiels écrits à la gloire de l’armée israélienne dans ses actions en 1948. Si
vous savez lire ces ouvrages « entre les lignes », vous y découvrirez comment
les Palestiniens furent déshumanisés à un degré tel que vous pouviez faire
confiance aux troupes, les yeux fermés, car elles sauraient de toute manière ce
qu’elles avaient à faire…
Les dirigeants israéliens et palestiniens
acceptent le jeu américain : passer la Palestine physiquement et moralement par
pertes et profits
Noam Chomsky avait raison lorsqu’il disait que
nous, en Israël/Palestine, et plus généralement au Moyen-Orient, jouons
allègrement le jeu américain depuis le moment même où les Etats-Unis ont décidé
de prendre une part active au processus dit de paix, à partir de 1969, avec le
plan Rogers, puis avec les initiatives de Kissinger. Depuis lors, le processus
de paix est un jeu purement américain. Les Américains ont inventé le concept de
‘processus de paix’ : dès lors, le processus l’emporte, et de très loin, sur la
paix… L’Amérique a des intérêts contradictoires au Moyen-Orient. Ces intérêts
comportent la protection de certains régimes dans la région qui assurent en
retour la protection des intérêts américains ( ce qui comporte le soutien – en
paroles, et en paroles seulement – à la cause palestinienne), tout en étant
engagés vis-à-vis d’Israël. Afin de ne pas avoir à se trouver confrontés aux
contradictions découlant de cet engagement duplice, il vaut mieux avoir un
‘processus’ interminable qui ne soit ni la guerre, ni la paix, mais quelque
chose que l’on peut qualifier d’effort authentique déployé par les Etats-Unis
afin de réconcilier les deux parties – et de faire que cette réconciliation
fonctionne – ce qu’à Dieu ne plaise !
Si nous jouions à ce petit jeu, ce
n’est pas seulement parce que c’est Tonton Sam qui l’a inventé, mais aussi parce
que substituer à la paix un ‘processus de paix’ a fini par représenter la
principale stratégie du camp de la paix israélien. Dès lors que le camp de la
paix du protagoniste le plus fort dans l’équilibre local des forces accepte
cette interprétation, le monde entier ne peut que le suivre…
Ce processus,
qui peut et doit se prolonger à l’infini (c’est ce qu’on attend de lui :
perdurer, indéfiniment), couvé par la superpuissance unique et soutenu par le
camp de la paix du protagoniste dominant, on nous le présente comme étant la
paix ! La meilleure manière d’éviter, surtout, que le processus aboutisse, c’est
précisément d’en écarter tous les points fondamentaux, au cœur du conflit.
Ainsi, il a été possible de supprimer les événements de 1948 de l’agenda de la
paix et de se focaliser sur ce qui s’est passé en 1967. Le problème numéro un
devint dès lors les territoires occupés par Israël au cours de la guerre de
1967. Le concept ‘les territoires contre la paix’ a été inventé simultanément à
Tel Aviv, à Londres, à Paris et à New York lors de l’adoption de la résolution
242 de l’ONU. Il concerne une variable très concrète – en fait, 20 % de la
Palestine – tout en écartant les 80 % restants de l’équation – qu’elle juxtapose
en vis-à-vis de la « paix », qui n’est en réalité que le processus de paix à
durée indéterminée. Un processus qui n’a jamais été conçu pour apporter une
quelconque solution, ni a fortiori une quelconque réconciliation. En échange
d’un processus de paix, les Palestiniens seraient autorisés à évoquer – et
peut-être, progressivement, à édifier – quelque chose qui ressemblerait à une
sorte d’entité politique, sur 20 % (seulement) de la Palestine !
En 1988
[après que le Congrès National Palestinien ait accepté, à Alger, la résolution
242], et en 1993 [avec les accords d’Oslo], les dirigeants palestiniens
eux-mêmes décidèrent de venir jouer à ce petit jeu (américain). Il n’est donc
nullement étonnant qu’après la signature d’Oslo, les décideurs politiques
américains aient décidé que le temps était venu pour eux d’en finir. Ils avaient
à leur disposition des dirigeants palestiniens et israéliens qui acceptaient le
nom et les règles du petit jeu américain. C’était le début du ‘processus’, qui
atteignit sa perfection avec « l’offre israélienne de paix la plus généreuse qui
eût jamais été faite », au sommet de Camp David, durant l’été 2000. Eût ce
processus été couronné de succès, l’Histoire aurait non seulement assisté à
l’expulsion des Palestiniens de leur patrie en 1948, mais aussi à l’éradication
des réfugiés, ainsi que de la minorité palestinienne en Israël, et même
peut-être aussi de la Palestine elle-même de notre mémoire collective…
Il
s’agissait d’un processus d’élimination, qui a réussi, jusqu’à un certain point
et qui eût réussi totalement, sans la seconde Intifada. Je me demande ce qui se
serait produit si la seconde Intifada n’avait pas éclaté, in extremis… Si la
direction palestinienne avait continué à se prêter au jeu consistant à réduire
la Palestine, physiquement et moralement, à sa plus simple expression, elle y
serait parvenu. Si la seconde Intifada s’est produite, c’est afin de mettre un
terme à cette trahison. Qu’elle réussisse ou qu’elle échoue, nous n’en savons
rien ; c’est l’avenir qui le dira.
Des priorités, pour les pacifistes, dans
l’ombre menaçante du projet de transfert
Pour nous, pacifistes, le problème est que toute
pression coordonnée sur Israël afin d’empêcher la mise à exécution de ses plans,
peut, a contrario, conduire les Israéliens à les accélérer et à liquider la
Palestine, c’est-à-dire, mot pour mot, à sentir que les circonstances
révolutionnaires sont arrivées. C’est ma plus grande crainte, pour la seconde
Intifada. Je la soutiens totalement, et je la tiens pour ce qu’elle est : un
mouvement populaire déterminé à mettre un terme à un processus dit ‘de paix’ qui
aurait abouti à la destruction de la Palestine, à tout jamais. L’Intifada – et,
certainement a fortiori, la guerre annoncée contre l’Irak – ont induit dans
l’esprit des Israéliens – de tout poil, et pas seulement dans les cercles de la
droite – l’idée que « nous sommes aux portes d’une énième conjonction fortuite
de l’histoire, dans laquelle les conditions historiques sont réunies afin de
résoudre la question palestinienne une bonne fois pour toutes. » Vous pouvez
constater, en Israël, que cette assertion est ouvertement débattue : le discours
sur le transfert et l’expulsion (des Palestiniens) qui était propre à l’extrême
droite est désormais « de bon ton » (en français dans le texte, ndt) dans les
formations centristes. Des universitaires de renom l’évoquent, ils écrivent à
son sujet, des hommes politiques du centre le prêchent et des officiers de
l’armée ne sont que trop contents de laisser entendre que si une guerre était
lancée contre l’Irak, le transfert pourrait être mis à l’ordre du jour.
Cela
m’amène à indiquer les trois priorités pour la paix, à mon avis, à prendre en
compte par toute personne engagée dans le soutien à la paix en Israël et en
Palestine, sans quoi nous risquons de rater le train, pour ainsi
dire.
La première priorité est la plus urgente : nous
devons, tous, prendre très au sérieux le danger d’une répétition du nettoyage
ethnique de 1948. Lorsque j’établis un lien direct entre la guerre contre l’Irak
et la possibilité d’une nouvelle Nakba, je ne le fais pas par paranoïa.
Il
faut prendre cette éventualité très au sérieux, croyez-moi. Il existe une
conceptualisation israélienne sérieuse de la situation, selon laquelle les
dirigeants israéliens se disent : « nous avons carte blanche des Américains. Les
Américains vont non seulement nous autoriser à nettoyer la Palestine, une bonne
fois pour toute, il vont même nous aider à créer l’opportunité de mettre notre
projet en application. Le monde entier nous condamnera, mais cela passera,
rapidement, et cela ne tardera pas à être oublié. Il y a là une rare opportunité
de « résoudre » le problème ».
La seconde priorité est la plus immédiate :
mettre un terme à l’occupation. Nous devons faire preuve de beaucoup de prudence
avant d’adopter le discours sur une solution à deux Etats, qui est celui des
Américains, du mouvement israélien Peace Now (La Paix, Maintenant !) et aussi,
j’ai le regret de le dire, de l’Autorité palestinienne. En effet, aujourd’hui,
la solution à deux Etats ne signifie nullement la fin de l’occupation : c’est la
continuation de l’occupation, avec de nouvelles modalités. Cette « solution »
vise à mettre un terme au conflit, sans qu’une solution ne soit apportée au
problème des réfugiés et en abandonnant totalement la minorité palestinienne en
Israël. Quiconque n’a pas encore compris cela, depuis les accords d’Oslo, a un
sérieux problème de compréhension et d’interprétation de la réalité. Nous devons
veiller à ce que l’idée de paix ne soit pas prise en otage par des gens qui
recherchent en réalité des moyens détournés de pérenniser la situation prévalant
actuellement en Palestine. Ce n’est pas facile, car les médias occidentaux ont
déjà adopté, dans leur vocabulaire, l’idée que quiconque veut se présenter comme
un homme de paix ou un partisan de la paix doit défendre la « solution » à deux
Etats.
Ce n’est que lorsque l’occupation aura pris fin que nous pourrons dire
ce qu’il convient de faire. Il sera, alors, mais pas avant, possible de discuter
de la meilleure structure politique nécessaire pour empêcher une réoccupation de
la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Mais il doit être clair que la structure
politique requise afin de mettre fin au conflit est totalement différente. Il
doit s’agir d’une configuration qui nous permette de mettre un terme au problème
des réfugiés et aux politiques d’apartheid à l’encontre des Palestiniens vivant
en Israël. Nous devons nous assurer de ne pas risquer d’être pris dans le même
cul de sac (en français dans le texte, ndt) dans lequel Yasser Arafat s’est
retrouvé à Camp David, lorsqu’on a exigé de lui qu’il établisse une équivalence
entre la fin de l’occupation (alors même, de plus, qu’on en était très loin) et
la fin du conflit.
Enfin, et ce sera notre troisième priorité, nous devons
continuer à réfléchir à la manière de préparer des projets permettant au Droit
au Retour d’être mis en application, et de rendre possible la fin de la
discrimination à l’encontre des Palestiniens en Israël. Ce sont les deux piliers
pour un règlement global, il faut travailler à leur définition. Je pense qu’il
est très clair que ce travail, nous ne l’avons pas encore mené à bien : nous
sommes encore englués dans les slogans des années 1960, prônant un Etat laïc et
démocratique. Ces slogans doivent être mis au goût du jour en fonction des
réalités de 2002. Ce qu’on visait, dans les années 1960, par un Etat laïc et
démocratique, c’était une la vision d’un futur possible, mais lointain. Notre
focalisation sur les priorités urgentes et immédiates ne doit pas nous dispenser
de réfléchir à des stratégies de long terme. Ce que les gens doivent entendre,
de notre part, ce sont des projets concrets, même s’ils semblent utopiques en
raison de la situation prévalant sur le terrain. Il s’agit là d’une entreprise
délicate, qui implique non seulement que nous créions une culture et une
structure politiques qui soient à même de corriger les torts du passé, et
d’éviter une nouvelle catastrophe, mais aussi qui n’infligent pas un autre tort,
ou qui ne substituent pas à un tort passé un dol nouveau. Nous n’appelons pas à
l’expulsion des Juifs. Ce que nous exigeons, c’est le Droit au Retour (pour les
réfugiés palestiniens). Nous exigeons l’égalité des droits pour les citoyens
palestiniens.
Je pense que nombreux parmi nous, qui pensent ainsi à long
terme, désireraient voir un jour un Etat unique ou une structure politique dans
laquelle existe un Etat unique. Mais il est impossible de populariser ce genre
d’idées en donnant seulement quelques coups de projecteur, quelques
échantillons, quelques slogans. Il faut qu’il y ait une présentation sérieuse et
circonstanciée d’une solution de ce type, si l’on veut convaincre les gens
qu’elle est réalisable.
Enfin, permettez-moi de revenir au point par où
j’ai commencé cet exposé. Dans la mémoire collective d’Israël, il y a deux 1948
: l’un est totalement occulté, et l’autre est outrageusement glorifié. Mais il y
a, en Israël, une génération montante – et j’ai de nombreuses opportunités de
rencontrer de jeunes publics – qui est susceptible d’avoir la capacité de voir
la réalité future sous un jour différent. Le fait que vous ayez des générations
de jeunes gens qui sont fondamentalement désireux d’écouter des principes
universels, nous donne l’opportunité de briser le miroir et de leur montrer ce
qui s’est réellement passé en 1948, et ce qui est en train de se passer en 2002.
Je pense que nous finirons par trouver des partenaires, même pour nos rêves les
plus fous, sur ce à quoi une solution viable devrait ressembler. Le problème,
bien entendu, reste que tandis que nous faisons cela – éduquer, diffuser de
l’information, etc – le gouvernement d’Israël continue à mettre au point une
opération très habile et très sanglante. Si cette opération devait être
couronnée de succès, ce sont nos meilleurs rêves et notre précieuse énergie qui
auraient été gâchés.
22. Contradiction,
collusion et controverse par Edward Mortimer
in The Times (quotidien
britannique) du samedi 11 février 1984
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
A propos de l’ouvrage : Le
sionisme à l’ère des dictateurs [Zionism in the Age of the Dictators]*, de Lenni
Brenner (éd. Croom Helm)
Qui a dit, au cours d’une conférence
publique tenue à Berlin en mars 1912, que « chaque pays ne peut absorber qu’un
nombre limité de Juifs, s’il ne veut pas souffrir d’indigestion - l’Allemagne,
quant à elle, en a déjà trop. » ?
Non. Ce n’est pas Adolph Hitler.
C’est
Chaim Weizmann, ancien président de l’Organisation Sioniste Mondiale et ancien
premier président de l’Etat d’Israël…
Et où trouve-t-on l’assertion suivante,
formulée à l’origine en 1917, mais encore republiée bien plus tard, en 1936 : «
Le Juif est une caricature d’être humain normal, tant physiquement que
spirituellement. En société, il est un individu qui sème le trouble et rejette
le harnais des obligations sociales et ne connaît ni l’ordre ni la discipline »
?
Non. Ce n’est pas dans Der Stürmer (journal nazi, ndt)
C’est dans
l’organe de l’Organisation de la Jeunesse Sioniste, Hashomer Hatzair…
Comme
l’illustrent ces deux citations, le sionisme a lui-même encouragé et exploité la
haine de soi au sein de la Diaspora juive. Cela a commencé avec le présupposé
que l’antisémitisme était inévitable, voire même, en un sens, justifié, aussi
longtemps que les Juifs vivraient à l’extérieur de la Terre d’Israël.
Il est
exact que seule une frange des sionistes les plus extrêmes et illuminés sont
allés aussi loin que de proposer de prendre parti pour l’Allemagne en 1941, dans
l’espoir d’établir « l’Etat juif historique sur une base nationaliste et
totalitaire, en l’associant par traité au Reich allemand ». Malheureusement, il
s’agissait du petit groupe ultra que l’actuel Premier ministre d’Israël avait
choisi de rejoindre (Itzhak Shamir, ndt).
Ce fait confère un degré
supplémentaire de pertinence à ce qui serait sans cela une étude hautement
polémique sur les archives du sionisme à l’époque du fascisme européen, par
Lenni Brenner, un écrivain trotskyste américain, qui se trouve être juif. Cette
étude est concise (250 pages), vive et très soigneusement étayée. M. Brenner
cite de nombreuses occurrences où les sionistes collaborèrent avec des régimes
antisémites, dont celui d’Hitler. Il veille aussi, dans chaque cas, à rappeler
quelles ont été les oppositions à ces politiques de collusion avec le fascisme,
au sein du mouvement sioniste.
Rétrospectivement, ces activités peu
reluisantes ont été défendues en les présentant comme un expédient certes
dégoûtant mais néanmoins nécessaire pour sauver des Juifs. Mais Brenner démontre
que, la plupart du temps, cet objectif n’était que secondaire. L’objectif
principal des dirigeants sionistes, c’était d’aider des Juifs - jeunes, formés
professionnellement et en bonne forme physique - à émigrer en Palestine. Aucun
de ces dirigeants sionistes ne s’est jamais trouvé sur les premières lignes du
combat anti-fasciste en Europe.
Cela n’absout absolument en rien les Alliés
de la guerre qui ont refusé sans se poser de question de déployer un quelconque
effort sérieux afin de sauver les Juifs d’Europe.
Comme l’écrit Lenni
Brenner, « Certes, la Grande-Bretagne doit être condamnée pour avoir abandonné
les Juifs d’Europe. Mais ce n’est certainement pas aux sionistes de le faire.
»
[* Cet ouvrage est disponible (en anglais) en ligne, sur le
site web : http://www.marxists.de/middleast/brenner]