Point d'information Palestine
> N°207 du 03/11/2002
Au
sommaire
Témoignages
Cette rubrique regroupe des textes envoyés par des citoyens de Palestine
ou des observateurs. Ils sont libres de
droits.
1.
Delf... par David Torres, citoyen de Gaza en
Palestine
2. Et maintenant : où tourner la tête ? par
Anwar Abu Eisheh, citoyen de Hébron en Palestine
3.
Jadis… par Chantal Abu Eisheh, citoyenne de Hébron en
Palestine
CE
SOIR - Le rêve brisé un film
documentaire de Charles Enderlin sur France 2
- 1ère partie ce
soir, dimanche 3 novembre à 22h35 (70 min)
- 2ème
partie le lundi 4 novembre à 22h40 (80 min) suivi d'un
débat en présence de Leïla Shahid, Déléguée générale de
Palestine en France et Meïr Rosen, ancien ambassadeur de l'état
israélien en France
>> Rediffusion
intégrale sur France 2 dans la nuit du jeudi 7 au vendredi 8 novembre à
2h00
A. Le rêve brisé
par Thierry Leclère (journaliste à Télérama)
B. En version réduite
aux USA par Martine Delahaye in Le Monde Télévision du samedi 26
octobre 2002
C. La sale rumeur contre Enderlin par Sylvain
Cypel in Le Monde Télévision du samedi 26 octobre 2002
Réseau
Cette
rubrique regroupe des contributions non publiées dans la presse, ainsi que des
communiqués d'ONG. Ils sont libres de droits, sauf mention
particulière.
1. La campagne d’ISM (International Solidarity Movement) pour la
récolte des olives : une avancée importante dans la bonne direction par
Ghassan Andoni (Octobre 2002) [traduit de l'anglais
par Christian Chantegrel]
2. Attaque massive de
colons contre des volontaires étrangers en Palestine - plusieurs militants
étrangers blessés et hospitalisés par International Solidarity Movement
(ISM) et Grassroots International Protection for Palestinians (GIPP) (27 octobre
2002) [traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Revue de
presse
1. Amerisraël ou l'ivresse de la puissance par Rudolf
El-Kareh in la Revue d'études palestiniennes N° 85 - Automne 2002
2. Nouveau coup dur pour Yasser Arafat par Georges
Malbrunot in Le Figaro du vendredi 1er novembre 2002
3.
Dominique de Villepin : "Sur l'Irak, soyons unis et responsables"
in Le Figaro du lundi 28 octobre 2002
4. Le conflit
Israël-Palestine ou le "complexe de Massada" par Michel Staszewski in
la revue Golias N° 85-86 (automne 2002)
5. En Palestine, un si long voyage pour un mariage si
près... par Mouna Naïm in Le Monde du dimanche 27 octobre 2002
6.
Micmac de chèques vers Israël - Des banquiers mis en examen pour
blanchiment à destination d'oeuvres juives par Renaud Lecadre in
Libération du mercredi 23 octobre 2002
7. "La population est désespérée" une
tribune de Médecins sans frontières sur la Palestine in Politis du jeudi
24 octobre 2002
8. Palestine : "Il s’agit d’un des derniers
territoires colonisés" par André Raymond propos recueillis par Dina
Heshmat in Al-Ahram Hebdo (hebdomadaire égyptien) du mercredi 29 septembre
2002
9. Israël, l’Irak et les Etats-Unis par Edward Said in
Al-Ahram Weekly (hebdomadaire égyptien) du jeudi 10 octobre 2002
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
10. Nassif Hitti : “C’est Israël qui a
introduit l’arme nucléaire au Moyen-Orient” propos recueillis par Hoda
Saliby-Yehia pour le site internet du Courrierinternational.com le vendredi 27
septembre 2002
Témoignages
1. Delf...
par David Torres, citoyen de Gaza en Palestine
Gaza, le lundi 28
octobre 2002 - La jeune Shirine mord douloureusement le bout de son crayon.
Elle courbe la tête au-dessus de la table, plongée dans ses pensées, cherchant
un mot, une expression ; elle conjugue, accorde, elle ne veut pas laisser une
faute passer et veut encore être originale. Elle n'est plus élève dans son
lycée, elle a obtenu son Tawjihi [baccalauréat, ndlr], commence des études
d'informatique et a troqué l'éternel voile blanc des lycéennes contre une
résille pleine de soleil. Elle aurait du passer cet examen le printemps dernier,
mais puisque beaucoup de professeurs, résidants au sud de la frontière de béton
qui coupe la bande de Gaza en deux, n'ont pas pu venir pendant plus de deux mois
endébut d'année, le retard dans le programme était tel qu'il était impossible de
préparer les élèves à passer leurs examens. Qu'à cela ne tienne, le soleil de ce
bel après-midi d'octobre ressemble tant à celui d'un beau jour de printemps
qu'on ne verra pas la différence. Elles sont une cinquantaine à se pencher sur
ce même sujet, a répondre aux même questions, griffonnant sur les même
brouillons jaunes. Dans la rue passe une marchant ambulant, avec sa charrette
tirée par un vieil âne pelé : «des tomates, des tomates, tomates du pays, 5
shekels le cageot ! Allez les gens, elles sont belles ces tomates. » avec son
micro et son haut-parleur il inonde la salle aux fenêtres ouvertes, on se
croirait en plein marché. Les filles rigolent, il passe le coin de la rue, enfin
tranquilles ! Shirine est revenue passer le Delf [Diplôme d'Études en Langue
Française - diplôme officiel délivré par le ministère français de l'Éducation
nationale, pour certifier les compétences en français des candidats étrangers,
ndlr] dans l'école. Mais attention, elle est à la fac maintenant, elle se
distingue de la majorité des filles présentes, celles qui sont encore au lycée.
Fière, elle avait pourtant l'air désolé au début, quand elle est entrée dans la
salle. Apres le mois de révisions avant le tawjihi, les examens en juin, les
deux mois d'été puis la rentrée, elle n'a pas refait de français depuis presque
6 mois. Une angoisse peut-être surmontée par son désir de réussir, elle ne veut
pas abandonner le français, et cherche déjà comment elle pourrait continuer à
parler notre langue. Malheureusement il n'y avait plus de place dans le
département de français de l'université el Azhar. Devant elle, Najwa, tranche
par son vêtement noir sur les filles de la salle. Elle, c'est un personnage, un
caractère bien trempé, sûre d'elle mais je sais qu'a la fin elle demandera
encore 5 minutes supplémentaires pour finir de relire sa copie. Elle aurait
aussi aimer continuer à faire du français, mais les moyens manquent. Elle fait
donc des études à l'université islamique, qui prend des jeunes filles sans frais
d'inscription. Un avion de guerre passe sur la ville, le bruit est lointain,
puis il se rapproche, devient assourdissant. Les filles sont concentrées, pas
une ne lève la tête, on est loin des mouvements de panique des débuts de
l'Intifada, après les premiers bombardements. Quand un avion passait trop bas,
c'était le désordre et les cris dans l'école. Aujourd'hui elles écrivent,
réfléchissent, comptent les mots, un avion passe, un de plus.
Dans la ville
de Gaza il y a environ 2000 enfants, de 7 a 18 ans, qui, avec les moyens
disponibles, malgré une situation plus que critique, étudient la langue
française.
2. Et maintenant : où tourner la
tête ? par Anwar Abu Eisheh, citoyen de Hébron en
Palestine
Hébron, le vendredi 11 octobre 2002 - Depuis mon
retour de France il y a une dizaine de jours, j’avais envie d’écrire d’abord à
ceux que je n’ai pas pu voir pour leur dire combien j’ai été frustré (il n’y a
pas qu’en Palestine qu’on peut l’être !) de ne pas les rencontrer, mais aussi à
ceux que j’ai vus pour leur dire combien j’ai été touché par leurs actions de
solidarité avec mon peuple.
Mais la visite de la vieille ville le lendemain
de mon retour m’a rendu tellement perplexe que je n’ai plus eu envie d’écrire…Et
puis ce matin les haut- parleurs de l’armée qui sont en train de crier autour de
la maison « mamnou al tajawal » (couvre-feu illimité 24h sur 24) m’énervent
tellement que finalement je m’y mets ! Dire que le vendredi matin est le
seul moment où nous débranchons le téléphone dans l’espoir d’une grasse matinée
!
Hier après-midi jeudi nous avons entendu parler d’un couvre-feu à partir de
14h. Il y en a tellement marre que j’ai décidé d’emmener quand même les enfants
à l’atelier de calligraphie prévu à 15h à l’association. Le tout est de ne pas
tomber sur une patrouille de l’armée… On y va donc. L’atelier se déroule sans
problème bien que l’animateur ne soit pas très à l’aise et il demande qu’on
arrête à 16h au lieu de 16h30 car il habite loin. OK ! A la fin de l’atelier,
les enfants demandent l’autorisation de sortir sur le haut des marches. OK ! Ils
veulent voir ce qui se passe dehors. Au bout de quelques minutes, ils sont
rentrés en criant, effrayés : ils ont vu passer une patrouille de l’armée (jeeps
et petits camions blindés de transports de troupe à l’intérieur desquels on ne
peut même pas voir une tête), lorsque celle-ci est arrivée à leur hauteur un
officier de l’armée (on sait qu’il s’agit d’un officier parce qu’il est assis à
côté du chauffeur) a subitement ouvert la portière de la jeep et leur a crié «
rentrez, mamnou al tajawal ». Un des enfants qui était avec les miens m’a dit
que le soldat avait un bâton, ma fille croit que c’était un fusil. Brahim (sans
papier, mais comme ses parents et sa femme n’arrêtent pas de prier pour
lui, il a la baraka, il n’a pas encore été contrôlé par l’armée ! Il faut dire
que les seuls déplacements qu’il fait depuis deux ans se limitent aux trajets de
chez lui à l’association),notre prof de français, vient alors me voir en me
demandant si on continue le cours… Je réponds sans hésiter : OUI ! Et
l’adorable Brahim retourne à son cours avec un sourire qui signifie pour moi «
s’il arrive quoi que ce soit, c’est toi le responsable…
[pause : les enfants
viennent me voir pendant que j’écris ces lignes et me disent « tu entends le
haut parleur : Mamnou al tajawal ! Et c’est quoi l’explosion ? Je n’en sais
rien, j’ai déjà entendu ce bruit tout à l’heure, je n’y ai pas prêté attention.
Il est 7h30. La radio d’Israel en arabe diffuse : « la police israélienne va
permettre aux plus de 40 ans de faire la prière du vendredi à la Mosquée Al Aqsa
». Pourquoi ne pas dire que le seul état démocratique du Proche-Orient interdit
au moins de 40 ans d’aller prier à Al Aqsa, dans la capitale unifiée et
éternelle … Ah … Les médias israéliens maîtrisent bien l’art des bulletins
d’infos…]
Vers 18h, toujours hier, alors qu’il fait déjà nuit, je passe avec
les enfants chez mon père. Je trouve un de mes frères en colère contre l’un de
ses chauffeurs de taxis dont il exigeait qu’il retourne auprès de son véhicule
pour attendre la patrouille de l’armée qui lui avait confisqué ses clés parce
qu’il roulait pendant couvre-feu… Le chauffeur avait abandonné le taxi et était
rentré chez lui… Que peut-il faire d’autre ? Au moment où j’écris, cela fait une
vingtaine d’heures que le taxi est au même endroit et mon frère à la recherche
d’un nouveau Neimann…
Retour à la maison, coup d’œil sur les infos à la télé
locale et je comprends alors ce qu’étaient les bruits entendus dans la matinée :
4 maisons détruites dans un rayon de 200 à 300 mètres de chez moi. Il semble
qu’elle ait été détruite parce qu’habitée par un « terroriste » condamné à
perpétuité… Les trois autres avaient été construites sans permis de l’état major
de l’armée de défense d’Israel… Au cours de la même journée 10 autres maisons
ont été détruites dans le sud de la ville dont une qui abritait un petit élevage
de vaches… Je ne connais pas le prétexte…
A propos de maisons : le lendemain
de mon retour ici j’étais super content qu’il n’y ait pas de couvre-feu. Je suis
donc descendu dans la vieille ville et j’ai alors été interpellé par tous les
commerçants (enfin, ceux qui restent…) à propos :
- des maisons nouvellement
occupées par des colons depuis trois semaines,
- la fermeture de plusieurs
passages entre les ruelles de la vieille ville,
- enfin, l’interdiction faite
aux commerçants du « souk al laban » d’ouvrir leurs magasins même quand il n’y a
pas de couvre-feu…
Parfois ces commerçants s’adressent à moi soit en tant
qu’avocat : « qu’est ce qu’on peut faire ? » soit en tant qu’accompagnateur de
visiteurs ou journalistes : « Où sont tes journalistes ? Pourquoi les
media ne parlent pas de ce qui se passe ici ? Où est l’opinion publique mondiale
? » soit, enfin, parce que j’appartiens à l’Autorité Palestinienne : « Que
fait l’Autorité pour nous protéger ? » Et les plus désespérés me lancent
cyniquement : « Où est-elle ta France ? … ». En général ces derniers
accompagnent leurs paroles de regards pleins de haine pour tout ce qui est
étranger. Tout le monde est responsable de leurs malheurs…
J’avoue qu’au bout
d’une demi-journée passée dans la vieille ville de mon enfance, je ressors
habité d’un sentiment d’impuissance totale face au rouleau compresseur
israélien…
3. Jadis…
par Chantal Abu Eisheh, citoyenne de Hébron en Palestine
Hébron,
le dimanche 29 septembre 2002 - Jadis, on avait des repères !
- De 67 à
91, il y avait les territoires occupés (y compris Jérusalem) au milieu desquels
les colonies, et Israël.
- En 1991 il y a eu les barrages autour de
Jérusalem, on comptait donc Jérusalem le reste des territoires occupés, toujours
plus de colonies, et Israël.
- Après 1993, et jusqu’en mars 2002, il y
a eu Jérusalem s’agrandissant sans cesse, les zones A, les zones B, les zones C
et à Hébron H1 et H2 puis encore plus de colonies, et Israël.
Depuis, il y a
eu la réoccupation des zones A -de ce fait effacées- les B et C servant de
parkings, casernements, terrains d’entraînement etc... aux forces israéliennes
qui allaient ou avaient déjà réoccupé les zones A et n’avaient pas vraiment
quitté les B et C...
Finalement, on arrive donc à s’y reconnaître presque
plus facilement puisque, tout compte fait, on en revient au point de départ :
les territoires (re)occupés (y compris Jérusalem et ses faubourgs), les
colonies, qui continuent de prospérer et Israël.
Pour Hébron, c’est un tout
petit peu plus compliqué. On a vu qu’il y avait donc H1 (zone autonome) et H2
(occupée par l’armée du fait de la présence de colonies dans la vieille ville).
Depuis l’été 2001 il y a une zone que l’on pourrait appeler H4 (ou H2 puissance
2) à l’intérieur de H2… C’est tout simplement une zone militaire fermée à
l’intérieur de la zone occupée. Et puis, depuis la réoccupation en avril
dernier, il y a ce que je nomme H3, c’est à dire la zone qui se trouve à
la jonction de H1 et H2, en débordant quand même un peu sur H1, faut pas
exagérer…. Vous me suivez ? Cette zone a la particularité d’être la plus active
d’Hébron, là où les petits marchands de H2 viennent désormais s’installer, là où
il y a les stations de taxis, bref le centre commercial, le poumon de la ville.
Imaginez-vous que cette zone peut se trouver sous couvre-feu sans que les autres
ne le soient… Une sorte de zone tampon, de zone sandwich…
Ce matin par
exemple, H1 et H2 n’étaient pas soumises au couvre-feu mais cette H3 le fut à
partir de onze heures et demie, les boutiques ont donc fermé, les taxis sont
remontés vers H1, les gens qui voulaient rentrer dans H2 se sont dépêchés d’y
aller parce qu’ils se doutaient bien qu’eux aussi allaient encore entendre les
soldats leur dire de rentrer chez eux !
Vous voyez ce que cela peut donner si
vous habitez H4, que votre magasin est dans H2, vos enfants à l’école dans H1 et
votre femme à l’hôpital dans H3.
Dans votre emploi du temps aussi vous pouvez
goûter à la diversité: vous vous couchez sans couvre-feu, vous vous réveillez
avec… ou l’inverse ! Peut-être, rationnel que vous êtes, allez-vous penser (mais
nous est-il permis de penser ?) qu’il est encore en vigueur puisque vous avez vu
une jeep passer, eh bien non, il ne l’est plus…
Il faut donc se mettre bien
en tête qu’ici les choses peuvent n’être ni tout à fait blanches ni tout à fait
noires, elles peuvent varier du gris perle au gris anthracite en passant par le
gris souris, le gris ardoise, le gris fer et le gris pommelé (pas d’autre nuance
dans le Robert). La preuve, on entend maintenant l’expression « un peu de
couvre-feu »… D’ailleurs, cette semaine fut « un peu » celle des quatre
jeudis… Lundi : grève générale, pas d’école, mardi : école jusqu’à midi
puis couvre-feu, mercredi : école jusqu’à 11h puis couvre-feu, jeudi : école aux
horaires normaux puis couvre-feu , vendredi :couvre-feu, samedi :
couvre-feu…
La Palestine n’est pas vraiment une île (quoique…), pourtant
l’expression « naviguer à vue » s’y applique fort bien. D’ailleurs le soir on
voit souvent des fusées éclairantes comme celles que lancent les marins en
perdition. Mais ce sont les soldats qui les lancent, pas les
Palestiniens…
Rendez-vous
CE SOIR - Le rêve brisé
un film documentaire de Charles Enderlin sur France
2
- 1ère partie ce soir, dimanche 3 novembre
à 22h35 (70 min)
- 2ème partie le lundi 4 novembre à
22h40 (80 min) suivi d'un débat en présence de Leïla
Shahid, Déléguée générale de Palestine en France et Meïr
Rosen, ancien ambassadeur de l'état israélien en
France
>> Rediffusion intégrale sur
France 2 dans la nuit du jeudi 7 au vendredi 8 novembre à
2h00
[Réalisé par Dan Setton et Tor Ben Mayor
- Un film de Charles Enderlin, recherche et scénario Charles Enderlin, produit
et réalisé par Dan Setton, musique originale Dan Riechental - Une coproduction
France 2 / Set Productions / C-Films.]
A. Le rêve brisé par Thierry Leclère
(journaliste à Télérama)
De la poignée de main historique entre Arafat
et Rabin - l'homme qui voulait changer l'Histoire, comme dit Enderlin - à la
situation de guerre d'aujourd'hui, que s'est-il passé ? Qui a enterré les
accords d'Oslo ? Et pourquoi la société israélienne, très majoritairement
favorable à ce processus, est-elle aujourd'hui persuadée qu'on ne peut plus rien
faire avec les Palestiniens ?
C'est à toutes ces questions que répond le
document exceptionnel de Charles Enderlin, en reprenant minutieusement la
chronologie des faits, lestée de témoignages inédits des principaux
protagonistes israéliens, palestiniens et américains (à la notable exception du
président américain de l'époque, Bill Clinton). Ce naufrage des accords d'Oslo,
chacun y a participé - y compris la gauche israélienne, qui a dilapidé
l'héritage de Rabin -, mais Enderlin réserve un sort spécial au Premier ministre
Benyamin Netanyahou : dans ce premier épisode, qui court de 1995 à 1999, on
mesure bien à quel point celui-ci a sapé tout espoir de paix. Politique massive
de colonisation et, suprême provocation pour les Palestiniens, réouverture d'un
souterrain dans la vielle ville de Jérusalem. Les contrechamps passionnants du
numéro deux du Shin Beth (la sécurité israélienne) montrent comment Netanyahou a
souvent agi dans le dos de son armée ou de ses services.
En fait, Benyamin
Netanyahou l'avoue bien volontiers : il était persuadé, depuis toujours,
qu'Arafat ne voulait pas la paix. La séquence de Wye River, quand Netanyahou et
Arafat se retrouvent pour négocier sous la houlette des Américains, est l'une
des plus passionnantes de ce premier épisode. Pour l'anecdote, Sharon refuse de
serrer la main d'Arafat, qui, en Oriental et diplomate rusé, envoie des fleurs à
Netanyahou pour son lui fêter son anniversaire... Charles Enderlin, qui
bénéficie depuis longtemps de la confiance de tous les négociateurs de l'ombre,
a même récupéré des vidéos amateurs éclairantes tournées dans les coulisses de
ces rencontres. Son récit est carré, pertinent, distancié et émaillé de petites
révélations stupéfiantes ou grand-guignolesques. Du grand art dans les coulisses
de la grande Histoire.
B. En version
réduite aux USA par Martine Delahaye in Le Monde Télévision du samedi
26 octobre 2002
En avril 2000, lorsque Ehoud Barak prend le parti de
jouer le tout pour le tout pour parvenir à un accord définitif avec Yasser
Arafat, le correspondant de France 2 à Jérusalem, Charles Enderlin, décide
d'y consacrer un film. "Un chapitre d'histoire s'ouvrait", note-t-il dans son
livre Le Rêve brisé (Fayard, 2002). Il contacte alors Dan Setton et Tor Ben
Mayor, réalisateur et monteur israéliens, lauréats du Prix du documentaire aux
Emmy Awards 2000 pour Kapo. Une aventure à trois commence : plus de
deux ans de travail dont un de montage, un budget triple de ce qui était
initialement prévu (1 million de dollars au final) et la recherche de
nouveaux coproducteurs au fur et à mesure de l'augmentation des besoins
financiers.
L'une des grandes forces du film tient au fait que Charles
Enderlin (établi en Israël depuis 1968) ait obtenu que les principaux
négociateurs d'Ehoud Barak et de Yasser Arafat racontent devant sa caméra chaque
étape des pourparlers, officiels ou secrets, entre mai 2000 et l'élection
d'Ariel Sharon en février 2001 ; en leur promettant de ne rien diffuser
avant 2002. Ce qui permet au téléspectateur du Rêve brisé, de suivre en temps
réel les avancées et reculs successifs du "processus de paix", avec les
réactions à chaud des protagonistes. "La base du film repose sur ces interviews
enregistrées au fil des négociations, explique Charles Enderlin. Mais pour un
documentaire grand public, il fallait introduire, en plus, l'analyse des acteurs
politiques, dont les Américains, ce qui n'a été possible qu'a posteriori, en
2001 et en 2002."
"Je raconte une histoire, continue le reporter de
France 2. L'histoire telle que j'ai la preuve qu'elle s'est déroulée."
Mais si le public français pourra voir la "version internationale" du film
(150 min), signée par Charles Enderlin, il n'en a pas été (et n'en sera
sans doute pas) de même dans tous les pays. C'est en effet une version réduite
de près d'un tiers qu'a diffusée la chaîne américaine PBS en juin, signée du
seul réalisateur Dan Setton - Enderlin n'apparaissant au générique qu'au
titre de la recherche et des interviews. "Non seulement le coproducteur
américain a procédé à des coupes, mais il a introduit des accusations de
Madeleine Albright que j'ai absolument refusées dans la version internationale,
explique le journaliste français. La secrétaire d'Etat de l'époque y reprend par
exemple une formule d'Abba Eban -chef de la diplomatie israélienne des années
1950-1960- selon laquelle les Palestiniens ne ratent jamais une occasion d'en
rater une. Ce qui est absolument faux, et par ailleurs ne devait pas se trouver
à cet endroit-là du documentaire. Dans une certaine mesure, ils ont idéologisé
le film, renforçant la vision israélienne des faits." A quoi Dan Setton répond
amicalement que, s'il a souscrit à la demande américaine, c'est que, "
pour un documentariste, il n'y a pas torsion de la réalité à faire état de ce
qu'a effectivement dit telle ou tel. Que ce soit vrai ou faux, c'est ce qu'elle
a fait savoir".
Pour la chaîne privée israélienne Tel-Ad, Dan Setton prépare
une version sans les commentaires explicatifs de Charles Enderlin. "Les
Israéliens connaissent bien ces données, explique Setton. Les commentaires
seront donc sans doute remplacés par des bulletins extraits des archives radio."
Pour sa part, l'ensemble du public arabe pourra voir la version internationale,
mais découpée en trois parties, sur la chaîne satellitaire Abu Dhabi
TV.
Enfin, sur le câble, Histoire diffusera dans leur intégralité, au cours
du premier trimestre 2003, les principaux entretiens accordés à Charles Enderlin
par les acteurs politiques de la scène
israélo-palestino-américaine.
C. La sale rumeur contre Enderlin par Sylvain Cypel in
Le Monde Télévision du samedi 26 octobre 2002
CHARLES ENDERLIN est,
depuis des mois, victime d'une cabale qui vise à le discréditer, à le présenter
comme un"manipulateur de l'information". Le 2 octobre 2000, au quatrième
jour de l'Intifada, le cameraman de France 2 à Gaza, Talal Abou Rahma,
filme en direct la mort de Mohamed al-Doura, Palestinien de 12 ans que son
père tente de protéger, sous les balles israéliennes. Les images de la mort du
"petit Mohamed" feront le tour du monde.
Commandant du front sud, le général
Yomtov Samia engage bientôt une campagne pour démontrer que l'enfant a pu tomber
sous une balle palestinienne. L'état-major de Tsahal s'en démarque sans
équivoque, et la commission des droits de l'homme de la Chambre des
représentants américains dénonce "une pseudo-contre-enquête complètement
discréditée". Peu importe, une frange de l'extrême droite israélienne s'en
empare et dénonce dans les images d'Enderlin une "calomnie" délibérée, un
"montage", bref : un faux.
Dans cet esprit, le 2 octobre 2002,
devant le siège de France 2, un "collectif" regroupant divers organismes
juifs remet le "prix Goebbels de la désinformation" à Enderlin, devant quelques
centaines de personnes. Sa "thèse" est proprement délirante : des
Palestiniens auraient froidement tiré sur l'enfant pour en faire accuser Israël.
Pis : les images seraient une sordide mise en scène, l'enfant ne serait en
réalité pas mort ! Ce "collectif" revendiquant leur patronage, Serge
Klarsfeld et d'autres dénoncent une usurpation de leur nom.
Dans une
déclaration, le "collectif" met Enderlin au défi de "débattre" avec son
"expert". Son nom est Nahum Shahaf. Cet Israélien explique que le meurtre
d'Ytzhak Rabin est aussi une "manipulation" de l'opinion. Ce dernier n'aurait
pas été assassiné par un religieux ultranationaliste, mais par... la gauche
israélienne, pour mieux en accuser la droite ! A chacun ses Thierry
Meyssan.
1. La campagne d’ISM (International Solidarity
Movement) pour la récolte des olives : une avancée importante dans la bonne
direction par Ghassan Andoni (Octobre 2002)
[traduit de l'anglais par Christian
Chantegrel](Ghassan Andoni est directeur du
PCR - The Palestinian Centre for Rapprochement between People - 64 Star Street,
P.O.Box 24 - Beit Sahour - Palestine - Phone : +972 (0) 2 277 20 18 -
www.rapprochement.org)Malgré
les brutalités, les intimidations, les attaques physiques et les provocations
continuelles, les villageois palestiniens aidés par des militants internationaux
et locaux d’ISM poursuivent la récolte des olives. Celle-ci se fait dans de
nombreux champs d’oliviers interdits aux paysans depuis des années. Cette année,
personne n’a pu confisquer la saison de la cueillette. Pour la première fois
depuis des années, l’armée d’occupation et les colons israéliens ont dû plier
sous la détermination et la volonté inflexible des villageois palestiniens et
des militants internationaux. Pour la première fois et à mains nues, ces gens
dignes et pacifiques ont montré que la force, l’agressivité et l’intimidation
ont leurs limites. Ils ont montré que l’occupant ne peut pas toujours dicter les
règles du jeu. A cette occasion, les gens ont découvert la force que donne le
fait d’être à la fois pacifique et déterminé ; que l’on pouvait se libérer de la
peur et exercer ses droits élémentaires contre la volonté de l’occupant. Les
mains nues et les âmes fières ont vaincu les fusils et la violence de
l’occupation. La paix et la justice ont progressé tandis que l’avidité et
l’agression ont battu en retraite.
Les premiers jours de la campagne ont été
difficiles. Les colons et les soldats ont utilisé tous les moyens à leur
disposition pour briser la volonté populaire. A Mazraa Alsharqia, les colons ont
brûlé des champs d’oliviers. A Jayous, ils les ont envahis avec des travailleurs
immigrés et ont récolté et volé les olives. Presque partout, ils ont attaqué
physiquement les ramasseurs d’olives en leur tirant dessus et leur jetant des
pierres. L’armée a empêché les ramasseurs de pénétrer dans leurs champs ou les a
obligés à en sortir. Gaz de lacrymogènes, bombes sonores et mitrailleuses ont
été employés contre les ramasseurs pacifiques. De nombreux ramasseurs ont été
arrêtés, certains ont été blessés. Rien de tout cela n’a réussi à empêcher
les ramasseurs de revenir, encore et encore. Comme l’a dit un officier de
l’armée à Yassuf, "aujourd’hui nous avons échoué et vous avez vaincu."
Aujourd’hui nous avons vaincu parce que nous étions déterminés, parce que
nous étions pacifiques, parce que nous étions actifs alors qu’ils étaient
réactifs, parce que nous avons maîtrisé notre colère et ignoré leurs
intimidations, parce qu’ils ont perdu le contrôle. Nous avons vaincu parce que
nous luttions pour la vie tandis qu’ils luttaient contre elle. Parce que notre
détermination pour défendre la paix était plus forte que leur envie de guerre.
Aujourd’hui nous avons vaincu parce que personne, aussi rusé et habile soit-il,
n’a pu camoufler l’occupation ni la faire passer pour une guerre défensive
ou contre le terrorisme. Nous avons vaincu parce que nous nous battions pour que
la vie continue.
Nous avons vaincu parce que des centaines de villageois
palestiniens ont agi activement pour défendre leurs droits. Nous avons vaincu
parce que les chefs de la communauté locale ont montré une efficacité
remarquable pour diriger la lutte et une grande habileté pour mener cette
campagne. Nous avons vaincu parce que ce qui n’était qu’un rêve est en train de
devenir réalité. La résistance de la population civile se répand largement et
devient un élément déterminant parmi les efforts palestiniens pour en finir avec
l’occupation israélienne. Nous avons vaincu parce que nous avons combattu
soutenus par l’espoir et non le désespoir. Ceci est la gloire de la Palestine,
des semences d’espoir peuvent encore être plantées au milieu du cataclysme le
plus désespérant.
Nous avons gagné une bataille mais nous savons que ce n’est
qu’un pas sur le long chemin qui nous mènera à la fin de l’occupation. Nous
avons tous encore énormément de travail. Nous devons nous opposer au monstre sur
le terrain. Nous devons démanteler le réseau inhumain des barrages routiers et
des check points. Nous devons protéger la terre de l’avidité des colons. Nous
devons priver l’occupation de ses instruments de contrôle et d’oppression. Nous
devons couper les griffes de fer de l’occupation. Nous devons forcer l’occupant
à s’adapter aux besoins d’une résistance active basée sur la société
civile.
Avec cette campagne, nous avons fait les premiers pas sur ce long
chemin. Avec toujours plus de détermination et un travail toujours plus
collectif et régulier, nous parviendrons à avancer résolument vers la paix et la
justice.
2. Attaque massive de colons contre des volontaires
étrangers en Palestine - plusieurs militants étrangers blessés et
hospitalisés par International Solidarity Movement (ISM) et Grassroots
International Protection for Palestinians (GIPP) (27 octobre
2002)
[traduit de l'anglais par
Marcel Charbonnier]
[Yanoun, Naplouse] Des colons extrémistes israéliens ont attaqué un groupe
de volontaires internationaux venus aider les villageois palestiniens à récolter
leurs olives dans les oliveraies du village palestinien de
Yanoun.
Immédiatement après un attentat palestinien commis dans la colonie
israélienne d’Ariel, dans les territoires palestiniens occupés, qui a entraîné
la mort d’un soldat et d’un colon armé, un groupe d’environ une douzaine
de colons israéliens armés a repéré les volontaires internationaux depuis leur
colonie (illégale aux termes de la Quatrième convention de Genève) et a fait une
descente contre eux, leur donnant des coups de pied et des coups de poing et les
battant en se servant de pierres comme poings américains, ainsi qu’à coups de
crosses de fusil. Les militants internationaux s’étaient positionnés en avant
des paysans palestiniens, afin de tenter de les protéger des colons agresseurs.
Les blessés sont les suivants :
James Deleplain, Américain, 74 ans : frappé
de multiples coups au visage, blessé au-dessous de l’œil gauche, gros hématomes,
frappé au dos et au côté droit, avec probabilité d’une cote cassée. James
souffrait de pneumonie, deux semaines auparavant, et depuis lors, il toussait.
Les coups qu’il a reçu à la cage thoracique l’ont mis dans un état d’extrême
faiblesse.
Mary Hughes-Thomson, Américaine et Britannique, 68 ans. Elle a été
frappée à plusieurs reprises, aux deux bras. Elle a sans doute les deux bras
cassés. Alors qu’on l’amenait à l’hôpital, Mary a déclaré à un témoin qu’elle
avait la conviction qu’on avait voulu la tuer.
Robbie Kelly, Irlandais, 33
ans. Il a été frappé au visage et sur le corps au moyen de crosses de fusils.
Les lèvres éclatées, des côtes fêlées et 7 points de suture à son oreille
gauche.
Omer Allon, Israélien, 24 ans, souffre de coupures et d’entailles aux
deux jambes. Il a le corps couvert d’hématomes.
Les militants internationaux
ont été délestés de leurs argent et de leur passeport par les attaquants,
lesquels avaient tous sans doute moins de vingt ans, d’après divers témoignages.
Des Palestiniens ont pu être attaqués également dans la région, mais nous
n’avons pas d’information à ce sujet pour le moment.
Plus de cent volontaires internationaux se trouvent dans les Territoires
palestiniens occupés, dans le cadre d’une action du Mouvement international de
solidarité : la Campagne de Collecte des Olives. Pour plus d’information à ce
sujet, consulter le site web :
http://www.palsolidarity.org.Des
militants internationaux et israéliens assurent une présence permanente dans le
village de Yanoun, afin de tenter d’assurer sa protection contre les attaques
des colons israéliens, dirigées contre les habitants, mais aussi contre leurs
cultures (oliveraies). La semaine dernière, les habitants de Yanoun, ne pouvant
plus supporter les agressions permanentes des colons et la police et l’armée
israéliennes leur refusant leur protection, avaient quitté leur village. Ils y
sont retournés il y a seulement quelques jours, accompagnés par des militants
israéliens et d’autres nationalités, qui pouvaient explorer les lieux, témoigner
et les protéger.
Les blessés sont soignés à l’hôpital/clinique Lijnat
al-Zakaat, à Aqraba.
[Le Centre Palestinien pour
le Rapprochement entre les Peuples est une ONG sans but lucratif, créée en 1988,
au cours de la 1ère intifada. Il assure des services sociaux, des
programmes de formation professionnelle pour les jeunes. Il est très engagé dans
la résistance non-violente à l’occupation israélienne en
Palestine.]
Revue de
presse
1. Amerisraël ou l'ivresse de la
puissance par Rudolf El-Kareh
in la Revue d'études palestiniennes N°
85 - Automne 2002
"Si nous avions recherché le soutien de l'ONU dès le début de la crise,
c'était dans la perspective de forger un consensus international, et non parce
que nous estimions avoir besoin de son mandat. L'ONU nous fournissait une
protection politique supplémentaire. Nous n'avons jamais pensé que sans sa
bénédiction, nous ne pouvions ni ne voudrions intervenir". (…) "la résolution de
novembre de l'ONU fut une mesure politique prise pour sceller la solidarité
internationale et renforcer le soutien américain intérieur en expliquant
clairement que nous pourrions recourir à la force et à quelle date". "Mais (…),
une fois de plus, nous nous retrouvions devant l'obligation de faire la part des
choses entre le pouvoir inhérent du Président de recourir à la force et le
soutien explicite du Congrès."
Qui écrit cela ?- Brent Scowcroft. Le
conseiller à la sécurité de Georges Bush père, c'est-à-dire le chef, en 1991, du
National Security Council (le NSC) - dont les fonctions sont occupées
aujourd'hui, auprès de Bush fils, par Condolezza Rice - inaugure par ces mots le
chapitre XVII de l'ouvrage qu'il avait co-signé en 1998 avec l'ancien président
des Etats-Unis ( A la Maison-Blanche, Quatre années pour changer le monde, cf.
REP - Revue d'études palestiniennes - printemps 1999, N°19).
Comme en une sorte de prémonition, ce chapitre est intitulé…"Cacophonie".
Sa relecture permet de remettre dans leur contexte les ébahissements étonnés
d'aujourd'hui devant les divergences qui séparent - mais jusqu'à quand, et
jusqu'à quel point ? - les principaux pôles du pouvoir américain sur le "sort"
qui sera celui de l'Irak dans les prochaines semaines. Si tant est que le destin
réservé à ce pays n'aura pas été, d'ores et déjà, soumis au fléau de l'injustice
impériale, sous une forme expiatoire et vengeresse dessinée autour des
symboliques commémoratives du crime commis le 11 septembre 2001.
L'ouvrage livre également quelques clés permettant de décrypter les
mécanismes de fabrication de la décision politique américaine qui ne doit, par
exemple, nullement [se priver] des "occasions de jouer sur une provocation pour
recourir à la force". Mais c'est surtout le rôle attribué au président qui
demeure essentiel. "Le leadership présidentiel" doit s'imposer dit George Bush
père "en tant que principal maître d'œuvre de la politique étrangère
américaine". Il doit faire "ce qui est bon pour le pays quand bien même cela
implique de prendre des mesures impopulaires". Il ne doit "se préoccuper
de l'opinion publique que dans un deuxième temps". Et surtout, surtout : "En
matière de politique étrangère ce leadership inhérent à la fonction
présidentielle implique que les présidents ne se rallient pas à des opinions
consensuelles mais s'appliquent à forger un consensus tant intérieur
qu'extérieur".
Mais c'est l'aveu de Bush père concernant l'attitude qu'il aurait adoptée
si le Congrès avait fait obstacle au recours à la force qui demeure
particulièrement significatif : " En vérité, dit-il, même si le Congrès n'avait
pas voté cette résolution [ du 12 janvier 1991, autorisant ce recours ] j'aurais
ordonné à nos troupes de partir au combat. Je sais que cela aurait
provoqué un tollé, mais il n'y avait pas d'autre solution (…). J'étais sûr que
la Constitution m'en donnait le pouvoir".
Ces précisions sur la méthode du
pouvoir exécutif et le rappel succinct des jeux de sérail qui se sont succédés à
Washington durant l'été peuvent éclairer singulièrement la démarche de la
Maison-Blanche dirigée par Bush fils, dans la nouvelle et dangereuse aventure
moyen-orientale à laquelle se préparent les Etats-Unis. Le "jeu politique" de
l'équipe Bush père avait consisté à jouer et à se jouer des différentes
instances impliquées dans le processus de décision - l'ONU et le Congrès des
Etats-Unis, notamment - afin de "construire" le fameux consensus permettant le
déclenchement des hostilités militaires en respectant le formalisme juridique
national et international permettant de légitimer l'engagement des forces armées
américaines. L'entreprise ( il ne faut pas oublier que 47 sénateurs s'étaient
prononcés contre la guerre ), avait été largement facilitée ( au delà des
provocations-manipulations qui avaient précipité l'aventure irakienne au Koweit
) par l'agression militaire en elle-même d'une part et par le désarmement
politique de l'ex-URSS.
La situation actuelle est bien différente. Un gouffre sépare les conditions
de la crise de 1991 de celles qui prévalent aujourd'hui dans la région et dans
le monde. L'Irak ne fait pas figure d'agresseur, mais bien d'agressé, au delà
des appréciations portées sur son régime politique - qui fut longtemps un pilier
de la politique américaine au Moyen-Orient (1) . L'ONU marginalisée est devenue
une chambre d'enregistrement où se mènent quelques combats d'arrière-garde
destinés à préserver la relique que représente la Charte des Nations-Unies, en
prévision de jours meilleurs où les nations ploieraient un peu moins sous le
poids de la force écrasante de l'hyperpuissance impériale dans ses rapports avec
le reste du monde.
Dans ces conditions la "cacophonie" qui a prévalu à Washington débouchera
inéluctablement sur une "synthèse" dans laquelle les mécanismes formels
juridico-institutionnels, finalement "respectés" viendront broyer les
velléités critiques concernant les questions de fond. Mais ce respect des formes
dont se satisfont la plupart des sénateurs, souvent pour des raisons de bas
électoralisme, ne saurait masquer les mutations qui depuis le 11 septembre
dernier ont profondément bouleversé le jeu des pouvoirs dans le sérail impérial.
Si dans certains milieux on ne se refuse pas à parler de coup d'Etat, une chose
est désormais évidente : le jeu des équilibres entre les différents pôles du
pouvoir central américain est aujourd'hui faussé. Le Département d'Etat, et
jusqu'à nouvel ordre le Congrès sont marginalisés. Le pouvoir exécutif réel est
désormais de plus en plus ouvertement exercé par un véritable triumvirat de
radicaux fondamentalistes et/ou d'extrême-droite : le vice-président Richard
(Dick) Cheney (2) , le Secrétaire d'Etat à la Défense ( au Pentagone ), Donald
Rumsfeld, et la responsable du Conseil National de Sécurité, Condoleezza Rice.
Ce triumvirat est secondé par un groupe d'idéologues fondamentalistes
d'extrême-droite, notamment le deuxième personnage du Pentagone, Paul Wolfowitz,
Richard Perle, ancien de l'administration Reagan, qui préside aujourd'hui le
Pentagon's Defense Policy Board ( qui s'est illustré par la charge récente
contre l'Arabie Saoudite ), Robert Kagan et William Kristol, qui sortis de leur
relative marginalité du début des années 1990, ont vu progressivement triompher
leurs thèses sur "l'hégémonie bienveillante et nécessaire de l'Amérique" sur le
reste du monde (3) . Par une démarche simpliste systématique et pour déblayer
toute opposition à ses vues, ce triumvirat, dans la ligne fixée par George Bush
fils lors de la guerre d'Afghanistan ( "qui n'est pas avec nous est contre nous"
) a pris le parti de diaboliser ses contradicteurs sous l'accusation
d'anti-patriotisme, comme s'en plaignaient ouvertement plusieurs sénateurs
américains dans la presse anglo-saxonne.
La plupart des censeurs de la politique dite "unilatéraliste" qui prévaut à
Washington s'inquiètent moins de l'avenir du Moyen-Orient que des formes
"incorrectes" de la démarche des actuels dirigeants américains. Très peu
nombreux sont ceux qui posent la question de savoir de quel droit les Etats-Unis
- plus particulièrement leurs centres de pouvoirs hégémoniques actuels, le
Pentagone et le NSC ( le Conseil National de Sécurité ) qui ont consolidé leur
mainmise "civile" avec l'aide notamment du département de la Justice dirigé par
John Ashcroft, un illuminé qui pense que "l'Amérique tient son pouvoir de Jésus"
- de quel droit ce pays décide du sort de populations entières. Et au nom de
quoi devrait-on accepter, sans autre forme de procès, une série de
détournements moraux et politiques construits sur un ensemble d'amalgames qui
tiennent lieu de raisonnement, et dont le seul objectif est de " renforcer la
puissance américaine et la déployer sans complexe au service de buts globaux
définis par les Etats-Unis", comme le précise, sans aucun complexe en effet l'un
des principaux idéologues de l'unilatéralisme américain, Charles Krauthammer,
dans la définition que donne lui-même, de celui-ci. Même et y compris si ces
objectif hypothèquent ou détruisent l'avenir des peuples du monde.
L'amalgame "juridique" principal a été délibérément conçu par la
Maison-Blanche. Les conseillers juridiques de cette dernière et notamment le
premier d'entre eux, Alberto Gonzalez, ont en effet décrété, au mépris de l'avis
majoritaire des juristes académiques que le président des Etats-Unis n'avait pas
besoin de l'aval du Congrès pour mener la guerre contre l'Irak puisque le mandat
donné onze ans auparavant à Georges Bush père avait toujours force de loi. Mais
c'est le vice-président lui-même, aussi présent sinon plus, d'ailleurs, sur le
devant de la scène politique que le président, qui a martelé la position du
triumvirat, notamment lors d'un discours tenu le 26 août devant les anciens
combattants dans le Tennessee. Il faut agir rapidement contre le régime irakien
avait-il dit en substance car "le temps joue contre nous", et " les risques de
l'inaction [sont] plus grands que ceux de l'action". Il avait ajouté que
l'objectif était le "désarmement de l'Irak", précisant que pour mener l'action
guerrière le pouvoir exécutif américain n'avait besoin de l'aval ni du Congrès,
ni de l'ONU, ni de quiconque. On apprenait aussi que le Pentagone avait déjà
commencé à acheminer des armes et de l'équipement lourd vers le Golfe tout en
prolongeant d'un an la durée de service de plus de 15000 réservistes (4) ,
tendance qui allait se confirmer progressivement.
L'option guerrière s'est
trouvée ainsi confirmée sur le terrain du dispositif militaire, le Pentagone
anticipant le "débat" projeté au Congrès sur lequel le porte-parole de la
Maison-Blanche n'a pas laissé de doutes. Il n'est nullement question de demander
au Congrès l'autorisation de faire la guerre. "Au cas où il serait amené à
lancer une attaque contre l'Irak, le président se consultera avec le Congrès" a
répété Ari Fleischer. Ces multiple nuances qui donnent l'illusion d'associer les
instances législatives ( et dont de nombreux sénateurs sont prêts à se
satisfaire ) à la décision d'attaquer l'Irak apparaissent comme autant de
"concessions" de la part des faucons du triumvirat, mais sont en réalité
l'expression d'une méthode destinée à "forger le consensus" autour du président.
Il faut en effet se souvenir que les premiers assauts verbaux contre l'Irak
avaient pris pour thème central "la nécessité de procéder au changement du
régime irakien" au prétexte qu'il ferait partie du fameux "axe du mal", ce
nouveau diable inventé dans la foulée du 11 septembre. L'opposition qui s'était
manifestée, notamment en Europe et dans le monde arabe avait conduit à une
métamorphose de l'habillage idéologique destiné à justifier la décision de mener
une nouvelle guerre contre l'Irak, posée comme une continuation inéluctable du
processus martial inauguré par les Etats-Unis après le forfait commis le 11
septembre 2001 par leurs anciennes créatures.
L'amalgame commençait alors à
prendre forme sous l'aspect d'un abus de droit et d'un viol de la raison logique
: la guerre menée sous le mandat de l'ONU pour libérer le Koweit, l'assaut mené
contre l'Afghanistan après le du crime du 11 septembre, et la campagne en
préparation pour "changer le régime irakien" seraient de même nature, et
relèveraient du même ordre juridique. L'hérésie de la démarche était si évidente
que même Henry Kissinger, pourtant fervent défenseur de la guerre contre l'Irak
estima qu'il fallait changer "d'argumentaire", mettre une sourdine apparente au
projet de changement de régime, et amplifier le discours ayant pour point focal
la question des "armes de destructions massives". Le conseil fut suivi. Dès le 5
septembre George Bush annonçait "le coup d'envoi de "consultations tous azimuts,
incluant les responsables du Congrès américain et les dirigeants des principales
nations du monde (…) pour demander leur soutien à une stratégie musclée contre
l'Irak (…)"et promettait aux "principaux responsables démocrates et républicains
du Congrès (…) de les associer pleinement aux délibérations et de demander leur
feu vert avant toute action". Il a également annoncé qu'il exposerait devant les
Nations-Unies "la nécessité d'agir contre l'Irak" car "Saddam Hussein représente
une menace sérieuse pour les Etats-Unis et aussi pour le monde (…) que ne rien
faire face à cette sérieuse menace n'est tout simplement pas une option pour les
Etats-Unis" confirmant ainsi ce qu'il fallait démontrer à savoir que l'option
militaire prise par Washington devait être avalisée par l'institution
internationale. "J'exposerai devant les Nations-Unies la duplicité de Saddam
Hussein et je présenterai les moyens d'obtenir qu'il respecte ses obligations
(…) Je rappellerai que depuis onze longues années Saddam Hussein s'est
débrouillé pour jouer au plus fin et ignorer tous les engagements qu'il a pris
pour ne pas se doter d'armes de destruction massive (…) et [ dans le pur style
de cowboy texan qui est le sien ] je demanderai au monde de reconnaître qu'il se
fiche du monde". George Bush fils a marqué également les limites fixées par les
Etats-Unis, non seulement à l'organisation internationale, mais aux Européens
hors Anthony Blair : "Il ne s'agit pas de problèmes d'inspecteurs mais de
désarmement" (5) . Dans l'esprit de ces déclarations deux prises de position
significatives venaient confirmer la stratégie de "forgeage du consensus" mise
au point par la Maison-Blanche sous la férule du triumvirat décidé à la guerre.
A l'issue de la rencontre avec le président américain, le chef de la majorité
démocrate au Sénat Tom Daschle déclarait "que le Congrès pourrait voter une
résolution sur une intervention en Irak dans le mois qui vient". Et dans une
volte-face prenant à revers ses alliés européens mais également son propre
parti, une fraction importante de son gouvernement, et une large partie de son
opinion, Anthony Blair annonçait un "ralliement sans ambiguïté" au point de vue
de Washington "sur la menace posée par Saddam Hussein" et commençait à "préparer
son opinion publique à une intervention armée contre l'Irak" en annonçant la
"publication (…) dans les prochaines semaines de preuves que l'Irak continue de
produire des armes de destruction massive". Si l'on se souvient que c'est par
une démarche identique que Tony Blair s'était rallié en octobre 2001 à la guerre
contre l'Afghanistan ( des "preuves" que les experts britanniques avaient
d'ailleurs raillé ), on peut dès lors comprendre que le Times du 4 septembre ait
pu titrer : "Tout pointe vers une guerre avec l'Irak". Aux conseils de
Kissinger, bien suivis, se sont ajoutés d'ailleurs ceux de James Baker, qui
conseillait, lui, à l'administration de "chercher un casus belli"… "par exemple
une résolution de l'ONU autorisant des inspections sans restrictions aucunes
soutenues par tous les moyens nécessaires à sa mise en application et que Saddam
Hussein aurait défié". Conseil si provocateur que George Will, chroniqueur du
San Francisco Chronicle
n'hésitait pas, dans l'édition du 1er septembre 2002,
à comparer le procédé à la provocation menée par Hitler le 1èr septembre 1939
pour lancer sa guerre contre la Pologne (6) .
L'argumentaire de propagande en faveur de la guerre est alors devenu
répétitif : Saddam Hussein est un mégalomane aux décisions irrationnelles, ses
armes de destructions massives ( dont il dispose assurément, au mépris des
témoignages contraires des inspecteurs même de l'ONU, et de l'incapacité
américaine de produire des preuves capables d'empêcher leurs alliés de les
critiquer ouvertement - n'est-il pas significatif que pour la première fois
depuis 1945, l'Allemagne se dissocie ostensiblement d'une décision américaine
stratégique ? ), le changement de régime est impératif pour le futur de la
région où se trouvent localisés des intérêts vitaux pour les Etats-Unis, enfin
évidemment -rage dont on accuse son chien ! - Al-Qaïda, est bien sûr active en
Irak.
Forger, toujours forger le "consensus".
En réalité cette obsession irakienne du triumvirat et de la Maison-Blanche,
est loin d'être le seul fruit de la dynamique née du 11 septembre 2001. Celle-ci
est venue l'amplifier. Il faut remonter plus loin pour comprendre la nature des
forces à l'œuvre au sein de l'establishment américain et les racines d'une
entreprise guerrière que le Secrétaire général de la Ligue Arabe n'a pas hésité
à dire qu'elle "ouvrirait les portes de l'enfer". Elle est surtout le fruit d'un
travail de lobbying commencé il y a plusieurs années, et dont la jonction avec
la vision idéologique de l'extrême-droite chrétienne fondamentaliste qui a
largement accédé au pouvoir avec la désignation de George W. Bush à la tête des
Etats-Unis, a produit l'actuel caractère explosif.
En "pressant son ami Georges Bush", à la fin du mois d'août dernier de "ne
pas différer plus avant la guerre contre l'Irak", en distillant par le biais de
la presse israélienne (Haaretz, notamment) des informations attribuées à des
services de renseignements selon lesquelles la Syrie se doterait elle aussi
d'armes de destruction massive, en annonçant le 4 septembre dernier à la
télévision israélienne que… "la Libye pourrait être le premier pays arabe à
disposer d'armes de destruction massive de la pire espèce" [allusion à l'arme
nucléaire], et en ajoutant, dans le style grosse ficelle et clin d'œil : "Nous
savons qui travaille avec les Libyens, qui les aide, nous savons qu'il y a des
experts irakiens dans ce pays et il est possible que le tout soit financé par
des capitaux saoudiens avec la collaboration du Pakistan et de la Corée du
Nord", Ariel Sharon n'a pas ajouté simplement son grain de sel à la propagande
en cours. Il a révélé la partie immergée de l'iceberg.
La "vision" véhiculée
aujourd'hui par les dirigeants au pouvoir à Washington, et notamment par le
triumvirat font écho à des idées "examinées" depuis plusieurs années par trois
groupes de "réflexion" et de lobbying ultra-conservateurs (7) . Le premier est
le CSP ( Committee on the Present Danger), un groupe de faucons rassemblés dès
1976, particulièrement actifs contre la présidence Carter, défenseurs zélés du
Likoud, et qui se sont largement rapprochés des centres du pouvoir avec
l'accession de Ronald Reagan à la présidence des EtatsUnis.
Les deux autres
sont le JINSA (Jewish Institute for National Security Affairs) et son jumeau le
CSP (Center for Security Policy). Ces deux regroupements, reliés en réseau ont
constitué le creuset dans lequel a pris forme la politique américaine de relance
de la course aux armements. Depuis plus de vingt ans plusieurs dizaines de leurs
membres ont accédé à des postes de responsabilité au sein de la haute
administration. L'exemple le plus flagrant de ce système de vases communicants
est aujourd'hui celui de Richard Perle l'un des faucons les plus durs du
Pentagone qui occupe simultanément le poste de conseiller auprès des deux
organisations et de président du Conseil de défense du Pentagone. Le JINSA/CSP
"considère qu'il n'existe aucune différence entre les intérêts de sécurité
nationale américains et israéliens", et l'un de ses membres les plus influents,
Michaël Ledeen, mène campagne depuis 1996, non seulement en faveur de la guerre
contre l'Irak, mais pour ce qu'il désigne par "guerre totale", destinée à
obtenir par n'importe quels moyens des changements de régime en Iran, en Syrie,
en Arabie Saoudite et au sein de l'Autorité Palestinienne. La "Grande Strategie
pour le Moyen-Orient" définie par le JINSA, et exposée au Pentagone dans le
courant du mois d'août dernier, considère que "l'Irak constitue l'objectif
tactique de la stratégie offensive américaine dans la région, et l'Arabie
Saoudite son objectif stratégique". Dick Cheney, John Bolton ( aujourd'hui
sous-secrétaire d'Etat au contrôle des armements), Richard Perle, James Woolsey
( des forcenés de la nouvelle guerre contre l'Irak), Jeane Kirkpatrick ( ancien
ambassadrice à l'ONU ), ou encore Eugène Rostow, étaient des conseillers
associés du JINSA jusqu'à l'accession de Bush fils à la présidence. C'est au
sein de cette association que les "idées" reprises par les durs de
l'administration Bush ont été conçues. Le JINSA est ainsi à l'origine de la
perception relayée depuis plus d'un an selon laquelle " non seulement Yasser
Arafat contrôle la violence mais il l'orchestre afin de protéger son protecteur
Saddam Hussein" (sic). C'est également le JINSA qui est à l'origine du projet
d'exploitation du pétrole dans les réserves naturelles de l'Arctique, en Alaska,
"afin de limiter les dommages causés par les Arabes". Des dizaines d'autres
exemples peuvent être cités sur les liens en réseau du JINSA avec les industries
américaines et israéliennes de l'armement, dont de nombreuses sociétés sont
directement représentées au sein de l'appareil administratif ou législatif par
des sénateurs siégeant au sein des conseils d'administration (8) . C'est
également au sein du JINSA/CSP que furent d'abord conçus les argumentaires qui
aboutirent à l'abrogation du traité ABM par l'administration Bush, au début de
l'année 2002. Le lobby affirme d'ailleurs ouvertement son opposition à toute
forme de traité international en matière d'armement (9), et développe les
argumentaires concernant l'opposition des Etats-Unis à tout traité international
en matière d'armes chimiques ou encore contre la Cour Pénale Internationale.
C'est sous la plume de Richard Perle que fut élaboré un document intitulé
"Une nouvelle stratégie pour sécuriser le Royaume" lequel fut étudié avec
Benjamin Natanyahu en vue de "provoquer des changements de régimes dans la
région par le biais de leur déstabilisation". C'est dans l'esprit de ce document
que la réunion du Pentagone consacrée notamment à l'Arabie Saoudite a pu
considérer que la " "guerre contre l'Irak, serait l'occasion de re-modeler le
Moyen-Orient selon des profilages conformes aux lignes israélo-américaines".
Dans ce même document on peut notamment lire que "la seule paix possible est
celle dans le cadre de laquelle les Arabes accepteraient inconditionnellement
nos droits (…) nobles et légitimes, notamment en matière territoriale, et pour
lesquels nous avons attendu 2000ans". On y lit également qu'Israël "devra
"reprofiler" son environnement stratégique notamment en chassant Saddam Hussein
pour placer l'Irak sous l'influence de la monarchie hachémite (…) et que l'effet
de domino y déstabilisera l'environnement régional du Liban à l'Iran en passant
par la Syrie". L'ensemble de ces projets rejoint sur le fond le document élaboré
en 1979 par Oded Yinon, le conseiller spécial de Menahem Begin, sous le titre de
"Une stratégie pour Israël dans les années 80", dont l'objectif était de
provoquer une déstabilisation-recomposition du Moyen-Orient sur une base
communautaire, lui-même conçu à partir des plans élaborés - déjà ! - par Bernard
Lewis pour le Pentagone en 1940. Une première tentative de déstabilisation
fut entamée par l'invasion du Liban par les armées du général Sharon, en 1982.
Elle a finalement échoué, mais au prix d'un immense bain de sang et de graves et
durables blessures infligées à ce pays. La nouveauté, est la jonction
directe profondément idéologique des principaux dirigeants américains issus du
fondamentalisme religieux extrémiste, et notamment du triumvirat
d'extrême-droite qui contrôle aujourd'hui les principaux centres de pouvoir à
Washington, avec l'extrême-droite au pouvoir en Israël. Cette jonction, et la
politique "d'attentisme" concernant la question palestinienne, montre que la
gestion du temps par les autorités américaines et israéliennes actuelles
préfigure de nouveaux bouleversements à venir, dont le projet d'un nouveau
"transfert" de populations palestiniennes ne serait pas le moindre. Cette
jonction structurelle des intérêts de factions "amérisraéliennes" contrôlant les
leviers de pouvoir au sein des deux appareils d'Etat est d'autant plus
dangereuse qu'elle se nourrit d'une ivresse de puissance dont on ne voit pas qui
pourrait, en l'état actuel de tétanie des relations internationales, la
contenir.
Les sombres projets qui se profilent sous le masque de la nouvelle guerre
américaine en Mésopotamie, donnent libre cours à des fantasmes particulièrement
dangereux, et réveillent de vieux démons aux conséquences dévastatrices. Des
forces centrifuges et de dislocation apparaissent çà et là au Moyen-Orient,
trouvant dans des argumentaires locaux des raisons de voguer sous le feu de la
puissance impériale. Certains, à Washington ou ailleurs, estiment ainsi, à titre
d'exemple, que le rôle stratégique de l'Arabie Saoudite né dans le sillage de la
première et surtout de la deuxième guerre mondiale, du système des blocs et de
la guerre froide serait désormais révolu. Que cela permettrait à d'autres,
spoliés, de prendre leur revanche sur l'Histoire. Des messianismes se réveillent
relayés par des fondamentalismes religieux qui n'ont rien à envier à ceux
d'entre eux qui ont pu inspirer le crime du 11 septembre, et par leurs
porte-voix communautaires ou politiques. Le pétrole qui en est l'un des
principaux soubassements occultes risque de transformer à son tour le
Moyen-Orient en nappe de feu que nul pompier ne saurait éteindre alors que les
pyromanes sont nombreux. Qui sera en mesure d'empêcher "les portes de l'enfer"
de s'ouvrir au Moyen-Orient ? [Rudolf el-Kareh - Août 2002]
- Notes :
(1) Cf. R.el-Kareh,
L'impérium américain, le monde, le chaos, REP N°82, hiver 2002 pp. 7-16.
(2)
Bien qu'appartenant au parti républicain son épouse, Lynn, a fondé avec l'ancien
candidat DEMOCRATE à la vice-présidence, Jo Libermann, un groupe de soutien
inconditionnel à l'Etat d'Israël. Ce qui est aussi l'un des signes que de
nombreux clivages qui traversent aujourd'hui la société politique américaine
sont des clivages qui passent à l'intérieur des partis.
(3) Cf. R.el-Kareh,
L'axe euro-méditerranéen pour conjurer l'américanisation du monde, Pôles,
oct-déc. 1996.
(4) The Guardian, 27 août 2002.
(5) Les citations sont
reprises de dépêches AFP et Reuters.
(6) Des soldats SS revêtus d'uniformes
polonais avaient attaqué une station de radio allemande à la frontière entre les
deux pays.
(7) Cf. notamment, Jason A. Vest,"The man from Jinsa and CSP, The
Nation, 2.07.2002
(8) The Nation, ibid
(9) Cf. The Guardian,
4.09.2002.
2. Nouveau coup dur pour Yasser Arafat par Georges
Malbrunot
in Le Figaro du vendredi 1er novembre 2002
Les
Palestiniens redoutent une coalition plus à droite
Le départ des
ministres travaillistes du gouvernement d'Ariel Sharon est de mauvais augure
pour les Palestiniens. Même si MM. Ben Eliezer, Pérès et leurs quatre autres
collègues démissionnaires avaient cautionné la plupart des offensives militaires
menées par le premier ministre Likoud depuis le déclenchement de l'intifada il y
a deux ans, leur présence permettait de maintenir un canal de discussions, et,
parfois, d'éviter des attaques, encore plus dures, contre les habitants de la
Cisjordanie et de la bande de Gaza.
Yasser Arafat est le premier à
s'inquiéter : « Il est regrettable que le Parti travailliste, qui lança le
processus de paix, s'en aille et prenne ses distances de celui-ci, a-t-il
déclaré à une chaîne de télévision israélienne. Pérès, qui signa avec moi les
accords d'Oslo, s'écarte maintenant du processus de décision. »
La direction
palestinienne redoute un virage encore plus à droite de la future coalition
israélienne, et un tour de vis supplémentaire dans la répression de la violence.
Quelques heures avant sa nomination, hier, au poste de ministre de la Défense,
Arafat voyait en l'arrivée de Shaul Mofaz le signe avant-coureur d'un
durcissement. « La désignation de Mofaz n'est pas celle du ministre de la
Défense de Micronésie, ou d'un autre pays, le chef d'état-major de l'armée qui
réprima l'intifada est aujourd'hui ministre de la Défense de l'Etat d'Israël »,
souligna Arafat en veine de dramatisation. « C'est une question très sensible
qui pourrait affecter toute la région, ajouta-t-il. Que pouvons-nous attendre
d'un gouvernement avec Sharon comme premier ministre, Mofaz à sa droite et
Yaalon à sa gauche ? »
Le général Boogie Yaalon succéda en juillet dernier à
Shaul Mofaz à la tête de Tsahal. Partisans tous les deux de punir sévèrement les
émeutiers de l'intifada, le premier par le du soulèvement palestinien comme d'un
« cancer » à traiter comme tel, tandis que le second épousa la plupart des
options d'Ariel Sharon, à l'exception, pendant longtemps, de l'expulsion de
Yasser Arafat.
Autre motif d'anxiété dans les territoires occupés : certains
noms avancés pour remplacer les travaillistes réclament publiquement le
transfert des habitants de la Cisjordanie et de Gaza, ce qui inquiète également
les voisins jordaniens de l'Etat hébreu.
Moins pessimistes, d'autres estiment
en revanche que le départ des héritiers d'Oslo dissipe enfin l'écran de fumée,
né de leur présence dans un gouvernement qui renie ouvertement et depuis
longtemps ces accords. « Pérès n'était là que pour la galerie, explique un
intellectuel, il a avalé toutes les pilules de Sharon, ça n'a rien changé pour
les Palestiniens. Maintenant, au moins, Sharon et ses amis de l'extrême droite
vont se montrer pour ce qu'ils sont, ils n'auront plus de paravent pour plaire
aux Occidentaux. » La tentation du durcissement risquerait en effet de
contrarier les intérêts américains au Moyen-Orient. Washington ne veut pas d'un
embrasement du conflit israélo-palestinien, avant une éventuelle guerre en
Irak.
3. Dominique de Villepin : "Sur l'Irak,
soyons unis et responsables"
in Le Figaro du lundi 28 octobre
2002
Le Conseil de sécurité de l'ONU aborde
une semaine décisive en vue de l'adoption d'une résolution sur l'Irak que les
Etats-Unis souhaitent apparemment obtenir avant les élections de mi-mandat au
Congrès des Etats-Unis, le 5 novembre. «Nous avons atteint le point où nous
devons prendre quelques décisions fondamentales au début de la semaine prochaine
et aller de l'avant. Nous ne pouvons pas continuer à avoir un débat qui ne finit
jamais», a déclaré samedi le secrétaire d'Etat américain, Colin Powell. «Il est
temps de regrouper les questions en suspens dans une résolution, si possible.
Et, si une résolution n'est pas possible, nous devrons l'admettre et aller de
l'avant», a-t-il affirmé. Samedi, les opposants à une guerre en Irak ont fait
entendre leur voix à Washington, notamment autour de la Maison-Blanche, lors
d'un rassemblement de 100 000 personnes selon les organisateurs, plus de 50 000
selon des journalistes sur place. Les 15 membres du Conseil ont prévu de se
retrouver aujourd'hui pour entendre le chef des inspecteurs de l'ONU, Hans Blix,
après des consultations informelles cette semaine sur le projet américain. Dans
une interview au Figaro, le ministre des Affaires étrangères, Dominique de
Villepin, explique pourquoi la France s'oppose au projet de résolution présenté
la semaine dernière au Conseil de sécurité par les Etats-Unis.
LE FIGARO – Les Etats-Unis ont présenté un projet de résolution
sur l'Irak qui ne satisfait pas la France. Quelles modifications souhaitez-vous
obtenir ?
Dominique de VILLEPIN – Nous avons obtenu un accord
sur l'idée d'un plan en deux temps. Dans un premier temps, le Conseil de
sécurité doit définir les arrangements pratiques permettant l'envoi des
inspecteurs en Irak et, dans un deuxième temps, si Bagdad ne satisfaisait pas à
ses obligations, le Conseil de sécurité serait alors saisi à nouveau sur la base
des rapports des inspecteurs.
Il faut que la résolution se conforme à
l'esprit de ces deux étapes. Dès lors que nous sommes d'accord avec les
Américains et l'ensemble de nos partenaires sur ce point, il ne faudrait pas
que, dans le texte qui a été présenté par les Etats-Unis, s'ajoutent de nouveaux
mécanismes qui contourneraient le dispositif prévu.
- Le texte américain fait déjà état de « violations patentes »
de la part de l'Irak, sans attendre le rapport des inspecteurs. En évoquant dans
le même paragraphe des « conséquences graves » – ce qui en jargon diplomatique
équivaut au recours à la force –, le texte américain n'ouvre-t-il pas la voie à
l'automaticité que vous cherchez à écarter ?
- Justement. C'est
bien pour cela que nous souhaitons que les choses soient bien distinctes. Que
l'on constate, d'une part, les manquements de l'Irak, dans le passé. Et que l'on
constate dans la situation présente les engagements qui doivent être pris par
l'Irak. Si ces derniers ne sont pas satisfaits, alors le Conseil de sécurité
devra être saisi sur la base du rapport de M. Hans Blix, le chef des
inspecteurs. Mais nous ne voulons pas d'automaticité du recours à la force
partant d'une clause générale qui serait l'existence de « violation flagrante »
dans le passé et qui légitimerait une action sans que le Conseil de sécurité
soit à nouveau saisi. Il ne faut pas qu'il y ait, d'un côté, une démarche en
deux temps et, d'un autre côté, un chèque en blanc qui pourrait justifier une
action unilatérale.
- Le texte américain ne répond donc pas à vos exigences
?
- Nous avons longuement discuté avec les Américains pour que
ce dispositif en deux temps soit respecté. Aujourd'hui, nous sommes face à un
texte qui réintroduit des éléments d'automaticité que nous ne pouvons pas
accepter. Des progrès doivent être faits. Il faut lever ces ambiguïtés. Les
choses doivent être claires, il ne faut pas qu'il y ait d'automaticité du
recours à la force et il faut que le Conseil de sécurité puisse à chacun de ces
deux temps prendre ses responsabilités.
- La France insiste-t-elle pour qu'il y ait un deuxième vote,
une deuxième résolution ?
- A partir du moment où le Conseil de
sécurité est saisi sur la base du rapport des inspecteurs, n'importe quel Etat,
dont la France, est en situation de présenter une résolution et donc de faire en
sorte que le Conseil de sécurité puisse se prononcer.
- Donc il faut deux résolutions ?
- Il faut
deux temps. Dans le deuxième temps, en fonction des circonstances, puisqu'il
s'agira d'examiner l'ensemble des options possibles, libre à chaque pays dont la
France de déposer une résolution.
Nous voulons nous concentrer sur ce qui
doit être l'objectif de la communauté internationale : le retour rapide des
inspecteurs des Nations unies, le désarmement et l'élimination des armes de
destruction massive, à l'exclusion de tout autre objectif.
- La France va-t-elle présenter un texte différent de celui des
Américains ?
- Nous abordons la dernière ligne droite d'une
négociation difficile et importante. Nous sommes prêts à travailler sur la base
du texte américain et nous sommes en contact permanent avec nos partenaires.
Nous souhaitons que des progrès puissent être faits rapidement pour que l'on
puisse aboutir à une résolution qui soit adoptée à l'unanimité des membres du
Conseil de sécurité.
Pour être acceptée, une action doit bénéficier aux yeux
de tous, y compris du monde arabe, d'une légitimité incontestable, fondée sur le
droit et sur la morale. C'est pour cela que nous avons préparé une synthèse qui
montre bien que l'on peut obtenir un texte qui satisfasse aux positions des uns
et des autres. J'ai proposé une réunion au niveau ministériel du Conseil de
sécurité pour lever les éventuels derniers blocages. Il est important que les
principes fondamentaux auxquels nous sommes attachés soient respectés. Il ne
peut y avoir d'ambiguïté sur ce point.
- Si les Etats-Unis mettent leur texte au vote, la France
ira-t-elle si nécessaire jusqu'à apposer son veto ?
- Un très
large soutien s'est exprimé dans la communauté internationale et au Conseil de
sécurité visant à prévoir une décision en deux temps au Conseil de sécurité.
Forts de ce soutien et forts de la très grande adhésion aux principes que nous
défendons, d'une morale et d'une légalité internationale respectée
intégralement, je crois que nous pouvons parvenir à un texte acceptable pour
tout le monde. Si ce n'est pas le cas, nous prendrons nos responsabilités au
Conseil de sécurité. C'est évident. Nous ne donnerons pas notre accord à un
texte qui ne répondrait pas aux principes que nous défendons.
- Pensez-vous qu'un con-sensus est possible
?
- Pour nous, ce qui est important, c'est que le Conseil de
sécurité puisse être saisi à chaque étape. La responsabilité collective, c'est
quelque chose qui ne se délègue pas. Dès lors que le président Bush a accepté de
passer par les Nations unies, il est important de respecter cette instance.
C'est important parce que l'action de la communauté internationale doit être
fondée à la fois sur une certaine idée de la morale et une certaine idée du
droit. Nous serons d'autant plus efficaces que nous serons unis. C'est le
premier principe auquel est attachée la France : l'unité du Conseil de sécurité
et l'unité de la communauté internationale fondent la légitimité d'une action
internationale. Nous pensons que nous pouvons aboutir à une résolution votée à
l'unanimité au Conseil de sécurité. C'est pour cela que nous nous attachons à
rallier la communauté internationale, y compris le monde arabe. Cela est très
important, car l'efficacité en Irak doit s'appliquer à tout un processus qui,
inévitablement, ne peut qu'être long.
- La France ne risque-t-elle pas d'apparaître, aux Etats–Unis
notamment, comme le pays qui fait obstacle à une action en Irak
?
- L'enjeu, ce n'est pas la relation entre la France et les
Etats-Unis. Elle est excellente. Nous travaillons dans un esprit de solidarité
et de coopération. L'enjeu de cette résolution, c'est l'attitude de la
communauté internationale face à une crise, en l'occurrence la crise irakienne,
et c'est la capacité de la communauté internationale à s'organiser pour définir
les règles d'un nouvel ordre mondial. C'est un enjeu qui dépasse le cadre de
l'Irak.
- Que répondre à ceux qui, comme les Américains qui accusent
les Français de ne vouloir qu'une chose : éviter la guerre en Irak
?
- Le recours à la force est pour nous un dernier recours.
Evidemment, nous prendrons nos responsabilités au Conseil de sécurité et nous
examinerons toutes les options, y compris le recours à la force. La France ne
peut être plus claire. On ne peut pas accuser la France de chercher à se dérober
alors que notre conviction, c'est justement que la communauté internationale
puisse se prononcer à travers le Conseil de sécurité. Mais, pour être efficaces,
il faut être uni et il faut être légitime. C'est en se fondant sur la morale et
sur la légitimité internationale que nous serons forts et que nous fonderons un
nouvel ordre international acceptable pour tous. Rien ne serait pire qu'une
action qui puisse être critiquée et discutée, qui puisse faire l'objet d'une
contestation parce qu'alors nous ajouterions non pas de la stabilité mais de
l'instabilité. En poursuivant une logique de force, nous aggraverions
l'instabilité du monde. Ce n'est évidemment pas le sens de la démarche française
qui est une démarche de responsabilité collective qui va dans le sens d'un monde
plus stable et plus juste.
- A travers cette bataille à propos d'une résolution sur
l'Irak, c'est donc tout le système de sécurité collective qui est en jeu
?
- Il est de l'intérêt de tous, y compris des Etats-Unis, de
parvenir à une résolution qui marque l'adhésion de toute la communauté
internationale. C'est effectivement le principe même de la sécurité et de la
responsabilité collective qui est en jeu. Avec la montée du terrorisme et de
l'intégrisme, nous devons être de plus en plus solidaires. C'est face à
l'aggravation de l'intolérance et du fanatisme que les idées françaises de
tolérance et de dialogue des cultures sont aussi importantes. Il faut préserver
l'esprit de la communauté internationale et c'est pour cela que, dans le cadre
des Nations unies, la prise en compte des voix de chacun des Etats est si
importante : c'est la condition qui doit nous permettre d'être efficaces contre
le terrorisme, contre la prolifération et contre la montée des intégrismes.
Mais, pour cela, il ne faut pas céder à la peur, il ne faut pas céder à la
spirale de la violence. Il ne faut pas imaginer que l'on peut tout résoudre par
la force. Pour éviter la fracture mondiale et le choc des civilisations, nous
devons être fidèles à nos valeurs et à nos principes. Et c'est forts de ces
valeurs que nous contribuerons à édifier un monde qui soit respectueux
collectivement de certaines règles qui nous mobilisent aujourd'hui aux Nations
unies.
- La prise d'otages par un commando tchétchène à Moscou
peut-elle modifier la position de la Russie ?
- Il s'agit de
deux choses bien différentes, mais la multiplication des menaces terroristes
montre la nécessité de maintenir unie la communauté internationale. Les risques
du terrorisme comme ceux de la prolifération nucléaire montrent la nécessité
d'être unis. Pour être efficaces, il faut être unis.
- Ne craignez-vous pas que les Etats-Unis cherchent à passer en
force, au besoin sans l'aval des Nations unies ?
- Il y a une
trop grande multiplication des crises, il y a une trop grande multiplicité des
problèmes pour que la communauté internationale puisse s'offrir le luxe
d'aborder dans le désordre les problèmes du monde. Le recours à la force seule
n'est pas susceptible d'introduire plus de stabilité. On le voit tous les jours
au Proche-Orient. Il faut une approche déterminée, cohérente et unie. Le recours
à la force peut être nécessaire, mais il doit s'accompagner d'une vision
politique. Il doit s'accompagner d'une action collective déterminée de la
communauté internationale. Il n'y a pas de remède miracle.
4. Le conflit Israël-Palestine ou le
"complexe de Massada" par Michel Staszewski
in la revue Golias N°
85-86 (automne 2002)
[Michel Staszewski est Professeur d’histoire
dans l’enseignement secondaire en Belgique et coauteur du "Manifeste pour un
juste règlement du conflit israélo-palestinien. Des Juifs de Belgique
s’impliquent et s’expliquent". Le texte de ce manifeste (en français,
néerlandais et anglais) ainsi que la liste de ses signataires figurent sur le
site Internet www.israel-
palestine.be]
S’informer pour comprendre et agir
Si j’en crois ce que
je lis, vois et entends autour de moi, pour une grande partie de l’opinion
européenne, y compris pour pas mal de journalistes des médias les plus regardés,
écoutés ou lus, le conflit israélo-palestinien serait un drame insoluble fait
d’un enchaînement fatal de violences de plus en plus extrêmes entre des
communautés nationales et/ou religieuses opposées l’une à l’autre depuis la nuit
des temps car trop différentes pour se comprendre. Pour d’autres, ce conflit
serait inextricable du fait de sa complexité. De tels jugements permettent de «
rester au balcon » avec bonne conscience.
Je suis, pour ma part, engagé
depuis près de trente-cinq ans (1) dans le combat pour un règlement juste
du conflit israélo-palestinien. Cet engagement personnel est étroitement lié à
un continuel effort d’information pour comprendre les tenants et aboutissants du
conflit ainsi que les points de vue des uns et des autres. Avec le présent
article, je poursuis, en toute immodestie, un objectif ambitieux : contribuer à
faire « descendre de leur balcon » quelques lecteurs peu ou mal informés en leur
fournissant des clés de compréhension de cet interminable conflit (2) et
en inciter quelques autres à balayer les « bonnes raisons » qu’ils auraient de
ne pas s’engager, malgré leur connaissance approfondie du sujet.
Un
conflit complexe mais explicable
Je ne crois pas à la fatalité. Les guerres, tout comme les crises
économiques, sont le fait de décisions humaines. Des êtres humains sont
responsables du déclenchement de ces drames, responsables de leur durée,
responsables de leur dénouement. Dans le cas du conflit dit «
israélo-arabe », les acteurs, nullement limités à la région directement
concernée, ont été et sont multiples. Ce conflit est donc complexe, comme l’ont
été beaucoup de ceux qui l’ont précédé, à commencer par les deux guerres
mondiales. Ce qui n’a pas empêché les engagements volontaires et conscients de
nombreux citoyens, souvent contre leurs propres dirigeants politiques et à
l’encontre des opinions dominantes du moment, au nom de leur conception de ce
qui était juste. Car ce qui est complexe n’est pas pour autant inexplicable. La
complexité ne doit empêcher ni le jugement, ni l’engagement, particulièrement
quand des vies humaines sont quotidiennement en jeu. Mais s’engager en
conscience implique de faire l’effort de s’informer pour comprendre.
Pour comprendre pourquoi Palestiniens et Israéliens se trouvent aujourd’hui
enfermés dans une impasse sanglante et pour entrevoir une possibilité d’en
sortir, il est nécessaire de remonter aux origines de ce conflit.
Le sionisme ou la séparation comme réponse à
l’antisémitisme
Dans le dernier quart du XIXe et au début du XXe siècle, les communautés
juives d’Europe furent victimes de nombreuses manifestations d’antisémitisme
dont les pires furent les pogroms perpétrés dans l’Empire russe qui coûtèrent la
vie à des dizaines de milliers de personnes. Contemporain de ces tragiques
événements, Theodor Herzel, journaliste autrichien, fut un témoin privilégié des
violences antisémites qui ponctuèrent, en France, l’affaire Dreyfus (3) . Il en
conclut que si même le pays de la Déclaration des Droits de l’Homme et du
Citoyen de 1789 pouvait être touché à ce point par des manifestations de haine
antisémite, il ne restait qu’une seule solution aux Juifs pour vivre en paix :
la séparation d’avec les non-juifs par le regroupement des Juifs dans un Etat
qui leur serait propre. Le projet politique sioniste (4) fut donc fondé
sur la conviction qu’une cohabitation harmonieuse entre les minorités juives et
les populations non juives majoritaires dans les Etats où ils vivaient était
décidément impossible.
Jusqu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, l’idéologie sioniste
resta minoritaire parmi les Juifs d’Europe orientale, centrale et occidentale et
quasi absente des autres communautés juives dont les membres, il est vrai,
vivaient généralement en bonne entente avec leurs voisins non juifs.
Le projet de création d’un Etat juif s’inscrivait dans le grand mouvement
nationaliste qui s’était développé de par le monde dès le début du XIXe siècle
et qui, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, visait à permettre à
chaque communauté nationale de disposer d’un Etat indépendant. Aux yeux des
opinions publiques européennes cependant, ce principe ne s’appliquait qu’aux
peuples « évolués ». Nous étions en effet à l’époque du colonialisme européen
triomphant et il allait de soi que ce qui valait pour les peuples « civilisés »
ne pouvait valoir pour les peuples « primitifs » ou « sauvages ». Est-ce
pour cela que les premiers sionistes considérèrent que la Palestine, pourtant
peuplée d’un demi million d’Arabes, était « une terre sans peuple »
?
De plus en plus de terres de Palestine réservées aux
Juifs
Pour concrétiser son rêve, le mouvement sioniste mit tous ses efforts dans
l’appropriation d’un maximum de terres, achetées à leurs riches propriétaires
souvent absents (vivant au Liban, en Syrie ou en Turquie) et livrées, selon les
contrats de vente, « libres d’habitants » (5) . Ces terres étaient dès lors
repeuplées d’immigrants juifs, de plus en plus nombreux. De 1917 à 1939, cette
politique fut incontestablement favorisée par l’autorité mandataire (6)
britannique.
A partir de 1920, cette colonisation de peuplement entraîna une série de
révoltes de la population arabe de Palestine, évincée de territoires de plus en
plus vastes.
Néanmoins, l’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne et la politique de
plus en plus férocement antisémite menée à l’encontre des Juifs allemands puis
autrichiens engendra une accélération du mouvement d’émigration de Juifs
européens, entre autres vers la Palestine. Après la Deuxième Guerre mondiale, la
révélation de la réalité et de l’ampleur du judéocide nazi créa les conditions
de l’acceptation par la majorité des Etats européens du principe de la création
d’un Etat juif en Palestine. Et ce fut le partage de 1947 décidé par l’Assemblée
générale de l’O.N.U. contre l’avis des Etats arabes. Il prévoyait la division de
la Palestine en trois entités : un Etat juif constitué de 55% du territoire et
peuplé de 500.000 Juifs et de 400.000 Arabes ; un Etat arabe peuplé de 700.000
Arabes et de 10.000 Juifs ; la zone de Jérusalem, sous administration de
l’O.N.U., peuplée de 100.000 Juifs et de 105.000 Arabes. Le refus arabe de ce
plan ne s’explique pas uniquement ni même principalement par la manière dont le
territoire de la Palestine avait été réparti entre Arabes et Juifs. C’était le
principe même de la partition qui était considéré par la plupart des Arabes de
Palestine comme inacceptable car il signifiait concrètement que les habitants
arabes du territoire dévolu aux Juifs seraient de fait considérés comme des
étrangers dans leur propre pays et que par contre, conformément au projet
politique sioniste, tous les Juifs du monde y seraient les bienvenus (7).
Et ce fut la guerre de 1947-1949, guerre qui donna l’occasion au mouvement
sioniste d’étendre son contrôle territorial à 78 % de la Palestine mandataire et
d’en évincer la plupart des habitants arabes (8). En 1949, de 700 à
800.000 Arabes palestiniens étaient devenus des réfugiés. 150.000 d’entre eux,
demeurés dans l’Etat juif, vécurent sous un régime militaire jusqu’en
1966.
En 1967, la « Guerre des Six Jours » permit à l’armée israélienne de
prendre le contrôle du reste de la Palestine (9) , autrement dit de
Jérusalem-est, de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Ces événements
provoquèrent un nouvel exil de plusieurs centaines de milliers de Palestiniens
qui vinrent grossir les rangs des réfugiés, essentiellement en Jordanie.
L’occupation des territoires nouvellement conquis commença dès le lendemain de
cette conquête par la destruction du pâté de maisons de la vieille ville de
Jérusalem qui longeait le « Mur des Lamentations ». Depuis 1967, la colonisation
juive de ces territoires est allée sans cesse en s’accélérant, même après la
signature des accords d’Oslo en 1993, et quel que fut le gouvernement au
pouvoir.
En 1988, 68 ans après la première révolte des Arabes de Palestine contre
l’immigration juive et les acquisitions de terres par les Juifs, le Conseil
national palestinien (parlement en exil) reconnaissait le droit à l’existence de
l’Etat juif. En 1993, l’O.L.P. admettait la souveraineté de l’Etat d’Israël dans
ses frontières de 1967 (avant la Guerre des Six Jours) ; elle acceptait donc que
le futur Etat palestinien soit limité à 22 % de la Palestine mandataire,
autrement dit à la Cisjordanie (y compris Jérusalem-est) et à la bande de Gaza.
Les « concessions généreuses » de Barak
C’est dans ce contexte que le Premier ministre Ehoud Barak voulut inscrire
son nom dans l’Histoire comme celui qui aurait mis fin au conflit israélo-arabe,
vieux d’un siècle. A Camp David, en juillet 2000, il crut pouvoir faire accepter
par Yasser Arafat et son équipe de négociateurs un accord qui prévoyait la
création d’un « Etat » palestinien démilitarisé, divisé en quatre entités
séparées, dont les frontières seraient contrôlées par l’armée israélienne et
constitué sur moins de 20 % de la Palestine mandataire. Selon ce plan, les
principales colonies juives de Cisjordanie devaient être annexées à Israël. A
Jérusalem-est, le Mur des lamentations et plusieurs zones désormais peuplées
majoritairement de Juifs devaient rester sous souveraineté israélienne. Il
devait en être de même pour le « Mont du Temple » (l’esplanade des mosquées)
dont les Palestiniens auraient cependant pu obtenir la « garde permanente ». Les
négociateurs israéliens refusèrent par ailleurs de reconnaître la moindre
responsabilité de leur pays concernant la question des réfugiés. Tout au plus
acceptèrent-ils l’idée du rapatriement, étalé sur dix ans, de quelques milliers
d’entre eux, « pour raisons humanitaires ».
Les négociateurs palestiniens refusèrent ces « offres généreuses » et le
désespoir et la colère s’installèrent auprès des leurs. Quelques semaines plus
tard, Ehoud Barak autorisa Ariel Sharon, alors principal leader de l’opposition,
à aller « visiter » le « Mont du Temple », accompagné d’une très imposante
escorte armée. De jeunes Palestiniens manifestèrent leur indignation ; ils se
heurtèrent à une répression des plus brutales : en 3 jours l’armée israélienne
abattit 30 personnes et fit 500 blessés. L’«Intifada d’El Aqsa » avait commencé.
Des négociations reprirent cependant à Taba (Egypte) en janvier 2001 entre les
représentants israéliens et palestiniens, sous l’égide de l’administration
Clinton finissante ; elles laissèrent entrevoir la possibilité de sérieuses
avancées mais Ehoud Barak avait perdu sa majorité au parlement israélien et
beaucoup de sa légitimité auprès de la majorité de l’opinion publique
israélienne, comme allait le démontrer le résultat des élections de février
2001. C’est en effet le « faucon » Ariel Sharon qui fut élu Premier ministre
d’Israël par une confortable majorité des électeurs juifs. Et les avancées de
Taba restèrent lettre morte.
Le sort actuel des
Palestiniens
Dans quelles conditions vivent aujourd’hui (juillet 2002) les Palestiniens
?
Le million de ceux qui sont citoyens israéliens sont les moins mal lotis.
Ils continuent cependant à être régulièrement victimes de discriminations. Cela
se marque, par exemple, par la répartition très inégale des fonds publics entre
les localités selon qu’il s’agit de communes peuplées de Juifs ou d’Arabes (il
n’existe pratiquement pas de villes ou de villages « mixtes ») ou par la
non-reconnaissance de l’existence même de cent-cinquante villages et hameaux
regroupant environ 75.000 habitants, ce qui a pour conséquence que ces localités
sont privées de tout service public ( pas de connexion aux réseaux
d’électricité, d’eau ou de téléphone ; interdiction d’ouvrir de nouvelles
écoles, …) ; leurs habitants se voient interdire toute construction de bâtiment
ou de voirie (10) . Beaucoup plus insidieuse est la suspicion dont sont
systématiquement victimes les Arabes israéliens, ce qui les exclut de quantité
d’emplois et en fait les victimes de contrôles policiers systématiques. Cette
suspicion n’a fait qu’augmenter depuis l’éclatement de la seconde intifada.
C’est ainsi qu’en octobre 2000, à Nazareth, une manifestation de solidarité de
Palestiniens citoyens de l’Etat d’Israël avec ceux des territoires occupés
s’est heurtée à une violente répression policière qui fit 13 morts et plusieurs
centaines de blessés. En novembre 2001, le député arabe israélien Azmi Bishara,
très populaire auprès de ces concitoyens arabes, a vu son immunité parlementaire
levée. Il subit actuellement un procès : on lui reproche d’avoir apporté
publiquement son soutien à la révolte des Palestiniens de Cisjordanie et de la
bande de Gaza ainsi que d’avoir organisé des voyages pour des familles arabes
israéliennes qui souhaitaient revoir leurs proches et parents réfugiés en
Syrie.
Les Palestiniens vivant en dehors du territoire de la Palestine mandataire
sont actuellement près de trois millions (11) . Leurs conditions de vie sont
très variables : si une petite minorité sont devenus des citoyens à part entière
de leur pays d’accueil, la grande majorité d’entre eux restent des réfugiés,
même s’ils ne vivent plus tous dans des camps (12) . Et c’est sans doute au
Liban que, victimes de multiples mesures de ségrégation, ils vivent le plus mal.
Les Palestiniens des territoires occupés (13) connaissent, quant à
eux, depuis 1967, une interminable descente aux enfers. Leurs conditions de vie
n’ont cessé de se dégrader, particulièrement, il faut le souligner, depuis
l’entrée en application des accords d’Oslo (1994-1995). Les colonies de
peuplement juif en Cisjordanie et à Gaza sont actuellement plus de 160 et
regroupent environ 400.000 habitants (14) . Les zones autonomes palestiniennes
qui recouvrent environ 70 % de la bande de Gaza et moins de 18% de la
Cisjordanie sont complètement isolées les unes des autres. La circulation entre
les différentes localités palestiniennes, déjà extrêmement problématique avant
l’embrasement de fin septembre 2000, est devenue presque impossible (15) . Le «
bouclage » est tel que de nombreux élèves et étudiants ne peuvent, la plupart du
temps, se rendre dans leurs établissements scolaires ni les adultes exercer
leurs activités professionnelles. De nombreuses personnes sont mortes faute de
soins pour avoir été empêchées de rejoindre un hôpital. Fin mars 2002,
l’actuelle intifada avait provoqué la mort de plus de 1000 Palestiniens des
territoires occupés, dont plus de 200 enfants. Le nombre des blessés était
évalué à plus de 30.000. Depuis l’opération « Rempart de protection » en
mars-avril de cette année, durant laquelle l’armée israélienne avait opéré « à
huis clos » dans l’ensemble de la Cisjordanie, il est devenu problématique de
dénombrer avec précision les morts et les blessés palestiniens (16) . Plus de
5.000 Palestiniens, dont plusieurs centaines de mineurs d’âge, sont détenus dans
les prisons israéliennes. De nombreux cas de mauvais traitements, voire de
torture y sont avérés. Depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement dirigé par
Ariel Sharon, les exécutions extrajudiciaires et les incursions de l’armée
israélienne dans les zones autonomes palestiniennes se sont multipliées. Dès
avant l’opération « rempart de protection », plus de 5.000 bâtiments avaient été
détériorés et plus de 800 entièrement détruits du fait des opérations
militaires. Des milliers d’hectares de terres agricoles ont été ravagés et des
dizaines de milliers d’arbres arrachés. Ici aussi, la détérioration de la
situation et le fait que les journalistes sont de plus en plus souvent empêchés
de faire leur travail ont pour conséquence que toute comptabilité précise
devient impossible. La présence, de plus en plus massive et pour des périodes de
plus en plus longues de l’armée israélienne dans les « zones autonomes »
palestiniennes s’accompagnent de périodes de couvre-feu toujours plus fréquentes
et de durées sans cesse croissantes. Malgré l’aide internationale, du fait de
l’étouffement économique et des destructions dues aux opérations militaires
israéliennes, de plus en plus d’habitants de Cisjordanie et de la bande de Gaza
connaissent des carences alimentaires (17).
Un gouffre qui ne cesse de s’élargir sépare les conditions de vie des
colons israéliens de celles des Palestiniens. Tandis que ces derniers vivent une
situation de précarité extrême, les colons, dont la liberté de circulation entre
leurs colonies et l’Etat d’Israël reste entière, s’approprient toujours plus de
terres, circulent facilement et ont accaparé la plupart des ressources en eau
(18) .
Une politique illégale et sans issue … mais soutenue par la
majorité des citoyens israéliens
En regard du droit international, cette politique fait d’Israël un Etat
hors-la-loi. Elle est en effet contraire aux résolutions de l’assemblée générale
et du Conseil de Sécurité de l’O.N.U. et les moyens mis en œuvre pour la mener
sont contraires à toutes les conventions sur le droit de la guerre. Elle ne
conduira pas à une solution du conflit. Elle engendre une situation économique
et financière de plus en plus mauvaise pour l’Etat israélien lui-même. Et jamais
les Israéliens, qui ont tout de même eu près de 600 morts et des milliers de
blessés à déplorer depuis le début de cette intifada, n’ont vécu autant en état
d’insécurité qu’actuellement.
Pourtant, d’après plusieurs sondages réalisés ces derniers temps en Israël,
plus des deux tiers de la population israélienne soutiennent la politique du
gouvernement d’Ariel Sharon … ou la trouvent trop modérée.
Comment expliquer ce paradoxe ?
Le « complexe de Massada
»
Beaucoup de gens sous-estiment les effets psychologiques à long terme que
peuvent générer des persécutions graves visant une communauté humaine tout
entière. Le ralliement à l’idéologie sioniste de la majorité des Juifs européens
au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale s’explique avant tout par une vision
du monde transformée par l’expérience traumatisante du judéocide. Et ces
traumatismes transmettent une partie de leurs effets aux générations suivantes :
tout Juif dont les parents ou les grands-parents ont vécu la guerre sous le joug
nazi est, d’une manière ou d’une autre, psychologiquement « marqué » par cet
atavisme. Ce qui explique, au moins en partie, pourquoi la vision sioniste du
monde est encore dominante aujourd’hui dans la diaspora européenne ou d’origine
européenne. Le « complexe de Massada » (19) ou de la « citadelle assiégée
» est caractéristique de cette vision du monde : les Juifs ne pourraient compter
que sur eux-mêmes pour se défendre contre des populations non juives
généralement hostiles. C’est ainsi que l’Etat moderne d’Israël est considéré par
de nombreux Juifs de la diaspora comme « le dernier refuge », le lieu où l’on
pourrait se réfugier « au cas où … ». D’où l’importance vitale, à leurs yeux, de
le préserver en tant qu’Etat juif, ce qui implique que les Juifs y restent, à
tout prix, majoritaires.
Ceci permet de comprendre pourquoi la majorité des Israéliens et un grand
nombre de Juifs de la diaspora, pourtant partisans inconditionnels du « droit au
retour » en Israël pour les Juifs du monde entier, s’opposent avec force à la
revendication palestinienne du droit au retour des exilés palestiniens victimes
des guerres successives ayant opposé Juifs et Arabes en Palestine-Israël depuis
1947. Le fait que les représentants palestiniens se déclarent depuis longtemps
prêts à négocier la mise en œuvre de ce principe (20) n’y change
rien.
En réalité, depuis sa création, Israël est le pays où les Juifs sont le
moins en sécurité. Ce constat ne semble pas ébranler la conviction qu’il
constitue un refuge pour les Juifs. C’est même le contraire qui se produit :
plus la politique de l’Etat juif se heurte à la résistance des Palestiniens et à
la réprobation de l’opinion publique internationale, plus la majorité de
l’opinion publique juive israélienne et diasporique, confortée dans le sentiment
que les Juifs sont encore et toujours les victimes de l’hostilité des non juifs,
se raidit dans une attitude intransigeante. Ce qui favorise le développement,
chez les Palestiniens, de sentiments de colère, d’humiliation, voire de haine et
de désespoir, ce désespoir qui amène de plus en plus de jeunes
Palestiniens, ne trouvant plus de sens à leur vie, à chercher à en donner un à
leur mort, en perpétrant des attentats-suicides au cœur du territoire israélien.
Nous sommes là dans un tragique cercle vicieux.
Mais aujourd’hui les descendants des victimes du judéocide nazi sont
devenus minoritaires parmi les Juifs israéliens. Il reste donc à expliquer
pourquoi le raidissement décrit ci-avant concerne l’écrasante majorité de la
population juive d’Israël.
Dans son livre Le Septième Million, l’historien israélien Tom Segev
nous donne la clé de cette énigme. Il y montre comment les dirigeants israéliens
ont utilisé la mémoire du judéocide nazi pour façonner une identité collective
israélienne (21) . Dès leur plus jeune âge, les enfants israéliens, quelle que
soit l’histoire de leurs ancêtres, sont élevés dans le souvenir et le culte du
passé tragique des communautés juives européennes. C’est donc l’ensemble de la
population juive israélienne qui porte le poids du passé, qui se voit
transmettre le traumatisme et ses effets secondaires, à commencer par le «
complexe de Massada ».
Séparation unilatérale
A la lumière de ce qui précède, on comprend mieux pourquoi le gouvernement
israélien d’« union nationale », considérant que Juifs et Arabes ne parviendront
jamais à s’entendre, a entamé, depuis le mois de juin dernier la construction
d’une « barrière infranchissable » dans le but de séparer les zones de
peuplement juif de celles habitées par les populations arabes. Dès le mois
d’août 2001, dans un article intitulé Un remède miracle (22) , Uri Avnery,
figure emblématique du « Bloc de la paix » israélien, qualifiait ce projet de «
nouveau pas dans la marche de la folie ». Il y démontrait qu’il ne pourrait
déboucher que sur une guerre sans fin dans la mesure où l’emplacement de cette «
barrière » n’aurait pas fait l’objet d’un accord et que, de toute façon,
l’imbrication des populations juives et arabes est tel qu’il faudrait soit
construire des «barrières» un peu partout, le territoire de la Palestine
historique étant dès lors transformé en une multitude de ghettos invivables tant
du point de vue économique que du point de vue humain, soit procéder à de
nouveaux déplacements forcés de populations de manière à obtenir deux entités «
homogènes ».
Diabolisation des Palestiniens
La paranoïa collective dont sont victimes la majorité des Israéliens les
aveugle : ils ne voient pas que les actes de violence auxquels se livrent les
Palestiniens s’expliquent essentiellement par les conditions de plus en plus
insupportables dans lesquelles ils vivent, par l’oppression et les humiliations
continuelles qu’ils subissent de la part de l’armée israélienne, par le
désespoir engendré par l’interminable durée de l’occupation et l’absence
d’espoir d’en sortir un jour. Pour eux la violence des Palestiniens s’explique
par leur antisémitisme (dont beaucoup de Juifs pensent qu’il a toujours existé)
qui serait entretenu et renforcé par une éducation à la haine dont ils seraient
les victimes depuis des générations. Cette haine antisémite les aurait
collectivement déshumanisés. C’est ainsi que beaucoup d’Israéliens croient
sincèrement que de nombreux parents palestiniens envoient délibérément leurs
enfants risquer leur vie en jetant des pierres sur les soldats israéliens ou les
encouragent à commettre des attentats-suicides.
L’écrasante
responsabilité du monde occidental
Il ne fait aucun doute qu’Israéliens et Palestiniens ne s’en sortiront pas
seuls. Face au « nain » palestinien, l’Etat d’Israël est un « géant » surarmé,
convaincu qu’il est entouré d’ennemis et que son seul salut réside dans un
rapport de force militaire à son avantage. A la paranoïa collective de la
majorité des Israéliens et des dirigeants qu’ils se sont choisis, répond la
folie meurtrière d’une frange, heureusement encore très minoritaire, d’une
population palestinienne de plus en plus désespérée.
Les Etats d’Europe occidentale et les Etats-Unis d’Amérique portent, à plus
d’un titre, une responsabilité écrasante dans cette interminable descente aux
enfers. Sans leur appui résolu, l’injustice qu’a constitué la création, en
Palestine, d’un Etat destiné à accueillir les Juifs du monde entier aux dépens
des populations non juives de ce territoire n’aurait pas été possible. Par leur
soutien économique et militaire quasi inconditionnel à l’Etat d’Israël malgré
son non-respect systématique des résolutions de l’Assemblée Générale et du
Conseil de Sécurité de l’O.N.U. ainsi que des conventions internationales
régissant le droit des populations vivant sous occupation étrangère, ils ont
permis qu’une situation d’oppression et de déni du droit international et des
Droits de l’Homme se perpétue et s’aggrave durant plus d’un demi-siècle.
Aujourd’hui encore, alors que des victimes tombent quasi tous les jours, ils
refusent de répondre positivement à la demande sans cesse répétée de
l’Autorité palestinienne qu’une force d’interposition internationale sous mandat
de l’O.N.U. vienne mettre fin au carnage, sous le prétexte que cela ne serait
pas réalisable sans un accord des deux parties. Le Conseil de l’Union européenne
refuse de suspendre les accords d’association avec Israël (accords qui font de
cet Etat un partenaire économique privilégié) malgré l’appel en ce sens voté par
le Parlement européen en avril 2002 dans le but d’exercer une pression efficace
pour obliger le gouvernement israélien à respecter les récentes résolutions des
Nations Unies. Jamais l’Etat d’Israël n’a été dirigé par un gouvernement aussi
intransigeant et belliqueux que le gouvernement Sharon. C’est pourtant à ce
gouvernement que le Président des Etats-Unis apporte un soutien sans faille,
mettant non seulement hors jeu l’autorité palestinienne et son président
démocratiquement élu mais « oubliant » également le plan de paix adopté le 28
mars 2002 à Beyrouth par la Ligue arabe, plan qui prévoit une normalisation
complète des relations arabo-israéliennes en échange du retrait total d’Israël
des territoires occupés illégalement depuis 1967, de l’établissement d’un Etat
palestinien indépendant sur l’ensemble de ces territoires et d’une solution
juste au problème des réfugiés palestiniens.
Par leur appui quasi
inconditionnel à la politique de l’Etat d’Israël ou par leur passivité, les
Etats occidentaux sont les principaux responsables de la perpétuation de
l’impasse tragique dans laquelle se sont engouffrés les dirigeants sionistes,
dans laquelle ils ont entraîné la société juive israélienne mais dont la victime
principale est le peuple palestinien.
Le rêve sioniste s’est concrétisé en un interminable cauchemar. La majorité
des Juifs israéliens, pétris de cette idéologie qui les a conduits à soutenir
une politique d’apartheid de la pire espèce, sont en train de « perdre leur âme
» dans un conflit sans fin et de plus en plus meurtrier avec leurs voisins
palestiniens. La « désionisation » des esprits, absolument nécessaire pour
qu’une véritable réconciliation (23) entre Juifs israéliens et
Palestiniens puisse advenir, prendra du temps. Il n’est ni moralement, ni
politiquement défendable de subordonner une solution au conflit à l’évolution de
cet état d’esprit. La communauté internationale doit intervenir d’urgence,
d’abord pour qu’il soit mis fin à la mortelle étreinte dans laquelle sont
enlacés les peuples israélien et palestinien, puis pour imposer une paix durable
basée sur le respect du Droit international et des Droits de
l'Homme.
L’ingérence est un devoir citoyen
Ces dernières
années, l’Union européenne a fourni une aide économique importante à l’autorité
palestinienne. Mais celle-ci a été réduite à néant par la politique de
destruction systématique des infrastructures (aéroport, port, hôpitaux, routes,
distribution d’énergie, alimentation en eau, etc.) menée par le gouvernement
israélien. L’argent des contribuables européens alimente ainsi un tonneau sans
fond. Le 16 juin 2002, à Bruxelles, lors d’un grand rassemblement de solidarité
avec le peuple palestinien, Michel Warschawski, autre figure marquante du « Bloc
de la Paix » israélien, appelait les Européens à se mobiliser pour pousser leurs
représentants politiques à prendre enfin des mesures efficaces (24)
capables d’obliger son gouvernement à respecter les décisions de la Communauté
internationale ; ceci, disait-il, pour le bien des Palestiniens ET des
Israéliens.
Dans les Etats démocratiques, les citoyens ont non seulement le pouvoir de
choisir leurs représentants mais aussi de se mobiliser pour les pousser à agir.
Nos représentants politiques, que ce soit au niveau gouvernemental, européen ou
des Nations Unies, se rendent actuellement coupables de non-assistance à deux
peuples en danger (25) . J’exhorte les démocrates qui lisent ces lignes à cesser
de considérer le conflit israélo-palestinien comme un cas à part. Les Droits de
l’Homme concernent l’humanité entière. Au Proche-Orient comme ailleurs, un être
humain vaut un être humain, un peuple vaut un peuple. Pour que cessent les
ignobles attentats-suicides dont les victimes potentielles sont toutes les
personnes se trouvant sur le territoire israélien, il faut que l’espoir renaisse
parmi la jeunesse palestinienne de la Cisjordanie et de Gaza. Ces attentats ne
sont que les sanglantes pointes d’inhumanité d’un immense iceberg fait
d’humiliation et de détresse humaine accumulées depuis plus d’un demi-siècle par
le peuple palestinien et dont les principaux responsables sont les dirigeants
israéliens et ceux qui continuent à soutenir leur politique criminelle et
suicidaire.
Agissons sans relâche afin qu’entre Méditerranée et Jourdain, le règne de
la loi du plus fort cède enfin la place à celui de l’égalité des droits entre
les personnes et entre les peuples. [Michel Staszewski - juillet 2002]
- Notes :
(1) Début
juin 1967, lors de la « Guerre des six jours », entraîné par les
dirigeants du mouvement de jeunesse juif auquel j’appartenais, je manifestais à
Bruxelles en solidarité avec l’Etat d’Israël. J’avais 14 ans. Le début de ma
prise de conscience de l’injustice faite aux Palestiniens date de mon premier
voyage en Israël-Palestine qui eut lieu un mois plus tard.
(2) A ceux qui
souhaiteraient approfondir leur compréhension du conflit au-delà de ce que peut
offrir un article de quelques pages, je recommande vivement la lecture du très
didactique et synthétique livre d’Alain GRESH, Israël, Palestine. Vérités sur un
conflit (Fayard, Paris, 2001), ce livre né, comme le dit son auteur, « d’une
indignation, mais aussi d’une volonté de comprendre, de faire comprendre
».
(3) En 1894, le capitaine Alfred Dreyfus, issue d’une famille juive
alsacienne, fut injustement condamné à la déportation pour haute trahison. Il
apparut rapidement qu’il était innocent mais à cause de l’antisémitisme virulent
régnant dans l’opinion publique française à cette époque, il ne sera réhabilité
qu’en 1906.
(4) Théodor Herzl (1860-1904) écrivit, en 1896, « L’Etat des
Juifs », livre fondateur du projet politique sioniste moderne. Le premier
congrès sioniste fut réuni à Bâle en 1897.
(5) Depuis un siècle, le Keren
Kayemeth Leisraël (Fonds Unifié pour Israël), est chargé de récolter des fonds
auprès des Juifs du monde entier pour l’achat de terres en Palestine, terres ne
pouvant plus dès lors être occupées et exploitées que par des Juifs. Depuis
1967, le K.K.L. a étendu ses activités aux territoires occupés suite à la Guerre
des Six Jours (cf. GOLDMAN, H., Le KKL « trace les frontières d’Israël »,
in Points Critiques. Le Mensuel, n° 221,Bruxelles, décembre 2001, pp. 19 et
20).
(6) En 1922, le Royaume-Uni obtint de la Société des nations un mandat
de protectorat sur la Palestine, ancienne province ottomane. En fait
l’occupation britannique dura de 1917 à 1948.
(7) Avant la Deuxième Guerre
mondiale, conscients de ce fait, certains penseurs et dirigeants sionistes et
palestiniens avaient prôné, mais en vain, l’édification en Palestine, d’un Etat
unique, binational (cf. Alain GRESH et Dominique VIDAL, Palestine 47. Un partage
avorté, , La Mémoire du Siècle, Ed. Complexe, Bruxelles, 1987, pp. 78 à
84).
(8) Concernant les événements de 1947 à 1949, on lira utilement le
livre, déjà cité, d’Alain GRESH et Dominique VIDAL, Palestine 1947. Un partage
avorté ainsi que Le péché originel d’Israël. L’expulsion des Palestiniens
revisitée par les « nouveaux historiens » israéliens, de Dominique VIDAL (Les
Editions de l’Atelier/Les Editions ouvrières, Paris, 1998).
(9) Ainsi que du
plateau syrien du Golan et du désert égyptien du Sinaï.
(10) Cf. WAJNBLUM,
H., Des villages bien réels mais officiellement inexistants… Les villages arabes
israéliens « non reconnus », in Points Critiques n° 61, Bruxelles, mai 1998, pp.
19-27.
(11) Chiffres de l’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations
Unies pour les réfugiés de Palestine). Selon des sources palestiniennes, ils
seraient nettement plus nombreux mais une grande partie d’entre eux ne seraient
pas recensés comme tels par cet office des Nations Unies.
(12) L’UNRWA
estime que sur les 3.700.000 réfugiés recensés, environ 1.200.000 habitent
encore aujourd’hui dans des camps, ce chiffre comprenant les habitants des camps
de Cisjordanie et de la bande de Gaza.
(13) Les Palestiniens de Cisjordanie,
de Jérusalem-est et de Gaza sont aujourd’hui 2.700.000 dont 1.400.000 réfugiés.
Parmi ces derniers, 600.000 vivent encore actuellement dans des camps.
(14)
Ce nombre comprend les habitants juifs de Jérusalem-est, territoire conquis par
l’armée israélienne en 1967.
(15) Lire à ce propos l’excellent article de la
journaliste israélienne Amira Hass, La Palestine sous la botte (in Revue
d’Etudes palestiniennes, n°83, printemps 2002, pp. 3 à 19) qui décrit
l’évolution de la politique de « bouclage » des territoires palestiniens et ses
conséquences de plus en plus dramatiques pour leurs habitants, de ses débuts en
1991 à aujourd’hui.
(16) L’Agence France-Presse (AFP) a cependant établi, à
partir de statistiques officielles, un décompte des tués du début de l’Intifada
d’Al-Alqsa en septembre 2000 à la fin du mois de juillet 2002 : 1761
Palestiniens et 581 Israéliens (cité in Le Monde, 30/7/2002, p. 4).
(17)
D’après une série d’organisations humanitaires opérant dans les territoires
occupés, 80 % des habitants de la bande de Gaza vivraient aujourd’hui sous le
seuil de pauvreté.
(18) Selon la Banque mondiale, 90 % des ressources en eau
de la Cisjordanie sont utilisées au profit d’Israël.
(19) En 70 après J.C.,
après la chute de Jérusalem, un important groupe de révoltés juifs se
réfugièrent dans la forteresse de Massada bâtie sur un éperon rocheux dominant
la rive ouest de la Mer morte. Après avoir défié les armées romaines durant plus
de deux années, sur le point d’être vaincus, les derniers combattants juifs et
leurs familles se suicidèrent plutôt que de se rendre.
(20) « Les
Palestiniens sont prêts à envisager ce droit au retour de manière flexible et
créative dans sa réalisation matérielle. Dans nombre de discussions avec Israël,
les problèmes posés par la mise en œuvre du droit au retour, tant en ce qui
concerne les réfugiés qu’en ce qui concerne les conséquences pour l’Etat hébreu,
ont été identifiés et des solutions détaillées ont été avancées. » ( extrait du
Mémorandum de l’équipe palestinienne de négociation à Bill Clinton, 1er janvier
2001, cité in Les Cahiers de l’U.P.J.B., n°2, Bruxelles, Mars 2001, p.
59)
(21) « Le Septième Million traite de la manière dont les amères
vicissitudes du passé continuent à modeler la vie d’une nation. Si le Génocide a
imposé une identité collective posthume à six millions de victimes, il a aussi
façonné l’identité collective de ce nouveau pays, non seulement pour les
survivants arrivés après la guerre, mais pour l’ensemble des Israéliens,
aujourd’hui comme hier. » (Tom SEGEV, Le Septième Million, Editions Liana
Levi, Paris, 1993, p. 19).
(22) Cet article, paru en hébreu et en
anglais sur le site Internet de Gush Shalom (le « Bloc de la Paix » ) le 25 août
2001, peut être lu, dans sa traduction française, sur le site www.solidarite-palestine.org
(23) La réconciliation passe par la
reconnaissance intégrale de l’égalité fondamentale de l’autre, de son entière
humanité.
(24) Telles que la suspension des accords d’association
euro-israéliens.
(25) En vertu de l’article 1, des Conventions de Genève de
1949 , ratifiées par tous les Etats du monde sauf trois (Erythrée, Iles Marshall
et Nauru), toute Haute Partie contractante est tenue de prendre des mesures à
l’égard de toute autre Haute Partie contractante qui ne respecterait pas le
droit international humanitaire afin de l’obliger à le faire (cf. Umesh
PALWANKAR, Mesures auxquelles peuvent recourir les Etats pour remplir leur
obligation de faire respecter le droit international humanitaire, in Revue
internationale de la Croix-Rouge, n° 805, février 1994, pp. 11-27). L’auteur
rédigea cet article à l’époque où des crimes de guerre et des crimes contre
l’humanité étaient perpétrés en Bosnie et où un génocide se préparait au Rwanda.
Aujourd’hui il est utile de rappeler cette obligation non seulement pour ce qui
concerne la Palestine-Israël mais aussi pour beaucoup d’autres régions du monde
(Sud-Soudan, Tchétchénie, etc.) où le droit international humanitaire est
systématiquement bafoué.
5. En Palestine, un si long voyage pour un mariage si
près... par Mouna Naïm
in Le Monde du dimanche 27 octobre
2002
WAËL YOUSSEF ABOU DEQQA n'en croyait pas ses yeux. Au terme d'un
périple de cinq jours qui l'a conduit dans deux pays arabes limitrophes de la
Palestine, Mouna, sa jeune promise, est arrivée à bon port pour que soit enfin
célébré leur mariage. Mouna ne venait pas d'un coin reculé de quelque continent
éloigné, mais de la ville d'Hébron, en Cisjordanie, et se rendait à Deir
Al-Balah, dans le centre de la bande de Gaza, où l'attendait
Waël.
En temps "normal", une centaine de
kilomètres sépare les deux villes, au lieu des 1 000 kilomètres parcourus par
Mouna. Les bouclages et autres sièges israéliens des territoires palestiniens
sont la cause d'une telle équipée. L'histoire de Waël (27 ans) et de Mouna (24
ans) a été rapportée vendredi 25 octobre par le quotidien saoudien Al-Hayat
publié à Londres.
Les deux tourtereaux s'étaient rencontrés à Gaza à l'hiver
2002, à l'occasion d'une visite de Mouna à des proches. C'était du temps où les
Palestiniens pouvaient se déplacer entre la Cisjordanie et la bande de Gaza,
pour peu qu'ils soient porteurs de laisser-passer délivrés par les autorités
israéliennes, via un "passage sécurisé" inauguré en octobre 1999. Les deux
jeunes gens convinrent de se marier fin 2000, mais c'était sans compter avec le
déclenchement de l'Intifada le 29 septembre de cette année-là ni avec les
bouclages, fermetures et autres découpages et blocus imposés par l'armée
israélienne. Depuis, Waël et Mouna n'avaient pu se revoir et ne communiquaient
que par téléphone.
Après avoir frappé en vain aux portes de maints
responsables de l'Autorité palestinienne pour obtenir, par leur intermédiaire,
un droit de passage dans un sens ou dans l'autre afin de célébrer leurs noces,
les fiancés n'avaient plus le choix. Le passage des Palestiniens de Cisjordanie
vers la Jordanie étant autorisé, il ne restait plus à Mouna qu'à se rendre dans
le royaume et, de là, en Egypte, avant de franchir le poste-frontière de Rafah
pour rejoindre Gaza et revoir son fiancé.
Le père du jeune homme se rendit
via Le Caire à Amman, où, après une attente de deux semaines, Mouna a pu le
rejoindre en compagnie de ses parents et de l'une de ses sœurs. Ils firent
ensuite le voyage en sens inverse, et la jeune fiancée est arrivée à Deir
Al-Balah trois jours avant la noce. Le périple aura coûté 2 500 dollars. Le
mariage a été célébré le 19 octobre.
6. Micmac de chèques vers Israël - Des banquiers mis en
examen pour blanchiment à destination d'oeuvres juives par Renaud
Lecadre
in Libération du mercredi 23 octobre 2002
Cent dix personnes mises en examen dans un même dossier. La juge Isabelle
Prévost-Desprez a l'habitude. A la suite de l'affaire du Sentier, ses enquêteurs
ont épluché tous les chèques supérieurs à 10 000 francs (1 500 euros), ayant
effectué un aller-retour en Israël, pays qui autorise encore l'endossement : le
destinataire du chèque est alors modifié par simple annotation manuscrite. Le
nouveau bénéficiaire l'encaissera en France comme si de rien n'était, l'ayant
droit initial récupérant l'équivalent en liquide. La juge y voit la preuve d'un
système de blanchiment bien rodé, justifiant la mise en examen de grandes
banques (Société générale, Bred, American Express, Barclays, Marseillaise de
crédit, etc.) pour leur contribution logistique.
Dévoiement. Parmi les nombreux utilisateurs mis en cause, le tout-venant
des commerçants et gérants de sociétés, amateurs de paiements en espèces. Cela
ne constitue pas en soi une affaire «en bande organisée». Le lien, c'est la
capacité de collecte au sein de la communauté juive, mais aussi son dévoiement :
«On est en train de foutre en l'air ce qui nous a permis de survivre 2 000 ans
en exil», se désole une militante. «Les méthodes ne sont pas toujours
honorables», souligne le président d'une institution caritative : «Les
collecteurs de fonds invoquent bien sûr le "devoir sacré", mais sont payés à la
commission.» Aux récalcitrants, on propose parfois une rétrocommission
occulte.
Les premières interrogations remontent à une dizaine d'années, autour du
rabbin Elie Rotnemer, fondateur du Refuge : une nébuleuse d'associations
comprenant des écoles religieuses, des appartements, des maisons de retraite, en
partie financés par le 1 % logement, une cotisation que l'employeur est libre de
verser à l'organisme de son choix. Très vite, le Refuge s'est retrouvé à la tête
d'un mini-empire immobilier (3 000 appartements). Mais le rabbin Rotnemer a vu
trop grand : son groupe, basé sur les cotisations d'entreprises fragiles du
Sentier, explose en 1993 avec 400 millions de francs de passif (près de 61
millions d'euros). Il meurt quelques jours après avoir été entendu par la
police. Rien ne lui était reproché sur le plan de l'enrichissement personnel,
mais le ministère du Logement avait froncé les sourcils devant sa politique de
fuite en avant. Ses fils, David et Raphaël, ont repris le flambeau, à base de
taxe d'apprentissage. Destinée à financer la formation des actuels ou futurs
salariés, cette taxe peut aussi être versée à l'établissement scolaire de son
choix. Leur Fondation Rotnemer, dédiée aux activités culturelles et cultuelles,
n'a pas le droit de la percevoir. Alors, elle joue les intermédiaires. «Les
écoles font appel à des organismes qui ont l'entregent suffisant pour drainer
des fonds auprès des entreprises, admet Me Buchinger, l'avocat de Raphaël. Il
existe, effectivement, des réseaux. Comme celui de la communauté juive.»
Les frères Rotnemer ont été mis en examen en octobre 2001, en compagnie de
dirigeants de l'Essec. Cette école de commerce a longtemps été dans l'orbite de
la Catho de Paris. Aussi, quand la Fondation Rotnemer lui propose une masse
importante de taxe d'apprentissage (20 millions de francs sur dix ans, plus de 3
millions d'euros), l'Essec voit là l'occasion de rectifier son image, même si
elle tique sur la commission de l'apporteur : à 30 %, on n'est pas loin du
détournement de fonds publics, de l'utilisation illégale de la taxe
d'apprentissage à des fins religieuses. «On a essayé de résister, mais c'était
ça ou rien», indique l'avocat de l'école, Me Dartevelle. Me Buchinger invoque un
flou juridique : «Tout le monde se débrouille comme il peut. Jusqu'à une
nouvelle législation, la porte est ouverte.»
Autre coin enfoncé, le financement de Radio J. A la mi-2000, deux
rabatteurs de sa régie publicitaire ont été incarcérés. Ils avaient fait leurs
classes chez le rabbin Rotnemer. Serge Hajdenberg, président de la station,
insiste sur le fait que Radio J n'est pas directement poursuivie.
Périple. Dans la foulée, la juge d'instruction a mis en examen le rabbin
Haïm Shalom Israël. Fondateur des écoles Massoret, sa moralité personnelle n'est
pas en cause, à un témoignage près. Mais le rabbin Israël symbolise ces petits
arrangements entre lois française (où l'endossement est interdit) et israélienne
: 2,9 millions de francs (442 000 euros) de chèques libellés au nom de son
association française ont achevé leur périple en Terre sainte. D'autres ont
profité de l'astuce pour des motifs plus prosaïques. Un dignitaire indigné les
rappelle à ce dicton : «Dina malkhouta dina» (La loi du pays est la loi). La loi
du pays d'accueil, afin d'y être accepté sans pour autant renoncer au retour à
Jérusalem. .
L'avocat d'un responsable associatif tente de faire la part des choses.
«Comme d'autres, mon client a été poussé au crime : des cabinets lui ont proposé
des combines en or, tout un circuit qui ne servait qu'à assurer des retours en
espèces. Et, en plus, on lui dit que cela permet de financer des écoles
talmudiques !» Mais, pris dans un dossier tentaculaire devenu «monstre
juridique», son client pourra difficilement faire entendre sa petite voix.
7. "La population est
désespérée" une tribune de Médecins sans frontières sur la
Palestine
in Politis du jeudi 24 octobre 2002
Responsable de programmes à Médecins
sans frontières, Pierre Salignon relate les conditions de travail de
l'association en Palestine et dénonce les violences exercées contre les civils
par l'armée israélienne.
Septembre 2002. Deux ans après le déclenchement de
la deuxième Intifada, les opérations militaires menées par l'armée israélienne
dans les territoires occupés s'accompagnent d'un surcroît de violences contre
les familles palestiniennes. Le gouvernement israélien parle de « guerre contre
le terrorisme » et affirme vouloir utiliser tous les moyens pour « éliminer les
terroristes ». Quitte à bafouer les minces obligations du droit humanitaire
international qui imposent aux forces d'occupation de limiter les effets de la
guerre sur les civils et de ne pas entraver leur approvisionnement et les
secours.
Sur le terrain, la spirale de la violence est sans fin. Depuis deux ans, ce
sont près de 1900 Palestiniens et 700 Israéliens, en majorité des civils, qui
ont trouvé la mort au cours du conflit. Ce bilan fait froid dans le dos et
s'alourdit encore chaque jour. Des crimes de guerre sont commis de part et
d'autre.
En Israël, le climat d'angoisse et de peur dans lequel vit la population
israélienne ne peut échapper à quiconque se déplace à Tel-Aviv, Jérusalem ou
Haïfa... La peur des attentats suicides est palpable. Chaque Israélien se
demande s'il ne figurera pas parmi les victimes de la prochaine bombe humaine
qui explosera dans un bus ou un lieu public, comme cela a été le cas de si
nombreuses fois ces derniers mois.
Dans les territoires occupés, les familles palestiniennes vivent, elles,
dans la terreur des opérations militaires de l'armée israélienne et des colons.
Comme le constatent chaque jour les équipes de Médecins sans frontières
présentes sur le terrain, les violences contre les civils sont indifférenciées.
À chaque opération de représailles contre un militant palestinien ou un
chef militaire des branches les plus radicales du Hamas, des enfants, des
passants, des civils sont assassinés. À Gaza ou en Cisjordanie, d'autres
Palestiniens tombent sous les balles de soldats israéliens sur le pas de leur
porte, alors qu'ils cherchent à faire leurs courses, rentrer chez eux, aller à
l'école ou se rendre à l'hôpital.
Le régime d'occupation militaire imposé par l'armée israélienne est vécu
comme une humiliation supplémentaire par les Palestiniens. Il s'accompagne d'un
couvre-feu permanent dans de nombreuses localités. L'enclavement dans lequel vit
la population est quasi total et les difficultés d'approvisionnement sont
devenues insurmontables. De nombreuses familles vivent dans des conditions de
pauvreté extrêmes, tandis que d'autres, désespérées, cherchent, quand elles le
peuvent, à s'exiler en Jordanie par tous les moyens.
L'impératif sécuritaire du gouvernement d'Ariel Sharon justifie,
semble-t-il, à lui seul ces crimes qui sont tout autant condamnables que les
attentats suicides en Israël. Moins médiatiques, ils font pourtant trois fois
plus de victimes. Peu importent les dizaines de résolutions adoptées par le
Conseil de sécurité des Nations unies appelant Israël à cesser l'occupation des
territoires palestiniens et à démanteler les colonies. L'armée israélienne
s'applique à punir collectivement la population palestinienne.
Les secouristes travaillant dans les territoires palestiniens subissent
aussi, dans une moindre mesure cependant, les violences des forces d'occupation
israéliennes. Depuis le début de l'actuelle Intifada, des directeurs d'hôpitaux
et des membres du personnel de santé palestinien ont été tués ou blessés en
faisant leur travail. À Jenine, Hébron ou Gaza, les équipes médicales de
Médecins sans frontières (1) ont été à plusieurs reprises victimes de tirs
d'intimidation en cherchant à avoir accès à des patients terrorisés vivant dans
des maisons occupées. Plus récemment, le représentant spécial des Nations unies
en visite dans le sud de la bande de Gaza a essuyé des tirs dans un quartier
tout juste rasé par les bulldozers de Tsahal. Une plainte a été déposée auprès
des autorités israéliennes par les Nations unies. Mais, pour les responsables
militaires israéliens, il ne s'est rien passé ce jour-là (2). À chaque incident
de ce type contre nos équipes médicales, la réponse est identique. Dans le
meilleur des cas, on nous promet en vain de diligenter une enquête interne à
l'armée. En attendant, les organisations de secours sont devenues des cibles
potentielles au même titre que la population civile et les principes
élémentaires du droit humanitaire sont impunément bafoués.
Tandis que l'armée israélienne s'applique à détruire méthodiquement ce qui
reste de l'autorité palestinienne, les organisations humanitaires poursuivent,
comme elles le peuvent, les opérations d'assistance en faveur de la population
palestinienne. Désespérée et contrainte de vivre désormais dans des «
bantoustans » qui ne disent pas leur nom, cette dernière ne se fait d'ailleurs
plus aucune illusion. « Nous n'attendons plus rien de la Communauté
internationale », nous dit-on souvent.
Et le pire est peut-être à venir. Car les guerres menées contre le
terrorisme à travers le monde (3) justifient désormais, pour certains dirigeants
de la planète, l'accroissement des violences contre les populations civiles (4).
À l'aube d'une future attaque américaine contre l'Irak, les territoires
palestiniens semblent devenus un simple terrain vague où le gouvernement
israélien peut faire ce qu'il veut en toute impunité. La complaisance des
États-Unis, de l'Union européenne et des autres États influents de la région
risque de provoquer demain plus de souffrances et d'injustice. Il faut le
dénoncer en espérant pouvoir le prévenir.
- Notes :
(1) Des équipes de MSF (16
expatriés et près de 50 professionnels locaux) sont aujourd'hui présentes à
Jérusalem, Jénine, Hébron et Gaza. Composées essentiellement de médecins et de
psychologues, elles assistent les familles palestiniennes dans les zones les
plus exposées en leur offrant un soutien médical, psychologique et social.
(2) Voir le Monde du 20 septembre 2002.
(3) La liste commence à être longue :
Afghanistan, Tchétchénie, Algérie, Philippines, Colombie, etc.
(4) Lire les Chroniques palestiniennes
sur le site internet de MSF : www.paris.msf.org.
Une exposition des photographies de Philippe Conti est organisée au Press Club
de France, 8, rue Goujon, Paris VIIIe (jusqu'à fin octobre).
[Pierre Salignon est auteur, avec Marc Le Pape, d'Une guerre contre
les civils, réflexions sur les pratiques humanitaires au Congo-Brazzaville
(1998-2000), aux éditions Karthala,
2001.]
8. Palestine : "Il s’agit d’un
des derniers territoires colonisés" par André Raymond propos recueillis
par Dina Heshmat
in Al-Ahram Hebdo (hebdomadaire égyptien) du mercredi 29
septembre 2002
[André Raymond, historien
spécialiste du monde arabe, en particulier de sa période ottomane, apporte un
point de vue particulier sur la Palestine et sur la perception du conflit par
les Français.]
— Al-Ahram Hebdo : Vous êtes un
spécialiste du monde arabe, de son histoire, en particulier de sa période
ottomane. De quelle manière votre intérêt dans ce domaine influence-t-il votre
perception du conflit israélo-palestinien ?
— André Raymond :
Bien sûr, quelqu'un qui s'occupe du monde arabe ne peut pas ne pas être
influencé, donc avoir une position sur la Palestine. C'est quand même le grand
problème auquel le monde arabe est confronté. Mais ce n'est pas seulement une
question de spécialistes, je suis un citoyen, un citoyen français, et par
conséquent le problème m'intéresse. Comme d'ailleurs il intéresse beaucoup les
Français, il y a eu un grand changement depuis deux, trois ans dans l'opinion
française en ce qui concerne la Palestine. Jusque-là, l'influence des milieux
sionistes était très grande. Les Français avaient tendance à voir le problème de
la Palestine à travers le problème de la Shoah, des massacres pendant la guerre,
ce qui évidemment les amenait à quelques difficultés à comprendre la Palestine.
Depuis trois ans, il y a eu un changement très important.
—
Pourquoi trois ans ?
— Oui, deux, trois ans. Ça correspond
évidemment au début de l'Intifada, et aussi à l'extrême brutalité avec laquelle
les Israéliens ont commencé à tenter de résoudre, ou supposer qu'ils allaient
résoudre le problème de la Palestine. Les médias et les journaux ont été très
choqués par la brutalité des Israéliens, et ça a donc amené une évolution dans
l'opinion publique. Dans les milieux politiques, il y a toujours eu une
tradition politique très longue, qui remonte à De Gaulle, et même avant — la
France n'a jamais été favorable à l'implantation de juifs en Palestine. Disons
que surtout la présidence De Gaulle a joué un certain rôle. Rappelez-vous sa
position en 1967, au moment de la guerre. Il y a une tradition à laquelle le
président Chirac a été assez fidèle, d'amitié et de compréhension à l'égard du
monde arabe, en particulier à l'égard de la Palestine. Mais sa politique
extérieure tient compte forcément de la politique européenne et il y a en Europe
des Etats qui sont extrêmement en retard pour comprendre l'affaire de Palestine.
Après tout, il s'agit d'une affaire coloniale, de la colonisation d'un
territoire et d'un peuple par un autre. A notre époque, ça paraît
particulièrement choquant. La période de la colonisation est quand même
terminée. Dans le fond, la Palestine est un des derniers territoires
colonisés.
— Vous voyez donc la situation en Palestine comme un
système d'apartheid ?
— Oui, je la vois comme un système
colonial. Les Palestiniens ont finalement, après des hésitations qui sont bien
compréhensibles, accepté de perdre presque 80 % de leur territoire national,
puisque le règlement de l'affaire de Palestine en 1948 a finalement abouti à
priver les Palestiniens de 80 % de leurs terres. Il y a peu de peuples qui aient
souffert pareil sacrifice. Ils ont accepté aussi de reconnaître Israël dans les
frontières de 1949, les gens sont un petit peu surpris qu'on leur demande
aujourd'hui des sacrifices supplémentaires. L'idée qui finit par s'imposer
aujourd'hui est que la cause des Palestiniens est une cause juste, qu'ils ont
souffert injustement, et que par conséquent, on doit reconnaître leurs
revendications.
— Pensez-vous qu'il y a une évolution
particulière dans l'opinion publique en France par rapport à cette question ces
derniers mois, en particulier dans les milieux universitaires
?
— Oui, je pense qu'en effet il y a une évolution très forte,
qui est due comme je l'ai dit à l'Intifada, mais aussi à la brutalité
israélienne, surtout depuis que Sharon est au pouvoir. Les gens ont le sentiment
que la politique officielle israélienne est vraiment catastrophique et donc
qu'il faut l'arrêter. En effet, dans les milieux intellectuels et
universitaires, il y a une prise de position plus grande. Ça se voit quand on
lit les journaux comme Le Monde, on voit bien une certaine évolution. Encore que
Le Monde a une certaine tendance à toujours donner une version qu'il pense
équilibrée des choses, alors qu'en l'occurrence, il n'y a pas d'équilibre. Il y
a un peuple qui a été victime d'un crime historique, et par conséquent, ce
peuple a raison. Il faudrait donner raison aux Palestiniens. Ce qui est vraiment
regrettable, c'est que la communauté internationale soit totalement paralysée
dans l'affaire de Palestine, qu'aucune des décisions de l'Onu n'ait jamais été
acceptée, que l'Amérique fasse un barrage permanent à toute décision qui
s'efforce de ramener Israël à une juste vision des choses. C'est vraiment
quelque chose de très grave.
Ce qui est déplorable dans cette affaire, c'est
qu'on sait très bien qu'Israël est tenu à bout de bras par les Etats-Unis, qui
dépensent environ 4 milliards de dollars pour Israël pour son armement, pour
maintenir son économie, c'est-à-dire à peu près autant que les Etats-Unis
donnent à l'ensemble du monde arabe, et on voit les Etats-Unis incapables
d'imposer raison à Israël. Nous aimerions bien, nous autres Français et
Européens, que l'Europe joue un rôle actif dans cette affaire. Les bases d'un
règlement sont connues. C'est un retour à la situation de 1949, qui encore une
fois est une situation extrêmement douloureuse pour les Arabes, puisqu'ils ont
perdu la plus grande partie du pays et qu'un million de réfugiés ont été lancés
sur les routes. Les Palestiniens acceptent cette situation. Il faut maintenant
plus ou moins imposer à Israël de l'accepter. C'est en tant que citoyen que
personnellement je réagis, autant, évidemment qu'en spécialiste et ami du monde
arabe.
— En France, il y a de plus en plus de mouvements qui sont
impliqués dans la solidarité avec le peuple palestinien ....
—
Il y a effectivement une forte réaction, en particulier chez les étudiants. Le
mouvement de solidarité avec la Palestine est plus fort qu'il n'a jamais été.
Mais il faut tenir compte des difficultés que présente l'Europe. Les Européens
sont naturellement très sensibles aux souffrances que les juifs ont subies
pendant la guerre. De ces souffrances, les Arabes ne sont pas responsables. La
preuve, dans les pays arabes, les communautés juives se sont maintenues jusqu'à
une époque très récente. Les malheurs du peuple juif ne sont pas des malheurs
dont on peut rendre coupables les Arabes. Quand on a créé le mandat pour
installer un foyer juif en Palestine, on s'engageait dans une pente extrêmement
redoutable. Il serait vraiment urgent que l'Europe prenne une position plus
neutre, que les Etats-Unis jouent un rôle plus actif.
— Est-ce
que vous êtes en contact avec des universitaires en Palestine
?
— J'ai eu l'occasion d'aller en Palestine, il y a quelques
ans, à l'époque où les choses paraissaient susceptibles de trouver une solution.
J'ai été à Birzeit, et je fais partie du Conseil d'administration d'une très
importante institution arabe à Jérusalem, c'est une bibliothèque privée, très
riche, installée près d'Al-Haram Al-Chérif. J'ai travaillé pour le développement
de cette bibliothèque. J'appartiens également à l'association des universitaires
en faveur d'un règlement des affaires de Palestine, qui s'efforce de maintenir
des liens entre les universitaires français et palestiniens, et aussi d'ailleurs
de leur donner l'aide dont ils ont besoin. La politique de Sharon en Palestine a
consisté pour l'essentiel à saccager toute institution qui était susceptible, un
jour, de faire de la Palestine un pays moderne et vivable.
—
Selon vous, quelle solution y a-t-il à long terme pour cette région
?
— Le problème du terrorisme dont on fait beaucoup de cas
actuellement est en effet un grave problème. Mais d'abord, tout le monde sait
bien que le terrorisme en Palestine a été créé par les Israéliens eux-mêmes. Les
Israéliens ont commencé une politique de terrorisme systématique avant 1948,
pour obliger les Anglais à quitter la Palestine. Il suffit de rappeler la
destruction de l'hôtel David à Jérusalem, où il y a eu une cinquantaine de
morts, pour apprécier l'inanité de ce que disent les Israéliens à ce sujet.
Quand on prive un peuple de tout moyen d'expression, quand on l'accule au
désespoir, ce peuple commet des actes de désespoir. Ce n'est qu'en discutant sur
des bases claires, celles d'ailleurs que les Saoudiens ont encore proposées
récemment, qu'on pourra progressivement revenir à une situation plus normale.
C'est absurde de dire il faut arrêter le terrorisme pour négocier, en réalité
c'est en négociant qu'on pourra, probablement, arrêter le terrorisme, ce qui est
souhaitable, bien sûr. C'est en ouvrant des perspectives politiques aux
Palestiniens qu'on pourra les amener à ne pas recourir aux moyens les plus
extrêmes.
Pour une personne de mon âge, nous avons une expérience, celle de
l'occupation allemande. Nous savons que la tragédie des temps peut nous amener à
des solutions douloureuses. Le problème n'est pas d'arrêter les actions
terroristes. Le problème est de négocier sur des bases très claires, pour que la
violence s'apaise. Il faut vraiment être extrêmement borné, comme parfois
certains dirigeants américains, pour croire qu'on pourra arrêter le terrorisme
si on n'engage pas précisément des négociations politiques. C'est le fond de la
politique française. C'est satisfaisant pour les Français de savoir que les
responsables sont conscients de cette situation. Bien sûr, plus on tarde, plus
ça sera difficile. Il aurait certainement été plus facile de négocier il y a
deux ans que maintenant.
En élisant Sharon, les Israéliens ont pris devant
l'Histoire une responsabilité très grave. Il faut aussi que les peuples sachent
prendre leurs problèmes en main. Quand la France menait une guerre coloniale en
Algérie, elle a eu la chance d'avoir un chef responsable, De Gaulle, qui,
progressivement a mis entre les mains des citoyens les clés pour la fin de cette
guerre coloniale. Il faut espérer qu'un jour, un dirigeant israélien aura le
courage de dire un certain nombre de choses et de renouer le dialogue avec les
Palestiniens.
9. Israël, l’Irak et les Etats-Unis par
Edward Said
in Al-Ahram Weekly (hebdomadaire égyptien) du jeudi 10
octobre 2002
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
["L’Amérique, comme en état d’hypnose,
marche à la guerre. Nous devons faire absolument tout ce qui dépend de nous afin
de ralentir et finalement arrêter le recours à la guerre, désormais véritable
théorie et non plus seulement pratique par trop routinière", écrit Edward
Said.]
De nombreuses régions du Liban furent pilonnées par les bombardiers
israéliens, le 4 juin 1982. Deux jours plus tard, l’armée israélienne
envahissait ce pays, après avoir violé sa frontière méridionale. Menahem Begin
était alors Premier ministre, Ariel Sharon étant son ministre de la Défense. La
raison immédiatement invoquée pour cette invasion était la tentative
d’assassinat de l’ambassadeur d’Israël à Londres mais, déjà à l’époque, comme
aujourd’hui, Begin et Sharon firent retomber le blâme de cet assassinat sur l’ «
organisation terroriste » qu’était à leurs yeux l’OLP, dont les forces au
Sud-Liban observaient scrupuleusement, en réalité, depuis au moins un an un
cessez-le-feu total, au moment où Israël prit la décision d’envahir son voisin
septentrional. Quelques jours plus tard, le 13 juin, pour être précis, Beyrouth
était en état de siège, en dépit du fait qu’au début de l’incursion israélienne,
les porte-parole du gouvernement eussent indiqué que leur objectif était
d’atteindre la rivière Awwali, qui coule à seulement trente cinq kilomètres au
nord de la frontière israélo-libanaise. Par la suite, il allait devenir évident
pour tout le monde que le but de Sharon était de liquider Yasser Arafat, en
bombardant tout, dans les parages où le dirigeant palestinien qui semblait le
narguer était susceptible de se trouver. Pour accompagner le siège de Beyrouth,
les Israéliens décidèrent de bloquer l’acheminement de toute aide humanitaire,
de couper l’eau et l’électricité et de bombarder sans relâche la capitale
libanaise, ce qui eut pour effet de détruire des centaines d’immeubles. Si bien
qu’à la fin août, à l’approche de la levée du siège de Beyrouth, ce sont
quelques 18 000 Palestiniens et Libanais qui avaient été tués dans ces
bombardements. Des civils, dans leur écrasante majorité.
Le Liban était
déchiré par une guerre civile atroce, depuis le printemps 1975 et bien qu’Israël
eût déjà une fois envoyé son armée au Liban avant 1982, cela n’empêchait
nullement les milices libanaises chrétiennes de droite de rechercher une
alliance avec l’intrus envahisseur. Disposant de leur place forte de Beyrouth
Ouest, ces milices coopérèrent intimement avec l’armée de Sharon tout au long du
siège, qui prit fin avec des bombardements apocalyptiques à l’aveugle, le 12
août, et fut, comme on sait, immédiatement suivi des massacres dans les camps de
réfugiés de Sabra et Chatila. L’allié principal d’Israël était Bashir Gemayyel,
le chef du Parti Phalangiste, qui fut élu président du Liban par le parlement,
le 23 août. Gemayel haïssait viscéralement les Palestiniens qui avaient commis
l’impardonnable bévue de prendre partie dans la guerre civile libanaise, aux
côtés du Mouvement National Libanais, une coalition faite de bric et de broc,
constituée de partis arabes de gauche et nationalistes, et qui incluait le Amal,
groupement annonciateur du mouvement chiite Hizbullah, qui allait jouer un rôle
majeur dans le refoulement de l’armée israélienne du Sud Liban, en mai 2000.
Confronté à la perspective d’une inféodation directe à Israël après que l’armée
de Sharon eût en réalité amené son élection à la pointe de la baïonnette,
Gemayyel semble avoir hésité un instant. Il fut assassiné le 14 septembre. Deux
jours plus tard, les massacres commençaient, dans les camps, à l’intérieur d’un
cordon de sécurité assuré par l’armée israélienne de manière à ce que les
extrémistes chrétiens de droite partisans de feu Bashir Gemayyel, assoiffés de
vengeance, puissent mener à bien tranquillement leur horrible boulot sans être
ni entravés, ni dérangés.
Sous la supervision onusienne – et aussi, est-il
besoin de le préciser, américaine – les troupes françaises avaient fait leur
entrée à Beyrouth, en août. Des forces des Etats-Unis et d’autres pays européens
allaient les rejoindre un peu plus tard, bien que les combattants de l’OLP
eussent commencé à évacuer le Liban dès le 21. Le 1er septembre, cette
évacuation était terminée et Arafat, accompagné d’une petite cohorte de
conseillers et de soldats, furent logés à Tunis. Pendant ce temps, la guerre
civile libanaise continuait, et elle se prolongea jusqu’en 1990, année où un
concordat fut mis sur pied à Taef (Arabie Saoudite), qui restaurait peu ou prou
l’ancien système d’ « équilibre » confessionnel, lequel est encore en vigueur
aujourd’hui. A la mi-1994, Arafat – toujours à la tête de l’OLP… - et certains
de ces mêmes conseillers et combattants, étaient en mesure de faire leur entrée
triomphale à Gaza, dans le cadre des soi-disant accords d’Oslo. Un peu plus tôt,
cette même année, Sharon aurait déclaré regretter de ne pas avoir pu tuer Arafat
à Beyrouth. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, remarquez bien, puisque des
dizaines d’abris et de QG où Arafat aurait pu se trouver avaient été réduits en
poussière, au prix d’un nombre énorme de pertes humaines. L’année 1982
convainquit les Arabes, à mon avis, du fait que non seulement Israël était
capable d’utiliser les armes les plus sophistiquées (avions, missiles, tanks et
hélicoptères) pour attaquer des civils à l’aveuglette, mais aussi que ni les
Etats-Unis ni les autres Arabes ne lèveraient le petit doigt afin de mettre un
terme à ces pratiques, dussent-elles aller jusqu’à prendre pour cible des
dirigeants et des capitales arabes. (Pour plus d’informations sur cet épisode,
voir l’ouvrage de Rashid Khalidi, Under Siege, New York, 1986 et Robert Fisk,
Pity the Nation, Londres, 1990 ; pour plus de détails sur le déroulement de la
guerre civile libanaise, voir Jonathan Randall, Going All the Way, New York,
1983).
Ainsi s’acheva la première tentative de l’époque contemporaine, à
échelle réelle, d’un Etat souverain du Moyen-Orient de changer militairement le
régime d’un autre Etat souverain. Je l’évoque car il peut servir d’arrière-fond
quelque peu brouillon, on le constate, à ce qui est en train de se mettre en
place aujourd’hui. Sharon, on ne le sait que trop bien, est aujourd’hui premier
ministre d’Israël… Ses forces armées et sa machine de propagande sont, une
nouvelle fois, en train d’assiéger et de déshumaniser Arafat et les
Palestiniens, en les présentant comme des « terroristes ». Il faut rappeler que
le mot « terrorisme » a commencé à être utilisé systématiquement par Israël,
pour décrire tout acte de résistance de la part des Palestiniens, dès le milieu
des années 1970. Depuis lors, cela a été en permanence de règle, notamment
durant la première Intifada, entre 1987 et 1993, où fut éliminé tout distinguo
entre la résistance et le terrorisme à l’état pur, en réussissant effectivement
à dépolitiser les raisons de la lutte armée. Durant les années 1950 et 1960,
Ariel Sharon fit ses preuves, si l’on peut dire, à la tête de la sinistre Unité
101, qui massacra force civils arabes et rasa leurs maisons avec l’approbation
de Ben Gourion. Il était chargé de la pacification de Gaza, en 1970-1. Rien de
ses hauts faits, pas même la campagne apocalyptique de 1982, ne permirent aux
Israéliens de se débarrasser du peuple palestinien, ni de changer la géographie
ou le régime par le recours à la force armée d’une manière suffisamment
significative pour garantir une victoire israélienne totale.
La principale
différence, entre 1982 et 2002, réside en ceci que les Palestiniens, de nos
jours victimes et assiégés, le sont sur les territoires palestiniens qui avaient
été occupés en 1967 et sur lesquels ils étaient demeurés en dépit des ravages de
l’occupation, de la destruction de l’économie et de l’ensemble de
l’infrastructure indispensable à une vie collective. La principale ressemblance,
bien entendu, réside dans la disproportion entre les moyens utilisés par Israël
à cette fin, à savoir les centaines de tanks et de bulldozers utilisés à
l’intérieur des villes et des villages, comme à Jénine, à l’intérieur même des
camps de réfugiés, comme à Jénine et à Deheisheh, afin de tuer, de vandaliser,
d’empêcher les secours d’urgence de faire leur œuvre salvatrice, de couper l’eau
et l’électricité, etc. Tout cela, avec le soutien et l’approbation des
Etats-Unis, dont le président est en réalité allé aussi loin qu’on pouvait
aller, en qualifiant Sharon d’ « homme de paix », au plus fort des carnages, en
mars et avril 2002. Très significatif de l’intention de Sharon d’aller beaucoup
plus loin que « l’éradication du terrorisme » est le fait que sa soldatesque a
détruit jusqu’au moindre ordinateur, emportant les fichiers et les disques durs
du Bureau Central Palestinien des Statistiques, des Ministères de l’Education,
des Finances, de la Santé, des centres culturels, vandalisant les bureaux et les
bibliothèques, le tout afin de ramener la vie sociale des Palestiniens à l’ère
pré-moderne.
Je ne veux pas réitérer une fois de plus mes critiques sur les
tactiques d’Arafat ou les échecs de son régime pitoyable durant les négociations
d’Oslo et la suite. Je l’ai fait, longuement, ici et dans d’autres colonnes. De
plus, alors que j’écris ces lignes, le pauvre homme est littéralement suspendu à
la vie par les dents ; son QG tombant en poussière de Ramallah est, de plus,
toujours soumis au siège, Sharon faisant absolument tout ce qui est possible et
imaginable afin de l’humilier, s’arrêtant juste à la limite pour ne pas le tuer.
Le sujet qui me préoccupe est cette idée de changement de régime qui semble
tellement allécher certaines personnes, certaines idéologies et certaines
institutions, incommensurablement plus puissants que les adversaires qu’ils
veulent évincer. Quelle sorte de pensée peut-elle donc ainsi rendre relativement
aisé d’imaginer qu’une grande puissance militaire détienne en quelque sorte le
droit de patente pour des changements sociaux et politiques à une échelle encore
jamais imaginée, et de procéder à ces changements sans se préoccuper le moins du
monde des énormes dégâts, sur une vaste étendue, que ces changements ne peuvent
que provoquer ? Et comment la perspective de n’encourir pratiquement aucun
risque d’avoir des pertes, d’un côté, stimule-t-elle toujours et encore plus de
fantasmes de frappes chirurgicales, de guerre propre, de champs de bataille
high-tech, de bouleversement total de la carte d’une région du monde,
d’instauration de la démocratie, etc, le tout donnant libre cours à des lubies
d’omnipotence, de remise des compteurs à zéro et de s’assurer le contrôle final
de ce qui importe pour « notre » camp ?
Au cours de la campagne américaine
actuelle pour le changement de régime en Irak, c’est le peuple irakien, dont
l’immense majorité a payé un prix exorbitant en termes de pauvreté, de
malnutrition et de maladie, à la suite d’une décennie de sanctions, qui a
complètement disparu à notre vue. Cela est parfaitement cohérent avec la
politique moyen-orientale des Etats-Unis, basée qu’elle est sur deux puissants
piliers de soutènement : la sécurité d’Israël et des approvisionnements
abondants en pétrole à bon marché. La mosaïque complexe des traditions, des
religions, des cultures, des ethnies et des histoires qui font le monde arabe –
tout particulièrement en Irak – en dépit de l’existence d’Etats nations soumis à
des dirigeants despotiques grotesques ; rien de tout cela n’existe, aux yeux des
planificateurs des stratégies américaine et israélienne. En dépit de son
histoire ancestrale – cinq millénaires – l’Irak est considéré de nos jours
soit comme une « menace » pour ses voisins, ce qui, dans sa situation d’extrême
faiblesse et d’encerclement est une absurdité grossière, soit encore comme une «
menace » pour la liberté et la sécurité des Etats-Unis, ce qui est encore plus
absurde. Je ne vais même pas prendre le soin de rappeler mes condamnations de
Saddam Hussein, qui est un personnage effrayant : je pose la constante qu’il
mérite, à l’évidence, de la quasi totalité des points de vue, d’être écarté du
pouvoir et puni. La plus grave de ces multiples raisons, c’est qu’il représente
un danger pour son propre peuple.
Reste que, depuis la première guerre du
Golfe (guerre Irak/Iran : 1979-1989, ndt), l’image de l’Irak - celle, véridique,
d’un vaste pays arabe, prospère et bien différent des autres - cette image a
disparu. L’image de l’Irak qui a été mise en circulation, tant dans les médias
que dans le discours politique, est celle d’un pays désert peuplé de gangs
brutaux menés d’une main de fer par Saddam. Ce déclassement de l’Irak a abouti,
de nos jours, par exemple, à ruiner presque totalement le secteur de l’édition
arabe, alors que l’Irak comptait le plus grand nombre de lecteurs du monde
arabe, qu’il était l’un des rares pays arabes à compter une classe moyenne, bien
formée et compétente, aussi nombreuse, qui avait du pétrole, de l’eau et des
terres très fertiles et qui avait depuis toujours été le centre culturel du
monde arabe (l’empire abbasside, avec ses immenses littérature, philosophie,
architecture, sciences et médecine, apporta une contribution irakienne
essentielle à la culture arabe, dont il représente l’une des bases
fondamentales), si bien que pour les autres Arabes, la plaie saignante de la
souffrance irakienne est , à l’instar de la déroute palestinienne, une source de
tristesse continuelle, aussi bien pour les Arabes que, par ailleurs, pour les
musulmans. Là-dessus : silence radio. Les vastes réserves pétrolières de l’Irak,
en revanche, sont souvent évoquées et l’on avance l’argument que si « nous »
nous emparions des réserves pétrolières de Saddam et que nous en conservions le
contrôle, nous serions moins dépendants du pétrole saoudien. Cela, aussi, est
rarement évoqué, alors que c’est un des éléments fondamentaux des nombreux
débats qui agitent le Congrès américain et les médias. Mais il est primordial de
rappeler que l’Irak dispose des plus importantes réserves pétrolières au monde,
après l’Arabie Saoudite, et que les, en gros, 1,1 million de milliards de
dollars de pétrole dont l’Irak dispose – et dont la plus grande partie a d’ores
et déjà été promise à la Russie, à la France et à quelques autres pays par
Saddam – représentent l’objectif fondamental de la stratégie américaine : c’est
un argument de poids que le Congrès National Irakien (opposition, ndt) a utilisé
constamment comme moyen de chantage vis-à-vis des consommateurs de pétrole
autres qu’américains. (Pour plus de détails, voir Michael Klare, « Oiling the
Wheels of War » (« Huiler les rouages de la guerre »), The Nation, 7 octobre).
Une bonne partie du marchandage entre Poutine et Bush porte sur la part que les
compagnies pétrolières américaines sont prêtes à promettre à la Russie. Cela
rappelle étrangement les trois milliards de dollars offerts à la Russie par Bush
Père. Les deux Bush’s (Dady et Baby) sont des businessmen du pétrole, il faut
s’en souvenir, et ils se préoccupent beaucoup plus de ce genre de comptes de
marchands de tapis que des subtilités de la politique moyen-orientale. Ainsi,
dévaster à nouveau l’infrastructure irakienne péniblement reconstruite ne les
ferait pas hésiter une seconde.
Ainsi, le premier pas dans la déshumanisation
de l’Autre détesté consiste à réduire son existence à quelques phrases toutes
faites, à quelques clichés et à quelques concepts, que l’on rabâche avec
insistance. Cela rend beaucoup plus facile d’écraser l’ennemi sous les bombes
sans remords. Après le 11 septembre, cela a été très facile à faire, pour Israël
et les Etats-Unis, vis-à-vis respectivement des Palestiniens et des Irakiens (je
parle ici, bien entendu, des peuples). Ce qu’il importe de relever, c’est que
dans une très large mesure, cette même politique, d’une même sévérité, avec une,
deux ou trois phases de gravité croissante, est prônée principalement par les
mêmes sempiternels Américains et Israéliens. Aux Etats-Unis, a pu écrire Jason
Vest dans The Nation (2 septembre), des hommes venus du JINSA (Jewish Institute
for National Security =Institut Juif pour la Sécurité Nationale Américaine),
officine de droite s’il en est, et du Centre pour la Politique de Sécurité (CSP
: Center for Security Policy), peuplent les services du Pentagone et du
Département d’Etat, y compris celui que dirige Richard Perle (nommé par
Wolfowitz et Rumsfeld). La sécurité israélienne et la sécurité américaine sont
mises sur un même pied, et le JINSA consacre « l’essentiel de son budget à
emmener en ballade des escouades de généraux et d’amiraux américains à la
retraite en Israël ». A leur retour, ils écrivent des tribunes dans les journaux
et se montrent à la télé, en faisant généralement de la surenchère sur les
positions ultra faucon du Likoud. Dans son numéro du 23 août dernier,
l’hebdomadaire Time magazine a publié un article sur le Panel de la Politique de
Défense du Pentagone (Pentagon’s Defense Policy Board), dont la plupart des
membres sont issus du JINSA et du CSP. Très judicieusement, cet article était
intitulé : « Voyage à l’intérieur du Conseil de la Guerre Secrète ».
De son côté, Sharon passe son temps à répéter comme un gramophone au disque
rayé que sa campagne contre le terrorisme palestinien est identique à la guerre
américaine contre le terrorisme en général, et Oussama Ben Laden, avec son
organisation, Al-Qa’ida, en particulier. Ceux-ci, clame Sharon, appartiennent à
une unique Internationale Terroriste qui englobe de nombreux musulmans à travers
toute l’Asie, l’Afrique, l’Europe et l’Amérique du Nord, même si l’axe du Mal de
Bush semble être concentré, pour l’instant, en Irak, en Iran et en Corée du
Nord. Actuellement, les pays où l’on relève une forme ou une autre de présence
militaire américaine sont au nombre de 132, et tous ces pays ont peu ou prou un
lien avec la guerre contre le terrorisme, qui reste un concept indéfini et
flottant, ce qui permet de fouetter plus facilement l’enthousiasme patriotique
et les peurs irrationnelles – et donc de susciter un plus grand soutien à une
action militaire – sur le front interne de ces pays, où les choses vont
généralement de mal en pis. Toute parcelle de la Cisjordanie et de la bande de
Gaza de quelque envergure est occupée par les troupes israéliennes qui tuent
et/ou emprisonnent des Palestiniens de manière routinière au prétexte qu’ils
sont « suspectés » d’être des terroristes ou des activistes ; de la même
manière, leurs domiciles et leurs échoppes sont très souvent démolis au motif
qu’ils abriteraient des ateliers clandestins de fabrication de bombes, des
cellules terroristes et des lieux où les activistes sont supposés se rencontrer
et se concerter entre eux. Aucune preuve n’est jamais apportée à ces
allégations, pas plus d’ailleurs qu’il n’en est exigé de la part de journalistes
qui admettent sans broncher la version unilatérale d’Israël.
C’est par
conséquent un immense tapis de mystification et d’abstraction qui a été jeté sur
l’ensemble du monde arabe par cette entreprise de déshumanisation systématique.
Ce que l’œil et l’oreille des opinions publiques perçoivent, ce sont les termes
de terreur, fanatisme, violence, haine de la liberté, insécurité et – c’est
nouveau, ça vient de sortir – armes de destruction massive, qu’il convient de
dénicher non pas là où nous savons tous qu’elles se trouvent sans être jamais
recherchées ni inspectées (en Israël, au Pakistan, en Inde et bien entendu aux
Etats-Unis, entre autres) mais dans les espaces susceptibles d’abriter les
suppôts putatifs du terrorisme, comme par exemple : aux mains de Saddam ; ou
d’un gang fanatique, etc… Un motif se répète à l’infini, sur ce tapis : la
haine(supposée) des Arabes envers Israël et les juifs, qui n’a d’autre raison
que le fait qu’ils haïssent l’Amérique aussi… A cause des ressources économiques
et humaines qui sont les siennes, l’Irak est virtuellement l’ennemi le plus
redoutable, pour Israël. De même, les Palestiniens qui tiennent tête à
l’hégémonie et à l’occupation totale de leur territoire par Israël sont
considérés comme des ennemis formidables. Les Israéliens de droite, tel Sharon,
qui incarnent l’idéologie du Grand Israël revendiquant l’ensemble de la
Palestine historique pour en faire un foyer national juif ont remarquablement
réussi à imposer leur vision de la région comme la vision dominante parmi les
partisans d’Israël aux Etats-Unis. Un commentaire d’Uzi Landau, ministre
israélien de la sécurité militaire intérieure (et membre du Likoud), sur US TV,
cet été, fut de dire que tout ce bla-bla-bla à propos de l’ « occupation » ne
voulait strictement rien dire. « Nous sommes un peuple qui est en train de
rentrer chez lui. Voilà tout », asséna-t-il, entre autres. Mort Zuckerman, le
présentateur de l’émission, ne prit pas la peine de chercher à en savoir plus
sur cette étonnante théorie. Est-ce dû au fait que Mort Zuckerman possède le US
News and World Report et assume le secrétariat du Conseil des Président des
Grandes Organisations Juives (des Etats-Unis) (une sorte de CRIF à la sauce
américaine cachère) ? Allez savoir… Toutefois, le journaliste israélien Alex
Fishman qualifiait dans le quotidien Yediot Ahronot du 6 septembre les « idées
révolutionnaires » de Condoleezza Rice (Condy pour les intimes), de Rumsfeld
(Rummy pour les intimes) (qui fait toujours référence, depuis quelque temps, lui
aussi aux territoires « soi-disant » occupés), de Cheney, de Paul Wolfowitz, de
Douglas Feith et autre Richard Perle (qui s’illustra en commissionnant la
fameuse étude de l’institut Rand qui détermina que l’Arabie Saoudite était un
ennemi des Etats-Unis et l’Egypte la proie facile pour l’Amérique dans le monde
arabe) de « terriblement belliqueuses, car prônant le changement des régimes
politiques dans la quasi totalité des pays arabes ». Fishman cite les propos de
Sharon, selon qui ce groupe de responsables politiques, liés pour la plupart
d’entre eux au JINSA et au CCP, et connectés à cette succursale de l’AIPAC (le
lobby juif aux Etats-Unis, ndt) qu’est le Washington Institute of Near East
Affairs (Institut de Washington pour les affaires moyen-orientales), a un
ascendant total sur la pensée de Bush (si le mot « pensée », s’agissant de lui,
n’est pas exagéré). Sharon déclarait, notamment : « A côté de nos amis
américains (voir ci-dessus), Effi Eitam (l’un des membres les plus extrémistes
sans vergogne du cabinet israélien) semble une vraie colombe. »
L’autre
aspect – plus préoccupant – de cette situation est la proposition selon laquelle
si « nous » ne mettons pas un terme au terrorisme, nous serons détruits. C’est
là, désormais, le noyau dur de la stratégie sécuritaire des Etats-Unis,
régulièrement annoncée à grands roulements de tambour au cours d’interviews et
de débats télévisés par Rice, Rumsfeld et Bush lui-même. La présentation
formalisée de cette vision est apparue, récemment, dans un document officiel qui
doit servir de manifeste général pour l’ensemble de la nouvelle politique
étrangère, post-guerre froide, de l’administration américaine. Ce document est
intitulé : « National Security Strategy of the United States ». L’hypothèse de
travail retenue est que nous vivons dans un monde exceptionnellement dangereux,
où agit un réseau d’ennemis qui existe bel et bien, qui possède des usines, des
bureaux, un nombre indéfini de membres, et dont l’existence est totalement vouée
à « nous » détruire, à moins que nous ne les ayons les premiers. C’est là ce qui
encadre totalement la guerre contre le terrorisme et éventuellement en Irak, lui
conférant sa légitimité – guerre que le Congrès et l’Assemblée Générale de l’ONU
seront très bientôt invités à approuver.
Des individus et des groupes
fanatiques existent, bien entendu, et ils sont généralement partisans de porter
atteinte, d’une manière ou d’une autre, à Israël ou aux Etats-Unis, ou les deux.
Inversement, Israël et les Etats-Unis sont très largement perçus dans le monde
arabe et dans le monde musulman comme ayant été les premiers à avoir créé ces
extrémistes prétendument jihadistes, dont Oussama Ben Laden est le plus célèbre
champion, et ensuite de se moquer éperdument de la légalité internationale et
des résolutions de l’ONU dans la poursuite de leurs politiques hostiles et
destructrices à l’intérieur de ces deux régions du monde. David Hirst écrit,
dans un éditorial du Guardian daté du Caire, que même les Arabes opposés à leurs
propres régimes despotiques « verraient dans l’attaque américaine (éventuelle)
contre l’Irak un acte d’agression visant non seulement l’Irak, mais l’ensemble
du monde arabe ; ce qui rendra cette agression suprêmement intolérable est le
fait qu’elle sera perpétrée pour le compte d’Israël, dont le fait qu’il détienne
un formidable arsenal d’armes de destruction massive semble aussi permis
qu’incarner l’horreur de l’abomination lorsqu’il s’agit d’autres pays – suivez
mon regard.» (06.09.2002).
J’affirme par ailleurs qu’il existe également un
narratif palestinien spécifique et qu’au moins depuis environ l’année 1985, il
existe une certaine volonté de faire la paix avec Israël qui contraste très
vivement sur la menace terroriste récente représentée par Al-Qa’ida ou la menace
douteuse prétendument incarnée par Saddam Hussein, qui est un homme
épouvantable, bien entendu, mais qui est très peu susceptible de mener une
guerre intercontinentale ; il est, très occasionnellement, seulement admis par
la Maison Blanche que Saddam puisse représenter une menace pour Israël, mais
cela semble pourtant représenter son plus lourd péché. Aucun des pays voisins ne
perçoit Saddam comme un danger. Les Palestiniens et l’Irak sont mis dans le même
panier, de la manière insidieuse et à peine perceptible que nous venons de
décrire, afin de constituer une « menace » factice que les médias remettent de
temps à autre à la une. La plupart des articles sur les Palestiniens, publiés
dans des publications à très large diffusion, influentes et bien pensantes,
telles The New Yorker et The New York Times hebdomadaires présentent les
Palestiniens sous les traits de fabricants de bombes, de collaborateurs, de
terroristes suicidaires. Point barre.
Aucune de ces vénérables publications
n’a jamais publié une seule version des faits vue du côté arabe, depuis le 11
septembre. Aucune.
Aussi, lorsque des tirailleurs de l’administration
américaine comme un Dennis Ross (chargé de représenter Clinton aux négociations
d’Oslo, tant avant qu’après qu’il fût avéré qu’il jouait dans cette fonction le
rôle d’un agent à plein temps du lobby israélien) ne cesse de répéter que les
Palestiniens ont dédaigné une offre généreuse qu’Israël leur aurait faite à Camp
David, il déforme de manière flagrante la réalité, qui est, comme l’ont montré
de multiples sources faisant autorité, qu’Israël n’a fait que concéder des
parcelles du territoire palestinien sans continuité territoriale entre elles,
avec des postes de sécurité et des colonies les encerclant toutes, sans
exception et sans qu’il n’y ait une seule frontière commune entre la Palestine
et l’un quelconque des pays arabes voisins (en l’espèce : l’Egypte, au sud et la
Jordanie, à l’est). Comment des termes tels qu’« offre » et « généreuse »
ont-ils bien pu finir par être employés pour parler d’un territoire détenu
illégalement par une puissance occupante, en contravention du droit
international et des résolutions de l’ONU ; personne ne s’est donné la peine de
poser la question ?… Mais étant donné le pouvoir qu’ont les médias de répéter,
re-répéter et de re-re-répéter de simples assertions, s’ajoutant aux efforts
inlassables du lobby israélien répétant sans cesse la même idée – Dennis Ross
lui-même s’est particulièrement distingué dans son rabâchage psittacoïde de
cette contrevérité – qu’il est maintenant devenu une quasi pétition de principe
que les Palestiniens, entre « la paix et la terreur », ont choisi « la terreur »
! Le Hamas et le Djihad islamique ne sont pas perçus comme des composantes
(peut-être mal inspirées, c’est une autre question) de la lutte palestinienne
visant à se débarrasser de l’occupation israélienne, mais comme des parties
constituantes du désir partagé par tous les Palestiniens de terroriser, de
menacer et de représenter véritablement une menace. Comme l’Irak…
A toute
fin, avec l’affirmation toute nouvelle et tout à fait improbable que l’Irak,
pays éminemment laïc, a donné refuge et a entraîné l’organisation Al-Qa’ida, qui
se caractérise par une théocratisme dément, le sort de Saddam semble d’ores et
déjà scellé. Le consensus gouvernemental prévalent (mais en aucun cas
incontesté) aux Etats-Unis consiste à dire qu’étant donné que les inspecteurs de
l’ONU ne peuvent vérifier ni les armes de destruction massive dont Saddam
dispose, ni celle qu’il a éventuellement cachées ou qu’il est peut-être encore
en train de fabriquer, il faut absolument l’attaquer et le déposer. Le seul
intérêt d’en passer par l’ONU pour ce faire, du point de vue de Washington,
consiste en la possibilité d’obtenir de cette organisation une résolution
contraignante et punitive à un point tel que peu importerait que Saddam
obtempérât ou non, il serait de toute manière incriminé à un point tel de
violation de la « légalité internationale », que sa simple coupable existence en
viendrait à représenter la garantie d’un changement de régime imposé
militairement. Fin septembre, par ailleurs, Israël se vit enjoindre par une
résolution votée à l’unanimité du Conseil de Sécurité (moins l’abstention des
Etats-Unis : faut pas rêver !) de mettre un terme au siège qu’il imposait au
quartier général d’Arafat à Ramallah et de se retirer des territoires
palestiniens occupés illégalement depuis le mois de mars (occupation « justifiée
» par Israël au motif de l’ « autodéfense »). Israël a (vous me croirez si vous
voulez …) refusé de s’exécuter et le prétexte sous-jacent invoqué par les
Etats-Unis pour ne pas en faire plus lorsqu’il s’agissait de faire appliquer sa
propre décision (puisque qui s’abstient, consent) fut de dire que « nous »
comprenons qu’Israël doit défendre ses citoyens. Pourquoi les Nations Unies
doivent-elles être consultées dans un cas, et ignorées dans l’autre ? C’est l’un
de ces mystères insondables qu’affectionne la diplomatie américaine.
Tout un
petit lexique d’expressions non attestées et inventées pour les besoins de la
cause, telles « action préemptive » ou « autodéfense », sont brandies à tout
propos et hors de propos par Donald Rumsfeld et ses collègues, dans l’espoir de
persuader leur opinion publique que les préparatifs de guerre contre l’Irak ou
n’importe quel Etat, d’ailleurs, en manque de « changement de régime » (ou bien
- mais cet euphémisme « politiquement correct », véritable petit bijou, est plus
rare - de « destruction constructive ») sont arc-boutés sur la notion
d’autodéfense. Le public est maintenu sur le gril par d’incessantes alertes
rouges ou orange. Les gens sont incités à informer les autorités judiciaires de
tout comportement « suspect », et des milliers de musulmans, d’Arabes et de
personnes originaires d’Asie du Sud (Philippines, Indonésie, ndt) sont arrêtées,
et parfois inculpées sur simple présomption. Tout cela est fait sur ordre du
président, sous couvert de patriotisme de façade et d’amour pour l’Amérique. Je
ne parviens toujours pas à comprendre, personnellement, ce qu’aimer un pays peut
bien vouloir signifier (dans le discours politique américain dominant, il est
tout aussi couramment évoqué un amour pour Israël) ? Mais cela semble être
synonyme de : loyauté aveugle envers les pouvoirs en place, quels qu’ils soient,
avec leur manie du secret, leur caractère évasif et leur refus délibéré de
dialoguer avec une population responsable, laquelle pour le moment ne semble pas
avoir été éveillée à une réactivité cohérente ni systématique. Or, cette «
loyauté » a dissimulé le caractère globalement odieux et destructeur de la
politique de l’administration Bush vis-à-vis de l’Irak, en particulier, mais
aussi, en général, de l’ensemble du Moyen-Orient.
Les Etats-Unis sont si
puissants, à côté de la plupart des grands pays pris ensemble, qu’il est en
réalité impossible de les contraindre ou de les amener par la persuasion douce à
se conformer à un quelconque système de comportement, pas même celui que leur
Secrétaire d’Etat aimerait voir mis en vigueur. Mis à part le caractère abstrait
de la question de savoir si « nous » devrions aller faire la guerre à 7 000
miles de chez nous, en Irak, les débats de politique étrangère, aux Etats-Unis,
dépouillent les autres peuples de toute épaisseur ou de toute identité réelle,
humaine. Vus sur l’écran de contrôle d’un missile « intelligent » ou sur un
simple écran de téléviseur, l’Irak ou l’Afghanistan ne sont plus, dans le
meilleur des cas, que les cases d’un échiquier, que « nous » décidons
d’investir, de détruire, de reconstruire – ou non – selon le désir et les
besoins du moment. Le mot « terrorisme », de même que la guerre qui est portée
contre lui afin de l’éradiquer, servent à renforcer en douceur ce sentiment,
d’autant qu’en comparaison avec la plupart des Européens, la grande majorité des
Américains n’ont jamais eu de contact ni a fortiori vécu et eu une expérience
personnelle des pays et des peuples musulmans et, par conséquent, ils n’ont
nulle sensation affective du fragile tissu de la vie qu’une campagne soutenue de
bombardements (comme en Afghanistan) ne manquerait pas de réduire en charpie. De
plus, perçu comme il l’est, c’est-à-dire comme une émanation de nulle part, à
l’exception de madrasas richement dotées, sur la base d’une « décision » prise
par des gens qui haïssent nos libertés et sont jaloux de notre démocratie, le
sujet du terrorisme engage les polémistes dans des débats totalement
extravagants, par leur aspect à côté de la plaque et totalement coupés de toute
considération politique. L’histoire et la politique sont occultées, elles ont
même disparu, du seul fait que l’existence humaine réelle a été effectivement
dévaluée. Vous ne pouvez pas parler de la souffrance des Palestiniens ou de la
frustration des Arabes, parce que la présence d’Israël est tellement forte aux
Etats-Unis qu’elle vous l’interdit carrément. Durant une manifestation fervente
en soutien à Israël, au mois de mai dernier, Paul Wolfowitz a mentionné au
passage la souffrance palestinienne. Mais ses paroles furent bientôt couvertes
par les lazzi et les huées de la foule menaçante : il se garda bien de l’évoquer
une autre fois…
De plus, une politique cohérente en matière de droits de
l’homme et de liberté du commerce, qui insiste constamment sur les vertus sans
cesse mises en avant du respect des droits de l’homme, de la démocratie et des
libertés économiques, que nous sommes de par la constitution censés promouvoir,
est très vulnérable aux manœuvres de groupes d’intérêts sur le plan intérieur
(comme en atteste l’influence des lobbies ethniques, de ceux des industries
sidérurgiques et de défense, du cartel du pétrole, des grands exploitants
agricoles, des retraités, des détenteurs d’armes, pour ne mentionner que
certains d’entre eux). Ainsi, chacun des 500 districts électoraux représentés au
Congrès, à Washington, comporte au moins une entreprise d’armement ou une
entreprise liée à la défense sur son territoire ; si bien que, pour le
Secrétaire d’Etat James Baker, à la veille de la première guerre du Golfe, le
vrai problème, dans cette guerre contre l’Irak, était celui des « jobs » (les
emplois)… Lorsqu’on parle de politique étrangère (américaine), il est essentiel
de se souvenir du fait que seuls 25 à 30 % des membres du Congrès possèdent ne
serait-ce qu’un passeport ( à rapprocher des 15 % d’Américains, seulement, qui
ont un jour quitté mis les pieds en dehors des Etats-Unis) et que ce qu’ils
peuvent bien dire a beaucoup moins à voir avec l’histoire, la philosophie ou les
grands idéaux qu’avec les questions de savoir qui influence les campagnes
électorales de leurs collègues, qui envoie de l’argent, etc. Deux membres
sortants de la Chambre des Représentants, Earl Hilliard, de l’Alabama et Cynthia
McKinney, de la Géorgie, qui soutiennent le droit à l’autodétermination des
Palestiniens et sont fort critiques à l’égard d’Israël, ont été battus aux
dernières élections par des candidats relativement inconnus mais abondamment
financés par ce qui fut ouvertement qualifié d’ « argent new-yorkais »
(c’est-à-dire : juif) venu de l’extérieur de leur Etat respectif. Ces deux
candidats malheureux avaient été stigmatisés par la grande presse, qui les a
constamment accablés de qualificatifs tels qu’« extrémiste » et « mauvais
patriotes ».
En matière d’influence sur la politique américaine au Moyen-Orient, le
lobby israélien est imbattable. Il a réussi à transformer le corps législatif du
gouvernement américain en ce que l’ancien Sénateur Jim Abourezk a pu appeler
jadis ‘un territoire occupé’. Aucun lobby arabe comparable n’existe, ni a
fortiori ne fonctionne avec une telle efficacité. Parfois, de but en blanc, le
Sénat va discuter et transmettre au président des résolutions que rien appelle
et dont le seul but est de renouveler, réaffirmer, souligner périodiquement le
soutien des Etats-Unis à Israël. En mai dernier, une résolution de ce type a été
prise, juste au moment où l’armée israélienne occupait l’ensemble des grandes
villes de la Cisjordanie (je devrais écrire, plus justement : détruisait les
villes de Cisjordanie). L’un des effets pervers de ce soutien total apporté aux
politiques d’Israël, fussent-elles les plus extrêmes, est qu’à long terme cela
ne pourra qu’être dommageable au devenir d’Israël au Moyen-Orient. Tony Judt a
bien étudié cette question, et il a émis l’idée que l’entêtement d’Israël à se
maintenir sur le territoire palestinien ne mène nulle part et ne consiste en
réalité qu’à reculer pour mieux sauter, car ce retrait israélien est absolument
inéluctable.
Pris dans son ensemble, le thème de la guerre antiterroriste a
permis à Israël et à ses partisans de commettre des crimes de guerre contre la
population palestinienne en Cisjordanie et à Gaza, 3,4 millions de Palestiniens
devenant (selon l’expression consacrée) des non-belligérants victimes de «
dommages collatéraux ». Terje-Roed Larsen, l’administrateur spécial de l’ONU
pour les Territoires occupés, vient de publier un rapport accusateur pour
Israël, qualifié de fauteur d’une catastrophe humanitaire : le chômage atteint
65% de la main-d’œuvre, 50% des Palestiniens doivent survivre avec moins de 2
dollars par jour et l’économie – par conséquent, la vie quotidienne des gens –
est détruite. En comparaison, les souffrances et l’insécurité sont bien moindres
en Israël : aucun tank palestinien n’occupe aucune localité israélienne, ni même
ne vient narguer une seule colonie israélienne illégale.
Au cours des deux
semaines écoulées, seulement, Israël a tué 75 Palestiniens, dont de nombreux
enfants… Il a démoli des maisons, déporté des gens, rasé des terrains agricoles
de grande valeur, imposé des couvre-feu allant jusqu’à trois jours d’affilée,
bloqué des civils ou des ambulances et des secours médicaux sur des barrages
routiers et, comme à son accoutumée, il a coupé les approvisionnements en eau et
en électricité. La plupart des écoles et des universités ne peuvent tout
simplement pas fonctionner. Alors que ces exactions se produisent
quotidiennement, comme l’occupation elle-même, qui se poursuit depuis la
bagatelle de trente-cinq années émaillées par la kyrielle des résolutions de
l’ONU considérées par Israël comme des chiffons de papier, tout cela est à peine
mentionné, en passant, dans les médias américains, la plupart du temps comme
notes de bas de page en petits caractères en codicille à des articles
interminables consacrés aux débats internes au gouvernement israélien ou aux
attentats suicides palestiniens, absolument désastreux. L’expression « suspect
de terrorisme », qui n’a l’air de rien, est à la fois la justification et
l’épitaphe pour respectivement l’exécution et la tombe de qui Sharon choisit de
faire éliminer. Les Etats-Unis n’élèvent pas d’objection, si ce n’est d’une
manière extrêmement ‘soft’. Par exemple, il peut déclarer : « Cela n’était pas
utile. De plus cela contribuera peu à prévenir la prochaine flambée
d’assassinats »…
Nous voici désormais plus près du cœur du problème. En
raison des intérêts israéliens dans notre pays (les Etats-Unis, ndt), la
politique américaine au Moyen-Orient est plus que jamais israélo-centrée. Une
conjoncture post-onze septembre s’est installée, dans laquelle la belligérance
semi-religieuse de la droite chrétienne, du lobby israélien et de
l’administration Bush est censée être rationalisée par des faucons
néoconservateurs dont la vision du Moyen-Orient est totalement vouée à la
destruction des ennemis d’Israël, ce sur quoi on colle parfois l’étiquette
portant l’euphémisme suivant : travaux en cours : nous « redessinons (pour vous
!) la carte (du Moyen-Orient) en induisant des changements de régimes politiques
et en apportant la « démocratie » aux pays arabes les plus menaçants pour
Israël. (Voir « The Dynamics of World Disorder : Which God is on Whose Side ? »
[La Dynamique du désordre mondial : le Dieu de qui est du côté de qui ?],
article d’Ibrahim Warde, publié dans le Monde Diplomatique en septembre 2002,
ainsi que « Born-Again Zionists », de Ken Silverstein et Michael Scherer, ed.
Mother Jones, octobre 2002). La campagne sharonienne de réforme de l’Autorité
palestinienne n’est que l’autre face de la volonté de détruire politiquement les
Palestiniens, ce qui est pour Sharon l’ambition d’une vie. L’Egypte, l’Arabie
Saoudite, la Syrie et même la Jordanie ont fait l’objet de diverses menaces, en
dépit du fait que – aussi détestables ces régimes, qui ne datent pas d’hier,
aient été dans le passé – les Etats-Unis les ont protégés et soutenus dès les
lendemains de la Seconde guerre mondiale. C’est, en particulier, le cas de
l’Irak.
En réalité, il semble évident pour quiconque connaît un tant soit peu
le monde arabe, que son état lamentable est voué à empirer encore lorsque les
Etats-Unis auront entrepris leur assaut contre l’Irak. Les partisans de la
politique de l’administration (Bush) évoquent parfois (en des termes extrêmement
vagues) combien il sera exaltant d’apporter la démocratie à l’Irak et à
d’autres pays arabes, sans se soucier outre mesure de ce que cela pourra bien
signifier en termes de vie quotidienne pour la population de ces pays, en
particulier après que les vagues de B-52 auront impitoyablement ‘labouré’ et
pilonné leurs champs et leurs maisons. Je n’imagine pas qu’il puisse exister un
seul Arabe - et en particulier un seul Irakien - qui ne désire pas voir Saddam
Hussein chassé du pouvoir. Tout indique que les opérations militaires
américano-israéliennes n’ont fait que rendre la vie pire, dans le quotidien,
pour ces différentes populations, mais cela n’est encore rien en comparaison
avec l’anxiété insupportable, les déviations psychologiques et les perversions
politiques imposées aux sociétés qui sont les leurs.
Aujourd’hui, ni
l’opposition irakienne en exil, courtisée par intermittence par au moins deux
administrations américaines successives, ni la poignée de généraux américains
dont les noms sont parfois évoqués, comme Tommy Franks, n’ont une quelconque
crédibilité en tant que dirigeants putatifs de l’Irak dans la phase
d’après-guerre. On n’a pas non plus, apparemment, beaucoup réfléchi à ce dont
l’Irak aura besoin, une fois le régime de Saddam renversé, une fois que les
acteurs internes se seront remis sur pied, que le Baath lui-même aura été
dé-saddamisé. Il se pourrait que même l’armée irakienne ne lève pas le petit
doigt pour défendre Saddam. Chose intéressante, toutefois, au cours d’une
audition récente devant le Congrès, trois anciens généraux du Commandement
Central américain ont exprimé des réserves sérieuses – que je qualifierai pour
ma part de rédhibitoires – au sujet des dangers de toute cette aventure, telle
qu’on est en train de la planifier sur le plan militaire. Mais même ces doutes
ne prennent aucunement en considération ni le fractionnement interne ni la
dynamique ethno-religieuse de l’Irak, en pleine ébullition, en particulier après
trente ans d’un règne baasiste débilitant, les sanctions imposées par l’ONU et
deux guerres catastrophique (il faudra en compter trois, lorsque les Etats-Unis
seront passés à l’attaque – s’ils le décident et s’ils le font). Personne, aux
Etats-Unis, absolument personne, n’a une idée exacte de ce qui pourrait se
passer en Irak, en Arabie Saoudite ou encore en Egypte, si une intervention
militaire américaine (ou américano-israélienne) de grande ampleur avait lieu. Il
semble suffisant de savoir – et de bien vite l’oublier – que Fouad Ajami et
Bernard Lewis sont les deux principaux conseillers de l’administration Bush en
la matière. Tous deux sont violemment et idéologiquement anti-arabes et
totalement discrédités par la majorité de leurs collègues de leur discipline.
Lewis n’a jamais vécu dans le monde arabe, et les propos qu’il tient sur les
Arabes ne sont que délire réactionnaire ; Ajami est originaire du Sud Liban.
Jadis partisan progressiste de la résistance palestinienne, est s’est reconverti
récemment dans les thèses d’extrême droite, en épousant sans aucune réserve, en
bon néophyte, le sionisme et l’impérialisme américain …
Le 11 septembre a
sans doute représenté au plan national américain une période de réflexion et
d’évaluation de la politique extérieure américaine, après le choc provoqué par
cet attentat d’une atrocité incommensurable. En tant que tel, ce terrorisme doit
être contré, de toute évidence, et il faut le traiter avec la fermeté la plus
impitoyable. Mais je pense que c’est toujours les conséquences d’une application
de la force qui doivent être prises en tout premier lieu en considération, et
non pas la riposte elle-même, immédiate, violente et instinctive. Personne ne
saurait prétendre, aujourd’hui, même après la déroute des Taliban, que
l’Afghanistan soit un pays beaucoup plus sûr et beaucoup plus vivable, si l’on
se place du point de vue des citoyens de ce pays, qui sont hélas loin d’avoir
cessé de souffrir. Le meccano des nations n’est pas, à l’évidence, la priorité
des Etats-Unis, là-bas, en Afghanistan, puisque d’autres guerres, en d’autres
endroits (et en plusieurs endroits à la fois) focalisent leur attention et la
détourne du dernier champ de bataille américain en date. De plus, quel sens
aurait l’édification par les Etats-Unis d’une nation irakienne dont la culture
et l’histoire sont si différentes des leurs ? Tant le monde arabe que les
Etats-Unis sont des régions autrement plus complexes et riches de dynamiques
internes que les platitudes martiales et les phrases ronflantes promettant la
Reconstruction ne parviennent à le refléter. En la matière, l’Afghanistan
d’après les bombardements américains est un cas d’école tristement éclairant, à
défaut d’être édifiant.
Comme si la situation n’était pas déjà assez
inextricable, des voix dissonantes, d’un poids considérable, s’élèvent dans la
culture arabe contemporaine, et des mouvements de réforme se dessinent, sur un
vaste front. Il en va de même aux Etats-Unis, où, à en juger à mes dernières
expériences, acquises au cours de conférences données sur différents campus
universitaires, la plupart des citoyens sont inquiets au sujet de la guerre,
avides d’en savoir plus et, avant tout, désireux de ne pas être entraînés dans
la guerre par le messianisme belliqueux triomphant, avec des objectifs tout ce
qu’il a de plus vagues à l’esprit. En attendant, comme l’écrit The Nation [un
des rares journaux de gauche à subsister aux Etats-Unis, ndt] dans un éditorial
récent, le pays marche à la guerre comme un zombie, tandis que le Congrès (avec
un nombre d’exceptions heureusement croissant) a tout simplement abdiqué de son
rôle de représentation des intérêts du peuple américain. Pour quelqu’un qui,
comme moi, a partagé sa vie entre les deux cultures, il est terrifiant de
constater que le clash entre civilisations – cette notion tellement réductrice
et triviale, mais tellement à la mode, par les temps qui courent – a fini par
supplanter la pensée et l’action positive. Ce que nous devons mettre en place,
c’est un cadre de travail universaliste permettant de comprendre (au sens de :
décrypter) et de savoir comment nous comporter vis-à-vis tant d’un Saddam
Hussein que d’un Ariel Sharon, et autres dirigeants du Myanmar (Birmanie), de la
Syrie, de la Turquie et d’une ribambelle de pays dont on tolère beaucoup trop
facilement les exactions qui s’y déroulent. Les démolitions de maisons, la
torture, le déni du droit à l’éducation : tout cela doit être dénoncé, où que
cela se produise. Je ne connais pas d’autre instrument permettant de
reconstruire ou de restaurer le cadre du développement que l’éducation et
l’encouragement à un dialogue ouvert, à l’échange et à l’honnêteté
intellectuelle, qui ne saurait rien avoir en commun avec des objectifs
particuliers dissimulés ou la phraséologie de la guerre, de l’extrémisme
religieux et de la « défense » préventive. Mais cela, hélas, demande du temps –
beaucoup de temps – et à en juger au comportement des gouvernements des
Etats-Unis et du Royaume-Uni, son petit partenaire, cela présente l’inconvénient
majeur de ne pas permettre de gagner des voix aux élections. Nous devons faire
absolument tout ce qui dépend de nous afin de ralentir - et finalement arrêter -
le recours à la guerre, désormais véritable théorie et non plus seulement
pratique par trop routinière.
10. Nassif Hitti : “C’est Israël qui a introduit
l’arme nucléaire au Moyen-Orient” propos recueillis par Hoda
Saliby-Yehia
pour le site internet du Courrierinternational.com le vendredi
27 septembre 2002
[Né au Liban, Nassif Hitti est ambassadeur de
la Ligue arabe en France et observateur permanent auprès de l’UNESCO. De 1992 à
1999, il a été professeur de relations internationales et d’études sur le
Moyen-Orient à l’Université américaine du
Caire.]
- Bagdad a accepté le retour, sans
conditions, des inspecteurs en désarmement de l’ONU. Mais les Etats-Unis ont
réagi avec scepticisme et l’escalade contre l’Irak se poursuit. Se dirige-t-on
vers une guerre ?
- Le président Bush et les responsables américains, à tous les
niveaux, ont affirmé leur volonté de s’en prendre à l’Irak. Cependant, le
spectre de la guerre s’est peut-être éloigné parce que l’acceptation de Bagdad
rejoint la volonté de la communauté internationale. La désescalade du côté
irakien et l’intervention de plusieurs pays se conjuguent pour encourager les
pourparlers entre les Nations unies et l’Irak et ouvrir la discussion sur les
modalités du retour des inspecteurs. De toute façon, le recours à la force pour
renverser un régime ne peut pas être accepté. Cette démarche constituerait un
précédent dangereux et jetterait les bases d’un désordre mondial. La logique
onusienne et le recours à la décision collégiale doivent rester la référence
pour traiter les conflits. J’insiste sur les dangers d’une guerre : elle est
inadmissible moralement, et ses conséquences géostratégiques pourraient être
comparables à un tremblement de terre qui dépasserait les frontières de l’Irak.
Concernant la Ligue arabe, le principe de la solidarité arabe est un élément
supplémentaire pour dire non à la guerre.
- Mais les Etats-Unis semblent être en train de se dissocier de
la logique onusienne. Iront-ils jusqu’au bout ?
- Les Etats-Unis ont toujours la possibilité de changer leur position
et de s’inscrire dans le cadre d’un règlement pacifique du conflit. Leur volonté
d’attaquer l’Irak est affichée, mais il me semble qu’aucune stratégie précise
n’a encore été définie. D’ailleurs, l’exemple de l’Afghanistan n’est pas très
encourageant : le succès militaire acquis dans un premier temps, la gestion du
pays après la chute du régime des talibans est loin d’être convaincante. Et
puis, les Etats-Unis ne peuvent pas faire abstraction des répercussions
géostratégiques d’une guerre contre l’Irak. Le dialogue pourrait reprendre en
s’appuyant sur la résolution 1284 qui offre une base juridique satisfaisante.
Adoptée par le Conseil de sécurité le 17 décembre 1999, cette résolution avait
constitué la Commission de contrôle, de vérification et d’inspection des Nations
unies [l’UNMOVIC, qui a remplacé l’UNSCOM]. A l’époque, l’Irak avait rejeté
cette résolution. Mais je vous rappelle que la France, la Russie et la Chine,
membres permanents du Conseil de sécurité, s’étaient abstenues lors du vote de
la résolution 1284, car, effectivement, elle contient des lacunes. Des
précisions sur le rôle et le champ d’action des inspecteurs sont
nécessaires.
- Vous avez évoqué la solidarité arabe. Mais la position des
pays arabes n’est pas très claire. Les protestations verbales sont contredites
par les préparatifs qui vont bon train sur les bases militaires offertes à
l’armée américaine, notamment dans les pays du Golfe.
- Il n’appartient pas à la Ligue arabe de discuter ou d’évaluer la
stratégie et la politique adoptées par chacun des Etats membres. Elle n’est pas,
non plus, un instrument pour la politique d’un pays ou d’un autre. Elle
fonctionne de manière collégiale et prend ses décisions à la suite de débats
entre les ministres des Affaires étrangères des Etats membres. C’est une
institution interétatique. Son financement est assuré sur la base de quotas par
pays. Elle subit parfois les contraintes imposées par les choix de ses membres.
Les divergences et les dissensions ne sont un secret pour personne. Mais il y a
aussi des points d’accord. Depuis mai 2001, le secrétaire général Amr Moussa [un
diplomate égyptien] a donné un nouveau souffle à cette institution en
l’engageant dans un processus de réformes importantes. Bref, la Ligue est à
l’image de toutes les organisations internationales qui adoptent le principe de
la diplomatie multilatérale pour trouver un dénominateur commun. Cependant,
concernant la crise irakienne, la position de la Ligue est claire : elle est
contre l’usage de la force militaire. Le secrétaire général a entamé plusieurs
démarches pour un règlement dans le cadre des Nations unies et déploie des
efforts considérables pour désamorcer la crise.
- La Ligue a-t-elle fait pression sur Bagdad pour obtenir son
accord au retour des inspecteurs ?
- Il ne s’agit pas de pressions. La Ligue a fait appel à l’Irak qui a
répondu favorablement à l’argument présenté par le secrétaire général : le
meilleur moyen pour éviter une guerre reste le respect des résolutions des
Nations unies. Accepter le retour inconditionnel des inspecteurs est un pas très
positif, allant dans le sens d’un règlement global de la crise. L’objectif final
est la suspension, puis la levée des sanctions et la normalisation de la
question irakienne.
- Saddam Hussein est un dictateur qui a fait ses preuves. Son
régime est-il une menace pour la région ?
- Il ne me revient pas de me prononcer sur tel ou tel responsable
politique. Cependant, je suis contre la moralité sélective. Si la communauté
internationale pense que l’Irak pourrait posséder des armes de destruction
massive, elle peut se prévaloir de la résolution 687 du 3 avril 1991 qui stipule
que l’Irak doit s’engager dans la destruction ou la neutralisation de son
armement non conventionnel. Cette même résolution indique aussi, dans sa
quatorzième clause, que les mesures imposées à l’Irak s’inscrivent dans une
démarche globale dont les objectifs sont de créer au Moyen-Orient une zone
exempte d’armements de destruction massive. Israël est donc concerné par cette
clause. Or c’est Israël qui a introduit le facteur nucléaire dans la région.
C’est une réalité bien connue : Israël se réserve l’option nucléaire dans le
cadre d’une stratégie de dissuasion. En tant qu’Arabes, nous sommes concernés
par ce danger. Israël a une longue tradition et une histoire très riche en
violations des résolutions du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale des
Nations unies.
- Israël bénéficie du soutien américain pour appliquer sa
stratégie. Comment réagit la Ligue arabe à cette politique américaine
?
- Le plus inquiétant est l’obsession américaine d’agir vite dans la
crise irakienne, selon le principe “L’inaction n’est pas une option". En
revanche, l’immobilisme est l’option choisie dans le conflit
israélo-palestinien. Depuis l’arrivée de l’administration Bush et surtout depuis
le 11 septembre 2001, la politique américaine s’inscrit dans l’immobilisme total
et dans une obsession sécuritaire qui est trop proche de la vision de l’actuel
gouvernement israélien. Car les questions de sécurité ne peuvent être réglées en
dehors d’un processus politique. Et même, à supposer que l’on privilégie le
volet sécuritaire dans la question palestinienne, la manière dont il est
présenté n’est pas basée sur un équilibre entre les intérêts des deux parties
concernées. C’est le facteur principal de la tension qui existe entre le monde
arabe et les Etats-Unis. Les intérêts communs sont nombreux. Mais l’obstacle
majeur à de meilleures relations, c’est cette politique américaine d’appui total
et inconditionnel à Israël. Cela explique l’accumulation de sentiments inamicaux
à l’égard des Etats-Unis au sein de l’opinion publique arabe. Indépendamment du
fait – ou je dirais même malgré le fait – qu’au niveau individuel, nous sommes
nombreux à avoir adopté un mode de vie dit “occidentalisé”, y compris en ce qui
concerne les aspirations politiques allant dans le sens du respect des libertés
individuelles et collectives et de la démocratie, défendues au sein de la
société américaine.
- La Ligue arabe paraît plus efficace, ou du moins plus active,
pour désamorcer la crise irakienne que dans la recherche d’une solution au
conflit israélo-palestinien. Pourquoi ?
- C’est vrai, beaucoup de choses restent à faire. Mais la Ligue peut
mettre à son crédit l’initiative de paix adoptée le 28 mars 2002 lors du sommet
arabe de Beyrouth. C’est une position arabe décidée à l’unanimité.
Effectivement, le monde arabe pourrait s’engager dans une offensive diplomatique
et promouvoir ce plan qui propose une vision globale pour le règlement du
conflit. L’initiative arabe est équilibrée : elle offre à Israël un accord
définitif comportant une normalisation totale et engageant tous les pays arabes.
Pour Israël, c’est une occasion à saisir si ce pays souhaite que sa situation au
sein du monde arabe soit normalisée, sur tous les plans. Les Arabes proposent un
plan de paix. Je souhaiterais voir une proposition de paix israélienne. Mais on
assiste tous les jours à l’agression israélienne : ratissage, bouclage, annexion
de territoires, implantations de colonies, encerclement et destruction des
bureaux de Yasser Arafat, entre autres actes criminels. L’Intifada, qui entame
sa troisième année, est l’expression de l’opposition à cette agression
structurelle et systématique. On peut discuter de certains moyens utilisés par
la résistance palestinienne, notamment les attentats visant des civils
israéliens. D’ailleurs le débat existe au sein même de la société palestinienne.
Mais comment parler des torts des uns sans soulever les torts des autres ? Je
rappelle que du 5 août au 17 septembre 2002, aucun attentat suicide n’a eu lieu.
Et pourtant, près de 70 Palestiniens ont été tués par l’armée israélienne.
L’attention de la communauté internationale est braquée sur la crise irakienne,
alors qu’Israël bafoue tous les jours les principes défendus par cette même
communauté.
- A votre avis, une agression américaine contre l’Irak
sert-elle les intérêts d’Israël ?
- Si l’Irak est attaqué, la division du monde arabe jouerait en faveur
d’Israël. Mais cet avantage serait à court terme. A moyen et long terme, Israël
se retrouverait dans un environnement de plus en plus
radicalisé.