2. Saddam Hussein a le bras
long… par Raja Mattar (29 octobre 2002)
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Nombreux sont les mystères non résolus dans notre monde,
tout particulièrement au vingtième siècle. Grâce au génie de George Deubeuliou
Bush et de son équipe dévouée, certaines de ces énigmes commencent,
heureusement, à être élucidées :
1. Comment se fait-il que le paquebot le plus moderne de
son temps, le Titanic, ait pu être coulé par un iceberg tout à fait banal ?
George Deubeuliou a finalement trouvé la réponse à cette énigme. C’est le
grand-père de Saddam qui avait tracé les plans de l’iceberg meurtrier. Lorsque
l’épave du Titanic finit par être repérée, récemment, on trouva parmi les
vestiges un petit livret d’instructions – en arabe ! – intitulé : « Comment
Piloter un Iceberg en Quarante Leçons », ainsi qu’un passeport irakien.
Miraculeusement (ça tombe bien), ces deux documents étaient en excellent
état.
2. Comment le Japon a-t-il pu attaquer Pearl Harbor sans
que les services de renseignement américains n’aient rien vu venir ? Aujourd’hui
– tada ! – grâce à George Deubeuliou et sa fine équipe, nous le savons ! Le père
de Saddam avait tout manigancé avec les Japonais et il a réussi à faire tomber
les Amerloques dans le panneau. Nous le savons grâce aux preuves transmises à
Bush par Sharon, dont l’honnêteté et la fiabilité ne sauraient être mises en
doute. Sharon base son information sur des transcriptions de communications
téléphoniques entre des gradés japonais et irakiens, lesquelles transcriptions
leur ont été remises par un des inspecteurs de l’ONU en Irak. Cet inspecteur en
désarmement travaillait, en fait, pour le Mossad. Il tenait ces transcriptions
d’écoutes téléphoniques du premier mari, furieux, de l’une des (nombreuses,
sinon innombrables) épouses actuelles de Saddam.
3. Finalement, la CIA a découvert que les aviateurs
japonais kamikazes avaient été entraîné aux missions suicides en Afghanistan.
Cela a été confirmé par des documents retrouvés dans la remise à motos du
complexe présidentiel souterrain du Mollah Omar.
4. Harvey Lee Oswald, l’assassin de John Kennedy, n’a pas
agi seul. Il avait été entraîné dans des camps d’Al-Qa’ida situés au sud de
Bagdhad. Ces camps ont été depuis lors transférés en Afghanistan, après que
Saddam Hussein ait exigé d’Al-Qa’ida d’acquitter une location. Cela a été révélé
à Ashcroft par l’un des détenus à Guantanamo Bay.
5. Timothy McVeigh, convaincu d’avoir commis l’attentat
d’Oklahoma City, est né, en réalité en Irak, à Tikrit, le village natal de
Saddam Hussein, dont il est un cousin. Son véritable nom est Tamim MacTikrit. Le
prédicateur évangéliste Jerry Falwell sait tout de cette histoire, qui lui a été
révélée lors d’une de ses célèbres entrées en transes, qui le mettent en
communication directe avec le Dieu des Chrétiens Evangélistes. Pour ceux qui ne
le sauraient pas encore, le Dieu de Falwell a plus d’ancienneté que le Dieu
auquel nous croyons, nous – c’est Falwell qui le dit – et par conséquent, son
Dieu, à lui, a le mot de la fin lors de toutes les disputes
célestes.
6. En réalité, la Seconde guerre mondiale a été déclenchée
par les manœuvres de la famille de Saddam Hussein. Hitler a étudié la stratégie
militaire à Habbaniya, en Irak. Or, Habbaniya, c’est tout proche de Tikrit, le
village où vivait le papa de Saddam. C’est là, aussi, qu’Hitler fut initié aux
secrets de la bombe atomique. Mais il fut incapable d’en produire une à temps,
car le mode d’emploi qu’il avait pu emporter dans sa fuite était rédigé en
arabe.
7. Actuellement, Condoleezza Rice mène une enquête
(assistée du FBI, de la CIA et, plus important, de la famille Bush), afin de
déterminer si un membre de la famille de Saddam Hussein ne serait pas par hasard
derrière le déclenchement de la Première guerre mondiale. Ils ont d’ores et déjà
trouvé que toute responsabilité de la famille Hussein dans la guerre de Corée
était à écarter. Toutefois, des doutes existent, en ce qui concerne la guerre au
Vietnam. A la suite de ‘fuites’, des documents secrets sont sortis de Russie,
après l’effondrement du communisme. On y voit, notamment, une photographie
montrant Ho Chi Minh serrant la main de l’ambassadeur d’Irak, lors d’une
réception à Moscou. Aujourd’hui, tout le monde attend, fou d’angoisse, une
confirmation de Jerry Falwell, qu’il ne pourra donner que lors de sa prochaine
entrée périodique en communication avec les Cieux. Mais William Safire, du New
York Times, ne juge pas nécessaire d’attendre la Confirmation Céleste : pour
lui, cette photographie constitue en elle-même une Preuve de la complicité
irakienne. Il la qualifie de Totalement Accablante.
3. La pluie verte de
Yassouf par Israël Shamir (27 octobre 2002)
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Cueillir les olives, toutes douces,
sensuelles et apaisantes, c’est comme égrener les perles d’un chapelet. En
Orient, les hommes portent souvent, autour du poignet, un chapelet aux grains de
bois, ou de pierre dure. Cela leur rappelle leurs prières. Ca leur sert aussi –
surtout – à calmer leurs nerfs, mis à rude épreuve. Mais entre les perles du
chapelet et les olives… il n’y a pas photo… Vous savez ; c’est vivant, une
olive… Les olives sont tendres, mais pas fragiles pour deux sous – en cela,
elles ressemblent aux jeunes paysannes palestiniennes. Les cueillir vous produit
une de ces sensations… comment dire ? … De confort ! Oui, de confort, de
sérénité… On dirait que rien ne peut aller de travers. Toutes seules, comme des
grandes, sans peur et sans reproche, les olives se détachent des branches. En
douceur, elles se faufilent entre les paumes de vos mains et se laissent tomber…
Après quoi elles se blottissent lestement dans la sécurité des grands draps
étendus par terre, prêts à les réceptionner.
La récolte bat son plein. Chaque olivier, solidement
arrimé dans sa parcelle en terrasse, est entouré de cueilleurs aux petits soins.
Des familles entières sont dehors, sous les oliviers, et même au-dessus,
perchées sur des échelles, formant un vaste tableau digne du pinceau de Bruegel
l’Ancien. Nous sommes cinq ou six, à cueillir les olives en compagnie de la
famille de Hafez. Au moment où je vous parle, là, nous sommes sous les
frondaisons fournies d’un vieil arbre au tronc énorme, tourmenté et tout
crevassé. Nous égrenons ce rosaire vivant : c’est le rosaire de notre dame la
douce terre de Palestine. Des cheveux couleur champ de blé mûr du Minnesota, des
yeux bleu ciel – inattendu, pour un étranger, mais rien d’inhabituel pour les
personnes familières des traits des habitants de ce pays – des lèvres rieuses…
Rowan, sept ans, la fille du vigoureux et sagace Hafez, est montée au sommet de
l’arbre. Les olives qu’elle cueille tombent, en une pluie verte et parfumée, sur
nos mains, sur nos épaules et sur nos têtes. Avant de passer à l’olivier
suivant, nous soulevons les bords des draps. Un riche flot d’olives emplit le
sac. Un petit âne gris broute, tout près, regagnant des forces pour la suite…
C’est à lui qu’échoira la rude tâche de porter les sacs au village, plus haut,
dans la vallée – et visiblement, il le sait.
Ces olives, nous sommes en train de les ramasser à
Yassouf, un village miraculeusement inconnu, sur le haut plateau de la Samarie.
Ses maisons vastes et hautes de plafond, construite en pierre claire et douce,
témoignent d’une prospérité ancestrale, fruit du travail acharné de ses
habitants, génération après génération. Des escaliers spacieux conduisent aux
terrasses, où les villageois passent les chaudes soirées estivales, adoucies par
la brise venue de la Méditerranée, à la fois lointaine et proche. Beaucoup de
grenadiers. Dans une description de la Palestine, écrite par un contemporain de
Guillaume le Conquérant voici près d’un millénaire, le village de Yassouf est
mentionné. L’abondance des grenadiers y est déjà notée. La localité, peut-on y
lire, est connue pour avoir donné le jour à un lettré qui se fit un nom, plus
tard, dans la lointaine Damas : le sheïkh Al-Yassoufi.
Si ce n’est pas le paradis, cela y ressemble. Nous sommes
arrivés à Yassouf hier. Ce village est construit sur une arrête entre deux
vallées. Au-dessus du village, un sanctuaire ancestral (bema) occupe le sommet
d’une colline, sans doute un de ces hauts lieux où les ancêtres de Hafez et de
Rowan avaient été les témoins de communions miraculeuses entre énergies
telluriques et célestes. Les villageois s’y rendent souvent, pour y rechercher
un soutien spirituel, comme le faisaient avant eux leurs ancêtres, les habitants
de la petite principauté d’Israël. Nous sommes, ici, en Terre Sainte et, pour
ses habitants, le miracle quotidien de la foi est indissociable des travaux et
des jours. Les rois de la Bible avaient essayé de les brimer et de cantonner la
foi au Temple, centralisé et facile-à-taxer-et-à-contrôler… Mais les gens du
peuple préféraient aller prier dans leurs sanctuaires locaux. Les paysans
conservèrent une combinaison un tiers / deux tiers entre foi locale et foi
universelle, très semblable au lien qui peut exister par exemple, au Japon,
entre shintoïsme et bouddhisme. Ils sont religieux, mais absolument pas
fanatiques. Ils ne portent pas le vêtement islamique. Les femmes ne couvrent pas
d’un voile leurs beaux visages. Ces deux aspects de la religion - local et
universel – ont survécu aux millénaires et ont fini par fusionner entre eux. Le
temple est devenu la splendide mosquée ommeyyade d’Al-Aqsa, tandis que dans le
haut lieu de Yassouf, les villageois prient le Dieu du village.
Les vieux arbres vénérables abondent ; ils ont
certainement reçu plus d’une confidence et d’un vœu durant leur longue
existence. Un puits peu profond, miraculeux, ne se tarit jamais, même au plus
fort de la canicule de juillet, et ne déborde pas durant l’hiver, pourtant
pluvieux ; une tombe sacrée, qui a probablement changé plusieurs fois de nom
depuis des temps immémoriaux, est appelée, de nos jours, Sheikh Abou Zarad. Là
se trouvent des ruines remontant aux premiers temps de Yassouf, et donc à bien
plus de quatre millénaires avant nous. Depuis sa fondation, le village n’a
jamais été abandonné. Aux jours de gloire de la Bible, il appartenait à Joseph,
la plus puissante des tribus d’Israël. Lorsque Jérusalem se retrouva sous
l’empire des Juifs, ces terres et ces gens conservèrent leur propre identité
israélite et finirent par adopter le christianisme. Le temple à coupole, au
sommet de la colline, invite toujours à la prière. En février, le sommet de la
colline est entièrement blanc, tant il y a d’amandiers en fleurs. Actuellement
vert et frais, il offre au visiteur une vue superbe sur le moutonnement des
collines de la Samarie.
Quant à nous, nous sommes arrivés un peu trop tard pour
bénéficier de cette vue enchanteresse : en effet, en automne, en Orient, le
soleil se couche très tôt. En compensation, dans la semi-obscurité
crépusculaire, nous nous rendîmes près de la source du village, qui en est le
cœur palpitant. D’une faille dans le rocher, paisiblement, l’eau sourdait, puis
elle disparaissait dans un tunnel et s’en allait donner vie aux jardins. Nous
nous assîmes sous les figuiers, qui déployaient leurs larges feuilles trilobées,
à la manière dont les danseurs Noh, au Japon, tiennent dressés leurs éventails,
qu’ils agitent d’un mouvement incessant et gracieux. Entre les feuilles, dans la
lumière blafarde de la lune, des papillons géants, tout noirs, évoluaient :
c’étaient des chauves-souris, pensionnaires de grottes voisines. Une fois la
nuit tombée - jamais avant - elles sortent : elles vont s’abreuver à la source
et se régaler d’un festin de figues éclatées de s’être trop gorgées de
soleil.
Habituellement, autour de la fontaine du village, les
conversations vont bon train... Elles s’écoulent, enjouées, comme les eaux
abondantes. Il n’est pas d’endroit plus indiqué pour aller s’asseoir et bavarder
avec les villageois… de la récolte… ; du bon vieux temps… ; des enfants… Et du
dernier article d’Edward Said, repris dans la feuille de chou locale. Les
paysans du coin ne sont pas des rustauds : certains ont parcouru le vaste monde,
de Bassorah à San Francisco… D’autres ont fait des études dans une petite annexe
universitaire, non loin d’ici. Leur éducation politique a été complétée dans les
prisons israéliennes – stage pratiquement indispensable pour parfaire son
éducation et auquel pratiquement pas un jeune homme ne coupe, par chez nous…
Leur hébreu, appris dans ces conditions particulières, ou à travers des années
de labeur sur les chantiers de construction israéliens, coule bien. Il est même
riche d’expressions recherchées. Ils sont ravis de pouvoir le pratiquer avec un
Israélien amical.
Mais nos hôtes étaient sombres, et les soucis ne
parvenaient pas à quitter leurs regards tristes. Même durant le dîner, tandis
que nous nous régalions de riz aux noix et de yoghourt, ils étaient plutôt
ailleurs, pensifs. Nous connaissions la raison : une nouvelle créature
monstrueuse avait fait son nid sur le sommet pelé de la colline et elle étendait
ses pseudopodes en une toile d’araignée menaçante, au-dessus du village. L’armée
avait confisqué les terres de Yassouf pour des « raisons » militaires, et avait
refilé l’endroit aux colons. Ils avaient bâti un préfabriqué monstrueux en béton
gris, ficelé, comme un rôti, de fil de fer barbelé, entouré de miradors…Et ils
s’étaient même arrogé le nom de la source voisine : Le Pommier. La colonie
n’avait nullement l’intention de se contenter des terres volées, voici dix ans,
aux habitants de Yassouf : elle commençait à gagner toute la contrée, envoyant
ses métastases jusque sur des collines voisines, éradiquant sur son passage
oliveraies et vignobles.
Les paysans n’osaient plus se rendre dans leurs propres
champs, car les colons sont des brutes, avec des flingots, le doigt sur la
gâchette, qu’ils ont facile. Ils tiraient sur les villageois. Souvent, ils les
kidnappaient et les torturaient, incendiaient leurs champs. Il leur suffit de
tenir les paysans en respect pendant cinq ans, après quoi, en vertu de lois
ottomanes qu’ils ont fini par dégoter dans de vieux grimoires, la terre en
friche tombera dans l’escarcelle de l’Etat. De l’Etat juif. L’Etat donnera ces
terres aux colons juifs. Et en même temps, cela leur permet d’affamer les
villageois.
Le village était coupé du monde, par des tranchées et des
monticules de terre de six pieds de hauteur. Même les petites routes non
goudronnées, à peine carrossables, fût-ce en 4x4, avaient été coupées par
l’armée. Le village était devenu une île. L’ambassadeur de Grande-Bretagne à Tel
Aviv a déclaré, récemment, qu’Israël est en train de faire de la Palestine un
camp de détention géant. Il avait tort : ce n’est pas un camp géant, que les
Israéliens ont créé. Ce qu’ils ont créé, c’est un Nouvel Archipel du Goulag de
Palestine. L’auteur de l’Archipel du Goulag, le prix Nobel de littérature
Alexander Solzhehitzyn, a affirmé que le Goulag russe authentique avait été
planifié et était géré par des juifs ; cette affirmation a été remise en
question et finalement rejetée par les organisations juives. En revanche, aucun
doute à avoir en ce qui concerne l’identité du concepteur du Goulag de
Palestine...
Les voitures ne peuvent ni entrer dans l’île de Yassouf, ni en
sortir, et les visiteurs doivent se garer assez loin, puis terminer à pied. La
ville la plus proche, Naplouse – Neapolis, dans l’Antiquité (comme Naples, ndt)
– est à vingt kilomètres, seulement, de là ; mais à quatre heures de voiture et
à de nombreux checkpoints humiliants de distance. Il nous a fallu un temps
infini pour arriver à Yassouf, obligés comme nous l’étions de franchir
d’innombrables checkpoints et autres barrages routiers. Bloqués par un barrage
de terre totalement inamovible, nous avions dû abandonner notre voiture deux
kilomètres avant le village.
Sur notre chemin : la dévastation, partout. Des oliviers,
de chaque côté de la route, avaient été brûlés ou arrachés : on aurait dit que
cette essence vénérable incarnait l’ennemi le plus honni des Juifs. Et ennemi
honni, l’olivier l’était bel et bien, en un sens : l’olivier est le principal
pourvoyeur et le principal intercesseur, pour les Palestiniens. Leur plat de
résistance se compose de galettes de pain-serviette cuit dans un four en terre,
le tannour, arrosées d’huile d’olive, parsemées de thym moulu, le za’atar, et
agrémentées d’une grappe de raisins. Leurs rois et leurs prêtres, jadis, étaient
oints d’huile d’olive. Les sacrements de l’Eglise – inestimable contribution
palestinienne à l’Humanité – ne sont que consécration de l’olivier. Au cours du
baptême, les Palestiniens sont oints d’huile d’olive avant leur immersion totale
dans les fonts baptismaux, et leur peau conserve le souvenir de la souple
douceur de l’huile d’olive. L’huile est utilisée dans les rites de mariage, et
pour l’extrême onction, en confirmation du lien indissoluble entre les
Palestiniens et leur terre. Le célèbre inventeur des manuscrits de Qumran, John
Allegro, a ruiné sa réputation en commettant un opuscule sacrilège identifiant
Jésus Christ avec des champignons hallucinogènes. Quand j’aurai décidé de
marcher dans ses brisées (si je le décide un jour) je comparerai l’Huile d’Olive
Vierge et Notre Dame La Vierge Marie, suprême médiatrice de la
Palestine…
Tant qu’il y a des oliviers, les paysans de Palestine sont
invincibles. C’est bien pourquoi leurs adversaires ont fait retomber leur
hargne contre ces arbres. Ils les ont coupés partout où ils ont pu le faire. Ces
dernières années, huit mille oliviers magnifiques, entre vieux mastodontes et
jeunes scions vigoureux et prometteurs, ont été arrachés. Les colons ont
interdit aux paysans de cueillir leurs olives, leur dressant des embuscades aux
détours des chemins conduisant aux oliveraies et les dévalisant. Quant à nous,
Amis Etrangers et Israéliens de la Palestine, nous sommes venus, comme les Sept
Samouraïs du vieux péplum à la japonaise de Kurosawa, afin d’aider les paysans à
cueillir leurs olives et de les protéger des exactions des colons
prédateurs.
De toutes les bonnes choses – innombrables - que l’on peut
faire sur notre bonne vieille Terre, aider les Palestiniens est la plus utile et
la plus agréable que je connaisse. L’ambiance kibbutz arrive très loin derrière.
Les jeunes kibbutzniks sont généralement emmerdants comme la pluie et
taciturnes, et les vieux kibbutzniks sont… comment dire… vieux ! Dans un
kibbutz, vous êtes entouré d’autres étrangers, parfois même pas. Les
Palestiniens sont tellement amicaux, ouverts, désireux de bavarder avec vous…
Les militants internationaux venus ici baignent littéralement dans l’amitié…Ils
vivent dans des villages enchanteurs, ils voient le ciel bleu, lumineux,
chaleureux, au-dessus du paysage incomparable des collines palestiniennes et –
surtout - ils sont entourés de l’hospitalité légendaire des paysans. Et si
occasionnellement les colons ou les soldats israéliens leur tirent dessus, cela
est peu cher payé pour toute la satisfaction et le plaisir qu’ils trouvent à
aider les paysans palestiniens. C’est en quelque sorte une animation
supplémentaire, offerte par dessus le marché par Tsahal. Après tout, c’est bien
pour ça qu’on a besoin de Samouraïs ici, non ?
Les gens qui aident les Palestiniens sont bien différents
des volontaires venus travailler dans les kibbutzs. Ils sont beaucoup plus
hétérogènes. Les âges, déjà… Cela va de l’étudiant d’Uppsala âgé de dix-neuf
printemps à la mère de famille de Brighton, du Révérend venu de Géorgie au prof
de Boston, du paysan français au député italien. Ils sont unis par leurs
sentiments de compassion, leur sens inné de la justice, et - oui, il faut le
dire - par leur courage. Ils travaillent dans l’ombre portée des tanks
israéliens, ils protègent oliviers et hommes de leur propre corps. La récolte,
dans les montagnes de la Samarie, est une joie, mais ce n’est pas pour les
mauviettes. Nous allions devoir en découvrir sans plus tarder la face moins
sympa.
Nous étions en train de cueillir les olives, de remplir
les sacs de cet or vert, lorsque, soudain, une Jeep descendit la route
caillouteuse et raboteuse et s’arrêta près de nous, dans un crissement de
freins, en soulevant un nuage de poussière ; derrière, suivait un véhicule plus
imposant. C’était un transport de troupes, plein de soldats de Tsahal. Un homme,
seul, sauta de la jeep, pointant son fusil automatique M-16 en direction de la
fillette, perchée sur notre arbre.
« Foutez le camp, sales Arabes ! » aboya-t-il en
brooklinais. Il prit un gadin et le balança sur le groupe de travailleurs le
plus proche. Un paysan, qui n’avait pas pu esquiver la pierre, fut touché à la
main, et il se mit à se la masser de son autre main…
« Si vous avancez, même d’un pas, je tire ! » cria-t-il
dès que Laurie eut tenté de lui parler. Il était baraqué, débraillé, féroce et,
visiblement, il faisait tout son possible pour atteindre un haut degré
d’hystérie.
« Ne vous amusez pas à toucher ne serait-ce qu’à une olive
! » hurla-t-il aux paysans.
Dans un coude que faisait la route, trois hommes firent
leur apparition, au pas de course. Vision d’extraterrestres. Ils avaient des
petites boîtes noires attachées à leur front rasé par des lanières étroites de
cuir noir ; des lanières noires saucissonnaient leurs bras, aussi. Les Juifs
portent des phylactères, car c’est ainsi que cet accoutrement s’appelle, pour
leur prière du matin. Mais, sur ces jeunes gaillards, ces phylactères faisaient
penser irrésistiblement aux amulettes de quelque tribu guerrière. Ils portaient
des pantalons et des tee-shirts de couleur foncée, tandis que leurs châles
blancs rayés de noir flottaient derrière leur dos. Leurs flingues étaient
pointés sur nous. Ils semblaient possédés par quelque démon étrange, ces jeunes
hommes en tenue rituelle juive et aux idées courtes extraites du Livre de Josué.
Je ne fus aucunement étonné de voir l’un d’entre eux extirper une longue lame
flexible. La scène me rappela un film sorti récemment dans les salles : « La
Machine du Temps » (The Time Machine), dans lequel les féroces Morlocks font
soudain irruption et prennent d’assaut Eloi, une civilisation
bucolique.
Les yeux scintillant de haine, ils bousculèrent les femmes
et insultèrent les hommes,. En paysans timides, les Palestiniens firent le dos
rond. Samurai désarmé que j’étais, je tentai, pour ma part, de raisonner les
assaillants.
« Laissez-donc ces paysans récolter leurs olives »,
plaidai-je, « Ce sont là leurs arbres ; c’est leur gagne-pain. Soyez gentils
avec eux ! »
« Dégage, espèce d’arabophile ! » siffla l’un d’eux. « Tu
aides l’ennemi. C’est NOTRE terre. C’est la terre des Juifs. Les goyim n’ont
rien à faire ici ! »
Dans des circonstances moins tendues, j’aurais éclaté de
rire : ces jeunes hommes un peu zinzins venus de New York voulant chasser les
descendants légitimes du peuple d’Israël de leur terre ancestrale… Laissons
tomber l’incroyable crétinerie d’une prétention fallacieuse à un pays d’où une
absence de cinq millénaires rend toute revendication totalement sans objet.
Qu’importe, si leurs ancêtres « juifs » venaient probablement des steppes d’Asie
centrale et n’avaient jamais vu la Palestine de toute leur vie. Peu importe que
même les Juifs de l’Antiquité n’aient jamais vécu et soient très
exceptionnellement venus sur la terre d’Israël, entre Bethel, Carmel et Jezreel.
Bientôt les ouvriers roumains invités de Bucarest pourront chasser la population
de Florence, en se prévalant de leur descendance directe de la Rome antique.
Mais les flingues de ces gars-là n’incitaient pas particulièrement à la
rigolade…
« Pourquoi brûlez-vous les oliviers ? Les oliviers sont
vos ennemis, aussi ? »
« Ouaip ! Un peu, mon neveu : les oliviers de nos ennemis
sont nos ennemis ! Et vous êtes nos ennemis, aussi ! » hurla-t-il d’une voix
suraiguë, concluant avec le mot qui tue : « Antisémites ! »
Avec les Américains, ce mot fait merveille. Dès lors qu’un
Américain se fait traiter d’ « anti-sémite », il faut vous attendre à le voir
tomber et rester prostré sur le sol, jurant amour et fidélité éternels au peuple
juif. Je le sais, parce que je reçois quotidiennement des lettres de gens qui se
sont fait traiter d’ « antisémites » du seul fait qu’ils soutiennent les
Palestiniens : généralement, ils ne peuvent pas s’en remettre. Je leur apporte
les premiers soins psychologiques : après avoir été puni, personnellement, au
motif d’activités anti-soviétiques, et condamné pour mes opinions
anti-américaines, étant, de plus, un amateur anti-normatif d’anti-quité, je peux
faire face à la diffamation anti-sémitique. De nos jours, si vous n’êtes pas
qualifié d’antisémite, cela veut dire que vous êtes certainement dans le faux,
pris en sandwich quelque part entre Sharon et Georges Soros.
Comme « philoarabe » ou « philonoir », « antisémite » est
une catégorisation qui salit qui l’utilise, par association. Les colons y ont
recours à tout bout de champ, à l’instar de Foxman l’espion en chef, Kahane le
raciste, Mort Zuckermann le propriétaire de USA Today, Perle le fomenteur de
guerre, Tom Friedman l’avocat véreux, Shylock le requin usurier et Elie Wiesel
le pleurnicheur holocaustien « pleure-à-la-commande ». Elle a été lancée contre
TS Elliot et Dostoïevski, Genet et Hamsun, Saint Jean et Yeats, Marx et Woody
Allen : excellente compagnie ! Toutefois, les Américains qui étaient dans notre
groupe hésitèrent un instant. Les braves Israéliens qui étaient avec nous, quant
à eux, commencèrent à se lancer dans une longue justification de leur position.
Seule Jennifer, une brave jeune femme anglaise, de Manchester, se montra à la
hauteur et apporta encore une fois la preuve de la supériorité des Britanniques
dans ce genre de situations en lançant un « allez vous faire voir chez les Grecs
! » sans appel.
Le canon du fusil M-16 décrivit un arc de cercle et finit
pointé sur elle. Les soldats observaient la scène avec un intérêt évident. Je
décidai de m’adresser à eux :
« Arrêtez-les ! Ils pointent leurs armes sur nous !
»
« Y vous z’ont pas encore dégommés, apparemment ! »,
répondit le sergent.
Les soldats n’allaient visiblement pas intervenir aussi
longtemps que les Morlocks feraient leur crise. Mais il était très clair que dès
l’instant où nous aurions esquissé un geste contre eux, la terrible puissance
armée de l’Etat juif s’abattrait sur nos têtes. Les Morlocks le savaient
pertinemment, eux aussi : ils fracassèrent un des appareils photo de Dave,
envoyèrent valdinguer Angie, déversèrent un tombereau d’insultes sur les filles,
et nous lancèrent force caillasses.
« Mais vous allez les laisser faire, comme ça, sans
intervenir ? », en appelai-je à la conscience des soldats…
« Désolé, mon pote. Y’a que les flics qui puissent faire
quelque chose avec ces mecs-là… » répondit l’officier. « Mais on peut t’arrêter
TOI, mon petit bonhomme, si t’insistes ! »
Ainsi, les Palestiniens, c’est l’armée qui s’en occupe.
Pour les colons, il faut voir ça avec la police ! Cette ruse grossière est l’une
des plus brillantes inventions du génie juif. Probablement ont-ils emprunté ça
aux colonies européennes en Chine, où coexistaient différents services de police
et des systèmes légaux différents pour les Européens et les Chinois. C’est en
tout cas ce qui permet aux Morlocks de faire absolument tout ce qui leur passe
par la tête. Les Palestiniens, visiblement, étaient bouleversés : ils n’étaient
pas des combattants déguisés en civils, eux, mais des paysans, venus cueillir
leurs olives avec femme et enfants. S’ils étaient venus ici, ce n’était pas pour
mourir. Pas encore, en tout cas. Les colons tuent les villageois pour la beauté
du geste et en guise de distraction, qu’ils aient été – ou non – provoqués. Pour
seulement la semaine passée, ils ont assassiné plusieurs hommes qui avaient osé
venir cueillir les olives de leurs oliviers. Si les villageois esquissaient
seulement le geste de se défendre, s’ils osaient seulement lever la main sur un
Juif, ils seraient tous massacrés, jusqu’au dernier, et leur village serait rayé
de la carte.
Mais il fallait cueillir les olives, et le face-à-face
continua.
« Tout les problèmes, ce sont ces connards de colons qui
les causent », clama Uri, un Israélien progressiste, qui tenait tête aux nervis
colons, à ma droite. « Sans eux, on vivrait en paix. On viendrait visiter
Yassouf, avec notre passeport, en touristes. Le problème, c’est eux : les colons
! »
De fait, il n’était pas difficile – cela coulait quasiment
de source – de haïr des jeunes hommes à l’esprit mal tourné, qui détruisent des
récoltes et affament des villages. La colonie à laquelle nous avions affaire est
connue pour être un repaire de Kahanistes, que le regretté professeur Leibovitch
appelait judéo-nazis. Ils avaient exulté à la nouvelle de l’assassinat du
Premier ministre Rabin ; ils adoraient Baruch Goldstein, un criminel de masse
venu de Brooklyn ; ils publiaient le livre interdit du Rabbin Alba qui proclame
ouvertement qu’exterminer les Gentils est un devoir religieux, pour les vrais
Juifs. Ils étaient tellement abominables que les haïr allait de soi, et donc
tomber d’accord avec Uri, aussi.
Mais tandis que je scrutais le visage fermé des soldats,
un souvenir d’enfance re-émergea dans ma mémoire. Les pickpockets ne dévalisent
pas les étrangers eux-mêmes : ils envoient un petit gamin en estafette pour vous
délester de votre portefeuille. Si vous repoussez le gamin, ils vous tombent sur
le paletot comme une tonne de briques au motif de le sauver, parce que vous
seriez en train de le rudoyer. A quoi bon haïr le petit voleur, alors qu’il
n’agit qu’à l’instigation des malfrats adultes ?
Les jeunes gens fêlés auxquels nous avions affaire nous
avaient été envoyés par les gros mafiosi, eux aussi. C’est pourquoi les soldats
les laissent agresser les paysans sans sourciller. C’est la division du travail
: les malfrats affament les paysans, l’armée protège les malfrats, et le
gouvernement assume le tout. Pendant que les canons et les mitraillettes de
l’armée israélienne tiennent les Palestiniens en respect, l’armée américaine
tient à sa merci l’Irak, le seul pays de la région susceptible d’assurer un
équilibre des pouvoirs, et les diplomates américains, pendant ce temps,
continuent à produire leur veto automatique au Conseil de Sécurité. Derrière les
colons extrémistes, on peut voir distinctement la main des gros mafiosi, qui se
moquent des olives, des paysans palestiniens et des soldats israéliens comme de
leur première chemise. A une extrémité de la chaîne de commandement, un colon
cinglé brooklynais avec son M-16 ; à l’autre extrémité, Bronfman et Zuckerman,
Sulzberger et Wolfowitz, Foxman et Friedman…
Et, quelque part, pris au milieu de tout ça : nous, les
Israéliens et les Juifs américains, qui remplissons notre devoir électoral et
payons dûment nos impôts - et contribuons, de ce fait, au système. Car, sans
notre soutien actif, Wolfowitz devrait aller conquérir Bagdad tout seul et
Bronfman devrait brûler les oliviers des Palestiniens tout seul
aussi.
N’empêche, comme on dit, chaque homme et chaque animal a
ses parasites, et nous devions nous occuper des nôtres. Les paysans de Yassouf
et leurs soutiens internationaux – nous – tinrent bon et ne lâchèrent pas. La
police arriva et tint conciliabule avec les colons. Ce fut rondement mené : en
rien de temps, un grand dépendeur d’andouilles hirsute, officier de liaison,
descendit nous parler :
« Vous pouvez ramasser vos olives, mais allez travailler
au fond de la vallée, là-bas : les colons ne vous verront plus. Or c’est votre
vue qui les dérange… »
C’était une victoire partielle – un compromis – mais, peu
importait. Au moins nous allions pouvoir récolter des olives : nous n’en
demandions pas plus. Nous descendîmes dans la vallée dont les deux flancs sont
renforcés par de nombreuses terrasses, et la cueillette reprit. En bas, les
olives étaient plus petites, moins abondantes : depuis trois ans, ont avait
empêché les paysans de travailler leurs vergers. Or, les oliviers requièrent
beaucoup de travaux d’entretien. Normalement, les paysans labourent entre les
arbres chaque année, en utilisant une charrue démodée, tirée par un âne ; les
terrasses ne permettent en effet absolument pas l’utilisation du tracteur. Sans
cette opération, les pluies hivernales ne pénètrent pas dans le sol et elles
n’atteignent pas les racines des oliviers. Les terrasses exigent elles aussi
beaucoup de travail d’entretien. Mais cela n’était plus possible, dans la
situation que l’on connaît, car les paysans, prudents, évitaient de monter
là-haut leurs houes et leurs bêches, qui sont, comme chacun le sait désormais,
des armes dangereuses aux yeux de leurs tourmenteurs armés jusqu’aux
dents.
A nouveau, les petites cascades d’olives – noires, ou
vertes – s’échappaient de nos mains avant d’aller rejoindre les draps étendus
sous les arbres. Olives noires et olives vertes poussent sur un même arbre, car
Dieu les a créées comme ça : il y en a des vertes, et il y en a des noires –
nous a expliqué Husseïn, qui conclut : mais elles donnent la même huile. C’était
là un signe adressé par Dieu à nous, les hommes : nous sommes différemment
faits, et c’est une bonne chose : cela rend le monde plus beau et varié – si
nous savons garder à l’esprit, tous, notre commune humanité.
Nous étendîmes notre déjeuner sous un olivier géant. Umm
Tarik la seule femme, vêtue de sa robe palestinienne multicolore, apporta une
grosse galette de pain, toute chaude : elle sortait du four. Cette galette fut
généreusement arrosée d’huile d’olive, tout comme les boules de fromage de
chèvre qui allaient avec. Hassan fit circuler un zir – une amphore palestinienne
en terre cuite – rempli d’eau fraîche à la source du Pommier. Le zir était très
froid et ses parois étaient humides : à regarder de plus près, elles étaient
couvertes de minuscules gouttes de rosée. C’est une propriété de la glaise
utilisée pour tourner ces amphores : elle est poreuse, et l’eau transpire
abondamment, l’évaporation des minuscules gouttelettes, à l’extérieur du
récipient, produisant le froid qui rafraîchit la boisson. Après plusieurs années
d’utilisation, les pores du zir se colmatent et il perd sa propriété
réfrigérante. Mais il n’est pas hors d’usage pour autant : on l’utilisera pour
entreposer du vin, ou de l’huile.
« Ramat Gan me manque (c’est une banlieue de Tel Aviv) »,
dit Hassan. « Avant l’Intifada, j’y travaillais ; j’étais peintre en bâtiment.
C’était un bon travail, et mon patron – un Yéménite – était un homme honnête ;
il me traitait comme il l’aurait fait d’un membre de sa famille. Parfois, je
passais la nuit, là-bas, et j’allais me balader sur le front de mer de Tel Aviv,
l’après-midi. Ça va faire deux ans que je n’ai pas quitté le village…
»
Tous avaient de bons souvenirs de l’époque où ils
travaillaient dans les grandes villes de l’Ouest de la Palestine et où ils
rapportaient un peu d’argent à la maison. C’était un arrangement mutuellement
intéressant pour les nouveaux venus et les paysans – un arrangement profondément
inégal, mais supportable. Partout dans le monde, villageois et paysans
travaillent un moment à la ville quand leur terre n’a ni besoin d’être
moissonnée ni d’être plantée. Pour les gens du coin, Tel Aviv et Ramat Gan, ces
villes « juives », n’étaient pas plus étrangères que Naplouse ou Jérusalem, ces
villes « arabes », le pays ne faisant qu’un. La Palestine est un petit pays, et
Yassouf est juste au centre, à quarante kilomètres de la mer, et à quarante
kilomètres de la frontière jordanienne. Les villes industrielles de la côte ont
été construite bien avant que l’Etat d’Israël ait vu le jour ; elles l’ont été
grâce au travail des paysans de Yassouf, et ces villes étaient légitimement à
eux. Pas seulement à eux, mais à eux, aussi. L’accord tacite et l’harmonie entre
villageois et citadins furent cassés dès lors que les Juifs eurent entrepris
leur grignotage.
« Vous voyez la colonie ? », nous demanda Hussein. « Mon
père cultivait un champ de blé, sur ce flanc de colline. Au début, ils ont pris
la terre. Après, ils nous ont bouclés dans le village. Aujourd’hui, nous n’avons
plus que très peu de terres, et pas de travail ».
« L’histoire de la Terre Sainte répète l’histoire de la
promesse divine », dit le Révérend. « Le Christ a dit : tout le monde est élu.
Les Juifs rétorquèrent : désolés, seuls nous, les Juifs, sommes le peuple élu.
Aujourd’hui, que demandent les Palestiniens ? Ils disent : laissez-nous vivre,
ensemble, sur ces terres. Et les Juifs de rétorquer : désolés, cette terre est
pour nous, pour nous seuls. »
« Il devrait y avoir un Etat palestinien indépendant »,
intervint Uri, « avec son drapeau, et une vraie frontière. Barak a trompé tout
le monde, en offrant en réalité de diviser votre territoire en plusieurs
cantons. Il faut revenir aux frontières de 1967, et tout ira bien.
»
Savez-vous que le Talmud réglemente le partage ?
demandai-je, prenant à mon tour la parole. Deux hommes avaient trouvé un châle,
et chacun affirmait que ce châle lui appartenait. Ils allèrent devant un juge,
et le juge demanda : « Comment dois-je partager ce châle (entre vous deux) ? »
Le premier homme dit au juge : « divise le en deux parties égales, moitié-moitié
». L’autre dit : « Non, ce châle est tout entier à moi ». Le juge dit alors
« Il n’y a pas de désaccord (entre vous) sur une moitié du châle, tous
deux vous êtes d’accord pour que cette moitié appartienne à l’autre. Je vais
diviser la moitié du châle restante en parts égales. Ainsi, le premier de vous
deux, celui qui demande justice, recevra un quart du châle, tandis que le second
de vous deux, l’égoïste, en aura les trois quarts ». Telle est l’approche juive
en matière de partage. Il faudrait peut-être que les Palestiniens adoptent ces
procédés, eux aussi…
Kamal ajouta quelques brindilles au petit feu préparé pour
préparer le café. C’était un ancien, respecté des villageois, un homme important
dans la vie politique locale et aussi au-delà. En 1967, il avait alors vingt
ans, il dût se séparer de sa fille nouvellement née avec le sentiment qu’il ne
la reverrait jamais, car il avait été condamné par les Juifs à quarante ans de
prison, en raison de son appartenance à la Résistance. Lorsqu’il émergea de
l’ombre éternelle des geôles de Ramleh, sa fille avait vingt et un ans.
« Nous aussi, nous avons une histoire de partage », dit
Kamal. « C’est l’histoire d’une femme qui avait trouvé un enfant abandonné et
l’avait élevé. Puis une autre femme (la mère naturelle de cet enfant) vint le
lui réclamer. Les deux femmes vinrent trouver le Sheikh Abu Zarad, afin qu’il
les départage, et le sheikh dit : « je vais couper en deux l’enfant, et j’en
donnerai une moitié à chacune de vous deux ». Une des femmes dit : « D’accord.
Partageons l’enfant en deux. » Mais l’autre femme s’écria, éplorée : « Jamais de
la vie. Jamais je ne laisserai dépecer mon enfant !». Et le sheikh remit
l’enfant à la deuxième femme, car elle était la vraie mère ».
J’eus les joues en feu. De honte. Kamal ne m’apprenait
rien de nouveau, mais, en voulant faire le subtil, j’avais oublié le sens
profond du jugement de Salomon, et lui, Kamal, descendant authentique des héros
bibliques, me le rappelait. Les Palestiniens, comme la mère légitime, n’ont pas
pu choisir le partage. L’Histoire a montré qu’ils avaient raison : la Palestine
ne saurait être divisée. Les paysans ont besoin des villes industrieuses pour y
travailler aux mortes saisons et y vendre leur huile ; ils ont besoin des côtes
de la Méditerranée, où les vagues de la mer viennent se fracasser, à quelques
kilomètres seulement de chez eux ; ils ont besoin de la totalité du pays, de la
même manière que tout un chacun a besoin de ses deux mains et de ses deux
yeux.
Les colons n’étaient pas des monstres, mais des hommes
complètement égarés. Comme moi, ils ont trop lu le Talmud de Babylone, et ils
n’ont pas assez lu la Bible de Palestine. Ils ont ressenti en eux l’attraction
incroyablement puissante de la terre, qui a fini par les attirer sur les
collines de la Samarie. Ils aspiraient à l’union avec la terre enchanteresse de
Palestine, et ils l’aimèrent d’un amour pervers, comme des nécrophiles. Ils
étaient prêts à tuer la terre, simplement pour la posséder. Ils ne comprenaient
rien aux us et coutumes locaux, et ils continuaient à vivre en collectant des
fonds en Amérique. Plus que de la haine, c’est de la pitié que je ressentais
pour les colons. Ils avaient eu une occasion – unique – de faire la paix avec
leurs voisins, et avec la terre, et ils l’avaient ratée. En vandalisant la
terre, ils préparent de leurs propres mains leur exil prochain. La mère légitime
obtiendra l’enfant et, par conséquent, la victoire des Palestiniens est
inéluctable, car le jugement de Salomon est la parabole du jugement de
Dieu.
« Mais où sont donc passés les Juifs bons ? » – va sans
doute demander bientôt le lecteur. « Pour la symétrie, pour l’objectivité, pour
notre confort, vite, je vous en prie, montrez-moi des bons Juifs ! ». Il n’y a
pas que des colons, chez les Juifs ; il y a aussi les militants de Peace Now et
d’autres mouvements amis des Palestiniens.
Oui. Il y a une différence entre les colons brutaux et
leurs partisans, d’un côté, et les Israéliens libéraux, électeurs habituels du
parti Travailliste, de l’autre. Les chauvinistes Juifs veulent une Palestine
sans Palestiniens. Ils sont prêts à faire venir des Chinois pour travailler dans
les champs et des Russes pour surveiller ces Chinois. Ce sont des gens
absolument repoussants.
Les Israéliens libéraux peuvent encore envisager une sorte
de futur en commun, dans lequel les Palestiniens pourraient quitter leurs
bantoustans hyper-surveillés et aller travailler à Tel Aviv, à condition qu’ils
possèdent un permis de travail, pour y vivre, harcelés par la police
israélienne, sans sécurité sociale, payés au-dessous du SMIC, exploités par
leurs employeurs. L’idée d’une égalité fraternelle - non pas une fraternité
céleste, mais un comportement correct de tous les jours vis-à-vis des enfants
légitimes de la terre - leur était aussi étrangère qu’aux colons. Ils sont prêts
à leur donner un drapeau et un hymne national, tout en confisquant leurs terres
et leur gagne-pain.
Ces deux sortes d’Israéliens sont unis par leur commun
rejet de la Palestine. Ils célèbrent le « nouvel habit de ciment et de macadam
offert à la vieille terre d’Israël ». Les libéraux rêvaient de créer une tranche
d’Amérique high-tech, et ils n’avaient nul besoin des collines de Samarie. Les
chauvins voulaient effacer jusqu’à la mémoire de la Palestine, et recréer le
royaume de haine et de vengeance.
Et peu, très peu d’entre nous avons compris que nous
avions une occasion unique d’apprendre quelque chose d’essentiel des
Palestiniens. Avec notre arrogance est européenne, nous sommes venus leur
enseigner et les changer, mais c’est nous qui aurions dû apprendre d’eux et nous
changer nous-mêmes. Les aider, cela ne suffisait pas ; il faut que nous, nous
les conquérants, nous hissions à la hauteur de la civilisation suprême de ceux
que nous avons conquis. Cela a été fait avant nous : les Vikings victorieux
s’étaient adaptés aux us et coutumes en vigueur en Angleterre, en France, en
Russie et en Sicile ; les Grecs triomphants d’Alexandre le Grand s’étaient faits
Egyptiens en Egypte et Syriens en Syrie ; l’Empereur Mandchou s’était sinisé.
Cela doit être aussi le cas, pour ce qui nous concerne car, si nous ne nous
palestinisons pas, nous sommes condamnés à recréer un ghetto, pour nous ; et un
autre ghetto, pour eux.
Prenez une fourmi ; elle vous construira une fourmilière.
Prenez un Juif ; il vous créera un ghetto. Prenez un Palestinien… Mon ami Musa
avait invité dans le Vermont où il vivait son père âgé, depuis son village de
Samarie. Et que fit-il, son père ? Il se mit à maçonner des terrasses et à
planter des oliviers… dans le Vermont !
Les Palestiniens ne peuvent s’imaginer sans la terre et le
mode de vie unique qui y est attaché. Il y a plusieurs millénaires, après la fin
de la Grande Sécheresse Mycénienne, leurs ancêtres formèrent une symbiose avec
les oliviers, les vignes, les ânes, les petites sources dans les collines, leurs
mausolées, sur les cimes. Ce complexe unique entre paysage, population et esprit
divin fut le grand apport des Palestiniens, et ils se le transmirent à travers
les siècles, le préservant jusqu’à ce jour. Si on porte atteinte à cet
équilibre, l’humanité rompra ses amarres et elle ira se fracasser contre les
récifs de l’histoire. Vraiment, qu’ils aient accepté notre aide – tellement
modeste - fut pour nous un privilège insigne.
Dans l’après-midi, nous revînmes au village, dans la
maison de Hussein, si spacieuse qu’elle ne déparerait pas à Cannes ou à Sonoma.
Sur sa grande terrasse, nous nous assîmes dans des fauteuils en rotin fabriqués
par les habitants du village voisin, Beidan. Les chats de Hussein, amicaux mais
très dignes, vinrent s’installer sur nos genoux, tandis que ses filles, timides,
apportaient du thé à la menthe. Des gens entrèrent, pour bavarder un moment avec
les étrangers de passage, comme cela se passe, généralement, dans les villages
isolés. Sur les tables et sur la balustrade, des petites lampes au kérosène
avaient été posées : les suzerains israéliens refusent de connecter le village
au réseau électrique. Mais même ça, c’était bel et bon, car nous pouvions
contempler la lune d’octobre, flottant lentement dans les cieux qui
s’assombrissaient, brillant au-dessus des collines en terrasses, sur les toits,
sur le blindage lourdaud d’un tank Merkava, à flanc de colline, ses canons
pointés vers le village, et sur les antiques oliviers aux troncs noueux de
Yassouf.