Point d'information Palestine > N°207 du 03/11/2002
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Au sommaire
                              
Témoignages
Cette rubrique regroupe des textes envoyés par des citoyens de Palestine ou des observateurs. Ils sont libres de droits.
1. Delf... par David Torres, citoyen de Gaza en Palestine
2. Et maintenant : où tourner la tête ? par Anwar Abu Eisheh, citoyen de Hébron en Palestine
3. Jadis… par Chantal Abu Eisheh, citoyenne de Hébron en Palestine
                                                   
Rendez-vous
Pour retrouver l'ensemble des rendez-vous en Europe, consultez l'agenda sur : http://www.solidarite- palestine.org/evnt.html
CE SOIR - Le rêve brisé un film documentaire de Charles Enderlin sur France 2
- 1ère partie ce soir, dimanche 3 novembre à 22h35 (70 min)
- 2ème partie le lundi 4 novembre à 22h40 (80 min) suivi d'un débat en présence de Leïla Shahid, Déléguée générale de Palestine en France et Meïr Rosen, ancien ambassadeur de l'état israélien en France
>> Rediffusion intégrale sur France 2 dans la nuit du jeudi 7 au vendredi 8 novembre à 2h00

A. Le rêve brisé par Thierry Leclère (journaliste à Télérama)
B. En version réduite aux USA par Martine Delahaye in Le Monde Télévision du samedi 26 octobre 2002
C. La sale rumeur contre Enderlin par Sylvain Cypel in Le Monde Télévision du samedi 26 octobre 2002
                                                                      
Réseau
Cette rubrique regroupe des contributions non publiées dans la presse, ainsi que des communiqués d'ONG. Ils sont libres de droits, sauf mention particulière.
1. La campagne d’ISM (International Solidarity Movement) pour la récolte des olives : une avancée importante dans la bonne direction par Ghassan Andoni (Octobre 2002) [traduit de l'anglais par Christian Chantegrel]
2. Attaque massive de colons contre des volontaires étrangers en Palestine - plusieurs militants étrangers blessés et hospitalisés par International Solidarity Movement (ISM) et Grassroots International Protection for Palestinians (GIPP) (27 octobre 2002) [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
                              
Revue de presse
1. Amerisraël ou l'ivresse de la puissance par Rudolf El-Kareh in la Revue d'études palestiniennes N° 85 - Automne 2002
2. Nouveau coup dur pour Yasser Arafat par Georges Malbrunot in Le Figaro du vendredi 1er novembre 2002
3. Dominique de Villepin : "Sur l'Irak, soyons unis et responsables" in Le Figaro du lundi 28 octobre 2002
4. Le conflit Israël-Palestine ou le "complexe de Massada" par Michel Staszewski in la revue Golias N° 85-86 (automne 2002)
5. En Palestine, un si long voyage pour un mariage si près... par Mouna Naïm in Le Monde du dimanche 27 octobre 2002
6. Micmac de chèques vers Israël - Des banquiers mis en examen pour blanchiment à destination d'oeuvres juives par Renaud Lecadre in Libération du mercredi 23 octobre 2002
7. "La population est désespérée" une tribune de Médecins sans frontières sur la Palestine in Politis du jeudi 24 octobre 2002
8. Palestine : "Il s’agit d’un des derniers territoires colonisés" par André Raymond propos recueillis par Dina Heshmat in Al-Ahram Hebdo (hebdomadaire égyptien) du mercredi 29 septembre 2002
9. Israël, l’Irak et les Etats-Unis par Edward Said in Al-Ahram Weekly (hebdomadaire égyptien) du jeudi 10 octobre 2002 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
10. Nassif Hitti : “C’est Israël qui a introduit l’arme nucléaire au Moyen-Orient” propos recueillis par Hoda Saliby-Yehia pour le site internet du Courrierinternational.com le vendredi 27 septembre 2002
                                                               
Témoignages

                                                                               
1. Delf... par David Torres, citoyen de Gaza en Palestine
Gaza, le lundi 28 octobre 2002 - La jeune Shirine mord douloureusement le bout de son crayon. Elle courbe la tête au-dessus de la table, plongée dans ses pensées, cherchant un mot, une expression ; elle conjugue, accorde, elle ne veut pas laisser une faute passer et veut encore être originale. Elle n'est plus élève dans son lycée, elle a obtenu son Tawjihi [baccalauréat, ndlr], commence des études d'informatique et  a troqué l'éternel voile blanc des lycéennes contre une résille pleine de soleil. Elle aurait du passer cet examen le printemps dernier, mais puisque beaucoup de professeurs, résidants au sud de la frontière de béton qui coupe la bande de Gaza en deux, n'ont pas pu venir pendant plus de deux mois endébut d'année, le retard dans le programme était tel qu'il était impossible de préparer les élèves à passer leurs examens. Qu'à cela ne tienne, le soleil de ce bel après-midi d'octobre ressemble tant à celui d'un beau jour de printemps qu'on ne verra pas la différence. Elles sont une cinquantaine à se pencher sur ce même sujet, a répondre aux même questions, griffonnant sur les même brouillons jaunes. Dans la rue passe une marchant ambulant, avec sa charrette tirée par un vieil âne pelé : «des tomates, des tomates, tomates du pays, 5 shekels le cageot ! Allez les gens, elles sont belles ces tomates. » avec son micro et son haut-parleur il inonde la salle aux fenêtres ouvertes, on se croirait en plein marché. Les filles rigolent, il passe le coin de la rue, enfin tranquilles ! Shirine est revenue passer le Delf [Diplôme d'Études en Langue Française - diplôme officiel délivré par le ministère français de l'Éducation nationale, pour certifier les compétences en français des candidats étrangers, ndlr] dans l'école. Mais attention, elle est à la fac maintenant, elle se distingue de la majorité des filles présentes, celles qui sont encore au lycée. Fière, elle avait pourtant l'air désolé au début, quand elle est entrée dans la salle. Apres le mois de révisions avant le tawjihi, les examens en juin, les deux mois d'été puis la rentrée, elle n'a pas refait de français depuis presque 6 mois. Une angoisse peut-être surmontée par son désir de réussir, elle ne veut pas abandonner le français, et cherche déjà comment elle pourrait continuer à parler notre langue. Malheureusement il n'y avait plus de place dans le département de français de l'université el Azhar. Devant elle, Najwa, tranche par son vêtement noir sur les filles de la salle. Elle, c'est un personnage, un caractère bien trempé, sûre d'elle mais je sais qu'a la fin elle demandera encore 5 minutes supplémentaires pour finir de relire sa copie. Elle aurait aussi aimer continuer à faire du français, mais les moyens manquent. Elle fait donc des études à l'université islamique, qui prend des jeunes filles sans frais d'inscription. Un avion de guerre passe sur la ville, le bruit est lointain, puis il se rapproche, devient assourdissant. Les filles sont concentrées, pas une ne lève la tête, on est loin des mouvements de panique des débuts de l'Intifada, après les premiers bombardements. Quand un avion passait trop bas, c'était le désordre et les cris dans l'école. Aujourd'hui elles écrivent, réfléchissent, comptent les mots, un avion passe, un de plus.
Dans la ville de Gaza il y a environ 2000 enfants, de 7 a 18 ans, qui, avec les moyens disponibles, malgré une situation plus que critique, étudient la langue française. 
 
                                    
2. Et maintenant : où tourner la tête ? par Anwar Abu Eisheh, citoyen de Hébron en Palestine
Hébron, le vendredi 11 octobre 2002 - Depuis mon retour de France il y a une dizaine de jours, j’avais envie d’écrire d’abord à ceux que je n’ai pas pu voir pour leur dire combien j’ai été frustré (il n’y a pas qu’en Palestine qu’on peut l’être !) de ne pas les rencontrer, mais aussi à ceux que j’ai vus pour leur dire combien j’ai été touché par leurs actions de solidarité avec mon peuple.
Mais la visite de la vieille ville le lendemain de mon retour m’a rendu tellement perplexe que je n’ai plus eu envie d’écrire…Et puis ce matin les haut- parleurs de l’armée qui sont en train de crier autour de la maison « mamnou al tajawal » (couvre-feu illimité 24h sur 24) m’énervent tellement que finalement je m’y mets ! Dire que le vendredi  matin est le seul moment où nous débranchons le téléphone dans l’espoir d’une grasse matinée !
Hier après-midi jeudi nous avons entendu parler d’un couvre-feu à partir de 14h. Il y en a tellement marre que j’ai décidé d’emmener quand même les enfants à l’atelier de calligraphie prévu à 15h à l’association. Le tout est de ne pas tomber sur une patrouille de l’armée… On y va donc. L’atelier se déroule sans problème bien que l’animateur ne soit pas très à l’aise et il demande qu’on arrête à 16h au lieu de 16h30 car il habite loin. OK ! A la fin de l’atelier, les enfants demandent l’autorisation de sortir sur le haut des marches. OK ! Ils veulent voir ce qui se passe dehors. Au bout de quelques minutes, ils sont rentrés en criant, effrayés : ils ont vu passer une patrouille de l’armée (jeeps et petits camions blindés de transports de troupe à l’intérieur desquels on ne peut même pas voir une tête), lorsque celle-ci est arrivée à leur hauteur un officier de l’armée (on sait qu’il s’agit d’un officier parce qu’il est assis à côté du chauffeur) a subitement ouvert la portière de la jeep et leur a crié « rentrez, mamnou al tajawal ». Un des enfants qui était avec les miens m’a dit que le soldat avait un bâton, ma fille croit que c’était un fusil. Brahim (sans papier, mais comme ses parents et sa femme n’arrêtent  pas de prier pour lui, il a la baraka, il n’a pas encore été contrôlé par l’armée ! Il faut dire que les seuls déplacements qu’il fait depuis deux ans se limitent aux trajets de chez lui à l’association),notre prof de français, vient alors me voir en me demandant si on continue le cours… Je réponds sans hésiter : OUI !  Et l’adorable Brahim retourne à son cours avec un sourire qui signifie pour moi « s’il arrive quoi que ce soit, c’est toi le responsable…
[pause : les enfants viennent me voir pendant que j’écris ces lignes et me disent « tu entends le haut parleur : Mamnou al tajawal ! Et c’est quoi l’explosion ? Je n’en sais rien, j’ai déjà entendu ce bruit tout à l’heure, je n’y ai pas prêté attention. Il est 7h30. La radio d’Israel en arabe diffuse : « la police israélienne va permettre aux plus de 40 ans de faire la prière du vendredi à la Mosquée Al Aqsa ». Pourquoi ne pas dire que le seul état démocratique du Proche-Orient interdit au moins de 40 ans d’aller prier à Al Aqsa, dans la capitale unifiée et éternelle … Ah … Les médias israéliens maîtrisent bien l’art des bulletins d’infos…]
Vers 18h, toujours hier, alors qu’il fait déjà nuit, je passe avec les enfants chez mon père. Je trouve un de mes frères en colère contre l’un de ses chauffeurs de taxis dont il exigeait qu’il retourne auprès de son véhicule pour attendre la patrouille de l’armée qui lui avait confisqué ses clés parce qu’il roulait pendant couvre-feu… Le chauffeur avait abandonné le taxi et était rentré chez lui… Que peut-il faire d’autre ? Au moment où j’écris, cela fait une vingtaine d’heures que le taxi est au même endroit et mon frère à la recherche d’un nouveau Neimann…
Retour à la maison, coup d’œil sur les infos à la télé locale et je comprends alors ce qu’étaient les bruits entendus dans la matinée : 4 maisons détruites dans un rayon de 200 à 300 mètres de chez moi. Il semble qu’elle ait été détruite parce qu’habitée par un « terroriste » condamné à perpétuité… Les trois autres avaient été construites sans permis de l’état major de l’armée de défense d’Israel… Au cours de la même journée 10 autres maisons ont été détruites dans le sud de la ville dont une qui abritait un petit élevage de vaches… Je ne connais pas le prétexte…
A propos de maisons : le lendemain de mon retour ici j’étais super content qu’il n’y ait pas de couvre-feu. Je suis donc descendu dans la vieille ville et j’ai alors été interpellé par tous les commerçants (enfin, ceux qui restent…) à propos :
- des maisons nouvellement occupées par des colons depuis trois semaines,
- la fermeture de plusieurs passages entre les ruelles de la vieille ville,
- enfin, l’interdiction faite aux commerçants du « souk al laban » d’ouvrir leurs magasins même quand il n’y a pas de couvre-feu…
Parfois ces commerçants s’adressent à moi soit en tant qu’avocat : « qu’est ce qu’on peut faire ? » soit en tant qu’accompagnateur de visiteurs ou journalistes :  « Où sont tes journalistes ? Pourquoi les media ne parlent pas de ce qui se passe ici ? Où est l’opinion publique mondiale ? »  soit, enfin, parce que j’appartiens à l’Autorité Palestinienne : « Que fait l’Autorité pour nous protéger ? » Et les plus désespérés me lancent cyniquement : «  Où est-elle ta France ? … ». En général ces derniers accompagnent leurs paroles de regards pleins de haine pour tout ce qui est étranger. Tout le monde est responsable de leurs malheurs…
J’avoue qu’au bout d’une demi-journée passée dans la vieille ville de mon enfance, je ressors habité d’un sentiment d’impuissance totale face au rouleau compresseur israélien…
                                               
3. Jadis… par Chantal Abu Eisheh, citoyenne de Hébron en Palestine
Hébron, le dimanche 29 septembre 2002 - Jadis, on avait des repères !
- De 67 à 91, il y avait les territoires occupés (y compris Jérusalem) au milieu desquels les colonies, et Israël.
- En 1991 il y a eu les barrages autour de Jérusalem, on comptait donc Jérusalem le reste des territoires occupés, toujours plus de colonies, et Israël.
- Après 1993, et jusqu’en mars 2002,  il y a eu Jérusalem s’agrandissant sans cesse, les zones A, les zones B, les zones C et à Hébron H1 et H2 puis encore plus de colonies, et Israël.
Depuis, il y a eu la réoccupation des zones A -de ce fait effacées- les B et C servant de parkings, casernements, terrains d’entraînement etc... aux forces israéliennes qui allaient ou avaient déjà réoccupé les zones A et n’avaient pas vraiment quitté les B et C...
Finalement, on arrive donc à s’y reconnaître presque plus facilement puisque, tout compte fait, on en revient au point de départ : les territoires (re)occupés (y compris Jérusalem et ses faubourgs), les colonies, qui continuent de prospérer et Israël.
Pour Hébron, c’est un tout petit peu plus compliqué. On a vu qu’il y avait donc H1 (zone autonome) et H2 (occupée par l’armée du fait de la présence de colonies dans la vieille ville). Depuis l’été 2001 il y a une zone que l’on pourrait appeler H4 (ou H2 puissance 2) à l’intérieur de H2… C’est tout simplement une zone militaire fermée à l’intérieur de la zone occupée. Et puis, depuis  la réoccupation en avril dernier,  il y a ce que je nomme H3, c’est à dire la zone qui se trouve à la  jonction de H1 et H2, en débordant quand même un peu sur H1, faut pas exagérer…. Vous me suivez ? Cette zone a la particularité d’être la plus active d’Hébron, là où les petits marchands de H2 viennent désormais s’installer, là où il y a les stations de taxis, bref le centre commercial, le poumon de la ville. Imaginez-vous que cette zone peut se trouver sous couvre-feu sans que les autres ne le soient… Une sorte de zone tampon, de zone sandwich…
Ce matin par exemple, H1 et H2 n’étaient pas soumises au couvre-feu mais cette H3 le fut à partir de onze heures et demie, les boutiques ont donc fermé, les taxis sont remontés vers H1, les gens qui voulaient rentrer dans H2 se sont dépêchés d’y aller parce qu’ils se doutaient bien qu’eux aussi allaient encore entendre les soldats leur dire de rentrer chez eux !
Vous voyez ce que cela peut donner si vous habitez H4, que votre magasin est dans H2, vos enfants à l’école dans H1 et votre femme à l’hôpital dans H3.
Dans votre emploi du temps aussi vous pouvez goûter à la diversité: vous vous couchez sans couvre-feu, vous vous réveillez avec… ou l’inverse ! Peut-être, rationnel que vous êtes, allez-vous penser (mais nous est-il permis de penser ?) qu’il est encore en vigueur puisque vous avez vu une jeep passer, eh bien non, il ne l’est plus…
Il faut donc se mettre bien en tête qu’ici les choses peuvent n’être ni tout à fait blanches ni tout à fait noires, elles peuvent varier du gris perle au gris anthracite en passant par le gris souris, le gris ardoise, le gris fer et le gris pommelé (pas d’autre nuance dans le Robert). La preuve, on entend maintenant l’expression  « un peu de couvre-feu »… D’ailleurs, cette semaine fut  « un peu » celle des quatre jeudis… Lundi : grève générale, pas d’école, mardi : école jusqu’à  midi puis couvre-feu, mercredi : école jusqu’à 11h puis couvre-feu, jeudi : école aux horaires normaux puis couvre-feu , vendredi :couvre-feu, samedi : couvre-feu…
La Palestine n’est pas vraiment une île (quoique…), pourtant l’expression « naviguer à vue » s’y applique fort bien. D’ailleurs le soir on voit souvent des fusées éclairantes comme celles que lancent les marins en perdition. Mais ce sont les soldats qui les lancent, pas les Palestiniens…
                                                               
Rendez-vous

                                         
CE SOIR - Le rêve brisé un film documentaire de Charles Enderlin sur France 2
- 1ère partie ce soir, dimanche 3 novembre à 22h35 (70 min)
- 2ème partie le lundi 4 novembre à 22h40 (80 min) suivi d'un débat en présence de Leïla Shahid, Déléguée générale de Palestine en France et Meïr Rosen, ancien ambassadeur de l'état israélien en France
>> Rediffusion intégrale sur France 2 dans la nuit du jeudi 7 au vendredi 8 novembre à 2h00

[Réalisé par Dan Setton et Tor Ben Mayor - Un film de Charles Enderlin, recherche et scénario Charles Enderlin, produit et réalisé par Dan Setton, musique originale Dan Riechental - Une coproduction France 2 / Set Productions / C-Films.]
                                           
A. Le rêve brisé par Thierry Leclère (journaliste à Télérama)
De la poignée de main historique entre Arafat et Rabin - l'homme qui voulait changer l'Histoire, comme dit Enderlin - à la situation de guerre d'aujourd'hui, que s'est-il passé ? Qui a enterré les accords d'Oslo ? Et pourquoi la société israélienne, très majoritairement favorable à ce processus, est-elle aujourd'hui persuadée qu'on ne peut plus rien faire avec les Palestiniens ?
C'est à toutes ces questions que répond le document exceptionnel de Charles Enderlin, en reprenant minutieusement la chronologie des faits, lestée de témoignages inédits des principaux protagonistes israéliens, palestiniens et américains (à la notable exception du président américain de l'époque, Bill Clinton). Ce naufrage des accords d'Oslo, chacun y a participé - y compris la gauche israélienne, qui a dilapidé l'héritage de Rabin -, mais Enderlin réserve un sort spécial au Premier ministre Benyamin Netanyahou : dans ce premier épisode, qui court de 1995 à 1999, on mesure bien à quel point celui-ci a sapé tout espoir de paix. Politique massive de colonisation et, suprême provocation pour les Palestiniens, réouverture d'un souterrain dans la vielle ville de Jérusalem. Les contrechamps passionnants du numéro deux du Shin Beth (la sécurité israélienne) montrent comment Netanyahou a souvent agi dans le dos de son armée ou de ses services.
En fait, Benyamin Netanyahou l'avoue bien volontiers : il était persuadé, depuis toujours, qu'Arafat ne voulait pas la paix. La séquence de Wye River, quand Netanyahou et Arafat se retrouvent pour négocier sous la houlette des Américains, est l'une des plus passionnantes de ce premier épisode. Pour l'anecdote, Sharon refuse de serrer la main d'Arafat, qui, en Oriental et diplomate rusé, envoie des fleurs à Netanyahou pour son lui fêter son anniversaire... Charles Enderlin, qui bénéficie depuis longtemps de la confiance de tous les négociateurs de l'ombre, a même récupéré des vidéos amateurs éclairantes tournées dans les coulisses de ces rencontres. Son récit est carré, pertinent, distancié et émaillé de petites révélations stupéfiantes ou grand-guignolesques. Du grand art dans les coulisses de la grande Histoire.
                                
B. En version réduite aux USA par Martine Delahaye in Le Monde Télévision du samedi 26 octobre 2002
En avril 2000, lorsque Ehoud Barak prend le parti de jouer le tout pour le tout pour parvenir à un accord définitif avec Yasser Arafat, le correspondant de France  2 à Jérusalem, Charles Enderlin, décide d'y consacrer un film. "Un chapitre d'histoire s'ouvrait", note-t-il dans son livre Le Rêve brisé (Fayard, 2002). Il contacte alors Dan Setton et Tor Ben Mayor, réalisateur et monteur israéliens, lauréats du Prix du documentaire aux Emmy Awards  2000 pour Kapo. Une aventure à trois commence  : plus de deux ans de travail dont un de montage, un budget triple de ce qui était initialement prévu (1  million de dollars au final) et la recherche de nouveaux coproducteurs au fur et à mesure de l'augmentation des besoins financiers.
L'une des grandes forces du film tient au fait que Charles Enderlin (établi en Israël depuis 1968) ait obtenu que les principaux négociateurs d'Ehoud Barak et de Yasser Arafat racontent devant sa caméra chaque étape des pourparlers, officiels ou secrets, entre mai 2000 et l'élection d'Ariel Sharon en février 2001  ; en leur promettant de ne rien diffuser avant 2002. Ce qui permet au téléspectateur du Rêve brisé, de suivre en temps réel les avancées et reculs successifs du "processus de paix", avec les réactions à chaud des protagonistes. "La base du film repose sur ces interviews enregistrées au fil des négociations, explique Charles Enderlin. Mais pour un documentaire grand public, il fallait introduire, en plus, l'analyse des acteurs politiques, dont les Américains, ce qui n'a été possible qu'a posteriori, en 2001 et en 2002."
"Je raconte une histoire, continue le reporter de France  2. L'histoire telle que j'ai la preuve qu'elle s'est déroulée." Mais si le public français pourra voir la "version internationale" du film (150  min), signée par Charles Enderlin, il n'en a pas été (et n'en sera sans doute pas) de même dans tous les pays. C'est en effet une version réduite de près d'un tiers qu'a diffusée la chaîne américaine PBS en juin, signée du seul réalisateur Dan Setton -  Enderlin n'apparaissant au générique qu'au titre de la recherche et des interviews. "Non seulement le coproducteur américain a procédé à des coupes, mais il a introduit des accusations de Madeleine Albright que j'ai absolument refusées dans la version internationale, explique le journaliste français. La secrétaire d'Etat de l'époque y reprend par exemple une formule d'Abba Eban -chef de la diplomatie israélienne des années 1950-1960- selon laquelle les Palestiniens ne ratent jamais une occasion d'en rater une. Ce qui est absolument faux, et par ailleurs ne devait pas se trouver à cet endroit-là du documentaire. Dans une certaine mesure, ils ont idéologisé le film, renforçant la vision israélienne des faits." A quoi Dan Setton répond amicalement que, s'il a souscrit à la demande américaine, c'est que, "  pour un documentariste, il n'y a pas torsion de la réalité à faire état de ce qu'a effectivement dit telle ou tel. Que ce soit vrai ou faux, c'est ce qu'elle a fait savoir".
Pour la chaîne privée israélienne Tel-Ad, Dan Setton prépare une version sans les commentaires explicatifs de Charles Enderlin. "Les Israéliens connaissent bien ces données, explique Setton. Les commentaires seront donc sans doute remplacés par des bulletins extraits des archives radio." Pour sa part, l'ensemble du public arabe pourra voir la version internationale, mais découpée en trois parties, sur la chaîne satellitaire Abu Dhabi  TV.
Enfin, sur le câble, Histoire diffusera dans leur intégralité, au cours du premier trimestre 2003, les principaux entretiens accordés à Charles Enderlin par les acteurs politiques de la scène israélo-palestino-américaine.
       
C. La sale rumeur contre Enderlin par Sylvain Cypel in Le Monde Télévision du samedi 26 octobre 2002
CHARLES ENDERLIN est, depuis des mois, victime d'une cabale qui vise à le discréditer, à le présenter comme un"manipulateur de l'information". Le 2  octobre 2000, au quatrième jour de l'Intifada, le cameraman de France  2 à Gaza, Talal Abou Rahma, filme en direct la mort de Mohamed al-Doura, Palestinien de 12  ans que son père tente de protéger, sous les balles israéliennes. Les images de la mort du "petit Mohamed" feront le tour du monde.
Commandant du front sud, le général Yomtov Samia engage bientôt une campagne pour démontrer que l'enfant a pu tomber sous une balle palestinienne. L'état-major de Tsahal s'en démarque sans équivoque, et la commission des droits de l'homme de la Chambre des représentants américains dénonce "une pseudo-contre-enquête complètement discréditée". Peu importe, une frange de l'extrême droite israélienne s'en empare et dénonce dans les images d'Enderlin une "calomnie" délibérée, un "montage", bref  : un faux.
Dans cet esprit, le 2  octobre 2002, devant le siège de France  2, un "collectif" regroupant divers organismes juifs remet le "prix Goebbels de la désinformation" à Enderlin, devant quelques centaines de personnes. Sa "thèse" est proprement délirante  : des Palestiniens auraient froidement tiré sur l'enfant pour en faire accuser Israël. Pis  : les images seraient une sordide mise en scène, l'enfant ne serait en réalité pas mort  ! Ce "collectif" revendiquant leur patronage, Serge Klarsfeld et d'autres dénoncent une usurpation de leur nom.
Dans une déclaration, le "collectif" met Enderlin au défi de "débattre" avec son "expert". Son nom est Nahum Shahaf. Cet Israélien explique que le meurtre d'Ytzhak Rabin est aussi une "manipulation" de l'opinion. Ce dernier n'aurait pas été assassiné par un religieux ultranationaliste, mais par... la gauche israélienne, pour mieux en accuser la droite  ! A chacun ses Thierry Meyssan.
                                                                                              
Réseau

                                                   
1. La campagne d’ISM (International Solidarity Movement) pour la récolte des olives : une avancée importante dans la bonne direction par Ghassan Andoni (Octobre 2002)
[traduit de l'anglais par Christian Chantegrel]

(Ghassan Andoni est directeur du PCR - The Palestinian Centre for Rapprochement between People - 64 Star Street, P.O.Box 24 - Beit Sahour - Palestine - Phone : +972 (0) 2 277 20 18 - www.rapprochement.org)
Malgré les brutalités, les intimidations, les attaques physiques et les provocations continuelles, les villageois palestiniens aidés par des militants internationaux et locaux d’ISM poursuivent la récolte des olives. Celle-ci se fait dans de nombreux champs d’oliviers interdits aux paysans depuis des années. Cette année, personne n’a pu confisquer la saison de la cueillette. Pour la première fois depuis des années, l’armée d’occupation et les colons israéliens ont dû plier sous la détermination et la volonté inflexible des villageois palestiniens et des militants internationaux. Pour la première fois et à mains nues, ces gens dignes et pacifiques ont montré que la force, l’agressivité et l’intimidation ont leurs limites. Ils ont montré que l’occupant ne peut pas toujours dicter les règles du jeu. A cette occasion, les gens ont découvert la force que donne le fait d’être à la fois pacifique et déterminé ; que l’on pouvait se libérer de la peur et exercer ses droits élémentaires contre la volonté de l’occupant. Les mains nues et les âmes fières ont vaincu les fusils et la violence de l’occupation. La paix et la justice ont progressé tandis que l’avidité et l’agression ont battu en retraite.
Les premiers jours de la campagne ont été difficiles. Les colons et les soldats ont utilisé tous les moyens à leur disposition pour briser la volonté populaire. A Mazraa Alsharqia, les colons ont brûlé des champs d’oliviers. A Jayous, ils les ont envahis avec des travailleurs immigrés et ont récolté et volé les olives. Presque partout, ils ont attaqué physiquement les ramasseurs d’olives en leur tirant dessus et leur jetant des pierres. L’armée a empêché les ramasseurs de pénétrer dans leurs champs ou les a obligés à en sortir. Gaz de lacrymogènes, bombes sonores et mitrailleuses ont été employés contre les ramasseurs pacifiques. De nombreux ramasseurs ont été arrêtés, certains ont été blessés. Rien de tout cela n’a réussi  à empêcher les ramasseurs de revenir, encore et encore. Comme l’a dit un officier de l’armée à Yassuf, "aujourd’hui nous avons échoué et vous avez vaincu."
Aujourd’hui nous avons vaincu parce que nous étions déterminés, parce que nous étions pacifiques, parce que nous étions actifs alors qu’ils étaient  réactifs,  parce que nous avons maîtrisé notre colère et ignoré leurs intimidations, parce qu’ils ont perdu le contrôle. Nous avons vaincu parce que nous luttions pour la vie tandis qu’ils luttaient contre elle. Parce que notre détermination pour défendre la paix était plus forte que leur envie de guerre. Aujourd’hui nous avons vaincu parce que personne, aussi rusé et habile soit-il, n’a pu camoufler l’occupation  ni la faire passer pour une guerre défensive ou contre le terrorisme. Nous avons vaincu parce que nous nous battions pour que la vie continue.
Nous avons vaincu parce que des centaines de villageois palestiniens ont agi activement pour défendre leurs droits. Nous avons vaincu parce que les chefs de la communauté locale ont montré une efficacité remarquable pour diriger la lutte et une grande habileté pour mener cette campagne. Nous avons vaincu parce que ce qui n’était qu’un rêve est en train de devenir réalité. La résistance de la population civile se répand largement et devient un élément déterminant parmi les efforts palestiniens pour en finir avec l’occupation israélienne. Nous avons vaincu parce que nous avons combattu soutenus par l’espoir et non le désespoir. Ceci est la gloire de la Palestine, des semences d’espoir peuvent encore être plantées au milieu du cataclysme le plus désespérant.
Nous avons gagné une bataille mais nous savons que ce n’est qu’un pas sur le long chemin qui nous mènera à la fin de l’occupation. Nous avons tous encore énormément de travail. Nous devons nous opposer au monstre sur le terrain. Nous devons démanteler le réseau inhumain des barrages routiers et des check points. Nous devons protéger la terre de l’avidité des colons. Nous devons priver l’occupation de ses instruments de contrôle et d’oppression. Nous devons couper les griffes de fer de l’occupation. Nous devons forcer l’occupant à s’adapter aux besoins d’une résistance active basée sur la société civile.
Avec cette campagne, nous avons fait les premiers pas sur ce long chemin. Avec toujours plus de détermination et un travail toujours plus collectif et régulier, nous parviendrons à avancer résolument vers la paix et la justice.
                                                       
2. Attaque massive de colons contre des volontaires étrangers en Palestine - plusieurs militants étrangers blessés et hospitalisés par International Solidarity Movement (ISM) et Grassroots International Protection for Palestinians (GIPP) (27 octobre 2002)
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
[Yanoun, Naplouse] Des colons extrémistes israéliens ont attaqué un groupe de volontaires internationaux venus aider les villageois palestiniens à récolter leurs olives dans les oliveraies du village palestinien de Yanoun.
Immédiatement après un attentat palestinien commis dans la colonie israélienne d’Ariel, dans les territoires palestiniens occupés, qui a entraîné la mort d’un soldat et d’un  colon armé, un groupe d’environ une douzaine de colons israéliens armés a repéré les volontaires internationaux depuis leur colonie (illégale aux termes de la Quatrième convention de Genève) et a fait une descente contre eux, leur donnant des coups de pied et des coups de poing et les battant en se servant de pierres comme poings américains, ainsi qu’à coups de crosses de fusil. Les militants internationaux s’étaient positionnés en avant des paysans palestiniens, afin de tenter de les protéger des colons agresseurs. Les blessés sont les suivants :
James Deleplain, Américain, 74 ans : frappé de multiples coups au visage, blessé au-dessous de l’œil gauche, gros hématomes, frappé au dos et au côté droit, avec probabilité d’une cote cassée. James souffrait de pneumonie, deux semaines auparavant, et depuis lors, il toussait. Les coups qu’il a reçu à la cage thoracique l’ont mis dans un état d’extrême faiblesse.
Mary Hughes-Thomson, Américaine et Britannique, 68 ans. Elle a été frappée à plusieurs reprises, aux deux bras. Elle a sans doute les deux bras cassés. Alors qu’on l’amenait à l’hôpital, Mary a déclaré à un témoin qu’elle avait la conviction qu’on avait voulu la tuer.
Robbie Kelly, Irlandais, 33 ans. Il a été frappé au visage et sur le corps au moyen de crosses de fusils. Les lèvres éclatées, des côtes fêlées et 7 points de suture à son oreille gauche.
Omer Allon, Israélien, 24 ans, souffre de coupures et d’entailles aux deux jambes. Il a le corps couvert d’hématomes.
Les militants internationaux ont été délestés de leurs argent et de leur passeport par les attaquants, lesquels avaient tous sans doute moins de vingt ans, d’après divers témoignages. Des Palestiniens ont pu être attaqués également dans la région, mais nous n’avons pas d’information à ce sujet pour le moment.
Plus de cent volontaires internationaux se trouvent dans les Territoires palestiniens occupés, dans le cadre d’une action du Mouvement international de solidarité : la Campagne de Collecte des Olives. Pour plus d’information à ce sujet, consulter le site web : http://www.palsolidarity.org.
Des militants internationaux et israéliens assurent une présence permanente dans le village de Yanoun, afin de tenter d’assurer sa protection contre les attaques des colons israéliens, dirigées contre les habitants, mais aussi contre leurs cultures (oliveraies). La semaine dernière, les habitants de Yanoun, ne pouvant plus supporter les agressions permanentes des colons et la police et l’armée israéliennes leur refusant leur protection, avaient quitté leur village. Ils y sont retournés il y a seulement quelques jours, accompagnés par des militants israéliens et d’autres nationalités, qui pouvaient explorer les lieux, témoigner et les protéger.
Les blessés sont soignés à l’hôpital/clinique Lijnat al-Zakaat, à Aqraba.
[Le Centre Palestinien pour le Rapprochement entre les Peuples est une ONG sans but lucratif, créée en 1988, au cours de la 1ère intifada.  Il assure des services sociaux, des programmes de formation professionnelle pour les jeunes. Il est très engagé dans la résistance non-violente à l’occupation israélienne en Palestine.]
                                                      
Revue de presse

                                                              
1. Amerisraël ou l'ivresse de la puissance par Rudolf El-Kareh
in la Revue d'études palestiniennes N° 85 - Automne 2002
"Si nous avions recherché le soutien de l'ONU dès le début de la crise, c'était dans la perspective de forger un consensus international, et non parce que nous estimions avoir besoin de son mandat. L'ONU nous fournissait une protection politique supplémentaire. Nous n'avons jamais pensé que sans sa bénédiction, nous ne pouvions ni ne voudrions intervenir". (…) "la résolution de novembre de l'ONU fut une mesure politique prise pour sceller la solidarité internationale et renforcer le soutien américain intérieur en expliquant clairement que nous pourrions recourir à la force et à quelle date". "Mais (…), une fois de plus, nous nous retrouvions devant l'obligation de faire la part des choses entre le pouvoir inhérent du Président de recourir à la force et le soutien explicite du Congrès."
Qui écrit cela ?- Brent Scowcroft. Le conseiller à la sécurité de Georges Bush père, c'est-à-dire le chef, en 1991, du National Security Council (le NSC) - dont les fonctions sont occupées aujourd'hui, auprès de Bush fils, par Condolezza Rice - inaugure par ces mots le chapitre XVII de l'ouvrage qu'il avait co-signé en 1998 avec l'ancien président des Etats-Unis ( A la Maison-Blanche, Quatre années pour changer le monde, cf. REP - Revue d'études palestiniennes - printemps 1999, N°19).
Comme en une sorte de prémonition, ce chapitre est intitulé…"Cacophonie". Sa relecture permet de remettre dans leur contexte les ébahissements étonnés d'aujourd'hui devant les divergences qui séparent - mais jusqu'à quand, et jusqu'à quel point ? - les principaux pôles du pouvoir américain sur le "sort" qui sera celui de l'Irak dans les prochaines semaines. Si tant est que le destin réservé à ce pays n'aura pas été, d'ores et déjà, soumis au fléau de l'injustice impériale, sous une forme expiatoire et vengeresse dessinée autour des symboliques commémoratives du crime commis le 11 septembre 2001.
L'ouvrage livre également quelques clés permettant de décrypter les mécanismes de fabrication de la décision politique américaine qui ne doit, par exemple, nullement [se priver] des "occasions de jouer sur une provocation pour recourir à la force". Mais c'est surtout le rôle attribué au président qui demeure essentiel. "Le leadership présidentiel" doit s'imposer dit George Bush père "en tant que principal maître d'œuvre de la politique étrangère américaine". Il doit faire "ce qui est bon pour le pays quand bien même cela implique de prendre des mesures impopulaires".  Il ne doit "se préoccuper de l'opinion publique que dans un deuxième temps". Et surtout, surtout : "En matière de politique étrangère ce leadership inhérent à la fonction présidentielle implique que les présidents ne se rallient pas à des opinions consensuelles mais s'appliquent à forger un consensus tant intérieur qu'extérieur".
Mais c'est l'aveu de Bush père concernant l'attitude qu'il aurait adoptée si le Congrès avait fait obstacle au recours à la force qui demeure particulièrement significatif : " En vérité, dit-il, même si le Congrès n'avait pas voté cette résolution [ du 12 janvier 1991, autorisant ce recours ] j'aurais ordonné à nos troupes  de partir au combat. Je sais que cela aurait provoqué un tollé, mais il n'y avait pas d'autre solution (…). J'étais sûr que la Constitution m'en donnait le pouvoir".
Ces précisions sur la méthode du pouvoir exécutif et le rappel succinct des jeux de sérail qui se sont succédés à Washington durant l'été peuvent  éclairer singulièrement la démarche de la Maison-Blanche dirigée par Bush fils, dans la nouvelle et dangereuse aventure moyen-orientale à laquelle se préparent les Etats-Unis. Le "jeu politique" de l'équipe Bush père avait consisté à jouer et à se jouer des différentes instances impliquées dans le processus de décision - l'ONU et le Congrès des Etats-Unis, notamment - afin de "construire" le fameux consensus permettant le déclenchement des hostilités militaires en respectant le formalisme juridique national et international permettant de légitimer l'engagement des forces armées américaines. L'entreprise ( il ne faut pas oublier que 47 sénateurs s'étaient prononcés contre la guerre ), avait été largement facilitée ( au delà des provocations-manipulations qui avaient précipité l'aventure irakienne au Koweit ) par l'agression militaire en elle-même d'une part et par le désarmement politique de l'ex-URSS.
La situation actuelle est bien différente. Un gouffre sépare les conditions de la crise de 1991 de celles qui prévalent aujourd'hui dans la région et dans le monde. L'Irak ne fait pas figure d'agresseur, mais bien d'agressé, au delà des appréciations portées sur son régime politique - qui fut longtemps un pilier de la politique américaine au Moyen-Orient (1) . L'ONU marginalisée est devenue une chambre d'enregistrement où se mènent quelques combats d'arrière-garde destinés à préserver la relique que représente la Charte des Nations-Unies, en prévision de jours meilleurs où les nations ploieraient un peu moins sous le poids de la force écrasante de l'hyperpuissance impériale dans ses rapports avec le reste du monde.
Dans ces conditions la "cacophonie" qui a prévalu à Washington débouchera inéluctablement sur une "synthèse" dans laquelle les mécanismes formels juridico-institutionnels, finalement "respectés" viendront  broyer les velléités critiques concernant les questions de fond. Mais ce respect des formes dont se satisfont la plupart des sénateurs, souvent pour des raisons de bas électoralisme, ne saurait masquer les mutations qui depuis le 11 septembre dernier ont profondément bouleversé le jeu des pouvoirs dans le sérail impérial. Si dans certains milieux on ne se refuse pas à parler de coup d'Etat, une chose est désormais évidente : le jeu des équilibres entre les différents pôles du pouvoir central américain est aujourd'hui faussé. Le Département d'Etat, et jusqu'à nouvel ordre le Congrès sont marginalisés. Le pouvoir exécutif réel est désormais de plus en plus ouvertement exercé par un véritable triumvirat de radicaux fondamentalistes et/ou d'extrême-droite : le vice-président Richard (Dick) Cheney (2) , le Secrétaire d'Etat à la Défense ( au Pentagone ), Donald Rumsfeld, et la responsable du Conseil National de Sécurité, Condoleezza Rice. Ce triumvirat est secondé par un groupe d'idéologues fondamentalistes d'extrême-droite, notamment le deuxième personnage du Pentagone, Paul Wolfowitz, Richard Perle, ancien de l'administration Reagan, qui préside aujourd'hui le Pentagon's Defense Policy Board ( qui s'est illustré par la charge récente contre l'Arabie Saoudite ), Robert Kagan et William Kristol, qui sortis de leur relative marginalité du début des années 1990, ont vu progressivement triompher leurs thèses sur "l'hégémonie bienveillante et nécessaire de l'Amérique" sur le reste du monde (3) . Par une démarche simpliste systématique et pour déblayer toute opposition à ses vues, ce triumvirat, dans la ligne fixée par George Bush fils lors de la guerre d'Afghanistan ( "qui n'est pas avec nous est contre nous" ) a pris le parti de diaboliser ses contradicteurs sous l'accusation d'anti-patriotisme, comme s'en plaignaient ouvertement plusieurs sénateurs américains dans la presse anglo-saxonne.
La plupart des censeurs de la politique dite "unilatéraliste" qui prévaut à Washington s'inquiètent moins de l'avenir du Moyen-Orient que des formes "incorrectes" de la démarche des actuels dirigeants américains. Très peu nombreux sont ceux qui posent la question de savoir de quel droit les Etats-Unis - plus particulièrement leurs centres de pouvoirs hégémoniques actuels, le Pentagone et le NSC ( le Conseil National de Sécurité ) qui ont consolidé leur mainmise "civile" avec l'aide notamment du département de la Justice dirigé par John Ashcroft, un illuminé qui pense que "l'Amérique tient son pouvoir de Jésus" - de quel droit ce pays décide du sort de populations entières. Et au nom de quoi devrait-on accepter, sans autre forme de procès,  une série de détournements moraux et politiques construits sur un ensemble d'amalgames qui tiennent lieu de raisonnement, et dont le seul objectif est de " renforcer la puissance américaine et la déployer sans complexe au service de buts globaux définis par les Etats-Unis", comme le précise, sans aucun complexe en effet l'un des principaux idéologues de l'unilatéralisme américain, Charles Krauthammer, dans la définition que donne lui-même, de celui-ci. Même et y compris si ces objectif hypothèquent ou détruisent l'avenir des peuples du monde.
L'amalgame "juridique" principal a été délibérément conçu par la Maison-Blanche. Les conseillers juridiques de cette dernière et notamment le premier d'entre eux, Alberto Gonzalez, ont en effet décrété, au mépris de l'avis majoritaire des juristes académiques que le président des Etats-Unis n'avait pas besoin de l'aval du Congrès pour mener la guerre contre l'Irak puisque le mandat donné onze ans auparavant à Georges Bush père avait toujours force de loi. Mais c'est le vice-président lui-même, aussi présent sinon plus, d'ailleurs, sur le devant de la scène politique que le président, qui a martelé la position du triumvirat, notamment lors d'un discours tenu le 26 août devant les anciens combattants dans le Tennessee. Il faut agir rapidement contre le régime irakien avait-il dit en substance car "le temps joue contre nous", et " les risques de l'inaction [sont] plus grands que ceux de l'action". Il avait ajouté que l'objectif était le "désarmement de l'Irak", précisant que pour mener l'action guerrière le pouvoir exécutif américain n'avait besoin de l'aval ni du Congrès, ni de l'ONU, ni de quiconque. On apprenait aussi que le Pentagone avait déjà commencé à acheminer des armes et de l'équipement lourd vers le Golfe tout en prolongeant d'un an la durée de service de plus de 15000 réservistes (4) , tendance qui allait se confirmer progressivement.
L'option guerrière s'est trouvée ainsi confirmée sur le terrain du dispositif militaire, le Pentagone anticipant le "débat" projeté au Congrès sur lequel le porte-parole de la Maison-Blanche n'a pas laissé de doutes. Il n'est nullement question de demander au Congrès l'autorisation de faire la guerre. "Au cas où il serait amené à lancer une attaque contre l'Irak, le président se consultera avec le Congrès" a répété Ari Fleischer. Ces multiple nuances qui donnent l'illusion d'associer les instances législatives ( et dont de nombreux sénateurs sont prêts à se satisfaire ) à la décision d'attaquer l'Irak apparaissent comme autant de "concessions" de la part des faucons du triumvirat, mais sont en réalité l'expression d'une méthode destinée à "forger le consensus" autour du président. Il faut en effet se souvenir que les premiers assauts verbaux contre l'Irak avaient pris pour thème central "la nécessité de procéder au changement du régime irakien" au prétexte qu'il ferait partie du fameux "axe du mal", ce nouveau diable inventé dans la foulée du 11 septembre. L'opposition qui s'était manifestée, notamment en Europe et dans le monde arabe avait conduit à une métamorphose de l'habillage idéologique destiné à justifier la décision de mener une nouvelle guerre contre l'Irak, posée comme une continuation inéluctable du processus martial inauguré par les Etats-Unis après le forfait commis le 11 septembre 2001 par leurs anciennes créatures.
L'amalgame commençait alors à prendre forme sous l'aspect d'un abus de droit et d'un viol de la raison logique : la guerre menée sous le mandat de l'ONU pour libérer le Koweit, l'assaut mené contre l'Afghanistan après le du  crime du 11 septembre, et la campagne en préparation pour "changer le régime irakien" seraient de même nature, et relèveraient du même ordre juridique. L'hérésie de la démarche était si évidente que même Henry Kissinger, pourtant fervent défenseur de la guerre contre l'Irak estima qu'il fallait changer "d'argumentaire", mettre une sourdine apparente au projet de changement de régime, et amplifier le discours ayant pour point focal la question des "armes de destructions massives". Le conseil fut suivi. Dès le 5 septembre George Bush annonçait "le coup d'envoi de "consultations tous azimuts, incluant les responsables du Congrès américain et les dirigeants des principales nations du monde (…) pour demander leur soutien à une stratégie musclée contre l'Irak (…)"et promettait aux "principaux responsables démocrates et républicains du Congrès (…) de les associer pleinement aux délibérations et de demander leur feu vert avant toute action". Il a également annoncé qu'il exposerait devant les Nations-Unies "la nécessité d'agir contre l'Irak" car "Saddam Hussein représente une menace sérieuse pour les Etats-Unis et aussi pour le monde (…) que ne rien faire face à cette sérieuse menace n'est tout simplement pas une option pour les Etats-Unis" confirmant ainsi ce qu'il fallait démontrer à savoir que l'option militaire prise par Washington devait être avalisée par l'institution internationale. "J'exposerai devant les Nations-Unies la duplicité de Saddam Hussein et je présenterai les moyens d'obtenir qu'il respecte ses obligations (…) Je rappellerai que depuis onze longues années Saddam Hussein s'est débrouillé pour jouer au plus fin et ignorer tous les engagements qu'il a pris pour ne pas se doter d'armes de destruction massive (…) et [ dans le pur style de cowboy texan qui est le sien ] je demanderai au monde de reconnaître qu'il se fiche du monde". George Bush fils a marqué également les limites fixées par les Etats-Unis, non seulement à l'organisation internationale, mais aux Européens hors Anthony Blair : "Il ne s'agit pas de problèmes d'inspecteurs mais de désarmement" (5) . Dans l'esprit de ces déclarations deux prises de position significatives venaient confirmer la stratégie de "forgeage du consensus" mise au point par la Maison-Blanche sous la férule du triumvirat décidé à la guerre. A l'issue de la rencontre avec le président américain, le chef de la majorité démocrate au Sénat Tom Daschle déclarait "que le Congrès pourrait voter une résolution sur une intervention en Irak dans le mois qui vient". Et dans une volte-face prenant à revers ses alliés européens mais également son propre parti, une fraction importante de son gouvernement, et une large partie de son opinion, Anthony Blair annonçait un "ralliement sans ambiguïté" au point de vue de Washington "sur la menace posée par Saddam Hussein" et commençait à "préparer son opinion publique à une intervention armée contre l'Irak" en annonçant la "publication (…) dans les prochaines semaines de preuves que l'Irak continue de produire des armes de destruction massive". Si l'on se souvient que c'est par une démarche identique que Tony Blair s'était rallié en octobre 2001 à la guerre contre l'Afghanistan ( des "preuves" que les experts britanniques avaient d'ailleurs raillé ), on peut dès lors comprendre que le Times du 4 septembre ait pu titrer : "Tout pointe vers une guerre avec l'Irak". Aux conseils de Kissinger, bien suivis, se sont ajoutés d'ailleurs ceux de James Baker, qui conseillait, lui, à l'administration de "chercher un casus belli"… "par exemple une résolution de l'ONU autorisant des inspections sans restrictions aucunes soutenues par tous les moyens nécessaires à sa mise en application et que Saddam Hussein aurait défié". Conseil si provocateur que George Will, chroniqueur du San Francisco Chronicle
n'hésitait pas, dans l'édition du 1er septembre 2002, à comparer le procédé à la provocation menée par Hitler le 1èr septembre 1939 pour lancer sa guerre contre la Pologne (6) .
L'argumentaire de propagande en faveur de la guerre est alors devenu répétitif : Saddam Hussein est un mégalomane aux décisions irrationnelles, ses armes de destructions massives ( dont il dispose assurément, au mépris des témoignages contraires des inspecteurs même de l'ONU, et de l'incapacité américaine de produire des preuves capables d'empêcher leurs alliés de les critiquer ouvertement - n'est-il pas significatif que pour la première fois depuis 1945, l'Allemagne se dissocie ostensiblement d'une décision américaine stratégique ? ), le changement de régime est impératif pour le futur de la région où se trouvent localisés des intérêts vitaux pour les Etats-Unis, enfin évidemment -rage dont on accuse son chien ! - Al-Qaïda, est bien sûr active en Irak.
Forger, toujours forger le "consensus".
En réalité cette obsession irakienne du triumvirat et de la Maison-Blanche, est loin d'être le seul fruit de la dynamique née du 11 septembre 2001. Celle-ci est venue l'amplifier. Il faut remonter plus loin pour comprendre la nature des forces à l'œuvre au sein de l'establishment américain et les racines d'une entreprise guerrière que le Secrétaire général de la Ligue Arabe n'a pas hésité à dire qu'elle "ouvrirait les portes de l'enfer". Elle est surtout le fruit d'un travail de lobbying commencé il y a plusieurs années, et dont la jonction avec la vision idéologique de l'extrême-droite chrétienne fondamentaliste qui a largement accédé au pouvoir avec la désignation de George W. Bush à la tête des Etats-Unis, a produit l'actuel caractère explosif.
En "pressant son ami Georges Bush", à la fin du mois d'août dernier de "ne pas différer plus avant la guerre contre l'Irak", en distillant par le biais de la presse israélienne (Haaretz, notamment) des informations attribuées à des services de renseignements selon lesquelles la Syrie se doterait elle aussi d'armes de destruction massive, en annonçant le 4 septembre dernier à la télévision israélienne que… "la Libye pourrait être le premier pays arabe à disposer d'armes de destruction massive de la pire espèce" [allusion à l'arme nucléaire], et en ajoutant, dans le style grosse ficelle et clin d'œil : "Nous savons qui travaille avec les Libyens, qui les aide, nous savons qu'il y a des experts irakiens dans ce pays et il est possible que le tout soit financé par des capitaux saoudiens avec la collaboration du Pakistan et de la Corée du Nord", Ariel Sharon n'a pas ajouté simplement son grain de sel à la propagande en cours. Il a révélé la partie immergée de l'iceberg.
La "vision" véhiculée aujourd'hui par les dirigeants au pouvoir à Washington, et notamment par le triumvirat font écho à des idées "examinées" depuis plusieurs années par trois groupes de "réflexion" et de lobbying ultra-conservateurs (7) . Le premier est le CSP ( Committee on the Present Danger), un groupe de faucons rassemblés dès 1976, particulièrement actifs contre la présidence Carter, défenseurs zélés du Likoud, et qui se sont largement rapprochés des centres du pouvoir avec l'accession de Ronald Reagan à la présidence des EtatsUnis.
Les deux autres sont le JINSA (Jewish Institute for National Security Affairs) et son jumeau le CSP (Center for Security Policy). Ces deux regroupements, reliés en réseau ont constitué le creuset dans lequel a pris forme la politique américaine de relance de la course aux armements. Depuis plus de vingt ans plusieurs dizaines de leurs membres ont accédé à des postes de responsabilité au sein de la haute administration. L'exemple le plus flagrant de ce système de vases communicants est aujourd'hui celui de Richard Perle l'un des faucons les plus durs du Pentagone qui occupe simultanément le poste de conseiller auprès des deux organisations et de président du Conseil de défense du Pentagone. Le JINSA/CSP "considère qu'il n'existe aucune différence entre les intérêts de sécurité nationale américains et israéliens", et l'un de ses membres les plus influents, Michaël Ledeen, mène campagne depuis 1996, non seulement en faveur de la guerre contre l'Irak, mais pour ce qu'il désigne par "guerre totale", destinée à obtenir par n'importe quels moyens des changements de régime en Iran, en Syrie, en Arabie Saoudite et au sein de l'Autorité Palestinienne. La "Grande Strategie pour le Moyen-Orient" définie par le JINSA, et exposée au Pentagone dans le courant du mois d'août dernier, considère que "l'Irak constitue l'objectif tactique de la stratégie offensive américaine dans la région, et l'Arabie Saoudite son objectif stratégique". Dick Cheney, John Bolton ( aujourd'hui sous-secrétaire d'Etat au contrôle des armements), Richard Perle, James Woolsey ( des forcenés de la nouvelle guerre contre l'Irak), Jeane Kirkpatrick ( ancien ambassadrice à l'ONU ), ou encore Eugène Rostow, étaient des conseillers associés du JINSA jusqu'à l'accession de Bush fils à la présidence. C'est au sein de cette association que les "idées" reprises par les durs de l'administration Bush ont été conçues. Le JINSA est ainsi à l'origine de la perception relayée depuis plus d'un an selon laquelle " non seulement Yasser Arafat contrôle la violence mais il l'orchestre afin de protéger son protecteur Saddam Hussein" (sic). C'est également le JINSA qui est à l'origine du projet d'exploitation du pétrole dans les réserves naturelles de l'Arctique, en Alaska, "afin de limiter les dommages causés par les Arabes". Des dizaines d'autres exemples peuvent être cités sur les liens en réseau du JINSA avec les industries américaines et israéliennes de l'armement, dont de nombreuses sociétés sont directement représentées au sein de l'appareil administratif ou législatif par des sénateurs siégeant au sein des conseils d'administration (8) . C'est également au sein du JINSA/CSP que furent d'abord conçus les argumentaires qui aboutirent à l'abrogation du traité ABM par l'administration Bush, au début de l'année 2002. Le lobby affirme d'ailleurs ouvertement son opposition à toute forme de traité international en matière d'armement (9), et développe les argumentaires concernant l'opposition des Etats-Unis à tout traité international en matière d'armes chimiques ou encore contre la Cour Pénale Internationale.
C'est sous la plume de Richard Perle que fut élaboré un document intitulé "Une nouvelle stratégie pour sécuriser le Royaume" lequel fut étudié avec Benjamin Natanyahu en vue de "provoquer des changements de régimes dans la région par le biais de leur déstabilisation". C'est dans l'esprit de ce document que la réunion du Pentagone consacrée notamment à l'Arabie Saoudite a pu considérer que la " "guerre contre l'Irak, serait l'occasion de re-modeler le Moyen-Orient selon des profilages conformes aux lignes israélo-américaines". Dans ce même document on peut notamment lire que "la seule paix possible est celle dans le cadre de laquelle les Arabes accepteraient inconditionnellement nos droits (…) nobles et légitimes, notamment en matière territoriale, et pour lesquels nous avons attendu 2000ans". On y lit également qu'Israël "devra "reprofiler" son environnement stratégique notamment en chassant Saddam Hussein pour placer l'Irak sous l'influence de la monarchie hachémite (…) et que l'effet de domino y déstabilisera l'environnement régional du Liban à l'Iran en passant par la Syrie". L'ensemble de ces projets rejoint sur le fond le document élaboré en 1979 par Oded Yinon, le conseiller spécial de Menahem Begin, sous le titre de "Une stratégie pour Israël dans les années 80", dont l'objectif était de provoquer une déstabilisation-recomposition du Moyen-Orient sur une base communautaire, lui-même conçu à partir des plans élaborés - déjà ! - par Bernard Lewis pour le Pentagone en 1940.  Une première tentative de déstabilisation fut entamée par l'invasion du Liban par les armées du général Sharon, en 1982. Elle a finalement échoué, mais au prix d'un immense bain de sang et de graves et durables blessures infligées  à ce pays. La nouveauté, est la jonction directe profondément idéologique des principaux dirigeants américains issus du fondamentalisme religieux extrémiste, et notamment du triumvirat d'extrême-droite qui contrôle aujourd'hui les principaux centres de pouvoir à Washington, avec l'extrême-droite au pouvoir en Israël. Cette jonction, et la politique "d'attentisme" concernant la question palestinienne, montre que la gestion du temps par les autorités américaines et israéliennes actuelles  préfigure de nouveaux bouleversements à venir, dont le projet d'un nouveau "transfert" de populations palestiniennes ne serait pas le moindre. Cette jonction structurelle des intérêts de factions "amérisraéliennes" contrôlant les leviers de pouvoir au sein des deux appareils d'Etat est d'autant plus dangereuse qu'elle se nourrit d'une ivresse de puissance dont on ne voit pas qui pourrait, en l'état actuel de tétanie des relations internationales, la contenir.
Les sombres projets qui se profilent sous le masque de la nouvelle guerre américaine en Mésopotamie, donnent libre cours à des fantasmes particulièrement dangereux, et réveillent de vieux démons aux conséquences dévastatrices. Des forces centrifuges et de dislocation apparaissent çà et là au Moyen-Orient, trouvant dans des argumentaires locaux des raisons de voguer sous le feu de la puissance impériale. Certains, à Washington ou ailleurs, estiment ainsi, à titre d'exemple, que le rôle stratégique de l'Arabie Saoudite né dans le sillage de la première et surtout de la deuxième guerre mondiale, du système des blocs et de la guerre froide serait désormais révolu. Que cela permettrait à  d'autres, spoliés, de prendre leur revanche sur l'Histoire. Des messianismes se réveillent relayés par des fondamentalismes religieux qui n'ont rien à envier à ceux d'entre eux qui ont pu inspirer le crime du 11 septembre, et par leurs porte-voix communautaires ou politiques. Le pétrole qui en est l'un des principaux soubassements occultes risque de transformer à son tour le Moyen-Orient en nappe de feu que nul pompier ne saurait éteindre alors que les pyromanes sont nombreux. Qui sera en mesure d'empêcher "les portes de l'enfer" de s'ouvrir au Moyen-Orient ? [Rudolf el-Kareh - Août 2002]
- Notes :
(1) Cf. R.el-Kareh, L'impérium américain, le monde, le chaos, REP N°82, hiver 2002 pp. 7-16.
(2) Bien qu'appartenant au parti républicain son épouse, Lynn, a fondé avec l'ancien candidat DEMOCRATE à la vice-présidence, Jo Libermann, un groupe de soutien inconditionnel à l'Etat d'Israël. Ce qui est aussi l'un des signes que de nombreux clivages qui traversent aujourd'hui la société politique américaine sont des clivages qui passent à l'intérieur des partis.
(3) Cf. R.el-Kareh, L'axe euro-méditerranéen pour conjurer l'américanisation du monde, Pôles, oct-déc. 1996.
(4) The Guardian, 27 août 2002.
(5) Les citations sont reprises de dépêches AFP et Reuters.
(6) Des soldats SS revêtus d'uniformes polonais avaient attaqué une station de radio allemande à la frontière entre les deux pays.
(7) Cf. notamment, Jason A. Vest,"The man from Jinsa and CSP, The Nation, 2.07.2002
(8) The Nation, ibid
(9) Cf. The Guardian, 4.09.2002.
                                                                 
2. Nouveau coup dur pour Yasser Arafat par Georges Malbrunot
in Le Figaro du vendredi 1er novembre 2002

Les Palestiniens redoutent une coalition plus à droite
Le départ des ministres travaillistes du gouvernement d'Ariel Sharon est de mauvais augure pour les Palestiniens. Même si MM. Ben Eliezer, Pérès et leurs quatre autres collègues démissionnaires avaient cautionné la plupart des offensives militaires menées par le premier ministre Likoud depuis le déclenchement de l'intifada il y a deux ans, leur présence permettait de maintenir un canal de discussions, et, parfois, d'éviter des attaques, encore plus dures, contre les habitants de la Cisjordanie et de la bande de Gaza.
Yasser Arafat est le premier à s'inquiéter : « Il est regrettable que le Parti travailliste, qui lança le processus de paix, s'en aille et prenne ses distances de celui-ci, a-t-il déclaré à une chaîne de télévision israélienne. Pérès, qui signa avec moi les accords d'Oslo, s'écarte maintenant du processus de décision. »
La direction palestinienne redoute un virage encore plus à droite de la future coalition israélienne, et un tour de vis supplémentaire dans la répression de la violence. Quelques heures avant sa nomination, hier, au poste de ministre de la Défense, Arafat voyait en l'arrivée de Shaul Mofaz le signe avant-coureur d'un durcissement. « La désignation de Mofaz n'est pas celle du ministre de la Défense de Micronésie, ou d'un autre pays, le chef d'état-major de l'armée qui réprima l'intifada est aujourd'hui ministre de la Défense de l'Etat d'Israël », souligna Arafat en veine de dramatisation. « C'est une question très sensible qui pourrait affecter toute la région, ajouta-t-il. Que pouvons-nous attendre d'un gouvernement avec Sharon comme premier ministre, Mofaz à sa droite et Yaalon à sa gauche ? »
Le général Boogie Yaalon succéda en juillet dernier à Shaul Mofaz à la tête de Tsahal. Partisans tous les deux de punir sévèrement les émeutiers de l'intifada, le premier par le du soulèvement palestinien comme d'un « cancer » à traiter comme tel, tandis que le second épousa la plupart des options d'Ariel Sharon, à l'exception, pendant longtemps, de l'expulsion de Yasser Arafat.
Autre motif d'anxiété dans les territoires occupés : certains noms avancés pour remplacer les travaillistes réclament publiquement le transfert des habitants de la Cisjordanie et de Gaza, ce qui inquiète également les voisins jordaniens de l'Etat hébreu.
Moins pessimistes, d'autres estiment en revanche que le départ des héritiers d'Oslo dissipe enfin l'écran de fumée, né de leur présence dans un gouvernement qui renie ouvertement et depuis longtemps ces accords. « Pérès n'était là que pour la galerie, explique un intellectuel, il a avalé toutes les pilules de Sharon, ça n'a rien changé pour les Palestiniens. Maintenant, au moins, Sharon et ses amis de l'extrême droite vont se montrer pour ce qu'ils sont, ils n'auront plus de paravent pour plaire aux Occidentaux. » La tentation du durcissement risquerait en effet de contrarier les intérêts américains au Moyen-Orient. Washington ne veut pas d'un embrasement du conflit israélo-palestinien, avant une éventuelle guerre en Irak.
                                           
3. Dominique de Villepin : "Sur l'Irak, soyons unis et responsables"
in Le Figaro du lundi 28 octobre 2002

Le Conseil de sécurité de l'ONU aborde une semaine décisive en vue de l'adoption d'une résolution sur l'Irak que les Etats-Unis souhaitent apparemment obtenir avant les élections de mi-mandat au Congrès des Etats-Unis, le 5 novembre. «Nous avons atteint le point où nous devons prendre quelques décisions fondamentales au début de la semaine prochaine et aller de l'avant. Nous ne pouvons pas continuer à avoir un débat qui ne finit jamais», a déclaré samedi le secrétaire d'Etat américain, Colin Powell. «Il est temps de regrouper les questions en suspens dans une résolution, si possible. Et, si une résolution n'est pas possible, nous devrons l'admettre et aller de l'avant», a-t-il affirmé. Samedi, les opposants à une guerre en Irak ont fait entendre leur voix à Washington, notamment autour de la Maison-Blanche, lors d'un rassemblement de 100 000 personnes selon les organisateurs, plus de 50 000 selon des journalistes sur place. Les 15 membres du Conseil ont prévu de se retrouver aujourd'hui pour entendre le chef des inspecteurs de l'ONU, Hans Blix, après des consultations informelles cette semaine sur le projet américain. Dans une interview au Figaro, le ministre des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, explique pourquoi la France s'oppose au projet de résolution présenté la semaine dernière au Conseil de sécurité par les Etats-Unis.
LE FIGARO – Les Etats-Unis ont présenté un projet de résolution sur l'Irak qui ne satisfait pas la France. Quelles modifications souhaitez-vous obtenir ?
Dominique de VILLEPIN – Nous avons obtenu un accord sur l'idée d'un plan en deux temps. Dans un premier temps, le Conseil de sécurité doit définir les arrangements pratiques permettant l'envoi des inspecteurs en Irak et, dans un deuxième temps, si Bagdad ne satisfaisait pas à ses obligations, le Conseil de sécurité serait alors saisi à nouveau sur la base des rapports des inspecteurs.
Il faut que la résolution se conforme à l'esprit de ces deux étapes. Dès lors que nous sommes d'accord avec les Américains et l'ensemble de nos partenaires sur ce point, il ne faudrait pas que, dans le texte qui a été présenté par les Etats-Unis, s'ajoutent de nouveaux mécanismes qui contourneraient le dispositif prévu.
- Le texte américain fait déjà état de « violations patentes » de la part de l'Irak, sans attendre le rapport des inspecteurs. En évoquant dans le même paragraphe des « conséquences graves » – ce qui en jargon diplomatique équivaut au recours à la force –, le texte américain n'ouvre-t-il pas la voie à l'automaticité que vous cherchez à écarter ?
- Justement. C'est bien pour cela que nous souhaitons que les choses soient bien distinctes. Que l'on constate, d'une part, les manquements de l'Irak, dans le passé. Et que l'on constate dans la situation présente les engagements qui doivent être pris par l'Irak. Si ces derniers ne sont pas satisfaits, alors le Conseil de sécurité devra être saisi sur la base du rapport de M. Hans Blix, le chef des inspecteurs. Mais nous ne voulons pas d'automaticité du recours à la force partant d'une clause générale qui serait l'existence de « violation flagrante » dans le passé et qui légitimerait une action sans que le Conseil de sécurité soit à nouveau saisi. Il ne faut pas qu'il y ait, d'un côté, une démarche en deux temps et, d'un autre côté, un chèque en blanc qui pourrait justifier une action unilatérale.
- Le texte américain ne répond donc pas à vos exigences ?
- Nous avons longuement discuté avec les Américains pour que ce dispositif en deux temps soit respecté. Aujourd'hui, nous sommes face à un texte qui réintroduit des éléments d'automaticité que nous ne pouvons pas accepter. Des progrès doivent être faits. Il faut lever ces ambiguïtés. Les choses doivent être claires, il ne faut pas qu'il y ait d'automaticité du recours à la force et il faut que le Conseil de sécurité puisse à chacun de ces deux temps prendre ses responsabilités.
- La France insiste-t-elle pour qu'il y ait un deuxième vote, une deuxième résolution ?
- A partir du moment où le Conseil de sécurité est saisi sur la base du rapport des inspecteurs, n'importe quel Etat, dont la France, est en situation de présenter une résolution et donc de faire en sorte que le Conseil de sécurité puisse se prononcer.
- Donc il faut deux résolutions ?
- Il faut deux temps. Dans le deuxième temps, en fonction des circonstances, puisqu'il s'agira d'examiner l'ensemble des options possibles, libre à chaque pays dont la France de déposer une résolution.
Nous voulons nous concentrer sur ce qui doit être l'objectif de la communauté internationale : le retour rapide des inspecteurs des Nations unies, le désarmement et l'élimination des armes de destruction massive, à l'exclusion de tout autre objectif.
- La France va-t-elle présenter un texte différent de celui des Américains ?
- Nous abordons la dernière ligne droite d'une négociation difficile et importante. Nous sommes prêts à travailler sur la base du texte américain et nous sommes en contact permanent avec nos partenaires. Nous souhaitons que des progrès puissent être faits rapidement pour que l'on puisse aboutir à une résolution qui soit adoptée à l'unanimité des membres du Conseil de sécurité.
Pour être acceptée, une action doit bénéficier aux yeux de tous, y compris du monde arabe, d'une légitimité incontestable, fondée sur le droit et sur la morale. C'est pour cela que nous avons préparé une synthèse qui montre bien que l'on peut obtenir un texte qui satisfasse aux positions des uns et des autres. J'ai proposé une réunion au niveau ministériel du Conseil de sécurité pour lever les éventuels derniers blocages. Il est important que les principes fondamentaux auxquels nous sommes attachés soient respectés. Il ne peut y avoir d'ambiguïté sur ce point.
- Si les Etats-Unis mettent leur texte au vote, la France ira-t-elle si nécessaire jusqu'à apposer son veto ?
- Un très large soutien s'est exprimé dans la communauté internationale et au Conseil de sécurité visant à prévoir une décision en deux temps au Conseil de sécurité. Forts de ce soutien et forts de la très grande adhésion aux principes que nous défendons, d'une morale et d'une légalité internationale respectée intégralement, je crois que nous pouvons parvenir à un texte acceptable pour tout le monde. Si ce n'est pas le cas, nous prendrons nos responsabilités au Conseil de sécurité. C'est évident. Nous ne donnerons pas notre accord à un texte qui ne répondrait pas aux principes que nous défendons.
- Pensez-vous qu'un con-sensus est possible ?
- Pour nous, ce qui est important, c'est que le Conseil de sécurité puisse être saisi à chaque étape. La responsabilité collective, c'est quelque chose qui ne se délègue pas. Dès lors que le président Bush a accepté de passer par les Nations unies, il est important de respecter cette instance. C'est important parce que l'action de la communauté internationale doit être fondée à la fois sur une certaine idée de la morale et une certaine idée du droit. Nous serons d'autant plus efficaces que nous serons unis. C'est le premier principe auquel est attachée la France : l'unité du Conseil de sécurité et l'unité de la communauté internationale fondent la légitimité d'une action internationale. Nous pensons que nous pouvons aboutir à une résolution votée à l'unanimité au Conseil de sécurité. C'est pour cela que nous nous attachons à rallier la communauté internationale, y compris le monde arabe. Cela est très important, car l'efficacité en Irak doit s'appliquer à tout un processus qui, inévitablement, ne peut qu'être long.
- La France ne risque-t-elle pas d'apparaître, aux Etats–Unis notamment, comme le pays qui fait obstacle à une action en Irak ?
- L'enjeu, ce n'est pas la relation entre la France et les Etats-Unis. Elle est excellente. Nous travaillons dans un esprit de solidarité et de coopération. L'enjeu de cette résolution, c'est l'attitude de la communauté internationale face à une crise, en l'occurrence la crise irakienne, et c'est la capacité de la communauté internationale à s'organiser pour définir les règles d'un nouvel ordre mondial. C'est un enjeu qui dépasse le cadre de l'Irak.
- Que répondre à ceux qui, comme les Américains qui accusent les Français de ne vouloir qu'une chose : éviter la guerre en Irak ?
- Le recours à la force est pour nous un dernier recours. Evidemment, nous prendrons nos responsabilités au Conseil de sécurité et nous examinerons toutes les options, y compris le recours à la force. La France ne peut être plus claire. On ne peut pas accuser la France de chercher à se dérober alors que notre conviction, c'est justement que la communauté internationale puisse se prononcer à travers le Conseil de sécurité. Mais, pour être efficaces, il faut être uni et il faut être légitime. C'est en se fondant sur la morale et sur la légitimité internationale que nous serons forts et que nous fonderons un nouvel ordre international acceptable pour tous. Rien ne serait pire qu'une action qui puisse être critiquée et discutée, qui puisse faire l'objet d'une contestation parce qu'alors nous ajouterions non pas de la stabilité mais de l'instabilité. En poursuivant une logique de force, nous aggraverions l'instabilité du monde. Ce n'est évidemment pas le sens de la démarche française qui est une démarche de responsabilité collective qui va dans le sens d'un monde plus stable et plus juste.
- A travers cette bataille à propos d'une résolution sur l'Irak, c'est donc tout le système de sécurité collective qui est en jeu ?
- Il est de l'intérêt de tous, y compris des Etats-Unis, de parvenir à une résolution qui marque l'adhésion de toute la communauté internationale. C'est effectivement le principe même de la sécurité et de la responsabilité collective qui est en jeu. Avec la montée du terrorisme et de l'intégrisme, nous devons être de plus en plus solidaires. C'est face à l'aggravation de l'intolérance et du fanatisme que les idées françaises de tolérance et de dialogue des cultures sont aussi importantes. Il faut préserver l'esprit de la communauté internationale et c'est pour cela que, dans le cadre des Nations unies, la prise en compte des voix de chacun des Etats est si importante : c'est la condition qui doit nous permettre d'être efficaces contre le terrorisme, contre la prolifération et contre la montée des intégrismes. Mais, pour cela, il ne faut pas céder à la peur, il ne faut pas céder à la spirale de la violence. Il ne faut pas imaginer que l'on peut tout résoudre par la force. Pour éviter la fracture mondiale et le choc des civilisations, nous devons être fidèles à nos valeurs et à nos principes. Et c'est forts de ces valeurs que nous contribuerons à édifier un monde qui soit respectueux collectivement de certaines règles qui nous mobilisent aujourd'hui aux Nations unies.
- La prise d'otages par un commando tchétchène à Moscou peut-elle modifier la position de la Russie ?
- Il s'agit de deux choses bien différentes, mais la multiplication des menaces terroristes montre la nécessité de maintenir unie la communauté internationale. Les risques du terrorisme comme ceux de la prolifération nucléaire montrent la nécessité d'être unis. Pour être efficaces, il faut être unis.
- Ne craignez-vous pas que les Etats-Unis cherchent à passer en force, au besoin sans l'aval des Nations unies ?
- Il y a une trop grande multiplication des crises, il y a une trop grande multiplicité des problèmes pour que la communauté internationale puisse s'offrir le luxe d'aborder dans le désordre les problèmes du monde. Le recours à la force seule n'est pas susceptible d'introduire plus de stabilité. On le voit tous les jours au Proche-Orient. Il faut une approche déterminée, cohérente et unie. Le recours à la force peut être nécessaire, mais il doit s'accompagner d'une vision politique. Il doit s'accompagner d'une action collective déterminée de la communauté internationale. Il n'y a pas de remède miracle.
                                                               
4. Le conflit Israël-Palestine ou le "complexe de Massada" par Michel Staszewski
in la revue Golias N° 85-86 (automne 2002)
[Michel Staszewski est Professeur d’histoire dans l’enseignement secondaire en Belgique et coauteur du "Manifeste pour un juste règlement du conflit israélo-palestinien. Des Juifs de Belgique s’impliquent et s’expliquent". Le texte de ce manifeste (en français, néerlandais et anglais) ainsi que la liste de ses signataires figurent sur le site Internet www.israel- palestine.be]
S’informer pour comprendre et agir
Si j’en crois ce que je lis, vois et entends autour de moi, pour une grande partie de l’opinion européenne, y compris pour pas mal de journalistes des médias les plus regardés, écoutés ou lus, le conflit israélo-palestinien serait un drame insoluble fait d’un enchaînement fatal de violences de plus en plus extrêmes entre des communautés nationales et/ou religieuses opposées l’une à l’autre depuis la nuit des temps car trop différentes pour se comprendre. Pour d’autres, ce conflit serait inextricable du fait de sa complexité. De tels jugements permettent de « rester au balcon » avec bonne conscience.
Je suis, pour ma part, engagé depuis près de trente-cinq ans (1)  dans le combat pour un règlement juste du conflit israélo-palestinien. Cet engagement personnel est étroitement lié à un continuel effort d’information pour comprendre les tenants et aboutissants du conflit ainsi que les points de vue des uns et des autres. Avec le présent article, je poursuis, en toute immodestie, un objectif ambitieux : contribuer à faire « descendre de leur balcon » quelques lecteurs peu ou mal informés en leur fournissant des clés de compréhension de cet interminable conflit (2)  et en inciter quelques autres à balayer les « bonnes raisons » qu’ils auraient de ne pas s’engager, malgré leur connaissance approfondie du sujet.
Un conflit complexe mais explicable
Je ne crois pas à la fatalité. Les guerres, tout comme les crises économiques, sont le fait de décisions humaines. Des êtres humains sont responsables du déclenchement de ces drames, responsables de leur durée, responsables de leur dénouement. Dans le cas du conflit  dit « israélo-arabe », les acteurs, nullement limités à la région directement concernée, ont été et sont multiples. Ce conflit est donc complexe, comme l’ont été beaucoup de ceux qui l’ont précédé, à commencer par les deux guerres mondiales. Ce qui n’a pas empêché les engagements volontaires et conscients de nombreux citoyens, souvent contre leurs propres dirigeants politiques et à l’encontre des opinions dominantes du moment, au nom de leur conception de ce qui était juste. Car ce qui est complexe n’est pas pour autant inexplicable. La complexité ne doit empêcher ni le jugement, ni l’engagement, particulièrement quand des vies humaines sont quotidiennement en jeu. Mais s’engager en conscience implique de faire l’effort de s’informer pour comprendre.
Pour comprendre pourquoi Palestiniens et Israéliens se trouvent aujourd’hui enfermés dans une impasse sanglante et pour entrevoir une possibilité d’en sortir, il est nécessaire de remonter aux origines de ce conflit. 
Le sionisme ou la séparation comme réponse à l’antisémitisme
Dans le dernier quart du XIXe et au début du XXe siècle, les communautés juives d’Europe furent victimes de nombreuses manifestations d’antisémitisme dont les pires furent les pogroms perpétrés dans l’Empire russe qui coûtèrent la vie à des dizaines de milliers de personnes. Contemporain de ces tragiques événements, Theodor Herzel, journaliste autrichien, fut un témoin privilégié des violences antisémites qui ponctuèrent, en France, l’affaire Dreyfus (3) . Il en conclut que si même le pays de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 pouvait être touché à ce point par des manifestations de haine antisémite, il ne restait qu’une seule solution aux Juifs pour vivre en paix : la séparation d’avec les non-juifs par le regroupement des Juifs dans un Etat qui leur serait propre. Le projet politique sioniste (4)  fut donc fondé sur la conviction qu’une cohabitation harmonieuse entre les minorités juives et les populations non juives majoritaires dans les Etats où ils vivaient était décidément impossible.
Jusqu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, l’idéologie sioniste resta minoritaire parmi les Juifs d’Europe orientale, centrale et occidentale et quasi absente des autres communautés juives dont les membres, il est vrai, vivaient généralement en bonne entente avec leurs voisins non juifs.  
Le projet de création d’un Etat juif s’inscrivait dans le grand mouvement nationaliste qui s’était développé de par le monde dès le début du XIXe siècle et qui, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, visait à permettre à chaque communauté nationale de disposer d’un Etat indépendant. Aux yeux des opinions publiques européennes cependant, ce principe ne s’appliquait qu’aux peuples « évolués ». Nous étions en effet à l’époque du colonialisme européen triomphant et il allait de soi que ce qui valait pour les peuples « civilisés » ne pouvait valoir pour les peuples « primitifs » ou « sauvages ».  Est-ce pour cela que les premiers sionistes considérèrent que la Palestine, pourtant peuplée d’un demi million d’Arabes, était « une terre sans peuple » ?
De plus en plus de terres de Palestine réservées aux Juifs
Pour concrétiser son rêve, le mouvement sioniste mit tous ses efforts dans l’appropriation d’un maximum de terres, achetées à leurs riches propriétaires souvent absents (vivant au Liban, en Syrie ou en Turquie) et livrées, selon les contrats de vente, « libres d’habitants » (5) . Ces terres étaient dès lors repeuplées d’immigrants juifs, de plus en plus nombreux. De 1917 à 1939, cette politique fut incontestablement favorisée par l’autorité mandataire (6)  britannique.
A partir de 1920, cette colonisation de peuplement entraîna une série de révoltes de la population arabe de Palestine, évincée de territoires de plus en plus vastes.
Néanmoins, l’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne et la politique de plus en plus férocement antisémite menée à l’encontre des Juifs allemands puis autrichiens engendra une accélération du mouvement d’émigration de Juifs européens, entre autres vers la Palestine. Après la Deuxième Guerre mondiale, la révélation de la réalité et de l’ampleur du judéocide nazi créa les conditions de l’acceptation par la majorité des Etats européens du principe de la création d’un Etat juif en Palestine. Et ce fut le partage de 1947 décidé par l’Assemblée générale de l’O.N.U. contre l’avis des Etats arabes. Il prévoyait la division de la Palestine en trois entités : un Etat juif constitué de 55% du territoire et peuplé de 500.000 Juifs et de 400.000 Arabes ; un Etat arabe peuplé de 700.000 Arabes et de 10.000 Juifs ; la zone de Jérusalem, sous administration de l’O.N.U., peuplée de 100.000 Juifs et de 105.000 Arabes. Le refus arabe de ce plan ne s’explique pas uniquement ni même principalement par la manière dont le territoire de la Palestine avait été réparti entre Arabes et Juifs. C’était le principe même de la partition qui était considéré par la plupart des Arabes de Palestine comme inacceptable car il signifiait concrètement que les habitants arabes du territoire dévolu aux Juifs seraient de fait considérés comme des étrangers dans leur propre pays et que par contre, conformément au projet politique sioniste, tous les Juifs du monde y seraient les bienvenus (7).
Et ce fut la guerre de 1947-1949, guerre qui donna l’occasion au mouvement sioniste d’étendre son contrôle territorial à 78 % de la Palestine mandataire et d’en évincer la plupart des habitants arabes (8).  En 1949, de 700 à 800.000 Arabes palestiniens étaient devenus des réfugiés. 150.000 d’entre eux, demeurés dans l’Etat juif, vécurent sous un régime militaire jusqu’en 1966.
En 1967, la « Guerre des Six Jours » permit à l’armée israélienne de prendre le contrôle du reste de la Palestine (9) , autrement dit de Jérusalem-est, de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Ces événements provoquèrent un nouvel exil de plusieurs centaines de milliers de Palestiniens qui vinrent grossir les rangs des réfugiés, essentiellement en Jordanie. L’occupation des territoires nouvellement conquis commença dès le lendemain de cette conquête par la destruction du pâté de maisons de la vieille ville de Jérusalem qui longeait le « Mur des Lamentations ». Depuis 1967, la colonisation juive de ces territoires est allée sans cesse en s’accélérant, même après la signature des accords d’Oslo en 1993, et quel que fut le gouvernement au pouvoir.
En 1988, 68 ans après la première révolte des Arabes de Palestine contre l’immigration juive et les acquisitions de terres par les Juifs, le Conseil national palestinien (parlement en exil) reconnaissait le droit à l’existence de l’Etat juif. En 1993, l’O.L.P. admettait la souveraineté de l’Etat d’Israël dans ses frontières de 1967 (avant la Guerre des Six Jours) ; elle acceptait donc que le futur Etat palestinien soit limité à 22 % de la Palestine mandataire, autrement dit à la Cisjordanie (y compris Jérusalem-est) et à la bande de Gaza.
Les « concessions généreuses » de Barak
C’est dans ce contexte que le Premier ministre Ehoud Barak voulut inscrire son nom dans l’Histoire comme celui qui aurait mis fin au conflit israélo-arabe, vieux d’un siècle. A Camp David, en juillet 2000, il crut pouvoir faire accepter par Yasser Arafat et son équipe de négociateurs un accord qui prévoyait la création d’un « Etat » palestinien démilitarisé, divisé en quatre entités séparées, dont les frontières seraient contrôlées par l’armée israélienne et constitué sur moins de 20 % de la Palestine mandataire. Selon ce plan, les principales colonies juives de Cisjordanie devaient être annexées à Israël. A Jérusalem-est, le Mur des lamentations et plusieurs zones désormais peuplées majoritairement de Juifs devaient rester sous souveraineté israélienne. Il devait en être de même pour le « Mont du Temple » (l’esplanade des mosquées) dont les Palestiniens auraient cependant pu obtenir la « garde permanente ». Les négociateurs israéliens refusèrent par ailleurs de reconnaître la moindre responsabilité de leur pays concernant la question des réfugiés. Tout au plus acceptèrent-ils l’idée du rapatriement, étalé sur dix ans, de quelques milliers d’entre eux, « pour raisons humanitaires ».
Les négociateurs palestiniens refusèrent ces « offres généreuses » et le désespoir et la colère s’installèrent auprès des leurs. Quelques semaines plus tard, Ehoud Barak autorisa Ariel Sharon, alors principal leader de l’opposition, à aller « visiter » le « Mont du Temple », accompagné d’une très imposante escorte armée. De jeunes Palestiniens manifestèrent leur indignation ; ils se heurtèrent à une répression des plus brutales : en 3 jours l’armée israélienne abattit 30 personnes et fit 500 blessés. L’«Intifada d’El Aqsa » avait commencé. Des négociations reprirent cependant à Taba (Egypte) en janvier 2001 entre les représentants israéliens et palestiniens, sous l’égide de l’administration Clinton finissante ; elles laissèrent entrevoir la possibilité de sérieuses avancées mais Ehoud Barak avait perdu sa majorité au parlement israélien et beaucoup de sa légitimité auprès de la majorité de l’opinion publique israélienne, comme allait le démontrer le résultat des élections de février 2001. C’est en effet le « faucon » Ariel Sharon qui fut élu Premier ministre d’Israël par une confortable majorité des électeurs juifs. Et les avancées de Taba restèrent lettre morte. 
Le sort actuel des Palestiniens
Dans quelles conditions vivent aujourd’hui (juillet 2002) les Palestiniens ?
Le million de ceux qui sont citoyens israéliens sont les moins mal lotis. Ils continuent cependant à être régulièrement victimes de discriminations. Cela se marque, par exemple, par la répartition très inégale des fonds publics entre les localités selon qu’il s’agit de communes peuplées de Juifs ou d’Arabes (il n’existe pratiquement pas de villes ou de villages « mixtes ») ou par la non-reconnaissance de l’existence même de cent-cinquante villages et hameaux regroupant environ 75.000 habitants, ce qui a pour conséquence que ces localités sont privées de tout service public ( pas de connexion aux réseaux d’électricité, d’eau ou de téléphone ; interdiction d’ouvrir de nouvelles écoles, …) ; leurs habitants se voient interdire toute construction de bâtiment ou de voirie (10) . Beaucoup plus insidieuse est la suspicion dont sont systématiquement victimes les Arabes israéliens, ce qui les exclut de quantité d’emplois et en fait les victimes de contrôles policiers systématiques. Cette suspicion n’a fait qu’augmenter depuis l’éclatement de la seconde intifada. C’est ainsi qu’en octobre 2000, à Nazareth, une manifestation de solidarité de Palestiniens citoyens  de l’Etat d’Israël avec ceux des territoires occupés s’est heurtée à une violente répression policière qui fit 13 morts et plusieurs centaines de blessés. En novembre 2001, le député arabe israélien Azmi Bishara, très populaire auprès de ces concitoyens arabes, a vu son immunité parlementaire levée. Il subit actuellement un procès : on lui reproche d’avoir apporté publiquement son soutien à la révolte des Palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza ainsi que d’avoir organisé des voyages pour des familles arabes israéliennes qui souhaitaient revoir leurs proches et parents réfugiés en Syrie. 
Les Palestiniens vivant en dehors du territoire de la Palestine mandataire sont actuellement près de trois millions (11) . Leurs conditions de vie sont très variables : si une petite minorité sont devenus des citoyens à part entière de leur pays d’accueil, la grande majorité d’entre eux restent des réfugiés, même s’ils ne vivent plus tous dans des camps (12) . Et c’est sans doute au Liban que, victimes de multiples mesures de ségrégation, ils vivent le plus mal.
Les Palestiniens des territoires occupés (13)  connaissent, quant à eux, depuis 1967, une interminable descente aux enfers. Leurs conditions de vie n’ont cessé de se dégrader, particulièrement, il faut le souligner, depuis l’entrée en application des accords d’Oslo (1994-1995). Les colonies de peuplement juif en Cisjordanie et à Gaza sont actuellement plus de 160 et regroupent environ 400.000 habitants (14) . Les zones autonomes palestiniennes qui recouvrent environ 70 % de la bande de Gaza et moins de 18% de la Cisjordanie sont complètement isolées les unes des autres. La circulation entre les différentes localités palestiniennes, déjà extrêmement problématique avant l’embrasement de fin septembre 2000, est devenue presque impossible (15) . Le « bouclage » est tel que de nombreux élèves et étudiants ne peuvent, la plupart du temps, se rendre dans leurs établissements scolaires ni les adultes exercer leurs activités professionnelles. De nombreuses personnes sont mortes faute de soins pour avoir été empêchées de rejoindre un hôpital. Fin mars 2002, l’actuelle intifada avait provoqué la mort de plus de 1000 Palestiniens des territoires occupés, dont plus de 200 enfants. Le nombre des blessés était évalué à plus de 30.000. Depuis l’opération « Rempart de protection » en mars-avril de cette année, durant laquelle l’armée israélienne avait opéré « à huis clos » dans l’ensemble de la Cisjordanie, il est devenu problématique de dénombrer avec précision les morts et les blessés palestiniens (16) . Plus de 5.000 Palestiniens, dont plusieurs centaines de mineurs d’âge, sont détenus dans les prisons israéliennes. De nombreux cas de mauvais traitements, voire de torture y sont avérés. Depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement dirigé par Ariel Sharon, les exécutions extrajudiciaires et les incursions de l’armée israélienne dans les zones autonomes palestiniennes se sont multipliées. Dès avant l’opération « rempart de protection », plus de 5.000 bâtiments avaient été détériorés et plus de 800 entièrement détruits du fait des opérations militaires. Des milliers d’hectares de terres agricoles ont été ravagés et des dizaines de milliers d’arbres arrachés. Ici aussi, la détérioration de la situation et le fait que les journalistes sont de plus en plus souvent empêchés de faire leur travail ont pour conséquence que toute comptabilité précise devient impossible. La présence, de plus en plus massive et pour des périodes de plus en plus longues de l’armée israélienne dans les « zones autonomes » palestiniennes s’accompagnent de périodes de couvre-feu toujours plus fréquentes et de durées sans cesse croissantes. Malgré l’aide internationale, du fait de l’étouffement économique et des destructions dues aux opérations militaires israéliennes, de plus en plus d’habitants de Cisjordanie et de la bande de Gaza connaissent des carences alimentaires (17). 
Un gouffre qui ne cesse de s’élargir sépare les conditions de vie des colons israéliens de celles des Palestiniens. Tandis que ces derniers vivent une situation de précarité extrême, les colons, dont la liberté de circulation entre leurs colonies et l’Etat d’Israël reste entière, s’approprient toujours plus de terres, circulent facilement et ont accaparé la plupart des ressources en eau (18) .  
Une politique illégale et sans issue … mais soutenue par la majorité des citoyens israéliens
En regard du droit international, cette politique fait d’Israël un Etat hors-la-loi. Elle est en effet contraire aux résolutions de l’assemblée générale et du Conseil de Sécurité de l’O.N.U. et les moyens mis en œuvre pour la mener sont contraires à toutes les conventions sur le droit de la guerre. Elle ne conduira pas à une solution du conflit. Elle engendre une situation économique et financière de plus en plus mauvaise pour l’Etat israélien lui-même. Et jamais les Israéliens, qui ont tout de même eu près de 600 morts et des milliers de blessés à déplorer depuis le début de cette intifada, n’ont vécu autant en état d’insécurité qu’actuellement.
Pourtant, d’après plusieurs sondages réalisés ces derniers temps en Israël, plus des deux tiers de la population israélienne soutiennent la politique du gouvernement d’Ariel Sharon … ou la trouvent trop modérée.
Comment expliquer ce paradoxe ?
Le « complexe de Massada »
Beaucoup de gens sous-estiment les effets psychologiques à long terme que peuvent générer des persécutions graves visant une communauté humaine tout entière. Le ralliement à l’idéologie sioniste de la majorité des Juifs européens au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale s’explique avant tout par une vision du monde transformée par l’expérience traumatisante du judéocide. Et ces traumatismes transmettent une partie de leurs effets aux générations suivantes : tout Juif dont les parents ou les grands-parents ont vécu la guerre sous le joug nazi est, d’une manière ou d’une autre, psychologiquement « marqué » par cet atavisme. Ce qui explique, au moins en partie, pourquoi la vision sioniste du monde est encore dominante aujourd’hui dans la diaspora européenne ou d’origine européenne. Le « complexe de Massada » (19)  ou de la « citadelle assiégée » est caractéristique de cette vision du monde : les Juifs ne pourraient compter que sur eux-mêmes pour se défendre contre des populations non juives généralement hostiles. C’est ainsi que l’Etat moderne d’Israël est considéré par de nombreux Juifs de la diaspora comme « le dernier refuge », le lieu où l’on pourrait se réfugier « au cas où … ». D’où l’importance vitale, à leurs yeux, de le préserver en tant qu’Etat juif, ce qui implique que les Juifs y restent, à tout prix, majoritaires.
Ceci permet de comprendre pourquoi la majorité des Israéliens et un grand nombre de Juifs de la diaspora, pourtant partisans inconditionnels du « droit au retour » en Israël pour les Juifs du monde entier, s’opposent avec force à la revendication palestinienne du droit au retour des exilés palestiniens victimes des guerres successives ayant opposé Juifs et Arabes en Palestine-Israël depuis 1947. Le fait que les représentants palestiniens se déclarent depuis longtemps prêts à négocier la mise en œuvre de ce principe (20)  n’y change rien.
En réalité, depuis sa création, Israël est le pays où les Juifs sont le moins en sécurité. Ce constat ne semble pas ébranler la conviction qu’il constitue un refuge pour les Juifs. C’est même le contraire qui se produit : plus la politique de l’Etat juif se heurte à la résistance des Palestiniens et à la réprobation de l’opinion publique internationale, plus la majorité de l’opinion publique juive israélienne et diasporique, confortée dans le sentiment que les Juifs sont encore et toujours les victimes de l’hostilité des non juifs, se raidit dans une attitude intransigeante. Ce qui favorise le développement, chez les Palestiniens, de sentiments de colère, d’humiliation, voire de haine et de  désespoir, ce désespoir qui amène de plus en plus de jeunes Palestiniens, ne trouvant plus de sens à leur vie, à chercher à en donner un à leur mort, en perpétrant des attentats-suicides au cœur du territoire israélien. Nous sommes là dans un tragique cercle vicieux.
Mais aujourd’hui les descendants des victimes du judéocide nazi sont devenus minoritaires parmi les Juifs israéliens. Il reste donc à expliquer pourquoi le raidissement décrit ci-avant concerne l’écrasante majorité de la population juive d’Israël.
Dans son livre Le Septième Million, l’historien israélien Tom Segev  nous donne la clé de cette énigme. Il y montre comment les dirigeants israéliens ont utilisé la mémoire du judéocide nazi pour façonner une identité collective israélienne (21) . Dès leur plus jeune âge, les enfants israéliens, quelle que soit l’histoire de leurs ancêtres, sont élevés dans le souvenir et le culte du passé tragique des communautés juives européennes. C’est donc l’ensemble de la population juive israélienne qui porte le poids du passé, qui se voit transmettre le traumatisme et ses effets secondaires, à commencer par le « complexe de Massada ». 
Séparation unilatérale
A la lumière de ce qui précède, on comprend mieux pourquoi le gouvernement israélien d’« union nationale », considérant que Juifs et Arabes ne parviendront jamais à s’entendre, a entamé, depuis le mois de juin dernier la construction d’une « barrière infranchissable » dans le but de séparer les zones de peuplement juif de celles habitées par les populations arabes. Dès le mois d’août 2001, dans un article intitulé Un remède miracle (22) , Uri Avnery, figure emblématique du « Bloc de la paix » israélien, qualifiait ce projet de « nouveau pas dans la marche de la folie ». Il y démontrait qu’il ne pourrait déboucher que sur une guerre sans fin dans la mesure où l’emplacement de cette « barrière » n’aurait pas fait l’objet d’un accord et que, de toute façon, l’imbrication des populations juives et arabes est tel qu’il faudrait soit construire des «barrières» un peu partout, le territoire de la Palestine historique étant dès lors transformé en une multitude de ghettos invivables tant du point de vue économique que du point de vue humain, soit procéder à de nouveaux déplacements forcés de populations de manière à obtenir deux entités « homogènes ».
Diabolisation des Palestiniens
La paranoïa collective dont sont victimes la majorité des Israéliens les aveugle : ils ne voient pas que les actes de violence auxquels se livrent les Palestiniens s’expliquent essentiellement par les conditions de plus en plus insupportables dans lesquelles ils vivent, par l’oppression et les humiliations continuelles qu’ils subissent de la part de l’armée israélienne, par le désespoir engendré par l’interminable durée de l’occupation et l’absence d’espoir d’en sortir un jour. Pour eux la violence des Palestiniens s’explique par leur antisémitisme (dont beaucoup de Juifs pensent qu’il a toujours existé) qui serait entretenu et renforcé par une éducation à la haine dont ils seraient les victimes depuis des générations. Cette haine antisémite les aurait collectivement déshumanisés. C’est ainsi que beaucoup d’Israéliens croient sincèrement que de nombreux parents palestiniens envoient délibérément leurs enfants risquer leur vie en jetant des pierres sur les soldats israéliens ou les encouragent à commettre des attentats-suicides.
L’écrasante responsabilité du monde occidental
Il ne fait aucun doute qu’Israéliens et Palestiniens ne s’en sortiront pas seuls. Face au « nain » palestinien, l’Etat d’Israël est un « géant » surarmé, convaincu qu’il est entouré d’ennemis et que son seul salut réside dans un rapport de force militaire à son avantage. A la paranoïa collective de la majorité des Israéliens et des dirigeants qu’ils se sont choisis, répond la folie meurtrière d’une frange, heureusement encore très minoritaire, d’une population palestinienne de plus en plus désespérée. 
Les Etats d’Europe occidentale et les Etats-Unis d’Amérique portent, à plus d’un titre, une responsabilité écrasante dans cette interminable descente aux enfers. Sans leur appui résolu, l’injustice qu’a constitué la création, en Palestine, d’un Etat destiné à accueillir les Juifs du monde entier aux dépens des populations non juives de ce territoire n’aurait pas été possible. Par leur soutien économique et militaire quasi inconditionnel à l’Etat d’Israël malgré son non-respect systématique des résolutions de l’Assemblée Générale et du Conseil de Sécurité de l’O.N.U. ainsi que des conventions internationales régissant le droit des populations vivant sous occupation étrangère, ils ont permis qu’une situation d’oppression et de déni du droit international et des Droits de l’Homme se perpétue et s’aggrave durant plus d’un demi-siècle. Aujourd’hui encore, alors que des victimes tombent quasi tous les jours, ils refusent de répondre positivement à la demande sans cesse  répétée de l’Autorité palestinienne qu’une force d’interposition internationale sous mandat de l’O.N.U. vienne mettre fin au carnage, sous le prétexte que cela ne serait pas réalisable sans un accord des deux parties. Le Conseil de l’Union européenne refuse de suspendre les accords d’association avec Israël (accords qui font de cet Etat un partenaire économique privilégié) malgré l’appel en ce sens voté par le Parlement européen en avril 2002 dans le but d’exercer une pression efficace pour obliger le gouvernement israélien à respecter les récentes résolutions des Nations Unies. Jamais l’Etat d’Israël n’a été dirigé par un gouvernement aussi intransigeant et belliqueux que le gouvernement Sharon. C’est pourtant à ce gouvernement que le Président des Etats-Unis apporte un soutien sans faille, mettant non seulement hors jeu l’autorité palestinienne et son président démocratiquement élu mais « oubliant » également le plan de paix adopté le 28 mars 2002 à Beyrouth par la Ligue arabe, plan qui prévoit une normalisation complète des relations arabo-israéliennes en échange du retrait total d’Israël des territoires occupés illégalement depuis 1967, de l’établissement d’un Etat palestinien indépendant sur l’ensemble de ces territoires et d’une solution juste au problème des réfugiés palestiniens.
Par leur appui quasi inconditionnel à la politique de l’Etat d’Israël ou par leur passivité, les Etats occidentaux sont les principaux responsables de la perpétuation de l’impasse tragique dans laquelle se sont engouffrés les dirigeants sionistes, dans laquelle ils ont entraîné la société juive israélienne mais dont la victime principale est le peuple palestinien.
Le rêve sioniste s’est concrétisé en un interminable cauchemar. La majorité des Juifs israéliens, pétris de cette idéologie qui les a conduits à soutenir une politique d’apartheid de la pire espèce, sont en train de « perdre leur âme » dans un conflit sans fin et de plus en plus meurtrier avec leurs voisins palestiniens. La « désionisation » des esprits, absolument nécessaire pour qu’une véritable réconciliation (23)  entre Juifs israéliens et Palestiniens puisse advenir, prendra du temps. Il n’est ni moralement, ni politiquement défendable de subordonner une solution au conflit à l’évolution de cet état d’esprit. La communauté internationale doit intervenir d’urgence, d’abord pour qu’il soit mis fin à la mortelle étreinte dans laquelle sont enlacés les peuples israélien et palestinien, puis pour imposer une paix durable basée sur le respect du Droit international et des Droits de l'Homme.
L’ingérence est un devoir citoyen
Ces dernières années, l’Union européenne a fourni une aide économique importante à l’autorité palestinienne. Mais celle-ci a été réduite à néant par la politique de destruction systématique des infrastructures (aéroport, port, hôpitaux, routes, distribution d’énergie, alimentation en eau, etc.) menée par le gouvernement israélien. L’argent des contribuables européens alimente ainsi un tonneau sans fond. Le 16 juin 2002, à Bruxelles, lors d’un grand rassemblement de solidarité avec le peuple palestinien, Michel Warschawski, autre figure marquante du « Bloc de la Paix » israélien, appelait les Européens à se mobiliser pour pousser leurs représentants politiques à prendre enfin des mesures efficaces (24)  capables d’obliger son gouvernement à respecter les décisions de la Communauté internationale ; ceci, disait-il, pour le bien des Palestiniens ET des Israéliens.
Dans les Etats démocratiques, les citoyens ont non seulement le pouvoir de choisir leurs représentants mais aussi de se mobiliser pour les pousser à agir. Nos représentants politiques, que ce soit au niveau gouvernemental, européen ou des Nations Unies, se rendent actuellement coupables de non-assistance à deux peuples en danger (25) . J’exhorte les démocrates qui lisent ces lignes à cesser de considérer le conflit israélo-palestinien comme un cas à part. Les Droits de l’Homme concernent l’humanité entière. Au Proche-Orient comme ailleurs, un être humain vaut un être humain, un peuple vaut un peuple. Pour que cessent les ignobles attentats-suicides dont les victimes potentielles sont toutes les personnes se trouvant sur le territoire israélien, il faut que l’espoir renaisse parmi la jeunesse palestinienne de la Cisjordanie et de Gaza. Ces attentats ne sont que les sanglantes pointes d’inhumanité d’un immense iceberg fait d’humiliation et de détresse humaine accumulées depuis plus d’un demi-siècle par le peuple palestinien et dont les principaux responsables sont les dirigeants israéliens et ceux qui continuent à soutenir leur politique criminelle et suicidaire.
Agissons sans relâche afin qu’entre Méditerranée et Jourdain, le règne de la loi du plus fort cède enfin la place à celui de l’égalité des droits entre les personnes et entre les peuples. [Michel Staszewski - juillet 2002]
- Notes :
(1) Début juin 1967, lors de la  « Guerre des six jours », entraîné par les dirigeants du mouvement de jeunesse juif auquel j’appartenais, je manifestais à Bruxelles en solidarité avec l’Etat d’Israël. J’avais 14 ans. Le début de ma prise de conscience de l’injustice faite aux Palestiniens date de mon premier voyage en Israël-Palestine qui eut lieu un mois plus tard.
(2) A ceux qui souhaiteraient approfondir leur compréhension du conflit au-delà de ce que peut offrir un article de quelques pages, je recommande vivement la lecture du très didactique et synthétique livre d’Alain GRESH, Israël, Palestine. Vérités sur un conflit (Fayard, Paris, 2001), ce livre né, comme le dit son auteur, « d’une indignation, mais aussi d’une volonté de comprendre, de faire comprendre ».
(3) En 1894, le capitaine Alfred Dreyfus, issue d’une famille juive alsacienne, fut injustement condamné à la déportation pour haute trahison. Il apparut rapidement qu’il était innocent mais à cause de l’antisémitisme virulent régnant dans l’opinion publique française à cette époque, il ne sera réhabilité qu’en 1906.
(4) Théodor Herzl (1860-1904) écrivit, en 1896, « L’Etat des Juifs », livre fondateur du projet politique sioniste moderne. Le premier congrès sioniste fut réuni à Bâle en 1897.
(5) Depuis un siècle, le Keren Kayemeth Leisraël (Fonds Unifié pour Israël), est chargé de récolter des fonds auprès des Juifs du monde entier pour l’achat de terres en Palestine, terres ne pouvant plus dès lors être occupées et exploitées que par des Juifs. Depuis 1967, le K.K.L. a étendu ses activités aux territoires occupés suite à la Guerre des Six Jours  (cf. GOLDMAN, H., Le KKL « trace les frontières d’Israël », in Points Critiques. Le Mensuel, n° 221,Bruxelles, décembre 2001, pp. 19 et 20).
(6) En 1922, le Royaume-Uni obtint de la Société des nations un mandat de protectorat sur la Palestine, ancienne province ottomane. En fait l’occupation britannique dura de 1917 à 1948.
(7) Avant la Deuxième Guerre mondiale, conscients de ce fait, certains penseurs et dirigeants sionistes et palestiniens avaient prôné, mais en vain, l’édification en Palestine, d’un Etat unique, binational (cf. Alain GRESH et Dominique VIDAL, Palestine 47. Un partage avorté, , La Mémoire du Siècle, Ed. Complexe, Bruxelles, 1987, pp. 78 à 84).
(8) Concernant les événements de 1947 à 1949, on lira utilement le livre, déjà cité, d’Alain GRESH et Dominique VIDAL, Palestine 1947. Un partage avorté ainsi que Le péché originel d’Israël. L’expulsion des Palestiniens revisitée par les « nouveaux historiens » israéliens, de Dominique VIDAL (Les Editions de l’Atelier/Les Editions ouvrières, Paris, 1998).
(9) Ainsi que du plateau syrien du Golan et du désert égyptien du Sinaï.
(10) Cf. WAJNBLUM, H., Des villages bien réels mais officiellement inexistants… Les villages arabes israéliens « non reconnus », in Points Critiques n° 61, Bruxelles, mai 1998, pp. 19-27.
(11) Chiffres de l’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine). Selon des sources palestiniennes, ils seraient nettement plus nombreux mais une grande partie d’entre eux ne seraient pas recensés comme tels par cet office des Nations Unies.
(12) L’UNRWA  estime que sur les 3.700.000 réfugiés recensés, environ 1.200.000 habitent encore aujourd’hui dans des camps, ce chiffre comprenant les habitants des camps de Cisjordanie et de la bande de Gaza.
(13) Les Palestiniens de Cisjordanie, de Jérusalem-est et de Gaza sont aujourd’hui 2.700.000 dont 1.400.000 réfugiés. Parmi ces derniers, 600.000 vivent encore actuellement dans des camps.
(14) Ce nombre comprend les habitants juifs de Jérusalem-est, territoire conquis par l’armée israélienne en 1967.
(15) Lire à ce propos l’excellent article de la journaliste israélienne Amira Hass, La Palestine sous la botte (in Revue d’Etudes palestiniennes, n°83, printemps 2002, pp. 3 à 19) qui décrit l’évolution de la politique de « bouclage » des territoires palestiniens et ses conséquences de plus en plus dramatiques pour leurs habitants, de ses débuts en 1991 à aujourd’hui.
(16) L’Agence France-Presse (AFP) a cependant établi, à partir de statistiques officielles, un décompte des tués du début de l’Intifada d’Al-Alqsa en septembre 2000 à la fin du mois de juillet 2002 : 1761 Palestiniens et 581 Israéliens (cité in Le Monde, 30/7/2002, p. 4).
(17) D’après une série d’organisations humanitaires opérant dans les territoires occupés, 80 % des habitants de la bande de Gaza vivraient aujourd’hui sous le seuil de pauvreté.
(18) Selon la Banque mondiale, 90 % des ressources en eau de la Cisjordanie sont utilisées au profit d’Israël.
(19) En 70 après J.C., après la chute de Jérusalem, un important groupe de révoltés juifs se réfugièrent dans la forteresse de Massada bâtie sur un éperon rocheux dominant la rive ouest de la Mer morte. Après avoir défié les armées romaines durant plus de deux années, sur le point d’être vaincus, les derniers combattants juifs et leurs familles se suicidèrent plutôt que de se rendre.
(20) « Les Palestiniens sont prêts à envisager ce droit au retour de manière flexible et créative dans sa réalisation matérielle. Dans nombre de discussions avec Israël, les problèmes posés par la mise en œuvre du droit au retour, tant en ce qui concerne les réfugiés qu’en ce qui concerne les conséquences pour l’Etat hébreu, ont été identifiés et des solutions détaillées ont été avancées. » ( extrait du Mémorandum de l’équipe palestinienne de négociation à Bill Clinton, 1er janvier 2001, cité in Les Cahiers de l’U.P.J.B., n°2, Bruxelles, Mars 2001, p. 59)
(21) « Le Septième Million traite de la manière dont les amères vicissitudes du passé continuent à modeler la vie d’une nation. Si le Génocide a imposé une identité collective posthume à six millions de victimes, il a aussi façonné l’identité collective de ce nouveau pays, non seulement pour les survivants arrivés après la guerre, mais pour l’ensemble des Israéliens, aujourd’hui comme hier. » (Tom  SEGEV, Le Septième Million, Editions Liana Levi, Paris, 1993, p. 19). 
(22) Cet article, paru en hébreu et en anglais sur le site Internet de Gush Shalom (le « Bloc de la Paix » ) le 25 août 2001, peut être lu, dans sa traduction française, sur le site
www.solidarite-palestine.org
(23) La réconciliation passe par la reconnaissance intégrale de l’égalité fondamentale de l’autre, de son entière humanité.
(24) Telles que la suspension des accords d’association euro-israéliens.
(25) En vertu de l’article 1, des Conventions de Genève de 1949 , ratifiées par tous les Etats du monde sauf trois (Erythrée, Iles Marshall et Nauru), toute Haute Partie contractante est tenue de prendre des mesures à l’égard de toute autre Haute Partie contractante qui ne respecterait pas le droit international humanitaire afin de l’obliger à le faire (cf. Umesh PALWANKAR, Mesures auxquelles peuvent recourir les Etats pour remplir leur obligation de faire respecter le droit international humanitaire, in Revue internationale de la Croix-Rouge, n° 805, février 1994, pp. 11-27). L’auteur rédigea cet article à l’époque où des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité étaient perpétrés en Bosnie et où un génocide se préparait au Rwanda. Aujourd’hui il est utile de rappeler cette obligation non seulement pour ce qui concerne la Palestine-Israël mais aussi pour beaucoup d’autres régions du monde (Sud-Soudan, Tchétchénie, etc.) où le droit international humanitaire est systématiquement bafoué.
                                                       
5. En Palestine, un si long voyage pour un mariage si près... par Mouna Naïm
in Le Monde du dimanche 27 octobre 2002

WAËL YOUSSEF ABOU DEQQA n'en croyait pas ses yeux. Au terme d'un périple de cinq jours qui l'a conduit dans deux pays arabes limitrophes de la Palestine, Mouna, sa jeune promise, est arrivée à bon port pour que soit enfin célébré leur mariage. Mouna ne venait pas d'un coin reculé de quelque continent éloigné, mais de la ville d'Hébron, en Cisjordanie, et se rendait à Deir Al-Balah, dans le centre de la bande de Gaza, où l'attendait Waël.     
En temps "normal", une centaine de kilomètres sépare les deux villes, au lieu des 1 000 kilomètres parcourus par Mouna. Les bouclages et autres sièges israéliens des territoires palestiniens sont la cause d'une telle équipée. L'histoire de Waël (27 ans) et de Mouna (24 ans) a été rapportée vendredi 25 octobre par le quotidien saoudien Al-Hayat publié à Londres.
Les deux tourtereaux s'étaient rencontrés à Gaza à l'hiver 2002, à l'occasion d'une visite de Mouna à des proches. C'était du temps où les Palestiniens pouvaient se déplacer entre la Cisjordanie et la bande de Gaza, pour peu qu'ils soient porteurs de laisser-passer délivrés par les autorités israéliennes, via un "passage sécurisé" inauguré en octobre 1999. Les deux jeunes gens convinrent de se marier fin 2000, mais c'était sans compter avec le déclenchement de l'Intifada le 29 septembre de cette année-là ni avec les bouclages, fermetures et autres découpages et blocus imposés par l'armée israélienne. Depuis, Waël et Mouna n'avaient pu se revoir et ne communiquaient que par téléphone.
Après avoir frappé en vain aux portes de maints responsables de l'Autorité palestinienne pour obtenir, par leur intermédiaire, un droit de passage dans un sens ou dans l'autre afin de célébrer leurs noces, les fiancés n'avaient plus le choix. Le passage des Palestiniens de Cisjordanie vers la Jordanie étant autorisé, il ne restait plus à Mouna qu'à se rendre dans le royaume et, de là, en Egypte, avant de franchir le poste-frontière de Rafah pour rejoindre Gaza et revoir son fiancé.
Le père du jeune homme se rendit via Le Caire à Amman, où, après une attente de deux semaines, Mouna a pu le rejoindre en compagnie de ses parents et de l'une de ses sœurs. Ils firent ensuite le voyage en sens inverse, et la jeune fiancée est arrivée à Deir Al-Balah trois jours avant la noce. Le périple aura coûté 2 500 dollars. Le mariage a été célébré le 19 octobre.
                                                           
6. Micmac de chèques vers Israël - Des banquiers mis en examen pour blanchiment à destination d'oeuvres juives par Renaud Lecadre
in Libération du mercredi 23 octobre 2002
Cent dix personnes mises en examen dans un même dossier. La juge Isabelle Prévost-Desprez a l'habitude. A la suite de l'affaire du Sentier, ses enquêteurs ont épluché tous les chèques supérieurs à 10 000 francs (1 500 euros), ayant effectué un aller-retour en Israël, pays qui autorise encore l'endossement : le destinataire du chèque est alors modifié par simple annotation manuscrite. Le nouveau bénéficiaire l'encaissera en France comme si de rien n'était, l'ayant droit initial récupérant l'équivalent en liquide. La juge y voit la preuve d'un système de blanchiment bien rodé, justifiant la mise en examen de grandes banques (Société générale, Bred, American Express, Barclays, Marseillaise de crédit, etc.) pour leur contribution logistique.
Dévoiement. Parmi les nombreux utilisateurs mis en cause, le tout-venant des commerçants et gérants de sociétés, amateurs de paiements en espèces. Cela ne constitue pas en soi une affaire «en bande organisée». Le lien, c'est la capacité de collecte au sein de la communauté juive, mais aussi son dévoiement : «On est en train de foutre en l'air ce qui nous a permis de survivre 2 000 ans en exil», se désole une militante. «Les méthodes ne sont pas toujours honorables», souligne le président d'une institution caritative : «Les collecteurs de fonds invoquent bien sûr le "devoir sacré", mais sont payés à la commission.» Aux récalcitrants, on propose parfois une rétrocommission occulte.
Les premières interrogations remontent à une dizaine d'années, autour du rabbin Elie Rotnemer, fondateur du Refuge : une nébuleuse d'associations comprenant des écoles religieuses, des appartements, des maisons de retraite, en partie financés par le 1 % logement, une cotisation que l'employeur est libre de verser à l'organisme de son choix. Très vite, le Refuge s'est retrouvé à la tête d'un mini-empire immobilier (3 000 appartements). Mais le rabbin Rotnemer a vu trop grand : son groupe, basé sur les cotisations d'entreprises fragiles du Sentier, explose en 1993 avec 400 millions de francs de passif (près de 61 millions d'euros). Il meurt quelques jours après avoir été entendu par la police. Rien ne lui était reproché sur le plan de l'enrichissement personnel, mais le ministère du Logement avait froncé les sourcils devant sa politique de fuite en avant. Ses fils, David et Raphaël, ont repris le flambeau, à base de taxe d'apprentissage. Destinée à financer la formation des actuels ou futurs salariés, cette taxe peut aussi être versée à l'établissement scolaire de son choix. Leur Fondation Rotnemer, dédiée aux activités culturelles et cultuelles, n'a pas le droit de la percevoir. Alors, elle joue les intermédiaires. «Les écoles font appel à des organismes qui ont l'entregent suffisant pour drainer des fonds auprès des entreprises, admet Me Buchinger, l'avocat de Raphaël. Il existe, effectivement, des réseaux. Comme celui de la communauté juive.»
Les frères Rotnemer ont été mis en examen en octobre 2001, en compagnie de dirigeants de l'Essec. Cette école de commerce a longtemps été dans l'orbite de la Catho de Paris. Aussi, quand la Fondation Rotnemer lui propose une masse importante de taxe d'apprentissage (20 millions de francs sur dix ans, plus de 3 millions d'euros), l'Essec voit là l'occasion de rectifier son image, même si elle tique sur la commission de l'apporteur : à 30 %, on n'est pas loin du détournement de fonds publics, de l'utilisation illégale de la taxe d'apprentissage à des fins religieuses. «On a essayé de résister, mais c'était ça ou rien», indique l'avocat de l'école, Me Dartevelle. Me Buchinger invoque un flou juridique : «Tout le monde se débrouille comme il peut. Jusqu'à une nouvelle législation, la porte est ouverte.»
Autre coin enfoncé, le financement de Radio J. A la mi-2000, deux rabatteurs de sa régie publicitaire ont été incarcérés. Ils avaient fait leurs classes chez le rabbin Rotnemer. Serge Hajdenberg, président de la station, insiste sur le fait que Radio J n'est pas directement poursuivie.
Périple. Dans la foulée, la juge d'instruction a mis en examen le rabbin Haïm Shalom Israël. Fondateur des écoles Massoret, sa moralité personnelle n'est pas en cause, à un témoignage près. Mais le rabbin Israël symbolise ces petits arrangements entre lois française (où l'endossement est interdit) et israélienne : 2,9 millions de francs (442 000 euros) de chèques libellés au nom de son association française ont achevé leur périple en Terre sainte. D'autres ont profité de l'astuce pour des motifs plus prosaïques. Un dignitaire indigné les rappelle à ce dicton : «Dina malkhouta dina» (La loi du pays est la loi). La loi du pays d'accueil, afin d'y être accepté sans pour autant renoncer au retour à Jérusalem. .
L'avocat d'un responsable associatif tente de faire la part des choses. «Comme d'autres, mon client a été poussé au crime : des cabinets lui ont proposé des combines en or, tout un circuit qui ne servait qu'à assurer des retours en espèces. Et, en plus, on lui dit que cela permet de financer des écoles talmudiques !» Mais, pris dans un dossier tentaculaire devenu «monstre juridique», son client pourra difficilement faire entendre sa petite voix.
                                                                                               
7. "La population est désespérée" une tribune de Médecins sans frontières sur la Palestine
in Politis du jeudi 24 octobre 2002
Responsable de programmes à Médecins sans frontières, Pierre Salignon relate les conditions de travail de l'association en Palestine et dénonce les violences exercées contre les civils par l'armée israélienne.
Septembre 2002. Deux ans après le déclenchement de la deuxième Intifada, les opérations militaires menées par l'armée israélienne dans les territoires occupés s'accompagnent d'un surcroît de violences contre les familles palestiniennes. Le gouvernement israélien parle de « guerre contre le terrorisme » et affirme vouloir utiliser tous les moyens pour « éliminer les terroristes ». Quitte à bafouer les minces obligations du droit humanitaire international qui imposent aux forces d'occupation de limiter les effets de la guerre sur les civils et de ne pas entraver leur approvisionnement et les secours.
Sur le terrain, la spirale de la violence est sans fin. Depuis deux ans, ce sont près de 1900 Palestiniens et 700 Israéliens, en majorité des civils, qui ont trouvé la mort au cours du conflit. Ce bilan fait froid dans le dos et s'alourdit encore chaque jour. Des crimes de guerre sont commis de part et d'autre.
En Israël, le climat d'angoisse et de peur dans lequel vit la population israélienne ne peut échapper à quiconque se déplace à Tel-Aviv, Jérusalem ou Haïfa... La peur des attentats suicides est palpable. Chaque Israélien se demande s'il ne figurera pas parmi les victimes de la prochaine bombe humaine qui explosera dans un bus ou un lieu public, comme cela a été le cas de si nombreuses fois ces derniers mois.
Dans les territoires occupés, les familles palestiniennes vivent, elles, dans la terreur des opérations militaires de l'armée israélienne et des colons. Comme le constatent chaque jour les équipes de Médecins sans frontières présentes sur le terrain, les violences contre les civils sont indifférenciées.
À chaque opération de représailles contre un militant palestinien ou un chef militaire des branches les plus radicales du Hamas, des enfants, des passants, des civils sont assassinés. À Gaza ou en Cisjordanie, d'autres Palestiniens tombent sous les balles de soldats israéliens sur le pas de leur porte, alors qu'ils cherchent à faire leurs courses, rentrer chez eux, aller à l'école ou se rendre à l'hôpital.
Le régime d'occupation militaire imposé par l'armée israélienne est vécu comme une humiliation supplémentaire par les Palestiniens. Il s'accompagne d'un couvre-feu permanent dans de nombreuses localités. L'enclavement dans lequel vit la population est quasi total et les difficultés d'approvisionnement sont devenues insurmontables. De nombreuses familles vivent dans des conditions de pauvreté extrêmes, tandis que d'autres, désespérées, cherchent, quand elles le peuvent, à s'exiler en Jordanie par tous les moyens.
L'impératif sécuritaire du gouvernement d'Ariel Sharon justifie, semble-t-il, à lui seul ces crimes qui sont tout autant condamnables que les attentats suicides en Israël. Moins médiatiques, ils font pourtant trois fois plus de victimes. Peu importent les dizaines de résolutions adoptées par le Conseil de sécurité des Nations unies appelant Israël à cesser l'occupation des territoires palestiniens et à démanteler les colonies. L'armée israélienne s'applique à punir collectivement la population palestinienne.
Les secouristes travaillant dans les territoires palestiniens subissent aussi, dans une moindre mesure cependant, les violences des forces d'occupation israéliennes. Depuis le début de l'actuelle Intifada, des directeurs d'hôpitaux et des membres du personnel de santé palestinien ont été tués ou blessés en faisant leur travail. À Jenine, Hébron ou Gaza, les équipes médicales de Médecins sans frontières (1) ont été à plusieurs reprises victimes de tirs d'intimidation en cherchant à avoir accès à des patients terrorisés vivant dans des maisons occupées. Plus récemment, le représentant spécial des Nations unies en visite dans le sud de la bande de Gaza a essuyé des tirs dans un quartier tout juste rasé par les bulldozers de Tsahal. Une plainte a été déposée auprès des autorités israéliennes par les Nations unies. Mais, pour les responsables militaires israéliens, il ne s'est rien passé ce jour-là (2). À chaque incident de ce type contre nos équipes médicales, la réponse est identique. Dans le meilleur des cas, on nous promet en vain de diligenter une enquête interne à l'armée. En attendant, les organisations de secours sont devenues des cibles potentielles au même titre que la population civile et les principes élémentaires du droit humanitaire sont impunément bafoués.
Tandis que l'armée israélienne s'applique à détruire méthodiquement ce qui reste de l'autorité palestinienne, les organisations humanitaires poursuivent, comme elles le peuvent, les opérations d'assistance en faveur de la population palestinienne. Désespérée et contrainte de vivre désormais dans des « bantoustans » qui ne disent pas leur nom, cette dernière ne se fait d'ailleurs plus aucune illusion. « Nous n'attendons plus rien de la Communauté internationale », nous dit-on souvent.
Et le pire est peut-être à venir. Car les guerres menées contre le terrorisme à travers le monde (3) justifient désormais, pour certains dirigeants de la planète, l'accroissement des violences contre les populations civiles (4).
À l'aube d'une future attaque américaine contre l'Irak, les territoires palestiniens semblent devenus un simple terrain vague où le gouvernement israélien peut faire ce qu'il veut en toute impunité. La complaisance des États-Unis, de l'Union européenne et des autres États influents de la région risque de provoquer demain plus de souffrances et d'injustice. Il faut le dénoncer en espérant pouvoir le prévenir.
- Notes :
(1) Des équipes de MSF (16 expatriés et près de 50 professionnels locaux) sont aujourd'hui présentes à Jérusalem, Jénine, Hébron et Gaza. Composées essentiellement de médecins et de psychologues, elles assistent les familles palestiniennes dans les zones les plus exposées en leur offrant un soutien médical, psychologique et social.
(2) Voir le Monde du 20 septembre 2002.
(3) La liste commence à être longue : Afghanistan, Tchétchénie, Algérie, Philippines, Colombie, etc.
(4) Lire les Chroniques palestiniennes sur le site internet de MSF : www.paris.msf.org. Une exposition des photographies de Philippe Conti est organisée au Press Club de France, 8, rue Goujon, Paris VIIIe (jusqu'à fin octobre).
[Pierre Salignon est auteur, avec Marc Le Pape, d'Une guerre contre les civils, réflexions sur les pratiques humanitaires au Congo-Brazzaville (1998-2000), aux éditions Karthala, 2001.]
                                                               
8. Palestine : "Il s’agit d’un des derniers territoires colonisés" par André Raymond propos recueillis par Dina Heshmat
in Al-Ahram Hebdo (hebdomadaire égyptien) du mercredi 29 septembre 2002
[André Raymond, historien spécialiste du monde arabe, en particulier de sa période ottomane, apporte un point de vue particulier sur la Palestine et sur la perception du conflit par les Français.]
— Al-Ahram Hebdo : Vous êtes un spécialiste du monde arabe, de son histoire, en particulier de sa période ottomane. De quelle manière votre intérêt dans ce domaine influence-t-il votre perception du conflit israélo-palestinien ?
— André Raymond : Bien sûr, quelqu'un qui s'occupe du monde arabe ne peut pas ne pas être influencé, donc avoir une position sur la Palestine. C'est quand même le grand problème auquel le monde arabe est confronté. Mais ce n'est pas seulement une question de spécialistes, je suis un citoyen, un citoyen français, et par conséquent le problème m'intéresse. Comme d'ailleurs il intéresse beaucoup les Français, il y a eu un grand changement depuis deux, trois ans dans l'opinion française en ce qui concerne la Palestine. Jusque-là, l'influence des milieux sionistes était très grande. Les Français avaient tendance à voir le problème de la Palestine à travers le problème de la Shoah, des massacres pendant la guerre, ce qui évidemment les amenait à quelques difficultés à comprendre la Palestine. Depuis trois ans, il y a eu un changement très important.
— Pourquoi trois ans ?
— Oui, deux, trois ans. Ça correspond évidemment au début de l'Intifada, et aussi à l'extrême brutalité avec laquelle les Israéliens ont commencé à tenter de résoudre, ou supposer qu'ils allaient résoudre le problème de la Palestine. Les médias et les journaux ont été très choqués par la brutalité des Israéliens, et ça a donc amené une évolution dans l'opinion publique. Dans les milieux politiques, il y a toujours eu une tradition politique très longue, qui remonte à De Gaulle, et même avant — la France n'a jamais été favorable à l'implantation de juifs en Palestine. Disons que surtout la présidence De Gaulle a joué un certain rôle. Rappelez-vous sa position en 1967, au moment de la guerre. Il y a une tradition à laquelle le président Chirac a été assez fidèle, d'amitié et de compréhension à l'égard du monde arabe, en particulier à l'égard de la Palestine. Mais sa politique extérieure tient compte forcément de la politique européenne et il y a en Europe des Etats qui sont extrêmement en retard pour comprendre l'affaire de Palestine. Après tout, il s'agit d'une affaire coloniale, de la colonisation d'un territoire et d'un peuple par un autre. A notre époque, ça paraît particulièrement choquant. La période de la colonisation est quand même terminée. Dans le fond, la Palestine est un des derniers territoires colonisés.
— Vous voyez donc la situation en Palestine comme un système d'apartheid ?
— Oui, je la vois comme un système colonial. Les Palestiniens ont finalement, après des hésitations qui sont bien compréhensibles, accepté de perdre presque 80 % de leur territoire national, puisque le règlement de l'affaire de Palestine en 1948 a finalement abouti à priver les Palestiniens de 80 % de leurs terres. Il y a peu de peuples qui aient souffert pareil sacrifice. Ils ont accepté aussi de reconnaître Israël dans les frontières de 1949, les gens sont un petit peu surpris qu'on leur demande aujourd'hui des sacrifices supplémentaires. L'idée qui finit par s'imposer aujourd'hui est que la cause des Palestiniens est une cause juste, qu'ils ont souffert injustement, et que par conséquent, on doit reconnaître leurs revendications.
— Pensez-vous qu'il y a une évolution particulière dans l'opinion publique en France par rapport à cette question ces derniers mois, en particulier dans les milieux universitaires ?
— Oui, je pense qu'en effet il y a une évolution très forte, qui est due comme je l'ai dit à l'Intifada, mais aussi à la brutalité israélienne, surtout depuis que Sharon est au pouvoir. Les gens ont le sentiment que la politique officielle israélienne est vraiment catastrophique et donc qu'il faut l'arrêter. En effet, dans les milieux intellectuels et universitaires, il y a une prise de position plus grande. Ça se voit quand on lit les journaux comme Le Monde, on voit bien une certaine évolution. Encore que Le Monde a une certaine tendance à toujours donner une version qu'il pense équilibrée des choses, alors qu'en l'occurrence, il n'y a pas d'équilibre. Il y a un peuple qui a été victime d'un crime historique, et par conséquent, ce peuple a raison. Il faudrait donner raison aux Palestiniens. Ce qui est vraiment regrettable, c'est que la communauté internationale soit totalement paralysée dans l'affaire de Palestine, qu'aucune des décisions de l'Onu n'ait jamais été acceptée, que l'Amérique fasse un barrage permanent à toute décision qui s'efforce de ramener Israël à une juste vision des choses. C'est vraiment quelque chose de très grave.
Ce qui est déplorable dans cette affaire, c'est qu'on sait très bien qu'Israël est tenu à bout de bras par les Etats-Unis, qui dépensent environ 4 milliards de dollars pour Israël pour son armement, pour maintenir son économie, c'est-à-dire à peu près autant que les Etats-Unis donnent à l'ensemble du monde arabe, et on voit les Etats-Unis incapables d'imposer raison à Israël. Nous aimerions bien, nous autres Français et Européens, que l'Europe joue un rôle actif dans cette affaire. Les bases d'un règlement sont connues. C'est un retour à la situation de 1949, qui encore une fois est une situation extrêmement douloureuse pour les Arabes, puisqu'ils ont perdu la plus grande partie du pays et qu'un million de réfugiés ont été lancés sur les routes. Les Palestiniens acceptent cette situation. Il faut maintenant plus ou moins imposer à Israël de l'accepter. C'est en tant que citoyen que personnellement je réagis, autant, évidemment qu'en spécialiste et ami du monde arabe.
— En France, il y a de plus en plus de mouvements qui sont impliqués dans la solidarité avec le peuple palestinien ....
— Il y a effectivement une forte réaction, en particulier chez les étudiants. Le mouvement de solidarité avec la Palestine est plus fort qu'il n'a jamais été. Mais il faut tenir compte des difficultés que présente l'Europe. Les Européens sont naturellement très sensibles aux souffrances que les juifs ont subies pendant la guerre. De ces souffrances, les Arabes ne sont pas responsables. La preuve, dans les pays arabes, les communautés juives se sont maintenues jusqu'à une époque très récente. Les malheurs du peuple juif ne sont pas des malheurs dont on peut rendre coupables les Arabes. Quand on a créé le mandat pour installer un foyer juif en Palestine, on s'engageait dans une pente extrêmement redoutable. Il serait vraiment urgent que l'Europe prenne une position plus neutre, que les Etats-Unis jouent un rôle plus actif.
— Est-ce que vous êtes en contact avec des universitaires en Palestine ?
— J'ai eu l'occasion d'aller en Palestine, il y a quelques ans, à l'époque où les choses paraissaient susceptibles de trouver une solution. J'ai été à Birzeit, et je fais partie du Conseil d'administration d'une très importante institution arabe à Jérusalem, c'est une bibliothèque privée, très riche, installée près d'Al-Haram Al-Chérif. J'ai travaillé pour le développement de cette bibliothèque. J'appartiens également à l'association des universitaires en faveur d'un règlement des affaires de Palestine, qui s'efforce de maintenir des liens entre les universitaires français et palestiniens, et aussi d'ailleurs de leur donner l'aide dont ils ont besoin. La politique de Sharon en Palestine a consisté pour l'essentiel à saccager toute institution qui était susceptible, un jour, de faire de la Palestine un pays moderne et vivable.
— Selon vous, quelle solution y a-t-il à long terme pour cette région ?
— Le problème du terrorisme dont on fait beaucoup de cas actuellement est en effet un grave problème. Mais d'abord, tout le monde sait bien que le terrorisme en Palestine a été créé par les Israéliens eux-mêmes. Les Israéliens ont commencé une politique de terrorisme systématique avant 1948, pour obliger les Anglais à quitter la Palestine. Il suffit de rappeler la destruction de l'hôtel David à Jérusalem, où il y a eu une cinquantaine de morts, pour apprécier l'inanité de ce que disent les Israéliens à ce sujet. Quand on prive un peuple de tout moyen d'expression, quand on l'accule au désespoir, ce peuple commet des actes de désespoir. Ce n'est qu'en discutant sur des bases claires, celles d'ailleurs que les Saoudiens ont encore proposées récemment, qu'on pourra progressivement revenir à une situation plus normale. C'est absurde de dire il faut arrêter le terrorisme pour négocier, en réalité c'est en négociant qu'on pourra, probablement, arrêter le terrorisme, ce qui est souhaitable, bien sûr. C'est en ouvrant des perspectives politiques aux Palestiniens qu'on pourra les amener à ne pas recourir aux moyens les plus extrêmes.
Pour une personne de mon âge, nous avons une expérience, celle de l'occupation allemande. Nous savons que la tragédie des temps peut nous amener à des solutions douloureuses. Le problème n'est pas d'arrêter les actions terroristes. Le problème est de négocier sur des bases très claires, pour que la violence s'apaise. Il faut vraiment être extrêmement borné, comme parfois certains dirigeants américains, pour croire qu'on pourra arrêter le terrorisme si on n'engage pas précisément des négociations politiques. C'est le fond de la politique française. C'est satisfaisant pour les Français de savoir que les responsables sont conscients de cette situation. Bien sûr, plus on tarde, plus ça sera difficile. Il aurait certainement été plus facile de négocier il y a deux ans que maintenant.
En élisant Sharon, les Israéliens ont pris devant l'Histoire une responsabilité très grave. Il faut aussi que les peuples sachent prendre leurs problèmes en main. Quand la France menait une guerre coloniale en Algérie, elle a eu la chance d'avoir un chef responsable, De Gaulle, qui, progressivement a mis entre les mains des citoyens les clés pour la fin de cette guerre coloniale. Il faut espérer qu'un jour, un dirigeant israélien aura le courage de dire un certain nombre de choses et de renouer le dialogue avec les Palestiniens.
                                                                    
9. Israël, l’Irak et les Etats-Unis par Edward Said
in Al-Ahram Weekly (hebdomadaire égyptien) du jeudi 10 octobre 2002
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
["L’Amérique, comme en état d’hypnose, marche à la guerre. Nous devons faire absolument tout ce qui dépend de nous afin de ralentir et finalement arrêter le recours à la guerre, désormais véritable théorie et non plus seulement pratique par trop routinière", écrit Edward Said.]
De nombreuses régions du Liban furent pilonnées par les bombardiers israéliens, le 4 juin 1982. Deux jours plus tard, l’armée israélienne envahissait ce pays, après avoir violé sa frontière méridionale. Menahem Begin était alors Premier ministre, Ariel Sharon étant son ministre de la Défense. La raison immédiatement invoquée pour cette invasion était la tentative d’assassinat de l’ambassadeur d’Israël à Londres mais, déjà à l’époque, comme aujourd’hui, Begin et Sharon firent retomber le blâme de cet assassinat sur l’ « organisation terroriste » qu’était à leurs yeux l’OLP, dont les forces au Sud-Liban observaient scrupuleusement, en réalité, depuis au moins un an un cessez-le-feu total, au moment où Israël prit la décision d’envahir son voisin septentrional. Quelques jours plus tard, le 13 juin, pour être précis, Beyrouth était en état de siège, en dépit du fait qu’au début de l’incursion israélienne, les porte-parole du gouvernement eussent indiqué que leur objectif était d’atteindre la rivière Awwali, qui coule à seulement trente cinq kilomètres au nord de la frontière israélo-libanaise. Par la suite, il allait devenir évident pour tout le monde que le but de Sharon était de liquider Yasser Arafat, en bombardant tout, dans les parages où le dirigeant palestinien qui semblait le narguer était susceptible de se trouver. Pour accompagner le siège de Beyrouth, les Israéliens décidèrent de bloquer l’acheminement de toute aide humanitaire, de couper l’eau et l’électricité et de bombarder sans relâche la capitale libanaise, ce qui eut pour effet de détruire des centaines d’immeubles. Si bien qu’à la fin août, à l’approche de la levée du siège de Beyrouth, ce sont quelques 18 000 Palestiniens et Libanais qui avaient été tués dans ces bombardements. Des civils, dans leur écrasante majorité.
Le Liban était déchiré par une guerre civile atroce, depuis le printemps 1975 et bien qu’Israël eût déjà une fois envoyé son armée au Liban avant 1982, cela n’empêchait nullement les milices libanaises chrétiennes de droite de rechercher une alliance avec l’intrus envahisseur. Disposant de leur place forte de Beyrouth Ouest, ces milices coopérèrent intimement avec l’armée de Sharon tout au long du siège, qui prit fin avec des bombardements apocalyptiques à l’aveugle, le 12 août, et fut, comme on sait, immédiatement suivi des massacres dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila. L’allié principal d’Israël était Bashir Gemayyel, le chef du Parti Phalangiste, qui fut élu président du Liban par le parlement, le 23 août. Gemayel haïssait viscéralement les Palestiniens qui avaient commis l’impardonnable bévue de prendre partie dans la guerre civile libanaise, aux côtés du Mouvement National Libanais, une coalition faite de bric et de broc, constituée de partis arabes de gauche et nationalistes, et qui incluait le Amal, groupement annonciateur du mouvement chiite Hizbullah, qui allait jouer un rôle majeur dans le refoulement de l’armée israélienne du Sud Liban, en mai 2000. Confronté à la perspective d’une inféodation directe à Israël après que l’armée de Sharon eût en réalité amené son élection à la pointe de la baïonnette, Gemayyel semble avoir hésité un instant. Il fut assassiné le 14 septembre. Deux jours plus tard, les massacres commençaient, dans les camps, à l’intérieur d’un cordon de sécurité assuré par l’armée israélienne de manière à ce que les extrémistes chrétiens de droite partisans de feu Bashir Gemayyel, assoiffés de vengeance, puissent mener à bien tranquillement leur horrible boulot sans être ni entravés, ni dérangés.
Sous la supervision onusienne – et aussi, est-il besoin de le préciser, américaine – les troupes françaises avaient fait leur entrée à Beyrouth, en août. Des forces des Etats-Unis et d’autres pays européens allaient les rejoindre un peu plus tard, bien que les combattants de l’OLP eussent commencé à évacuer le Liban dès le 21. Le 1er septembre, cette évacuation était terminée et Arafat, accompagné d’une petite cohorte de conseillers et de soldats, furent logés à Tunis. Pendant ce temps, la guerre civile libanaise continuait, et elle se prolongea jusqu’en 1990, année où un concordat fut mis sur pied à Taef (Arabie Saoudite), qui restaurait peu ou prou l’ancien système d’ « équilibre » confessionnel, lequel est encore en vigueur aujourd’hui. A la mi-1994, Arafat – toujours à la tête de l’OLP… - et certains de ces mêmes conseillers et combattants, étaient en mesure de faire leur entrée triomphale à Gaza, dans le cadre des soi-disant accords d’Oslo. Un peu plus tôt, cette même année, Sharon aurait déclaré regretter de ne pas avoir pu tuer Arafat à Beyrouth. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, remarquez bien, puisque des dizaines d’abris et de QG où Arafat aurait pu se trouver avaient été réduits en poussière, au prix d’un nombre énorme de pertes humaines. L’année 1982 convainquit les Arabes, à mon avis, du fait que non seulement Israël était capable d’utiliser les armes les plus sophistiquées (avions, missiles, tanks et hélicoptères) pour attaquer des civils à l’aveuglette, mais aussi que ni les Etats-Unis ni les autres Arabes ne lèveraient le petit doigt afin de mettre un terme à ces pratiques, dussent-elles aller jusqu’à prendre pour cible des dirigeants et des capitales arabes. (Pour plus d’informations sur cet épisode, voir l’ouvrage de Rashid Khalidi, Under Siege, New York, 1986 et Robert Fisk, Pity the Nation, Londres, 1990 ; pour plus de détails sur le déroulement de la guerre civile libanaise, voir Jonathan Randall, Going All the Way, New York, 1983).
Ainsi s’acheva la première tentative de l’époque contemporaine, à échelle réelle, d’un Etat souverain du Moyen-Orient de changer militairement le régime d’un autre Etat souverain. Je l’évoque car il peut servir d’arrière-fond quelque peu brouillon, on le constate, à ce qui est en train de se mettre en place aujourd’hui. Sharon, on ne le sait que trop bien, est aujourd’hui premier ministre d’Israël… Ses forces armées et sa machine de propagande sont, une nouvelle fois, en train d’assiéger et de déshumaniser Arafat et les Palestiniens, en les présentant comme des « terroristes ». Il faut rappeler que le mot « terrorisme » a commencé à être utilisé systématiquement par Israël, pour décrire tout acte de résistance de la part des Palestiniens, dès le milieu des années 1970. Depuis lors, cela a été en permanence de règle, notamment durant la première Intifada, entre 1987 et 1993, où fut éliminé tout distinguo entre la résistance et le terrorisme à l’état pur, en réussissant effectivement à dépolitiser les raisons de la lutte armée. Durant les années 1950 et 1960, Ariel Sharon fit ses preuves, si l’on peut dire, à la tête de la sinistre Unité 101, qui massacra force civils arabes et rasa leurs maisons avec l’approbation de Ben Gourion. Il était chargé de la pacification de Gaza, en 1970-1. Rien de ses hauts faits, pas même la campagne apocalyptique de 1982, ne permirent aux Israéliens de se débarrasser du peuple palestinien, ni de changer la géographie ou le régime par le recours à la force armée d’une manière suffisamment significative pour garantir une victoire israélienne totale.
La principale différence, entre 1982 et 2002, réside en ceci que les Palestiniens, de nos jours victimes et assiégés, le sont sur les territoires palestiniens qui avaient été occupés en 1967 et sur lesquels ils étaient demeurés en dépit des ravages de l’occupation, de la destruction de l’économie et de l’ensemble de l’infrastructure indispensable à une vie collective. La principale ressemblance, bien entendu, réside dans la disproportion entre les moyens utilisés par Israël à cette fin, à savoir les centaines de tanks et de bulldozers utilisés à l’intérieur des villes et des villages, comme à Jénine, à l’intérieur même des camps de réfugiés, comme à Jénine et à Deheisheh, afin de tuer, de vandaliser, d’empêcher les secours d’urgence de faire leur œuvre salvatrice, de couper l’eau et l’électricité, etc. Tout cela, avec le soutien et l’approbation des Etats-Unis, dont le président est en réalité allé aussi loin qu’on pouvait aller, en qualifiant Sharon d’ « homme de paix », au plus fort des carnages, en mars et avril 2002. Très significatif de l’intention de Sharon d’aller beaucoup plus loin que « l’éradication du terrorisme » est le fait que sa soldatesque a détruit jusqu’au moindre ordinateur, emportant les fichiers et les disques durs du Bureau Central Palestinien des Statistiques, des Ministères de l’Education, des Finances, de la Santé, des centres culturels, vandalisant les bureaux et les bibliothèques, le tout afin de ramener la vie sociale des Palestiniens à l’ère pré-moderne.
Je ne veux pas réitérer une fois de plus mes critiques sur les tactiques d’Arafat ou les échecs de son régime pitoyable durant les négociations d’Oslo et la suite. Je l’ai fait, longuement, ici et dans d’autres colonnes. De plus, alors que j’écris ces lignes, le pauvre homme est littéralement suspendu à la vie par les dents ; son QG tombant en poussière de Ramallah est, de plus, toujours soumis au siège, Sharon faisant absolument tout ce qui est possible et imaginable afin de l’humilier, s’arrêtant juste à la limite pour ne pas le tuer. Le sujet qui me préoccupe est cette idée de changement de régime qui semble tellement allécher certaines personnes, certaines idéologies et certaines institutions, incommensurablement plus puissants que les adversaires qu’ils veulent évincer. Quelle sorte de pensée peut-elle donc ainsi rendre relativement aisé d’imaginer qu’une grande puissance militaire détienne en quelque sorte le droit de patente pour des changements sociaux et politiques à une échelle encore jamais imaginée, et de procéder à ces changements sans se préoccuper le moins du monde des énormes dégâts, sur une vaste étendue, que ces changements ne peuvent que provoquer ? Et comment la perspective de n’encourir pratiquement aucun risque d’avoir des pertes, d’un côté, stimule-t-elle toujours et encore plus de fantasmes de frappes chirurgicales, de guerre propre, de champs de bataille high-tech, de bouleversement total de la carte d’une région du monde, d’instauration de la démocratie, etc, le tout donnant libre cours à des lubies d’omnipotence, de remise des compteurs à zéro et de s’assurer le contrôle final de ce qui importe pour « notre » camp ?
Au cours de la campagne américaine actuelle pour le changement de régime en Irak, c’est le peuple irakien, dont l’immense majorité a payé un prix exorbitant en termes de pauvreté, de malnutrition et de maladie, à la suite d’une décennie de sanctions, qui a complètement disparu à notre vue. Cela est parfaitement cohérent avec la politique moyen-orientale des Etats-Unis, basée qu’elle est sur deux puissants piliers de soutènement : la sécurité d’Israël et des approvisionnements abondants en pétrole à bon marché. La mosaïque complexe des traditions, des religions, des cultures, des ethnies et des histoires qui font le monde arabe – tout particulièrement en Irak – en dépit de l’existence d’Etats nations soumis à des dirigeants despotiques grotesques ; rien de tout cela n’existe, aux yeux des planificateurs des stratégies américaine et israélienne. En dépit de son histoire ancestrale – cinq millénaires –  l’Irak est considéré de nos jours soit comme une « menace » pour ses voisins, ce qui, dans sa situation d’extrême faiblesse et d’encerclement est une absurdité grossière, soit encore comme une « menace » pour la liberté et la sécurité des Etats-Unis, ce qui est encore plus absurde. Je ne vais même pas prendre le soin de rappeler mes condamnations de Saddam Hussein, qui est un personnage effrayant : je pose la constante qu’il mérite, à l’évidence, de la quasi totalité des points de vue, d’être écarté du pouvoir et puni. La plus grave de ces multiples raisons, c’est qu’il représente un danger pour son propre peuple.
Reste que, depuis la première guerre du Golfe (guerre Irak/Iran : 1979-1989, ndt), l’image de l’Irak - celle, véridique, d’un vaste pays arabe, prospère et bien différent des autres - cette image a disparu. L’image de l’Irak qui a été mise en circulation, tant dans les médias que dans le discours politique, est celle d’un pays désert peuplé de gangs brutaux menés d’une main de fer par Saddam. Ce déclassement de l’Irak a abouti, de nos jours, par exemple, à ruiner presque totalement le secteur de l’édition arabe, alors que l’Irak comptait le plus grand nombre de lecteurs du monde arabe, qu’il était l’un des rares pays arabes à compter une classe moyenne, bien formée et compétente, aussi nombreuse, qui avait du pétrole, de l’eau et des terres très fertiles et qui avait depuis toujours été le centre culturel du monde arabe (l’empire abbasside, avec ses immenses littérature, philosophie, architecture, sciences et médecine, apporta une contribution irakienne essentielle à la culture arabe, dont il représente l’une des bases fondamentales), si bien que pour les autres Arabes, la plaie saignante de la souffrance irakienne est , à l’instar de la déroute palestinienne, une source de tristesse continuelle, aussi bien pour les Arabes que, par ailleurs, pour les musulmans. Là-dessus : silence radio. Les vastes réserves pétrolières de l’Irak, en revanche, sont souvent évoquées et l’on avance l’argument que si « nous » nous emparions des réserves pétrolières de Saddam et que nous en conservions le contrôle, nous serions moins dépendants du pétrole saoudien. Cela, aussi, est rarement évoqué, alors que c’est un des éléments fondamentaux des nombreux débats qui agitent le Congrès américain et les médias. Mais il est primordial de rappeler que l’Irak dispose des plus importantes réserves pétrolières au monde, après l’Arabie Saoudite, et que les, en gros, 1,1 million de milliards de dollars de pétrole dont l’Irak dispose – et dont la plus grande partie a d’ores et déjà été promise à la Russie, à la France et à quelques autres pays par Saddam – représentent l’objectif fondamental de la stratégie américaine : c’est un argument de poids que le Congrès National Irakien (opposition, ndt) a utilisé constamment comme moyen de chantage vis-à-vis des consommateurs de pétrole autres qu’américains. (Pour plus de détails, voir Michael Klare, « Oiling the Wheels of War » (« Huiler les rouages de la guerre »), The Nation, 7 octobre). Une bonne partie du marchandage entre Poutine et Bush porte sur la part que les compagnies pétrolières américaines sont prêtes à promettre à la Russie. Cela rappelle étrangement les trois milliards de dollars offerts à la Russie par Bush Père. Les deux Bush’s (Dady et Baby) sont des businessmen du pétrole, il faut s’en souvenir, et ils se préoccupent beaucoup plus de ce genre de comptes de marchands de tapis que des subtilités de la politique moyen-orientale. Ainsi, dévaster à nouveau l’infrastructure irakienne péniblement reconstruite ne les ferait pas hésiter une seconde.
Ainsi, le premier pas dans la déshumanisation de l’Autre détesté consiste à réduire son existence à quelques phrases toutes faites, à quelques clichés et à quelques concepts, que l’on rabâche avec insistance. Cela rend beaucoup plus facile d’écraser l’ennemi sous les bombes sans remords. Après le 11 septembre, cela a été très facile à faire, pour Israël et les Etats-Unis, vis-à-vis respectivement des Palestiniens et des Irakiens (je parle ici, bien entendu, des peuples). Ce qu’il importe de relever, c’est que dans une très large mesure, cette même politique, d’une même sévérité, avec une, deux ou trois phases de gravité croissante, est prônée principalement par les mêmes sempiternels Américains et Israéliens. Aux Etats-Unis, a pu écrire Jason Vest dans The Nation (2 septembre), des hommes venus du JINSA (Jewish Institute for National Security =Institut Juif pour la Sécurité Nationale Américaine), officine de droite s’il en est, et du Centre pour la Politique de Sécurité (CSP : Center for Security Policy), peuplent les services du Pentagone et du Département d’Etat, y compris celui que dirige Richard Perle (nommé par Wolfowitz et Rumsfeld). La sécurité israélienne et la sécurité américaine sont mises sur un même pied, et le JINSA consacre « l’essentiel de son budget à emmener en ballade des escouades de généraux et d’amiraux américains à la retraite en Israël ». A leur retour, ils écrivent des tribunes dans les journaux et se montrent à la télé, en faisant généralement de la surenchère sur les positions ultra faucon du Likoud. Dans son numéro du 23 août dernier, l’hebdomadaire Time magazine a publié un article sur le Panel de la Politique de Défense du Pentagone (Pentagon’s Defense Policy Board), dont la plupart des membres sont issus du JINSA et du CSP. Très judicieusement, cet article était intitulé : « Voyage à l’intérieur du Conseil de la Guerre Secrète ».
De son côté, Sharon passe son temps à répéter comme un gramophone au disque rayé que sa campagne contre le terrorisme palestinien est identique à la guerre américaine contre le terrorisme en général, et Oussama Ben Laden, avec son organisation, Al-Qa’ida, en particulier. Ceux-ci, clame Sharon, appartiennent à une unique Internationale Terroriste qui englobe de nombreux musulmans à travers toute l’Asie, l’Afrique, l’Europe et l’Amérique du Nord, même si l’axe du Mal de Bush semble être concentré, pour l’instant, en Irak, en Iran et en Corée du Nord. Actuellement, les pays où l’on relève une forme ou une autre de présence militaire américaine sont au nombre de 132, et tous ces pays ont peu ou prou un lien avec la guerre contre le terrorisme, qui reste un concept indéfini et flottant, ce qui permet de fouetter plus facilement l’enthousiasme patriotique et les peurs irrationnelles – et donc de susciter un plus grand soutien à une action militaire – sur le front interne de ces pays, où les choses vont généralement de mal en pis. Toute parcelle de la Cisjordanie et de la bande de Gaza de quelque envergure est occupée par les troupes israéliennes qui tuent et/ou emprisonnent des Palestiniens de manière routinière au prétexte qu’ils sont « suspectés » d’être des terroristes ou des activistes ; de la même manière, leurs domiciles et leurs échoppes sont très souvent démolis au motif qu’ils abriteraient des ateliers clandestins de fabrication de bombes, des cellules terroristes et des lieux où les activistes sont supposés se rencontrer et se concerter entre eux. Aucune preuve n’est jamais apportée à ces allégations, pas plus d’ailleurs qu’il n’en est exigé de la part de journalistes qui admettent sans broncher la version unilatérale d’Israël.
C’est par conséquent un immense tapis de mystification et d’abstraction qui a été jeté sur l’ensemble du monde arabe par cette entreprise de déshumanisation systématique. Ce que l’œil et l’oreille des opinions publiques perçoivent, ce sont les termes de terreur, fanatisme, violence, haine de la liberté, insécurité et – c’est nouveau, ça vient de sortir – armes de destruction massive, qu’il convient de dénicher non pas là où nous savons tous qu’elles se trouvent sans être jamais recherchées ni inspectées (en Israël, au Pakistan, en Inde et bien entendu aux Etats-Unis, entre autres) mais dans les espaces susceptibles d’abriter les suppôts putatifs du terrorisme, comme par exemple : aux mains de Saddam ; ou d’un gang fanatique, etc… Un motif se répète à l’infini, sur ce tapis : la haine(supposée) des Arabes envers Israël et les juifs, qui n’a d’autre raison que le fait qu’ils haïssent l’Amérique aussi… A cause des ressources économiques et humaines qui sont les siennes, l’Irak est virtuellement l’ennemi le plus redoutable, pour Israël. De même, les Palestiniens qui tiennent tête à l’hégémonie et à l’occupation totale de leur territoire par Israël sont considérés comme des ennemis formidables. Les Israéliens de droite, tel Sharon, qui incarnent l’idéologie du Grand Israël revendiquant l’ensemble de la Palestine historique pour en faire un foyer national juif ont remarquablement réussi à imposer leur vision de la région comme la vision dominante parmi les partisans d’Israël aux Etats-Unis. Un commentaire d’Uzi Landau, ministre israélien de la sécurité militaire intérieure (et membre du Likoud), sur US TV, cet été, fut de dire que tout ce bla-bla-bla à propos de l’ « occupation » ne voulait strictement rien dire. « Nous sommes un peuple qui est en train de rentrer chez lui. Voilà tout », asséna-t-il, entre autres. Mort Zuckerman, le présentateur de l’émission, ne prit pas la peine de chercher à en savoir plus sur cette étonnante théorie. Est-ce dû au fait que Mort Zuckerman possède le US News and World Report et assume le secrétariat du Conseil des Président des Grandes Organisations Juives (des Etats-Unis) (une sorte de CRIF à la sauce américaine cachère) ? Allez savoir… Toutefois, le journaliste israélien Alex Fishman qualifiait dans le quotidien Yediot Ahronot du 6 septembre les « idées révolutionnaires » de Condoleezza Rice (Condy pour les intimes), de Rumsfeld (Rummy pour les intimes) (qui fait toujours référence, depuis quelque temps, lui aussi aux territoires « soi-disant » occupés), de Cheney, de Paul Wolfowitz, de Douglas Feith et autre Richard Perle (qui s’illustra en commissionnant la fameuse étude de l’institut Rand qui détermina que l’Arabie Saoudite était un ennemi des Etats-Unis et l’Egypte la proie facile pour l’Amérique dans le monde arabe) de « terriblement belliqueuses, car prônant le changement des régimes politiques dans la quasi totalité des pays arabes ». Fishman cite les propos de Sharon, selon qui ce groupe de responsables politiques, liés pour la plupart d’entre eux au JINSA et au CCP, et connectés à cette succursale de l’AIPAC (le lobby juif aux Etats-Unis, ndt) qu’est le Washington Institute of Near East Affairs (Institut de Washington pour les affaires moyen-orientales), a un ascendant total sur la pensée de Bush (si le mot « pensée », s’agissant de lui, n’est pas exagéré). Sharon déclarait, notamment : « A côté de nos amis américains (voir ci-dessus), Effi Eitam (l’un des membres les plus extrémistes sans vergogne du cabinet israélien) semble une vraie colombe. »
L’autre aspect – plus préoccupant – de cette situation est la proposition selon laquelle si « nous » ne mettons pas un terme au terrorisme, nous serons détruits. C’est là, désormais, le noyau dur de la stratégie sécuritaire des Etats-Unis, régulièrement annoncée à grands roulements de tambour au cours d’interviews et de débats télévisés par Rice, Rumsfeld et Bush lui-même. La présentation formalisée de cette vision est apparue, récemment, dans un document officiel qui doit servir de manifeste général pour l’ensemble de la nouvelle politique étrangère, post-guerre froide, de l’administration américaine. Ce document est intitulé : « National Security Strategy of the United States ». L’hypothèse de travail retenue est que nous vivons dans un monde exceptionnellement dangereux, où agit un réseau d’ennemis qui existe bel et bien, qui possède des usines, des bureaux, un nombre indéfini de membres, et dont l’existence est totalement vouée à « nous » détruire, à moins que nous ne les ayons les premiers. C’est là ce qui encadre totalement la guerre contre le terrorisme et éventuellement en Irak, lui conférant sa légitimité – guerre que le Congrès et l’Assemblée Générale de l’ONU seront très bientôt invités à approuver.
Des individus et des groupes fanatiques existent, bien entendu, et ils sont généralement partisans de porter atteinte, d’une manière ou d’une autre, à Israël ou aux Etats-Unis, ou les deux. Inversement, Israël et les Etats-Unis sont très largement perçus dans le monde arabe et dans le monde musulman comme ayant été les premiers à avoir créé ces extrémistes prétendument jihadistes, dont Oussama Ben Laden est le plus célèbre champion, et ensuite de se moquer éperdument de la légalité internationale et des résolutions de l’ONU dans la poursuite de leurs politiques hostiles et destructrices à l’intérieur de ces deux régions du monde. David Hirst écrit, dans un éditorial du Guardian daté du Caire, que même les Arabes opposés à leurs propres régimes despotiques « verraient dans l’attaque américaine (éventuelle) contre l’Irak un acte d’agression visant non seulement l’Irak, mais l’ensemble du monde arabe ; ce qui rendra cette agression suprêmement intolérable est le fait qu’elle sera perpétrée pour le compte d’Israël, dont le fait qu’il détienne un formidable arsenal d’armes de destruction massive semble aussi permis qu’incarner l’horreur de l’abomination lorsqu’il s’agit d’autres pays – suivez mon regard.» (06.09.2002).
J’affirme par ailleurs qu’il existe également un narratif palestinien spécifique et qu’au moins depuis environ l’année 1985, il existe une certaine volonté de faire la paix avec Israël qui contraste très vivement sur la menace terroriste récente représentée par Al-Qa’ida ou la menace douteuse prétendument incarnée par Saddam Hussein, qui est un homme épouvantable, bien entendu, mais qui est très peu susceptible de mener une guerre intercontinentale ; il est, très occasionnellement, seulement admis par la Maison Blanche que Saddam puisse représenter une menace pour Israël, mais cela semble pourtant représenter son plus lourd péché. Aucun des pays voisins ne perçoit Saddam comme un danger. Les Palestiniens et l’Irak sont mis dans le même panier, de la manière insidieuse et à peine perceptible que nous venons de décrire, afin de constituer une « menace » factice que les médias remettent de temps à autre à la une. La plupart des articles sur les Palestiniens, publiés dans des publications à très large diffusion, influentes et bien pensantes, telles The New Yorker et The New York Times hebdomadaires présentent les Palestiniens sous les traits de fabricants de bombes, de collaborateurs, de terroristes suicidaires. Point barre.
Aucune de ces vénérables publications n’a jamais publié une seule version des faits vue du côté arabe, depuis le 11 septembre. Aucune.
Aussi, lorsque des tirailleurs de l’administration américaine comme un Dennis Ross (chargé de représenter Clinton aux négociations d’Oslo, tant avant qu’après qu’il fût avéré qu’il jouait dans cette fonction le rôle d’un agent à plein temps du lobby israélien) ne cesse de répéter que les Palestiniens ont dédaigné une offre généreuse qu’Israël leur aurait faite à Camp David, il déforme de manière flagrante la réalité, qui est, comme l’ont montré de multiples sources faisant autorité, qu’Israël n’a fait que concéder des parcelles du territoire palestinien sans continuité territoriale entre elles, avec des postes de sécurité et des colonies les encerclant toutes, sans exception et sans qu’il n’y ait une seule frontière commune entre la Palestine et l’un quelconque des pays arabes voisins (en l’espèce : l’Egypte, au sud et la Jordanie, à l’est). Comment des termes tels qu’« offre » et « généreuse » ont-ils bien pu finir par être employés pour parler d’un territoire détenu illégalement par une puissance occupante, en contravention du droit international et des résolutions de l’ONU ; personne ne s’est donné la peine de poser la question ?… Mais étant donné le pouvoir qu’ont les médias de répéter, re-répéter et de re-re-répéter de simples assertions, s’ajoutant aux efforts inlassables du lobby israélien répétant sans cesse la même idée – Dennis Ross lui-même s’est particulièrement distingué dans son rabâchage psittacoïde de cette contrevérité – qu’il est maintenant devenu une quasi pétition de principe que les Palestiniens, entre « la paix et la terreur », ont choisi « la terreur » ! Le Hamas et le Djihad islamique ne sont pas perçus comme des composantes (peut-être mal inspirées, c’est une autre question) de la lutte palestinienne visant à se débarrasser de l’occupation israélienne, mais comme des parties constituantes du désir partagé par tous les Palestiniens de terroriser, de menacer et de représenter véritablement une menace. Comme l’Irak…
A toute fin, avec l’affirmation toute nouvelle et tout à fait improbable que l’Irak, pays éminemment laïc, a donné refuge et a entraîné l’organisation Al-Qa’ida, qui se caractérise par une théocratisme dément, le sort de Saddam semble d’ores et déjà scellé. Le consensus gouvernemental prévalent (mais en aucun cas incontesté) aux Etats-Unis consiste à dire qu’étant donné que les inspecteurs de l’ONU ne peuvent vérifier ni les armes de destruction massive dont Saddam dispose, ni celle qu’il a éventuellement cachées ou qu’il est peut-être encore en train de fabriquer, il faut absolument l’attaquer et le déposer. Le seul intérêt d’en passer par l’ONU pour ce faire, du point de vue de Washington, consiste en la possibilité d’obtenir de cette organisation une résolution contraignante et punitive à un point tel que peu importerait que Saddam obtempérât ou non, il serait de toute manière incriminé à un point tel de violation de la « légalité internationale », que sa simple coupable existence en viendrait à représenter la garantie d’un changement de régime imposé militairement. Fin septembre, par ailleurs, Israël se vit enjoindre par une résolution votée à l’unanimité du Conseil de Sécurité (moins l’abstention des Etats-Unis : faut pas rêver !) de mettre un terme au siège qu’il imposait au quartier général d’Arafat à Ramallah et de se retirer des territoires palestiniens occupés illégalement depuis le mois de mars (occupation « justifiée » par Israël au motif de l’ « autodéfense »). Israël a (vous me croirez si vous voulez …) refusé de s’exécuter et le prétexte sous-jacent invoqué par les Etats-Unis pour ne pas en faire plus lorsqu’il s’agissait de faire appliquer sa propre décision (puisque qui s’abstient, consent) fut de dire que « nous » comprenons qu’Israël doit défendre ses citoyens. Pourquoi les Nations Unies doivent-elles être consultées dans un cas, et ignorées dans l’autre ? C’est l’un de ces mystères insondables qu’affectionne la diplomatie américaine.
Tout un petit lexique d’expressions non attestées et inventées pour les besoins de la cause, telles « action préemptive » ou « autodéfense », sont brandies à tout propos et hors de propos par Donald Rumsfeld et ses collègues, dans l’espoir de persuader leur opinion publique que les préparatifs de guerre contre l’Irak ou n’importe quel Etat, d’ailleurs, en manque de « changement de régime » (ou bien - mais cet euphémisme « politiquement correct », véritable petit bijou, est plus rare - de « destruction constructive ») sont arc-boutés sur la notion d’autodéfense. Le public est maintenu sur le gril par d’incessantes alertes rouges ou orange. Les gens sont incités à informer les autorités judiciaires de tout comportement « suspect », et des milliers de musulmans, d’Arabes et de personnes originaires d’Asie du Sud (Philippines, Indonésie, ndt) sont arrêtées, et parfois inculpées sur simple présomption. Tout cela est fait sur ordre du président, sous couvert de patriotisme de façade et d’amour pour l’Amérique. Je ne parviens toujours pas à comprendre, personnellement, ce qu’aimer un pays peut bien vouloir signifier (dans le discours politique américain dominant, il est tout aussi couramment évoqué un amour pour Israël) ? Mais cela semble être synonyme de : loyauté aveugle envers les pouvoirs en place, quels qu’ils soient, avec leur manie du secret, leur caractère évasif et leur refus délibéré de dialoguer avec une population responsable, laquelle pour le moment ne semble pas avoir été éveillée à une réactivité cohérente ni systématique. Or, cette « loyauté » a dissimulé le caractère globalement odieux et destructeur de la politique de l’administration Bush vis-à-vis de l’Irak, en particulier, mais aussi, en général, de l’ensemble du Moyen-Orient.
Les Etats-Unis sont si puissants, à côté de la plupart des grands pays pris ensemble, qu’il est en réalité impossible de les contraindre ou de les amener par la persuasion douce à se conformer à un quelconque système de comportement, pas même celui que leur Secrétaire d’Etat aimerait voir mis en vigueur. Mis à part le caractère abstrait de la question de savoir si « nous » devrions aller faire la guerre à 7 000 miles de chez nous, en Irak, les débats de politique étrangère, aux Etats-Unis, dépouillent les autres peuples de toute épaisseur ou de toute identité réelle, humaine. Vus sur l’écran de contrôle d’un missile « intelligent » ou sur un simple écran de téléviseur, l’Irak ou l’Afghanistan ne sont plus, dans le meilleur des cas, que les cases d’un échiquier, que « nous » décidons d’investir, de détruire, de reconstruire – ou non – selon le désir et les besoins du moment. Le mot « terrorisme », de même que la guerre qui est portée contre lui afin de l’éradiquer, servent à renforcer en douceur ce sentiment, d’autant qu’en comparaison avec la plupart des Européens, la grande majorité des Américains n’ont jamais eu de contact ni a fortiori vécu et eu une expérience personnelle des pays et des peuples musulmans et, par conséquent, ils n’ont nulle sensation affective du fragile tissu de la vie qu’une campagne soutenue de bombardements (comme en Afghanistan) ne manquerait pas de réduire en charpie. De plus, perçu comme il l’est, c’est-à-dire comme une émanation de nulle part, à l’exception de madrasas richement dotées, sur la base d’une « décision » prise par des gens qui haïssent nos libertés et sont jaloux de notre démocratie, le sujet du terrorisme engage les polémistes dans des débats totalement extravagants, par leur aspect à côté de la plaque et totalement coupés de toute considération politique. L’histoire et la politique sont occultées, elles ont même disparu, du seul fait que l’existence humaine réelle a été effectivement dévaluée. Vous ne pouvez pas parler de la souffrance des Palestiniens ou de la frustration des Arabes, parce que la présence d’Israël est tellement forte aux Etats-Unis qu’elle vous l’interdit carrément. Durant une manifestation fervente en soutien à Israël, au mois de mai dernier, Paul Wolfowitz a mentionné au passage la souffrance palestinienne. Mais ses paroles furent bientôt couvertes par les lazzi et les huées de la foule menaçante : il se garda bien de l’évoquer une autre fois…
De plus, une politique cohérente en matière de droits de l’homme et de liberté du commerce, qui insiste constamment sur les vertus sans cesse mises en avant du respect des droits de l’homme, de la démocratie et des libertés économiques, que nous sommes de par la constitution censés promouvoir, est très vulnérable aux manœuvres de groupes d’intérêts sur le plan intérieur (comme en atteste l’influence des lobbies ethniques, de ceux des industries sidérurgiques et de défense, du cartel du pétrole, des grands exploitants agricoles, des retraités, des détenteurs d’armes, pour ne mentionner que certains d’entre eux). Ainsi, chacun des 500 districts électoraux représentés au Congrès, à Washington, comporte au moins une entreprise d’armement ou une entreprise liée à la défense sur son territoire ; si bien que, pour le Secrétaire d’Etat James Baker, à la veille de la première guerre du Golfe, le vrai problème, dans cette guerre contre l’Irak, était celui des « jobs » (les emplois)… Lorsqu’on parle de politique étrangère (américaine), il est essentiel de se souvenir du fait que seuls 25 à 30 % des membres du Congrès possèdent ne serait-ce qu’un passeport ( à rapprocher des 15 % d’Américains, seulement, qui ont un jour quitté mis les pieds en dehors des Etats-Unis) et que ce qu’ils peuvent bien dire a beaucoup moins à voir avec l’histoire, la philosophie ou les grands idéaux qu’avec les questions de savoir qui influence les campagnes électorales de leurs collègues, qui envoie de l’argent, etc. Deux membres sortants de la Chambre des Représentants, Earl Hilliard, de l’Alabama et Cynthia McKinney, de la Géorgie, qui soutiennent le droit à l’autodétermination des Palestiniens et sont fort critiques à l’égard d’Israël, ont été battus aux dernières élections par des candidats relativement inconnus mais abondamment financés par ce qui fut ouvertement qualifié d’ « argent new-yorkais » (c’est-à-dire : juif) venu de l’extérieur de leur Etat respectif. Ces deux candidats malheureux avaient été stigmatisés par la grande presse, qui les a constamment accablés de qualificatifs tels qu’« extrémiste » et « mauvais patriotes ».
En matière d’influence sur la politique américaine au Moyen-Orient, le lobby israélien est imbattable. Il a réussi à transformer le corps législatif du gouvernement américain en ce que l’ancien Sénateur Jim Abourezk a pu appeler jadis ‘un territoire occupé’. Aucun lobby arabe comparable n’existe, ni a fortiori ne fonctionne avec une telle efficacité. Parfois, de but en blanc, le Sénat va discuter et transmettre au président des résolutions que rien appelle et dont le seul but est de renouveler, réaffirmer, souligner périodiquement le soutien des Etats-Unis à Israël. En mai dernier, une résolution de ce type a été prise, juste au moment où l’armée israélienne occupait l’ensemble des grandes villes de la Cisjordanie (je devrais écrire, plus justement : détruisait les villes de Cisjordanie). L’un des effets pervers de ce soutien total apporté aux politiques d’Israël, fussent-elles les plus extrêmes, est qu’à long terme cela ne pourra qu’être dommageable au devenir d’Israël au Moyen-Orient. Tony Judt a bien étudié cette question, et il a émis l’idée que l’entêtement d’Israël à se maintenir sur le territoire palestinien ne mène nulle part et ne consiste en réalité qu’à reculer pour mieux sauter, car ce retrait israélien est absolument inéluctable.
Pris dans son ensemble, le thème de la guerre antiterroriste a permis à Israël et à ses partisans de commettre des crimes de guerre contre la population palestinienne en Cisjordanie et à Gaza, 3,4 millions de Palestiniens devenant (selon l’expression consacrée) des non-belligérants victimes de « dommages collatéraux ». Terje-Roed Larsen, l’administrateur spécial de l’ONU pour les Territoires occupés, vient de publier un rapport accusateur pour Israël, qualifié de fauteur d’une catastrophe humanitaire : le chômage atteint 65% de la main-d’œuvre, 50% des Palestiniens doivent survivre avec moins de 2 dollars par jour et l’économie – par conséquent, la vie quotidienne des gens – est détruite. En comparaison, les souffrances et l’insécurité sont bien moindres en Israël : aucun tank palestinien n’occupe aucune localité israélienne, ni même ne vient narguer une seule colonie israélienne illégale.
Au cours des deux semaines écoulées, seulement, Israël a tué 75 Palestiniens, dont de nombreux enfants… Il a démoli des maisons, déporté des gens, rasé des terrains agricoles de grande valeur, imposé des couvre-feu allant jusqu’à trois jours d’affilée, bloqué des civils ou des ambulances et des secours médicaux sur des barrages routiers et, comme à son accoutumée, il a coupé les approvisionnements en eau et en électricité. La plupart des écoles et des universités ne peuvent tout simplement pas fonctionner. Alors que ces exactions se produisent quotidiennement, comme l’occupation elle-même, qui se poursuit depuis la bagatelle de trente-cinq années émaillées par la kyrielle des résolutions de l’ONU considérées par Israël comme des chiffons de papier, tout cela est à peine mentionné, en passant, dans les médias américains, la plupart du temps comme notes de bas de page en petits caractères en codicille à des articles interminables consacrés aux débats internes au gouvernement israélien ou aux attentats suicides palestiniens, absolument désastreux. L’expression « suspect de terrorisme », qui n’a l’air de rien, est à la fois la justification et l’épitaphe pour respectivement l’exécution et la tombe de qui Sharon choisit de faire éliminer. Les Etats-Unis n’élèvent pas d’objection, si ce n’est d’une manière extrêmement ‘soft’. Par exemple, il peut déclarer : « Cela n’était pas utile. De plus cela contribuera peu à prévenir la prochaine flambée d’assassinats »…
Nous voici désormais plus près du cœur du problème. En raison des intérêts israéliens dans notre pays (les Etats-Unis, ndt), la politique américaine au Moyen-Orient est plus que jamais israélo-centrée. Une conjoncture post-onze septembre s’est installée, dans laquelle la belligérance semi-religieuse de la droite chrétienne, du lobby israélien et de l’administration Bush est censée être rationalisée par des faucons néoconservateurs dont la vision du Moyen-Orient est totalement vouée à la destruction des ennemis d’Israël, ce sur quoi on colle parfois l’étiquette portant l’euphémisme suivant : travaux en cours : nous « redessinons (pour vous !) la carte (du Moyen-Orient) en induisant des changements de régimes politiques et en apportant la « démocratie » aux pays arabes les plus menaçants pour Israël. (Voir « The Dynamics of World Disorder : Which God is on Whose Side ? » [La Dynamique du désordre mondial : le Dieu de qui est du côté de qui ?], article d’Ibrahim Warde, publié dans le Monde Diplomatique en septembre 2002, ainsi que « Born-Again Zionists », de Ken Silverstein et Michael Scherer, ed. Mother Jones, octobre 2002). La campagne sharonienne de réforme de l’Autorité palestinienne n’est que l’autre face de la volonté de détruire politiquement les Palestiniens, ce qui est pour Sharon l’ambition d’une vie. L’Egypte, l’Arabie Saoudite, la Syrie et même la Jordanie ont fait l’objet de diverses menaces, en dépit du fait que – aussi détestables ces régimes, qui ne datent pas d’hier, aient été dans le passé – les Etats-Unis les ont protégés et soutenus dès les lendemains de la Seconde guerre mondiale. C’est, en particulier, le cas de l’Irak.
En réalité, il semble évident pour quiconque connaît un tant soit peu le monde arabe, que son état lamentable est voué à empirer encore lorsque les Etats-Unis auront entrepris leur assaut contre l’Irak. Les partisans de la politique de l’administration (Bush) évoquent parfois (en des termes extrêmement vagues)  combien il sera exaltant d’apporter la démocratie à l’Irak et à d’autres pays arabes, sans se soucier outre mesure de ce que cela pourra bien signifier en termes de vie quotidienne pour la population de ces pays, en particulier après que les vagues de B-52 auront impitoyablement ‘labouré’ et pilonné leurs champs et leurs maisons. Je n’imagine pas qu’il puisse exister un seul Arabe - et en particulier un seul Irakien - qui ne désire pas voir Saddam Hussein chassé du pouvoir. Tout indique que les opérations militaires américano-israéliennes n’ont fait que rendre la vie pire, dans le quotidien, pour ces différentes populations, mais cela n’est encore rien en comparaison avec l’anxiété insupportable, les déviations psychologiques et les perversions politiques imposées aux sociétés qui sont les leurs.
Aujourd’hui, ni l’opposition irakienne en exil, courtisée par intermittence par au moins deux administrations américaines successives, ni la poignée de généraux américains dont les noms sont parfois évoqués, comme Tommy Franks, n’ont une quelconque crédibilité en tant que dirigeants putatifs de l’Irak dans la phase d’après-guerre. On n’a pas non plus, apparemment, beaucoup réfléchi à ce dont l’Irak aura besoin, une fois le régime de Saddam renversé, une fois que les acteurs internes se seront remis sur pied, que le Baath lui-même aura été dé-saddamisé. Il se pourrait que même l’armée irakienne ne lève pas le petit doigt pour défendre Saddam. Chose intéressante, toutefois, au cours d’une audition récente devant le Congrès, trois anciens généraux du Commandement Central américain ont exprimé des réserves sérieuses – que je qualifierai pour ma part de rédhibitoires – au sujet des dangers de toute cette aventure, telle qu’on est en train de la planifier sur le plan militaire. Mais même ces doutes ne prennent aucunement en considération ni le fractionnement interne ni la dynamique ethno-religieuse de l’Irak, en pleine ébullition, en particulier après trente ans d’un règne baasiste débilitant, les sanctions imposées par l’ONU et deux guerres catastrophique (il faudra en compter trois, lorsque les Etats-Unis seront passés à l’attaque – s’ils le décident et s’ils le font). Personne, aux Etats-Unis, absolument personne, n’a une idée exacte de ce qui pourrait se passer en Irak, en Arabie Saoudite ou encore en Egypte, si une intervention militaire américaine (ou américano-israélienne) de grande ampleur avait lieu. Il semble suffisant de savoir – et de bien vite l’oublier – que Fouad Ajami et Bernard Lewis sont les deux principaux conseillers de l’administration Bush en la matière. Tous deux sont violemment et idéologiquement anti-arabes et totalement discrédités par la majorité de leurs collègues de leur discipline. Lewis n’a jamais vécu dans le monde arabe, et les propos qu’il tient sur les Arabes ne sont que délire réactionnaire ; Ajami est originaire du Sud Liban. Jadis partisan progressiste de la résistance palestinienne, est s’est reconverti récemment dans les thèses d’extrême droite, en épousant sans aucune réserve, en bon néophyte, le sionisme et l’impérialisme américain …
Le 11 septembre a sans doute représenté au plan national américain une période de réflexion et d’évaluation de la politique extérieure américaine, après le choc provoqué par cet attentat d’une atrocité incommensurable. En tant que tel, ce terrorisme doit être contré, de toute évidence, et il faut le traiter avec la fermeté la plus impitoyable. Mais je pense que c’est toujours les conséquences d’une application de la force qui doivent être prises en tout premier lieu en considération, et non pas la riposte elle-même, immédiate, violente et instinctive. Personne ne saurait prétendre, aujourd’hui, même après la déroute des Taliban, que l’Afghanistan soit un pays beaucoup plus sûr et beaucoup plus vivable, si l’on se place du point de vue des citoyens de ce pays, qui sont hélas loin d’avoir cessé de souffrir. Le meccano des nations n’est pas, à l’évidence, la priorité des Etats-Unis, là-bas, en Afghanistan, puisque d’autres guerres, en d’autres endroits (et en plusieurs endroits à la fois) focalisent leur attention et la détourne du dernier champ de bataille américain en date. De plus, quel sens aurait l’édification par les Etats-Unis d’une nation irakienne dont la culture et l’histoire sont si différentes des leurs ? Tant le monde arabe que les Etats-Unis sont des régions autrement plus complexes et riches de dynamiques internes que les platitudes martiales et les phrases ronflantes promettant la Reconstruction ne parviennent à le refléter. En la matière, l’Afghanistan d’après les bombardements américains est un cas d’école tristement éclairant, à défaut d’être édifiant.
Comme si la situation n’était pas déjà assez inextricable, des voix dissonantes, d’un poids considérable, s’élèvent dans la culture arabe contemporaine, et des mouvements de réforme se dessinent, sur un vaste front. Il en va de même aux Etats-Unis, où, à en juger à mes dernières expériences, acquises au cours de conférences données sur différents campus universitaires, la plupart des citoyens sont inquiets au sujet de la guerre, avides d’en savoir plus et, avant tout, désireux de ne pas être entraînés dans la guerre par le messianisme belliqueux triomphant, avec des objectifs tout ce qu’il a de plus vagues à l’esprit. En attendant, comme l’écrit The Nation [un des rares journaux de gauche à subsister aux Etats-Unis, ndt] dans un éditorial récent, le pays marche à la guerre comme un zombie, tandis que le Congrès (avec un nombre d’exceptions heureusement croissant) a tout simplement abdiqué de son rôle de représentation des intérêts du peuple américain. Pour quelqu’un qui, comme moi, a partagé sa vie entre les deux cultures, il est terrifiant de constater que le clash entre civilisations – cette notion tellement réductrice et triviale, mais tellement à la mode, par les temps qui courent – a fini par supplanter la pensée et l’action positive. Ce que nous devons mettre en place, c’est un cadre de travail universaliste permettant de comprendre (au sens de : décrypter) et de savoir comment nous comporter vis-à-vis tant d’un Saddam Hussein que d’un Ariel Sharon, et autres dirigeants du Myanmar (Birmanie), de la Syrie, de la Turquie et d’une ribambelle de pays dont on tolère beaucoup trop facilement les exactions qui s’y déroulent. Les démolitions de maisons, la torture, le déni du droit à l’éducation : tout cela doit être dénoncé, où que cela se produise. Je ne connais pas d’autre instrument permettant de reconstruire ou de restaurer le cadre du développement que l’éducation et l’encouragement à un dialogue ouvert, à l’échange et à l’honnêteté intellectuelle, qui ne saurait rien avoir en commun avec des objectifs particuliers dissimulés ou la phraséologie de la guerre, de l’extrémisme religieux et de la « défense » préventive. Mais cela, hélas, demande du temps – beaucoup de temps – et à en juger au comportement des gouvernements des Etats-Unis et du Royaume-Uni, son petit partenaire, cela présente l’inconvénient majeur de ne pas permettre de gagner des voix aux élections. Nous devons faire absolument tout ce qui dépend de nous afin de ralentir - et finalement arrêter - le recours à la guerre, désormais véritable théorie et non plus seulement pratique par trop routinière.
                                               
10. Nassif Hitti : “C’est Israël qui a introduit l’arme nucléaire au Moyen-Orient” propos recueillis par Hoda Saliby-Yehia
pour le site internet du Courrierinternational.com le vendredi 27 septembre 2002
[Né au Liban, Nassif Hitti est ambassadeur de la Ligue arabe en France et observateur permanent auprès de l’UNESCO. De 1992 à 1999, il a été professeur de relations internationales et d’études sur le Moyen-Orient à l’Université américaine du Caire.]
- Bagdad a accepté le retour, sans conditions, des inspecteurs en désarmement de l’ONU. Mais les Etats-Unis ont réagi avec scepticisme et l’escalade contre l’Irak se poursuit. Se dirige-t-on vers une guerre ?
- Le président Bush et les responsables américains, à tous les niveaux, ont affirmé leur volonté de s’en prendre à l’Irak. Cependant, le spectre de la guerre s’est peut-être éloigné parce que l’acceptation de Bagdad rejoint la volonté de la communauté internationale. La désescalade du côté irakien et l’intervention de plusieurs pays se conjuguent pour encourager les pourparlers entre les Nations unies et l’Irak et ouvrir la discussion sur les modalités du retour des inspecteurs. De toute façon, le recours à la force pour renverser un régime ne peut pas être accepté. Cette démarche constituerait un précédent dangereux et jetterait les bases d’un désordre mondial. La logique onusienne et le recours à la décision collégiale doivent rester la référence pour traiter les conflits. J’insiste sur les dangers d’une guerre : elle est inadmissible moralement, et ses conséquences géostratégiques pourraient être comparables à un tremblement de terre qui dépasserait les frontières de l’Irak. Concernant la Ligue arabe, le principe de la solidarité arabe est un élément supplémentaire pour dire non à la guerre.
- Mais les Etats-Unis semblent être en train de se dissocier de la logique onusienne. Iront-ils jusqu’au bout ?
- Les Etats-Unis ont toujours la possibilité de changer leur position et de s’inscrire dans le cadre d’un règlement pacifique du conflit. Leur volonté d’attaquer l’Irak est affichée, mais il me semble qu’aucune stratégie précise n’a encore été définie. D’ailleurs, l’exemple de l’Afghanistan n’est pas très encourageant : le succès militaire acquis dans un premier temps, la gestion du pays après la chute du régime des talibans est loin d’être convaincante. Et puis, les Etats-Unis ne peuvent pas faire abstraction des répercussions géostratégiques d’une guerre contre l’Irak. Le dialogue pourrait reprendre en s’appuyant sur la résolution 1284 qui offre une base juridique satisfaisante. Adoptée par le Conseil de sécurité le 17 décembre 1999, cette résolution avait constitué la Commission de contrôle, de vérification et d’inspection des Nations unies [l’UNMOVIC, qui a remplacé l’UNSCOM]. A l’époque, l’Irak avait rejeté cette résolution. Mais je vous rappelle que la France, la Russie et la Chine, membres permanents du Conseil de sécurité, s’étaient abstenues lors du vote de la résolution 1284, car, effectivement, elle contient des lacunes. Des précisions sur le rôle et le champ d’action des inspecteurs sont nécessaires.
- Vous avez évoqué la solidarité arabe. Mais la position des pays arabes n’est pas très claire. Les protestations verbales sont contredites par les préparatifs qui vont bon train sur les bases militaires offertes à l’armée américaine, notamment dans les pays du Golfe.
- Il n’appartient pas à la Ligue arabe de discuter ou d’évaluer la stratégie et la politique adoptées par chacun des Etats membres. Elle n’est pas, non plus, un instrument pour la politique d’un pays ou d’un autre. Elle fonctionne de manière collégiale et prend ses décisions à la suite de débats entre les ministres des Affaires étrangères des Etats membres. C’est une institution interétatique. Son financement est assuré sur la base de quotas par pays. Elle subit parfois les contraintes imposées par les choix de ses membres. Les divergences et les dissensions ne sont un secret pour personne. Mais il y a aussi des points d’accord. Depuis mai 2001, le secrétaire général Amr Moussa [un diplomate égyptien] a donné un nouveau souffle à cette institution en l’engageant dans un processus de réformes importantes. Bref, la Ligue est à l’image de toutes les organisations internationales qui adoptent le principe de la diplomatie multilatérale pour trouver un dénominateur commun. Cependant, concernant la crise irakienne, la position de la Ligue est claire : elle est contre l’usage de la force militaire. Le secrétaire général a entamé plusieurs démarches pour un règlement dans le cadre des Nations unies et déploie des efforts considérables pour désamorcer la crise.
- La Ligue a-t-elle fait pression sur Bagdad pour obtenir son accord au retour des inspecteurs ?
- Il ne s’agit pas de pressions. La Ligue a fait appel à l’Irak qui a répondu favorablement à l’argument présenté par le secrétaire général : le meilleur moyen pour éviter une guerre reste le respect des résolutions des Nations unies. Accepter le retour inconditionnel des inspecteurs est un pas très positif, allant dans le sens d’un règlement global de la crise. L’objectif final est la suspension, puis la levée des sanctions et la normalisation de la question irakienne.
- Saddam Hussein est un dictateur qui a fait ses preuves. Son régime est-il une menace pour la région ?
- Il ne me revient pas de me prononcer sur tel ou tel responsable politique. Cependant, je suis contre la moralité sélective. Si la communauté internationale pense que l’Irak pourrait posséder des armes de destruction massive, elle peut se prévaloir de la résolution 687 du 3 avril 1991 qui stipule que l’Irak doit s’engager dans la destruction ou la neutralisation de son armement non conventionnel. Cette même résolution indique aussi, dans sa quatorzième clause, que les mesures imposées à l’Irak s’inscrivent dans une démarche globale dont les objectifs sont de créer au Moyen-Orient une zone exempte d’armements de destruction massive. Israël est donc concerné par cette clause. Or c’est Israël qui a introduit le facteur nucléaire dans la région. C’est une réalité bien connue : Israël se réserve l’option nucléaire dans le cadre d’une stratégie de dissuasion. En tant qu’Arabes, nous sommes concernés par ce danger. Israël a une longue tradition et une histoire très riche en violations des résolutions du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale des Nations unies.
- Israël bénéficie du soutien américain pour appliquer sa stratégie. Comment réagit la Ligue arabe à cette politique américaine ?
- Le plus inquiétant est l’obsession américaine d’agir vite dans la crise irakienne, selon le principe “L’inaction n’est pas une option". En revanche, l’immobilisme est l’option choisie dans le conflit israélo-palestinien. Depuis l’arrivée de l’administration Bush et surtout depuis le 11 septembre 2001, la politique américaine s’inscrit dans l’immobilisme total et dans une obsession sécuritaire qui est trop proche de la vision de l’actuel gouvernement israélien. Car les questions de sécurité ne peuvent être réglées en dehors d’un processus politique. Et même, à supposer que l’on privilégie le volet sécuritaire dans la question palestinienne, la manière dont il est présenté n’est pas basée sur un équilibre entre les intérêts des deux parties concernées. C’est le facteur principal de la tension qui existe entre le monde arabe et les Etats-Unis. Les intérêts communs sont nombreux. Mais l’obstacle majeur à de meilleures relations, c’est cette politique américaine d’appui total et inconditionnel à Israël. Cela explique l’accumulation de sentiments inamicaux à l’égard des Etats-Unis au sein de l’opinion publique arabe. Indépendamment du fait – ou je dirais même malgré le fait – qu’au niveau individuel, nous sommes nombreux à avoir adopté un mode de vie dit “occidentalisé”, y compris en ce qui concerne les aspirations politiques allant dans le sens du respect des libertés individuelles et collectives et de la démocratie, défendues au sein de la société américaine.
- La Ligue arabe paraît plus efficace, ou du moins plus active, pour désamorcer la crise irakienne que dans la recherche d’une solution au conflit israélo-palestinien. Pourquoi ?
- C’est vrai, beaucoup de choses restent à faire. Mais la Ligue peut mettre à son crédit l’initiative de paix adoptée le 28 mars 2002 lors du sommet arabe de Beyrouth. C’est une position arabe décidée à l’unanimité. Effectivement, le monde arabe pourrait s’engager dans une offensive diplomatique et promouvoir ce plan qui propose une vision globale pour le règlement du conflit. L’initiative arabe est équilibrée : elle offre à Israël un accord définitif comportant une normalisation totale et engageant tous les pays arabes. Pour Israël, c’est une occasion à saisir si ce pays souhaite que sa situation au sein du monde arabe soit normalisée, sur tous les plans. Les Arabes proposent un plan de paix. Je souhaiterais voir une proposition de paix israélienne. Mais on assiste tous les jours à l’agression israélienne : ratissage, bouclage, annexion de territoires, implantations de colonies, encerclement et destruction des bureaux de Yasser Arafat, entre autres actes criminels. L’Intifada, qui entame sa troisième année, est l’expression de l’opposition à cette agression structurelle et systématique. On peut discuter de certains moyens utilisés par la résistance palestinienne, notamment les attentats visant des civils israéliens. D’ailleurs le débat existe au sein même de la société palestinienne. Mais comment parler des torts des uns sans soulever les torts des autres ? Je rappelle que du 5 août au 17 septembre 2002, aucun attentat suicide n’a eu lieu. Et pourtant, près de 70 Palestiniens ont été tués par l’armée israélienne. L’attention de la communauté internationale est braquée sur la crise irakienne, alors qu’Israël bafoue tous les jours les principes défendus par cette même communauté.
- A votre avis, une agression américaine contre l’Irak sert-elle les intérêts d’Israël ?
- Si l’Irak est attaqué, la division du monde arabe jouerait en faveur d’Israël. Mais cet avantage serait à court terme. A moyen et long terme, Israël se retrouverait dans un environnement de plus en plus radicalisé.