Point d'information Palestine > N°185 du 19/01/2002

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Sélections, traductions et adaptations de la presse étrangère par Marcel Charbonnier
                                       
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Au sommaire
                   
Témoignages
Cette rubrique regroupe des textes envoyés par des citoyens de Palestine ou des observateurs. Ils sont libres de droits.
1. "Et c'est nous les terroristes !" par Nathalie Laillet, citoyenne de Bethléem en Palestine
2. Pendant que l'occident bombarde l'Afghanistan… par Christophe Milesi
3. Charmant Réveillon ! par Ghassan F. Abdullah, citoyen de Al-Bireh en Palestine [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
                              
Réseau
Cette rubrique regroupe des contributions non publiées dans la presse, ainsi que des communiqués d'ONG.
1. Le sionisme en Amérique latine par Maria Poumier
2. ISRAËL : Reporters sans frontières indignée par le non-renouvellement des cartes de presse de journalistes palestiniens
                               
Documents
Extraits de "Sous Israël, la Palestine" de Ilan Halevi, publié en 1984 aux éditions Le Sycomore
1 - Entre nous, il n'y a pas de place pour deux peuples dans ce pays. Le transfert : plans (1940-1942)
2 - Une simplification miraculeuse des tâches d'Israël : du Programme Biltmore au Plan Daleth (1942-1948)
3 - Pour qu'ils sachent que nous n'avons pas l'intention de les laisser revenir. Le comité du transfert rétroactif (1948-1949)
                                          
Revue de presse
1. Arafat : "Israël veut tuer tous les cadres palestiniens" entretien réalisé par Charles Lambroschini in Le Figaro du jeudi 17 janvier 2002
2. Le fardeau de la Bande de Gaza [Éditorial] in Ha'Aretz (quotidien israélien) du vendredi 18 janvier 2002 [traduit de l’anglais par Giorgio Basile]
3. Paroles de colère sur des airs de rap par David Ratner et Jalal Banna in Ha'Aretz (quotidien israélien) traduit dans Courrier Internationale du jeudi 17 janvier 2001
4. Français seulement par Henri Israël in Le Monde du mercredi 16 janvier 2002
5. Jérusalem-Est : l'armée israélienne détruit neuf maisons palestiniennes par Michel Bôle-Richard in Le Monde du mercredi 16 janvier 2002
6. Cisjordanie : l'homme-clé d'une milice est tué par une explosion par James Bennett in The New York Times (quotidien américain) du mardi 15 janvier 2002 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
7. Dans les champs de ruines de Rafah, des réfugiés palestiniens crient leur rancœur et leur désir de vengeance par Michel Bôle-Richard in Le Monde du dimanche 13 janvier 2002
8. France-islam : le rendez-vous manqué de la décolonisation par Patrick Girard in Marianne du jeudi 7 janvier 2002
9. "L'Etat islamique idéal est fondé sur une utopie" - Entretien avec Maxime Rondinson par Lucien Bitterlin in France-Pays Arabes N°276 du mois de décembre 2001 / janvier 2002
                                       
Témoignages

                                               
1. "Et c'est nous les terroristes !" par Nathalie Laillet, citoyenne de Bethléem en Palestine
Vendredi 18 janvier 2002
- 7h15 : le réveil sonne... toujours trop tôt pour moi! Je me précipite pour l'éteindre et continue à rêvasser bien au chaud sous les couvertures. Il fait froid dans la maison, et notamment dans la salle de bain: rien que l'idée de la douche m'incite à retarder l'heure du lever...
7h40 : le téléphone sonne... C'est Sahar, l'une de mes étudiantes.
- Nathalie ! Il y a cours aujourd'hui ?
- Ben oui. Pourquoi tu me poses cette question ?
- Mais tu ne sais pas ?
- Ben non. Quoi ?
- Ils ont bombardé Ramallah ! Et ils sont encore rentrés avec les chars ! Ils sont à côté du Mouqata'a!
Décidément, il faut vraiment que je me décide à acheter une TV, moi... Pour le coup, j'ai quitté mes couvertures! Cours ou pas? Moi, j'y vais si je peux, et je dis à mes étudiants d'en faire autant. Et je pense aussitôt à l'une de mes amies qui habite tout près du Mouqata'a. Hélas, je ne peux pas l'appeler! Je n'arrive plus à trouver de carte téléphonique à Bethléem...
Vers 8h20, le téléphone sonne : c'est elle ! Elle a entendu des bruits dans la nuit, mais n'a compris que ce matin, quand ses amis l'ont appelée, ce qui se passait.
À 8h30, j'écoute le flash d'info de RFI. Premier titre : la situation en Israël et dans les Territoires Occupés. J'apprends l'attentat de Hadera et la "représaille" israélienne sur Tulkarem et Ramallah. Ça me fait toujours rire (jaune), ce mot de représailles... Et dire que l'on vous dit que l'information est objective... Pourquoi ne pas voir l'attentat de Hadera comme une "représaille" à la liquidation d'un des leaders de la brigade des martyrs d'Al-Aqsa il y a quelques jours ? En reprenant le mot de "représaille" pour qualifier les raids de la nuit sur les villes palestiniennes, on ne fait que reprendre le point de vue d'Israël. Ce qu'on a parfaitement le droit de faire. À condition de ne pas prétendre à une couverture objective du conflit israélo-palestinien.
Je file à Ramallah. Personne au check de Bethléem (on est pourtant vendredi, jour de prière). Le soldat m'interpelle en hébreu. Les mains dans les poches, je lui réponds en français. J'en ai marre de présenter mon passeport cent fois par jour ! Le soldat surpris me laisse passer sans vérification d'identité.
Route pour Jérusalem. Pour une fois, on y va directement, sans faire les détours qu'on fait habituellement le vendredi matin... Il y a bien longtemps déjà que je ne cherche plus à comprendre, moi... Sur le trottoir, je vois deux soldats fouiller un homme sans ménagement. Scènes de la vie quotidienne ici.
À Jérusalem, je change de taxi pour Ramallah. Et la surprise ! Presque pas de circulation, tous les check-points sont ouverts! J'arrive à Ramallah à 10 heures. J'ai mis une heure ce matin! (d'habitude j'en mets deux). Et là, autre surprise: je n'ai qu'un étudiant... On décide donc de reporter le cours.
Je profite de mon temps libre pour aller rendre visite à une amie. Elle a des invités. Tous ensemble, on décide d'aller voir où sont les tanks. Dix petites minutes de marche, et nous y sommes: les tanks sont là, à trente mètres des bureaux d'Arafat, à cinq cents mètres du centre ville. Il y en a plusieurs. De là où je suis, j'en compte jusqu'à quatre, plus les jeeps.
Des gosses lancent des pierres. Premiers gaz lacrymogènes. Une manifestation de soutien à Arafat arrive un peu plus tard sur les lieux. Tous les drapeaux de tous les partis sont là. Eh non, contrairement à ce que souhaite Sharon, ce n'est toujours pas la guerre civile en Palestine...
Nous restons prudemment en arrière. Des bruits sourds. Les gaz lacrymo. Premières ambulances. D'autres bruits. Des tirs cette fois. D'autres ambulances. Les victimes de gaz lacrymo sont soignées dans une maison proche du Mouqata'a. Et qui fait partie des soigneurs ? Mon ami Abdallah !
- Mais qu'est ce que tu fais là ? me demande-t-il. Pourquoi es-tu venue ce matin à Ramallah ?
- Conscience professionnelle...
Les victimes des gaz arrivent. Nous laissons passer les ambulances. Les gens se tordent de douleur sur les civières, ils gémissent, ils se cachent les yeux. Pour avoir respiré de ces gaz, je peux vous dire qu'ils n'ont pas grand chose à voir avec ceux de nos CRS nationaux... Nous sommes assez loin, et le vent est avec nous. Pourtant, le nez me pique et je saigne un peu.
Plus loin, un autre poste d'urgence. Pour les blessés par balles cette fois.
Retour à Ramallah. On en a assez vu, et entendu pour la journée. "Il faut qu'Arafat cesse la violence", lit-on un peu partout. Vu d'ici, quelle connerie!
Bavardage, pause Shawarma, et je repars pour Bethléem, d'ou je vous écris actuellement. Près de moi, dans la salle informatique, deux jeunes shebabs consultent l'un des nombreux sites internet sur l'Intifada. Ils regardent les photos des morts à Gaza il y a quelques jours (AVANT l'attentat de Hadera). L'un d'eux a eu la tête défoncée par je ne sais pas trop quoi. Du sang partout. Je regarde horrifiée.
- "Et c'est nous les terroristes !" lance l'un des shebabs.
                                   
2. Pendant que l'occident bombarde l'Afghanistan… par Christophe Milesi
[Christophe Milesi est médecin pédiatre. En mission à l'hôpital gouvernemental de Jenin, dans le nord de la Cisjordanie, en novembre et décembre 2001, il travaille au programme "Mieux naître à Jenin" mené depuis 1999 par l'association Santé Sud : http://www.solidarite-palestine.org/ads009.html.]
Le petit chat est mort… Non c'est le contraire, il fait froid dans la nuit  et je tiens dans mes bras le corps déjà raide de ma petite Nout, caressant son pelage gris, que tâchent quelques gouttes de sang au coin de sa bouche…un empoisonnement. Quelques jours auparavant je suis devant le corps d'un jeune palestinien déchiqueté par les balles d'un hélicoptère israélien, il vient d'arriver dans l' hôpital de Jénin .Quel rapport entre ces deux faits ? La question est très certainement ridicule à une échelle géopolitique, mais en moi à ma petite échelle les sentiments de douleur, de colère, d'injustice m'ont assaillis profondément.
Je voudrais crier ma douleur, je voudrais que Nout revienne, je voudrais que justice soit faite envers ce jeune assassiné par des terroristes d'état… Nout ne reviendra plus, et le militaire assassin doit couler une douce existence auprès de sa famille à Jérusalem félicité par sa hiérarchie et soutenu par Ariel Sharon. Pourtant ma colère est pleine d'optimisme, je crois dans la force du témoignage, même si c'est le énième sur le sujet, même s'il est plus d'actualité de parler d'Afghanistan, même si ce conflit lasse par sa récurrence, même si certains essayent de le déguiser en lui affublant les couleurs de la religion ou celui d'une lutte nord sud. (Il faut bien créer un mur, après la chute… Il faut bien être d'un côté ou de l'autre).
Cette colère je la décrirais telle que je la ressens, confuse et désorganisée, obsédante.
Je n'ai jamais ressenti aussi fortement ce sentiment de révolte que devant le corps mutilé de cet homme pourtant  je suis un jeune pédiatre travaillant en réanimation, j'ai donc souvent assisté, impuissant au spectacle d'une vie trop tôt abrégée. J'ai également été confronté à des situations d'injustice poignante comme celle du régime haïtien ou celui des talibans.
Je suis parti début novembre à Jenin, petite ville dans le nord de la Cisjordanie, allant travailler dans le service de néonatologie dans laquelle Santé Sud l'organisation non gouvernementale qui m'envoyait, travaillait depuis de nombreuses années. Comme la plupart des expatriés j'avais en tête et à cœur les articles du " monde diplomatique ", de " Courrier international ", les analyses d'Alain Gresh, d'Olivier Roy… me disant en mon fort intérieur que la vérité se trouvait au milieu, que les torts étaient partagés, qu'une fois que les palestiniens auraient compris que la voie de la violence et du terrorisme était " caduque " nos frères israéliens pourrait enfin vivre en paix (à laquelle ils aspiraient plus que quiconque) au sein de cet univers islamique.
Ma déconvenue a débuté avant le départ alors que je relisais l'histoire de cette région… Je m'étais fait clairement gruger par mes professeurs d'histoire qui participaient plus ou moins consciemment à la réécriture de celle-ci (une version plus contemporaine des " croisades vues par les arabes " ne s'était pas infiltrée dans mes programmes de terminale). Cette déconvenue a perduré . Comment supporter l'arrogance de ces jeunes recrues israéliennes qui armées d'une paire de Ray-Ban et d'un fusil automatique paralysent la ville (en plein territoire palestinien…et non à la frontière) ? Comment supporter qu'une femme en train d'accoucher ne puisse avoir accès à l'hôpital parce que ce jeune homme lui impose de faire soixante Km sur des pistes plutôt que de rejoindre directement l'hôpital qui ne se trouve qu'à trois km ? Comment supporter de voir ce vieux villageois chargé comme un baudet patauger dans la boue en s'arrêtant tous les dix mètres pour souffler à l'entrée de Naplouse parce qu'un bulldozer israélien a creusé une tranchée dans la route sur près de 300 mètres ? Comment supporter de voir tous ces amis au chômage forcé par ces barrages de routes ? Comment supporter la terreur dans les yeux de la petite fille du directeur de l'hôpital parce que les chars se sont remis à tirer sur la ville… vont ils entrer à nouveau ? Comment supporter la vue des ruines de ce qui était le siège de la police palestinienne et que les israéliens ont pilonné pendant trois nuits (faut il préciser qu'elles se trouvent à trente mètres de l'hôpital…) ? Comment supporter la vue de cette école ou le mois précédent cinq écolières étaient la cible de snipers ? Comment supporter ce qu'ils appellent des colonies et qui rappellent cruellement des ghettos : est ce nostalgie ou bien un moyen de neutraliser les nouveaux arrivant russes, ou plus simplement le moyen le plus sûr d'exaspérer la population par ce périmètre de sécurité démesuré qui les encercle et qui coupe toutes les voies de communication, avec l'agressivité indicible des colons assiégés dans leur peur. Et pourquoi cet homme, ne ressemblera t'il plus jamais à une image humaine, sans bras, sans cage thoracique, avec la moitié de la tête, avec un visage arraché, pourquoi ?
Il n'y a pas de faute partagée, l'apartheid existe de façon plus perverse qu'en Afrique du sud , les autorités Israéliennes sous perfusion de la manne occidentale (qui se compte en billion de dollars) ont besoin de donner l'illusion d'être en état de défense…de riposter, alors qu'il est extrêmement clair que c'est l'armée israélienne qui suscite cette monté de violence. Comment est ce qu'un jeune palestinien quotidiennement humilié, au chômage et désœuvré peut il ne pas tomber dans les griffes du Hamas ou du Jihad ? Au bout de quelques semaines pour moi jeune pédiatre pétri de pacifisme, la différence que je mettais entre un Jean moulin, un Massoud et un de ces moudjahidin du moyen orient m'a semblé artificielle et partiale. Cela n'a rien à voir ? Posez la question à Mohammed torturé sauvagement et emprisonné pendant trois ans parce qu'à 15 ans il a jeté des pierres contre un char.
Voilà c'est le cris de colère que je voulais pousser. J'admire Leïla Shahid qui parvient à dénoncer son quotidien de manière pondérée, j'aimerais poser cette petite pierre sur la colline de son combat.
                                           
3. Charmant Réveillon ! par Ghassan F. Abdullah, citoyen de Al-Bireh en Palestine
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

(Ghassan F. Abdullah est professeur à l'université palestinienne de Birzeit.)
14 janvier 2002 - Quel beau Jour de l'An j'ai eu ! Je suis désolé pour mon retard à vous envoyer mes meilleurs voeux pour la Nouvelle Année.
La raison en est que j'ai dû passer mon réveillon de Nouvel An dans une cellule, à l'aéroport Ben Gourion (aussi appelé aéroport de Lod) de Tel-Aviv... Ensuite, j'ai été renvoyé dans le pays d'où je venais d'arriver, en avion...
L'épopée commence lors de mon arrivée à l'aéroport de Tel-Aviv, à environ 4 heures de l'après-midi du 31 décembre, tout frétillant à la perspective d'une réunion amicale chez des amis, pour le réveillon du Jour de l'An, à Ramallah. Nous venions de passer une quinzaine de jours en Suisse, avec mes beaux-parents, principalement pour nous éloigner, ne serait-ce qu'un moment, de la situation que nous connaissons, dans les territoires occupés palestiniens...
Après avoir présenté mes titres de transport palestiniens au guichet des "Arrivées", on me conduisit sans autre forme de procès au bureau de contrôle des passeports. D'autres Palestiniens y attendaient déjà. Ils me dirent que (les Israéliens) renvoyaient les Palestiniens là d'où ils venaient... Mon tour venu, je demandai à voir un officier plus gradé et exigeai des explications. L'officier des services secrets répondit qu'il y avait eu des ordres du gouvernement, stipulant de refuser l'entrée à tout Palestinien, à moins que celui-ci n'ait déjà obtenu, par le passé, une autorisation de partir et de revenir en passant par l'aéroport israélien. L'aéroport de Lod est la seule porte de sortie et d'entrée (vers et à partir de l'étranger) pour les Palestiniens, depuis le début du "processus de paix". Bien entendu, il est pratiquement impossible qu'un Palestinien obtienne une autorisation de cette nature du gouvernement Sharon. On me dit que je devais retourner là d'où je venais (Je leur ai rétorqué que je venais de St Jean d'Acre, ou Akka (en arabe) / Akko (en hébreu), ma ville natale, avant même la création de l'Etat d'Israël... Mais ils n'ont pas donné l'air d'apprécier follement...)
"Ramallah n'est qu'à quarante kilomètres de Lod", protestai-je, ajoutant que j'étais trop vieux pour être un terroriste, que j'enseignais à l'Université de Birzeit, et que mon dossier avait été "blanchi" par Israël en mam qualité d'"absent revenu". Je leur ai également demandé pourquoi il ne me laissaient pas au moins prendre l'avion pour Amman, ou pour une destination plus proche (que la Suisse), telle Chypre, par exemple, et cela, à mes frais ?
Je leur ai demandé aussi pourquoi ils prenaient ce genre de mesure maintenant, dans une période où la "violence" a nettement diminué d'intensité et où les efforts internationaux de médiation battent leur plein à nouveau ? Cela signifiait-il, par hasard, que le gouvernement israélien ne respectait plus les accords post-Oslo, et en particulier la reconnaissance du passeport palestinien, qui a pourtant reçu l'onction israélienne ?
Rien n'y fit.
J'ai été emmené manu militari jusqu'à une cellule de détention dans l'aéroport de Lod-même, mais seulement après que mes bagage eussent été soumis à un contrôle des plus inquisiteurs. La cellule en question était particulièrement glauque : 4x4 mètres, avec six lits superposés, équipés de matelas en mousse plastique et de couvertures crasseuses. Cette cellule avait deux petits vasistas, par lesquels nous étions gratifiés du bruit assourdissant et du sifflement des bandeaux transbordeurs de bagages, ainsi que des cris des employés affectés à ce travail. Pour aller aux toilettes, nous devions attendre qu'un autre garde de la sécurité soit prévenu, afin qu'il vienne nous escorter vers un endroit encore plus immonde. Un sandwich desséché, dans lequel je n'aurais risqué une dent pour rien au monde, nous fut "offert", bien plus tard. Inutile de préciser que personne n'a pu dormir de la nuit.
Je dis "nous", car j'avais en effet un compagnon d'infortune, un Tchèque d'une trentaine d'années. Il s'appelait Vaclav, comme le président Havel. Il a passé la nuit à me raconter (dans un anglais laborieux) des tas de choses sur la magie, l'énergie cosmique, l'Atlantide, les pyramides, l'infini, Moloch, allant même jusqu'à me révéler qu'il vivait, en fait, la six mille vingt-sixième année de sa réincarnation... Il prenait l'épreuve avec une philosophie telle que je me pris à penser qu'il serait peut-être bien pour moi de regarder ces histoires de New Age d'un peu plus près, un jour...
La deuxième chose très amusante, à la prison de l'aéroport, c'était tous ces graffiti, sur les murs. Ceux écrits dans les trois langues que je pouvais lire représentaient environ dix pour cent des inscriptions, mais cela suffisait à donner une idée de l'humanité qui avait transité par cette pièce et ses impressions. En voilà un échantillon (les graffiti "antisémites" et les dessins obscènes mis à part) :
- "John Mercer, Miami, USA - Me refusent l'entrée. A cause du délire paranoïaque des types de la sécurité dans ce Trou de merde. Tout ça parce que j'ai avec moi un ordinateur portable. Ils croient que je suis un espion ! Ils ont pris mes bagages, mon ordi et, cerise sur le gâteau, j'ai perdu 1 000 dollars en venant dans ce pays de dingues. Never again ! ("On ne m'y reprendra pas !") Israël n'est pas la terre promise, Israël est la terre des enc...
- En français, cette fois : "Je suis passé ici le 13 décembre 2000. Je m'appelle I.C. Je suis malien. Je remercie Allah tout-puissant de m'avoir enfermé entre ces quatre murs. Cela était écrit et faisait partie de la destinée que je mérite."
- "On a faim"
- "Bienvenue dans l'hôtel ***** Israël" ("cinq étoiles")
- En arabe : "Quiconque envisage pouvoir traiter avec Israël est un âne fils d'un âne. Israël est la dernière des saloperies. Je viens du Liban."
- "J'ai fait tout ce chemin depuis Baltimore, Etats-Unis, et tout ce que j'ai vu, c'est cette endroit pourri. Mosi, 3 juin 2001."
Le lendemain, à cinq heures du matin, on vint m'extraire sans ménagements, non sans m'avoir menacé de me garder une semaine de plus dans ce trou à rat, au seul motif que j'avais osé suggérer qu'ils pourraient avoir un centre de détention plus acceptable. On m'a emmené sur la piste de l'aéroport, entre deux agents de la sécurité, dans un panier à salade, en compagnie de deux femmes africaines d'une cellule voisine. On m'a fait monter dans l'avion, tandis que mon passeport et mes documents étaient remis au capitaine. Bien difficile de dormir, aussi, dans l'avion pour Milan. A l'aéroport de Milan-Malpensa, j'ai été à nouveau escorté par une voiture de la police jusqu'au terminal, où un haut officier italien m'a signifié que j'étais libre d'aller où bon me semblerait, grâce, sans doute, à mon passeport helvétique.
Voilà qui restera, pour moi, sans doute pour longtemps, un réveillon mémorable, matière à bien des méditations.
- NB : Ce qui m'est arrivé est arrivé aussi à bien d'autres Palestiniens, atterrissant en toute confiance à l'aéroport de Lod. Cela n'est rien, bien entendu, à côté de ce que de si nombreux Palestiniens subissent. Mais je pense que chacun (ou chacune) doit faire part de ce qui peut lui advenir.
Je suis rentré dans les territoires occupés en passant par Amman et le pont Allenby (sur le Jourdain), et nous allons à l'Université de Birzeit tous les jours, malgré les barrages routiers israéliens...
                              
Réseau

                                               
1. Le sionisme en Amérique latine par Maria Poumier
[Maria Poumier est maître de conférence à l'université Paris VIII.]
L'année dernière, le livre de Norman Finkelstein sur L'industrie de l'holocauste (éd. française La fabrique) causait scandale par ses révélations ; le point qui nous intéresse ici est qu'il dénonçait la complicité des médias nord-américains dans une vaste opération de propaganade destinée à tout l'Occident sur le thème global : Israël doit être défendu envers et contre tout dans la mesure où c'est un état issu d'un processus de réparations de guerre parfaitement légitime. L'origine en est la persécution à grande échelle des juifs sous le régime nazi. Les nouvelles " indemnisations " financières exorbitantes que continuent à exiger des avocats juifs new-yorkais, sous prétexte de soulager la misère morale et physique des survivants et ou de leurs descendants s'en trouvent, à l'horizon de la presse nord-américiane dans son ensemble, infailliblement validées. Or Norman Finkelstein, ami proche de Noam Chomsky, a dénoncé les malversations colossales dans ces entreprises. Si son livre a d'abord été passé sous silence aux Etats-Unis, son impact en Angleterre, en Allemagne et en France a cependant eu un effet en retour, et une grande vigilance s'est développée, dans les milieux qui n'avaient a priori pas de méfiance systématique envers les prestigieux organes médiatiques américains. Et les victimes des détournements colossaux organisés par les Bronfman (Président du congrès juif mondial, fils de Sam Bronfman, un grand maffieux de l'époque la prohibition et associé à l'escroc Mark Rich), Avrum (Abraham Burg, Président du parlement israélien, leader du Parti National Religieux et co-président, avec Bronfman, de la " commission des réclamations ", Lawrence Eagleburger (ex-secrétaire d'Etat aux affaires étrangères des Etats-Unis), Hillel ou Foxman commencent à se manifester et à fournir des informations utiles…[1] C'est ainsi que les liens précis entre mouvements de capitaux, lieu réel du pouvoir et mystifications de la propagande sioniste vont bientôt être du domaine public. Il s'agira ici de rappeler quelques éléments constitutifs du paysage latino-américain sur lequel s'exerce l'emprise impériale dans ces trois dimensions.
L'Etat mondial masqué et démasqué par l'empire médiatique de l'Holocauste
Certains mettent encore en doute l'influence hégémonique du lobby juif dans la logique de l'impérialisme nord-américain toutes confessions confondues. Ariel Sharon affirme pourtant que les Etats-Unis sont à sa botte, et William Fulbright confirme que le sénat américain est sous le contrôle d'Israël. Nous partirons de la formule de Camille Mansour dans Israël et les Etats-Unis[2], qui parle d'un " troisième Etat " provisoirement occulte, qui additionne la puissance des deux autres : dans le domaine théologico-culturel pour ce qui est d'Israël, technico-économique pour les États-Unis. En effet qu'il s'agisse de l'exacerbation du judaïsme dans les milieux qui étaient jusqu'à une date récente plutôt tentés par l'assimilation et la laïcité agnostique, ou des références bibliques à toute la mythologie du peuple élu, qui ont structuré l'expansionisme blanc américain depuis le débarquement des puritains du Mayflower, comme l'a bien montré Roger Garaudy dans Les Etats-unis, avant-garde de la décadence[3], la confluence des deux dynamiques idéologiques s'est renforcée par la multiplication des centres de célébration du souvenir de l'Holocauste[4]. A la différence de ce qui se produit en Europe, où les remémorations de l'occupation nazie semblent confusément liées à un désir collectif d'expiation, et contribuent à installer un sentiment de culpabilité même chez les plus jeunes, en Amérique il s'agit plus franchement d'implanter l'idée que les juifs ont subi un martyre de type christique, ont racheté l'humanité par leurs souffrances, et à ce titre, doivent être suivis ou imités dévotement au titre de directeurs spirituels légitimes de l'humanité. Le directeur des relations gouvernementales du B'nai B'rith du Canada a décrit très simplement le noyau sur lequel repose le lien entre impérialisme américain et empire juif sur les médias : " Le souvenir de l'Holocauste est l'élément principal du Nouvel Ordre Mondial[5] ". Dernièrement, les exemples montrant la mainmise croissante du lobby en question sur les dirigeants américains se sont multipliés : Clinton, otage du lobby depuis l'affaire Monica Lewinsky, amnistiant le gangster Rich, Bush se lavant les mains des initiatives génocidaires de Sharon, ont d'ores et déjà fait perdre la face aux dirigeants apparents des Etats-Unis, qui apparaissent dès lors comme des marionnettes. L'effondrement des tours, de ce côté, confirme en de multiples points la fragilité des sièges apparents du pouvoir américain. L'implosion des Etats-Unis tardant cependant à se produire, il faut bien en conclure que, malgré la courte vue pitoyable de leur président, et l'ineptie apparente des services de renseignement, le pouvoir réel reste intact. Depuis l'origine, d'ailleurs, les dirigeants de la CIA sont juifs; après que Kissinger eut joué un rôle exceptionnel dans les années 1970, actuellement Donald Rumsfeld est secrétaire à la Défense, tandis qu'Andrew Marshall est au Penatagone ; aucun haut dirigeant de ces trois instances n'a été limogé ces derniers mois.
Le poids des médias américains en Amérique latine
En Amérique latine, la présence idéologique de l'impérialisme n'est plus à démontrer. Ses canaux de diffusion sont multiples : bien plus qu'en Europe, la chaîne de télévision CNN pénètre chaque foyer moyennement équipé, et ses programmes d'information, brillamment assurés par des journalistes de langue maternelle espagnole, et de sensibilité sud-américaine, ont un immense écho, la qualité des images et la promptitude des reportages contrastant naturellement avec ce que les chaînes nationales, aux moyens très inférieurs, peuvent offrir. CNN offre en outre un exemple enviable aux peuples latino-américains en poussant parfois loin la critique aux incarnations visibles du pouvoir le plus redouté internationalement, tels les présidents des Etats-Unis. Rappelons par exemple le rôle de CNN dans l'affaire Monica Lewinsky, dont cette chaîne montra jusqu'aux moindres détails, mais cacha l'information décisive : cette jeune femme appartient à une importante famille juive conservatrice. Les limites de l'objectivité de CNN sont criantes, mais son art de la mise en scène ne peut que susciter l'admiration. Dans la ligne générale de soutien aux Cubains de Miami, cette chaîne a pratiquement bâti l'affaire de l'enfant naufragé Elián González, filmant en direct la récupération par la police fédérale de l'enfant aux mains de sa famille maternelle en pleine nuit etc. L'affaire s'avéra cependant cafouilleuse car la famille raconta à quel point elle s'était fait manipuler, dans chacune de ses démarches hystériques. Nous ignorons si c'est à son insu ou avec son consentement que les manifestations de soutien aux anticastristes arboraient de nombreux drapeaux israéliens, qui ont été vus par tout le continent américain... alors que la communauté cubaine de Miami affichait un catholicisme pleurnichard et superstitieux précisément dans cette affaire de naufrage " providentiel ". On considère que c'est en 1911 qu'a commencé la substitution des médias américains aux organes d'information nationaux : Pancho Villa accepta de signer un contrat avec la Mutual Film Corporation, qui s'assura l'exclusivité des images de ses batailles ; une des clauses était que les combats n'auraient lieu qu'entre 9h et 17h, afin de permettre le meilleur éclairage…A la suite de la défaite médiatisée des Américains au Viet Nam, les interventions militaires américaines à la Grenade en 1983 et au Panama en 1989 se firent sans images. Mais depuis les nuits étoilées de Bagdad et le soleil éclatant du 11 septembre, la confiance en CNN semble revenue… à moins que nous ayons des surprises du côté de l'Amérique latine, justement : c'est du Brésil que s'est répandue la nouvelle que les scènes de liesse soi-disant tournées en Palestine le 11 septembre dataient en fait de vieilles images tournées en 1991 pendant la guerre du Golfe, et bricolées dans l'urgence pour la circonstance. Mais le président de CNN Chris Cramer, a félicité le 18 septembre ses 4000 employés : " la couverture de l'événement que nous avons donnée à notre public et aux autres médias est un témoignage de professionnalisme et d'intégrité "[6]
Outre le puissant émetteur de la " Voix des Amériques " couvrant tant l'actualité régionale que mondiale, il existe en outre des éditions en espagnol de nombreux journaux des Etats-Unis (Miami Herald, New York Times etc), et chaque presse nationale puise, de toutes façons, abondamment à ces mêmes sources. Les propriétaires des grands médias sont juifs, certains ardents partisans avoués de la suprématie juive dans le monde entier, tel le milliardaire patron du New York Daily News, et comme il l'a souligné lui-même " medias are not business, it's politics "[7]. L'Amérique latine n'a qu'une agence de presse : " Prensa latina ", dont le siège est à Cuba. Pour le reste, elle dépend donc entièrement des agences américaine et européennes ;
Or, aux Etats-Unis, c'est tout récemment que quelques membres de la communauté juive ont publiquement dénoncé les phénomènes de désinformation juive dans les médias, à la suite de Norman Finkelstein ; en Amérique latine le sujet continue d'être très peu exploré, pour les mêmes raisons qu'aux Etats-unis : les non-juifs qui se risqueraient à publier leurs constatations sur le sujet seraient rapidement réduits au silence. Nul doute cependant que le défi soit relevé à brève échéance dans les milieux juifs latino-américains comme ailleurs, notamment à partir du scandale des sommes extorquées aux banques suisses, qui ne sont jamais parvenues à leurs destinataires présumés, les " survivants de l'holocauste ". Simon Wiesenthal n'a-t-il pas entrepris depuis le gouvernement de Menem de traquer " l'or nazi " en Argentine ? L'acuité de la guerre contre le peuple palestinien mobilise l'opinion, les communautés moyen-orientales étant riches et bien structurées dans plusieurs pays ; les communautés juives le sont également, et nombreux sont les juifs qui ont nourri les rangs de l'immigration en Israël, sans pour autant rompre leurs liens avec leur famille de langue espagnole C'est ainsi par exemple que le journal israélien Ha'aretz se félicite, dans un article du 4 mai 2001, de la nomination du nouvel ambassadeur de Colombie en Israël, David de la Rosa, qui parle un hébreu parfaitement naturel puisqu'il est ...né à Jérusalem. En Bolivie, la " première dame ", épouse du président provisoire Jorge Quiroga Ramírez, économiste formé aux Etats-Unis, va souvent rendre visite à sa famille en Israël. Comme aux Etats-Unis, les divergences sont nombreuses parmi les juifs d'Amérique latine. L'un des militants les plus radicaux de la gauche argentine au temps des militaires, activement recherché et menacé de mort, Jacobo Timmerman, était ainsi parti se réfugier en Israël puis en était revenu révulsé par le sionisme ; à sa mort, on a pu constater que sa colère avait largement essaimé en Argentine.
Nous nous bornerons ici à signaler le cadre général dans lequel s'exerce la pression sioniste à travers les médias nationaux, en fonction des rares données dont nous disposons. Il faudrait bien sûr préciser l'impact d'une part du lobby juif de New York, celui-là même qui voudrait dicter sa politique à l'état d'Israël, à partir de ses positions à la CIA et au ministère de la défense, et qui exerça sur Clinton un chantage permanent et efficace, et d'autre part l'impact des dirigeants de l'Etat d'Israël, principalement militaires, et de leurs services secrets[8]. Mais il y a aussi une dynamique de type sioniste autochtone et ancienne en Amérique latine, qui constitue le terrain favorable sur lequel les deux forces précédentes fructifient aisément.
La présence juive dans l'histoire de l'Amérique latine
Signalons qu'il existe toute une lignée de penseurs juifs[9] qui ont vu, depuis Christophe Colomb, dans l'Amérique une " terre promise " pour le judaïsme, d'autant plus que la découverte de l'Amérique se produisit au moment même où la monarchie espagnole expulsait massivement les commerçants juifs ; ceux-ci se replièrent souvent au Portugal, et de là, participèrent activement à la colonisation et à la traite négrière. Souvent la mégalomanie judéo-centriste inspire les écrits de ce messianisme, délirant au point qu'il renforce à son tour les délires antisémites. Or deux phénomènes de colonisation matérielle de grande ampleur ont permis aux juifs se disant religieux d'accroître sensiblement leur implantation, au delà des phénomènes de peuplement naturellement liés à l'attrait des activités commerciales, légales ou non.
Activités légales et illégales au temps de la colonie espagnole
D'une part, on peut signaler une forte présence crypto-séfarade dès le XVI° siècle datant de l'époque de l'Inquisition, dans les régions les plus riches, où tant la traite négrière que les activités d'extraction minière et de production agricole pour l'exportation attiraient les réprouvés. Un exemple célèbre est celui de l'évêque de Tucumán, en Argentine, qui fut dénoncé plusieurs fois pour faire du trafic négrier, à l'époque où ceci était strictement interdit aux sujets espagnols, et a fortiori aux espagnols ; il envoyait de l'argent au Portugal, et s'avéra fils d'un juif qui avait été brûlé vif en Espagne. L'inquisition pourchassant les résurgences du judaïsme, la composante religieuse juive fut longtemps dissimulée. Cependant il s'agit d'une présence ancienne qui consolide les bourgeoisies locales et leurs prétentions à constituer les seuls dépositaires du sentiment et de l'intérêt national ; dernièrement, il est très à la mode de se vanter, dans ces milieux, de ses ancêtres juifs, tel en Colombie le romancier Alvaro Mutis.
Caractéristiques de l'immigration moderne
A partir du milieu du XVIII° siècle, la ruine de Curaçao et des Antilles néerlandaises précipite sur la côte caraïbe une bourgeoisie d'origine séfarade. En Colombie, ils sont à l'origine de l'essor de la ville portuaire de Barranquilla. Puis, entre 1880 et 1930, c'est la grande vague syrio-libano-palestinienne, des ressortissants turcs, souvent de confession chrétienne, qui fuient le Levant ottoman et espèrent rejoindre les Etats-Unis, qui les refoulent ! Comme la vague précédente, leur réussite dans le domaine du commerce, et le maintien d'une certaine endogamie les consolident rapidement dans des positions sociales élevées qu'ils tiennent encore aujourd'hui, et on les trouve parmi l'élite, dans les secteurs politiques et culturels. Enfin, dans les années 1930-40, à nouveau on constate un afflux juif, de séfarades et d'ashkénazes, que les Etats-Unis repoussent vers le Sud. A cette époque, la langue populaire latino-américaine parle presque indifféremment de " Turcs " ou de " Polonais ", sans faire de distinction religieuse dans ce bloc vague mais qui a une conduite homogène.[10] Une activité financière lie souvent les Levantins entre eux ; ainsi le père de l'ex-président argentin Menem, qui a contribué au développement du vignoble argentin, se trouve avoir remplacé le juif originaire de Turquie Alejandro Bolomo, comme trésorier de la " Sociedad Unión Siria de La Rioja ".[11] A Mexico, la banque Aboumrad était la banque préférée des juifs syriens, et en Equateur on retrouve des associations semblables.[12] C'est en Argentine que l'essor des communautés levantines a été le mieux étudiée, et on y dispose d'archives importantes, par l'essor du Banco siriolibanés et par le Diario siriolibanés. Outre l'activité bancaire, on retrouve les " juifs arabes " au cœur du commerce textile, véritable chasse gardée des Levantins dans toute l'Amérique latine. Lorsque le sionisme européen se développa, il rencontra l'hostilité des séfarades d'Amérique, qui n'ont nullement été tentés par ce projet, perçu comme typiquement ashkénaze. L'aversion pour cette dernière vague d'immigrants, chassées par la montée du nazisme, tenait entre autres à l'implantation antérieure d'un réseau juif de trafic de blanches, ainsi qu'à d'autres spécialités délictueuses du réseau Zwi Migdal[13]. A cette époque " polaquear " signifiait truander. A partir de 1948, les communautés palestiniennes ont été dynamisées par un afflux de réfugiés soudés par un ressentiment inédit. Actuellement, c'est en Colombie et au Chili que l'identité palestinienne est la plus vivante.
Le cas de l'Argentine
Le fondateur du sionisme, Theodor Herzl, avant de choisir l'option moyen-orientale pour établir sa colonie sioniste, et de donner une coloration mythique à l'idée de reconquête de la patrie des anciens Hébreux, avait mis en marche un processus concret de conquête de la terre en Argentine, comme en Ouganda et à Madagascar ; tout un programme de contrôle des terres agricoles se réalisa effectivement, sur la base de transactions foncières exclusivement entre juifs, tout à fait semblable au processus d'accaparement de la terre en Palestine jusqu'à aujourd'hui ; l'Argentine était à l'aube du XX° siècle un pays plus prometteur que les Etats-Unis (intransigeants dans le choix de leurs immigrants), dans un cadre de ressources agricoles illimitées, déjà dotées de marchés internationaux, et d'infrastructures développées par les Anglais à partir de 1850. C'est ainsi que certains juifs argentins peuvent prétendre que la classe patricienne des grands propriétaires terriens argentins est juive[14]. Un projet israélien bien précis échoua : celui d'expédier une partie de la population palestinienne en Argentine, après 1948, comme main d'œuvre agricole pour les grands domaines des juifs argentins, et éventuellement en échange de colons juifs pour Israël.[15] Les dictatures militaires des années 1970, comme le régime raciste sud-africain à la même époque, avaient les meilleures relations commerciales avec Israël.
La présence israélienne
Sur ce terrain particulièrement réceptif, les années soixante-dix ont été celles de l'installation et de la consolidation de régimes militaires répressifs par des manœuvres systématiques de la CIA, où Henry Kissinger jouait le rôle décisif ; la déclassification de documents a confirmé ce dont nul ne doutait déjà à l'époque, principalement pour le Chili, l'Argentine et le Paraguay. Dans les années 1980, la politique de retrait des forces militaires américaines pour soutenir les dictatures, décidée par le président Carter[16] et sa volonté d'apparaître comme un protecteur des droits de l'homme, a donné lieu au remplacement des postes laissés ainsi vacants par des conseillers militaires israéliens. Cette présence a été d'autant plus massive et voyante que les gouvernements étaient faibles et impopulaires ; aussi est-elle bien connue dans le cas du Guatemala, où le président-général de confession évangéliste Ríos Montt pratiqua un nettoyage ethnique intense dans les campagnes, avec l'appui massif de militaires israéliens. C'est le courageux Israélien Israël Shahak qui a montré le contenu idéologique, voire religieux, des interventions israéliennes repérables partout où se produisent des phénomènes de répression militaire et policière sur la paysannerie latino-américaine ; il s'agit du mépris raciste envers les paysanneries en général, considérés comme peuplades devant être délogées ou soumises par tous les moyens, à l'instar de ce qui se pratique systématiquement en Palestine depuis 1948, dont l'expression canonique se trouve dans le Talmud. Actuellement, ces " conseillers ", c'est à dire experts en intimidation et en méthodes de torture, n'ont nullement disparu, et l'on trouve fréquemment parmi les équipes ministérielles des citoyens israéliens... On a en fait une présence physique dans les classes dominantes d'individus maniant tour à tour deux nationalités, et qui ont les moyens de faire primer les intérêts israéliens dans les choix des gouvernements. Le Guatemala a été, avec les Etats-Unis, le seul pays américain à refuser de condamner Israël lors de la reprise de l'intifada en septembre 2000.
Les attentats de Buenos Aires
Il conviendrait d'étudier la diversité des opinions au sein des communautés juives ; en Argentine vers 1990, le siège de l'opulente association mutualiste israélo-argentine AMIA publiait des bulletins où religieux et partisans de la laïcité s'affrontaient vivement, et où la compréhension de la frustration palestinienne avait presque un semblant de place. Or l'indifférence aux problèmes israéliens prit brusquement fin lors des attentats à l'ambassade d'Israël à Buenos Aires en 1992, puis à la AMIA en 1994 qui firent plus de cent morts ; quels qu'aient pu en être les commanditaires, comme de juste, le réflexe de solidarité communautaire et de soutien a joué, tandis que les médias reflétaient une compassion générale pour les innocents tués et blessés. Seuls les services secrets israéliens purent réaliser les premières enquêtes, et immédiatement, l'ambassade d'Israël accusa l'Iran d'être à l'origine des attentats, comme dans le cas des deux attentats précédents à Londres. Il est spectaculaire de constater que le gouvernement et la presse argentine ont immédiatement adopté cette hypothèse, que tout allait infirmer par la suite, et que c'est encore la seule sur laquelle se penche la justice. Rappelons que ces attentats eurent lieu à la suite de la conférence de Madrid, où le gouvernement d'Isaac Shamir avait accepté le projet " paix contre territoires ", au grand dam des intégristes. Ceux-ci révélèrent leur capacité à faire fonctionner le terrorisme d'état habituellement dirigé contre les Palestiniens en menant à bien l'assassinat du général Isaac Rabin, destiné à enrayer définitivement le "plan pour la paix ", ce qui se produisit effectivement. L'hypothèse d'une participation décisive des services secrets israéliens aux attentats de Buenos Aires a été soutenue par certains, sur la base même des premières informations communiquées par l'ambassade d'Israël lors du premier attentat, qui faisaient état d'un phénomène d'implosion, depuis l'intérieur, de bâtiments étroitement surveillés par le Shin Beth, au moment même où le groupe de ses agents était sorti déjeuner[17]; le temps passant, elle paraît d'autant plus plausible que la piste iranienne proposée officiellement comme la seule plausible n'a toujours pas abouti, non plus que celle de réseaux néo-nazis locaux ; mais les médias se sont bien gardés d'en rendre compte, se contentant de signaler l'indignation de ceux qui trouvent les enquêtes judiciaires bien peu soutenues par les gouvernants. Effet tardif mais décisif des explosions, on a vu récemment, le président De la Rua autoriser la création d'une " force de prévention de l'antisémitisme " comportant des magistrats, des juristes, mais également des policiers. De la sorte, un secteur de la population dispose d'un corps répressif spécifiquement chargé de sa protection.
Des assassinats sans rapport avec des enjeux nationaux
De nombreux assassinats politiques ont eu lieu en Amérique latine, qui semblent signés par des inspirateurs israéliens. A titre d'exemple, signalons un exercice de terrorisme d'Etat très inquiétant par ce qu'il était dénué de sens à l'échelle des enjeux nationaux : l'assassinat des six jésuites de l'université José Simeón Cañas, au Salvador en 1989, ceux-ci ayant pris le relai dans la défense des paysans, de l'archevêque de San Salvador, Mgr Romero, assassiné en 1980. Ils furent abattus à l'aube, dans leur dortoir, avec leur femme de ménage et sa fille. C'est une pratique qui a été mise en œuvre pour se débarrasser de dirigeants palestiniens au Liban. Monseigneur Romero pour sa part avait été abattu de façon spectaculaire, pendant qu'il célébrait l'office, alors qu'il venait de se déclarer ouvertement pour la protection de la paysannerie chassée de ses terres par l'armée et les forces paramilitaires. Cette férocité renouvelée contre les représentants les plus estimés de l'église catholique au Salvador a soulevé une indignation internationale qui n'a certainement pas été favorable au président d'alors, unanimement considéré comme le commanditaire de ces actes, Roberto D'Aubuisson ; celui-ci, malgré sa docilité aux volontés de l'ambassadeur américains pour réprimer la paysannerie insurgée, dut être désavoué par les Etats-Unis, et bientôt remplacé. Les assassinats de ces religieux, cohérents dans un plan de substitution du clergé catholique par des sectes protestantes, n'avait d'autre fonction que de répandre la terreur dans toute l'Amérique latine et d'écarter la population de la théologie de la libération, au moment où elle triomphait au Nicaragua voisin, avec des jésuites ministres, tel Ernesto Cardenal. Le Salvador est un pays qui n'est nullement déchristianisé, et malgré le climat de paix revenu, aucune enquête n'a abouti à ce jour sur la responsabilité exacte de ces crimes, alors que plusieurs militaires sont traduits en justice pour d'autres assassinats reconnus.
L'Amérique centrale comme révélateur
Ces faits concernent le plus petit pays d'Amérique latine, qui abrite pourtant l'ambassade américaine réputée la plus importante (en surface) pour tout le continent. Dans les années quatre-vingt, son rôle fut exceptionnel, puisque face au Nicaragua sandiniste, au Panama se préparant à reprendre le contrôle du canal interocéanique, il était le pays le mieux soutenu financièrement et militairement par les Etats-Unis, qui mettaient en oeuvre des plans de " guerre de basse intensité " pour affaiblir les pays voisins, et s'assurer ainsi le contrôle de la Méditerranée américaine, l'espace caraïbe, nœud de communications vitales. Épisode mal connu, le Salvador joua un rôle bien particulier sous l'occupation nazie : les bateaux chargés de réfugiés juifs de France battaient pavillon salvadorien... Tous les pays d'Amérique centrale sont très faibles face aux pressions américaines. Chaque fois que des votes internationaux doivent sanctionner des gouvernements honnis par les Etats-Unis, ou protéger Israël, on peut constater qu'il y a partage des rôles entre Salvador et Guatemala. Le Nicaragua en revanche, est parvenu à faire condamner les Etats-Unis devant la Cour internationale de justice dans les années 1980, pour son " usage illégal de la force " sur son territoire. Condamnés à des indemnisations, les Etats-Unis cessèrent de reconnaître ce tribunal. Puis le Nicaragua s'adressa au conseil de Sécurité de l'ONU. La résolution générale que celui-ci adopta fut rejetée par les Etats Unis. Comme le dit Noam Chomsky[18], à ce jour, les Etats-Unis sont le seul Etat condamné par le Tribunal Mondial pour terrorisme international, et qui a opposé son veto à la résolution du Conseil de sécurité. Alors le Nicaragua se tourna vers l'Assemblée Générale de l'ONU. Là sa résolution fut rejetée seulement par les Etats-Unis, Israël et le Salvador. L'année suivante, la démarche fut renouvelée, mais les Etats-Unis n'obtinrent plus que le soutien d'Israël. Et la résolution fut enterrée, tandis que l'ingérence militaire s'accentuait. Le Time Magazine fit observer l'élégance du procédé mis en oeuvre pour obtenir la chute du gouvernement sandiniste : une fois que le pays eut été ruiné et saigné, les habitants épuisés renversèrent d'eux-mêmes le gouvernement indésirable, avec un coût minimum pour les Etats-Unis. Le Nicaragua est actuellement le deuxième pays le plus pauvre de l'hémisphère occidental, après Haïti, qui a connu le plus d'interventions militaires américaines de tout le XX° siècle.
Le rôle directeur de l'Argentine
L'Argentine a vocation à diriger les communautés juives de tout le sous-continent de langue espagnole. C'est de Buenos Aires que transmet la seule radio juive transmettant 24h sur 24, pour toute l'Amérique latine. Rien d'étonnant à cela, s'agissant de la communauté juive la plus nombreuse au monde, après celles d'Israël, des Etats-unis et de France, qui ne représente cependant que 2% de la population. On estime à 220.000 personnes la population juive vivant en Argentine, soit près de la moitié, 500.000, de celle de toute l'Amérique latine[19]u. Environ 100.000 Latino-américains auraient émigré en Israël, dont 70.000 Argentins.[20] Le groupe Loubavitch -dont est membre Ariel Sharon- dispose en Argentine d'écoles rabbinico-militaires[21]. C'est là que siège l'officine principale du Centre Simon Wiesenthal, qui se targue d'avoir obtenu la démission du ministre de la justice Rodolfo Barra il y a quelques années, et de différents succès au Chili, en Bolivie, en Uruguay ; il existe là-bas également une délégation des intérêts israéliens (DAIA).Comme ailleurs, il n'existe pratiquement plus de juifs pauvres en Argentine, contrairement à ce qui était caractéristique de l'Europe centrale d'où affluèrent les immigrants avant la deuxième guerre mondiale ; entre 1930 et 1949, seuls Palestine et Uruguay reçurent la même proportion d'immigrants juifs. Depuis, sur-représentés dans les professions libérales, ils contrôlent presque entièrement certaines branches, telle la psychanalyse, l'édition et la presse. L'Argentine, où les directives du FMI et la dollarisation ont été appliquées de façon exemplaire, se trouve maintenant dans un état de crise financière, économique et sociale sans précédent. La tension sociale est telle que les militaires américains qui ont une base du type Ussouthcom aux frontières nord ouest, dans la province de Salta --où ont eu lieu récemment les mouvements de " piqueteros " protestataires les plus énergiquement réprimés--, ont fait des mouvements voyants en septembre, à titre d'exercices conjoints avec des détachements de huit pays voisins, sans l'accord du congrès argentin, et réactualisent les projets de centralisation des forces de répression interne, selon des critères de la " guerre de basse intensité " mis au point il y a vingt ans pour en finir avec les guérillas. La classe politique est discréditée, la corruption et les faillites frauduleuses ayant été vivement encouragées par le gouvernement menemiste des années quatre-vingt dix. Cette dynamique avait commencé dès 1976, date de l'accession des militaires au pouvoir, dont l'Argentin Jorge Beinstein dit pudiquement qu'elle marque " le début d'une transformation durable marquée par l'hégémonie de groupes parasitaires qui intègrent les réseaux financiers et maffieux internationaux "[22]. La bonne entente qui régnait entre les Levantins semble révolue, si l'on en juge par les modalités du scandale qui entoura la belle-sœur du président Menem il y a quelques années : Amalia Yoma fut soupçonnée de participer au lavage de grosses sommes issues du narco-trafic. Elle était liée au milieu des affaires argentino-libanais ; son associé Jorge Antonio Chividián se plaignit publiquement de harcèlement raciste de la part d'un petit groupe de juifs de gauche du quotidien Página 12. La DAIA intervint pour modérer ces excès, puis l'accusée fut blanchie par la justice argentine… Dans ces circonstances dramatiques et avec un passé nationaliste glorieux, on peut s'étonner qu'aucune force révolutionnaire n'émerge pour le moment encore, avec une alternative crédible, au point que Bernard Cassen a scandalisé les Argentins en leur disant : " L'Argentine n'existe pas ". Seules à atteindre une visibilité médiatique, les " Mères de mai ", issues de la résistance à la dictature des années soixante-dix, dont la présidente Hebé de Bonafini a développé un antisionisme conséquent, résistent, et suscitent des controverses dans la presse, désormais ouvertement taxées d'antisémitisme. Ariel Sharon a nommé un nouvel ambassadeur dynamique, Benjamin Oron.
La Colombie au cœur du " Triangle radical "
Le centre de gravité géo-stratégique de l'empire états-unien en Amérique latine s'est déplacé depuis la fin des mouvements révolutionnaires armés en Amérique centrale, vers la Colombie qui constitue le coeur d'un " Triangle radical ", selon James Petras, constitué par le Vénézuela, l'Équateur et le Panama. Les deux premiers pays sont dirigés par des militaires ayant à coeur de reprendre l'expérience démocratique et nationaliste du général Alvarado au Pérou, dans les anéees 1968. Le dernier a repris le contrôle du Canal de Panama, et n'est plus le siège de " L'École des Amériques " qui formait jadis toute les forces de " contre-insurgence du sous-continent ". Le gouvernement colombien, malgré l'étendue du pays et ses richesses, est affaibli par la seule guérilla qui se soit maintenue depuis les années soixante, contrôlant une bonne partie du territoire, et l'empire des trafiquants de drogue, produite et élaborée sur place. Il reçoit actuellement 1.300 millions de dollars des Etats-Unis pour " combattre le narco-trafic " ( ?)... alors que la CIA elle-même y prend part, et que le grand marché des consommateurs est celui des Etats-Unis, qui fournissent d'ailleurs tous les composants chimiques nécessaires à l'élaboration des produits finis, et ne sont pas inquiétés. L'incohérence de la situation, évidente pour tous, cache mal un projet plus sérieux. C'est de là que part un véritable plan de reconquête de l'Amérique latine par les États-Unis, dont sont attendus des bénéfices d'ordre varié.
Le " plan Colombie " vise d'une part à la main-mise nord-américaine sur l'Amazonie, réservoir des énergies et matières premières de l'avenir, et comporte, outre le prétexte affiché, qui est la réduction de la production de cocaïne, une mise au pas de la paysannerie, qui dans une partie importante du territoire national, abrite la guérilla. Il est de notoriété publique là-bas que ceux que l'on appelle les " paramilitaires " chargés des assassinats de civils sont directement commandés par les " conseillers israéliens " et qu'ils délogent les paysans de leurs terres pour se les approprier. D'ailleurs ce sont les plus intéressés à l'internationalisation du conflit, en particulier par la poursuite des guérilleros dans les pays limitrophes, particulièrement au Vénézuela. En effet, ce pays a rétabli des relations avec l'Irak, fournit Cuba en pétrole, fait revivre l'OPEP, et à ce titre, compromet directement les intérêts tant israéliens qu'américains. Or il faut remarquer que les gouvernements des pays membres de l'OEA ne sont nullement prêts à appuyer le " Plan Colombie ". En octobre 2000, les ministres de la défense de tout le sous-continent, réunis à Manaos, ont publié une déclaration s'opposant à toute ingérence étrangère dans les affaires colombiennes.
Les enjeux du pétrole vénézuelien et du " bolivarisme "
Au Vénézuela même, le ministre des affaires étrangères José Vicente Rangel qui a semblé ménager les intérêts israéliens, alors même que le président Chávez tente de renationaliser les richesses pétrolières du Vénézuela, a été promu ministre de la défense. Le service du contre-espionnage DISP a été dirigé longemps par Israël Weissel, qui, depuis l'élection à la présidence de Hugo Chávez, est retourné en Israël. Le rabbin principal du pays, Pynchas Brener, est extrêmement virulent contre le peuple qui soutient la révolution mise en oeuvre par le président Chávez, qu'il compare à Hitler[23]. Récemment, le Centre Simon Wiesenthal a annoncé l'ouverture d'un bureau à Caracas, et la presse juive ne se fait pas faute d'accuser d'antisémitisme l'équipe gouvernementale. La conférence de Durban a vu les délégues vénézueliens s'exprimer clairement aux côtés des Cubains pour condamner le racisme inhérent au sionisme. Le projet " bolivarien " inquiète dans la mesure où il tente de fortifier les nationalismes des pays andins, là où le nouveau mercantilisme, selon le terme préféré de James Petras, veut fragmenter l'espace historique en un archipel d'îlots impuissants, comme les faibles républiques d'Amérique centrale, ouvert à la seule économie " mondialisée ", c'est-à-dire américaine.
Cuba et Miami
A Cuba, on observe une renaissance de toutes les associations communautaires ; parmi celles-ci, la communauté israélite a un dynamisme prévisible, et Israël a offert des conditions d'émigration attirantes à ceux qui pouvaient faire valoir une ascendance juive, ce qu'ont mis à profit, comme ailleurs, ceux qui aspiraient à de meilleurs conditions de vie. Mais c'est au sein de la colonie cubaine des Etats-Unis, que l'influence d'Israël est spectaculaire. Bon nombre d'intellectuels ayant émigré, ils disposent de tribunes bien relayées pour s'exprimer. Parmi d'autres, le leader Carlos Alberto Montaner, résidant habituellement à Barcelone, draine de nombreuses sympathies, et n'hésite pas à flatter démagogiquement les Cubains en rapprochant leur " diaspora " d'expatriés répandus de par le monde, triomphant en affaires à Miami et dans toute l'Amérique latine, coqueluche des grands éditeurs européens, de celui des juifs européens. La tendance la plus dure de l'opposition au gouvernement cubain, est incarnée par le sénateur D'Amato, qui a fait voter une loi permettant de poursuivre en justice les entreprises non américaines -particulièrement européennes- qui signeraient des contrats avec les pays boycottés par les Etats-Unis : Cuba et l'Irak. D'Amato se trouve être un des promoteurs les plus actifs de la campagne pour la " restitution des biens juifs "[24]. Cette même tendance envisage la réappropriation des biens fonciers confisqués par l'état cubain, en application des lois de réforme agraire et urbaine de 1960, avec des indemnisations, une fois que les cubains de Miami auront éliminé le président Fidel Castro. Le procédé ressemble étrangement à celui qui est actuellement mis en oeuvre en Pologne : le député de New York Anthony Weiner exerce actuellement en ce sens des pressions sur le gouvernement polonais, l'enjeu à monnayer étant la réintégration de la Pologne au bloc atlantique ; les arguments pour ces réclamations foncières, touchant à la souveraineté d'un pays sur son sol, d'un montant tel qu'il peut ruiner la Pologne, est que celle-ci aurait pratiqué une politique d'expulsion des juifs polonais, au point que ceux-ci connaîtraient une " extinction ". On voit à nouveau brandi l'argument de l'holocauste, à des fins d'expansion territoriale. Il n'est pas difficile de prévoir que des accusations de persécutions antisémites contre le gouvernement actuel de Cuba seront brandis dans la presse internationale à la première occasion.
Le fantasme néo-holocaustique
Norman Finkelstein signale que c'est lorsqu' Israël se sent à l'apogée de son pouvoir qu'il utilise massivement l'argument de la mémoire de l'holocauste : ainsi, c'est à partir de la victoire de 1967 que se produit un virage dans la communauté juive des Etats-Unis en ce sens, alors que jusque là elle se gardait bien d'exploiter cet épisode ambigu, ne serait-ce que parce qu'on sait que les sionistes négocièrent avec Hitler une émigration juive importante en direction de la Palestine, et que la communauté juive de new York n'a nullement tenté de protéger les juifs européens de la déportation. Or Norman Finkelstein ajoute que la distorsion d'événements historiques réels ne suffit plus, et que s'y ajoute à tout bout de champ l'idée qu'il y a de nouveaux génocides de juifs en préparation. Dans ce domaine, l'Argentine joue à nouveau un rôle pionnier. En effet, à la suite des attentats de 1992 et 1994, les médias ont développé l'idée que les militaires au gouvernement de 1976 à 1982 auraient mis en oeuvre un nouveau génocide juif. Le juge espagnol Garzón a été saisi de plaintes en ce sens, et il en a été de même lorsqu'il a entamé des poursuites internationales contre le général Pinochet au Chili, mais il n'a pas donné suite. Cette affirmation terrifiante, mais sans fondement, part du fait incontestable que la jeunesse intellectuelle, et donc en son sein un certain nombre de jeunes juifs de gauche, a grossi l'opposition, et a nourri la guérilla urbaine, si bien que la répression a naturellement affecté cette couche de la population. L'effet recherché par cette provocation est de fortifier l'idée que les " néo-nazis " constituent une puissance occulte redoutable en Argentine depuis l'époque péroniste. Or il est établi que les véritables nazis fuyant l'Allemagne se sont bien plutôt installés aux Etats-Unis, au Paraguay et au Brésil...
En conclusion provisoire, on peut signaler que les Israéliens ne sont pas satisfaits de la conduite des communautés juives d'Amérique latine. Le Journal Ha'aretz se plaint de la faible mobilisation autour des intérêts israéliens qui persiste, malgré la reprise de l'intifada. Dans le même journal, on peut lire que certains réclament qu'apparaisse un nouveau juge Garzón, qui veuille bien défendre spécifiquement l'idée que des gens comme le général Pinochet ont pratiqué un " génocide " ciblé sur le peuple juif. Le rapport des forces actuel ne semble pas avoir permis pour l'instant l'exploitation de ces éléments par la propagande israélienne. L'anti-américanisme, c'est-à-dire le nationalisme élémentaire, a repris des forces chez les dirigeants de l'Equateur, du Panama et du Chili. Mais rien n'est simple : dans les guérillas colombiennes et mexicaine, certains commandants portent des pseudonymes bibliques, " Josué " ayant plusieurs incarnations, à Cuba, on trouve des investisseurs israéliens dans le secteur des agrumes et du tourisme, et les Mères de Mai ont des amis à la Maison d'Argentine de Tel-Aviv… [18 décembre 2001]
[1] Le journaliste israélien Israël Shamir a établi la responsabilité de la banque Leumi, jadis " Banque anglo-palestinienne ", actuellement banque nationale d'Israël, dans le détournement de sommes colossales issues de dépôts de juifs européens dans les années 1940 ; s'est associée à la compagnie d'assurances italienne Generali et à Migdal Insurance. Le parlement israélien, la Knesset, informé des malversations, a nommé une commission d'enquête, dont font partie les responsables eux-mêmes du détournement, tel Zvi Barak, membre de la direction de la banque Leumi et de la Generali ! La banque Leumi vient de se faire remarquer, par ailleurs, pour être la banque qui recycle l'argent sale qu'y déposent l'ex-président du Pérou Fujimori (actuellement en fuite au Japon), et son ministre et notoire agent de la CIA Vladimir Montesinos. Voir www.IsraëlShamir.com, article " Banquiers et voleurs ", du 17 octobre 2001.
[2] Israël et les Etats-Unis, les fondements d'une doctrine stratégique, Armand Colin, Paris, 1995.
[3] Editions Vent du large, Paris, 1998.
[4] Selon Norman Finkelstein, l'enseignement de cette matière est imposé ou encouragé dans les écoles de 17 états, dix-mille travaux universitaires y sont consacrés, les " chaires d'holocauste " se multiplient dans les universités, etc.
[5] Toronto Star, 26 11 1991.
[6] Voir Politis, Paris, n° 674, 8-14 nov 2001) " L'inquiétant constat de reporters sans frontières ", p. 16.
[7] " Libertés et censure ", in Le Monde diplomatique, août 2001.
[8] Ce travail a été entrepris par Israël Shahak dans Israëli nuclear and foreign policies, Pluto Press, 1997.
[9] Menassah ben Israël est l'auteur de Esperanza de Israël,publié en Hollande en 1650 et réédité à Madrid par Hiperión en 1987 ; il y défend l'idée que les indigènes américains sont les descendants des tribus perdues d'Israël.
[10] Voir Louise Fawcett, "La inmigración árabe y judía en Colombia", Boletín cultural y bibliográfico, Bogotá, 1998, vol. 35, n° 49.
[11] Voir Ignacio Klich," Arabes, judíos y árabes judíos en la Argentina de la primera mitad del novecientos", in Estudios interdisciplinarios de América latina y el Caribe, Ed. Universidad de Tel Aviv, julio-diciembre, Ramat Aviv, 1995, pp. 109-143.
[12] Id, note 82. L'article d'Ignacio Klich comporte une importante bibliographie, d'où il ressort que les liens financiers entre arabes et juifs commencent à être étudiés au Chili, à Cuba, au Vénézuela, et ailleurs.
[13] Voir Nora Glickman, "The Jewish White Slave Trade in Latin American Writings", American Jewish Archives, nov. 1982, pp. 178-189.
[14] Mario Javier Saban, Nuestros hermanos mayores, judíos conversos II, Distal, Buenos Aires, 1993.
[15] Ignacio Klich, "The chimera of Palestinian resettlement in Argentina in the early aftermath of the first Arab-Israëli war and other similarly fantastic notions", The Americas, 53:1 July 1996, 15-43.
[16] Jimmy Carter est le premier président américain à s'être rendu en visite officielle en Israël. A la lumière des récents événements, on peut penser que la guerre déclenchée par les militaires argentins pour rétablir la souveraineté nationale sur les îles Malouines (dernier reliquat de l'empire britannique) a pu faire redouter aux
Etats-Unis que les armées latino-américaines fortifiées par eux se retournent contre leurs intérêts ; d'où l'utilité stratégique de la " démocratisation " dans les années 1980.
[17] C'est en ce moment qu'a lieu le procès des seuls suspects appréhendés, des voleurs de voitures, et l'analyse en question commence à être discutée publiquement. Voir
www.analitica.com/biblioteca/ceresole .
[18] Discours prononcé le 18 octobre 2001 au MIT, transcrit par Z Magazine.
[19] Voir Judith Laikin Elkin, " A Demographic Profile of Latin American Jewry ", American Jewish Archives, Cincinnati, nov. 1982, pp. 235-36.
[20] Selon Wolf Pinsky, La voz judía, Buenos Aires, 10 1998.
[21] voir Emmanuel Haymann, Au coeur de l'intégrisme juif, Albin Michel, Paris, 1996.
[22] Voir l'article de Jorge Beinstein dans
www.rebelión.org , 25 08 01.
[23] voir Consejo judío latinoamericano, Boletín n°668, mai 1999
[24] Selon Norman Finkelstein, D'Amato fait partie avec Elan Steinberg, le rabbin Singer et le rabbin Marvin Hier, doyen du centre Simon Wiesenthal, des stratèges de la campagne d'intimidation entreprise auprès des banques suisses.
                                       
2. ISRAËL : Reporters sans frontières indignée par le non-renouvellement des cartes de presse de journalistes palestiniens
16 janvier 2002 - Reporters sans frontières (RSF) s'indigne du non-renouvellement par l'office de presse du gouvernement (GPO) des cartes de presse de journalistes palestiniens travaillant pour les médias internationaux. Robert Ménard, secrétaire général de l'organisation, s'est dit consterné : "Cette mesure n'est ni plus ni moins qu'une discrimination. Ce ne sont plus seulement les médias palestiniens que l'on vise mais les médias internationaux qui ne pourront tout simplement plus travailler normalement. Nous demandons au gouvernement israélien de revenir rapidement sur cette décision afin que les journalistes palestiniens puissent exercer leur métier dans des conditions normales. Nous avons besoin de journalistes dans les Territoires pour savoir ce qu'il s'y passe", a-t-il ajouté.
Selon les informations recueillies par RSF, l'office de presse du gouvernement ne renouvelle plus, depuis le début de l'année, à quelques exceptions près, les cartes de presse de nombreux Palestiniens (journalistes et collaborateurs des médias) travaillant pour les médias internationaux. Cette décision touchant les journalistes qui vivent dans les Territoires et travaillent à Jérusalem, de même que ceux qui vivent et travaillent dans les Territoires, est motivée par des "raisons de sécurité". Par ailleurs, au nom de la protection de l'emploi en Israël, les autorités refusent de renouveler les cartes de presse des techniciens de télévision étrangers, affirmant que les télévisions étrangères peuvent très bien employer des Israéliens.
Privés de carte de presse, les journalistes palestiniens sont soumis au bon vouloir des forces de l'ordre israéliennes qui peuvent, si elles le souhaitent, leur refuser l'accès à Jérusalem. Ainsi, Awad Awad, photographe palestinien qui travaille pour l'Agence France-Presse à Ramallah, n'a, par exemple, pas pu se rendre à Jérusalem le 14 janvier : il a été arrêté à un check point parce qu'il n'avait pas la carte de presse israélienne. Et certains médias internationaux, comme France 2, ont été obligés de faire appel à des équipes de l'étranger pour réaliser des reportages dans les Territoires. D'après le chef de bureau d'une agence de presse basée à Jérusalem, l'octroi de la carte se fait "un peu à la tête du client". Si certains journalistes palestiniens ont essuyé un net refus, la majorité ont été informés qu'ils devaient attendre.
Le 14 janvier, de nombreux chefs de bureau de médias étrangers - les agences de presse AFP, AP, Reuters, les chaînes de télévision américaines ABC, CBS et NBC, des chaînes de télévision européennes, France 2, TF1, ARD, ZDF, RAI, etc. - ont signé une déclaration dans laquelle ils se sont plaints de ce refus du gouvernement israélien de renouveler les cartes de presse de leur personnel palestinien. Selon Daniel Seaman, directeur de l'office de presse du gouvernement, le problème des accréditations est en train d'être examiné.
[Reporters sans frontières - 5, rue Geoffroy-Marie - 75009 Paris - FRANCE - Tél. (33) 1 44 83 84 84 - Fax. (33) 1 45 23 11 51]
                               
Documents

                                               
Extraits de "Sous Israël, la Palestine" de Ilan Halevi, publié en 1984 aux éditions Le Sycomore
[Ilan Halevi est representant du Fatah auprès de l'Internationale Socialiste et conseiller politique du Ministère palestinien de la Coopération Internationale.]
                                   
1 - Entre nous, il n'y a pas de place pour deux peuples dans ce pays. Le transfert : plans (1940-1942)
L'idée du transfert de populations, débattue au Congrès [sioniste] de Zurich (29 juillet - 7 août 1937) devait faire son chemin. "Une solution juste, morale et humaine à tous points de vue...", qui consistait, selon les dires de ses avocats, à institutionnaliser le processus qui, depuis les premiers jours, avait présidé à la colonisation juive en Palestine. Replacés dans le contexte de l'idéologie du mouvement sioniste, les tenants du partage et du transfert - l'un ne se concevant qu'assorti de l'autre - sont des "modérés", voire des "réalistes". Sans jamais remettre en cause "les émotions qui couvent dans le coeur de la nation", ils imposent à celles-ci le carcan des rapports de force. Cette synthèse de volontarisme messianique - Khaloutsiyouth, le 'pionniérisme, la mobilisation idéologique pour l'entreprise de colonisation - et de pragmatisme politique confinant à la myopie, est typique de l'école formée par Ben Gourion. Au Congrès de Zurich, les adversaires du transfert sont mus par des considérations entièrement pragmatiques, comme Golda Meïr ("le transfert est juste et nécessaire, mais hélas impossible, donc cessons de rêver ! "). Ou alors, ce sont des volontaristes plus acharnés, comme Tabenkin ("Quoi, un nouveau partage, alors que nous n'avons pas encore digéré le précédent ? Toute la Palestine aux seuls Juifs, et que les Arabes aillent en Irak !"). Comparé à eux, Ben Gourion est un rationaliste. Au sein de la direction sioniste de l'époque, les tenants du transfert sont également les partisans du compromis entre l'utopie et le disponible. Au sein du mouvement sioniste, l'idée du transfert représente le seul programme jamais proposé pour résoudre une question que la majorité considérait comme inexistante. Tous les autres courants de pensée sioniste, soit qu'ils aspirent à dominer les Arabes, soit qu'ils prétendent faire leur bonheur, refusaient de reconnaître l'ampleur de la contradiction entre leurs buts et les intérêts - immédiats et à long terme - de la population arabe de Palestine.
Au coeur de ce courant de pensée, préoccupé de "la question arabe" que nombre de colons voulaient encore ignorer, un homme, Yossef Weitz, nommé en 1932 directeur du Fonds national juif, grand acquéreur de la terre d'Israël au nom du peuple juif. Du fait de ses fonctions, Weitz a personnellement présidé à l'achat de toutes les terres acquises par le mouvement sioniste entre 1932 et 1948 ; à la rapine de toutes les autres conquises et vidées de leurs habitants par la force en 1948 ; et à la confiscation des dernières depuis la création de l'Etat d'Israël. Seule la mort, en 1968 [1], devait interrompre ses activités.
Infatigable, Yossef Weitz est un partisan acharné de la "solution juste et morale" : il y consacrera, dans la semi-obscurité des ministères et des commissions, toute son énergie.
En 1941, à l'heure où les nazis, soucieux de réaliser leur rêve d'une Europe 'juden-rein' - "vide de juifs" - commencent à mettre en oeuvre la "solution finale", Yossef Weitz pense au transfert qui rendra la tere d'Israël 'araber-rein' - "vide d'Arabes". Et il dresse des plans pour transférer la population palestinienne en Syrie et en Irak.
Son journal, publié à Tel-Aviv en 1965, relate ainsi l'histoire de ce projet :
"Jérusalem, le 19 décembre 1940.
J'ai vu Lipschitz à son bureau ; il m'a montré la carte en relief de la terre d'Israël. C'est joli et utile. Il m'a parlé de la nécessité de préparer du matériel sur l'avenir du pays, orienté vers un développement qui nous fasse de la place. Ce qu'il faut savoir : connaître chaque village arabe. Connaître les propriétaires, les possibilités de développement agricole, et les moyens d'acquérir la terre dont nous avons besoin.
Je lui ai répondu qu'après la guerre, la question de la terre d'Israël et la question des Juifs seraient réglées dans le cadre du développement du pays. Entre nous, il doit être clair qu'il n'y a pas de place pour deux peuples dans ce pays. Ce n'est pas le développement qui nous rapprochera de notre but, mais notre indépendance. Si les Arabes quittent le pays, il nous suffira ; et si les Arabes y restent, il demeurera trop petit et misérable. Quand la guerre sera terminée et que les Anglais auront gagné, quand les juges siègeront sur le trône de la Loi, notre peuple leur présentera ses doléances et ses exigences. Et la seule solution, c'est la tere d'Israël ou, au minimum, la terre d'Israël occidentale, sans Arabes. Pas de compromis sur ce point.
En préparant le terrain, en pavant la voie à la création de l'Etat hébreu en terre d'Israël, l'entreprise sioniste a bien fait son travail. Elle doit continuer en achetant de la terre. Mais tout cela ne nous donne pas un Etat. L'Etat doit nous être donné en une seule fois, comme le salut (n'est-ce pas là le secret de l'idée messianique ?). Il n'existe pas d'autre moyen que de déplacer les Arabes dans les pays voisins, tous les Arabes. A la seule exception possible de Bethléem, Nazareth et la vieille ville de Jérusalem [2], nous ne devons pas laisser un seul village, une seule tribu. Tous doivent prendre la direction de la Syrie et de l'Irak, et même de la Transjordanie. Pour ce faire, il nous faut de l'argent, beaucoup d'argent. Mais c'est seulement avec ces déplacements de population que le pays pourra recevoir des millions de nos frères, et que la question juive sera résolue une fois pour toutes. Il n'y a pas d'autre moyen.
Lipschitz fut d'accord avec cette proposition de transfert des populations arabes, ainsi qu'avec celle de nous préparer à des solutions partielles. Vrai, lui dis-je, nous devons étudier les pays voisins, et leur capacité à absorber la population arabe de la terre d'Israël. L'étude du pays est ici sans intérêt, tant qu'il n'existe aucun développement possible. Nous nous mîmes d'accord pour faire un rapport au département politique, et lui suggérer une initiative en ce sens, un plan précis de transfert des populations arabes de la terre d'Israël vers les pays limitrophes."
Le 22 juin 1941, Joseph Weitz écrit dans son journal :
"Il faut expliquer à Roosevelt et à tous les chefs d'Etat amis que la terre d'Israël n'est pas trop petite si tous les Arabes s'en vont, et si les frontières sont un peu repoussées vers le nord, le long du Litani, et vers l'est sur les hauteurs du Golan. Avec un autre million de dunoms de bonne terre, le pays suffira, et il y aura de la place our six à sept millions de Juifs dans l'ouest de la terre d'Israël. S'ils viennent ici, la question juive sera résolue en même temps que la question de la terre d'Israël. Il faut transférer les Arabes en Syrie et en Irak.
Oussishkin [3] a dit qu'il pensait que nous ne trouverions guère d'oreilles attentives : les Anglais ne répondraient pas à une telle proposition, et les Américains ne feraient rien. C'est seulement si l'Irak suggérait quelque chose de semblable que nous pourrions en débattre sérieusement. Personne ne connaît les voies de la politique, ai-je répondu, mais il faut agir en prévision du futur. Nous devons dès maintenant établir un plan secret, mais solide, de notre implantation sous le contrôle des Anglais et des Américains, et ce plan doit être diffusé dans les cercles politiques américains. C'est notre seul travail politique. Que nous réussissions ou non, c'est là une question à laquelle l'avenir répondra ; mais pour aujourd'hui, nous n'avons pas d'autre solution. Si nous échouons ici, nous aurons perdu. Nous ne pourrons pas vivre avec les Arabes, encore moins avec les Arabes et les Anglais. "C'est vrai", soupira Oussishkin."
Trois semaines plus tard, le 10 juillet 1941, nous lisons dans le journal de Weitz :
"J'ai enfin obtenu, en fin d'après-midi, une entrevue avec Sharett et Kaplan. Ce fut rapide. Sharett se préparait à partir pour l'Egypte le lendemain et ne voulait pas s'encombrer de choses qui ne concernaient pas directement sa mission. Je lui dis qu'à mon avis, c'était lié. Je demandai à m'entretenir avec lui, ne fût-ce que pour quelques minutes.
Je m'installai dans son bureau de l'Agence juive et le mis rapidement au courant de mes idées, et de la nécessité de faire évacuer le pays pour notre sauvegarde. Le transfert des populations arabes est indispensable, lui dis-je, si nous voulons une vraie solution au problème du judaïsme. Selon moi, il faut demander cela à la Conférence de la paix. Cette requête doit être fondée, et donc bien préparée. Je suggérai que l'Agence juive nomme un comité de trois à cinq personnes pour examiner les possibilités d'installation des Arabes en Irak, en Syrie et en Transjordanie. Il faut un plan précis qui prenne en considération tous les aspects de la question, et puisse résister à la critique d'experts internationaux. Ce comité devra, pour le moment, travailler en silence, sans publicité. Mais nous ne pourrons opérer dans la clandestinité totale qu'avec l'aide des autorités militaires, surtout maitenant, en période de guerre. Il faut donc que Sharett approche les autorités égyptiennes.
Sharett ne croyait pas que nous puissions coopérer avec elles sur ce point, mais cela ne nous empêchait pas d'étudier la question. L'idée en elle-même lui semblait utopique, mais il pensait que si nous proposions des choses concrètes, peut-être deviendrait-elle réalisable. Il était prêt à participer à la préparation du plan.
(...) Je fis également remarquer qu'après la guerre, nous pourrions récupérer l'argent juif des Allemands, et que cet argent suffirait certainement à notre installation et au transfert des populations arabes."
Le 28 août 1941, rendant compte d'une longue discussion avec Berl Katznelson, Yossef Weitz note dans son journal :
"Il semble de Katznelson ait soutenu l'idée du transfert depuis plusieurs années. Non seulement parce qu'il partage mes vues, mais c'est la seule solution au problème de ce pays. Il pense que la situation politique qui prévaudra à la fin de la guerre forcera les dirigeants du monde à accepter cette solution, sinon pour toute la terre d'Israël, du moins pour une partie."
Le 6 septembre de la même année, en visite au kibboutz "marxiste" de Mishmar Ha'Emek, Yossef Weitz écrit :
"Cette après-midi, j'ai discuté avec les membres du kibboutz du plan de transfert des populations. J'en ai lu les détails. Hazan m'a répondu que lui et les membres du kibboutz Artzi (fédération des kibboutzim affiliés au mouvement Ha-Shomer Ha-Tsaïr - Mapam) s'opposaient à ce plan, trouvé inutile et irréalisable. A son avis, il était également néfaste, car il risquait de monter les Arabes contre nous. Il a ajouté qu'il croyait au développement du pays dans un ordre socialiste mondial, qui permettrait de résoudre la question juive en terre d'Israël.
Les autres membres du kibboutz m'ont assailli de questions, et ont dit, pour l'essentiel  "Nous ne croyons pas à ce plan, même s'il nous séduit." A la tombée de la nuit nous nous séparâmes, chacun sur ses positions. Pour moi, ce fut l'occasion de tâter le pouls d'Ha-Shomer Ha-Tsaïr et je réalisai que ses membres ne croyaient pas aux miracles, mais que par ailleurs, ils croyaient au miracle de la transformation du monde."
Le 10 septembre 1941, à Damas, Yossef Weitz écrit :
"Nous avons quitté Metullah à 14 heures, et sommes arrivés ici à 17 h 30. Nous avons commencé par chercher une carte, et nous avons trouvé une nouvelle édition. Ibrahim Dura, agent de Nahmani ici, nous a aidés à rassembler des informations statistiques et autres."
Et le 18 du mois, toujours de Syrie :
"Nous avons parcouru la Djézireh [Mésopotamie syrienne, située au Nord du fleuve Euphrate]. Aucun doute qu'elle peut absorber de très nombreux éleveurs, agriculteurs et citadins. Il y a beaucoup de bonnes terres, et quantité d'eau prête à être utilisée. Si les nations du monde souhaitaient réellement une solution au problème juif, elles pourraient la trouver en transférant une partie des populations arabes d'Israël dans la Djézireh syrienne, et sand doute aussi dans sa partie irakienne. Une étude sérieuse montrerait sans aucun doute que la Djézireh, dans ses frontières naturelles, entre le Tigre et l'Euphrate, peut absorber un million d'agriculteurs, et le même nombre de citadins. C'est vers cet objectif que nous devons faire tendre nos actions.
(...) J'ai lu la plus grande partie de l'ouvrage français de Victor Muller, En Syrie avec les Bédouins. Il y écrit des choses assez étranges sur le climat de la Djézireh et du désert syrien. Mais ce n'est pas intéressant. Ce qui est important, c'est son plaidoyer en faveur de la séparation des bédouins d'avec le pouvoir central, leur garantissant une pleine autonomie, idée peu populaire à Damas. Mais il y a moyen d'infiltrer l'idée d'une installation paysanne dans la Djézireh."
[1] : Témoin des premières conséquences immédiates de l'occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, en 1967, Yossef Weitz mourut désespéré : c'est en vain qu'il chercha, pour cultiver le lopin de terre qu'il s'était personnellement mis de côté dans la région de Jérusalem pendant la guerre de 1948, un ouvrier agricole juif. Sous l'afflux de main-d'oeuvre arabe à bon marché, cette catégorie sociale avait complètement disparu du marché de l'emploi dans la région de Jérusalem. Son fils, Ra'anan, dirige aujourd'hui le département de la colonisation de l'Agence juive.
[2] : Ces lieux saints chrétiens, où résident plusieurs communautés de missionnaires européens, outre des communautés chrétiennes locales influentes, sont en effet capables de mobiliser le soutien de diverses puissances occidentales, mis à part le Vatican lui-même.
[3] : Dirigeant sioniste du début du siècle, fondateur et premier directeur du Fonds national juif.
                                   
2 - Une simplification miraculeuse des tâches d'Israël : du Programme Biltmore au Plan Daleth (1942-1948)
La fin de la Deuxième Guerre mondiale, comme Yossef Weitz l'avait prophétisé, allait remettre sur le tapis des conférences internationales les "solutions" fondées sur le partage de la Palestine. En adoptant à New York, en 1942 (Biltmore Program), le projet de l'Etat juif indépendant, la direction sioniste décidait de rompre sa difficile alliance avec un impérialisme britannique dont il était prévisible qu'il ne sortirait pas indemne du conflit. C'était pourtant en devenant le fournisseur principal des troupes anglaises et australiennes basées en Palestine pendant la guerre, que l'économie sioniste avait connu sa première mutation industrielle, et que s'était créé, sur la base des coopératives agricoles et de la Histadrouth, l'embryon du "secteur public" de l'Etat d'Israël à venir. Mais la montée du nationalisme arabe, l'alliance de certains de ses secteurs avec les puissances de l'Axe, la proximité des troupes de Rommel, le soulèvement nationaliste pro-allemand de Rachid Ali elKilani en Irak - exemples pris au hasard d'une série de facteurs - avaient forcé les Anglais à prendre à l'égard de l'entreprise sioniste les distances qu'annonçaient les recommandations de la Commission Peel. Livre blanc après livre blanc, l'administration mandataire resserrait sa pression et son contrôle. Vente des terres et immigration sont bientôt soumises à des restrictions draconiennes, qui vont largement contribuer à mobiliser le Yishouv dans la lutte anti-britannique déclenchée dès la fin de la guerre mondiale. Lutte politique, légale et illégale, pour le courant "ouvrier" dominé par Ben Gourion ; structuration d'une milice armée active dans les colonies agricoles, et guérilla "terroriste" pour les organisations armées secrètes des partis de la droite "révisionniste". Appuyé sur ses nouveaux parrains américains, Ben Gourion instaure un commandement politico-militaire centralisé et unique, la Haganah, destinée à "avaler" les mini-armées irrégulières des partis politiques sionistes pour les refondre dans un moule étatique.
Non sans d'âpres discussions, non sans grincements. Car l'échéance qui approche, la "solution" internationale de la question de la Palestine, si elle doit représenter la consécration des acquis sionistes, n'en est pas moins très en-deçà des rêves qui "vivent dans le coeur de la nation". Il est vrai que l'horreur et la culpabilité qui accompagnent, au lendemain de la guerre, la découverte des dimensions de l'holocauste nazi, confèrent aux sionistes, qui parlent au nom des juifs persécutés et des survivants des camps de la mort, une singulière et nouvelle autorité en Occident. Tout ce qui, dix ans aupravant, semblait utopique et irréalisable - le partage ET le transfert - devenait maintenant possible. Mais il s'agissait pour Ben Gourion et son "groupe" de réaliser un minimum d'unanimité autour de ce programme. Tâche ardue.
D'une part, l'aile "révisionniste" est bien implantée dans la petite et moyenne bourgeoisie des grandes villes, avec ses deux organisations militaires rivales : l'Irgoun [1] et le Stern [2]. Ayant refusé, en 1922, de se résigner à "l'amputation" de la Transjordanie du "corps de la mère-patrie", il n'est pas question pour elle d'accepter le partage de la "partie ouest du pays". Même la perspective du transfert n'est pas suffisante pour la réconcilier avec un tel programme.
D'autant que parmi les partisans, les financiers et les chefs "révisionnistes", se trouvent bon nombre de citadins de la classe moyenne et d'exploitants privés, qui ne partagent ni l'aversion de Ben Gourion pour la main-d'oeuvre arabe, ni son amour du "socialisme", des syndicats et du volontariat.
A l'opposé, l'aile "pionnière" de la colonisation ouvrière s'appuie sur les membres des coopératives agricoles, son "armée du peuple", le Palmakh [3] et son programme de dictature du prolétariat juif sur les deux rives du Jourdain... lorsque les Juifs y deviendraient (par l'immigration et/ou le transfert) la majorité. Ceux-là tendaient à accepter la direction de Ben Gourion, et leur intégration dans sa Haganah ; mais ils rejetaient catégoriquement la réconciliation avec "les fascites" de l'Irgoun et du Stern, ainsi que le programme d'économie "mixte" (semi-privée, semi-étatique) envisagé. Le parti de l'extrême-gauche du sionisme "socialiste", le Mapam, qui se proclamait lui-même marxiste, léniniste, stalinien et... sioniste [4], publiait, fin 1946, une plate-forme politique intitulée 'Le programme binational', qui exposait les désavantages du partage et de l'indépendance à court terme. Ce qu'il fallait, c'était prolonger, par n'importe quelle forme de tutelle internationale, les conditions de la "Charte" : une reconnaissance internationale du droit des Juifs à coloniser tout le territoire de la Palestine historique, y compris la Transjordanie, jusqu'à y devenir majoritaires. Seulement alors, sur une base qui confèrera à cette exigence un caractère authentiquement démocratique, sera-t-il possible d'exiger un Etat juif indépendant.
Pour illustrer le caractère tout à fait singulier de ce "binationalisme" du Mapam (qui lui sert aujourd'hui d'alibi historique rétroactif), qu'il suffise de citer ces quelques lignes, paragraphe de conclusion de ce manifeste de "la fraternité des peuples" :
"Nos droits sur la terre d'Israël ont priorité sur les droits des Arabes, et ce pour trois raisons :
1. La question arabe est une question nationale, tandis que la question juive est une question internationale.
2. Le développement que nous avons introduit dans le pays.
3. La souffrance du peuple juif passée, présente, et à venir."
Le 14 février 1947, le ministre britannique des Affaires étrangères, le travailliste Bevin, annonce que son gouvernement a l'intention d'évacuer la Palestine. C'est le terme de plus de deux ans de guérilla anti-britannique, d'assassinats et de représailles aveugles. Le 29 novembre 1947, l'O.N.U. vote le partage de la Palestine en deux Etats liés par une union économique, et l'internationalisation de Jérusalem. Avec l'annonce de cette décision, la guérilla entre dans une nouvelle phase. Une armée de volontaires, l'Armée arabe de libération, faite de quelques milliers d'hommes, et dirigée par Fawzi elKawkji, est levée en janvier 1948, et vient renorcer les maigres troupes palestiniennes déjà existantes. Restées pratiquement neutres durant toute la confrontation entre les sionistes et l'administration britannique, elles tentent, au lendemain de la décision de l'O.N.U., de s'assurer le maximum de positions avant le départ des Anglais, prévu pour le 15 mai 1948.
"L'O.N.U. s'avéra incapable de contrôler l'application du plan. (...) Le heurt sanglant des deux ethnies était dès lors fatal" [5]. Le 15 mai 1948, Ben Gourion proclame à Tel-Aviv, devant une foule en liesse, l'indépendance de "l'Etat juif en terre d'Israël". Le lendemain, les armées régulières des pays arabes pénètrent en Palestine. Elles avaient des plans d'attaque à longue portée, et envahirent notamment le désert du Néguev attribué aux Juifs." (...) "Le 7 janvier 1949, les combats cessaient presque définitivement sur l'intervention de l'O.N.U. Le cessez-le-feu définitif est du 11 mars. De février à avril, une série d'armistices signés à Rhodes intervenaient entre Israël et les divers Etats arabes - l'Irak excepté. La guerre était terminée. La paix n'était pas faite" [6].
Dans ce contexte, ce fut bien sûr Ben Gourion qui l'emporta et établit, en "désarmant" ses adversaires politiques au sein du mouvement sioniste, la seule autorité intégratrice de "son" Etat. Dans la double guerre - contre les Anglais et les Arabes avant le 15 mai 1948, contre les Etats arabes après cette date - toutes les ailes du mouvement sioniste, en continuant de "se tirer dans les pattes", étaient unies sur les objectifs à court terme. Mais il convient de bien mesurer - et les débats de Zurich dix ans plus tôt sont précieux pour le comprendre - que l'argument principal, dans le camp sioniste en faveur de ce partage, était le refus arabe. Le rejet arabe du Plan de partage constituait l'assurance que "l'Arabie de la terre d'Israël" ne verrait pas le jour ; l'assurance qu'il y aurait la guerre, et que les frontières du partage de l'O.N.U. ne seraient jamais celles de l'Etat d'Israël. Mais surtout, la guerre permettait d'opérer "à chaud", le fameux transfert.
L'exode, entre novembre 1947 et janvier 1949, de plus de huit cent mille Palestiniens des territoires dont Israël devait prendre le contrôle (qui dépassaient largement les frontières de l'Etat juif prévu par le plan de 1947) constitua un tournant central dans l'histoire de la Palestine.
Nous n'allons entreprendre ici, ni le récit des batailles, ni le démontage systématique de la propagande concernant la guerre de 1948. L'imagerie populaire, reprise mille fois par la "culture" officielle de l'Occident [7], a répandu l'image du petit Etat-David entouré par sept ogres-Goliath tout-puissants. "Dans la dernière phase de la guerre", écrit Rodinson, "il y avait 60 000 soldats juifs contre 40 000 soldats arabes." Le démontage a déjà été fait.  Mais il est une thèse de propagande sioniste qu'il convient cependant d'examiner de plus près, tant elle a été accréditée. C'est celle qui prétend que les chefs arabes auraient eux-mêmes demandé à la population palestinienne de se retirer pour faciliter l'extermination des Juifs, après quoi ils reviendraient triomphalement.
Dans un article publié en 1952 dans le Spectator londonien, le journaliste irlandais Erskine Childers a définitivement "démoli" cette falsification. Invité en Israël en 1951 par le Parti du travail, Childers resta perplexe devant cette inconcevable migration, que Haïm Weizmann, alors président de l'Etat d'Israël, avait coutume de décrire comme "une simplification miraculeuse des tâches d'Israël". Il entreprit de mener une enquête approfondie, en auditionnant la totalité des émissions radiophoniques diffusées au Moyen-Orient en 1947 et 1948, conservées dans les archives sonores d'un institut américain, ainsi que dans celles de la BBC. Et il fit une découverte : les seules émissions radiophoniques incitant la population à partir sont d'origine sioniste, et développent de façon volontairement menaçante les thèmes de l'extermination à laquelle sont promis ceux qui restent, des (fausses) épidémies de peste et de choléra, et des armes secrètes et meurtrières dont sont dotés les Juifs. Le tout, bien évidemment, en arabe, avec force références à Allah et au surnaturel.
Poursuivant son enquête, Childers découvrit un article signé d'un certain Glayman, officier de la Haganah en 1948, mais réintégré dans l'US Navy après la guerre de Palestine. Dans cet article, publié fin 1951 dans l'U.S. Marine Corps Gazette, Glayman raconte avec candeur quelles étaient les méthodes de guerre psychologique employées parmi les sionistes en 1948 pour provoquer l'exode systématique de la population. L'arme la plus communément utilisée était "la camionnette de l'horreur" : une camionnette, sur laquelle était monté un très puissant haut-parleur, pénétrait en pleine nuit dans un village. Tandis que quelques soldats tiraient en l'air des coups de feu, les hauts-parleurs diffusaient à plein volume l'enregistrement de bombes et de tirs, de cris de femmes et d'enfants hurlant en arabe, le tout entrecoupé d'injonctions en arabe pseudo-coranique du genre "Au nom de Dieu, fuyez, avant qu'il ne soit trop tard !"
A Haïfa, seul endroit où le maire juif de la ville, Mordekhaï Levy, ait effectivement lancé un appel à la population arabe lui demandant de rester sur place - plusieurs dizaines de milliers d'Arabes s'étaient déjà enfuis, avaient été tués ou noyés dans le port, lorsque des commandos sionistes firent rouler, des hauts-quartiers juifs du Mont Carmel vers la basse-ville arabe, plusieurs centaines de "barils explosifs". Ce n'est qu'au troisième jour d'un exode presque achevé que le maire de Haïfa lança son appel.
On connaît l'histoire du village de Deir Yassine, où deux cent-cinquante hommes, femmes et enfants furent massacrés, en avril 1948, par un commando de l'Irgoun. Publiquement accusé d'avoir été l'instigateur du massacre, au début des années 1950, Menahem Begin, ancien chef de l'Irgoun, n'avança pour sa défense que deux arguments : premièrement, dit-il, le massacre de Deir Yassine a semé la panique et la terreur dans le coeur des Arabes, et a ainsi provoqué l'exode de près de cent mille d'entre eux de la région de Jérusalem. Deuxièmement, la Haganah, qui avait elle-même un plan pour vider la terre d'Israël de ses habitants arabes, n'a pas de leçons à donner, ayant commis elle-même, au cours de la guerre, de très nombreux massacres de population civile.
Aujourd'hui, en interrogeant les paysans de Galilée et d'autres villages arabes en Israël, on voit apparaître un schéma fixe : les soldats investissaient le village, cherchaient des armes dans les maisons, rassemblaient sur la place tous les jeunes gens, les frappaient, et souvent (lorsque les armes étaient trouvées) les fusillaient, "pour l'exemple". Pendant ce temps, le village était encerclé par l'armée, et toutes les issues en étaient bloquées, sauf une : celle qui indiquait la "sortie" vers l'est, la route de l'exil.
L'existence d'un Plan Daleth (Plan "D") pour l'évacuation de la population arabe, bien qu'encore niée, est devenue en Israël un fait de notoriété publique, auquel la presse hébraïque fait aujourd'hui allusion sans grand mystère.
Mais c'est en lisant les passages du journal de Yossef Weitz qui portent sur cette période que l'on entrevoit la cohérence du projet, en même temps qu'on en perçoit l'esprit.
[1] et [2] : Désignés tout d'abord sous le terme de "scissionnistes", ces ancêtres directs de l'actuel Likoud, précurseurs et maîtres à penser de Menahem Begin, aujourd'hui (1978) Premier ministre d'Israël, se revendiquèrent "révisionnistes" car ils demandaient effectivement la révision de la conception sioniste traditionnelle, héritée de Herzl, selon laquelle l'Etat des juifs serait garanti par les "gouvernements" (entendez les grandes puissances). Plus conscient que ses contemporains "socialistes" à la direction du mouvement sioniste en Palestine, de la profondeur de la contradiction entre le sionisme et les aspirations nationalistes de la population indigène, Ze'ev Jabotinsky fonde le cadre idéologique dont vont sortir, parallèlement au parti révisionniste, et au Parti des sionistes généraux, diverses organisations armées secrètes. Celles-ci vont mener, dès le début des années 1930, une double lutte offensive contre les Anglais et les Arabes : l'Irgoun Tsva'ï Le'oummi, ou Organisation militaire nationale, et le Lekhi (initiales de Lohamei Herouth Israël, "Combattants de la liberté d'Israël"), connu en Occident sous le nom de Groupe Stern. La majorité sioniste-travailliste, qui domine les institutions colonisatrices à l'époque du mandat tente officiellement, jusqu'en 1942, d'éviter le conflit armé ou du moins d'en rejeter la responsabilité sur les Arabes. Le slogan des "révisionnistes" est alors Raq Kakh, "Seulement ainsi", illustrant un bras armé d'un fusil, sur fond de la Grande Palestine d'avant 1922, c'est-à-dire comprenant toute la Transjordanie.
[3] : Milice "active" du mouvement des 'kibboutzim', le Palmakh, ou commandos de choc, devait passer de l'auto-défense des colonies et de la collaboration militaire avec les Anglais dans la répression de 1936-1939, à son auto-proclamation en tant qu'armée "populaire" de libération nationale pendant les combats de 1947-1948.
[4] : Sous le slogan : "Pour le sionisme, le socialisme et la fraternité des peuples", dont Ben Gourion aimait à remarquer qu'"il est tout à l'honneur (du Mapam) de n'avoir accompli que le premier terme."
[5] : Maxime Rodinson, in Israël et le Refus Arabe, éd. du Seuil, Paris.
[6] : Op. cit.
[7] : Deux best-sellers occidentaux reflètent, autant qu'ils perpétuent cette falsification : La Tour d'Ezra, d'Arthur Koestler, et Exodus, de Léon Uris, pour ne citer que ceux-là.
                                           
3 - Pour qu'ils sachent que nous n'avons pas l'intention de les laisser revenir. Le comité du transfert rétroactif (1948-1949)
"Jérusalem, le 28 mai 1948.
Lors de ma conversation avec Sharett, au ministère des Affaires étrangères, je lui posai plusieurs questions : 1) Le transfert : allons-nous faire quelque chose pour transformer l'exode des Arabes en un fait accompli, de façon à ce qu'ils en reviennent pas ? Si oui, il faudrait demander au comité qui s'occupe des Affaires arabes de dresser un plan d'action pour ce transfert. Il répondit en bénissant mon initiative. Lui aussi pense qu'il faut agir de façon à transformer l'exode des Arabes en fait accompli. Il prendra l'avis de Ben Gourion et de Kaplan. 2) Concernant la terre que nous achetons aux Arabes qui quittent le pays : il soutient cette action, qui a pour double fonction d'acquérir de la terre et de faciliter le transfert des Arabes."
"Tel-Aviv, le 29 mai 1948.
J'ai éprouvé un choc quand j'ai entendu "La voix de la Galilée" annoncer qu'une négociation était en cours avec une délégation de réfugiés arabes de Beyrouth, qui demande que vingt mille Arabes reviennent à Haïfa, et que les conditions de leur retour étaient remplies. Que se passe-t-il ?, me suis-je demandé, ils sont déjà en train de revenir ? J'ai immédiatement écrit à Moshé Sharett : "Cher Moshé, après notre conversation d'hier au cours de laquelle vous avez exprimé votre accord sur la question du "transfert arabe", j'ai été très surpris d'entendre la Voix d'Israël annoncer, dans l'émission "La voix de la Galilée", que des négociations étaient en cours pour le retour de vingt mille Arabes de Beyrouth à Haïfa. S'agit-il là d'une nouvelle attitude des cercles gouvernementaux, ou bien ce champ d'action est-il abandonné au point qu'aucune personnalité ne peut donner son avis là-dessus ? Je me permets d'attirer votre attention sur cette annonce, car la direction de notre entreprise exige qu'une décision soit prise concernant ce problème délicat. Quoiqu'il en soit, toute autorisation hâtive permettant aux réfugiés de rentrer dans l'Etat d'Israël est pour nous une erreur qui peut entraîner une catastrophe."
"Tel-Aviv, le 30 mai 1948.
Lors d'une conversation avec Ezra Danin et Eliahou Sasson, nous avons tracé les grandes lignes du travail du comité, que j'appellerai désormais : le comité du transfert. Il semble que Sharett nous aidera à en proposer la désignation officielle. J'ai posé la question à Kaplan hier soir : lui aussi est d'accord pour que le transfert soit consolidé, et que ceux qui partent ne reviennent plus."
"Tel-Aviv, le 4 juin 1948.
J'ai fait le compte des villages abandonnés : il y en a cent cinquante-cinq sur le seul territoire des Nations Unies (le territoire alloué à l'Etat juif par le plan de partage de l'O.N.U.) et trente-cinq en dehors (dans les territoires conquis par l'Etat juif hors des frontières du partage). La population totale de ces villages représente cent cinquante mille âmes. Plus de deux cent mille Arabes sont également partis des villes. Qui s'attendait à un tel miracle ? Mais un miracle ne crée pas automatiquement une situation stable : il faut le couler dans le moule de la réalité, et c'est ce moule qu'il faut créer. C'était le sujet de notre réunion ce matin. Ezra, Eliahou et moi sommes arrivés à la conclusion qu'il fallait avant tout éviter le retour des Arabes. Pour cela, nous avons besoin d'argent. Nous avons obtenu la somme de cinq mille livres palestiniennes, mise à la disposition d'Ezra, pour consolider la situation dans la vallée de Bet-She'an, les environs d'Ein Ha-Shofet, et le Sharon. Le soir, j'ai rencontré Y. Sprinzak et je l'ai mis au courant du plan pour résoudre le problème des Arabes dans l'Etat d'Israël, consolider les opérations de transfert. Il est maintenant parfaitement informé du problème et de la multiplicité de ses aspects."
"Tel-Aviv, le 7 juin 1948.
J'ai rédigé, en cinq articles, le plan de solution du problème arabe dans l'Etat d'Israël. Je l'ai lu à Eliahou, qui est d'accord. J'ai vu Ben Gourion ce matin, et je le lui ai montré. Il est d'accord avec la ligne générale, mais il faut selon lui distinguer le long terme du court terme. A court terme, concernant les actions à mener sur place, il est d'accord. Pour le long terme - les négociations avec les Arabes -, il veut tenir une réunion restreinte et nommer une commission qui s'en occupera. Il n'est pas d'accord pour le comité provisoire. Je lui ai dit que j'avais déjà donné des instructions pour améliorer la situation de certains villages. Là-dessus, il était d'accord."
"Tel-Aviv, le 9 juin 1948.
J'ai parlé avec Yaacov Hazan, du Mapam, de la question arabe. Il ne croit pas à la possibilité du transfert des Arabes dans les pays voisins. Les Arabes d'Israël ne seront pas d'accord, dit-il, et ceux des pays arabes non plus. Les premiers parce qu'ils savent que la situation économique sera meilleure ici que dans les pays voisins, et les seconds par crainte d'introduire les éléments d'un ferment social qui entraînera des mouvements de revendications. Nous devons empêcher, dit-il, le retour des Arabes en tant que paysans sans terres. Mais ceux-là sont peu nombreux. Selon lui, nous pouvons confisquer les terres des 'effendis', en donnant aux serfs une petite compensation, pour qu'ils puissent nous laisser les terres et aller s'installer dans d'autres villages ou d'autres villes.
Selon lui, il n'y a pas lieu de se préoccuper du fait que la paysannerie arabe est plus importante que la paysannerie juive. Et pourtant il est d'accord avec ma proposition que le FNJ donne des fonds pour raser les villages détruits ainsi que les ruines, et finance l'achat des terres des 'effendis' (que nous sommes censés ne pas pouvoir acheter !).
(...)
"A 7 heures et demie, j'ai appelé Shkolnik [1] au téléphone et lui demandai quelle allait être notre attitude à l'égard des Arabes qui revenaient s'infiltrer dans les villages après la proclamation de la trêve ? Il a répondu qu'il allait discuter du problème avec Ben Gourion le matin même."
"Haïfa, le 13 juin 1948.
Wolf, Danin et moi avons continué à parcourir le pays, et nous sommes arrivés dans la zone libérée de Bet-She'an. Le Q.G. militaire est installé dans la gare de Bet-Hashitta. Goldberg, David Baum, et le commandant du bataillon, Avraham Yaffé, nous attendaient. Un homme de Nir-David nous a reçus et félicités chaudement.
Dès les premières phrases nous nous sommes rendus compte que nos points de vue sur la question des villages abandonnés coïncidaient parfaitement : destruction, amélioration, colonisation."
(...)
"Dans la ville de Bet-She'an [2]nous nous sommes rendus au poste de police, installé dans la maison du gouverneur de la ville. Nous avons discuté des derniers événements, et de la question la plus importante : le retour ou le non-retour des Arabes. L'opinion qui prévaut maintenant dans tous les cercles, c'est : Non ! En aucune façon ! Nous devons empêcher leur retour, et en même temps nous devons remplir le vide qu'ils ont laissé.
La ville est vide. Il y a vingt prisonniers arabes. Tous les habitants ont fui. Quelques-uns reviennent la nuit pour piller ; ils vont de maison en maison, volent, puis mettent le feu. Nous parcourons les rues ; on enlève les meubles. Je demande au gouverneur, Shmou'el, un homme de Kfar Ruppin : "Où sont vos administrés, et les hommes dont vous avez la charge ?" Il sourit et répond  "Ils doivent venir..." Il en a demandé quelques centaines. Je lui ai suggéré de préparer pendant la semaine un plan de colonisation urbaine...
Les Arabes viennent de loin, pour voler, et pour moissonner le blé des champs. Sur le chemin du retour, je commençai à douter : aurons-nous la force d'assumer et de conserver cette conquête ? Ne faudrait-il pas, pendant ce mois de trêve, créer une dizaine de colonies au sud de Bet-She'an, sur une ligne qui va des monts Gibo'a à Jenine ? Cette incompétence, qui provient surtout de l'ignorance, m'effraie."
"Tel-Aviv, le 15 juin 1948.
Je suis allé visiter le village de Mrar, où trois tracteurs sont totalement détruits. A ma surprise, rien en moi n'a bougé à la vue des destructions : ni regret, ni haine, comme si c'était chose normale dans notre monde. Nous avons besoin de bien-être ici-bas, et non pas dans l'au-delà. Nous voulons simplement vivre, et les habitants de ces maisons de terre ne voulaient pas que nous vivions. Ils ne voulaient pas seulement nous dominer ; ils voulaient nous exterminer. Ce qui importe, c'est que ceci représente une opinion unanime. S'il y a quelques hésitations, elles viennent des dirigeants politiques, qui n'ont toujours pas oublié les subtilités de leur dialectique."
"Tel-Aviv, le 17 juin 1948.
Une demi-journée de réunion avec la Histadrouth sur la question de la colonisation agricole. Les discours n'ont rien apporté de neuf, sauf celui d'Hazan dont l'intervention a clairement illustré la situation. Meïr Ya'ari [3] a laissé éclater sa colère à propos de l'évacuation des villages, comme s'il ne savait pas que ses camarades des kibboutzim sont en ce moment même occupés à cette tâche, et s'en acquittent avec ardeur. Voilà bien la puissance de l'idéologie !"
(...)
"Tel-Aviv, le 3 août 1948.
J'ai entendu ce matin un rapport sur l'état d'esprit des Arabes. Ils ne comprennent pas que les réfugiés ne reviendront pas. Ceux qui viennent vendre des terres s'y prennent de la même façon qu'avant la guerre ; avec d'interminables et fatigantes négociations, avec des prix élevés et toutes sortes de conditions.
Il me semble que nous devons préparer l'opinion publique à se pénétrer du fait qu'il n'y a plus de place pour leur retour, et qu'il n'y a pour eux qu'une seule manière de sauver leurs biens : les vendre et utiliser l'argent pour s'installer ailleurs. Il n'est vraiment pas bon qu'il n'y ait aucun plan à cet effet. Nous ne savons même pas combien de réfugiés sont partis, et combien sont installés dans d'autres pays. J'ai proposé que nos gens commencent à rassembler des documents sur ce point, et j'ai eu une réunion de travail avec Ezra à Tel-Aviv."
"Jérusalem, le 13 août 1948.
Fécond et charmant voyage, ce matin, dans les montagnes autour de Jérusalem. (...) D'Abou Gosh, nous avons pris la piste vers Saris et Bet-Mahsir. Les deux villages ont été abandonnés par leurs habitants ; ici et là, des maisons sont détruites. Nous avons trouvé une colline délicieuse, parfaite pour y installer une colonie, et nous avons pris la décision d'en implanter une ici. Nous avons continué vers l'ouest, bers Bet-Mahsir et la route de Hartuv, pour bifurquer ensuite vers le sud, et nous sommes montés vers Tsa'ra. Le village est vide. (...) Nous avons pensé que nous pourrions installer une autre colonie ici aussi, pour compléter l'occupation de la vallée - la vallée du héros Samson. Retournant en arrière, nous sommes montés vers Kasla, où nous nous sommes attardés, et avons jeté notre dévolu sur un site ; puis nous sommes partis en direction de Bet-Amer. Il y avait là un superbe immeuble de pierre qui servait d'école d'agriculture aux orphelins arabes. (...) Nous avons poursuivi notre route en passant par Zova, en direction de Jérusalem. C'est entendu, il faut choisir encore quatre points de colonisation dans les environs.
Au cours d'une discussion sur le FNJ avec le rabbin Berlin [4] dans son bureau, où il m'avait invité, il est apparu que nous avions des vues identiques sur des points importants  les tâches du FNJ dans un proche avenir, et l'attitude à l'égard des Arabes qui abandonnent leurs villages."
Le 20 septembre 1948, Yossef Weitz écrit, de Jérusalem :
"Tard dans la nuit, je me suis mis à réfléchir sur le rapport de Bernadotte à l'O.N.U. à propos de la question de la terre en Israël, et sur les solutions qu'il propose. Une grande inquiétude m'envahit : derrière cette solution, un grand danger nous guette. Le danger, c'est que presque tous les réfugiés arabes reviennent en Israël par la porte de derrière. Presque tous les réfugiés de Saint-Jean d'Acre, de Nazareth, de Safed et de Bet-She'an sont rassemblés au nord de la Galilée. Si cette partie est rattachée à notre Etat, non seulement les réfugiés y resteront, mais ceux qui se trouvent actuellement au Liban, en Syrie et en Transjordanie nos demanderont sans doute de pouvoir revenir. Il peut y avoir un quart de million d'Arabes regroupés là. Ils retourneront aussi à Jérusalem si la ville est internationalisée [5]. Les réfugiés demeureront groupés sur la côte, de Majdal à Rafah, et jusqu'aux montagnes de Hébron. Ils voudront aussi s'installer dans le sud, dans le Néguev depuis Majdal et Fallouja, et ils constitueront là un mur opaque à partir duquel ils pourront nous observer et mettre l'Etat en danger, par le simple jeu de leur densité contre laquelle nous ne pourrons rien. Comment échapper à ce danger si nous ne pouvons pas continuer la guerre ?"
Et le 26 du même mois, depuis Tel-Aviv :
"J'ai rencontré Ben Gourion ce matin, et j'ai attiré son attention sur trois points  le danger qui découle de la concentration de population arabe dans la poche de la haute Galilée centrale. Si, comme le suggère Bernadotte, cette poche nous revient, elle n'incluera pas seulement les réfugiés qui y sont maintenant, mais aussi ceux de Syrie, du Liban et peut-être de Transjordanie. Même problème dans le sud et le Néguev, où ils forment un rempart fortifié le long de la ligne Majdal-Fallouja. Il m'a demandé : quel est le remède ? J'ai répondu : les harceler, les harceler par tous les moyens possibles ; il faut les empêcher de refranchir la frontière. Comment ? Je lui ai soumis une partie de mon plan. Qui ? J'ai dit : la personne responsable de la "recherche", en collaboration avec le comité. Ce dernier donnera des directives claires et explicites sur ce que signifie harceler les réfugié. Il a pris note et m'a promis d'étudier mes propositions."
Le 3 octobre, la séance du comité du transfert rétroactif décide d'une campagne de propagande dans la presse arabe et à la radio, "pour qu'ils sachent que nous n'avons pas l'intention de les laisser revenir". Et le 9 décembre 1948, Yossef Weitz écrit :
"Le président Haïm Weizmann m'a invité chez lui à Rehovoth. Il a été, comme d'habitude, très agréable. Souriant, il m'a dit : maintenant, vous devez être satisfait, vous avez assez de terres !... En guise de réponse, je lui ai soumis le dossier arabe. J'avais peur qu'il ne me prenne pour un extrémiste, mais ça lui a plu, et il m'a dit qu'il était entièrement d'accord sur tous les points. Les Arabes ne pouvaient ni ne devaient revenir. Nous leur paierons le prix de leurs biens, et ils pourront s'installer dans les pays arabes."
(...)
"Haïfa, le 18 décembre 1948.
Discussion sur les réfugiés arabes avec Ben Gourion et Ezra, avant de quitter Tibériade. Ben Gourion m'a informé que le gouvernement avait décidé, sans discussion possible, de nous interdire d'acheter la terre aux Arabes. C'est le gouvernement qui vendra au FNJ un million de dunoms pour un prix dérisoire, disons dix livres israéliennes le dunom. Et cet argent sera consacré à la colonisation. Si nous avons besoin de dédommager les Arabes, nous pourrons demander un supplément au FNJ.
Selon son habitude, il ne nous laissa pas répondre, et continua : "Votre Oussishkin disait toujours que les Juifs ne devaient pas manquer de terre. Mais c'était la terre qui manquait. Maintenant, c'est le contraire : il y a de la terre, mais pas de Juifs pour s'y installer. Et les titres de propriété sont sans valeur, la terre est sans valeur, si personne ne s'y installe. Il n'y a pas d'argent : prenons donc l'argent du FNJ pour les besoins de la colonisation."
Je lui demandai quelle sorte de procédure on devait suivre pour la vente. Il a esquivé la question, et s'est contenté de dire : "Le gouvernement, l'Etat est tout puissant." Je demandai si nous n'allions maintenant recevoir qu'une partie de la terre des villages, afin d'en laisser pour les réfugiés qui rentraient ? Il a répondu : "Le long de la frontière et dans les villages, nous prendrons ce dont nous avons besoin pour la colonisation. Nous ne laisserons pas les Arabes rentrer. (...) Tant que des réfugiés continueront à vouloir rentrer, il faudra savoir que le gouvernement militaire a des ordres, et qu'un bataillon est prévu pour empêcher ces infiltrations." (...)
"Mardi nous avons quitté Jérusalem pour Tel-Aviv, et le lendemain matin nous sommes allés à Haïfa. De là, nous sommes partis vers Tibériade par la haute Galilée.
Ce fut une grande expérience, riche en paysages, en pensées, en questions. Le village de Ziv (Akhziv d'autrefois) a été rasé *, et maintenant je me demande si cette destruction est bonne, et si la revanche n'aurait pas été plus éclatante si nous avions installé une colonie de Juifs dans les maisons du village. Le village de Bassa est lui aussi désert, vide et miné.
A cet instant, une profonde émotion m'a soulevé, montant du fin fond des jours de la Genèse : un sentiment de victoire, de domination et de revanche. Le sentiment d'être libéré d'une souffrance. Puis ces rumeurs se sont tues, et je me suis retrouvé devant ces maisons vides, prêtes à recevoir nos frères, qui attendent depuis tant de générations, les réfugiés de notre peuple, qui ont tant souffert, et trouvent enfin un abri. Et la guerre ! C'est notre guerre ; mais est-ce tout ?
Toute une journée nous avons roulé en Galilée et nous avons vu toute la richesse agricole qu'ils ont laissée derrière eux. Et le coeur est lourd : aurons-nous assez de force pour continuer toutes ces cultures, pour les améliorer, les agrandir ? Serons-nous capables d'installer ici des myriades de Juifs pour repousser le désert humain, et faire refleurir la Galilée ?"
Les craintes de Yossef Weitz étaient - au moins partiellement - justifiées : une partie non négligeable des réfugiés restait concentrée en Galilée, dans les frontières de l'Etat juif nouveau-né. Dans la partie sud du pays, la population fut purement et simplement chassée : à Ramleh et à Lydda, au plus chaud de la guerre, à Askalan et à Majdal, après le cessez-le-feu, les habitants furent embarqués sur des camions militaires et débarqués à la frontière de la bande de Gaza. Mais la Galilée demeurait arabe. En 1951, Yossef Weitz part en mission secrète, en... Argentine. Objet : le transfert des chrétiens de haute Galilée. Voyons ce qu'en dit son journal.
"Jérusalem, le 28 août 1951.
J'ai rencontré Moshé Sharett, ministre des Affaires étrangères, et Ya'acov Tsur, représentant israélien en Argentine, pour discuter de mon projet de transfert - ou d'encouragement à l'émigration - des Arabes chrétiens de haute Galilée en Amérique du Sud." (...)
"Jérusalem, le 13 novembre 1951.
J'ai demandé il y a quelques jours à m'entretenir avec Ben Gourion. L'entretien a eu lieu aujourd'hui, pendant une demi-heure. Comme j'entrais, il me dit : on ne te voit plus. Je répondis : quiconque veut me voir le peut. Je lui dis que j'étais venu obtenir son accord - sa bénédiction - avant mon départ pour l'Amérique du Sud, où j'allais travailler sur la question du transfert.
Il n'était pas au courant. Je lui rappelai que Sharett l'avait entretenu du transfert des chrétiens de haute Galilée en Amérique du Sud. Alors il s'est souvenu, et m'a dit que c'était une idée splendide et très importante."
"Buenos-Aires, le 30 novembre 1951.
Consultation à la légation avec trois Juifs agronomes qui ont été longtemps en Argentine, pour tracer le plan de mon voyage, à propos de l'étude sur le transfert des Arabes."
"Santa Fe, Buenos-Aires, le 4 décembre 1951.
(...) J'ai visité une propriété de 600 000 dunoms, qui appartient à un juif sioniste, prêt à la mettre à notre disposition dans ce but. Il ne doit pas nous en coûter plus de cent livres israéliennes le dunom."
De retour à Jérusalem, Weitz écrit, le 5 février 1952 :
"A 9 h 30, j'ai eu un entretien avec Ben Gourion. Accueil chaleureux, mais après cela il n'a guère manifesté d'intérêt. Je lui ai fait part de mes impressions concernant le transfert. Il a alors remarqué que l'église chrétienne s'y opposerait, mais qu'il fallait néanmoins le faire."
Puis, de Haïfa, le 6 mars 1952 :
"Au village de Jish, nous nous sommes réunis dans la maison d'une famille dont le chef veut émigrer en Argentine. Je lui ai transmis les amitiés de ses frères qui sont à Rosario, en Argentine, et je lui ai donné des renseignements sur le pays, le climat et l'agriculture. Nahmani a proposé une émigration par le biais d'une compagnie, etc. Toutes les personnes rassemblées dans la maison, quelque dix Arabes, sont restées silencieuses. (...) Le chef de famille a dit que lui voulait émigrer, mais que deux d'entre eux devaient d'abord aller voir le pays, sur place, pour être en mesure de choisir. Puis nous sommes partis."
Deux jours plus tard, de Jérusalem, Yossef Weitz raconte, sur un autre ton, la même histoire, dans une lettre adressée à sa bru Ramah :
"Nous avons à nouveau parcouru les montagnes et les pentes. Le soleil du printemps resplendissait surles gammes de vert. Des légumes poussaient sous les rochers, et les arbres fruitiers étaient en fleurs. Ce matin même, j'étais allé au village de Guzh-Halav [6] rencontrer quelques Arabes et leur transmettre un message de la part de leur famille en Argentine et leur suggérer qu'ils pourraient peut-être s'en aller dans ce pays, qui est très bien.
La réunion a eu lieu dans la maison d'un Arabe chrétien. La femme, sans voile, a préparé du thé sucré, très, très sucré - chose étrange pour nous - et pendant les allées et venues, elle écoutait les merveilleuses histoires de son hôte sur ce "pays doré". (Et l'hôte en parla beaucoup, épiçant son récit pour rendre ce pays plus aimable à ses auditeurs - car l'hôte y avait un intérêt particulier). Par la porte, on voyait le mont Jermak (Meiron) tout vert, brillant, avec ses maisons blanches. Ce sont les nouveaux habitants d'Israël qui sont installés sur ces monts, dont la blancheur tranche avec le vert de la montagne et resplendit, et le vert de la montagne semble alors être un courant marin. Et je pensai qu'il en est réellement ainsi : notre pays est beau en ces jours de printemps.
C'est alors que j'entendis les paroles d'un Arabe, qui s'était tout le temps tenu dans un coin, silencieux, comme les autres auditeurs qui ne parlaient pas en présence d'un chef ou d'un 'mukhtar', et qui dit : "Aucun pays n'est aussi beau que le nôtre. Même nos montagnes valent mieux que leurs plaines là-bas. Même sur le rocher, les plantes poussent, et chaque pierre ici donne du blé !"
Je regardai celui qui venait de parler, et j'eus la nausée."
[1] : Qui deviendra, avec la création de l'Etat d'Israël, et l'ordre donné aux parlementaires sionistes d'hébraïser leurs noms, Levi Eshkol.
[2] : Il s'agit de la bourgade arabe de Beisan, non loin du site de l'antique Bet-She'an, dont elle avait repris le nom. Vidée de tous ses habitants arabes, la ville est devenue une "ville de développement" exclusivement juive.
[3] : Meïr Ya'ari, "pape" idéologique du Mapam et d'Ha-Shomer Ha-Tsaïr, député à la Knesset depuis 1949, habite le kibboutz de Merhavia.
[4] : Le rabbin Berlin était un des chefs de la tendance sioniste-religieuse qui avait, dès la fin des années 1940, et en accord avec l'establishment rabbinique aux U.S.A., tissé la trame de la future "coalition" entre l'Etat sioniste séculier et la masse des "observants" soumis à l'autorité traditionnelle et spirituelle de leurs rabbins.
[5] : Le Plan de partage de la Palestine adopté en novembre 1947 par l'Assemblée générale des Nations Unies prévoyait, outre une union économique entre les deux Etats, l'internationalisation de Jérusalem, située au centre de la zone allouée à l'Etat arabe qui n'a pas vu le jour.
[6] : Nom hébreu du village de Jish.
                                                   
Revue de presse

                                               
1. Arafat : "Israël veut tuer tous les cadres palestiniens" entretien réalisé par Charles Lambroschini
in Le Figaro du jeudi 17 janvier 2002

Enfermé dans son bureau de Ramallah, en Cisjordanie, où il est retenu par le blocus israélien, le président de l'Autorité palestinienne a reçu l'envoyé spécial du Figaro. Dans une longue interview, il revient sur la politique de Sharon et appelle l'Union européenne à jouer un rôle plus actif.
- LE FIGARO : Depuis quinze mois que dure l’Intifada, les Palestiniens et les Israéliens se retrouvent au point zéro. Pourtant, à la fin de l’an 2000 après les discussions de Camp David ou de Taba, on avait pu espérer que la coexistence entre deux Etats, israélien et palestinien, serait enfin possible. Alors, comment sortir de l’impasse ?
- Yasser ARAFAT : Les Palestiniens sont en position de faiblesse. Les Israéliens ont choisi la force. L’Amérique n’écoute pas. Pourquoi l’Union européenne ne tenterait-elle pas de prendre le relais ? Pourquoi n’essaierait-elle pas de ressusciter la négociation. Les Quinze sont une grande puissance. Ils ont des relations fortes avec les Etats-Unis. Ils ont une audience internationale qui va d’un bout du monde à l’autre, du Japon au Chili. Il faut que vous compreniez que la paix au Proche-Orient, ce n’est pas seulement l’affaire des Palestiniens. Ni celle d’Israël. Elle concerne l’ensemble du Proche-Orient et l’ensemble du monde. Comment l’Europe pourrait-elle se tenir à l’écart ? Historiquement, les liens entre le Vieux Continent et le Proche-Orient sont très anciens. Géographiquement, nous faisons partie du même voisinage, celui de la Méditerranée. Enfin, notre région est trois fois sainte : pour les juifs, les musulmans et les chrétiens. Alors, en agissant ou au contraire en choisissant de s’abstenir, c’est sa réputation que l’Europe joue ici.
- Après des mois d’affrontement, un calme relatif était enfin revenu. Mais le 9 janvier le mouvement islamiste Hamas est allé tuer quatre soldats israéliens. Ce qui a entraîné les représailles israéliennes à Rafah dans la bande de Gaza où une cinquantaine de maisons ont été détruites et plusieurs dizaines de familles jetées à la rue. Que cherchait donc le Hamas ? A saboter vos efforts pour reprendre la négociation avec Israël ?
- L’attaque du Hamas n’avait rien de surprenant. Les Israéliens venaient d’assassiner leur chef, Abou Hannoud. Le Hamas s’est vengé. Et lundi les Israéliens ont recommencé. Ils ont tué Raed Karmi, un des chefs du Fatah, à Tulkarem. C’est une tactique systématique. Les Israéliens veulent tuer tous les cadres du peuple palestinien : les uns après les autres.
- Sharon répond que ce sont ces mêmes cadres qui ordonnent de tuer des Israéliens.
- Abou Hannoud était enfermé dans une prison palestinienne, à Naplouse. Mais les Israéliens ont envoyé leurs avions détruire la prison, comme toujours des chasseurs bombardiers F-15 et F-16. Il y a eu 13 policiers tués ainsi que plusieurs prisonniers. D’autres prisonniers se sont enfuis pour échapper aux bombes, dont Abou Hannoud. Autrement dit, les Israéliens ont liquidé Abou Hannoud parce qu’il avait survécu au bombardement. Pourquoi les Israéliens ont-ils bombardé Naplouse et d’autres prisons aussi ? Ils nous demandent d’arrêter ceux qu’ils accusent de terrorisme et ensuite ils viennent frapper les prisons.
- Depuis l’échec de Camp David, en août de l’an 2000, les Israéliens ont peur. C’est à cause du terrorisme que Sharon a été élu. C’est à cause du terrorisme que l’opinion israélienne, tout en rêvant de la paix, approuve la sévérité des représailles de Sharon. L’Autorité palestinienne, disent les Israéliens, ne sera pas crédible tant que les terroristes poursuivront leur va-et-vient entre les prisons palestiniennes, quand Israël proteste trop fort, et le retour au foyer dès que la poussière retombe. Pour amener Sharon à la table de négociation, n’avez-vous pas intérêt à mettre hors d’état de nuire les extrémistes du Hamas et du Djihad islamique ?
- Quand un gouvernement s’engage sur une politique, il ne peut jamais promettre 100 % de résultats. Tout ce qu’il peut promettre, c’est 100 % d’effort. Or c’est ce que nous faisons, nous mettons en prison les Palestiniens qui ont organisé ou participé à des attentats. Mais les Israéliens ne jouent pas franc jeu. Prenez l’exemple de l’intervention de leur armée à Rafah. Ils disent que c’était une riposte calculée à l’attaque du Hamas du 9 janvier. Mais, alors comment se fait-il que Ben Eliezer, le ministre de la Défense, n’ait signé l’ordre de destruction qu’après les destructions de maisons ? N’est-ce pas la preuve que l’armée israélienne sait qu’elle a toute liberté d’action. Même si elle commet des erreurs, elle sera toujours couverte par l’autorité politique.
- Mais si vous neutralisiez le Hamas, vous priveriez Ariel Sharon de son meilleur argument.
- Je vous ai dit que je fais de mon mieux. Mais les Israéliens ne font rien pour réduire la tension. De quel droit, m’empêchent-ils de sortir de Ramallah ? Et regardez comment ils traitent la population palestinienne. Tous ces barrages, tous ces contrôles, les gens obligés de marcher parce qu’ils ne sont pas autorisés à circuler en voiture, l’aéroport de Gaza détruit. Ce n’est pas ainsi qu’on peut créer une atmosphère favorable à la reprise des négociations.
- Le chef de l’Etat israélien, le président Katsav, a proposé une trêve à la façon bédouine, la « houdna ». Vous avez accepté mais Sharon a refusé. Est-ce que ce genre de cessez-le-feu pourrait réussir là où tous les accords diplomatiques ont échoué ?
- D’abord il n’y a pas que cette idée qui a été avancée. En Afrique du Sud un colloque vient de réunir, à l’initiative du président sud-africain M’Béki, des Palestiniens et des Israéliens comme le président de la Knesset Abraham Burg. Mais là aussi, Sharon a trouvé le moyen de critiquer. Alors peu importe que l’on parle d’une « houdna » ou d’une trêve diplomatique. Je vous le répète : il s’agit de créer une atmosphère de réconciliation. Nous connaissons bien Katsav. Il n’est pas le chef de l’armée israélienne. Tout au contraire, Katsav est le représentant moral du peuple israélien. J’apprécie son initiative qui est très importante et qui pourrait représenter un vrai progrès.
- Quel serait le critère du succès ?
- Nous ne voulons pas d’arrangements cosmétiques. Nous avons besoin d’une percée réelle. Notre problème avec Sharon, c’est qu’en réalité il ne veut pas d’accord. Il préfère le conflit car ainsi il bloque tout.
- Après les attaques terroristes du 11 septembre, Sharon vous avait accusé d’être un autre Ben Laden. Depuis l’affaire du Karine A, ce navire chargé d’armes iraniennes arraisonné le 3 janvier en mer Rouge par les Israéliens, il dit que vous êtes un outil de Téhéran. Comme le Hezbollah en Iran ou le Djihad islamique à Gaza. Aux yeux de Sharon, c’est donc la preuve que vous êtes indigne de redevenir un partenaire politique. Quelle est votre réponse ?
- Sharon oublie ce qu’a été mon attitude après le 11 septembre. J’ai été le premier responsable politique à condamner les actes terroristes de Ben Laden, le premier à adresser mes condoléances au président Bush. J’ai même donné mon sang pour venir en aide aux blessés du World Trade Center. Sharon oublie aussi que quand Ben Laden s’est posé en champion des Palestiniens, j’ai déclaré publiquement qu’il n’avait pas le droit de parler au nom de la Palestine. Enfin, Sharon oublie mes efforts en 1986 pour arrêter la guerre en Afghanistan. Alors que l’armée soviétique était encore là, j’avais proposé que l’ancien roi Zaher Shah revienne comme premier ministre à la tête d’un gouvernement de coalition qui aurait accordé 20 % des portefeuilles ministériels aux communistes et 80% aux autres groupes. Pourtant Sharon sait très bien par qui cet effort a été saboté.
- Par les Américains ?
- Je ne veux pas dire qui a détruit ce que j’essayais de faire. Mais je constate que Ben Laden était alors sous le contrôle des Américains.
- Et vous, êtes-vous aujourd’hui sous le contrôle des Iraniens ?
- Tenez, je vais vous lire cette dépêche du bureau de l’AFP à Téhéran. Le ministre iranien de la Défense déclare qu’il n’y aucune relation militaire entre l’Iran et l’Autorité palestinienne et qu’aucune organisation iranienne n’a envoyé d’armes à la Palestine. Il faudrait aussi que Le Figaro enquête sur le capitaine du bateau. Il avait été officier dans notre police maritime. Mais il a quitté la Palestine en novembre 1999 avec sa famille. Où est-il allé ? A Beyrouth, en Libye, en Syrie ? A-t-il été manipulé par Israël ? A mon tour de poser une question. Avant de saisir le bateau, pourquoi les Israéliens n’ont-ils pas attendu qu’il soit arrivé devant Gaza ?
- Pourquoi ?
- Parce que les Israéliens savaient parfaitement que ces armes n’étaient pas destinées à la Palestine.
- A qui alors ? Au Hezbollah du Sud-Liban ?
- Comment pourrais-je le savoir ? Au lieu de spéculer, mieux vaut s’en tenir à des questions simples. D’abord celle-ci : comment ces 80 tonnes de cargaison auraient-elles pu être déchargées ? Le port de Gaza, que des entreprises françaises et hollandaises étaient en train de terminer, a été entièrement détruit par les bombardements des F- 15 et des F- 16 israéliens.
- On pouvait transférer les armes sur des canots qui les auraient amenées jusqu’à la plage. Au temps de la colonisation britannique, c’est ce que faisaient les forceurs de blocus pour équiper les combattants juifs.
- A Gaza, ce n’est pas possible. La côte n’a qu’une longueur de 47 kilomètres et elle est sous la surveillance permanente de la marine israélienne. Jour et nuit, rien ne peut passer. Mais j’en reviens à mes questions simples. Voici la deuxième. Si le bateau n’avait pas été intercepté en mer Rouge, croyez-vous que les Egyptiens auraient accepté qu’une telle cargaison transite par le canal de Suez ? Croyez-vous qu’ils auraient fermé les yeux sur le passage de ces armes ?
- Les organisateurs de l’opération sont quand même des gens proches de vous. Comment ne seriez-vous pas personnellement responsable ?
- Ça, c’est ce que racontent les Israéliens. Nous avons mis sur pied une commission d’enquête militaire qui a commencé ses investigations. Elle est en train d’interroger celui des trois Palestiniens mis en cause par les Israéliens et qui se trouve ici. Les deux autres sont à l’étranger : nous allons essayer de les faire rentrer, sinon nous leur enverrons nos enquêteurs. Pour prouver ma bonne foi, j’ai invité les Européens à participer à l’enquête. Mais M. Solana, le coordonnateur de la politique étrangère des Quinze, a dit non. J’ai invité le général Zinni, l’émissaire américain. Il a dit non. Les Russes ont aussi refusé. Que voulez-vous que je fasse de plus ?
- L’achat de cet arsenal n’était-il pas maladroit alors que vous ne cessez d’appeler à une solution négociée ?
- Mais je vous répète que ces armes n’ont pas été commandées par la Palestine. Si j’en avais eu besoin, je les aurais achetées officiellement : à l’Amérique, comme le fait Israël, ou au président Chirac. C’est un faux procès que nous font les Israéliens. Le président Eltsine m’avait fait cadeau de cinquante blindés avec la bénédiction d’Israël. Il y a vingt ans, quand j’ai quitté Beyrouth sous la protection des soldats français, Sharon lui-même avait accepté que les Palestiniens emportent leurs armes. D’ailleurs, regardez l’officier qui est près de la porte. Il a un revolver à la ceinture et une kalachnikov à la main. Il n’a pas besoin de s’équiper chez les Iraniens.
- Regrettez-vous d’avoir refusé l’offre d’Ehud Barak à Camp David en août de l’an 2000 ? Les Israéliens n’étaient jamais allés aussi loin. Ils se disaient prêts à vous rendre 95 % des territoires occupés et ils étaient disposés à un arrangement sur Jérusalem. Pourtant vous avez dit non.
- Notre conversation porte sur l’actualité, pas sur les sujets d’hier. Votre question concerne une tout autre histoire. Mais vous écoutez trop la propagande israélienne. Rappelez-vous, il n’y a pas eu que Camp David. Il y a eu aussi des réunions très importantes à Paris, à Charm el-Cheikh et à Taba.
- Si les Israéliens ont travesti le compte rendu des négociations, racontez donc ce qui s’est vraiment passé.
- Commençons par Charm el-Cheikh. C’est là que, à la demande des Américains, on s’est entendu sur la création de la commission Mitchell dont le rapport reste toujours d’actualité. Auparavant, il y avait eu une réunion à Paris sous les auspices de Jacques Chirac. Avec les délégations israélienne et palestinienne, un certain nombre de choses avaient été conclues : sur le problème de la violence et sur le fond de la négociation. Elles devaient être confirmées à Charm el-Cheikh, cette fois en présence d’Hosni Moubarak, le président égyptien. Mais Ehud Barak s’est enfui avant la fin et il est rentré en Israël. A Taba aussi, nous étions parvenus à un accord majeur en présence de l’ambassadeur européen, l’Espagnol Moratinos. Cet accord devait être appliqué après les élections israéliennes. Rien n’avait été signé mais on avait abordé tous les grands dossiers : Jérusalem, les frontières, les réfugiés.
- Mais c’est bien avant les élections de février, gagnées par Sharon, que vous aviez dit non aux Israéliens.
- C’est faux. Encore une fois, vous répétez la version de la propagande israélienne. La question du contrôle des lieux saints était trop importante pour que je décide seul. Face à ce que proposaient les Israéliens, je ne pouvais pas répondre oui ou non sans avoir l’approbation des musulmans mais aussi des chrétiens. A Camp David, il m’était donc impossible de faire une réponse définitive. D’abord, il me fallait l’accord des deux religions concernées.
- N’êtes-vous pas en train de jouer sur les mots ?
- Les suggestions esquissées à Camp David ont été évoquées à deux reprises. D’abord par le président Clinton, en décembre de l’an 2000: c’est ce que l’on a appelé les « paramètres Clinton ». Et ensuite, lors des discussions de Taba. Donc, il n’y a pas eu de proposition d’un « paquet de négociation ». Ce ne sont que des idées qui avaient été avancées. Elles n’étaient pas suffisamment précises et c’est pourquoi il a fallu les remettre sur le tapis. Ce qui fut fait à Taba. Nous sommes passés très près d’un accord à Taba c’est vrai. Mais c’était en janvier, donc bien après Camp David. C’était trop tard. Ensuite, il y a eu les élections et Barak a été battu par Sharon. Alors, arrêtez de dire que les Palestiniens sont coupables.
                               
2. Le fardeau de la Bande de Gaza [Éditorial]
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du vendredi 18 janvier 2002
[traduit de l’anglais par Giorgio Basile]

Alors que le gouvernement a décidé d'opérer des coupes sombres dans les allocations de la sécurité sociale, d'augmenter les impôts et d'accroître le déficit du budget de l'État, les Forces de Défense Israéliennes (FDI) ont l'intention de consacrer cette année 250 millions de shekels (environ 62,8 millions d'euros) à l'amélioration de la défense de la Bande de Gaza et de ses environs.
Un officier supérieur des FDI, cité hier dans Ha'aretz, a expliqué que près de 100 millions de shekels (25 millions d'euros) seraient affectés à l'amélioration des barrières de protection qui entourent la Bande de Gaza; et que la part du lion de ce budget spécial irait à la fortification des avant-postes des FDI dans le secteur de Gush Katif et dans la partie nord de la Bande de Gaza, à la mise en place de nouveaux avant-postes, et à la construction d'une clôture électronique autour des zones de colonies juives.
Ce budget additionnel s'ajoute aux milliards de shekels qu'Israël a investi depuis des années pour la défense des moins de 2.000 familles israéliennes vivant dans la Bande de Gaza. La nécessité de protéger ces colons qui, à cause d'une politique à courte vue, ont établi leurs maisons et leurs champs au cœur d'une population dépassant le million de Palestiniens, fait d'eux les plus coûteux des citoyens israéliens. Du fait que les colonies sont coupées d'Israël, les FDI doivent engager des forces importantes pour défendre ces régions et les autoroutes qui y conduisent.
La présence d'Israël dans la Bande de Gaza, une des régions les plus densément peuplées du monde, illustre très clairement l'injustice et la folie de l'occupation israélienne des Territoires. Les colonies israéliennes et les bases militaires ont exproprié - pour satisfaire les besoins en matière de construction, d'agriculture et de sécurité - près d'un quart des terres palestiniennes. Pour garantir aux colons leur liberté de mouvement et pour protéger leurs champs, les FDI doivent restreindre les mouvements de leurs voisins palestiniens, détruire leurs maisons et arracher leurs plantations en bordure des routes.
Le Brigadier général Dov Tzadka, qui dirige l'administration civile en Cisjordanie, déclarait récemment dans une interview à l'hebdomadaire des FDI, Bamahaneh, que de telles activités ont intensifié la haine envers Israël et accru la violence envers les Israéliens.
Cette semaine, le Premier Ministre Ariel Sharon a à nouveau exprimé sa disposition à «faire de douloureuses concessions en vue d'une paix réelle». Si la Bande de Gaza ne figure pas au nombre de celles-ci, à quelles concessions peut donc bien se référer le premier ministre? La Bande de Gaza ne fait pas partie des «zones de sécurité» sur lesquelles Sharon veut qu'Israël conserve le contrôle dans le contexte d'un «accord intérimaire à long terme». De même que le retrait du Liban, le départ d'Israël de la Bande de Gaza n'est pas une question de principe - c'est simplement une question d'organisation.
Au contraire des Territoires occupés de Cisjordanie et de Jérusalem-Est, la Bande de Gaza n'est pas un atout, dans quelque processus de négociations israélo-palestiniennes que ce soit. Comme chacun sait, Israël, pas plus que l'Égypte dans le passé, n'est intéressé à assumer la prise en charge de la subsistance de la population palestinienne dense et pauvre de la Bande de Gaza.
Dès lors, poursuivre le développement de colonies dans cette région ne présente aucun sens pour Israël. Plus tôt Israël s'en retirera et commencera à promouvoir des programmes étrangers de réhabilitation et pour l'emploi dans la Bande de Gaza, plus importantes seront les économies en vies humaines et en dépenses inutiles, et plus rapidement baissera l'hostilité à l'égard d'Israël.
À un moment où les habitants du Néguev ont besoin d'encouragement, où la communauté arabe israélienne a désespérément besoin d'attention, où la communauté juive ultra-orthodoxe s'enfonce dans la pauvreté, et où les chômeurs et les handicapés se battent pour le droit de vivre dignement, c'est pure folie que de continuer à gaspiller des ressources vitales pour fortifier les sables de la Bande de Gaza.
                   
3. Paroles de colère sur des airs de rap par David Ratner et Jalal Banna
in Ha'Aretz (quotidien israélien) traduit dans Courrier Internationale du jeudi 17 janvier 2001

Nouveau tempo pour les jeunes Arabes israéliens
“Je ne suis pas contre la paix. La paix est contre moi”, chantent les jeunes rappeurs arabes d’Haïfa. Un message plus percutant et plus facile à comprendre par les jeunes que les discours politiques de leurs aînés.
Des centaines de jeunes s’étaient donné rendez-vous à l’auditorium du Carmel, à Haïfa. Tous semblaient directement sortis d’un clip de MTV. Les filles portaient des bodies et les garçons, des jeans extralarges ou des survêtements de sport aux couleurs criardes. Quelques skinheads singeaient les gestes du rap. Le contraste était saisissant entre cette ambiance bohème et la cinémathèque adjacente. Ces jeunes venaient tous de villes arabes ou mixtes (Jaffa, Lod, Acre, Ramleh, Fassuta et Tarchiha) pour assister à un événement rarissime : un concert donné par les deux groupes de rap les plus célèbres du secteur arabe, Dam [“sang”, en arabe et en hébreu], de Lod, et MWR, d’Acre.
Le décor feutré de l’auditorium du Carmel n’était peut-être pas l’endroit le plus indiqué pour un tel spectacle, mais l’imprésario Ayman Nahhas, un jeune comédien de 25 ans originaire de Haïfa, affirme que toutes les places ont été vendues et que de nombreux jeunes ont dû rester à l’extérieur. Abdallah Miari, propriétaire du café Makan, situé dans le “quartier allemand” de Haïfa, se rappelle avoir organisé le premier spectacle de MWR. Pour lui, le succès de ce groupe s’explique parce que “ses textes sur la pauvreté, la drogue et la discrimination dans une banlieue arabe désoeuvrée parlent au plus grand nombre”. Nahhas attribue également le succès du rap dans le secteur arabe au fait que les rappeurs “crient tout haut ce que les jeunes pensent tout bas. Les députés arabes de la Knesset parlent de discrimination, mais ils le font dans un langage que les jeunes n’encaissent pas.” Si le groupe Dam rencontre un très grand de succès, c’est sans doute parce que l’argot qu’il utilise dans ses textes est particulièrement percutant. “J’aime surtout les morceaux où ils parlent de l’attitude du gouvernement envers les Arabes, de la discrimination et de la non-coexistence”, explique Nathalie, une Arabe de 16 ans qui habite rue Gefen à Haïfa. Quant à Lola, une adolescente de 16 ans venue de Kababir, un faubourg de Haïfa, elle précise que ses parents détestent le rap. “Papa dit que c’est trop bruyant. Quand il entend le mot ‘fuck’, il me demande de diminuer le volume pour que les voisins n’entendent pas.” A 13 ans, Leonora est pour sa part très consciente du conflit des générations. “Comment voulez-vous que mon père comprenne quoi que ce soit au rap ? Il n’écoute que Farid el-Atrache (le chanteur de charme égyptien des années 50) et Samir Srur [un musicien égyptien].”
Le leader du groupe Dam, Tamir Naffar, plus connu sous le nom de TN, a 22 ans. Il y a trois ans, il a laissé tomber ses études de criminologie au collège d’Ashkelon pour se consacrer à la musique. Un an plus tard, il montait Dam avec son frère Souheil, âgé de 18 ans, et un ami, Mahmoud Jariri, 19 ans. Tous trois ont grandi dans un quartier pauvre de Lod et ont d’abord dû essuyer les sarcasmes d’un public arabe qui ne comprenait pas leur message provocateur. Le morceau le plus connu du groupe s’appelle Qui est le terroriste ? et contient le passage suivant : “Qui est vraiment le terroriste ? Moi qui aspire à l’indépendance ou lui qui s’empare de ma terre ? Le terroriste, c’est toi qui as tué mes aïeux ; toi qui as accaparé ma terre. Je ne suis pas contre la paix. La paix est contre moi.” Devant la réticence des grandes maisons de disques à diffuser de telles chansons, le groupe Dam a décidé de produire lui-même son disque, qui ne contient qu’un morceau en arabe, le reste étant chanté en anglais et en hébreu. Quand le concert a débuté, la salle était pleine à craquer. Dam ouvrit la danse. Le public, qui connaissait par coeur toutes les paroles, s’est alors mis à sauter dans tous les sens, à tel point que les organisateurs ont commencé à craindre pour les vieux sièges de la salle. Malgré les cris qui couvraient parfois la sono, on pouvait entendre une chanson se moquer de Youssef, un Arabe qui décide de se faire appeler Yossi pour draguer les filles juives, et une autre se moquer de la démocratie israélienne : “Qui est démocrate ? Tu es démocrate ? Tu me gifles et je te tends la nuque !” Quand MWR est monté sur scène, le public était déjà chauffé à blanc. Ce groupe a été créé par Wassim Akar, un employé de supermarché d’Acre, avec deux amis, Mahmoud Chalabi et Ritchie Chabi. Il se produit essentiellement dans des soirées d’anniversaire et dans des cafés et des boîtes de nuit d’Acre et de Haïfa. Sur le morceau "Masari" [Argent], les chanteurs grimpèrent sur les sièges pour hurler les paroles. Le morceau décrit un riche Arabe qui se pavane en Mercedes le cigare aux lèvres et regarde ses frères arabes comme s’ils étaient des mouches. Le concert s’est enfin terminé sur un thème devenu classique : “Un policier me voit et il m’arrête aussitôt... Il me pose quelques questions racistes... Et pourquoi ? Parce que je suis un Arabe ? Laisse-moi vivre. J’essaie juste de vivre !”
Un conseiller municipal arabe de Haïfa, Ayman Awda, 28 ans, assistait au concert. “Je ne connais pas le rap, et c’était pour moi l’occasion d’entendre quelque chose de neuf. Au vu du nombre de billets vendus, tout ce que je puis dire, c’est que, une fois de plus, Haïfa vient d’ajouter de nouveaux galons à son statut de capitale culturelle des Arabes d’Israël. Vous savez, quand on parle de la culture arabe profane, les jeunes Arabes israéliens n’ont pas vraiment l’embarras du choix. Un Arabe laïque d’Oum el-Fahm [une ville administrée par les islamistes] doit venir jusqu’à Haïfa pour entendre la musique de son choix. A Haïfa, on assiste à l’émergence de nouvelles organisations arabes laïques, surtout dans le ‘quartier allemand’."
Le producteur Ayman Nahhas vise manifestement plus large. “Ces deux groupes ont un tel potentiel qu’ils pourraient cartonner hors d’Israël. Il n’y a pas d’industrie musicale rap dans le monde arabe. Les deux seuls groupes arabes de rap se trouvent au Liban et en Algérie. Ce n’est qu’un début !”
                           
4. Français seulement par Henri Israël
in Le Monde du mercredi 16 janvier 2002

Michael Melchior, vice-ministre israélien des affaires étrangères, n'a pas, comme on pourrait le croire, dérapé en déclarant qu'une vague d'antisémitisme déferlait sur la France. Les sionistes ont pour objectif officiel de provoquer l'immigration de tous les juifs en Israël au motif que, partout ailleurs ils ne peuvent que souffrir de l'antisémitisme.
Sans doute l'Etat d'Israël pense-t-il pouvoir régler ainsi, par le mensonge, la propagande et les manipulations de toutes sortes, le problème démographique auquel il est confronté. Si la chose n'était pas si grave, on pourrait s'en tenir à la dérision : une vague d'antisémitisme en France ? Allons donc !
Cette sortie de M. Melchior est à ce point ridicule que l'ambassadeur d'Israël à Paris, Elie Barnavi, a jugé utile de se démarquer des propos tenus à Jérusalem. Il est grand temps que les juifs de France se lèvent pour dire haut et fort qu'ils sont Français, que notre pays, c'est la France, que notre culture est française, et notre avenir européen. 
Faire vibrer la corde, si réactive, de la paranoïa collective pour persuader quelques-uns qu'ils sont exposés à toutes sortes de dangers est une mauvaise action.
Non, il n'y a pas de "déferlante" anti-juive. Tout juste quelques crétins qui voudraient que le conflit israélo-palestinien passe par Paris et confondent l'Etat d'Israël et les juifs. Ce n'est pas parce que, lors d'une manifestation de soutien aux Palestiniens, des individus crient "Mort aux juifs !" que l'on assiste à un regain d'antisémitisme : il s'agit tout au plus d'une illustration de la bêtise humaine. Comme tous les responsables politiques, syndicaux, religieux, Leila Shahid, déléguée de la Palestine à Paris, l'a justement souligné.
Mais quand des personnalités de la communauté juive pratiquent l'amalgame et la terreur intellectuelle pour exiger des juifs une approbation sans faille d'Ariel Sharon et d'Uzi Landau, ils encouragent mieux que personne la croyance qu'existe au sein de la communauté juive un sentiment de double allégeance, de double appartenance qui n'est pas dans l'intérêt des juifs de France, ni de la communauté nationale.
Pour ma part, comme citoyen français, je souhaite que soit créé un Etat palestinien, que cesse l'occupation coloniale des territoires de Cisjordanie et de Gaza. Que vienne enfin l'heure de conclure entre les parties un accord juste qui donne une vraie patrie aux Palestiniens et non un bantoustan sous la coupe des Israéliens.
Comme citoyen français, je n'accepte pas qu'un ministre d'un Etat étranger ose me dire ce que je dois être, ce que je dois faire, et où je dois vivre. Je suppose aussi que les aides consenties par l'Agence juive pour accueillir ces prétendus nouveaux rescapés de l'antisémitisme leur permettront de trouver place dans les colonies de Gaza ou de Jérusalem Est...
Non vraiment, il est temps de dire au gouvernement d'Israël que trop c'est trop.
                                               
5. Jérusalem-Est : l'armée israélienne détruit neuf maisons palestiniennes par Michel Bôle-Richard
in Le Monde du mercredi 16 janvier 2002

JÉRUSALEM de notre envoyé spécial
Lorsqu'il est parti au travail vers 7 h30, lundi matin 14 janvier, Bassem Ellayan a été surpris de voir un camion de nettoyage dans les rues d'Al-Essaweyah. C'était la première fois depuis la guerre de 1967 et l'annexion de Jérusalem-Est par Israël. Une heure plus tard, sa famille l'a appelé à son bureau pour lui dire que les bulldozers étaient là et qu'ils commençaient à détruire plusieurs maisons, dont la sienne, dans ce gros bourg de 10000 habitants, situé juste en dessous de l'université hébraïque, en contrebas d'une base militaire.
Arrivé sur place, ce comptable de quarante-trois ans n'a pu qu'assister impuissant à la démolition.
Le quartier était cerné par plus de trois cents policiers. Il a eu beau montrer ses papiers, insister, démontrer qu'il avait obtenu un sursis jusqu'au mois d'octobre. Il n'a rien eu à faire, sinon pleurer. Vingt années d'économies ont été réduites en un tas de décombres, d'où émergent des ferrailles tordues. Bassem Ellayan contemple son escalier disloqué et ses plaques de pierre brisées, gisant au milieu de son terrain labouré par les roues des engins de démolition. Le camion de nettoyage n'était que le signe avant-coureur de la catastrophe.
"ON N'A PAS DE FUSILS"
Avec ses voisins et ses proches, il déambule sans fin dans ce champ de ruines. Quatre maisons ont été rasées au sol dans ce secteur et cinq autres dans différents endroits. Une famille de quinze personnes a été évacuée. Dix autres constructions sont également promises à la démolition. Grâce aux protestations, les propriétaires ont obtenu la possibilité de faire appel de la décision de justice, ordonnant la destruction pour défaut de permis de construire. Tous pensent que ce n'est qu'un nouveau sursis. D'ailleurs, Bassem Ellayan en avait obtenu un en avril 2001 jusqu'au mois d'octobre de cette année. Et rien n'y a fait. Il exhibe la preuve, ainsi que tous les reçus de la taxe d'habitation qu'il payait chaque mois. En échange, il avait arrêté les travaux, espérant toujours obtenir le permis de construire pour lequel il se bat depuis 1997. Il affirme n'avoir jamais été prévenu de l'ordre de démolition, alors que les autorités municipales certifient que le procès-verbal a été apposé sur toutes les maisons.
"Voilà huit cents ans que nous sommes ici. Ce terrain m'appartient jusqu'à la route, mais ils ne veulent pas que l'on construise, que le village s'agrandisse. Ils nous ont pris la terre pour construire des routes, des colonies comme en face à Maale Adoumim, ou à côté, à Pisgat Ze'ev. Ils ont tous les droits et nous aucun. La seule explication qu'ils donnent, c'est que ça se trouve en dehors des limites du village, mais c'est notre terre. Nous sommes chez nous." Tous sont atterrés, effondrés. Les habitants d'Al-Essaweyah viennent constater l'injustice. Des représentants du Fatah sont venus sur place, ainsi que des diplomates et des membres d'un comité israélien de défense contre les démolitions. Quatre d'entre eux ont été emmenés par la police. L'administration a expliqué que le secteur avait été classé zone verte et qu'il est impossible de construire. La vraie raison, expliquent les Palestiniens, est que la municipalité ne veut pas que le village s'étende, que la population croisse, sur ce versant de colline derrière le mont des Oliviers, "ils veulent qu'il y ait plus de juifs que de Palestiniens".
Hatem Khalil assure que si les Israéliens le pouvaient, ils seraient tous expulsés, alors que leur territoire est occupé. "Ça fait deux fois que ma maison est démolie. La première, c'était en 1999. Mais que voulez-vous que je fasse? Nous sommes vingt-sept dans cette maison. Il y a quatre familles. Il me faut bien une autre maison. Deux cent mille shekels (45000 dollars) ont été réduits en poussière." Du haut de la terrasse, tous contemplent le désastre. Un diplomate rappelle que, en novembre 2001, Ehoud Olmert, le maire de Jérusalem, avait annoncé que mille maisons illégales seraient détruites chaque année. Est-ce le début du grand nettoyage? Dans le cas présent, aucune raison de sécurité, ni un plan d'urbanisme ne sont avancés pour justifier ces démolitions. "On n'a pas de fusils. On n'a rien. Ils n'ont aucune raison de nous faire cela. Ils voudraient bien que l'on s'en aille, mais on n'a nulle part où aller", s'emporte un jeune. Cependant, les accès de colère sont rares. Le découragement et l'impuissance dominent. Toutes les routes sont contrôlées par les forces de police. L'un de leurs véhicules monte la route. Aussitôt, les enfants s'arment de pierres. Heureusement, il s'arrête.
                                           
6. Cisjordanie : l'homme-clé d'une milice est tué par une explosion par James Bennett
in The New York Times (quotidien américain) du mardi 15 janvier 2002
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

Tulkarem, Cisjordanie - Israël qualifie Raed al-Karmi de terroriste, mais ici, des enfants palestiniens portent sa photo sur eux, en pendentif autour du cou... Quant à certains adultes, ils fredonnent un refrain à sa mémoire, dans lequel il est qualifié de "Messie"...
Aujourd'hui, le cessez-le-feu - usé jusqu'à la corde - entre Israéliens et Palestiniens semblait bien près de céder, après que M. Karmi, 27 ans, chef d'une milice palestinienne locale, ait été tué par l'explosion d'une bombe, laquelle avait été dissimulée au pied de l'enceinte d'un cimetière, tout près de chez lui.
Quelques heures après, des hommes armés ont tendu une embuscade à des soldats israéliens près d'une colonie de Cisjordanie, à quelques kilomètres à l'est d'ici, a indiqué l'armée israélienne. Un soldat de 19 an a été tué et un officier, légèrement blessé. Le groupe de M. Karmi, la Brigade des Martyrs d'Al-Aqsa, a revendiqué cette attaque, précisant qu'elle avait pour but de venger la mort de leur leader.
Les camarades de M. Karmi ont stigmatisé dans son assassinat un crime et une incitation à la violence de la part d'Israël. L'armée israélienne, de son côté, est restée muette sur le sujet, comme à l'accoutumée après les morts inexpliquées de nombreux militants palestiniens.
Alors que le gouvernement n'a pas revendiqué la responsabilité de l'assassinat de M. Karmi, le cabinet du Premier ministre, Ariel Sharon, a publié un communiqué circonstancié, cet après-midi, le qualifiant "de chef extrémiste d'une cellule de l'organisation criminelle Tanzim" et déclinant la liste (d'après lui) de ses attaques contre les Israéliens. Le Tanzim est une milice affiliée à la formation Fatah de M. Arafat.
Les forces israéliennes disent avoir tenté de tuer M. Karmi le 6 septembre dernier, en représailles de (d'après elles) ses attaques contre des citoyens israéliens et afin d'en prévenir d'autres, prévisibles. Elles avaient alors pulvérisé sa voiture de sport avec des missiles tirés depuis des hélicoptères. Deux autres occupants du véhicule avaient été tués, mais M. Karmi avait eu le temps de sortir du véhicule et de s'enfuir juste à temps, ce qui avait grandement contribué à l'entourer de légende.
Dans une interview qu'il avait donné en ce jour mémorable, M. Karmi, portant quelques pansements et se cachant dans un lieu tenu secret, avait juré de continuer ses actions. "Je continuerai à tuer des soldats et des colons israéliens - pas des civils", avait-il alors déclaré. Il opérait une distinction extrêmement nette entre les Israéliens en Cisjordanie et ceux qui se trouvent de l'autre-côté de la frontière - cette frontière qu'Israël avait foulée aux pieds en s'engouffrant en Cisjordanie, lors de la guerre de 1967.
Mais c'était là, apparemment, un distinguo sans importance pour le gouvernement israélien, qui considérait M. Karmi comme un terroriste, qu'il répétait vouloir voir entre quatre murs.
Entre autres opérations, il était recherché pour avoir kidnappé et tué deux restaurateurs de Tel-Aviv, qui s'étaient arrêtés ici, à Tulkarem, pour y dîner, en janvier dernier. M. Karmi avait admis avoir participé à cette opération, mais en affirmant que ces hommes étaient des soldats déguisés en civils. Il avait déclaré que trois personnes, en plus de lui-même, avaient tué les deux hommes en représailles de l'assassinat, par Israël, d'un chef palestinien (de la résistance) à Tulkarem.
Ici, à Tulkarem, cet homme que tout le monde appelait par son prénom - Ra'ed - était un héros populaire, respecté en raison de ses capacités de combattant, estimé pour sa loyauté et son sens de l'humour : il était même arrivé qu'on fasse appel à lui pour résoudre des querelles au sujet de refus de priorité... Il était représentatif d'une nouvelle génération de dirigeants palestiniens locaux qui imposent une loyauté beaucoup plus stricte dans leurs bases locales, de leur simple ascendant, que ne peut le faire M. Arafat.
M. Karmi, un homme svelte, portant des lunettes à la fine monture métallique, était marié et père d'une petite fille de quatre mois, prénommée Palestine.
Tulkarem, l'une des villes les plus importantes de Cisjordanie, est située immédiatement à l'est de la frontière avec Israël, dont la séparent des barrages de contrôle (checkpoints) israéliens. La plupart des avenues pénétrant dans l'agglomération, à partir de ces différents checkpoints, ont elles-mêmes été condamnées par des monceaux de terre et de gravats, oeuvre des bulldozers de l'armée israélienne.
Dans le salon d'un appartement, tout près de l'endroit où M. Karmi a été tué, ses amis et compagnons de combat se sont réunis afin d'honorer sa mémoire, autour de quelques cigarettes et d'un verre de thé. Le groupe a feuilleté un album de photographies de famille, ainsi qu'un autre, comportant des photos de M. Karmi entouré d'hommes en armes, afin de sélectionner une photo digne du "poster de martyr" du disparu. De tels posters de Palestiniens morts au combat contre Israël, les murs de Tulkarem en sont littéralement tapissés...
Les brigadistes de M. Karmi se considèrent comme des combattants de la liberté. A la différence des membres du Hamas ou du Djihad islamique, disent-ils, ils ne voient aucun intérêt aux attaques-suicides, et ils insistent sur le fait que leur unique objectif est d'amener les Israéliens à se retirer de Cisjordanie. Ils disent s'être pliés au cessez-le-feu ordonné par M. Arafat. Et, de fait, Tulkarem a connu une période de calme, au cours des dernières semaines écoulées.
Un homme, d'une trentaine d'années, m'a dit : "(Monsieur) Karmi répétait souvent quelque chose que je n'oublierai jamais. Il disait : "Nous sommes un pont vers le Président Arafat"". Cela voulait dire que ses hommes devaient respecter les ordres (du Président de l'Autorité palestinienne).
Toutefois, la Brigade des Martyrs d'Al-Aqsa a publié un communiqué indiquant que l'assassinat (de M. Karmi) équivalait à une "rupture" du cessez-le-feu (décrété par M. Arafat). Plusieurs des hommes rassemblés dans l'appartement, ici, m'ont dit s'attendre à une flambée de violence.
"C'est la pire provocation que l'on pouvait avoir, ici, à Tulkarem", m'a dit un de ces hommes, âgé de trente-trois ans :  "Avec Ra'ed, vous pouvez dire 'adieu' au cessez-le-feu".
L'homme m'a raconté que, voilà quatre jours, il avait 'chambré' M. Karmi, un ami très proche, avec lequel il avait été emprisonné en Israël durant la première Intifada, lui disant : "tu as manqué ta chance de devenir un martyr"... "Et en plus, il y a un cessez-le-feu, maintenant...", lui avait rétorqué M. Karmi, en plaisantant.
Le gouvernement israélien a indiqué que l'Autorité palestinienne, qui exerce le contrôle - tout relatif - sur la population de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, avait affirmé avoir mis M. Karmi en prison. Il a été brièvement emprisonné, en effet, m'ont dit ses amis, et l'Autorité palestinienne a essayé de le persuader d'accepter d'être transféré et emprisonné à Ramallah. De leur récit, il ressort que cette proposition visait plus à protéger M. Karmi qu'à le punir...
Il s'était entêté et refusait d'aller à Ramallah. L'un de ses camarades m'a confié que lorsqu'on tentait de le mettre "en état d'arrestation", il refusait, répétant : "Je suis un poisson et Tulkarem est mon aquarium. Si je quitte Tulkarem, j'en mourrai."
Plus loin, dans la même rue, des hommes se sont rassemblés autour d'une flaque de sang, sur l'asphalte, à l'endroit où M. Karmi a été déchiqueté par l'explosion qui s'est produite, ce matin, aux environs de onze heures. Des éclats de shrapnel ont emporté l'écorce d'un olivier tout proche. Le souffle a brisé les vitres à vingt mètres à la ronde.
Azzam Abdel Hadi, chauffeur de taxi, la trentaine, m'a montré avec fierté une photographie récente de sa fillette de dix-neuf mois, avec M. Karmi, celui-ci tenant un fusil M-16 à la main. "Nous l'aimions tous", m'a-t-il dit. "Il n'a jamais cherché à nous en imposer par la crainte. Nous étions très fiers de lui."
Nessim al-Farr, douze ans, a chanté pour moi quelques couplets d'un chant composé par un artiste du coin pour honorer la mémoire de M. Karmi : "Ra'ed al-Karmi, ô toi, fils des révolutionnaires, que ta détermination ne faiblisse jamais, qu'il fasse jour ou qu'il fasse nuit..."
Et Abdel Hamid, quinze ans, d'enchaîner avec le refrain : "Tu est le Promis : que Dieu te protège, dans les cieux !"
Nombreux étaient les jeunes garçons et même les hommes mûrs à porter en pendentif la photo de M. Karmi ou d'autres disparus qu'ils qualifient de martyrs. Ce colliers commémoratifs sont la création d'un artiste local, prénommé Badr (quarante ans). Vous pouvez aussi vous procurer auprès de lui des porte-clé en bois d'olivier, sur lesquels il applique des portraits similaires.
Badr, par le passé, vendait ce genre d'objets, mais ils servaient alors de supports de communication pour des amourettes, m'a-t-il confié lorsque je suis allé lui rendre visite dans son atelier, situé en entre-sol. "Mais, depuis l'intifada, les gens sont plus porté sur le nationalisme que sur le flirt."
Ce n'est pas d'aujourd'hui, m'a expliqué Badr, que les émules de M. Karmi ont détrôné  toutes les autres vedettes qui ont l'honneur de ses productions, qui se vendent pour la plupart à un peu moins d'un dollar pièce. L'Autorité palestinienne ne l'autoriserait pas à vendre des objets rehaussés de l'effigie d'Oussama Ben Laden, m'a-t-il précisé. Mais cela n'a pas d'importance. "Les gens ne me demandent pas d'Oussama(s) Ben Laden". "Ce qu'ils veulent - et ils se les arrachent - ce sont des Ra'ed Karmi(s)"...
                           
7. Dans les champs de ruines de Rafah, des réfugiés palestiniens crient leur rancœur et leur désir de vengeance par Michel Bôle-Richard
in Le Monde du dimanche 13 janvier 2002

"On est traité comme des chiens. Que voulez-vous que je fasse maintenant  ?"
Rafah de notre envoyé spécial
La route de Rafah est coupée ce vendredi 11 janvier. Des chars bloquent le trafic. Pour se rendre à l'extrême pointe de la bande de Gaza, il faut emprunter des chemins de traverse défoncés par la pluie et encombrés de véhicules.     
Nul ne sait quand cela cessera. C'est l'une des mesures de représailles israéliennes après la récente attaque, par le Hamas, d'un poste de l'armée, en territoire israélien, à la lisière de la bande de Gaza. Quatre militaires ont alors été tués. Dans la nuit de jeudi à vendredi, c'est la piste de l'aéroport international de Gaza qui a subi de nouvelles détériorations.
Vers 1 heure du matin, deux tanks et trois bulldozers ont franchi le grillage d'enceinte et labouré la piste sur toute sa largeur, en plusieurs endroits, déchirant le macadam sur une profondeur de 50 centimètres et sur plusieurs dizaines de mètres. De larges sillons, qui sont venus amplifier les destructions opérées environ un mois plus tôt, et dont les gravats venaient d'être mis sur le côté.
Les employés de cet aéroport flambant neuf et inauguré par Bill Clinton en décembre 1998 contemplent les dégâts les poings serrés. Les chenilles des chars ont laissé leurs empreintes. Les feux des pistes sont écrasés. Sur le côté, un radar gît près d'un bâtiment détruit par les missiles des F-16 israéliens. Fermé depuis près d'un an pour cause d'Intifada, l'aéroport qui faisait la fierté de l'Autorité palestinienne est inutilisable.
La veille, dans la nuit de mercredi à jeudi, ce sont des habitations de réfugiés, au "Camp 0", en bordure de Rafah, qui avaient été visées par les représailles israéliennes. "Il était 1 h 30 du matin. Tout le monde dormait. Le calme régnait, raconte Hamzi Fathi. On a entendu les bruits des tanks et des bulldozers. Il y avait huit blindés et quatre bulldozers. Les voisins ont frappé à la porte. Tout le monde s'est enfui sans rien emporter, alors que les coups de feu claquaient. Ça a duré trois heures. Lorsqu'on est revenu, on pensait que les destructions seraient comme les autres fois, c'est-à-dire six à huit maisons. Mais, cette fois, c'était énorme. Il ne restait plus rien sur près de 200 mètres."
QUELQUES BOUTS DE BOIS
Ce camp est adossé à la frontière, le long d'un grillage qui délimite le no man's land avec l'Egypte. Connu sous le nom de Salaheddine Gate, ce secteur a toujours été agité. Naji Chehada, pompiste dans ce cul-de-sac fortifié, estime que c'est l'endroit où il y a eu le plus de victimes. Tous les murs alentour sont criblés d'impacts de balles. Des coups de feu retentissent toujours. C'est devenu un lieu d'affrontements entre Palestiniens et Israéliens.
L'armée israélienne a justifié les destructions par le fait que des coups de feu ont été tirés et des grenades lancées à partir de ces maisons qui, selon elle, pourraient par ailleurs être utilisées pour masquer un réseau de tunnels permettant d'acheminer des armes à travers la frontière. La décision de raser la zone avait été prise il y a plusieurs semaines, a indiqué un porte-parole de Tsahal, mais l'application en a été retardée en raison du calme qui a prévalu ces derniers temps dans la bande de Gaza.
Il ne s'agit donc pas d'une opération de représailles, mais d'un objectif planifié pour des raisons de sécurité. Ce qui ne surprend pas Mohammed Zaki : " Les Israéliens ne veulent pas la paix. Ils veulent de l'espace, pour de prétendues raisons de sécurité. Tous les prétextes sont bons. Au moindre coup de feu, ils reviendront et détruiront encore une partie de ce qui reste."
Une femme en noir se lamente, assise sur un parpaing. Des enfants ramassent des bouts de bois pour faire du feu. D'autres tentent de récupérer quelques objets, sans oser s'aventurer trop loin. Du linge mis à sécher traîne dans la boue.
La famille de Nehad Ghassan vivait à seize dans une baraque solide, dont il ne reste que deux pièces à moitié écroulées. Les hommes se sont rassemblés autour d'un feu de bois au milieu des décombres de toutes sortes qui ont enseveli le mobilier. Nehad Ghassan gagnait sa vie en vendant des sandwichs dans sa petite boutique. Maintenant, il n'a plus rien pour nourrir ses huit enfants. Son frère a perdu une jambe la semaine dernière, après avoir été touché par un éclat d'obus. Il montre le trou qui perce le mur. "On veut vivre en paix. On n'est pas contre les Israéliens mais ils ne nous laissent aucune chance. On n'a aucun droit. On est traités comme des chiens. Que voulez-vous que je fasse maintenant ? Je ne peux même pas reconstruire. Ils feront tout exploser à nouveau."
"ON NE BAISSERA PAS LES BRAS"
Il n'y a pas que des propos de désespoir sur ce champ de ruines. Des cris de rancœur et de vengeance aussi,contre les Américains en premier lieu. " Ils ne font rien pour stopper cela. Un jour viendra ou l'Amérique n'aura plus la force qu'elle a maintenant. Personne ne s'attendait au 11 septembre, mais ça se reproduira et ce sera pire", n'hésite pas à dire Mohammed Zaki avant de se déclarer convaincu que ses enfants ou ses petits enfants, un jour ou l'autre, pourront de nouveau s'installer à Jaffa, d'où il a été " chassé". " Je le sais. Dieu l'a promis. C'est dans le Coran." Un autre se demande pourquoi le monde ne leur vient pas en aide, pourquoi personne ne proteste lorsqu'on détruit en plein hiver ce qu'ils ont eu tant de mal à construire depuis que les Palestiniens sont devenus " le rebut du Moyen-Orient". " En faisant cela, ils nous rendent encore plus forts, plus décidés que jamais", ajoute son voisin.
L'Agence de secours et de travail des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (Unrwa) a distribué des couvertures, de la nourriture, des matelas, des tentes. Les sinistrés ont trouvé un refuge provisoire dans la famille, chez des amis. Au carrefour principal de Rafah, dix-neuf tentes blanches ont été montées. Mais elles sont inoccupées en raison de la pluie et du froid. Interrogé sur les mouvements islamistes, un jeune n'hésite pas à dire qu'il les soutient et que demain, " si on [lui] donne une bombe, [il ira] la poser en Israël. On ne baissera pas les bras. On se battra jusqu'au bout".
                       
8. France-islam : le rendez-vous manqué de la décolonisation par Patrick Girard
in Marianne du jeudi 7 janvier 2002
Le refus d'assumer le passé colonial a empêché, après 1962, la création d'un statut spécifique du culte musulman. A l'heure actuelle, il paraît plutôt hasardeux de combler cet oubli.
Un cliché navrant veut que l'on oppose souvent, en matière d'intégration ou du statut de leurs cultes, juifs et musulmans de France. L'histoire des premiers débuterait en effet avant la Gaule chrétienne et chacun de ses épisodes, glorieux ou tragiques, s'inscrit dans l'histoire du pays, alors que les musulmans, eux, de Poitiers en 732 jusqu'à leur arrivée massive en métropole au 20ème siècle, seraient quasiment absents dans la "doulce France". Voilà qui devrait renforcer leur sentiment d'être des "étrangers". Cette vue est singulièrement restrictive et, en grande partie, inexacte. Narbonne et ses environs furent une principauté musulmane jusqu'à Charlemagne. Après la reddition de la ville, des groupes réduits perpétuèrent leurs traditions en Languedoc tandis que d'autres s'établirent longtemps à demeure dans le Var, au cœur du massif des Maures.
La politique de rapprochement de François 1er avec la Sublime Porte se traduisit d'ailleurs par l'établissement de marchands levantins dans de nombreux ports méditerranéens, notamment à Marseille. Sans être autorisés à pratiquer ouvertement leur culte, ils le célébraient discrètement, au su des autorités. Richelieu eut par exemple pour conseiller un certain Alfonso Lopez, descendant de ces Morisques ibériques - l'équivalent islamique des Marranes - expulsés sous Henri IV vers le Sud-Ouest. Au même moment, la fondation de Bastion de France à La Calle, premier établissement français en Algérie, et du poste de Saint-Louis au Sénégal obligèrentles officiers royaux à édicter des règlements concernant les musulmans devenus sujets du roi. La présence à Saint-Louis d'une mosquée, la seule du dar-elIslam à être surmonte d'un clocher-horloge, en fournit une preuve irrécusable.
Mauvaise conscience
Lors de l'expédition d'Egypte, Bonaparte, entouré de Mamelouks incorporés dans sa garde personnelle et rapatriés en France, n'hésita pas à se présenter comme admirateur de l'"Alcoran", comme ami et protecteur de l'islam cependant que l'un de ses généraux se convertissait à celui-ci. Il y avait alors, à Paris et Marseille, une petite communauté musulmane, trop restreinte pour voir son existence réglementée, mais qui fit souche. Au XIXème siècle, l'expansion coloniale, au Maghreb et en Afrique noire, obligea les différents ministères concernés (Affaires étrangères, Marine, Colonies, Armée) à organiser le culte et sa représentation ainsi que le statut personnel des fidèles, sous l'impulsion des officiers des bureaux arabes. On vit même, sous la IIIème République, un élu musulman, un naturalisé français, siéger au Palais-Bourbon comme représentant d'une circonscription de l'Est dont la foi et la gandoura n'avaient pas rebuté ses électeurs. La création, en pleine période des Années folles, de la Mosquée de Paris, les nombreux textes juridiques publiés par les spécialistes du droit colonial et d'autres dispositions montrèrent que la France avait organisé, à l'échelle de l'Empire, le culte musulman. Paradoxalement, ces efforts furent réduits à néant par la décolonisation, sorte de Janus bifrons, qui vit d'une part l'abandon des anciennes lois et du statut personnel, hormis à Djibouti, aux Comores et enfin, dans la seule île de Mayotte, mais aussi l'afflux d'une nombreuse immigration musulmane dont le culte désormais était négligé par la République. On s'en préoccupa peu, ne serait-ce qu'en raison d'une culpabilité née de la mauvaise conscience à l'égard du passé colonial et de l'incurie des différents ministères, ce, précisément, alors que le monde musulman connaissait de profondes mutations et renforçait sa présence en France métropolitaine. A cet afflux, la République répondit par l'ignorance.
                           
9. "L'Etat islamique idéal est fondé sur une utopie" - Entretien avec Maxime Rondinson par Lucien Bitterlin
in France-Pays Arabes N°276 du mois de décembre 2001 / janvier 2002
Maxime Rodinson a consacré sa vie à faire connaître le monde arabe, la civilisation et la langue arabes ainsi que le monde islamique en tant que professeur, chercheur et auteur de très nombreux ouvrages et articles. Cette sommité qui a contribué à former des milliers d'étudiants à la culture arabe, a accepté de nous recevoir dans son appartement parisien, envahi de livres écrits dans toutes les langues et de toutes les époques, pour évoquer avec nous l'actualité tourmentée et commenter quelque peu les illusions des utopistes.
France-Pays Arabes (FPA) : Dans les années soixante, vous avez constitué avec Jacques Berque un Groupe de recherche et d'action pour le problème palestinien, le GRAP. Vous étiez pratiquement les seuls, avec Témoignage Chrétien, à connaître le problème palestinien, et à en donner une idée différente de l'opinion générale en France...
Maxime Rodinson (MR) : Oui. Nous n'étions pas nombreux, mais il y a eu des réunions (au moment de la guerre de juin 1967) où il y avait du monde.
FPA : Vous avez adhéré à l'Association de Solidarité Franco-arabe quand elle s'est constituée, à la fin de l'année 1967, à l'époque où le général de Gaulle, après la célèbre conférence de presse du 27 novembre 1967 (lorsqu'il avait parlé du peuple (juif) d'élite, sûr de lui et dominateur), s'était fait traiter d'antisémite.
MR : C'était classique !
FPA : Vous avez aussi été traité d'antisémite ?
MR : (ironiquement) Oui, pourquoi pas ?
FPA : Une trentaine d'années après, comment estimez-vous la situation au Proche-Orient ?
MR : Il y a eu une évolution dans l'opinion française et européenne, c'est évident. L'impression que j'ai, c'est que les gens sont devenus moins unilatéraux. Il y a quand même des rapprochements.
FPA : Vous pensez qu'il y a une progression (vers une solution) depuis la reconnaissance en septembre 1993 de l'OLP par Israël et vice-versa ?
MR : Oui, je crois. Mais c'est une progression toujours interrompue par un incident, que suit alors une régression.
FPA : Vous pensez qu'il sera possible que le conflit israélo-palestinien, israélo-arabe soit résolu à... moyen terme ?
MR : Je crains que cela prenne beaucoup de temps. Alors ; combien de temps ? Cela peut être long. Un siècle, peut-être...
FPA : Si loin ?
MR : Il peut y avoir des étapes intermédiaires, mais je ne pense pas que cela puisse avancer énormément.
FPA : Tout récemment, le président George W. Bush se déclarait favorable à l'existence d'un Etat palestinien, donc à l'application intégrale des résolutions du Conseil de Sécurité de l'ONU. La solution dépend pour beaucoup du soutien qu'apportent les Américains à Israël, et de leurs initiatives ou abstentions en ce domaine... ?
MR : Bien sûr. Ce sont eux qui font la pluie et le beau temps. Anouar ElSadate avait, comme beaucoup, déclaré la même chose.
FPA : Anouar ElSadate avait pensé qu'il pouvait arriver à faire la paix entre Israël et les Palestiniens, après celle qu'il avait scellée lui-même avec Begin.
MR : C'est une utopie. Par contre, ce qui est sûr, c'est que les Etats-Unis comptent énormément pour arriver à un règlement de paix.
FPA : Les attentats qui ont eu lieu le 11 septembre aux Etats-Unis pourraient-ils les amener à faire plus d'efforts en faveur de la paix ou, au contraire, à soutenir encore plus Israël ?
MR : Cela a des effets dans un sens et dans l'autre. D'un côté, c'est interprété par beaucoup d'Américains comme une démonstration de l'hostilité totale à la paix du monde arabe et du monde musulman en général. C'est donc négatif pour une avancée vers la paix. D'un autre côté, cela démontre la force terrible du ressentiment des Arabes et des musulmans, donc il convient d'en finir avec cette situation, et trouver une solution même "boîteuse" pour le moment.
FPA : Parce qu'on n'a pas assez conscience du ressentiment des musulmans des Philippines, d'Indonésie, ou d'ailleurs, qui se sentent solidaires des Arabes du Proche-Orient ?
MR : Maintenant, dans les milieux diplomatiques, on prend un peu plus en considération l'Islam non arabe. Il y a des années que je répète qu'il n'y a qu'un musulman sur cinq qui est arabe. Dans le grand public, la confusion est totale.
FPA : On oublie aussi qu'il y a des Arabes chrétiens... Vous avez écrit, tout au long de votre vie, sur les Arabes, sur l'Islam, sur le marxisme et les Arabes, et vous savez combien est grande la méconnaissance des Occidentaux sur ces sujets. Pensez-vous que les idées simplistes de certains de nos hommes politiques sur le conflit du Proche-Orient, par exemple, est le fait de leur ignorance de l'histoire ?
MR : C'est un facteur important. On est souvent sidéré à la lecture de textes émanant de personnalités politiques de premier plan. Elles sont fréquemment ignorantes dans le domaine international de données élémentaires.
FPA : A propos de l'enseignement de l'arabe, on a l'impression que sur le plan officiel on ne se préoccupe guère de la promotion de cette langue. La revue Maghreb-Machrek va cesser de paraître, le CHEAM n'existe plus, et y a-t'il toujours une chaire d'arabe au Collège de France ? Je n'en suis pas sûr !?
MR : Il faut savoir que lorsque j'étais jeune, la langue turque était aussi très importante pour le Proche-Orient. Elle l'était sur le plan diplomatique, touristique...
FPA : Pour le commerce, il fallait aussi parler l'arabe... ?
MR : Oui. Tant qu'il n'y avait pas d'Etats arabes et que c'était l'empire ottoman qui recouvrait ces pays. C'est avec Atatürk que la séparation des Arabes de l'Empire ottoman s'est effectuée.
FPA : Qu'est-ce que c'était, le monde arabe, avant ?
MR : C'étaient les populations qui parlaient l'arabe. Politiquement, cela ne constituait pas un ensemble.
FPA : Aujourd'hui, beaucoup confondent les Arabes et les musulmans. Or il y a un milliard, ou plus, de musulmans dans le monde, et seulement 250 millions d'Arabes, parmi lesquels quelques dizaines de millions de chrétiens.
MR : Et il y a combien de musulmans turcs, malais, indonésiens... (ceux-là représentent plus de cent vingt millions d'individus). Cela fait beaucoup plus.
FPA : L'évolution de certains musulmans vers l'islamisme, le fondamentalisme, vous pensiez qu'elle prendrait cette importance ?
MR : Je commençais à le craindre, il y a déjà longtemps. Il y a eu des étapes de prise de conscience de cette évolution. Lorsque j'étais professeur de secondaire à Saïda, au Liban, j'avais des élèves musulmans et je voyais bien ce qui les agitait.
FPA : A quelle époque ?
MR : C'était pendant la dernière guerre mondiale. Je suis resté à Beyrouth quelques années. Deux de mes enfants sont d'ailleurs nés au Liban.
FPA : Les musulmans au Liban, pendant la période du Mandat français, revendiquaient l'indépendance, comme les chrétiens libanais, mais souhaitaient-ils un Etat islamique ?
MR : Non. Peut-être certains fantasmaient-ils un Etat purement islamique, parce que ce serait un Etat idéal fondé sur une utopie. C'était la même chose lorsque je considérais autrefois l'Union soviétique comme un Etat communiste idéal. C'était une utopie de penser que ce genre de régime ne pouvait être que parfait. Je suis revenu depuis longtemps de l'utopie d'une société idéale. Contredire cela devant un public acquis à cette utopie n'est pas facile.
Ces "activismes idéologiques" existent depuis toujours. J'ai appelé cela ainsi dans un livre : "De Pythagore à Lénine". Le pythagorisme, au sixième siècle avant J.C., ressemblait beaucoup à cela. C'était le premier exemple aussi bien documenté d'une formation de ce genre.
Il y a toujours eu ce genre de tendance, car cela rejoint l'idée de paradis terrestre où se réaliserait un Etat, ou une société idéale. Même dans l'église catholique, cela a été longtemps une rêverie...
FPA : Et, contre ce genre d'utopie dangereuse, excessive, quels seraient les remèdes ? Il faudrait s'attaquer aux causes de l'utopie, aux raisons qui en sont à l'origine. Mais ce serait peut-être, aussi, une utopie ?
MR : Oui, car on mettrait, à la place, des objectifs impossibles à atteindre, comme ceux qui disent constamment "il faut combattre l'égoïsme", etc... "Vaste programme", comme disait le général de Gaulle. Se mobiliser contre la bêtise humaine, c'est facile à dire...
FPA : Revenons au conflit du Proche-Orient. Quel avenir voyez-vous pour Israël ?
MR : C'est aussi difficile à répondre. Les Israéliens prennent un mauvais chemin. On les a avertis cent fois depuis cinquante ans, voire plus. Tout se conforme aux pires prophéties que l'on avait pu faire. Ils s'enfoncent dans des errements sans fin. Chacun a ses illusions. Eux (les Israéliens) disent qu'ils sont tellement gentils et tellement bien sous tous rapports que l'on ne pas ne pas se rallier à eux à un moment donné.
FPA : Mais quand on critique les positions d'Israël, on devient antisémite. Que répondez-vous à cela ?
MR : C'est un vieux stratagème des idéologies. C'est de dénoncer dans leurs critiques, ceux qui les critiquent et qui sont assimilés à ceux qui ont la pire réputation en général. Si vous dites quelque chose dans ce sens, aussitôt la réplique est "Hitler disait la même chose". Donc on ne peut plus rien dire.
FPA : Aussitôt, on est un nazi... Les Israéliens, après la guerre des Six jours, utilisaient comme slogan "Aujourd'hui, les nazis sont arabes". Et les Palestiniens, comment voyez-vous leur avenir ?
MR : Yasser Arafat, ayant une marge très limitée, fait ce qu'il peut. Je ne vois pas comment il pourrait faire plus. Il se débrouille dans une situation très compliquée. Il fait le maximum pour les Palestiniens.
FPA : Pourquoi, d'après vous, n'a-t-il pas été possible d'arriver à un Front commun arabe qui puisse rétablir un équilibre stratégique avec Israël pour l'amener à composer ?
MR : Un front, cela suppose des idées communes et des conceptions communes, pas seulement des idées dans l'abstrait par rapport à la situation stratégique d'aujourd'hui. Quand il y a seulement quatre formations politiques, c'est déjà difficile de les mettre ensemble pour trouver un terrain d'entente commun, que ce soient des partis politiques, ou d'autres types d'organisations.
FPA : Par exemple, la Syrie a appelé à l'unité arabe, et a agi pour aider à ce que soit mis un terme à la guerre interne du Liban. Mai il y a aussi d'autres sources de conflits, la guerre Irak-Iran, la guerre du Golfe pour la libération du Koweït, etc. Pour vaincre l'Allemagne nazie, il y a plus de cinquante ans, les Etats-Unis et l'ancienne Union soviétique ont fait cause commune avec la Grande-Bretagne et la France Libre. La deuxième guerre mondiale, qui fut terrible, n'a duré que cinq ans. Pourtant les régimes soviétique et américain avaient des idéologies complètement différentes.
MR : C'était dans un but précis, et chacun, une fois l'objecif atteint, s'est occupé de ses intérêts particuliers.
FPA : Un Front commun arabe pourrait faire réfléchir les gouvernements israéliens. Revenu sur ses frontières du 4 juin 1967, Israël devrait comprendre que sa sécurité ne sera assurée que par un règlement de paix globale, garanti internationalement. Déjà, les pays arabes ont reconnu de facto Israël, certains l'ont fait de jure. Or rien ne bouge, si ce ne sont les opérations de la résistance, de l'Intifada et la répression israélienne. Rien ne fait peur à Israël soutenu par les Etats-Unis...
MR : Il y a quand même beaucoup de tractations. Il faut y ajouter un certain fatalisme. On laisse pourrir la situation, et plus ça va mal plus on espère. Jusqu'à présent, on n'a jamais connu dans l'histoire de société mondiale sans conflit. Cela a toujours existé. Et cela durera encore longtemps.
FPA : Que pensez-vous de ces jeunes de banlieue, Français originaires du Maghreb, dont certains éléments inquiètent les pouvoirs publics, et qui semblent ignorer leur histoire, donc se sentent des mal-aimés.
MR : Personne ne connaît réellement son histoire. Parce qu'on nous l'a serinée à l'école, nous en avons une idée, sinon nous ne saurions pas grand chose. Quant à eux, ils ne savent rien, même si des images leur arrivent, comme leur liaison passée avec l'Andalousie. Cela leur donne des raisons de vivre, d'espérer...
FPA : Il y a aussi les manifestations de violence, réelle ou sous-jacente.
MR : Bien sûr. Mais on n'a jamais vu une société non-violente. C'est un fait que depuis que l'on connaît un peu d'histoired de fragments d'humanité, il y a toujours eu des conflits, entre cités, royaumes, etc... Entre Sparte et Athènes, partout dans le monde, en particulier au Moyen-Orient.
FPA : C'est dans la nature humaine, depuis la nuit des temps... Sur un tout autre plan, vous qui avez tant donné pour faire connaître le monde arabe, la langue arabe, vous dites-vous parfois que, si vous aviez eu plus de moyens, notamment avec les technologies modernes, vous auriez gagné plus de monde à l'enseignement de l'arabe ?
MR : Je suis sceptique de nature. Le spectacle de l'évolution des choses ne m'a pas rendu plus optimiste.
FPA : Quand vous voyez ces colloques sur l'arabofrancophonie, qu'en pensez-vous ?
MR : C'est toujours bien. Ce n'est pas inutile de dispenser quelques idées justes sur le monde autour de soi. Cela peut être positif dans certains cas. Mais il ne faut pas se baser seulement là-dessus pour espérer des percées décisives.
FPA : Auprès de vos anciens étudiants, que vous retrouvez, qui viennent vous voir, il vous arrive de vous dire : "Celui-ci, il a pris de l'importance, il a bien compris l'évolution du monde, il a profité du savoir que nous lui avons donné. " Sentez-vous le fruit de la connaissance du monde arabe, de la civilisation et de la culture arabe que vous lui avez enseignées ?
MR : Oui, quelquefois, de la part de mes anciens élèves, mais c'est rare. J'ai pris de l'âge, je suis fatigué. Cela fait plaisir quand même de parler avec eux de dialectes arabes, ou d'autres choses...
FPA : Vous parlez beaucoup de langues...
MR : Vous savez, je ne parle pas, j'ai des connaissances comme ça... Ce qui m'intéresse le plus, c'est ce que je n'ai pas appris, le Bouddhisme, et tout ce que j'ignore. Il y a tant à découvrir, pour moi dont la première passion reste l'ethnographie.
(Maxime Rodinson, un sourire un peu moqueur au coin des lèvres, l'oeil malicieux, a toujours su qu'il fallait faire les choses avec sérieux, sans se prendre pour cela trop au sérieux...)