L'échec tragique illustré par la mort de soldats des Forces Israéliennes de
Défense abattus par des guérilleros palestiniens sur des barrages que ces
soldats tenaient a donné libre cours à un flot de critiques, lesquelles ont
contrait le commandement de l'armée à retenir certaines leçons et à apporter
quelques changements à la manière de gérer ces barrages et à les utiliser
tactiquement.
Il est loisible d'imaginer que ces leçons seront mises en
pratique et que des mesures tant défensives que de sécurité, ainsi que la
supervision des points de contrôle, seront renforcées. Mais il est illusoire
d'attendre des enquêteurs qu'ils aillent jusqu'à recommander le démantèlement
pur et simple des dits check-points, non pas parce qu'ils en seraient parvenus à
la conclusion qu'ils revêtent une importance militaire majeure, ni parce que les
colons insisteraient pour qu'on les maintienne en place pour la simple raison
qu'ils "donnent un sentiment de sécurité aux usagers des routes" en
Cisjordanie...
Les barrages resteront les principaux points de contact et
d'affrontement entre la puissance occupante et la population insurgée non pas
parce qu'ils remplissent une quelconque fonction de sécurité, mais parce que
leur fonction est d'envoyer en direction de la seconde un message de force et
d'autorité, d'inspirer la peur, et de symboliser le statut d'inférieur piétiné
de ceux qui sont sous l'occupation.
Les énormes blocs de ciment, les
positions fortifiées et la demi-douzaine, environ de soldats apeurés de faction
sur un barrage militaire ne sont pas autre chose qu'une vitrine destinée à
exposer qui détient le pouvoir de régenter la vie de ceux qui sont soumis à ce
pouvoir, ou, le cas échéant, de causer leur mort - et cela, sans pratiquement
avoir réellement recours à la force, mais en se reposant sur l'angoisse des
occupés, qui ont été poussés à accepter de se comporter conformément aux règles
édictées par les agents du pouvoir.
Le mépris des militaires et leur abandon
arrogant à la supposée mentalité soumise des Palestiniens trouvent leur
traduction non seulement dans l'existence même des barrages, mais également dans
leur emplacement. Le check-point de Wadi Haramiyyéh était là où on l'avait érigé
parce que personne n'aurait jamais envisagé la possibilité que les Palestiniens
pussent être capables de tirer parti de l'infériorité tactique inhérente à son
positionnement, puisqu'aussi bien tout ce qu'on attendait d'eux se résumait à ce
qu'ils se mettent en rang tranquillement et de manière obséquieuse, devant les
militaires. Quoi ? Ils ont osé rompre les règles, réduire en miettes le
dispositif et faire du check-point un exemple pathétique de l'échec du maintien
d'un contrôle par la force ?
De tout temps, les différents régimes coloniaux
ont été fondés sur l'arrogance d'une poignée de soldats contrôlant la vie de
millions de sujets au moyen d'un recours minimal à la force et en restant
fidèles à une "dissuasion" supposée susceptible de perpétuer l'infériorité de
ceux qui se trouvent sous leur joug. De tels régimes ne sauraient durer que dans
la mesure où leurs sujets acceptent de se comporter conformément aux diktats
venus d'en-haut. Mais dès le moment où les règles du jeu sont abolies et où les
barrages de contrôle, de vitrines de la puissance occupante, se transforment en
barricades pour les insurgés, de petites escouades de soldats n'ont aucune
chance de rester plus que de simples exutoires pour le mépris de leurs
commandants.
Ce n'est qu'après que des centaines de milliers de personnes
faisant la queue, de manière obséquieuse, en lignes sinueuses et interminables,
entre les blocs de ciment, se seront révoltées et auront refusé de produire leur
carte d'identité ou d'obéir aux ordres qui leur sont intimés de retourner d'où
elles venaient, et seront prêtes à payer de leur vie leur révolte, que des
commissions d'enquête seront mises sur pied afin de découvrir comment une armée
aussi puissante a-t-elle bien pu perdre la bataille des check-points...
La
leçon apprise par les Britanniques en Inde (et la leçon apprise par tous les
autres colonialistes arrogants) ne sera pas considérée comme pertinente parce
que les check-points, ici, sont considérés comme liés directement aux colonies,
et que la sécurité des colonies et leurs accès doivent être garantis coûte que
coûte. C'est pourquoi la mentalité de ceux qui établissent les barrages, basée
sur une attitude colonialiste envers les Palestiniens, est cette même mentalité
qui avait amené hier seulement à bâtir des colonies en se fondant sur la
certitude qu'on ne sait trop quelle onctueuse infériorité palestinienne serait
éternelle...
Ceux qui ont installé des colonies dans le bloc ("ghush") de
Katif ou au coeur de la Samarie et dans le nord de la Judée tenaient pour acquis
que les Palestiniens resteraient toujours soumis. Sinon, comment expliquer la
logique qui aurait présidé à l'installation de colonies juives au coeur de
populations arabes ?
Les colons arguent du fait que, depuis ses origines, le
sionisme a toujours défié la réalité. S'il a réussi de la manière qu'on connaît,
avancent-ils, c'est justement parce qu'il a ignoré la réalité de terrain et ne
s'est jamais rendu aux principes rationnels de réalité qui prédisaient l'échec
de la cause sioniste. Il en découle que les arguments démographiques et
topographiques invoqués contre les colons se sont évaporés comme par
enchantement, une fois confrontés à la ferveur de leurs visions.
Mais il
s'avère désormais que d'autres, aussi, sont susceptibles de changer la réalité
par la puissance de l'engagement dans une idéologie nationaliste et la bévue
consistant à revendiquer l'exclusivité de la détention d'idéaux, qui découle de
la fausse croyance selon laquelle l'autre ne peut se révolter et ne se révoltera
jamais, cette bévue conduit à un désastre irrémédiable.
La soi-disant
entreprise de colonisation, ainsi que les barrages érigés pour tenter de la
protéger, disparaîtront de la surface du globe, tout simplement parce que la
roue a tourné. Aujourd'hui, le tour est venu pour les Palestiniens, cette fois,
de se cabrer devant la réalité et de la rejeter, de refuser d'abdiquer et de se
rendre aux perceptions (rationnelles) de l'équilibre des pouvoirs (existant),
dont tout indique qu'il annonce leur échec inexorable : ils ont de qui
tenir...
11. Palestiniens de Balata : Choqués mais
déterminés par Valérie Féron
in La Croix du lundi 4 mars
2002
Dans le camp de réfugiés de Balata, près de Naplouse, où l’armée
israélienne vient de mener une opération militaire d’envergure de trois jours,
parallèlement à celle dans le camp de réfugiés de Jénine dans le nord de la
Cisjordanie, l’heure est au désespoir, à la colère et à la détermination à
poursuivre la lutte pour l’indépendance et le droit au retour.
Saed n’en peut plus. Depuis jeudi dernier, il n’a dormi que trois ou quatre
heures. Le reste de son temps il l’a passé à aider à soigner les blessés, dans
la rue ou à l’hôpital Rafidiah de Naplouse. Encore très choqué psychologiquement
par tout ce dont il a été témoin, il explique d’une voix saccadée : " ils sont
arrivés jeudi dans la nuit, avec leurs hélicoptères Apache et 70 tanks. Ils ont
commencé par détruire le système électrique et Balata s’est retrouvé
complètement plongé dans le noir. Cela tirait de partout ! Les civils étaient
dans les rues pour apporter leur soutien à nos combattants armés, qui ont
résisté du mieux qu’ils ont pu. Et dans le noir, j’entendais les hurlements de
peur ou de souffrance, des voix de blessés qui appelaient à l’aide et que l’on
ne pouvait même pas repérer. Il m’est arrivé de mettre neuf personnes dans la
même ambulance en priant pour qu’elle puisse arriver à l’hôpital ", l’armée
israélienne ayant refusé à plusieurs reprises des heures durant, le passage des
secours. Ingénieur biomédical, il a laissé sa femme et son fils à Balata, son
épouse, ukrainienne, ayant refusé de quitter leur foyer. En évoquant son fils,
la voix de Saed au téléphone devient tremblotante et ce jeune homme de 27 ans
éclate en sanglots. Désespoir, colère, fatigue se mêlent à un fort sentiment de
solitude : " les gens à l’extérieur ont peut-être vu quelques images de ce qui
s’est passé ici à la télé, mais quand on le vit, c’est indescriptible. Les
Israéliens sont entrés pour tuer, voilà notre sentiment. Tirant sur tout ce qui
bouge, dans la rue, visant les fenêtres, passant de maisons en maisons,
dynamitant les murs mitoyens, et endommageant tout, sans compter les vols. Et
toi tu es dans ta maison à les attendre, à te demander quand viendra ton tour.
Tu ne peux plus cuisiner, ni même boire ", les réservoirs d’eau potable ayant
presque tous été détruits. Les 20 000 habitants de Balata ont un sentiment
d’abandon très fort, doublé d’images de massacres passés comme celui de Sabra et
Chatila, suite à l’invasion israélienne du Liban menée par l’actuel Premier
ministre israélien, Ariel Sharon, à l’époque responsable des armées. Les plus
âgés repensent aux massacres connus de 1948, comme celui de Deïr Yassine. 1948,
date fatidique s’il en est dans la mémoire collective palestinienne et plus
particulièrement celle des réfugiés : dans le cadre de la création de l’Etat
d’Israël, il est désormais prouvé notamment par les " nouveaux historiens "
israéliens que quelque 750 000 Palestiniens ont été chassés de chez eux par la
force par les groupes armés de l’époque regroupés ensuite au sein de la toute
nouvelle armée israélienne. Les uns resteront à quelques kilomètres de leurs
villages d’origine, ou dans les actuelles Cisjordanie et bande de Gaza, les
autres se retrouvant à l’extérieur, premiers membres de ce qui deviendra la
diaspora palestinienne. Dans le camp de Balata, les familles sont originaires de
Jaffa et de Lod, aujourd’hui israéliennes. Et les enfants de ces " émigrés " de
force ont reçu en héritage l’amour de la terre perdue : " je vis à Balata mais
mon cœur est à Jaffa, confie Saed, j’ai même été voir à plusieurs reprises la
maison familiale habitée désormais par des Israéliens. Mais nous avons encore
tous les titres de propriétés ". Ce discours est commun à l’ensemble des
réfugiés palestiniens qui restent plus que jamais déterminés à lutter pour " la
reconnaissance de l’injustice qu’ils ont subi ". Un dossier ultra sensible du
conflit, dont la droite israélienne tout particulièrement ne veut pas entendre
parler continuant d’affirmer " que les réfugiés sont partis d’eux-mêmes ". Pour
Dalal Salameh, députée palestinienne et enfant de Balata, les opérations
militaires dans les camps de Jénine et de Balata ne sont qu’une continuité de
ces faits, et illustrent bien la politique de Ariel Sharon : " il est certes le
Premier ministre de l’Etat d’Israël mais à nos yeux il n’est rien d’autre qu’un
criminel qui poursuit une politique de destruction pour mettre le peuple
palestinien à genou et lui imposer sa paix, ou pire provoquer une nouvelle
expulsion. Son but est de briser moralement la résistance civile à l’occupation
qui dure depuis 1967 et en ce qui concerne les réfugiés, de saper notre unité
pour affaiblir nos revendications. Avec toujours plus de destructions de
maisons, de familles brisées, un quotidien infernal, une situation économique
désastreuse, et en parallèle l’augmentation du nombre de colonies ". Le cycle de
la violence et l’absence de perspectives politiques sérieuses pour parvenir à la
paix aidant, le tunnel paraît sans fin. Mais les habitants de Balata, camp
réputé pour être un noyau dur de la résistance à l’occupation israélienne,
entendent bien continuer leur lutte : " cette nouvelle épreuve ne fait que nous
rendre encore plus déterminés à nous battre pour nos droits, assure Dalal
Salameh, et à titre personnel en tant que femme à lutter pour vivre
libre".
12. La défaite des deux dirigeants par
Bernardo Valli
in La Repubblica (quotidien italien) du lundi 4 mars
2002
[traduit de l'italien par Marcel
Charbonnier]
Ariel Sharon a certes perdu sa guerre.
Mais Yasser Arafat n'a pas vaincu la sienne. Dans le bilan des dernières
journées sanglantes (30 morts et 300 blessés chez les Palestiniens, 21 morts et
des dizaines de blessés du côté israélien), le tragique le dispute à l'ambigu.
Ce score que l'on n'ose qualifier de "nul" annonce de nouvelles tragédies à
venir. Incapable de ramener l'ordre comme il l'avait promis, Sharon est battu.
Les conflits, à notre époque, ne manquent pas, qui ont démontré qu'une armée
moderne, à la fois dotée d'une nette supériorité en armement, soutenue par
l'opinion publique de son propre pays et incapable d'écraser une insurrection
soutenue par la volonté populaire chez l'adversaire, finit par être défaite, tôt
ou tard, même si elle continue à bénéficier d'une supériorité matérielle jamais
démentie.
Les exemples ne manquent pas. Mais ceux, évidents, de l'Algérie, du
Vietnam et de l'Afghanistan, d'où des armées aussi puissantes que celles de la
France, des Etats-Unis et de l'URSS ont dû se retirer, n'ont qu'une pertinence
relative dans le cas d'espèce moyen-oriental. Entre Israéliens et Palestiniens,
point de mers, d'océans ni de vastes territoires. Les uns et les autres sont
voués à vivre en contact étroit. Par tant, ceux que nous pouvons qualifier de
vaincus demeurent, et avec eux demeure la force qui interdit aux autres de se
proclamer vainqueurs.
La survie politique d'Arafat illustre l'échec de
Sharon. Le dirigeant palestinien semblait fini. Sa popularité chez les
Palestiniens était en net déclin. Nombreux étaient ceux qui fouillaient, parmi
les candidats de la nouvelle génération, à la recherche d'un successeur. La
décision israélienne de le retenir prisonnier à Ramallah, où il se trouve en
assignation à résidence depuis le début décembre, soit depuis trois mois déjà, a
redonné à Arafat approbation consensuelle et prestige, non seulement chez les
Palestiniens, mais encore chez les Arabes. Ce qui aurait dû être une humiliation
s'est avéré une résurrection politique.
On dit qu'Arafat aurait contribué à
l'élection de Sharon, en refusant les propositions du travailliste Barak à Camp
David et en déclenchant la seconde Intifada. Si l'on adoptait cette même
"logique", on pourrait soutenir aujourd'hui que Sharon a contribué objectivement
à la "réélection" d'Arafat. En le désignant comme cible principale, Sharon n'a
fait qu'à lui redonner quelque lustre. Le raïs est redevenu le symbole de la
résistance palestinienne, laquelle, après trente-cinq années d'occupation, ne
s'est ni scindée, ni n'a laissé le moindre espace à une quelconque forme de
collaboration avec les occupants. En renforçant la répression, Sharon espérait
ouvrir quelque brèche en ce sens. Là encore : fiasco total.
La confiance des
Israéliens en Sharon se désagrège rapidement. Elle est déjà passée en-dessous
des cinquante pour cent. C'est, là encore, un signe inquiétant pour le Premier
ministre israélien. Une armée moderne qui ne parvient pas à conclure un conflit
chronique perd peu à peu l'appui de l'opinion publique qui l'appuyait au départ,
surtout lorsque cette opinion peut s'exprimer dans une société où règnent les
règles démocratiques essentielles.
Mais c'est précisément en ce sens
qu'Arafat, en dépit de l'échec de Sharon, peut difficilement s'estimer
vainqueur. La moitié, au moins, de ceux qui n'accordent plus aucun crédit aux
capacités stratégiques de l'actuel premier ministre israélien ne préconisent
nullement une solution pacifique mais, bien au contraire, une action militaire
plus décisive. Par conséquent, ils misent sur un successeur à Sharon encore plus
intransigeant et "efficace". Ce que Sharon n'a pas osé faire (c'est-à-dire
décréter la réoccupation des territoires et l'élimination définitive d'Arafat),
Benjamin Netanyahu semble disposé à le faire.
C'est tout du moins ce que jure
l'ex-premier ministre israélien, lequel avait commencé, le premier, à éteindre
l'espoir né de la reconnaissance réciproque - et aujourd'hui oubliée - entre
Israéliens et Palestiniens, à Oslo, voici quelque neuf ans. Ce que promet
Netanyahu est ce que réclame une large portion du parti Likud, parti dont
lui-même et Sharon se disputent la direction. Dût le gouvernement de coalition
actuel, dont le Likoud et le parti Travailliste sont les deux principales
formations, sauter à cause de l'insuccès militaire de Sharon (et sa chute est
plus que probable), les futures élections seraient très vraisemblablement
remportées par Netanyahu.
Pour Arafat, il ne s'agit en rien d'une perspective
riante. L'expérience du passé, au Moyen-Orient, enseigne que les attentats
palestiniens bénéficient à la droite israélienne. Et certes, Arafat, en dépit de
sa popularité reconquise, ne contrôle pas les forces qui, dans son propre camp,
décident du dosage de la violence. Est-il victorieux, le chef qui ne réussit pas
à commander ses propres troupes ? Ces derniers jours, la haine réciproque, qui
semblait pourtant avoir déjà atteint le summum, a dépassé toute mesure. Il
arrive à Tsahal, l'armée israélienne, d'empêcher des ambulances de passer. Les
Palestiniens ont fait état du cas d'une femme enceinte qui a perdu son enfant,
bloquée à un barrage. Des médecins français, ayant visité la bande de Gaza et la
Cisjordanie, ont témoigné de malades souffrant de graves affections rénales ou
hépatiques auxquels on interdisait de se rendre à l'hôpital pour y être traités
par dialyse, ce qui est pour eux vital, ou encore de victimes d'infarctus
décédés faute de traitement en urgence.
Durant des décennies, l'admission des
blessés palestiniens dans les hôpitaux israéliens a été possible. Il m'est
arrivé souvent de recevoir les confidences de Palestiniens qui ne tarissaient
pas d'éloges pour les médecins israéliens et l'impartialité avec laquelle ils
prodiguaient leurs soins. Leur respect de la déontologie médicale n'est pas,
même aujourd'hui, en cause. Ce que l'on dénonce, par contre, c'est le
comportement des militaires. Autre manifestation de cette haine ; l'attentat de
samedi soir dans le quartier de Beit Israel, à côté de Mea Shearim, à Jérusalem.
C'est là qu'habitent des Juifs orthodoxes qui laissent ouverte la porte de leur
maison afin de laisser entrer le Messie, au cas où il viendrait en pleine
nuit... Mea Shearim est la copie, désolante, d'un ghetto d'Europe centrale au
début du siècle passé. Nombreux en sont les habitants à rejeter le sionisme, et
par conséquent l'Etat d'Israël, car ils les jugent impies.
Dans une maison en
lisière de ce quartier, j'ai rencontré, il y a quelques années de cela, un
rabbin connu, qui détestait tellement l'idée d'un Etat hébreu qu'il se disait
prêt à siéger dans un gouvernement présidé par Arafat. Un massacre n'est jamais
juste. Mais en commettre un précisément dans cet endroit, pour soi disant réagir
aux mesures répressives ordonnées par Sharon, voilà qui était encore pire que
l'injustice. Avec les opérations de Tsahal dans les camps de réfugiés
palestiniens, Ariel Sharon a refermé, tout au moins pour l'immédiat, ce qui
pouvait être un soupirail ouvrant sur une négociation à venir, fût celle-ci des
plus nébuleuses. Je fais ici allusion au projet saoudien de parvenir à une
reconnaissance d'Israël, par les pays arabes, en échange du retrait de l'armée
israélienne de Gaza et de Cisjordanie.
Cette idée, ainsi que tous les
chapitres annexes (y compris celui relatif à Jérusalem), n'est ni neuve ni
claire. Mais, en l'occurrence, le messager compte plus que le message même. Le
fait que ce soit le prince héritier (et régnant) d'Arabie saoudite qui en soit
le porteur n'est pas sans signification. C'est tellement vrai que le président
de la république israélien, Moshe Katsav, l'a immédiatement invité à venir à
Jérusalem et s'est déclaré lui-même disposé à se rendre à Riyadh. Mais le prince
Abdullah Bin Abdel-Aziz a fait de la cessation des opérations militaires
israéliennes dans les territoires (palestiniens) la condition sine qua non de la
présentation de son projet aux pays de la Ligue arabe qui tiendront sommet à
Beyrouth à la fin de ce mois.
Ariel Sharon, dont le gouvernement ne saurait
survivre à l'ouverture d'un dialogue politique, a créé une situation qui lève
les doutes qui pourraient subsister quant à ses intentions. Les attentats
palestiniens ont fait le reste. Dans l'immédiat, on peut seulement miser sur
l'épuisement qui succède généralement aux grands bains de sang. On peut compter
sur la fatigue, plus que sur la raison... [...]
13. "Va savoir pourquoi tu es encore en
vie..." traduit par Victor Cygielman
in Le Nouvel Observateur du
jeudi 28 février 2002
Tal Bello a été le 149e à signer la
pétition des soldats israéliens qui refusent de servir dans les territoires
occupés. A sa signature, il a ajouté sur internet son témoignage à propos du
suicide de son ami Daniel, que nous publions ici.
« Cette
nuit-là, j’étais un peu soûl. Nous avions bu en l’honneur de Daniel, qui venait
d’arriver de France pour servir Israël, de l’armée et de Tali, la belle
assistante sociale. Nous avions débouché un Johnny Walker, cadeau du frère de
Tali, et nous écoutions la musique des Doors, tout en fumant un peu de
haschisch. Tu ne peux pas être un vrai soldat de Nahal sans boire du Johnny
Walker, écouter les Doors ou fumer du haschisch. […]
Il faut que je te parle
des olives de Gaza. Ce sont les olives les plus amères au monde. Les habitants
disent qu’elles absorbent toute l’amertume de leur vie. De la pression de notre
occupation, de celles qui l’ont précédée. Et ces olives ne sont pas seulement
amères, leur goût salé peut te rendre fou. Il vient des larmes des femmes.
Pendant que les hommes s’empoignaient avec les misères de la vie, tentaient de
se libérer, les femmes s’occupaient des gosses, préparaient les repas et
travaillaient dans les oliveraies. Seules au milieux des oliviers, elles
pleuraient tout leur soûl. Elles pleuraient leur jeunesse et leurs rêves, leurs
fils jetés en prison ou tués. Et les olives absorbaient tout cela. Contrairement
a ce qu’on peut croire, leur goût etait formidable et convenait fort bien au
whisky… [...]
Tali a dit que Jim Morrison était roi et s’est mise à danser.
Elle était si belle, Tali, avec ses manières directes, son ventre plat et ses
seins comme deux petites collines dans une prairie. Daniel l’a rejointe et ils
se sont embrassés.
La semaine précédente, pendant une manif palestinienne
près de la mosquée verte, Daniel a tiré au hasard quelques coups de fusil dans
la foule et une femme enceinte a été touchée. Je me suis précipité pour la
secourir, mais il était déjà trop tard. Elle était en train de mourir. Elle m’a
regardé tristement, les larmes aux yeux. Elle était enceinte d’environ cinq mois
et saignait fort de l’abdomen.
Elle est morte à 18 heures. Roni, le médecin,
et moi, nous nous sommes mis à pleurer. Manny, le chauffeur, a bougonné qu’elle
n’était qu’une Arabe, mais je voyais qu’il avait aussi du mal à avaler et je lui
ai dit de nous conduire au QG. Personne n’a dit un mot à Daniel. Il y a eu une
enquête et il a été décidé que tout cela était dû à une erreur. Une balle tirée
par hasard. Mais personne ne parlait à Daniel. J’ai dit à Roni que Daniel avait
besoin d’une permission, qu’il paraissait bizarre, que nous devrions lui parler.
Mais Toni était occupé, nous étions tous occupés. Il y avait d’autres
manifestations, de nouveaux tués. […]
Daniel ce soir-là regarda Tali, lui
donna encore un baiser et dit qu’il sortait pour quelques instants. Je lui ai
demandé s’il voulait que je sorte avec lui. Il a dit: «Non, reste ici et veille
pour moi sur Tali.» Je suis resté avec Tali. Une minute plus tard, nous avons
entendu un coup de feu. »
14. Pourquoi considère-t-on, en Israël, que la France
est le pays occidental "le plus antisémite" ? par Subhi
Hadidi
in Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du
vendredi 18 janvier 2002
[traduit de l'arabe par Marcel
Charbonnier]
(Subhi Hadidi est un écrivain-chercheur
syrien résidant en France.)
Ou lorsque s'échappent les
perles du collier sioniste cassé : confessionnalisme triomphant, d'un côté ;
"laïcité" sioniste en régression, de l'autre.
La France occupe
une place particulière dans le coeur des sionistes. Tout du moins, elle le
devrait. Après tout, n'est-ce pas en France que l'affaire entourant l'officier
juif français Alfred Dreyfus a été la première étincelle qui a donné naissance à
l'idée d'un "Etat juif", dans le coeur et dans l'esprit d'un journaliste
autrichien, un certain Theodor Herzl, correspondant à l'époque du journal "Die
Neue Presse", titre-phare de la presse libérale européenne ? S'il est vrai que
Herzl, mort en 1904, n'a pu connaître la réhabilitation de Dreyfus, une chose
est sure : il a vu de ses propres yeux les manifestants français
(anti-dreyfusards) et tendu l'oreille aux cris échappés de leur gorge - "mort
aux Juifs !" - sur fond de procès de l'officier innocent. C'est cette flambée
d'antisémitisme qui avait amené Herzl à écrire sa pièce de théâtre "Le nouveau
ghetto" et, surtout, son célèbre libelle "L'Etat juif".
Le paradoxe voulant que le sionisme était été une notion totalement
étrangère pour Dreyfus lui-même - pourtant mort bien après, en 1935 - ne change
pas grand-chose à la dynamique dialectique qui a abouti au lancement du
mouvement sioniste. De manière analogue, la déclaration du vice-ministre
israélien des Affaires étrangères, Michaïl Melchior, accusant la France d'être
aujourd'hui le pays occidental le plus antisémite, n'enlève rien à la nature et
à l'ampleur de l'influence dont jouissent les milieux sionistes dans les
différentes sphères de la vie française, politique, économique et culturelle.
Les médias français sont devenus des tribunes, quasi-quotidiennes, pour des
polémiques enflammées portant sur la question de savoir si l'on a le droit de
critiquer (ou de s'opposer à) la politique de l'Etat hébreu sans tomber sous le
coup de l'accusation d'être antisémite, ou encore sur la question de savoir si
un Juif - qu'il soit écrivain, historien, journaliste ou simple citoyen - a le
droit de protester contre la barbarie d'Ariel Sharon sans se voir accuser, quand
bien même serait-il soit juif d'arrière-arrière grand-père en
arrière-arrière-petit-fils, d'être antisémite !
S'agit-il là d'un phénomène nouveau ? Pas vraiment, en réalité, même s'il
prend aujourd'hui une nouvelle orientation qui le place bien près d'humilier la
société française toute entière. En effet, dire de la France qu'elle est le pire
des pays occidentaux en matière d'antisémitisme, voilà qui ne saurait être pris
à la légère. On ne s'étonnera donc pas de voir la ministre israélienne (de
l'éducation !) Limor Livnat recourir aux colonnes du "Monde", non pas pour y
répondre à l'historien palestinien Elias Sanbar, mais bien pour ironiser sur les
vérités soulevées par celui-ci dans un article co-écrit avec l'un des plus
éminents historiens français, Pierre Vidal-Naquet, qui - effet du hasard... -
est juif ! Mme Livnat ne répond pas à cet article en qualité de citoyenne
israélienne, d'auteure (comme on écrit maintenant, dans le Monde : ça tombe bien
! ndt) ou d'intellectuelle (là, pas de problème, ndt), mais es-qualité, en tant
que ministre du cabinet Sharon, "ce gouvernement auquel je m'honore
d'appartenir", écrit-elle...
Il y a quelques années, à l'occasion du deuxième
anniversaire de l'assassinat du Premier ministre israélien Itzhaq Rabin, cinq
parmi les plus éminents intellectuels et journalistes juifs français avaient
lancé, dans les colonnes du Monde, toujours, un véritable "S.O.S.". Non pas pour
secourir le Juif, victime éternelle, non pas dans la lignée de la remémoration
éternelle et sempiternelle de l'Holocauste, non pas pour dénoncer le sang juif
répandu par le "terrorisme" arabe, conformément aux scénarios accoutumés... Non
: il s'agissait d'un S.O.S. contre la politique du Premier ministre israélien
Benyamin Netanyahu, au premier chef, et aussi contre les positions adoptées par
le CRIF, le Conseil Représentatif des Institutions juives de France.
Les
signataires de ce S.O.S. étaient les suivants : deux journalistes, Jacques
Derogy (l'un des maîtres incontestés du journalisme d'investigation) et Jean
Lieberman, le célèbre psychanalyste Jacques Hassoun, l'écrivain Daniel
Lindenberg et Pierre Vidal-Naquet, l'académicien éminent spécialiste de la
mémoire en histoire. Cet appel était en réalité le second du genre, car les
mêmes signataires avaient signé auparavant un article non moins actuel, paru
dans le "Monde", article dans lequel ils demandaient aux Juifs de France de
prendre une distance critique suffisante et vocale d'avec les pratiques
politiques "suicidaires" (tel était leur terme) de Netanyahu, consistant à
mettre des bâtons dans les roues en matière de négociation, à faillir à la mise
en application des accords et des engagements pris, à poursuivre la construction
de colonies à Jabal Abu Ghunaïm (Har-Homa)... Les cinq signataires de cet
article y protestaient énergiquement contre la position du CRIF, consistant à
soutenir la politique de Netanyahu, ou à défaut de soutien, à fermer les yeux,
ce qui revenait à s'en rendre complice.
Mais leur deuxième article en date
comportait un nouvel élément, qui était lui aussi une sorte d'appel au secours,
lancé cette fois par Madame Léa Rabin, la veuve du Premier ministre assassiné,
sous la forme d'une lettre ouverte adressée par celle-ci aux cinq auteurs. Il
n'est pas indifférent que Madame Rabin ait commencé sa lettre ouverte par une
expression au caractère dramatique : "Tenez bon. Nous avons besoin de vous !"
Tenez bon ? Face à qui ? Tenez bon face à la minorité israélienne qui gouverne
aujourd'hui l'Etat hébreu au moyen d'une seule logique ; la logique de la
violence et de l'agression, avait précisé Madame Rabin. "Tenez bon chez vous,
car vous nous aidez là-bas, chez vous et, en tenant bon, vous nous aidez aussi
ici, en Israël !"
Dans un passage émouvant de sa lettre, Mme Léa Rabin écrivait : "Comme vous
le savez, Israël a entendu l'avis d'une minorité violente et agressive - alors
que la voix de la majorité - pour des raisons que j'ignore - garde encore
aujourd'hui le silence. C'est ainsi qu'un drame s'est produit, chez nous. C'est
à cause de ce silence que cette minorité agissante a réussi à exciter la
vindicte des gens contre un homme et un dirigeant remarquable, parce qu'il
voulait la paix pour les peuples du Moyen-Orient : mon ami, mon cher époux
Itzhaq Rabin. Ils l'ont assassiné et, en l'assassinant, ils ont effacé le chemin
vers l'espoir et la confiance, semant le désarroi et le trouble dans l'ensemble
de la région. C'est pourquoi j'ai tenu à vous dire que la mission que vous vous
êtes tracée est une mission sacrée, et que vous méritez la gratitude, la
considération et les encouragements de la majorité silencieuse, auxquels je
joins les miens."
Que cette portion de l'opinion publique israélienne soit
"majoritaire" et "silencieuse" ou non, et ce sont les cinq intellectuels
signataires de l'article qui se posent cette question et non moi
personnellement, la scission à l'intérieur des rangs juifs semble non pas être
seulement conjoncturelle ou superficielle, mais bien représenter un facteur
d'inquiétude, qui se reproduit elle-même de jour en jour, en Europe, aux
Etats-Unis et dans l'Etat hébreu, sinon pour le "chemin de la paix"
israélo-arabe, tout au moins pour le chemin de la paix judéo-juive. La division,
ici, loin d'être une simple crise, prend la dimension d'un véritable "drame"
pour reprendre un terme utilisé par Léa Rabin. La scission, ici, n'est pas
simple luxe intellectuel, mais bien impérieuse urgence rendant caduque tout
respect des usages d'un protocole ancestral et bien établi : celui de la
solidarité entre Juifs.
Naturellement, il est essentiel de relever qu'en
l'occurrence, il s'agissait des circonstances tragiques de l'assassinat d'Itzhaq
Rabin, sur fond d'interrogation quant à l'existence, ou non, d'une logique
agissante dans un contexte opposant une minorité violente et agressive à une
majorité silencieuse et pacifique. En d'autres termes : la logique agissante
présuppose l'existence de rapports de force entre entités alternatives,
politiques, électorales, culturelles, idéologiques,
religieuses/confessionnelles, se livrant entre elles une lutte à mort, dans tous
ces différents domaines. C'est ce qu'a tenu à indiquer Théo Klein, qui est rien
moins qu'un ancien président du CRIF, lorsqu'il a déclaré : "les gens qui
s'appliquent à détruire (le processus d') Oslo devront endosser la
responsabilité d'avoir affaibli Israël, et aussi, au-delà, celle d'avoir détruit
la démocratie israélienne elle-même".
Un jour, Benyamin Netanyahu était
devant les caméras de la CNN, et donc devant des millions de téléspectateurs
dans le monde entier, afin de verser ce qui pouvait lui venir aux yeux comme
larmes (avec des oignons, ndt) sur l'assassinat d'Itzhaq Rabin. Il déclara : "Il
s'agit d'un crime multimillénaire : il y a plus de deux mille ans qu'aucun Juif
n'a jamais assassiné son frère juif." Comme à son habitude, Netanyahu mentait
effrontément. Il voulait faire passer son mensonge dans l'opinion mondiale sans
trop s'attarder aux réalités de l'histoire, si chères pourtant à la mémoire
juive. Le journaliste américain spécialisé dans les questions israéliennes,
Glenn Frankel, avait en quelque sorte démenti par anticipation - si l'on peut
ainsi s'exprimer... - Netanyahu, dans son journal, le Washington Post, lorsqu'il
se demandait à voix haute (alors que les commentaires panégyriques après la mort
de Rabin battaient leur plein) : "Qu'un Juif assassine son frère, juif, est-ce
concevable ?" Immédiatement après se l'être posée, Frankel répondait à sa propre
question : "Je veux, mon neveu : c'est tout-à-fait concevable. Et non seulement
dans le récit biblique, qui regorge d'assassinats et de trahisons "fraternels",
mais aussi (et ceci est plus important) dans l'histoire, beaucoup plus récente,
des événements qui ont conduit à la création d'Israël.
En effet. En 1924, le
rabbin Yakob Israïl Dohan, dirigeant d'une communauté religieuse juive
rigoriste, tomba sous les balles d'un inconnu. Il sortait de la synagogue de la
rue Jaffa, à Jérusalem-Ouest. Jusqu'à ce jour, on n'a pas découvert l'identité
de l'exécutant du crime. Mais il est une rumeur, constante et fort répandue, qui
dit qu'il a été assassiné sur ordres directs de la direction des commandos de la
Hagana, qui l'avait condamné en raison de son opposition aux menées du mouvement
sioniste en Palestine. En 1943, Eliahu Geleadi, chef du mouvement des
"Combattants pour la liberté d'Israël" (Lehi), plus justement connu sous le nom
de commandos du "groupe Stern", a participé activement à la préparation de
l'assassinat projeté de Ben Gourion, ainsi que d'un certain nombre d'autres
sionistes, trop modérés à ses yeux (à ses yeux seulement ; tout est relatif,
ndt). Mais, au lieu de dîner avec eux, ce sont eux qui ont déjeuné avec lui !
Dans l'année même, une volée de balles le transpercèrent de part en part, près
de la plage, au sud de Tel-Aviv. Le plus cocasse, dans cette affaire, c'est que
l'ordre de son assassinat avait été pris par son camarade d'armes, un certain
Itzhaq Shamir, qui a reconnu, c'était bien son tour, avoir organisé cette
"liquidation" dans un des chapitres de ses mémoires, parus tout
récemment...
En 1948, quelques jours après la naissance officielle de l'Etat
d'Israël, Ben Gourion donna à un jeune chef militaire, dynamique et prometteur,
un certain Itzhaq Rabin (mais oui...), l'ordre, clair et net, d'ouvrir le feu
sur le bateau "Altalena" au mouillage dans le port de Tel-Aviv. Ce bateau était
chargé d'armes pour les commandos dissidents de Menahem Begin. Une bataille
acharnée s'ensuivit, qui dura une dizaine d'heures, coûta la vie à quinze Juifs,
des deux côtés et ne prit fin qu'avec la reddition des forces de Begin.
Au
niveau de la mise en scène idéologique qui voudrait faire avaler ce genre de
couleuvres, les détails apparaissent à la fois plus subtils et plus chargés de
sens. Ce sont peut-être ces reconstructions mythiques qu'avaient en tête Léa
Rabin et les intellectuels français juifs lorsqu'ils lancèrent leur S.O.S... Le
niveau idéologique est synthétisé par cette polarisation intense qui résulte de
l'hégémonisme de la religion (précisément, dans ce qu'elle peut avoir de plus
extrémiste) sur la politique générale ou les politiques au jour le jour dans
l'Etat hébreu, avec ce que cette polarisation produit en fait d'exacerbation
mutuelle entre une forme de radicalisme religieux fondamentaliste et
antisioniste (c'est à dire opposé à un sionisme considéré, en l'occurrence,
comme un mouvement nationaliste "laïque", à des degrés divers), d'une part, et
d'autre part les différents courants sionistes et post-sionistes, avec leurs
différents programmes et tendances. Où est la minorité ? Où est la majorité ? Où
les rapports de force s'exercent-ils, dans cette configuration ? Celle-ci
évolue-t-elle ou se fossilise-t-elle, d'une élection à l'autre ? Comment la
société (israélienne) se positionne-t-elle par rapport à ces deux fissures
?
Ce sont là les questions qui découlent - et ne cesseront pas de sitôt de
découler - de la réalité de cette polarisation qui menace l'existence politique
et institutionnelle de l'Etat, (de l'Etat démocratique, en l'occurrence), et qui
en menace, aussi, l'existence sociale et sociétale, voire... ontologique ! Cette
troisième menace ne représente-t-elle pas la pierre angulaire de l'idéologie
kahanienne, qui appelle à une confrontation généralisée, sans merci, avec les
"Juifs hellénisés", c'est à dire avec ceux, parmi les Juifs, qui ont apporté les
lumières de la culture occidentale (antique) à la Torah, puis se sont fait les
fourriers des "contaminations" libérale, socialiste et capitaliste ? Les "idées"
du rabbin Meïr Kahana étaient-elles autre chose que l'avatar poussé aux
dernières extrémités de cet amalgame improbable entre le pur militantisme
nationaliste juif et certaines orientations rédemptrices apocalyptiques, puisque
le miracle a voulu que se rencontrent le sionisme "laïc" extrémiste et le
sionisme "religieux" fondamentaliste ? Où est donc la minorité ? Et où est la
majorité ? N'y a-t-il pas cassure d'une entité-collier, aujourd'hui, entre un
groupe victorieux, gagnant des "billes", et l'autre, déclinant, qui en perd ?
Plus grave encore : que reste-t-il du collier lui-même ?
A l'instar de
l'historien israélien "nouveau" Benny Morris, qui, n'hésitant pas, pour les
besoins de sa cause, à prendre le contre-pied de quatre-vingt dix pour cent des
conclusions auxquelles il est parvenu dans ses oeuvres publiées, dresse
aujourd'hui un réquisitoire contre les Palestiniens et les Arabes en général, en
considérant qu'ils ne visent qu'à une chose : rejeter Israël à la mer ; les
Israéliens ne reculent pas devant l'hénaurmité consistant à se retourner contre
la France, avec tout ce que ce pays représente en fait de longue et indéfectible
amitié pour l'Etat hébreu et d'aides précieuses apportées au mouvement sioniste
(depuis l'idée de l'Etat elle-même jusqu'à l'arme nucléaire). Il est inévitable,
bien sûr, ce faisant, qu'ils s'en prennent à une poignée de Juifs français
honorables, auxquels leur conscience vivante interdit de digérer les
insupportables manifestations de la barbarie israélienne. Et cela, à son tour,
est une conséquence logique de la cassure du même collier
!
15. Les Palestiniens ? Ils sont divisés...
par Khalil Shikaki
in Foreign Affairs (revue américaine bimestrielle) de
janvier-février 2002
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
(Khalil Shikaki est professeur associé de science politique à
l'Université de Bir Zeit et directeur du Centre Palestinien de Recherche et
d'Enquêtes Politiques - PCPSR - à Ramallah.)
Qui a lâché les chiens de guerre ? Yasser Arafat, président de l'Autorité
palestinienne (AP) a-t-il orchestré et dirigé la seconde Intifada palestinienne
de manière a accroître sa popularité et sa légitimité tout en affaiblissant
Israël et en le contraignant à satisfaire aux exigences les plus extrêmes des
Palestiniens ? Ou bien l'insurrection est-elle une réponse spontanée d'une "rue"
palestinienne certes désorganisée mais néanmoins ulcérée en raison du
comportement du chef du parti Likoud qu'était alors le Premier ministre
d'Israël, Ariel Sharon, en visite, en septembre 2000, sur le site connu des
Juifs pour être le Mont du Temple et des Musulmans pour être le Haram al-Sharif
(Esplanade des Mosquées) et devant l'échec du processus d'Oslo supposé amener la
fin de l'occupation militaire israélienne ? La plupart des Israéliens optent
pour la première hypothèse, tandis que la plupart des Palestiniens choisissent
la seconde.
Les uns comme les autres se trompent.
La vérité est que
l'Intifada, qui a éclaté à la fin de septembre 2000, est la réponse d'une "jeune
garde" à l'intérieur du mouvement national palestinien, non seulement à la
visite de Sharon et au processus de paix bloqué, mais aussi à l'échec de la
"vieille garde" de l'Organisation de Libération de la Palestine (OLP) à obtenir
l'indépendance de la Palestine et une administration correcte du pays. La jeune
garde s'est tournée vers le recours à la violence pour obtenir le retrait
d'Israël de Cisjordanie et de la bande de Gaza, unilatéralement, comme il l'a
fait du Sud Liban en mai 2000 et, en même temps, afin d'affaiblir la vieille
garde palestinienne, pour finalement la remplacer.
Plus d'un an après le
début de l'intifada, la détermination de la jeune garde à atteindre ces deux
objectifs est intacte et, à cela, il y a quelque raison. Les Israéliens ont
commencé à envisager sérieusement l'option d'un retrait unilatéral, et la jeune
garde assume de facto son contrôle sur la majorité des institutions civiles de
l'AP, après avoir contraint Arafat à se concilier les nouvelles recrues de peur
de perdre sa propre légitimité ou d'amener à une guerre civile
intra-palestinienne. En réalité, on en est arrivé point où seuls la perspective
d'un processus de paix viable et un engagement sérieux de l'AP à respecter une
déontologie dans sa manière de gouverner les territoires sont à même d'offrir
tant à Israël qu'à la vieille garde palestinienne une stratégie leur permettant
de sortir de leurs fâcheuses positions actuelles respectives.
Diagnostic des tendances
L'intifada a cristallisé deux
tendances importantes à l'intérieur de la politique et de la société
palestiniennes. La première, c'est une fracture entre jeune génération et
ancienne génération, à l'intérieur du mouvement national(iste), laquelle a dans
une grande mesure obéré la capacité de la direction de l'AP à gérer la crise
actuelle et à s'engager dans des négociations substantielles avec Israël sur le
court terme. La seconde tendance relevée est une perte de pouvoir des
nationalistes, plus rapide que celle constatée chez les Islamistes (comme les
partisans du Hamas), cette perte de pouvoir relative des nationalistes (au
profit des islamistes) ayant mis en difficulté leur capacité à gouverner le
peuple palestinien.
Lorsque les accords d'Oslo ont été signé (en septembre
1993), les deux tiers des Palestiniens s'y sont déclarés favorables. Leurs
attentes étaient grandes : Oslo était supposé déboucher sur la fin de
l'occupation, l'instauration d'un système politique ouvert et démocratique et
une amélioration rapide de la situation économique et des conditions de vie de
la population. Mais l'âge d'or du processus de paix n'a pas duré longtemps.
L'approbation populaire du processus d'Oslo atteignit un pic à 80 % au début de
l'année 1996, tandis que l'approbation de la violence contre des cibles
israéliennes s'effondrait jusqu'à un étiage de 20 %. Juste avant les élections
générales palestiniennes de janvier 1996, le soutien au Fatah, mouvement
nationaliste majoritaire dirigé par Arafat, atteignit le niveau sans précédent
de 55 %, tandis que la popularité personnelle d'Arafat faisait un bond jusqu'à
65 %. Dans la même période, le soutien à tous les groupes oppositionnels mis
ensemble - les nationalistes avec les islamistes - tombait à 20 %, ce qui
représentait une chute spectaculaire, si l'on se souvient qu'ils s'attiraient 40
% des suffrages deux ans, seulement, auparavant...
Lorsqu'après ces élections
générales le système politique palestinien encore en vigueur aujourd'hui vit le
jour, il jouissait d'une réelle légitimité. 75 % des électeurs inscrits avaient
participé au vote, en dépit d'appels au boycott, lancés par les groupes
oppositionnels. Arafat reçut plus de 70 % des suffrages, il y eut 22 % de votes
"blancs" et la rivale d'Arafat, Samiha Khalil, recueillit les voix restantes,
soit seulement 8 %. Le Fatah remporta 77 % des sièges dans le tout nouveau
Conseil Législatif Palestinien.
Entre 1993 et 2001, et à la seule exception
de l'année 1994, le soutien des Palestiniens aux accords d'Oslo n'est jamais
passé au-dessous de la barre des 60 %. Mais les espoirs des Palestiniens
commencèrent à s'évanouir du fait tant de l'élection de Binyamin Netanyahu au
poste de Premier ministre d'Israël, à la mi-1996, qu'en raison de la
continuation de la construction de colonies juives en Cisjordanie et dans la
bande de Gaza. Les attentes des Palestiniens, selon lesquelles le processus de
paix aboutirait rapidement à l'instauration d'une nationalité palestinienne et à
un règlement définitif du conflit sont passées d'une prégnance de 44 % au
cours du mandat de premier ministre de Shimon Pérès (1995-1996) à 30 % dès la
première année du mandat Netanyahu.
Quatre années après, Ehud Barak ayant
succédé à Netanyahu et les colonies juives continuant leur inexorable expansion,
l'espoir en un règlement définitif plongea jusqu'à 24 %. Ariel Sharon ayant
accédé à la direction du gouvernement israélien au début de l'année 2001, il ne
reste plus que 11 % des Palestiniens à s'accrocher à cet espoir.
La perte de
confiance en la capacité du processus de paix d'aboutir à un accord définitif en
termes acceptables a eu un impact fondamental dans la montée du soutien des
Palestiniens à la violence contre les Israéliens, y compris aux
attentats-suicides contre des civils. En juillet 2001, après l'échec de la
tentative du président américain Bill Clinton de pousser à la conclusion d'un
accord Camp David, mais avant même l'éclatement de la seconde intifada, 52 % des
Palestiniens approuvaient le recours à la violence ; un an après, ce chiffre
atteignait le pic sans précédent de 86 %. Parmi les autres victimes de
l'effondrement d'Oslo, relevons la popularité d'Arafat et celle de son
organisation, le Fatah. Le sommet de Camp David a fait chuter la popularité
d'Arafat, qui déclinait régulièrement depuis 1996, à un bas de 37 % en juillet
2000, suivi d'une autre chute jusqu'à 29 %, un an plus tard.
De manière
surprenante, avant l'intifada, les islamistes n'ont pas bénéficié de manière
significative du déclin d'Arafat et du Fatah : les déserteurs des formations
nationalistes consensuelles ont simplement choisi de rester dans les marges
politiques, et les soutiens aux islamistes ont constamment fluctué autour des 15
%. Toutefois, l'intifada a modifié cette dynamique. En juillet 2001, la
popularité des islamistes était montée à 27 %. Et, pour la première fois, le
soutien combiné aux islamistes et aux mouvements nationalistes oppositionnels
atteignait 31 %, dépassant les 30 % recueillis par le Fatah et ses alliés.
[...]
"Relève" de la garde
Entre 1967 et 1994, la direction
nationaliste palestinienne vivait en exil, le quartier général de l'OLP se
déplaçant de Jordanie en Tunisie, via le Liban. La direction locale, en
Cisjordanie et dans la bande de Gaza, durant cette même période, s'efforçait de
s'affirmer, de temps à autre, pour être immédiatement décapitée par les
Israéliens ou dissuadée par l'OLP. La défaite infligée à l'OLP par l'armée
israélienne lors de l'invasion du Liban, en 1982, a porté atteinte à sa
centralité dans la politique palestinienne et affaibli sa main-mise sur les
Palestiniens vivant dans les territoires occupés. En effet, le centre de gravité
de la politique palestinienne commença à glisser de l'extérieur vers
l'intérieur. C'est la direction politique émergeant dans les territoires
occupés, par exemple, qui a initialisé et soutenu la première intifada, entre
1987 et 1993.
En 1994, toutefois, la mise en application de la Déclaration de
Principes négociée à Oslo a amené à faire rentrer la direction de l'OLP en
Cisjordanie et à Gaza afin d'y établir l'Autorité palestinienne. Depuis lors,
les rapports entre l'ancienne direction nationaliste, bien établie, et la
direction plus jeune, émergente, n'ont pas été faciles. Les efforts déployés par
la vieille garde afin de coopter ou de se concilier les jeunes dirigeants de la
première intifada n'ont pas toujours été couronnés de succès, principalement à
cause des tendances autoritaristes de la vieille garde. Néanmoins, l'euphorie
accompagnant le retrait israélien partiel du territoire palestinien occupé, la
tenue des premières élections nationales palestiniennes en 1996 et
l'établissement du premier gouvernement palestinien de l'histoire ont contribué
à créer une apparence d'harmonie.
La vieille garde se compose des fondateurs
du mouvement national palestinien, des dirigeants de divers mouvements de
guerrilla et de la bureaucratie de l'OLP. Ces hommes, dont peu d'entre eux ont
moins de cinquante ans, ont passé la plus grande partie de leur vie politique
hors des territoires palestiniens. Cette élite politique domine tant le Fatah
que l'Autorité palestinienne. Les personnages-clés de ce groupe, tels Mahmud
Abbas (connu aussi sous le nom d'Abu Mazin), Ahmad Qura'i (Abu Ala') et Nabil
Sha'ath, sont aussi ceux qui ont contrôlé en permanence l'équipe des
négociateurs palestiniens dans le processus de paix.
La jeune garde se
compose de dirigeants locaux émergents ainsi que de dirigeants de la première
intifada. La plupart d'entre eux ont au maximum quarante ans. Quelques-uns (peu
nombreux) travaillent au sein du cabinet de l'Autorité et du Conseil Législatif
Palestinien, sont les directeurs ou des membres influents des différents
services de sécurité. Mais, dans l'ensemble, ce groupe manque de cohésion, de
meneurs d'hommes et d'autorité formelle. En effet, certains jeunes nationalistes
sont connus pour être des gangsters ou des seigneurs de la guerre parmi certains
de leurs collègues palestiniens ; d'autres, comme Sami Abu Samhadanéh, à Rafah
et Aatif Ebiat à Bethléem, ont été pris pour cibles par l'armée israélienne, le
dernier cité ayant été assassiné en octobre dernier. Mais certains membres
éminents de la jeune garde, comme Marwan Barghouthi à Ramallah et Husam Khader à
Naplouse, sont des hommes plus respectables. Bien que la jeune garde ait fort
peu voix au chapitre au sein des principales institutions de l'OLP, elle détient
un certain pouvoir dans des instances du Fatah tel le Haut Comité et le Conseil
Révolutionnaire, ainsi que dans la quasi-milice du Fatah, le Tanzim, et dans son
aile armée, les Brigades d'Al-Aqsa. [...]
La vieille garde se caractérise par
une direction à la hiérarchie très marquée. Arafat ne se contente pas de
contrôler ce groupe ; sa survie même dépend de sa présence continue et d'un
soutien à sa personne non démenti. La jeune garde reconnaît elle aussi le
leadership d'Arafat, mais elle n'en tire pas sa propre légitimité ; en effet,
c'est Arafat qui a besoin d'apporter la confirmation de sa crédibilité aux
jeunes dirigeants, en tolérant leur alliance avec les Islamistes et leurs
confrontations violentes avec l'armée israélienne. Depuis mars 2001, Israël
ayant commencé à "cibler" les forces de sécurité et la police régulière de
l'Autorité palestinienne, Arafat a même autorisé des unités de la Garde
présidentielle et des services de renseignement palestiniens à participer à des
attaques contre des soldats et des colons israéliens, en dépit des risques
encourus. Apparemment, il doit penser que la méthode alternative qui lui
permettrait de se gagner l'appui de la jeune garde - à savoir : ouvrir le
système politique palestinien et encourager une véritable transition vers la
démocratie - est encore moins "sexy". Mais la jeune garde persiste à exiger plus
du camp d'Arafat. Elle veut la transparence, la responsabilité devant le peuple,
une campagne "mains propres" contre la corruption et une confrontation plus
directe avec Israël. Elle a appelé également à l'établissement d'un gouvernement
d'unité nationale qui inclurait non seulement des représentants venus de ses
propres rangs, mais aussi des membres éminents du mouvement islamiste et
d'autres groupes oppositionnels. De plus, elle a soutenu énergiquement les
revendications locales et internationales en matière de bonne gouvernance,
incluant le respect de l'état de droit, l'indépendance de la justice, un rôle
plus important pour le parlement et des institutions publiques plus puissantes
et plus efficaces.
Les fins VS les moyens
La jeune garde s'oppose
"mordicus" à tout accord de cessez-le-feu qui entraînerait une chasse aux
militants palestiniens nationalistes ou islamistes. En effet, elle a condamné
publiquement tant le rapport Mitchell (renfermant les conclusions d'une
commission d'enquête menée par l'ancien sénateur américain George Mitchell, sur
les récentes violences israélo-palestiniennes) que le plan Tenet (plan de
cessez-le-feu et de maintien de la sécurité, proposé par le Directeur de la CIA
George Tenet, en juin 2001). Plutôt que de souscrire à ces initiatives pour
mettre un terme à la violence, la jeune garde demande à Arafat de "sortir du
placard" en endossant publiquement les objectifs et les méthodes de l'intifada
et en donnant l'ordre aux forces de sécurité de l'Autorité palestinienne de
rejoindre le front.
La vieille garde, en face, doute de l'efficacité de la
violence et a une position très critique même sur l'engagement mineur de
certaines forces de sécurité de l'Autorité, dans les combats. Néanmoins,
beaucoup de ses membres sont convaincus qu'Arafat ne saurait sérieusement tenir
tête à la jeune garde en l'absence d'une chance raisonnable de conclure une paix
avec Israël, et certains parmi eux acceptent l'argument selon lequel, pour
atteindre ce but, la participation occasionnelle de membres des forces de
sécurité aux combats s'impose. Lorsque le temps de la fin des confrontations
armées sera venu, anticipent-ils, seuls ceux qui auront un palmarès raisonnable
d'un minimum de participation à la lutte armée auront la légitimité domestique
et la résolution leur permettant de s'opposer à - et finalement de mettre en
état d'arrestation - ceux qui envisageraient de (la) poursuivre...
Certains
membres de la vieille garde (n'appartenant pas à l'Autorité palestinienne) ont
veillé à prendre leurs distances par rapport au gouvernement et à établir un
nouveau forum pour la mobilisation politique et la réforme. Ainsi, en janvier
2001, le porte-parole du Conseil National Palestinien, qui représente les
Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza ainsi que ceux vivant dans la diaspora, a
exigé que l'Autorité palestinienne traite à fond le problème de la corruption
gouvernementale et l'absence d'état de droit, exhortant les membres du cabinet
d'Arafat à démissionner, appelant à la création d'"une organisation de
l'indépendance nationale". La jeune garde n'a pas adhéré à cette proposition,
toutefois, et a cherché à s'affirmer non pas en condamnant ouvertement
l'Autorité palestinienne, mais plutôt à travers la défaite de l'armée
israélienne. Quant à ses buts politiques ultimes, en dépit de ce que d'aucuns
semblent penser tant en Israël qu'en Occident, la jeune garde partage avec le
vieux régime les buts d'un Etat palestinien indépendant (avec Jérusalem-Est pour
capitale), coexistant aux côtés d'Israël, et une solution équitable au problème
des réfugiés. Bien que la majorité des membres de la jeune garde défendent une
version plus offensive de cette position de base que leurs homologues plus
anciens, leur position reflète sans doute la perception d'une urgence accrue
générée par le bain de sang quotidien ; notons que certains membres de ce
groupe, tels Sari Nusseibeh, président de l'Université Al-Quds et représentant
d'Arafat à Jérusalem-Est, défend des positions tout-à-fait modérées sur le
processus de paix et s'oppose à la poursuite des buts nationaux au moyen de la
violence.
La principale différence entre jeune garde et vieille garde en ce
qui concerne Israël réside dans la manière dont l'une et l'autre définissent la
victoire dans la bataille contre l'occupation. Le groupe d'Arafat aspire à une
solution négociée qui non seulement mettrait un terme à l'occupation mais encore
permettrait aux dirigeants en place de rester au pouvoir en Palestine pour les
années à venir. En revanche, la jeune garde ne considère pas que des
négociations fassent obligatoirement partie de l'équation ; un retrait israélien
unilatéral et/ou une séparation lui conviendrai(en) tout aussi bien. Les
insurgés ne pourraient pas s'opposer à une solution négociée réclamée par la
majorité des Palestiniens, dût une telle solution finir par émerger. Mais ils
ont conscience du fait que seule la vieille garde est à même de négocier un tel
compromis, car elle seule dispose d'une direction nationale unifiée et d'une
vision bien définie, ainsi que d'une expérience unique et de contacts avec les
Israéliens. Ainsi, pour la jeune garde, un retrait israélien unilatéral ou une
séparation (entre les deux peuples) représentent une manière plus attrayante de
réaliser les objectifs nationaux palestiniens : en passant outre (ou en
doublant) les négociations entre les Israéliens et l'Autorité palestinienne, la
vieille garde serait envoyée dans les choux et la jeune garde la remplacerait au
pouvoir. Au début, l'élite de l'Autorité palestinienne a considéré favorablement
la nouvelle intifada parce qu'elle pensait qu'une pression accrue sur Israël
renforcerait son pouvoir à la table des négociations. La jeune garde, toutefois,
a vu dans l'insurrection un moyen de casser les négociations, bien loin d'un
moyen de les poursuivre. L'échec à réaliser une percée à Camp David a renforcé
la conviction de ces jeunes dirigeants quant à la capacité des Palestiniens à
mettre un terme à l'occupation selon leurs propres volontés et en recourant
exclusivement à la lutte armée populaire.
Afin d'accentuer la pression sur
Israël et de renforcer sa position interne, durant les premières semaines de la
seconde intifada, la jeune garde a conclu une alliance avec les islamistes et
d'autres formations d'opposition (à l'Autorité). Même si elle n'est pas d'accord
avec eux sur les objectifs ultimes, la jeune garde préfère conserver les
islamistes dans la coalition qu'ils forment ensemble et sous sa direction,
essentiellement parce qu'elle se souvient très bien de quelle façon les
islamistes avaient sécrété, durant la première intifada, une direction
parallèle, une structure institutionnelle et une aile armée qui leur étaient
propres.
La fracture entre les générations n'est pas la principale de celles
qui divisent le monde politique et la société en Palestine. La césure entre
nationalistes et fondamentalistes est tout aussi profonde, et le débat - parfois
en coulisses - entre partisans et adversaires du processus d'Oslo l'est tout
autant. Certains membres de la jeune garde, en particulier ceux qui sont d'ores
et déjà intégrés aux institutions de l'Autorité palestinienne et de l'OLP -
auxquels s'ajoutent des gens qui, à l'instar de Nusseibéh, sont influencés par
la mouvance non-violente - sont d'accord avec la majorité de ceux de la vieille
garde pour dire que l'insurrection actuelle est une erreur dramatique. En raison
du marasme politique actuel et du soutien d'une écrasante majorité de la
population à la confrontation armée, toutefois, ce groupe se retrouve
marginalisé et il reste coi.
À la croisée des chemins
De savoir si les tensions
internes à la société palestinienne seront résorbées ou si elles vont continuer
à s'exacerber dépend de quel scénario, parmi trois possibles, va émerger. Si
l'impasse palestino-israélienne en train de mijoter se prolonge, les premiers
bénéficiaires en seront les islamistes. Si Israël opte pour un retrait
unilatéral conséquent ou pour la séparation, toutefois, c'est la jeune garde qui
pourrait en retirer quelque avantage. Et enfin, si les dirigeants israéliens et
palestiniens parviennent à tomber d'accord sur une forme quelconque de règlement
négocié, que ce dernier soit provisoire ou permanent, la vieille garde y
retrouverait une nouvelle jeunesse (ou un nouveau sursis ?)
La continuation
du status quo entraînerait une nouvelle chute du soutien populaire palestinien
au processus de paix et aux compromis qu'il suppose, ainsi que de hauts niveaux
d'adhésion au recours à la violence. La légitimité de l'Autorité palestinienne
continuerait à s'effriter et, avec elle, la popularité d'Arafat. Le conflit
entre vieille et jeune gardes finirait de diviser le camp nationaliste, la
seconde gagnant petit à petit de l'ascendant sur la première à l'occasion d'une
dévolution majeure de pouvoir. Arafat resterait vraisemblablement aux manettes,
mais sa marge de manoeuvre serait des plus rétrécies. S'il devait disparaître de
la scène politique, sa sortie hâterait la mise à l'écart de la vieille garde et
conduirait à des luttes intestines entre membres de la jeune relève pressés de
prendre sa place. Ceux parmi les jeunes leaders qui sont intégrés actuellement
aux cadres de l'Autorité joindraient probablement leurs forces à la jeune garde
et apporteraient, dans la "corbeille de mariage" les fantassins, le soutien de
l'opinion publique et, par-dessus tout, une certaine respectabilité politique.
Qu'Arafat reste ou qu'il parte, toutefois, le curseur du pouvoir continuerait à
se déplacer du nationalisme vers l'islamisme, ce dernier camp parvenant,
finalement, à occuper la place de force dominante dans la politique et la
société palestiniennes.
Une séparation ou un retrait, tous deux unilatéraux,
des Israéliens, en revanche, donnerait à la jeune garde une victoire sans
précédent. La séparation unilatérale semble séduisante aux Israéliens parce
qu'elle n'exige pas un quelconque partenaire, en face. Comme ils tirent la
conclusion que les Palestiniens ne peuvent - ou ne veulent - accepter les
compromis qu'ils leurs proposent, nombreux sont les Israéliens à être de plus en
plus convaincus que la séparation est la seule manière de réduire la
vulnérabilité de leur pays. Aujourd'hui, une majorité d'Israéliens est favorable
à l'idée d'édifier un mur (style Berlin) afin de séparer entre elles les deux
populations, bien que l'étendue du soutien à ce plan dépende de la question de
savoir où exactement la ligne de séparation serait tracée ?
Plus le retrait
et l'évacuation proposés sont importants, plus tiédit le soutien de l'opinion
publique israélienne. Néanmoins, l'idée rencontre un soutien suffisant dans
l'ensemble du spectre politique israélien pour en rendre la suggestion
plausible.
Tout retrait unilatéral israélien des territoires palestiniens
serait rapproché du retrait d'Israël du sud-Liban, en 2000. Il est
vraisemblable, dans ce cas de figure, que la vieille garde palestinienne
adopterait le comportement du gouvernement libanais, alors que la jeune garde se
comporterait comme le Hezbollah. En d'autres termes, l'Autorité n'assumerait pas
la souveraineté sur les territoires nouvellement évacués, ni sur les colonies,
laissant à une alliance de jeunes nationalistes et d'islamistes, fraîchement
consacrée, déclarer ces zones "libérées" et les utiliser comme des bases d'où
poursuivre le combat contre l'armée israélienne dans les zones encore occupées (
= pas encore évacuées...).
La jeune garde saborderait vraisemblablement toute
tentative de la direction de l'Autorité d'utiliser l'occasion d'un retrait
israélien comme un motif de reprendre les négociations. En effet, les jeunes
leaders seraient probablement enclins à transformer leur "victoire" en défiance
envers la vieille garde (pouvant aboutir à son éviction), car ils auraient là
l'occasion de renforcer leur main-mise sur le mouvement nationaliste (bien qu'il
soit vraisemblable qu'ils conservent Arafat en attendant qu'un remplaçant doté
de plus qu'une simple crédibilité locale finisse par émerger). Etant donné que
l'opinion publique palestinienne verrait sans doute dans un retrait israélien
unilatéral une victoire sans équivoque de la jeune garde, les atouts des
nationalistes, en général, atteindraient des sommets, ceux des islamistes, par
un mouvement de vases communicants, tombant au plus bas.
Une solution
négociée, enfin, représenterait le scénario dans lequel la vieille garde
pourrait préparer son "comeback", car seuls les dirigeants établis de l'Autorité
palestinienne sont à même d'y parvenir. Un accord israélo-palestinien
susceptible de trouver un soutien dans la rue palestinienne (par les temps qui
courent : dur... ndt) ne pourrait qu'asseoir à nouveau le leadership de
l'Autorité. La jeune garde et les islamistes s'emploieraient, dans ce cas de
figure, à torpiller cet accord mais, ce faisant, ils iraient à l'encontre de la
volonté populaire... Plus significativement, les jeunes leaders nationalistes
actuellement intégrés à l'Autorité joindraient de manière effective, et non plus
superficielle, leurs forces à la vieille garde et pèseraient dans le sens du
soutien à l'accord, plutôt que de faire défection et de rejoindre leurs
homologues de la même génération, comme ils pourraient être tentés de le faire
après un retrait israélien unilatéral. De plus, s'il devait être accompagné de
réformes politiques internes authentiques, un compromis négocié avec Israël
serait susceptible de créer des conditions dans lesquelles les ailes "vétérans"
et "relève" du mouvement nationaliste palestinien pourraient s'unir et tirer le
tapis de dessous les pieds des islamistes [...]
Réformer ou périr
Les attentats du 11 septembre ont eu
un impact notable, mais temporaire, sur la communauté palestinienne. La
répulsion inspirée à la communauté internationale par le terrorisme et la
détermination américaine de conduire une alliance pour le combattre et
l'éliminer ont alimenté de nouvelles craintes, certes, mais elles ont aussi
ouvert de nouvelles possibilités. Arafat s'est montré déterminé à éviter toute
association entre lui-même et le terrorisme contre des civils, et très empressé
auprès des Américains afin de leur manifester sa solidarité. La plupart des
Palestiniens, jeune garde comprise, ont craint qu'Israël ne mette à profit la
crise internationale pour lancer une attaque dévastatrice contre les territoires
contrôlés par l'Autorité palestinienne. Les islamistes palestiniens, eux, ont
redouté de se voir assimilés à Oussama Ben Laden et à son réseau (Al-Qa'ida).
Résultat : les islamistes ont refréné leurs attentats-suicides contre les civils
israéliens ; la jeune garde a pris ses distances de ses alliés conjoncturels et,
enfin, la crédibilité internationale de la vieille garde a acquis le statut,
tout à la fois, d'une carte-maîtresse et d'une couverture bien pratique.
Pour
Arafat, le coût des "friandises" destinées à faire se tenir tranquille la jeune
garde augmenta terriblement, et il pouvait à juste titre craindre pour sa propre
survie.
En même temps, toutefois, le besoin des Etats-Unis de s'assurer du
soutien arabe et musulman dans sa croisade contre le terrorisme offrait quelques
opportunités.
Ce n'est qu'après la guerre du Golfe, après tout, qu'une
administration américaine avait pu faire ce qu'il fallait afin d'aboutir à la
réunion de la conférence de paix au Moyen-Orient de Madrid, qui a abouti à son
tour à des négociations de paix sans aucun précédent, entre Israël et ses
voisins arabes. La vieille garde nourrit encore à ce jour l'espoir que quelque
chose de similaire se produise. C'est pourquoi Arafat a utilisé la carotte et le
bâton afin d'amener ses opposants internes à accepter un calme temporaire.
Ni
la jeune garde, ni les islamistes n'ont cru une seule minute que Sharon jouerait
le jeu, toutefois, et jusqu'ici, leur scepticisme s'avère fondé. Intimement
convaincus que la main d'Arafat est cachée derrière tout incident violent,
Sharon et les hauts responsables de l'armée et des services de renseignement
israéliens semblent en être arrivés à la conclusion qu'Arafat n'est plus un
partenaire.
Et en effet, ils pourraient bien être désormais engagés,
lentement mais inexorablement, dans une opération de déligitimisation et de
liquidation de son autorité. Ils ont compris que le calme relatif, du côté
(officiel) palestinien, pourrait bien n'être que provisoire, et ils ont
apparemment cherché à priver Arafat de la bouée de sauvetage que la diplomatie
post-onze septembre aurait pu lui lancer. La politique israélienne d'assassinats
programmés et d'incursions dans les territoires d'où Israël s'était déjà retiré
a continué, même après qu'Arafat ait réussi à réduire le niveau des violences de
80 % en un rien de temps... Et cela pourrait bien signifier que même des efforts
diplomatiques bien intentionnés de pays tiers ne parviendront pas à contraindre
Arafat à s'engager à respecter totalement un cessez-le-feu ou à se contenter de
compter les provocations continuelles de Sharon.
Arafat, et avec lui la
vieille garde, sont donc peu susceptibles d'opter pour un cessez-le-feu complet,
et ils pourraient même être dépourvus du pouvoir d'en imposer un.
Depuis
l'éclatement de la seconde intifada, ils sont sur la corde raide : l'Autorité
palestinienne ne jouit plus du monopole de l'utilisation des armes sur son
territoire, sa légitimité est remise en question par la rue palestinienne, même
les gens qui lui sont favorables soutiennent la violence et s'opposent à une
mise hors d'état d'agir tant des islamistes que des radicaux de la jeune garde
et, enfin, aucun processus politique n'apparaît à l'horizon. Si Arafat agit afin
de supprimer ses opposants internes, il risque d'apparaître, s'il y parvient,
comme un laquais d'Israël, ou même comme un nouveau Sa'ad Haddad (le commandant
de l'Armée du Sud Liban, créée par Israël à la fin des années 1970 afin de
"garantir la sécurité" du nord d'Israël). Et s'il n'y parvient pas, il fait
courir à son peuple le risque, qu'on espère impensable, de la guerre
civile.
On voit donc que ses choix sont limités. Dans un environnement
politique autre, environnement dans lequel Arafat bénéficierait de la légitimité
et du soutien de son opinion publique, il pourrait décider d'imposer un
cessez-le-feu. Cet environnement nouveau pourrait être initialisé par un coup de
fouet donné au processus de paix par les Etats-Unis, qui en conduiraient la
reprise, avec le soutien de la communauté internationale. Mais les chances de
cette issue heureuse sont manifestement très très minces.
Toutefois, si la
situation actuelle semble exécrable, il est facile d'imaginer ce qui pourrait
l'amener à empirer. Aujourd'hui, l'ascendant d'Arafat est en quelque sorte la
colle qui fait tenir ensemble la vieille et la jeune gardes, en écartant une
prise de contrôle immédiate et totale de la situation par la seconde. En dépit
de ses piètres talents de communicateur, Arafat continue à donner à l'opinion
publique palestinienne une impression de stabilité, tenant ainsi en respect une
détérioration totale de l'ordre public et de la loi. Sa présence dissuade les
islamistes de mettre en danger rapidement la prépondérance ébranlée des
nationalistes ; en son absence, l'enfer pourrait se déchaîner. Bien sûr, Arafat
et l'Autorité palestinienne ont une alternative pour échapper à ce futur
sinistre : au lieu d'attendre, en vain, qu'un plan de paix américain ou
international vienne à leur secours, ils pourraient se lancer, dès aujourd'hui,
dans un processus de réforme politique. Ce faisant, ils permettraient au
mouvement nationaliste (laïque) de regagner le soutien de la majorité des
Palestiniens tout en réconciliant ses deux factions principales. Pour Arafat, la
vieille garde, et la société palestinienne en général, le message semble
pourtant assez clair : "réformez-vous, sinon : disparaissez".
[Les chiffres cités ici sont fondés sur plus de
75 sondages effectués par l'auteur en Cisjordanie, Jérusalem-Est comprise, et
dans la bande de Gaza, sur la période 1993-2001. L'échantillon représentatif de
chacun de ces sondages comportait de 1 300 à 2 000 personnes, les interviews
étaient menées en face-à-face. Des détails concernant la méthodologie de ces
sondages est disponible sur le site du Centre Palestinien de Recherche et
d'Enquêtes Politiques : http://www.pcpsr.org]