Point d'information Palestine
> N°184 du 15/01/2002
Newsletter réalisée par l'AMFP -
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amfpmarseille@wanadoo.frL'AMFP Marseille est une section de l'Association
France-Palestine Solidarité
Association loi 1901 - Membre de la Plateforme
des ONG françaises pour la Palestine
Pierre-Alexandre Orsoni (Président) -
Daniel Garnier (Secrétaire) - Daniel Amphoux (Trésorier)
Sélections,
traductions et adaptations de la presse étrangère par Marcel
Charbonnier
- RENDEZ-VOUS : Onze citoyens de la région
de Marseille ont participé du 22 décembre au 3 janvier dernier à la sixième
Mission civile de protection du peuple palestinien. Ils ont
séjourné, observé, participé à des actions en Palestine, à Jérusalem, Ramallah,
Bethléem et dans la bande de Gaza. Ils rendront compte de leur mission
ce mercredi 16 janvier à 19h à la Librairie Païdos - 54, Cours Julien à
Marseille.
Au
sommaire
Fable
Alors, vous voyez bien, puisque je vous
dis qu'il n'y a pas de bananes ! par Stéphen Langfur in Challenge
Magazine (bi-mensuel israélien) N°69 du 3 septembre 2001 [traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Réseau
Cette rubrique regroupe des
contributions non publiées dans la presse, ainsi que des communiqués
d'ONG.
1. Une énième incursion habituelle, mais beaucoup plus désastreuse
cette fois-ci ! par Médecins Sans Frontières
2. Soldes : 2kg de démocratie pour 1 euro
par le Groupe Méditerranée d'ATTAC in Grain de sable du mardi 8 janvier
2002
3. Lettre au Père
Noël par Pierre-Marin Boucher
4. "Dénoncer ces mensonges"
par Maurice Barth
Revue de
presse
1. Sharon fait campagne contre la
France par Françoise Germain-Robin in L'Humanité du jeudi 10 janvier
2002
2. C.Q.F.D. par David Grossman
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du dimanche 6 janvier [traduit de l'anglais par La Paix
Maintenant]
3. Les tromperies
de M. Sharon par Pierre Blanc in La Croix du jeudi 3 janvier
2002
4. Interview d'Elie Barnavi : “L’Etat
palestinien sera souverain, avec Jérusalem-Est pour capitale” propos
recueillis par Philippe Jacqué sur le site Courrierinternational.com le
mercredi 2 janvier 2002
5. Une guerre à mort entre occupants et
occupés au Proche-Orient par Lucien Bitterlin in France-Pays Arabes
N°276 du mois de décembre 2001/janvier 2002
6.
Fermeture de la Chambre de commerce arabe de Jérusalem
in France-Pays Arabes N°276 du mois de décembre
2001/janvier 2002
7. Cultures et respect de
la personne humaine au Moyen-Orient par Dominique Chevallier
in France-Pays Arabes N°276 du mois de décembre
2001/janvier 2002
Alors, vous voyez bien,
puisque je vous dis qu'il n'y a pas de bananes ! par Stéphen
Langfur
in Challenge Magazine (bi-mensuel israélien) N°69 du 3 septembre
2001
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Un beau matin, au réveil, Melvin Tucker
se retrouva transformé en sioniste de base. Comme il était étendu sur le dos -
position inhabituelle pour lui - il pensa que c'était peut-être la raison de son
trouble. Il se retourna, enlaça son épouse et se rendormit. Mais, se réveillant
à nouveau, il constata que son état avait encore empiré. Il se leva et alla se
regarder dans la glace. Seul petit changement, à peine perceptible : la courbe
de sa lèvre supérieure était un peu plus accentuée qu'à l'accoutumée, comme s'il
la relevait, prêt à rétorquer à une accusation. A part ça, tout était habituel.
"Tuck, qu'y a-t-il ?" demanda sa femme, depuis le lit.
"Qu'est-ce qu'il y
a ?!", s'insurgea Melvin. "Quel autre pays au monde ferait preuve de retenue
lorsque des fanatiques venus du territoire voisin pénètrent dans ses villes et
s'y font sauter le caisson en tuant des dizaines de civils innocents, l'autorité
voisine ne faisant rien pour empêcher ça ? Quel autre pays pourrait supporter
une situation où les gens du territoire voisin tirent sur sa capitale - des gens
que le pays en question a lui-même armés en vertu d'un accord de paix de bonne
foi ?"
"Tuck !" l'interrompit sa femme. "Tu délires... Ma parole, tu es en
plein sionisme !"
Melvin baissa la tête.
Madame Tucker se leva pour
téléphoner.
Plus tard, dans le cabinet du médecin, elle demanda à son mari de
répéter ses propos au sujet du "seul pays au monde...". Il s'exécuta, de bonne
grâce.
"Les faits que vous énoncez sont réels, et bien tristes", dit le
docteur. "Mais cela ne fait pas de vous, pour autant, un sioniste. Vous pouvez
très bien avoir entendu quelqu'un proférer ces choses-là, dans un bulletin
d'informations, par exemple. Vous les aurez ruminées durant votre sommeil. Et
vous vous serez mis à y croire dur comme fer. Rien d'inquiétant..."
"Mais...
nous n'avons jamais fait de politique !", le coupa Mme Tucker. "Nous savons bien
qu'il y a toujours deux côtés, dans tout conflit."
Le docteur se renversa
dans son fauteuil et mit ses mains en pagode, joignant les extrémités de ses
doigts. "Voyons-ça de plus près", décida-t-il. Il tourna un regard pénétrant en
direction de Melvin :
"Dites-moi, M. Tucker. Y a-t-il un autre pays qui
fiche des colonies dans le territoire du pays voisin ? Comment un pays qui a
toujours refusé de déterminer le tracé de ses frontières peut-il espérer
empêcher des kamikazes de s'infiltrer chez lui ? Comment le dit pays peut-il
escompter que ces terroristes n'existent pas, tout en étrillant systématiquement
le peuple dont ils sont issus et, cela, depuis des générations ? Quant aux tirs
sur sa capitale, parlons-en... Savez-vous que la partie de la capitale sur
laquelle on a tiré de la sorte est bâtie sur des terrains que le pays en
question a confisqués aux gens qui tirent ? Et qu'avez-vous dit, encore ?... Ah
; oui... L'accord de paix de bonne foi... Grands Dieux !... Mais cela suffit,
pour le moment...
Alors, qu'avez-vous à répondre ?"
Melvin se mit à
sourire, soulagé : "Merci, docteur ! Je me sens beaucoup mieux maintenant !
C'était tellement bizarre : j'avais l'impression qu'un poste de radio
s'exprimait par ma bouche. Vous savez, nous ne sommes jamais allés dans le pays
en question. On serait incapables de le trouver, sur une carte. Même que nous ne
serions pas capables d'en épeler le nom..."
Le couple se leva pour s'en aller
mais, soudain, le visage de Melvin sembla pétrifié par l'angoisse. Il se rassit.
"Nous sommes un petit peuple", dit-il.
"Oh, Seigneur !" soupira Mme
Tucker. "Voilà que ça le reprend !"
"Nous avons été persécutés à travers les
siècles", poursuivit Melvin. "Nous avons toujours été des victimes".
Il se
leva à nouveau de son siège et se mit à arpenter le cabinet du médecin, faisant
force moulinets de karaté en l'air. "Nous sommes des victimes ! Des Victimes
!..."
"Il ne fait jamais de moulinets de karaté comme çà, en temps normal",
expliqua Mme Tucker au médecin.
"... nous devons avoir notre propre Etat",
proférait Melvin, poursuivant sa logorrhée intarissable, "afin que ces horreurs
ne se reproduisent plus jamais. Il faut que nous retournions sur la terre d'où
nous avons été chassés, il y a deux mille ans..."
"Eh béh !" le coupa le
docteur. "Et qui vous a expulsés de la sorte ?"
Melvin sembla un moment
désarçonné. Il se rassit et resta silencieux un moment, les sourcils froncés, en
proie à une intense cogitation. Puis il déclara, triomphant : "les Romains
!"
"Les Romains !", s'esclaffa le médecin. "Et quand donc les Romains vous
ont-ils chassés ? J'ai visité le pays en question. Il y a des vestiges de
synagogues datant de toute la durée de la période romaine. L'exil dont vous
parlez n'a jamais existé..."
"Mais je ne cesse d'avoir le sentiment que nous
avons été bannis !", geignit Melvin.
"Cela te passera, mon chéri", lui dit
Mme Tucker. "Rappelle-toi : nous ne sommes même pas juifs..."
"Nous sommes un
petit pays de victimes dans un océan d'Arabes ! Par-dessus le marché, ils sont
tous antisémites ! Nazis !"
"Cher M. Tucker, mon ami", dit le médecin, "il
est vrai que l'un de leurs dirigeants avait tenté, en vain, de conclure une
alliance avec Hitler, mais allez-vous punir un peuple entier pour cette bévue ?
S'il vous faut absolument punir quelqu'un, pourquoi ne punissez-vous pas les
Allemands ? Occupez donc un Land. Ou bien prenez quelque chose aux Italiens.
Eux, alors là, oui d'accord... étaient de vrais alliés des nazis. Ou les
Japonais. Je ne sache que le pays en question interdise les Fiats, les Subarus
ou les Wolkswagens. Bien au contraire : ses routes en sont encombrées... En
réalité, les seules voitures américaines qu'ils achètent, ce sont des Ford, dont
le fondateur a écrit l'un des ouvrages antisémites favoris d'Hitler. Prenez le
contrôle de Ford, qu'attendez-vous ?"
"Je le sens toujours, docteur : c'est
la terre de nos ancêtres, c'est la terre que Dieu (nous) a promise !"
Le
médecin prit son carnet d'ordonnances et écrivit longuement. Puis il releva les
yeux et livra son diagnostic. "Ce que vous avez, M. Tucker, est une affection
rare, de nos jours, mais d'après mon examen, je redoute un accès de sionisme. Il
y a un centre de soins spécialisé pour cela, à Porto-Rico. Ils utilisent la
technique de la banane et font état d'un certain degré de réussite." Il se remit
à écrire, puis lui tendit une lettre de recommandation.
Au grand regret de
Mme Tucker, elle n'était pas admise dans le centre de soins.
"C'est là un
chemin...", lui dit le spécialiste qui recevait le couple, "... que votre mari
doit parcourir seul..."
Il s'appelait Dr. Flapan. Plein de prévenances, il
donna à Mme Tucker l'adresse d'un groupe de soutien aux épouses de sionistes.
Après les formalités d'entrée, le Dr. Flapan conduisit Melvin dans une petite
pièce, avec une fenêtre. Celle-ci donnait sur ce qui ressemblait à un gymnase
reconverti. L'immense hall était plein de gens qui essayaient frénétiquement
d'attraper des noix de coco : ils avaient, en fait, les mains prisonnières de
noix de coco, attachées avec des chaînes à des barres de fer fichées dans le
sol. Il y avait aussi un singe, dans la même posture.
"Mais... que font-ils
?" demanda Melvin.
"Eh bien, voilà", dit le médecin : "c'est la vieille
méthode traditionnelle pour attraper les singes, que l'on utilise en Inde. C'est
d'ailleurs pourquoi nous avons aussi un singe : il donne l'exemple. Vous faites
un trou dans une noix de coco, qui soit tout juste assez grand pour livrer
passage à la main du singe. Puis vous placez une banane à l'intérieur de la noix
de coco et vous attachez celle-ci à une barre solidement arrimée dans le sol. Le
singe vient, voit la banane, introduit sa main dans la noix de coco et attrape
la banane. Mais le trou n'est pas assez grand, voyez-vous, pour que le singe
puisse retirer sa main de la noix de coco, tant qu'il ne lâche pas la banane.
Pour se libérer, il faudrait qu'il laisse tomber la banane. C'est là exactement
ce à quoi le singe ne peut se résoudre. Il s'entête, tout en essayant vainement
de se dégager, comme vous le voyez faire, en ce moment précis. Il sait que le
trappeur de singes arrive. Il entend ses pas, il le flaire, et enfin il peut
même le voir. Mais le singe ne peut se résoudre à lâcher la banane. Et il se
fait capturer."
"Mais", dit Melvin "ce sont des gens, que je vois, là : ils
sont assez intelligents, eux, pour laisser tomber, et lâcher la banane
!"
"Bien sûr..."
"Alors, pourquoi ont-ils ce comportement bizarre ? C'est
dingue ! Effrayant !"
"Oui, vous l'avez dit , M. Tucker : effrayant.... Car,
voyez-vous, dans leurs noix de coco, à eux, vous ne trouverez aucune
banane..."
"Pas de banane !"
"Pas de banane..."
"Qu'est-ce qu'il y a,
alors, dans leurs noix de coco ?"
"A votre avis ?"
"Je ne sais pas - des
diamants, des perles - voilà ce qui pourrait, à la rigueur, me faire adopter le
même comportement qu'eux."
"Eh bien... allons les interroger..."
Le bon
docteur ouvrir une porte, située à côté de la baie vitrée : un vacarme intense
envahit la pièce. L'apparition des deux visiteurs redoubla l'agitation des
captifs et ils se mirent, tous, à courir de ci, de-là, montrant les dents et
criant d'une manière pitoyable, jusqu'à ce que leur main, toujours emprisonnée
dans leur noix de coco, ne les arrête net, sous l'effet de la douleur.
Le
docteur demanda à Melvin de ne pas bouger et d'attendre un relatif retour au
calme. "C'est tellement excitant, pour eux, de voir un étranger", lui dit-il,
"ça leur donne l'espoir que quelqu'un d'autre va venir les rejoindre. Ils ont
toujours besoin de se gagner de nouveaux membres."
"Mais certains avaient
l'air de vouloir s'enfuir..."
"Ah, oui, il y en a aussi, de ceux-là. Ils ont
dû penser que vous apparteniez à l'autre côté."
"Parce que... il y a un autre
côté ?"
Le docteur répondit, en riant : "mais bien sûr, M. Tucker ! Seulement
voilà : l'autre côté est invisible, pour la plupart d'entre eux. Disons qu'ils
ne les voient pas. Ni vous, d'ailleurs, je pense, dans l'état où vous êtes
actuellement. Mais, voilà que le calme est revenu. Je pense que vous pouvez
parler à l'un d'eux."
Il y avait là un vieil homme à la noble allure, avec un
front immense et des cheveux argentés ramenés sur les côtés. Il avait de très
beaux sourcils arqués : on aurait dit un peu les ouïes d'un violon. Ses yeux,
sous ces sourcils remarquables, brillaient d'aménité. Melvin pensa immédiatement
à Simon l'Aimable, le 'méchant' d'une série télé de sa jeunesse. Simon - c'est
comme ça que nous l'appellerons désormais - ne cessait d'introduire sa main dans
sa noix de coco et de l'en retirer aussitôt, comme s'il voulait montrer qu'il
était capable de l'abandonner et de partir.
"Allons lui parler", proposa
Melvin. "Il a l'air gentil".
"Gardons-le pour plus tard", répondit le
docteur. "Commencez donc avec celui-là". Il mena Melvin auprès d'un personnage
barbu, à l'allure formidable, qui évoquait quelque personnage biblique. Cet
homme ne cessait de s'acharner sur sa noix de coco. Parfois, il la soulevait à
hauteur de sa bouche et il mordillait le bord du trou afin, apparemment, de
l'élargir. Mais tout ce qu'il réussissait à faire, en fait, c'était de mettre en
sang le dos de sa main.
"Monsieur", dit Melvin, "qu'avez-vous donc, dans
cette noix de coco ? Seuls des diamants, ou des perles, pourraient ainsi me
retenir prisonnier, comme vous l'êtes".
"Prisonnier ! Je ne suis pas
prisonnier !" brailla l'homme de sa voix de stentor.
"Regardez !". Dans un
geste de défi rapide comme l'éclair, il desserra sa prise sur ce que la noix de
coco était supposée renfermer et il retira lestement sa main du trou, tout en
plaçant la noix à la hauteur des yeux de Melvin - tout en veillant, bien
entendu, à ce qu'elle ne lui échappe pas. Melvin regarda à l'intérieur, sous
différents angles. Il ne vit rien. Il pensa que l'éclairage était
insuffisant.
"Je peux toucher ?", demanda-t-il.
"Vous êtes juif ?" lui
demanda l'homme, en retour.
"Je suis épiscopalien de naissance", répondit
Melvin. "Mais je ne crois pas réellement dans toutes ces bondieuseries, et j'ai
beaucoup de sympathie pour le peuple juif."
"Je suis désolé", dit l'homme.
"J'espère que vous comprendrez. Nous avons dû supporter tellement de siècles
d'"Interdit aux Juifs !" Maintenant, au moins, sur ce morceau de terre -" il
secouait sa noix de coco sous le nez de Melvin - "nous avons enfin la
possibilité de décréter : "Interdit aux goys !"
"Mais", dit Melvin, "je ne
vois rien du tout."
Une ombre d'angoisse passa sur le visage du barbu. Il
tourna le trou de la noix de coco dans sa propre direction et regarda à
l'intérieur. Immédiatement, l'expression de son visage se rasséréna. Ses yeux
s'élargirent et s'humidifièrent de joie. En regardant l'intérieur de sa noix de
coco, il avait l'air enfantin, béat, plus ange qu'homme, et Melvin, éperdu
d'admiration, pensa : "mais non, ce n'est pas un prisonnier ! Comme c'est cruel
de ma part, de dire qu'il n'y a rien du tout dans sa noix de coco, alors qu'elle
lui donne tellement de satisfaction !"
"Vous ne voyez pas ce qu'il y a dans
la noix de coco", dit l'homme, l'oeil toujours rivé au trou ménagé dans
celle-ci, "parce que vous ne voyez pas avec les yeux de la foi. Si vous aviez
mes yeux, ou les yeux de certains d'entre nous, dans cette pièce, vous verriez
une terre de lait et de miel, une terre chère au Verbe. Les yeux d'Adonaï y sont
fixés en permanence, du début jusqu'à la fin de l'année."
"Amen ! Hallelujah
!" s'écrièrent plusieurs autres, vêtus eux aussi à la mode biblique - ils
s'étaient approchés du duo qu'ils formaient, aussi près que les chaînes retenant
leurs noix de coco le permettaient.
Le prophète - c'est ainsi que Melvin
voyait notre barbu désormais - replongea la main dans sa noix de coco et la
brandit à la manière d'une torche. "Le Verbe", dit-il, " a donné cette terre en
héritage à nos ancêtres, pour l'éternité. Maintenant nous y sommes revenus,
remplaçant les pampres des vignes par du fil barbelé, les arbres fruitiers par
des check points, éventrant les collines pour y faire passer des routes de
contournement, afin que tout homme puisse se reposer à l'ombre de son
hélicoptère et de son F-16. Envisageriez-vous un seul instant que nous puissions
renoncer à un tel héritage - nous en aller et l'abandonner là, dans une noix de
coco, à n'importe qui ?
Jamais, Monsieur ! C'est à nous ! Si vous aviez les
yeux de la foi, vous sauriez que la vie sans le Verbe n'a aucun sens, et que le
Verbe nous a donné cette terre afin que nous l'occupions et que nous la
possédions, que nous la surveillions et que nous la gardions. Beaucoup plus que
nous ne la gardons, c'est elle qui nous garde !"
"Eh bien, si une chose est
sure, c'est que ces noix de coco, vous en êtes accros !", pensa Melvin.
"Vous
ne pouvez pas demander à quelqu'un", dit le prophète, en souriant, "de s'en
aller en laissant là ce qui donne un sens à sa vie !"
"Amen ! Hurrah !"
s'exclamèrent les autres. Ces vivat devinrent rapidement des grincements de
douleur, car ils n'avaient pu s'empêcher de lever les bras, dans leur
enthousiasme.
Melvin et le docteur les laissèrent là, à pleurnicher en
montrant leurs poignets.
"Docteur", dit Melvin, "je vous jure qu'il n'y avait
rien du tout, dans cette noix de coco".
"Quiconque est capable de prendre la
Bible à la lettre, Monsieur Tucker, après les événements du vingtième siècle,
peut bien croire, aussi, qu'il y a quelque chose dans la noix de coco."
"Quel
cynisme !" : la remarque leur venait de derrière. Ils se retournèrent et virent
celui qui venait de crier.
C'était l'un des enthousiastes. Il brandissait
son poing serré, d'où pendait sa noix de coco.
"Et la création de notre Etat
?! Et la guerre des Six Jours ?! Et notre retour sur notre terre - sur toute
notre terre ! Voilà les réponses de Dieu à ce que vous appelez, avec un cynisme
incroyable, les événements du vingtième siècle !"
Melvin voulait parler à cet
homme, mais le docteur l'arrêta : "Non. Ne vous arrêtez pas. Il est
dangereux."
"Dangereux ? Pourquoi ?", demanda Melvin.
"Il veut mettre en
balance l'extermination de millions de personnes avec le vide de sa noix de
coco", répondit le médecin, qui poursuivit : "Vous comprenez, maintenant, M.
Tucker, pourquoi ils ne peuvent se libérer ? Ils doivent garder vivante leur
version de Dieu." Le docteur lui prit le bras.
"Pas par là ! Il y a des
gens, devant vous ! J'espère qu'à la fin de la journée, vous les verrez... Là,
voilà : mettez les mains sur mes épaules, et marchez derrière moi."
Le
docteur et Melvin, ainsi associés, se frayèrent un chemin difficile et tortueux
à travers le gigantesque gymnase.
"Nous croisons des millions de personnes",
M. Tucker.
"Mon Dieu !", s'écria Melvin. "Et je ne les vois pas
!..."
"Mais eux, ils vous voient, Monsieur. Pas sous le jour avantageux que
vous voudriez, certes, mais ils vous voient !"
Ils atteignirent enfin un
endroit où le docteur déclara qu'ils pouvaient marcher plus
librement.
"Dites-moi, docteur", demanda Melvin, "tous les sionistes sont-ils
religieux ? Je me sentais tellement déplacé, au milieu d'eux."
"Non. C'est
d'ailleurs pourquoi je vous ai amené jusqu'ici. Regardez !" Le médecin fit un
large geste du bras. La pièce sembla alors à Melvin beaucoup plus grande qu'il
ne le pensait au début. Elle s'étendait aussi loin que portait sa vue. Elle
était pleine de gens vêtus des costumes les plus divers (et même en costume
d'Eve et d'Adam, pour certains) mais munis, tous, par contre, d'une noix de
coco.
"Il y a tellement de gens, ils sont innombrables !" s'exclama
Melvin.
"Oui, il y en a encore plus de ce côté", fit remarquer le docteur.
"Voyons ces deux-là."
Deux jeunes femmes B.C.B.G., assises à une petite table
ronde, dégustaient du yoghourt glacé à la petite cuillère. Chacune avait posé sa
noix de coco, sans façon, sur ses genoux, comme s'il se fût agi de son sac à
main.
"Mes élégantes", dit Melvin, "qu'avez-vous donc, dans ces noix de coco
? Je ne puis imaginer chose moins précieuse que des diamants ou des perles, qui
seules pourraient me retenir prisonnier comme vous l'êtes."
"Oh, mais nous ne
sommes pas du tout prisonnières !", répliqua une d'elles. "Nous pouvons laisser
ces noix de coco quand nous voulons. Nous n'avons rien dedans, n'est-ce pas,
Giselle ?"
"Permettez ? Je peux jeter un coup d'oeil ?" s'enquit
Melvin.
"Certainement", répondit la dénommée Giselle. Elle ôta sa main de la
noix de coco et la lui tendit - sans lâcher prise - à Melvin, pour lui permettre
de l'inspecter.
Il regarda, mais ne vit rien. "Je peux toucher ?"
"Mais
bien sûr, allez-y", dit Giselle. "Vous n'avez pas besoin d'être
juif..."
Melvin passa la main à l'intérieur. "Vous avez raison", dit-il. "Il
n'y a rien, là-dedans".
"Pourquoi : il devrait y avoir quelque chose ?"
demanda Giselle. "Nous avons la conscience tranquille... n'est-ce pas, Sue
?"
"Dominer un autre peuple, c'est vraiment pas notre truc", dit
Sue.
"Nous ici, eux là-bas !" ; renchérit Giselle.
"Du moment qu'ils n'ont
pas d'armée !" ; précisa Sue. "C'est la seule chose... Avec la manière dont ils
se sont comportés !"
"Ouaip. Pas d'armée", reprit Giselle; "Pourquoi donc
auraient-ils besoin d'une armée ? Y'a quelqu'un qui veut leur faire du mal
?"
Le docteur se glissa dans la conversation : "et comment allez-vous les
empêcher d'avoir des armes ?"
"Eh bien, nous allons surveiller les
frontières... Elémentaire, mon cher Watson", répliqua Sue.
"Avec l'histoire
qu'on se trimballe...", ajouta Giselle, "... je pense que le monde
comprendra."
"On a été hyper-généreux, à Camp David. On a tendu la main pour
faire la paix, et regardez comme ils nous y ont donné des baffes
!"
"Absolument", dit Giselle. "Comment leur faire confiance, après un coup
pareil ? Nous devons obtenir la sécurité. C'est la moindre des choses. Nous leur
rendrons tout. Tout ce que nous voulons, c'est vivre dans notre petit Etat bien
à nous, sans avoir la peur au ventre."
"Vous allez rendre Jérusalem Est ?",
demanda le docteur. "Le Mur ? le Mont du Temple ? la Vieille ville ? La Colline
des Français ? Gilo ? Tous ces quartiers édifiés par votre gouvernement sur des
territoires conquis ?"
"Jérusalem est un cas à part", dit Sue.
"Ils ont
déjà La Mecque et Médine, alors...", précisa Giselle.
"Bien sûr, il faut
encore faire quelques petites mises au point, " ajouta Sue. "S'ils insistent à
réclamer toutes les colonies, cela ne montrera qu'une chose : qu'ils ne sont pas
intéressés à faire la paix."
"De plus", intervint Giselle, "si nous leur
rendons tout, cela apparaîtra comme de la faiblesse, et alors là : faites leur
confiance... : ils réclameront toujours plus !"
"Ainsi, vous prenez toujours
plus", déduisit le médecin "afin d'éviter qu'ils ne vous demandent davantage.
Mais alors, quid des réfugiés ? Etes vous prêtes à les voir revenir chez eux, à
Haïfa et à Jaffa ?"
"Vous êtes dingue ?" s'exclama Giselle. "Il y a quand
même des réalités qu'ils vont bien devoir admettre ! Leur "chez eux" n'existe
même plus !"
"Eh oui", commenta Sue : "vous ne pouvez faire revenir les
aiguilles de l'horloge cinquante ans en arrière."
"Et pourtant, j'en
connais", dit le docteur, "qui essaient, depuis cinquante ans, de les ramener
deux mille ans en arrière..."
"Bon... " dit Sue. "Ce qu'il faut, c'est le
compromis et la coexistence. Le problème, c'est eux : y' veulent pas le
compromis."
D'un geste leste, le docteur lui prit son yoghourt.
"Hé ! Mais
c'est à moi !" protesta Sue.
"Faisons un compromis", se moqua-t-il. Il essuya
la cuillère de Sue avec une serviette en papier et se mit à manger le
yoghourt.
"Ah ben çà alors! C'est fort de café !..." balbutia Sue,
outrée.
"Continuez..." dit le docteur avec flegme. "Je vous écoute. Tenez, M.
Tucker, prenez un yoghourt, vous aussi". Il tendit le yoghourt glacé de Giselle
à Melvin.
"C'est révoltant !" protesta à son tour Giselle.
Mais le
docteur, impavide, continuait à manger. "J'attends..." leur dit-il.
Son
attitude choquait les deux jeunes femmes au plus haut point. Elles se levèrent,
comme pour s'en aller, mais leurs noix de coco les arrêtèrent net. Les chaînes,
toutefois, étaient plus longues, dans cette partie du hall, remarqua Melvin. Il
venait à peine de finir le yoghourt glacé de Giselle...
"Vous avez bouffé nos
yoghourts !" s'insurgea Sue.
"Désolé", expliqua le médecin, "mais vous aviez
un nombre incalculable d'occasions de faire des compromis. Vous n'avez plus
qu'une solution : la coexistence." Il rota.
Les jeunes femmes se
retournèrent, dégoûtées. Mais à nouveau, leurs noix de coco enchaînées les
ramenèrent en arrière. Elles commencèrent à se débattre.
"N'oubliez pas de
payer les yoghourts", dit le docteur en tirant sa révérence, emmenant Melvin
avec lui.
"On n'a pas exagéré un peu ? On n'a pas été trop cruels ?", demanda
celui-ci, en s'essuyant les lèvres.
"Il faut que je le sois," lui répondit le
docteur, "mais il n'en reste pas moins que c'était leurs yoghourts et que nous
les avons mangés... Je n'ai pas une solution pour tout, M. Tucker.
C'est dans
un drôle de pétrin que ces gens se sont fourrés, et il n'y a peut-être pas de
solution. Mais je sais au moins ceci : il n'y aura certainement pas de solution
tant qu'ils ne les voient pas. Pour le moment, ils ne les voient toujours pas.
Ces femmes ne voient pas les autres plus que les fanatiques ne les voient. Et
vous, commencez-vous à les voir, maintenant ? Le docteur fit un geste en
direction de l'est : Melvin vit à nouveau le prophète et ses amis, toujours
acharnés après leurs noix de coco. Autour de leur groupe, toutefois, des forme
évanescentes avaient commencé à émerger.
"Je vois des fantômes", s'écria
Melvin.
"Voilà qui est mieux", dit le docteur.
"Pouvons-nous parler à
Simon, maintenant".
"Qui c'est, ce Simon ?"
"Celui qui est si noble et si
aimable. Vous avez promis..."
"Ah oui !... Vous pensez pouvoir y aller par
vous-même ?"
"J'vais essayer..."
Hésitant, prudent, Melvin suivit le
docteur à quelque distance, se frayant un chemin parmi les ectoplasmes
évanescents, mais lumineux. Enfin, il fut auprès du vieil homme imposant, duquel
émanait un tel rayonnement que les formes, autour de lui, semblèrent disparaître
à nouveau.
"Oh, noble personne !", commença Melvin.
"Pas noble : Nobel",
le corrigea l'homme.
"Oh, Monsieur Nobel", se reprit Melvin, "qu'avez-vous
donc dans cette noix de coco ? Je ne saurais imaginer chose moins noble que des
diamants ou des perles précieuses, qui seules pourraient me tenir prisonnier
comme vous l'êtes."
"Je suis prisonnier, en effet... Je suis enchaîné au
processus de paix."
"Voilà qui est plus raisonnable !" s'exclama
Melvin.
Simon Le Nobel contempla sa noix de coco. "Je pourrais être enfermé
dans une coquille de noix, Monsieur, et m'estimer le roi d'un espace infini,
n'eussent été ces rêves merveilleux qui ne pourraient qu'être bénéfiques au
monde tout entier. Regardez !"
Il enleva sa main du trou de sa noix de coco
et présenta celle-ci à l'oeil de Melvin, en ayant toutefois le plus grand soin
de ne pas la laisser échapper. A l'intérieur de la noix de coco, Melvin vit une
lueur dorée. Son excitation ne fit que croître. "Cette fois, pensa-t-il, il y a
quelque chose". Un examen plus approfondi, toutefois, lui permit de conclure
qu'il s'agissait du reflet du visage lumineux de Simon Le Nobel.
"Je suis
désolé, Monsieur Nobel", dit-il : "je ne vois absolument rien."
"C'est parce
que cela n'existe pas encore. Vous devez être capable de voir avec l'oeil du
futur."
"Ah ! Maintenant je comprends pourquoi le docteur voulait que je ne
vous parle qu'en dernier", dit Melvin. "Le passé... le présent... et... mais oui
!... mais c'est bien sûr... ! : le futur... !"
"Si vous restez près de moi et
développez votre vision prospective, vous ne tarderez pas à apprendre que la
seule possibilité que nous ayons de survivre est de normaliser nos
relations."
"Normaliser !", dit Melvin. "Cela sonne bizarrement, après tout
ce que j'ai vu !"
"Ils devront nous accepter... nous devrons les
accepter."
"Wâouw ! Quelle symétrie !" s'exclama Melvin. "C'est comme quand
on partage le yoghourt... "
"Chuttt! !" ; souffla Simon, lançant un regard
furtif autour de lui. "Ne dites jamais ce gros mot : "partager" ! Quelqu'un
pourrait croire que nous avons l'intention de partager
ce-que-vous-savez."
"Et quoi donc ?"
Simon se pencha vers lui et lui
murmura à l'oreille : "Il vaut mieux que vous l'ignoriez. Vous voyez cet homme,
là-bas ?" Il montrait un type visiblement hyper-nerveux, muni d'une noix de coco
gigantesque.
"C'est mon assistant. Vous ne devinerez jamais ce qu'il a dans
sa noix..."
"Et qu'est-ce que c'est' y donc ?" demanda Melvin.
"Juste un
petit projet, dans lequel j'ai pris ma modeste part. Cela rime avec poing. Toin,
coin, poing... Comme dans 'levez le poing ! Brandissez votre nnnnn.... " Il
faisait de grands gestes de la tête à Melvin.
"... votre nucléette, votre
bombinette ?" proposa Melvin.
"Chuttt !" le coupa le vénérable personnage,
l'index sur les lèvres et le regard inquiet. "Nous n'aimons pas parler de ces
choses-là. Nous ne serons pas les premiers - je l'ai déclaré solennellement- à
l'introduire dans la région... !"
"Eh ben, dites-moi, si ce n'est pas
introduire, alors, comment appelez-vous çà ?", le coupa Melvin en montrant
l'énorme noix de coco."
"Jusqu'à ce qu'elle pète", poursuivit Simon Le Nobel.
"On ne vous a pas mis au parfum..."
"J'préfère pas", dit Melvin. "Si ce n'est
pas là le fin du fin de l'attentat-suicide..."
"Changeons de sujet", dit
Simon Le Nobel. "Essayez de nouveau de regarder dans ma noix de coco. Je pense
que vos yeux sont peut-être d'ores et déjà assez prospectifs. Vous y verrez à
quel point notre pays est le cerveau de la région."
Melvin regarda dans la
noix de coco. Mais il ne voyait toujours rien. Il montra d'un geste les formes
qui l'entouraient, qui étaient redevenues presque physiques, solides, en dépit
de l'aura lumineuse que diffusait autour de lui Simon : "Et eux ?"
"Qui çà
?", demanda Simon.
"Eux. Tous ceux-là. Tous ces gens qui - eux - n'ont pas de
noix de coco."
"Ah !... Eux, ce sont les muscles. Ensemble, cerveau et
muscles, nous constituerons un seul corps qui prendra sa place parmi les grandes
régions industrialisées du monde."
"Mais... et s'ils en veulent pas être les
muscles ?" demanda Melvin. "Et si, eux, ils voulaient être le cerveau ?"
"Ils
n'ont pas le choix. Nous sommes déjà dans la place, et Nous Sommes le cerveau.
C'est une réalité à laquelle ils devront se faire. D'ailleurs, quelle
alternative ont-ils ? Ils ne peuvent nous jeter à la mer. De plus, c'est ce que
prévoit mon petit projet."
"Mais comment peuvent-ils être au courant de votre
petit projet, si vous ne les en informez point ?"
"C'est la question de Mae
West", répondit Simon. "Qu'est-ce donc, dans votre poche : un flingue, ou bien
est-ce que vous êtes simplement content de me voir ?" Nous serons contents de
les voir et eux, ils auront intérêt à être contents de nous voir,
sinon..."
"Ouaip... J'sais pas... " dit Melvin. "Ils n'ont pas l'air
content-content. Je ne vois pas comment vous allez pouvoir les rendre heureux.
Et puis... et s'ils n'étaient seulement qu'un peu heureux, pas assez heureux ?
Et s'ils persistaient à ne pas être heureux ? Et si, à la fin, tout ce que vous
obtenez, ce n'est que votre petit projet...? "
"Eh bien ?"
"Pour reprendre
les mots de Sam Goldwyn : "admettez-moi en dehors de votre club !"
A ce
moment-là, le singe, qui s'était détaché, détala et passa à côté d'eux dans sa
course. Melvin se tourna vers le médecin : "Hé, toubib, le singe se fait la
malle !"
Le docteur haussa les épaules : "La banane est pourrie, à la fin de
la journée. Ah, si seulement ils avaient des bananes, M. Tucker ! C'est cette
absence de quoi que ce soit, cette vacuité, qui est tellement difficile à guérir
!"
Simon Le Nobel sursauta. "Quelle vacuité ?" s'insurgea-t-il. "C'est ici
que nous vivons, docteur. Pour nous, ce n'est pas rien. Nous n'avons pas d'autre
endroit pour vivre."
"Le problème", dit le docteur, "c'est que vous ne savez
pas où vous vivez. Vous croyez vivre dans la Bible, ou bien vous pensez que vous
vivez en Europe ou bien, encore, vous vous croyez dans un Nouveau Moyen-Orient.
La seule chose que vous ignorez totalement, c'est où vous vivez. Jusqu'à ce que
vous le sachiez enfin, vous n'aurez rien. Tant que vous prendrez ce qui ne vous
appartient pas, vous vous retrouverez avec rien, en fin de compte."
Simon Le
Nobel jeta un coup d'oeil furtif dans sa noix de coco. Un air de grande quiétude
s'empara à nouveau de son visage majestueux et maussade.
Le docteur soupira.
"Venez, M. Tucker. J'ai encore quelque chose à vous montrer. Une petite
surprise."
Il conduisit notre héros quelques pas plus loin : il y avait une
noix de coco libre, fraîchement perforée, et enchaînée à une barre de fer
flambant neuve.
"Cette noix est pour vous, M. Tucker", annonça le médecin. Le
coeur de Melvin se mit à battre la chamade. Il ramassa la noix de coco, regarda
dans l'orifice et, à son grand émerveillement, il vit quelque chose. Il vit la
ville sainte de Jérusalem, aux coupoles de vermeil resplendissantes. Il vit les
collines et les vallées du berceau de la Bible. Il vit les yoghourts glacés de
Tel-Aviv. Il vit tout un pays tout bruissant de réseaux haute technologie reliés
aux autres grandes nations du globe. Il vit bonheur et splendeur - un paradis
terrestre. Comme entré en transe, il introduisit sa main dans la noix de coco et
attrapa tout ça. "J'en suis un, moi aussi", pensa-t-il. "J'appartiens à ce
monde-là !"
Exactement au même moment, toutefois, Melvin remarqua les autres,
tout autour de lui : la grande foule des sans-noix. Ils ne cessaient
d'apparaître et de s'évanouir, dans une sorte de fondu-enchaîné. Pendant un
moment, ils disparurent même tout-à-fait, et Melvin pensa alors : "Ah ! Je peux
être heureux !"
Mais, soudain, ils ressortirent du néant, et devinrent cette
fois aussi matériels que des gens - et, de fait, c'était des gens, en chair et
en os !
Melvin eut une sensation étrange, qui lui descendit le long du bras,
jusqu'à sa main encore dans la noix de coco. Il se sentit comme quelqu'un qu'on
aurait surpris en train de commettre quelque chose d'inconvenant. Il retira
vivement sa main.
"Non, docteur", dit-il : "Je ne peux... cette noix de coco
n'est pas à moi."
Ils se dirigèrent vers la sortie. Quand le docteur ouvrit
la porte, un brouhaha s'éleva dans l'immense salle. C'était ceux avec les noix
de coco. Ils se poussaient vers la sortie frénétiquement, mais leurs chaînes les
arrêtaient net. Ils revenaient à l'assaut, encore et encore, comme les vagues de
la mer, poussant des cris d'impuissance pitoyables.
"Partez, sauvez-vous !"
leur cria Melvin, en se retournant, depuis le seuil.
"Mais, bon sang,
qu'attendez-vous donc pour partir ! Il n'y a rien, dans ces noix !"
Mais ils
continuaient à s'élancer, stoppés net à chaque tentative, comme enchaînés à
leurs propres mains.
Réseau
1. Une énième incursion habituelle, mais beaucoup plus
désastreuse cette fois-ci ! par Médecins Sans Frontières -
Jérusalem/Gaza
Jeudi 10 janvier 2002 - Suite à la dernière incursion
de l’arme israélienne à Rafah dans le sud de la Bande de Gaza, l’équipe
d’intervention en psychologie d’urgence de Médecins Sans Frontières s’est rendue
au block « O » du quartier de Yebna et n’a pu que constater l’ampleur des
destructions de ce jour, le 10/01/02. Une quarantaine de maisons a été détruite
et plus de deux cent personnes sont désormais sans toit. Hommes, femmes, enfants
et vieillards viendront planter leurs tentes distribuées par le CICR près de
celles de leurs anciens voisins dont les maisons ont, elles aussi étaient
détruites deux mois plutôt. L’Autorité palestinienne exsangue ne parvient pas à
trouver de solution de relogement pour ces familles qui ont tout perdu en
l’espace de quelques heures, une situation d’autant plus préoccupante que
l’hiver débute, à peine, sous le froid et la pluie. Des maisons détruites il ne
reste rien. Nous marchons au milieu de décombres.
Au milieu des éboulis,
quelques indices d’un quotidien surpris et brisé: une chaussure ici, un pull là,
une casserole, un jouet… Lorsque nous nous renseignons sur les circonstances du
drame, les personnes présentes, nous, décrivent un scénario qui, bien
qu’effrayant, est devenu désormais classique: Plusieurs chars surgissent,
tirent; la population paniquée s’enfuit sans pouvoir rien emporter. Puis, les
bulldozers de l’armée achèvent la besogne en détruisant les habitations. Quant à
tenter de récupérer souvenirs, papiers ou vêtements dans ce qu’il reste de sa
maison, il n’en est pas question: «si à trois tout le monde n’a pas évacué la
zone je tire» a dit le haut-parleur du mirador voisin.
Deux mois plutôt, la
même équipe d’MSF avait fait la désagréable expérience que tous les soldats
n’étaient pas aussi prévenants: c’est alors deux rafales de M16 tirées au sol,
sans sommation, depuis ce même mirador, qui avaient scindé la cohorte
d’indésirables en deux groupes bien distincts, l’un à droite des tirs l’autre à
gauche. Plus question d’y revenir!
Nous prenons donc bien soin de ne pas
quitter l’angle mort du mirador et nous avançons dans ce décor lugubre martelé
par la pluie froide de janvier. Autour de nous peu de paroles, des visages
graves, quelques regards vides aussi. Un homme nous explique que les policiers
palestiniens présents n’ont pas tiré, «s’ils l’avaient fait ça aurait été pire»
dit-il.
Un autre nous montre les restes de sa maison, maintenant il n’a plus
rien. Lorsque nous lui demandons s’il a une solution pour lui et sa famille il
lève lentement ses yeux vers le ciel et souffle : «j’attends la pitié de Dieu…».
C’est en silence que nous rejoignons notre voiture garée quelques rues plus
loin. En nous faufilant dans les ruelles étroites nous songeons à toutes ces
blessures de l’âme qui viennent d’être infligées. Combien s’en sortiront sans
trop de dégâts psychologiques? Et demain, va-t-il faire aussi froid? Va-t-il
encore pleuvoir? Et les tentes, seront-elles distribuées aujourd’hui? Beaucoup
de questions et une certitude: cette nuit encore de nouveaux petits candidats à
l’énurésie vont grossir la sinistre rivière de peur et de colère qui inonde la
Palestine.
Nous entrons enfin dans la voiture, le moteur s’ébroue, la pluie
fouette le pare-brise. Après quelques secondes de silence nous nous retournons
vers notre traducteur: «Ayman ça va? » Sa pudeur l’oblige à nous sourire
tristement «Chouaia, chouaia» répond-il. (Un peu, un peu).
En dénonçant cet
acte de destruction massive de maisons de civils innocents en cette période
d’hiver, Médecins Sans Frontières présentes à Gaza depuis le début de l’Intifada
Al Aqsa, s’alarment des conséquences médicales et psychologiques des familles
touchées par ce désastre. Des stress post traumatiques, des troubles dépressifs,
des troubles phobiques sont à craindre d’un point de vue psychologique. Alors
que du côté médical, vu les conditions économiques alarmantes des populations
concernées, les médecins craignent de nombreuses pathologies liées aux
conditions météorologiques très difficiles actuellement. L’équipe conjointe
psycho-medicale de Médecins Sans Frontières s’emploie actuellement à aider
quelques deux cents personnes à mieux surmonter cette catastrophe survenue au
quartier de Yebna.
2. Soldes : 2kg de démocratie pour 1 euro
par le Groupe Méditerranée d'ATTAC
in Grain de sable N°298 du mardi 8 janvier 2002
Le partenariat euro-méditerranéen et le
conflit israélo-palestinien
Le partenariat euro-méditerranéen (PEM) s'inscrit
totalement dans le cadre de la mondialisation libérale. Signé à Barcelone le
27-28 novembre 1995, entre l'Union Européenne (UE) et tous les pays du bassin
méditerranéen (à l'exception de la Lybie), le PEM se fixe comme objectif
l'instauration d'une zone de libre-échange à l'horizon 2010 (1). Le choix de la
date de la réunion n'est pas fortuit : aux lendemains des accords d'Oslo (1993),
l'UE, complétement aveugle aux avatars de ces accords, envisageait "sereinement"
de faire du bassin méditerranéen, face aux Etats-Unis, sa zone d'influence par
excellence, du moins économiquement. Politiquement, l'UE s'est vite résignée
devant l'hégémonie américaine dans son rôle dans le "processus de paix". C'est
peu dire que le conflit israélo-arabe et plus spécifiquement le conflit
israélo-palestinien laissera une trace durable sur la conception et
l'application des accords mutuels dans le cadre du PEM.
Accord d'association avec
Israël
Dans le cas précis d'Israël, il faut noter deux
originalités. 1) l'accord fut signé le 20 novembre 1995, une semaine avant
l'ouverture de la conférence de Barcelone, et comportait outre un article de
non-exécution (l'article 79.2 : "si une partie considère que l'autre partie n'a
pas satisfait à une obligation découlant du présent accord, elle peut prendre
les mesures appropriées"), un article délimitant le champ d'application
(l'article 83 : "Le présent accord s'applique, d' une part aux territoires où
les traités instituant la Communauté européenne et la Communauté européenne du
charbon et de l'acier sont d'application et dans les conditions prévues par
lesdits traités et, d'autre part, au territoire de l'Etat d'Israël". 2) de part
son développement économique, Israël devait "bénéficier d'un statut spécial dans
sa relation avec l'UE" reflétant "une vision commune de la société basée sur les
mêmes valeurs de démocratie, du respect des droits de l'homme et des principes
de l'économie de marché". Ce "statut spécial" fait que non seulement les accords
économiques de l'UE avec Israël sont un facteur important d'intégration de
l'économie israélienne dans le marché mondial, mais qu'Israël sert explicitement
de fer de lance à l'intégration des autres économies dans ce marché. Ainsi, lors
de la réunion du premier conseil d'association entre l'UE et Israël le 13 juin
2000, David Levy (alors ministre des affaires étrangères) déclara : "Israël, qui
est sur le plan scientifique et technologique rattaché à l'occident et sur le
plan géographique au moyen-orient, a la capacité de jouer un rôle unique de
rapprochement entre ces deux mondes. Ce rapprochement aidera au développement
économique chez les partenaires du moyen-orient ainsi qu'à leur intégration
rapide dans l'économie européenne et mondiale" (2).
Accord d'association avec l'Autorité
palestinienne
Le partenariat avec l'Autorité palestinienne fut
d'abord un casse-tête juridique dans la mesure où les palestiniens ne disposent
pas d'un état indépendant. La solution trouvée est de signer un accord
intérimaire sous un titre révélateur de l'embarras : "Accord d'association
euro-méditerranéen intérimaire relatif aux échanges et à la coopération entre la
Communauté européenne, d'une part, et l'Organisation de libération de la
Palestine (OLP), agissant pour le compte de l'Autorité palestinienne de la
Cisjordanie et de la bande de Gaza, d'autre part" !. L'un des objectifs est bien
sûr "de créer les conditions d'une libéralisation progressive des échanges "
(article 1), et comme "principe de base" un article 3 éloquent : "La Communauté
et l'autorité palestinienne établissent progressivement une zone de
libre-échange, sur une période de transition ne s'étendant pas au delà du 31
décembre 2001, selon les modalités énoncées au présent titre et conformément aux
dispositions de l'accord général sur les tarifs douaniers et le commerce de 1994
et des autres accords multilatéraux sur le commerce de marchandises annexés à
l'accord instituant l'Organisation mondiale du commerce (OMC), ci-après dénommés
" GATT "". Ainsi le sort du peuple palestinien est scellé bien avant son
indépendance.
Echanges commerciaux entre l'UE et
Israël
La Communauté européenne est le principal
partenaire commercial d'Israël. Les chiffres officiels pour 2000 donnent 27,2%
(~8,52 milliards de $) des exportations israéliennes vers la Communauté
européenne et 43,3% (~15,46 milliards de $) des importations israéliennes de la
Communauté européenne. Du côté européen, les échanges concernent essentiellement
de grandes entreprises intervenant dans des secteurs stratégiques y compris
militaires. Ce n'est ni plus ni moins qu'une participation à l'économie de
guerre d'Israël. Cette participation ne fera que s'amplifier dans les années à
venir dans la mesure où, comme l'envisage la France par exemple, les échanges
vont s'orienter de plus en plus vers les hautes technologies (3). Le quotidien
israélien, The Jerusalem Post, a récemment rapporté qu'un contrat d'armement
d'une valeur de 50 millions de $ aurait été signé entre les gouvernements
français et israélien ; ce contrat porterait notamment sur la production
conjointe par le consortium EADS et Israël Aircraft Industry (IAI) de l'Eagle 1,
un drone (petit avion de reconnaissance, sans pilote, télécommandé) d'un rayon
d'action de 1.000 kilomètres, et d'une autonomie de 30 heures.
Destruction de l'économie palestinienne par
Israël
Quant à l'économie palestinienne, elle a tout
simplement été ruinée par l'occupation militaire israélienne. Le but d'Israël a
été, comme l'a dit la chercheuse américaine Sara Roy, de "dé-développer la
société palestinienne". Les palestiniens sont aujourd'hui cantonés dans quelques
63 villes et villages sans continuité géographique, découpés par quelques 140
colonies juives (environ 400.000 colons) avec leurs propres réseaux routiers
interdits aux arabes (4). Israël utilise 75% des réserves aquifères des
Territoires occupés permettant ainsi à ses 400.000 colons de consommer 17 fois
plus d'eau que des millions de palestiniens. Les palestiniens ne peuvent pas
circuler librement, leurs infrastructures ont été en majorité détruites par
l'armée israélienne. Les palestiniens sont en fait réduits à un chômage de masse
: 60% en moyenne (jusqu'à 80% dans la bande de Gaza). Quelques 271.000 de leurs
oliviers et citronniers ont été déracinés, 20.000 dunams (1 dunam=1.000m2) de
terres agricoles ont été expropriés pour la construction de nouvelles colonies
ou rasés à des fins militaires. 3817 maisons ont été totalement ou partiellement
détruites.etc.
Un rapport récemment publié par le Bureau Central
Palestinien de la Statistique, et intitulé "Impact des mesures israéliennes sur
le niveau de vie des ménages palestiniens", met en lumière le désastre qui
frappe les ménages palestiniens. Les chiffres montrent à quel point les revenus
ont chuté dans les Territoires occupés, le revenu moyen mensuel passant de 2.300
shekels (= 4.053 FF, 24.920 FB) avant l'Intifada, à 1.200 shekels (= 2.114 FF,
13.000 FB) aujourd'hui. L'étude indique aussi que 68,3% des ménages de
Cisjordanie et de Gaza vivent au-dessous du seuil de pauvreté, si l'on fixe
celui-ci à 1.608 shekels (= 2.833 FF, 17.425 FB) pour un ménage composé du mari,
de sa femme et de trois enfants. Si l'on estime, pour les mêmes critères, que
1.316 shekels (= 2.319 FF, 14.260 FB) par mois constituent un seuil d'extrême
pauvreté, ce sont encore 60,7% qui sont affectés. La pauvreté accrue étend ses
effets à l'espérance de vie des Palestiniens, l'étude révélant que 64% des
ménages ont des à faire face aux dépenses médicales. À cela s'ajoute le fait que
le bouclage des Territoires palestiniens a empêché 52,3% des personnes
interrogées d'avoir accès à des prestations médicales, en raison des
restrictions de mouvement.
Par ailleurs, le rapport du coordonnateur spécial
des Nations unies pour les Territoires occupés sur "l'impact des affrontements,
des restrictions de mobilité et de fermeture des frontières sur l'économie
palestinienne" révèle qu'entre le 1er octobre 2000 et le 31 janvier 2001, les
pertes économiques, dues aux bouclages, ont atteint 50% du PIB palestinien, soit
907 millions de $. Les revenus provenant des salaires des 130.000 travailleurs
palestiniens en Israël avant l'Intifada ont diminué de 75%, soit une perte de
243 millions de $. La perte cumulée par l'économie palestinienne a été de 1
milliard de $. Toujours selon le même rapport, le revenu par tête d'habitant a
chuté de 16% et le pouvoir d'achat de 40%. De plus, les palestiniens n'ont le
droit de commercer qu'avec les pays ayant signé des accords de libre-échange
avec Israël : ainsi, seulement 3% des maigres exportations palestiniennes vont
vers des pays arabes contre 95% vers Israël. Inversement, 75% des importations
palestiniennes proviennent d'Israël. Or, depuis l'Intifada, les exportations
palestiniennes ont quasiment cessé, coûtant ~2 millions de $ par jour à
l'économie palestinienne. Les importations palestiniennes d'Israël n'ont, elles,
diminué que de 10% concernant essentiellement les matières premières
indispensables aux industries palestiniennes provoquant ainsi délibérément leur
faillite. De plus, Israël refuse de rétrocéder les taxes douanières qu'elle doit
à l'Autorité palestinienne et qui se chiffrent par centaines de millions de $
(5).
La situation n'a fait qu'empirer depuis. Ainsi,
Terje Roed-Larsen, coordonnateur spécial de l'ONU pour le processus de paix au
proche-orient, affirmait fin juin 2001, que "l'économie palestinienne perdait de
7 à 10 millions de $ par jour (de 7,71 à 11 millions d'euros) en raison du
bouclage israélien de la Cisjordanie et de Gaza" (6).
Quant aux fonds gelés de l'Autorité palestinienne,
le ministre israélien des finances a proposé de les utiliser afin d'abonder le
budget 2001 de la défense israélienne (7) !
Il ne faut pas voir là une conséquence accidentelle
des sanctions collectives infligées au peuple palestinien : il s'agit bien au
contraire d'un effort concerté pour ruiner l'économie, pour acculer les
Palestiniens à une détresse telle qu'ils soient contraints de capituler et
d'accepter un accord qui ne soit ni juste, ni durable. Il s'agit de les punir
pour avoir osé résister à l'occupation continue et illégale de leur terre par
Israël. Tout ceci en violation flagrante des lois fondamentales reconnues
internationalement et sans que cela n'entraîne de protestation du côté
européen.
Il est vrai que l'UE a débloqué, et continue de le
faire, des fonds d'aide urgente à l'Autorité palestinienne, gangrénée par la
corruption, mais cette " perfusion " est loin de subvenir aux besoins de la
population palestinienne qui voit ses conditions de vie se dégrader de jour en
jour, et ses terres de plus en plus réduites par la construction, en toute
impunité, de nouvelles colonies bien qu'elles soient reconnues
illégales.
Les contradictions de la position de
l'UE
1- Les produits importés des territoires
occupés par Israël
Un exemple criant de l'incohérence de l'UE concerne
les produits importés des colonies juives dans les territoires palestiniens
occupés. Cela fait 25 ans que l'UE importe ces produits en fermant les yeux sur
leur origine. Ces produits ont même bénéficié, dans le cadre de l'accord
d'association, des tarifs douaniers préférentiels, en l'occurrence libres de
droits, dont bénéficie Israël. Récemment, et suite à la pression de quelques
pays arabes, l'UE a enfin décidé de réagir. Comment s'y est-elle
prise?
La commission européenne a décidé le 21 novembre
2001 de publier une "note à titre consultatif " adressée aux importateurs
européens de produits fabriqués dans les territoires occupés par Israël depuis
1967 (Golan, Gaza, Cisjordanie et Jérusalem-Est), mettant en relief le risque
qu'ils encourent de s'acquitter à l'avenir de droits de douane rétroactifs sur
ces produits (8). Il ne s'agit donc pas d'interdire carrément l'importation de
ces produits, mais juste de les taxer. C'est d'autant plus incohérent qu'une
telle décision, après 25 ans de retard, n'a pas de réelle portée économique
quant aux échanges entre l'UE et Israël : ces produits représentent au plus 200
millions de $ (à comparer aux 8,52 milliards de $ des exportations israéliennes
vers l'UE au titre de l'année 2000) !. Qui plus est, "L'Union Européenne s'est
arrêtée avant de lever dès maintenant unilatéralement des droits de douane sur
ces produits, ou de porter le problème devant une instance d'arbitrage, deux
sortes d'actions auxquelles Israël s'est catégoriquement opposé. Au lieu de
cela, l'Union Européenne a accepté la requête de renvoyer le problème devant un
comité qui cherche une "solution technique " au problème" et "que l'UE avait
clairement dit que des droits de douane ne seraient pas levés si une solution
pouvait être trouvée au comité technique." (9). Le même quotidien révèle qu'un
"officiel de l'UE en Israël a dit que le fait que l'UE n'ait pas imposé
immédiatement de droits de douane ou n'ait renvoyé le problème pour arbitrage
montre qu'elle fait tous les efforts possibles - dans le cadre de ses
obligations légales - pour essayer de satisfaire Israël sur ce sujet.",
l'arrière-pensée politique, selon ce même officiel, étant que "la décision de
reporter, sur le fond, la question a été prise pour ne pas provoquer un
affrontement avec Israël à un moment où l'Europe veut être considérée comme un
"courtier honnête" dans la région." !
2- Démocratie et Droits de
l'Homme
Dans le cadre du PEM, la position de l'UE sur le "
processus de paix " est tout simplement intenable. Bishara Khader a bien décrit
l'impasse devant laquelle s'est mise l'UE : "Soit elle mettra en ouvre l'accord
d'association malgré l'impasse des négociations israélo-arabes et dans ce cas
elle mettrait en péril le processus euro-méditerranéen, soit elle utilisera la
clause suspensive pour atteinte aux droits de l'homme et des gens et dans ce
cas, elle encourrait l'opposition israélienne et diminuerait davantage sa
capacité médiatrice dans la région du proche-orient" (10). Symptôme de ce piège,
les parlements français et belge ont refusé de ratifier l'accord jusqu'à
l'arrivée au pouvoir d'Ehoud Barak. Quant à la violation constante des droits de
l'Homme par Israël, l'UE a tout simplement fermé les yeux. Rien n'est plus
révélateur de cette hypocrisie que cette réponse de Guy Ledoux (responsable du
desk Israël à la direction Méditerranée, Moyen et Proche-Orient de la DG
Relations extérieures de la Commission européenne) à la question "cette
dimension politique comporte-t-elle, comme pour les Accords avec le Maroc ou la
Tunisie, un élément lié au respect des droits de l'homme ?" : "la situation est
peu comparable pour ce qui concerne cet aspect mentionné dans les Accords
d'association avec d'autres partenaires. Israël est un Etat démocratique, avec
des élections et des gouvernements qui connaissent l'alternance de majorité au
parlement, et qui respecte une grande liberté de la presse. Cela ne veut pas
dire en revanche qu'il n'y a pas de difficultés ou de questions sur le problème
des droits de l'homme notamment en ce qui concerne le traitement des prisonniers
dans le cadre des conflits du pays avec le Liban ou les palestiniens. Mais cela
suscite de grands débats internes en Israël qui parfois débouchent sur des
résultats positifs puisque, récemment, la Cour suprême israélienne a considéré
que toute forme de pression physique sur les prisonniers était
anticonstitutionnelle" ! (11). Si ces propos ont un sens, c'est que l'UE a
délibérément choisi de démissioner face aux violations des droits de l'homme,
renvoyant les "difficultés" et les "questions" aux "grands débats internes en
Israël" , le partenaire au "statut spécial". On ne saura peut être jamais ce que
pense Guy Ledoux du fait que la torture continue malgré la décision de la Cour
suprême.
Pourtant, la déclaration de Barcelone engageait les
partenaires à "œuvrer à la consolidation d'un espace de paix et de stabilité en
Méditerranée, y compris la possibilité de mettre en ouvre un pacte
euro-méditerranéen". Cette "zone de paix et de stabilité" devant être fondée
"sur les principes des droits de l'homme et de la démocratie". L'article 2
stipule explicitement "Les relations entre les parties, de même que toutes les
dispositions du présent accord, se fondent sur le respect des droits de l'homme
et des principes démocratiques, qui inspire leurs politiques internes et
internationales et qui constitue un élément essentiel du présent accord ". Rien
!, ni l'occupation, ni le blocus et les punitions collectives que cela implique,
ni la destruction des maisons, ni la confiscation des terres, ni la construction
de nouvelles colonies, ni les assassinats.etc, ne pousseront l'UE à appliquer,
ni même menacer d'appliquer, la clause de non-exécution. Comment s'étonner alors
que l'Accord ne s'applique que dans "le territoire de l'Etat d'Israël" ?. De
fait, l'UE s'est engagée par avance à se taire sur la politique israélienne dans
les territoires palestiniens; ce qui revient à donner carte blanche au
gouvernement israélien dans sa guerre contre le peuple palestinien. Par contre,
les critiques les plus acerbes sont dirigées vers les palestiniens.
Propositions du groupe Méditerranée d'Attac
France
Face à cette situation dramatique, le Groupe
Méditerranée (12) d'Attac avance les propositions suivantes :
1° Dénoncer les accords de partenariat avec Israël
et geler les relations économiques avec ce pays, tant qu'il ne respectera pas
les résolutions de l'ONU le concernant.
2° Réclamer l'application des résolutions de l'ONU
sur la Palestine. Le Bureau National d'Attac avait signé un communiqué avant
"L'autre sommet" qui disait : "les récents massacres de civils palestiniens par
l'armée israélienne nous indignent et nous choquent profondément. Nous
réaffirmons qu'il ne peut y avoir de paix juste et durable, sans le
respect des droits et de la légalité internationale. Nous demandons que l'Europe
prenne une part active dans la mise en place d'une commission d'enquête
internationale sur ces événements, et dans l'envoi d'une force internationale
d'interposition sous l'égide de l'ONU".
3° Demander à l'Europe de participer à une force
d'interposition pour protéger la population palestinienne, et de contribuer à la
reconstruction et au développement des territoires palestiniens.
4° Renégocier le PEM sur des bases véritablement
démocratiques, solidaires avec les droits légitimes des peuples et
intransigeantes sur les violations des droits fondamentaux et des libertés
publiques. Attac, qui a reconnu son retard sur la question de l'Europe et des
traités européens, ne peut pas fermer les yeux sur ces Accords d'association qui
incarnent la mondialisation néolibérale dans le bassin
méditerranéen.
Il est urgent que les peuples européens dénoncent
la politique qui est menée en leur nom dans cette région du monde, et accordent
au peuple palestinien la solidarité à laquelle il a droit.
- Notes bibliographiques
:
(1) Partenariat euro-méditerranéen : un marché de dupes ? Lignes d'Attac
N°9, 2001. Voir aussi, sous la direction de Bichara Khader, Le partenariat
euro-méditerranéen vu du sud. L'Harmattan, 2001.
(2) Dossier spécial euromed,
édition N°15, 18 juillet 2000. http://www.euromed.net(3) France-Israël : relations économiques et
commerciales. Déclaration de l'Ambassadeur de France en Israël, le 14 mai 2001.
http:/www.ambafrance-il.org
(4) Edward Said, The deserter. New Left Review.
N°11-September/October 2001.
(5) Sophie Claudet, Israël détruit l'économie
palestinienne. Revue d'études palestiniennes. N°27-printemps 2001. Voir aussi
Marwan Bishara, Palestine/Israël : la paix ou l'apartheid. La Découverte, 2001.
pp. 88-99.
(6) Le Monde, supplément Economie du 11 septembre 2001.
(7) The
Jerusalem Post du 5 décembre 2001.
(8) Ha'aretz du 22 novembre 2001. Voir
aussi (sous un titre trompeur) Le Monde du 24 novembre 2001.
(9) The
Jerusalem Post du 22 novembre 2001.
(10) cité in Bernard Ravenel,
Europe-Palestine : quel concept de sécurité ? Confluences Méditerranée.
N°35-Automne 2000.
(11) Dossier spécial euromed, édition N°15, 18 juillet
2000. http://www.euromed.net(12) Le Groupe Méditerranée regroupe actuellement
les comités suivants : Attac Marseille, Attac Rhône, Attac Paris Nord-Ouest,
Attac Drôme-Ardèche, Attac Isère, Attac Gap et Attac Limoges. Le Groupe
Méditerranée, compte contribuer, avec tous les autres partenaires méditerranéens
du réseau Medbadil (http ://www.medbadil.org/), à une résistance active contre
l'offensive libérale dans le bassin méditerranéen 1) en participant à une
réflexion collective visant à démonter les mécanismes d'exploitation dans les
pays de la rive Sud par les multinationales, 2) en dénonçant l'oppression et les
différentes atteintes aux libertés publiques dans ces pays, ainsi que le silence
quand ce n'est pas franchement la connivence de l'Union Européenne avec ces
régimes, 3) en militant pour l'instauration d'une Méditerranée démocratique,
sociale et solidaire, en soutenant les initiatives locales. Le Groupe
méditerranée a également mené des campagnes de soutien au RAID tunisien et à
Attac Maroc.
3. Lettre au Père Noël par Pierre-Marin
Boucher
(Pierre-Marin Boucher est professeur de
l'Université de Moncton -Nouveau-Brunswick- Canada.)
Cher Père Noël
- Je voulais t'écrire la semaine passée pour te demander mon cadeau du Jour de
l'An mais j'avais beaucoup peur.
Père Noël, que va-t-il arriver à Jésus quand
il va venir au monde à Bethléem ? Peut-être que Marie et Joseph ne pourront même
pas se rendre dans leur famille ! Les soldats vont les arrêter car Marie et
Joseph ont un " P " de marqué. Les gens avec un " P " ne peuvent pas marcher
partout dans leur pays.
Joseph a pris le risque. Il a décidé d'aller voir sa
parenté pour Noël. Et Marie et Joseph devront marcher très longtemps. Ils seront
en retard et Marie est bien fatiguée. Elle attend son bébé et Joseph pleure, le
soir, dans le noir. Lui aussi, il a peur. Il a vraiment très peur car,
avant-hier, à Ramallah, les soldats s'étaient moqués de lui et ils lui ont donné
des coups de pieds.
Pour sauver leur bébé, Marie et Joseph font
de grands détours par les champs et sur des routes pleines de trous, de sacs de
terre, de rochers, de débris. Les routes neuves, celles-là, c'est pour les
soldats et les cousins des soldats parce qu'ils sont pressés.
Tout autour de Bethléem, les soldats ne veulent pas que les papas aillent
travailler dans les champs et ils prennent leurs maisons. Ils les donnent à
leurs cousins ou ils les brisent. Eux, les cousins reçoivent beaucoup d'argent
du gouvernement et des américains pour faire le ménage. Les cousins nettoient
tous les quartiers et toutes les maisons. C'est propre. Mais Marie et Joseph ne
trouveront pas de place, c'est certain. Tout est pris, toute la place est
occupée, bien nettoyée et la terre est brûlée. Mais les cousins se promènent
toujours dans la ville et sur les routes avec leurs gros fusils parce qu'ils
veulent la paix.
Parfois les soldats cachent des bombes. C'est pour jouer
avec les enfants. Et les soldats gagnent toujours, car ils sont plus grands. La
semaine dernière, cinq autres enfants se sont tués en jouant et mes parents
n'ont rien dit parce que la cachette, c'est un jeu d'enfant.
Depuis ce
temps, j'ai peur de mes parents qui ne disent jamais rien. Ce n'est pas de leur
faute, Père Noël, car ils sont préoccupés par la lutte aux terroristes, je
crois. Mais moi, j'ai seulement peur de mes parents... Père Noël.
J'ai peur
aussi que Marie et Joseph aient honte de mes parents qui laissent les enfants
Jésus mourir à leur place.
Alors, Père Noël, voici ce que je demande pour le
jour de l'An. Je voudrais que tu donnes à Marie, Jésus, Joseph, et à toute
sa parenté, dix " faucons millénaires " remplis de Han Solo, de Chewbaka et de
Luke, de la Guerre des Étoiles. J'en ai beaucoup cherché ici dans les magasins
au Canada et aux États Unis. Mais je n'en trouve pas. Il n'y a que des "
cow-boys ". Merci, Père Noël.
4.
"Dénoncer ces mensonges" par Maurice
Barth
(Maurice Barth est un père
dominicain.)
Dimanche 6 janvier 2002 - On ne peut que souscrire à
l’éditorial de Michel Kubler, lorsqu’il écrit (La Croix du 4 janvier) que « les
agressions que subit la communauté juive sont inacceptables .» Mais on peut
regretter que le problème -réel et préoccupant - soit posé de façon aussi
unilatérale et que ne soient pas évoquées les CAUSES de cette vague
d’antisémitisme ; Il ne suffit pas de dénoncer, il faut aller à la source du
mal, sinon on ne résoudra rien. C’était déjà le problème posé par un éditorial
de Bruno Frappat, à propos des événements du 11 septembre et auquel j’avais
réagi, parce que j’estime que nous devons refuser, en tant que chrétiens et
Français, de nous aligner, sous prétexte de solidarité, sur la politique
internationale des gouvernements américains, véritable origine du drame de New
York.
Qui donc provoque l’antisémitisme sinon les Israëliens eux-mêmes du
fait de leur politique criminelle envers le peuple palestinien, et qui accusent
d’antisémitisme ceux qui mettent en cause cette politique. M.K ?. parle
d’amalgame coupable entre la politique israëlienne et le judaïsme français. Mais
qui donc est responsable de cet amalgame sinon les juifs qui ne prennent pas
clairement leur distance, voire qui soutiennent un régime raciste qui pratique
l’amalgame cyniquement. J’ai entendu plusieurs fois des israëlites français
parler de « notre ambassadeur », à propos de l’ambassadeur d’Israël en France !!
Parce que nous traînons une mauvaise conscience chrétienne à l’égard des juifs,
faut-il pour autant fermer les yeux et nous taire devant la politique d’un Etat
qui s‘identifie abusivement au « Peuple élu » et, parce qu’il se réclame des
victimes du nazisme, se permet d’ignorer allègrement les conventions
internationales et de violer les droits de l’homme et des peuples ? Si la
communauté juive de France - que je respecte - prenait plus clairement ses
distances à l’égard d’une politique criminelle et refusait de s’enfermer dans
des tabous qui empêchent la critique la plus légitime, l’antisémitisme aurait
moins d’adeptes. Il en aurait surtout moins si l’Etat d’Israël acceptait
l’existence du peuple palestinien et cessait l’occupation et la colonisation.
S’il abandonnait aussi l’alignement sur la stratégie internationale américaine.
Il y a quelques années, séjournant en Amérique centrale alors en pleine guerre
civile, j’ai vu des avions militaires israëliens sur l’aéroport de Tegucigalpa
(Honduras) qui faisaient partie de forces militaires engagées avec les
Etats-Unis pour lutter contre les mouvements populaires opposés aux dictatures
militaires. Ayant relaté ce fait lors d’une conférence à Strasbourg, j’ai été
taxé d’antisémite par un journal de la communauté juive.
On ne peut, certes,
accepter le terrorisme. A condition de le dénoncer partout. Les premiers
terroristes, au Proche-Orient, ont été les Israëliens (et Bernadotte une de
leurs victimes). Plusieurs chefs de gouvernements de ce pays faisaient partie de
groupes terroristes, à commencer par Sharon lui-même, responsable de la
tuerie de Sabra et Chatila (presque autant de victimes innocentes qu’à New
York !) et sa visite sur l’esplanade des Mosquées semble bien avoir été
programmée pour susciter une intifada permettant ensuite d’accentuer la
politique répressive. Sharon a lui-même réveillé l’antisémitisme, parce qu’il en
a besoin pour justifier sa politique au niveau international.
Solidaire,
durant la guerre, des juifs persécutés par les nazis, je ne peux pas accepter
que les victimes d’alors deviennent les bourreaux d’un peuple qui ne porte
aucune responsabilité dans ce génocide. Les Israëliens occupant indûment des
territoires, détruisant des oliviers et des maisons, barricadant les routes
empêchent de vivre un peuple qui ne leur avait rien fait. La communauté
internationale a reconnu le droit à l’existence d’un Etat israëlien et d’un Etat
palestinien. Actuellement il n’y a qu’un Etat israëlien puissant en face d’un
peuple disloqué et sans ressources. Les actes « terroristes » sont absurdes,
mais ne sont que des actes de désespoir contre le refus d’existence.
La
politique des Etats-Unis soutenant un Etat qui viole les principes du droit
international et les valeurs dont se réclame l’occident judéo-chrétien
engendre inévitablement la haine. Si les démocraties occidentales européennes ne
prennent pas clairement leur distance au lieu de se contenter de « réserves » et
ne refusent pas de se laisser entraîner dans une stratégie manichéenne
dangereuse qui ne sert que des intérêts sordides nous préparons des catastrophes
mondiales. Dénoncer ces mensonges serait le meilleur moyen de briser
l’antisémitisme et de contribuer à la paix dans le monde. Ce serait tout de même
le rôle d’une presse chrétienne. Ne laissons pas engager Dieu, Elohim ou Allah
dans des conflits qui ne concernent que les instincts les plus
vils.
1. Sharon fait campagne contre
la France par Françoise Germain-Robin
in L'Humanité du jeudi 10
janvier 2002
Prenant prétexte d'incidents plus fréquents contre des
institutions juives, des dirigeants israéliens évoquent une relance de
l'antisémitisme en France.
En accusant la France d'être le pays le plus
antisémite d'Europe et en appelant les juifs de France à émigrer Israël, le
gouvernement Sharon poursuit une campagne antifrançaise entamée depuis de longs
mois.
La France est accusée de tous les maux par la direction israélienne,
parce que considérée comme trop ouvertement pro-palestinienne. Le grief n'est
pas neuf. Cela fait des années que Tel-Aviv répète sur tous les tons que la
meilleure chose que la diplomatie française aurait à faire serait de ne pas s'en
mêler. La suspicion s'est étendue à l'Union européenne (UE), exclue de la
Conférence de Madrid, qui vit à l'automne 1991 démarrer les premières
négociations avec une délégation de l'OLP incluse dans la délégation
jordanienne. Ce n'est que depuis les accords d'Oslo en 1993, et parce qu'elle
est le premier bailleur de fonds de l'autonomie palestinienne, que l'UE a
commencé à avoir voie au chapitre. Encore Israël est-il resté réticent à
un rôle politique de l'Europe, et surtout de Paris.
Une vieille histoire, qui
remonte au temps du général de Gaulle et à ce que l'on appelait " la politique
arabe de la France ". Même si les choses ont évolué depuis, l'attitude française
tranche toujours sur l'alignement inconditionnel sur Tel-Aviv des Etats-Unis -
seul médiateur admis par Israël. Une fable court même en Israël selon laquelle
Jacques Chirac aurait, à l'automne 2000, déconseillé à Yasser Arafat de signer
les accords de Camp David, affirmant qu'il pouvait obtenir davantage. Une
histoire entendue de divers interlocuteurs israéliens, y compris de gauche.
L'acrimonie à l'égard de la France a pris un tour plus agressif depuis l'arrivée
au pouvoir d'Ariel Sharon. Les incidents diplomatiques se sont multipliés ces
derniers mois entre Paris et Tel-Aviv. Citons, dans le désordre, la mise au banc
de l'ambassadeur de France à Tel-Aviv, François Huntzinger, coupable d'avoir dit
après le 11 septembre que les attentats de New York n'étaient pas comparables
avec les actes terroristes commis par des Palestiniens en Israël. Sharon piqua
une colère noire, lui qui affirmait déjà " Arafat est notre Ben Laden ",
interdisant à ses ministres de voir l'ambassadeur de France pendant plusieurs
jours. Dans la foulée, l'armée israélienne détruisit les premières installations
du port de Gaza qui devait être l'œuvre d'entreprises françaises et
hollandaises. La visite d'Hubert Védrine, fin septembre, fut marquée par des
provocations de la police israélienne à l'égard de fonctionnaires du consulat de
France à Jérusalem. En novembre, c'est l'hôpital de la Sainte-Famille à
Bethléem, établissement placé sous protection du drapeau français, qui était
bombardé par un char israélien.
L'appel à l'émigration des juifs français
s'ajoute donc à une liste déjà longue de provocations. Il faut le replacer dans
ce contexte, sans oublier que " l'alya " (la " montée " vers Israël) est une
démarche du mouvement sioniste qui date de plus d'un siècle. Ariel Sharon en est
un propagandiste ardent. Il ne cesse de répéter que face au " péril
démographique " qui menace à terme le caractère juif d'Israël (1), il faut faire
venir un million de nouveaux immigrants. Lors de son voyage à Moscou, il a
demandé aux juifs de Russie de continuer le mouvement commencé il y a douze ans
et vient de proposer à ceux d'Argentine de s'installer en Israël pour échapper à
la crise dans leur pays.
Des appels qui n'ont guère de chance d'être entendus
dans la situation actuelle où le mouvement est plutôt inverse : à cause de la
guerre, de la réticence de nombreux jeunes à aller " casser du Palestinien ",
des dangers liés aux attentats, du chômage, de la chute des investissements
étrangers et de la mort du tourisme, il y a davantage d'Israéliens qui cherchent
à quitter le pays que de candidats à l'immigration. Un état de fait qui devrait
faire réfléchir les autorités israéliennes et les convaincre que seule une paix
véritable peut mettre fin à cette détérioration de la situation des juifs dans
le pays qui est sensé le mieux les protéger.
(1) La population actuelle d'Israël et des territoires
palestiniens compte 5,1 millions de juifs et 4,1 millions d'Arabes palestiniens.
Selon les projections démographiques, ces derniers seront 8,1 millions en 2020
contre 6,7 millions de juifs.
2. C.Q.F.D. par David
Grossman
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du dimanche 6
janvier
[traduit de l'anglais par La Paix
Maintenant]
L'arraisonnement du bateau transportant
des armes pour les Palestiniens provoque d'abord un grand soulagement, parce que
ces armes ne seront pas dirigées contre des Israéliens, ainsi qu'un sentiment de
gratitude envers les soldats ayant participé à cette mission. Néanmoins, dans la
voix des différents porte-parole, de Tsahal, du gouvernement, ainsi que dans les
médias, on trouve une note de joie : enfin, la "preuve finale" est administrée,
des terribles et criminelles intentions des Palestiniens.
"Il est devenu
clair, sans laisser la moindre place au doute, que l'Autorité Palestinienne est
infestée par le terrorisme de la tète aux pieds", a déclaré le Chef d'Etat Major
Shaul Mofaz, dans ce qui ressemblait à une tentative de revenir aux temps
héroïques et glorieux des années 50, sinon même a ceux d'Entebbe.
Mais de
quelle preuve parle-t-on ? La preuve que si on opprime un peuple pendant 35 ans,
qu'on humilie ses leaders et qu'on harcèle sa population, sans leur donner un
semblant d'espoir, ce peuple essaiera de s'élever par tous les moyens possibles
? Nous comporterions-nous différemment si nous étions dans la situation des
Palestiniens ? Et nous sommes-nous comportes différemment quand pendant des
années nous étions victimes de l'occupation et de la tyrannie ?
Avshalom
Feinberg et Yosef Lishansky partirent au Caire pour en rapporter de l'argent au
Nili (organisation secrète, ndt), afin que la communauté juive de Palestine
puisse se soulever contre les Turcs. Les combattants de la Haganah, du Lehi et
du Etzel (mouvements juifs de résistance clandestins) réunissaient et cachaient
autant d'armes qu'ils le pouvaient, et leurs magnifiques "sliks" (caches
d'armes) sont jusqu'aujourd'hui le symbole d'un combat pour la survie et la
volonté de vivre libre, tout comme les missions courageuses d'achats d'armes
sous le Mandat britannique (que les Britanniques définissaient comme des "actes
de terrorisme").
Quand "nous" faisions ces choses, elles n'étaient pas
terroristes par nature. Elles étaient des actes légitimes d'un peuple luttant
pour sa vie et sa liberté. Quand les Palestiniens font les mêmes choses, elles
deviennent la "preuve" de tout ce que nous désirions prouver depuis des
années.
Il était gênant d'entendre le Chef d'Etat Major réprimander les
Palestiniens pour "dépenser leur argent dans des armes au lieu de s'occuper de
leurs populations affamées" - les mots d'un homme dont les soldats, sur les
instructions du gouvernement, harcèlent les Palestiniens du matin au soir, les
appauvrissent et les affament. Gênant comme les réactions des médias à
l'arraisonnement du bateau. Les correspondants, portés par l'héroïsme des
soldats, ont tous adopté les déclarations auto-justificatrices du Chef d'Etat
Major et du Premier Ministre au sujet des Palestiniens, de leur instinct
meurtrier et du terrorisme qui brûle dans leur cœur quasiment comme une seconde
nature.
Aujourd'hui est un jour de célébration et de réjouissance, car "nous
vous l'avions bien dit" : nous avions bien dit que les Palestiniens ne
respectent aucun accord (alors que nous, évidemment, les respectons tous) ; nous
vous avions bien dit qu'ils feraient tout pour acquérir des armes offensives
(alors que nous envoyons des bouquets de narcisses aux fenêtres d'Arafat a
Ramallah) ; nous vous avions bien dit qu'il n'y avait personne à qui parler, et
qu'en conséquence nous devions continuer à serrer le nœud coulant autour de leur
cou (ce qui conduira sans nul doute à modifier profondément le "caractère
palestinien", afin qu'ils acceptent toutes nos conditions) ; nous vous avions
bien dit qu'Arafat était Bin Laden (et nous les disciples du Dalaï Lama).
Par
cette tentative d'introduire clandestinement des armes, les Palestiniens ont
gravement viole les accords, et Tsahal doit, bien évidemment, tout faire pour
prévenir une telle escalade. Néanmoins, comment le jugement de tout un peuple
peut-il être à ce point émoussé ? Comment pouvons-nous continuer à ignorer
l'image d'ensemble, ou Israël, par ses actions et ses non-actions, et en
particulier le comportement malfaisant de son Premier Ministre, pousse les
Palestiniens à des actes qui, les uns après les autres, nous administrent cette
"preuve absolue" dont nous n'avons que faire ?
Les jours que nous vivons sont
dégoûtants. Ce sont des jours de total engourdissement des sens. Ariel Sharon
tirera de ce bateau jusqu'à sa dernière goutte de propagande. Les médias, pour
la plupart, lui colleront aux basques. La rue israélienne, trop épuisée et
apathique pour réfléchir, adopter à toute conclusion qui résoudra la
contradiction morale dans laquelle elle se trouve, et qui renforcera son
sentiment d'avoir raison.
Qui a la force, aujourd'hui, de se rappeler les
commencements, les racines, les circonstances, le fait que ce que nous avons ici
est une occupation, une oppression, des réactions et des contre-réactions, un
cercle vicieux et sanglant, deux peuples devenus violents, corrompus et fous de
désespoir, un piège de mort dans lequel nous nous enfonçons à mesure que chaque
jour passe ?
3. Les tromperies de M.
Sharon par Pierre Blanc
in La Croix du jeudi 3 janvier
2002
(Pierre Blanc est chercheur associé au centre de
recherche et d'analyse géopolitique de l'Université de Paris
VIII.)
Une fois de plus, un séjour dans les territoires palestiniens
m'a conduit à mesurer l'étendue des humiliations quotidiennement subies par
leurs habitants, au nom de la sécurité de la puissance occupante et du désir
vivace du Grand Israël, très lisible chez certains leaders politiques et
militaires israéliens, au premier rang desquels figurent Ariel Sharon et le chef
d'état-major des Armées, Saul Mofaz : des camps de réfugiés où s'entassent des
vies sans perspectives, des villes palestiniennes soi-disant autonomes où sont
parqués des gens dont l'unique horizon est un check-point infranchissable, sauf
bien sûr s'ils décident d'émigrer, un territoire toujours plus colonisé
notamment au nom de la politique du fait accompli accélérée depuis les accords
d'Oslo, des routes de contournement toujours plus nombreuses pour relier ces
colonies au réseau routier israélien, des terres accaparées - de force souvent -
au nom de ces constructions routières, des eaux souterraines spoliées par
l'occupant, des permis de construire obtenus après moult tracasseries, quand ils
sont obtenus, des oliveraies détruites qui pourraient abriter des snipers…Et le
pire sans doute, des enfants à Gaza et en Cisjordanie qui vont à l'école sans
croire à leur avenir sur une terre qui leur échappe.
Aujourd'hui, la " Terre
sainte " est devenue un enfer pour ceux qui aspirent à vivre décemment. Est-il
étonnant dès lors que des personnes rencontrées le 8 décembre au marché de Noël
à Bethléem ne parlent que de départ ? Est-il surprenant que ces mêmes
Palestiniens qui, pour la plupart, ont cru en une paix juste n'aient plus
confiance en personne, même pas, pour certains, en leur leader Yasser
Arafat ? En cela, Ariel Sharon et ses affidés qui font tout pour disqualifier le
vieux leader historique ont réussi dans leur entreprise. Cette opération de
discrédit a commencé d'ailleurs il y a bien longtemps lorsque, avant même la
première Intifada, l'Etat hébreu n'a pas hésité à promouvoir les opposants
intégristes à Arafat, au prétexte qu'ils étaient une alternative aux dangereux
nationalistes laïcs de l'OLP. Sans doute le leadership israélien de l'époque ne
mesurait-il pas le risque de dérive de la mouvance islamiste. Depuis, le Hamas
et ses commandos Ezzedine Al Qassam, ont montré ce dont ils étaient capables en
matière de terrorisme. Mais de fait aujourd'hui, le Hamas sert encore la
stratégie dilatoire d'Ariel Sharon qui ne veut pas d'un processus politique
impliquant pour l'Etat hébreu des abandons de territoires exigés pourtant par le
droit international. Ariel Sharon et les faucons israéliens, d'une part,
le Hamas et le Djihad islamique, d'autre part, ne sont-ils pas des prestataires
de services en matière de recherche de non-solution ? Finalement, dans cette
logique, l'Autorité palestinienne apparaît gênante : c'est l'empêcheuse de se
battre en rond. Pour la disqualifier tout est bon : par exemple, montrer que le
responsable de l'échec du sommet de Camp David en juillet 2000 était bien sûr
imputable à l'intransigeance de Yasser Arafat. Heureusement, un conseiller
américain de Bill Clinton, Robert Malley, animé du souci de vérité, a mis en
exergue le caractère erroné de cette version. Les propositions faites par l'Etat
hébreu, notamment sur la question territoriale, étaient telles qu'elles
n'étaient pas recevables. Par exemple aussi, en montrant que Yasser Arafat
instrumentalise le Hamas et le Djihad islamique. Pouvons-nous croire
sérieusement qu'il peut contrôler toutes les bombes humaines avec le peu de
moyens qui sont les siens, quand des Etats constitués et puissants comme
l'Espagne et la France ne viennent pas à bout du terrorisme basque ou corse ? Il
y a bien d'autres exemples de stratégies destinées à jeter l'opprobre sur le
dirigeant palestinien qu'Ariel Sharon cherche à éliminer sinon physiquement, au
moins politiquement. Il est choquant de voir que beaucoup de médias en Occident
reprennent ces arguments sans s'en distancier. Au point qu'aujourd'hui la
question la plus souvent posée tourne autour d'Arafat et de sa capacité à servir
la paix. Mais les entend-on s'interroger sur la personnalité d'Ariel Sharon qui
en est resté à ses vieilles haines ? De même qu'ils savaient dire,
avec raison, que la justice était bafouée au Kosovo par le boucher
Milosevic, les entend-on dire et redire que les droits de l'homme sont violés en
cette région du monde, et que la source de tout le conflit réside dans cette
négation du droit fondamental à la vie ?
Le pire dans tout cela, c'est que
peu de protagonistes de la communauté internationale, à part peut-être certains
pays comme la France, renversent l'interprétation de la tragédie qui se déploie
au Proche-Orient. L'après 11 septembre pouvait laisser espérer de la part des
Américains une révision de leur politique dans la région. Mais George.W.Bush, et
avec lui Colin Powell, pourtant plus nuancé, ont semble-t-il oublié la nécessité
de ne plus s'exonérer des principes de justice dans la région. Pour la troisième
fois, M Sharon a été reçu par son hôte américain sans que celui-ci ne lui porte
un soupçon de récrimination, et surtout sans que M Arafat ait pu avoir ce
privilège, au moins une fois, de rencontrer l'homme " le plus puissant du monde
". L'amitié américano-israélienne continue. Nous ne pouvons que nous
réjouir d'une telle relation. Mais peut-on parler vraiment d'amitié
lorsqu'un des deux amis, par couardise ou par intérêt, laisse l'autre s'enfoncer
dans une aventure funeste ?
4. Interview d'Elie Barnavi : “L’Etat palestinien sera
souverain, avec Jérusalem-Est pour capitale” propos recueillis par
Philippe Jacqué
sur le site Courrierinternational.com le mercredi 2
janvier 2002
Né à Bucarest en 1946, Elie Barnavi arrive en Israël en 1961. En 1971,
cet historien des guerres de religion se rend pour la première fois en France où
il se lie à François Furet. Trente ans plus tard, en décembre 2000, il est nommé
ambassadeur d’Israël à Paris. Proche de la gauche israélienne, il défend
aujourd’hui la politique de répression d’Ariel Sharon, tout en restant optimiste
pour l’avenir du processus de paix…
- Est-il encore pertinent, après quinze mois d’Intifada et plus de
mille morts, de parler du processus de paix d’Oslo ? Yitzhak Rabin est-il mort
pour rien ?
- Oslo n’est pas un coup pour rien, ce fut une étape essentielle de la
reconnaissance mutuelle entre Israéliens et Palestiniens. A mes yeux, elle est
irréversible. Oslo me pousse à penser que le conflit est proche de sa fin. Quant
à Rabin, oui, il est mort pour rien. Sa mort aurait pu être l’occasion pour le
camp de la paix israélien de saisir son héritage. Mais il a été incapable de le
faire. La mort de Rabin a retardé énormément la finalisation d’un traité de
paix. Rabin vivant, les choses se seraient passées différemment.
- Que pensez-vous des effets du 11 septembre sur le conflit
israélo-arabe ?
- Le 11 septembre aura été une mauvaise affaire pour Arafat et
l’Autorité palestinienne. Les règles du jeu ont changé. Le terrorisme est encore
moins bien compris et moins bien accepté par la communauté internationale.
Arafat a joué habilement en essayant d’éviter le piège dans lequel il était
tombé durant la guerre du Golfe. Il a réussi à limiter les dégâts, mais les
dégâts sont là. Le changement des règles mondiales nous a permis, nous
Israéliens, de nous faire comprendre aux yeux de la communauté
internationale.
- Quel est l’impact de l’Intifada sur la société israélienne
?
- L’Intifada a uni le peuple d’Israël autour de son gouvernement et
autour des positions les plus intransigeantes. Elle a de plus précipité une
crise économique. Mais elle a surtout réduit dramatiquement le camp de la paix
israélien. Sa désorganisation résulte du désespoir, de la lassitude vis-à-vis du
processus de paix et surtout vis-à-vis des Palestiniens et d’Arafat. Le bilan de
ces quinze mois de guerre est dès lors largement négatif.
- Plus précisément, quel est aujourd’hui l’état de la gauche
israélienne ?
- Elle est profondément désunie. Son pivot historique, le Parti
travailliste connaît la crise la plus grave de son histoire, avec une moitié du
parti au sein du gouvernement d’union nationale et l’autre à l’extérieur, dans
l’opposition. De plus, l’élection de Benyamin Ben Eliezer [le 28 décembre 2001]
à la tête du parti laisse un goût très amer. Du fait de l’Intifada, le Parti
travailliste est incapable d’élaborer un programme précis. Il faudrait une
perspective politique claire pour redevenir pertinent, car, en termes de
valeurs, la gauche israélienne correspond à quelque chose de tout à fait
authentique, de profond au sein de la société.
- Cependant, le camp de la paix ne doit-il pas se remettre en cause
?
- Non, je ne crois pas. Je distingue deux niveaux d’analyse de
l’attitude des “colombes” depuis Oslo. Au niveau stratégique, la volonté
d’ouvrir des négociations sérieuses avec les Palestiniens et d’aboutir à la
reconnaissance mutuelle et une solution à deux Etats reste la bonne stratégie.
Il n’y en a pas d’autres à ma connaissance. Au niveau tactique, des erreurs ont
été commises, mais elles ne sont pas l’apanage de la gauche. La classe politique
israélienne dans son ensemble doit se poser ces questions. Concernant la
stratégie, un clivage se forme entre les défenseurs du partage et les défenseurs
de l’occupation des Territoires pour des raisons sécuritaires, religieuses ou
historiques. Le véritable clivage est idéologique et philosophique. Le grand
désarroi du camp de la paix peut rappeler aux Français ce qui s’est passé avec
la gauche au temps de la guerre d’Algérie.
- Israël n’a-t-il pas sa part de responsabilité dans la situation
actuelle ?
- Tout au long de la négociation, notamment à Camp David [juillet
2000] et à Taba [janvier 2001], le gouvernement d’Ehoud Barak a certes commis
des erreurs tactiques. Mais, dans la hiérarchie des erreurs, Arafat est, j’en
suis persuadé, celui qui porte la responsabilité stratégique la plus lourde.
Dans l’ensemble, la stratégie d’Israël qui consiste à coincer Arafat pour le
pousser à faire cesser les violences est la bonne stratégie, et je pense que
l’Occident l’a plus ou moins compris. L’arrêt du terrorisme est une condition
sine qua non pour une reprise du processus de paix. Nous avons en face de nous
un leader palestinien fantasque, imprévisible, menteur. Il a réagi aux
négociations et aux offres faites par Israël par la violence. Ce faisant, il se
retrouve dans un trou entouré par des blindés israéliens. Comment diable
s’est-il mis dans ce pétrin ?
- Que pensez-vous de la politique d’Ariel Sharon ?
- Si M. Barak avait été aux affaires et non M. Sharon, la répression
de l’Intifada aurait été la même, voire plus dure. Il faut bien comprendre que,
vu d’Israël, la politique de M. Sharon est caractérisée par la retenue. Il est
poussé à en faire beaucoup plus par son aile droite et par l’opinion
israélienne, son aile gauche le réfrène. Il tient une espèce de juste milieu
selon l’opinion. Il y a une logique militaire à cela. A un soulèvement
militaire, nous opposons une répression militaire. En revanche, le Parti
travailliste apporte une alternative concernant la logique politique. Si nous
aboutissons à un cessez-le-feu qui tient la route, le processus politique
reprendra ses droits et nous pourrons voir comment travaillistes et Likoud
peuvent continuer à vivre ensemble. Tant que la violence continue, il n’est pas
important de savoir qui est à la tête du gouvernement. Pour l’instant, M. Sharon
dit avoir un plan, qu’il ne veut pas dévoiler pour ne pas commencer les
négociations en position de faiblesse. Si l’on veut que l’occupation cesse, il
faut que les Palestiniens arrêtent les violences. La Cisjordanie n’est pas le
Liban : les Palestiniens ont du mal à le comprendre, nous négocierons notre
retrait.
- Les accords d’Oslo ont mené à la reconnaissance mutuelle des deux
peuples, mais pourquoi dès lors avoir continué la colonisation ?
- Cela n’allait pas contre la lettre d’Oslo, mais je suis d’accord
pour dire que cela allait à l’encontre de l’esprit d’Oslo. L’idée de Barak était
de ne pas ouvrir un front intérieur contre les colons. Barak a préféré négocier
avant de démanteler. En effet, un accord avec les Palestiniens supposait
obligatoirement le démantèlement de la plupart des colonies, en dehors de trois
blocs qu’il voulait annexer à l’Etat d’Israël. Même si cette décision avait une
logique politique interne, j’aurais décrété à sa place le gel des colonies.
Quant à Arafat, il a cru pouvoir faire céder Israël sur toute la ligne, y
compris sur Jérusalem, sur le droit de retour des réfugiés… Il s’est fait des
illusions. Il dit aujourd’hui qu’il veut revenir à Taba. Si les Palestiniens
avaient voulu signer à Taba, Barak aurait signé un accord-cadre… Avec un tel
accord, la situation ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui.
- Que pensez-vous de l’envoi d’observateurs internationaux
?
- Cela ne fonctionne que si les deux parties arrivent à un accord.
Dans la situation actuelle, les observateurs trouveront toujours plus facile
d’observer les mouvements d’une armée que ceux de mouvements terroristes. Nous
risquons de nous trouver dans une situation où les terroristes poursuivraient
leurs opérations et où les mains d’Israël seraient liées. C’est là la principale
réticence d’Israël.
- Quelle est aujourd’hui la place des Arabes israéliens
?
- 1,2 million d’Arabes sont citoyens d’Israël. C’est une population
qui est de plus en plus israélienne dans sa structure sociale, son niveau
d’instruction, dans ses réflexes politiques, et, en même temps, cette population
s’est profondément “palestinisée”. Il existe un véritable problème d’intégration
qu’il faudra aborder dans le cadre de la citoyenneté israélienne. Ils sont là
pour rester et pourtant ils soutiennent leurs frères en lutte contre Israël. Ce
paradoxe se surajoute aux tensions de la société israélienne : la suspicion
mutuelle, les différences de traitement avec égalité formelle et inégalité de
fait, et une classe politique arabe israélienne irresponsable.
- Etes-vous aujourd’hui optimiste pour l’avenir ?
- A court terme, je ne peux être optimiste. A long terme, je suis
définitivement optimiste. Cet optimisme dérive de l’incapacité d’imaginer une
alternative à la coexistence. La solution de deux Etats vivant côte à côte est
la seule viable. L’Etat palestinien sera à terme une entité politique
souveraine, avec Jérusalem-Est pour capitale. Mais avant cela, il faut pouvoir
revenir à la discussion politique, en passant par l’arrêt définitif des
violences. Arafat et les autres passeront, les Israéliens et les Palestiniens
seront toujours là.
5. Une guerre à mort
entre occupants et occupés au Proche-Orient par Lucien Bitterlin
in
France-Pays Arabes N°276 du mois de décembre 2001/janvier 2002
Fort de
sa victoire sur les talibans, et peut-être sur la "Qaïda" d'Oussama Ben Laden,
le président George W. Bush a promis, le 11 décembre, "des ripostes
dévastatrices à tous ceux qui soutiennent le terrorisme."
Reste à savoir qui
soutient "le terrorisme" d'après lui, et qui est "terroriste".
Durant la
dernière guerre mondiale, le général de Gaulle était pour les occupants nazis de
la France et leurs collaborateurs "le chef des terroristes". Les résistants
palestiniens sont-ils aussi considérés par les Américains comme des terroristes
puisque le mouvement Hamas, le Jihad islamique, comme le Hezbollah au Liban,
figurent sur la liste noire des Américains ?
Non, car pour nous, les
résistants mènent un combat inégal, mais légitime contre les occupants de leur
pays, dans leurs opérations kamikazes, même si elles sont condamnées par Yasser
Arafat et l'Occident. "L'arme du pauvre est immorale", c'est bien connu !
Et
l'occupation d'un pays par la force, la répression et les expulsions que
subissent ses habitants, sont-elles morales ? La non observance des résolutions
des Nations unies par Israël, qui défie l'opinion internationale, est-elle
morale ? Les victimes de toutes les humiliations commises par un Etat dit
"démocratique" n'ont-elles pas le droit de se révolter et de faire le sacrifice
de leur vie pour la liberté ?
Qui, au départ, a fabriqué tous ces
"extrémistes", ces "radicaux", ces "islamistes", si ce ne sont les Américains en
Afghanistan et les Israéliens en Palestine ?
A poursuivre dans cette voie de
la répression extrême, Américains et Israéliens finiront par dresser contre eux
des milliers de "terroristes potentiels" qui ne seront pas tous issus d'une
déviance de la religion musulmane, mais aussi, comme ce fut le cas au Sud Liban
pendant les années d'occupation, des patriotes de toutes origines et de toutes
confessions.
Si George W. Bush se devait de vaincre les instigateurs des
attentats du 11 septembre, ce qui n'est à ce jour du 13 décembre pas encore
évident, il ferait mieux de ne pas commettre la grave erreur de s'en prendre à
ceux qui combattent l'occupant et à ceux qui soutiennent la résistance légitime
des Palestiniens, car il engendrerait alors des générations de "résistants",
qu'il appellerait encore "terroristes".
Pourquoi tergiverser, chercher des
échappatoires pour éviter de choquer les bonnes âmes et ne publier que des
déclarations édulcorées sur la nécessité de convaincre Israéliens et
Palestiniens de reprendre le dialogue, alors que tout le monde sait bien que le
gouvernement israélien et la majorité de l'opinion israélienne ne veulent que
gagner du temps, et non pas signer un accord de paix global ?
A quoi bon
toutes ces déclarations et toujours ces mêmes "généralités" sur la relance du
processus de paix, "ces condamnations sans appel du terrorisme" suivies de
sermons sans effet à la suite de représailles encore plus féroces, puisque
personne n'a la moindre influence sur Ariel Sharon pour l'amener à la raison et
qu'aucune puissance n'est capable de lui faire entendre raison. Cette raison
qu'il a perdue à jamais, pour le plus grand malheur des Arabes, mais tout autant
pour les Juifs.
Quand un Israélien, que l'on croyait, non pas modéré, mais de
bon sens comme l'ambassadeur Elie Barnévie écrit : "Nous ne voulons pas de
solution imposée sous la pression, de qui que ce soit, l'ONU, les Américains,
l'Europe. En revanche, ces derniers peuvent garantir un accord, y compris par
une présence militaire sur le terrain" (Paris-Match, 6 décembre 2001), on croit
rêver ! D'autres ont déclaré que l'Europe n'avait qu'à payer mais surtout pas
intercéder en faveur d'une reprise du dialogue avec les Palestiniens ! Barnévie
croit-il que seule la force assurera la sécurité à Israël?
Cette guerre
qu'Israël mène contre les Palestiniens est une guerre à mort. Alors, Israël sera
devenu la "dernière croisade" dans un monde de démesure.
6. Fermeture de la Chambre de commerce arabe de
Jérusalem
in France-Pays Arabes N°276 du mois de
décembre 2001/janvier 2002
Le 7 novembre, devant le conseil d'administration de la
Chambre de Commerce franco-arabe, M. Wassef Youssef Daher, représentant de la
fédération palestinienne des Chambres de commerce, d'industrie et d'agriculture,
et vice-président de la C.C.I. de Jérusalem, a présenté un rapport relatant la
situation qui a conduit à la fermeture de la Chambre de commerce de Jérusalem
par le gouvernement israélien (extraits).
La ville de Jérusalem subit depuis 1993 des mesures
israéliennes visant à l'isoler du reste des villes palestiniennes. Par
conséquent, le nombre des visiteurs de la ville, des villages environnants et
d'autres villes et villages de la Cisjordanie et de la bande de Gaza a diminué.
Les commerces de la ville ont ainsi été privés d'un grand nombre d'acheteurs
potentiels estimés à plus de cinquante mille personnes par jour, voire quatre
vingt mille les vendredis et deux cent mille les vendredis du mois de
Ramadan.
Désormais, les populations des territoires placés sous la tutelle de
l'Autorité palestinienne sont liées économiquement aux autres villes
palestiniennes.
De même, l'ajournement de la discussion du statut de
Jérusalem, les mesures coercitives, ainsi que la politique fiscale arbitraire
israélienne, l'encerclement et le rattachement à Israël, ont-ils affaibli le
rôle économique de Jérusalem et engendré la fuite des capitaux et des
investissements vers d'autres villes palestiniennes devenues plus attrayantes
grâce aux mesures d'incitation adoptées par l'Autorité palestinienne en faveur
des investissements dans ces villes.
La ville a été également privée des
aides octroyées à l'Autorité palestinienne et consacrées aux infrastructures par
les pays donateurs et les organismes internationaux tels que la Banque mondiale.
L'Autorité palestinienne ne peut entreprendre de projets vitaux pour l'économie
de Jérusalem car la politique israélienne répressive vise à empêcher, par tous
les moyens, tout ce qui peut contribuer au développement de la ville arabe.
(...)
Cette situation a induit la baisse du pouvoir d'achat de la population
et l'accroissement du chômage dont le taux est passé de 12 % à 23 %. (...)
De
manière générale, l'activité économique, selon les secteurs, a reculé de 30 à 80
%. Même les produits alimentaires ont baissé de près de 35 %, preuve s'il en est
que les habitants de Jérusalem ne peuvent plus pourvoir aux besoins élémentaires
de leurs familles. (...)
Le gouvernement israélien a ordonné le 9 août 2001,
dans le cadre de sa politique de judaïsation de Jérusalem et de destruction de
son cachet arabo-musulman et chrétien, la fermeture de la Maison d'Orient,
considérée par les habitants arabes comme l'institution phare de leur ville,
ainsi que d'autres institutions d'utilité publique telles la chambre de commerce
et d'industrie arabe.
L'ordre de fermeture de la chambre de commerce, sans
précision de délai, a été pris en référence à la loi d'urgence en vigueur sous
le mandat britannique avant 1948. Il est à noter qu'Israël applique cette loi
chaque fois qu'il entend punir des individus ou des institutions palestiniennes.
Cette loi prévoit dans son texte un délai maximal de fermeture de six mois
renouvelable. (...)
Malgré l'ordre de fermeture, la Chambre a décidé, dans
les limites de la responsabilité personnelle de ses salariés, la poursuite
partielle de ses activités au service de ses membres. La conséquence immédiate
de cette décision a été l'interrogatoire du président de la Chambre effectué par
les services secrets israéliens sous prétexte de changement des serrures de
l'immeuble. Or, le motif exact et le but de cet interrogatoire sont un
avertissement clair à la Chambre pour qu'elle cesse toute activité et lui
signifier l'intransigeance israélienne dans l'application de cet
ordre.
Communiqué de la Chambre de Commerce
franco-arabe - Au cours de sa
réunion tenue à Lille le 7 novembre dernier, le Conseil d'administration de la
Chambre de Commerce franco-arabe, que préside Michel Habib-Deloncle, a été
informé par le représentant de l'Union des Chambres de Commerce de Palestine de
la fermeture, par décision unilatérale du gouvernement israélien, de la Chambre
de Commerce arabe de Jérusalem, qui avait été fondée en 1937.
Le Conseil
d'administration unanime a émis une très vive protestation contre cette
décision, contraire à la légitimité internationale, qui ne reconnaît pas
l'annexion de Jérusalem par l'Etat d'Israël.
Il condamne fermement la
suppression de cette Chambre de commerce qui, depuis plus de soixante ans,
défend les intérêts économiques et commerciaux palestiniens. Il considère qu'au
moment où la conclusion d'une juste paix entre Israéliens et Palestiniens
apparaît de plus en plus urgente, la décision de l'actuel gouvernement israélien
démontre de façon éclatante que la construction d'une telle paix ne fait pas
partie de ses préoccupations.
7. Cultures et respect de la personne humaine au
Moyen-Orient par Dominique Chevallier
in France-Pays Arabes N°276 du mois de
décembre 2001/janvier 2002
[Intervention présentée à
l'Institut pour la paix de l'université de Tempere (Finlande) les 12-13 octobre
2001, au cours d'un colloque sur la transition démocratique au
Moyen-Orient.]
Il faut écouter
ceux qui réclament la "démocratie" dans les pays arabes. Mais qui sont-ils et où
vivent-ils ? Comment conçoivent-ils la "démocratie" ? Que mettent-ils sous ce
mot magique ? Qu'entendons-nous par "démocratie" ? S'agit-il seulement de
diffuser, partout dans le monde, le système libéral et parlementaire qui prévaut
dans les Etats occidentaux ? Cette organisation libérale, sur le plan de la
parole, des idées et du respect de chaque individu par les autres citoyens, est
le produit d'une longue élaboration au sein de notre civilisation européenne. Au
20ème siècle, elle n'a pas évité les horribles dérapages populistes qu'ont été
le fascisme, le nazime, le bolchevisme, les démocraties populaires,
etc...
Depuis le 19ème siècle, il a souvent été constaté
que la liberté politique et la liberté économique ne coïncident pas forcément.
La liberté économique peut exister sous un pouvoir autoritaire ou totalitaire
qui ne respecte pas les droits individuels, mais qui peut bénéficier d'un réel
soutien populaire. L'Europe en a fait la triste expérience.
Aujourd'hui, bien
des chefs d'Etat de l'Orient arabe et de l'Afrique du Nord s'appuient sur un
populisme qui s'exprime à travers des principes religieux et use des réseaux
d'une culture sociale. Lesquels ? Comment ?
La théocratie saoudienne, qui est
un islamisme de pouvoir et au pouvoir, participe allègrement au capitalisme
international dont les Etats-Unis ont pris, pour le moment, la
tête.
Suffit-il de parler des droits de l'homme pour évoquer la démocratie ?
Non, puisque, dans les milieux islamiques qui ne prêchent nullement la liberté
des individus selon les critères de l'Occident, il est dit que les droits de
l'homme, et ceux de la femme, ont été assurés par la révélation coranique bien
avant la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789.
Cette
comparaison, souvent faite par les oulémas d'alAzhar, est d'ailleurs
significative. Il leur faut montrer l'antériorité de la morale juridique de
l'islam par rapport à la pensée des Lumières et par rapport à l'édification des
droits civique en Europe et en Amérique.
Comment alors définir le respect de
la personne humaine ? Comment y parvenir selon les valeurs de chaque
civilisation, sans tomber dans les exclusivismes que toutes les religions et les
philosophies universalistes ont prêchés à un moment ou à un autre ?
S'il est
vrai que des radicalismes contestataires sont diffusés, auprès des masses comme
auprès des cadres, par des appels religieux dans les pays musulmans, il n'en
faut pas moisn se méfier de ce qui a été appelé le choc des civilisations. Cette
théorie n'est pas nouvelle. Elle a déjà été exposée sous d'autres formes, et a
été suivie d'objections passionnées ou érudites. Des années vingt aux années
cinquante du 20ème sièclee, une question a été posée par des historiens : la
conquête musulmane, à partir du 7ème siècle, a-t-elle consacré une rupture entre
le Sud et le Nord de la Méditerranée ou, au contraire, a-t-elle contribué à une
reprise des échanges après les invasions germaniques et le fractionnement de
l'Empire romain ? Entre les deux guerres mondiales, la première thèse a été
défendue par le Belge Henri Pirenne dans un livre intitulé Mahomet et
Charlemagne. Après la Seconde guerre mondiale, l'autre point de vue a été
présenté par Maurice Lombard dans ses cours sur l'Islam dans sa première
grandeur (6ème-9ème siècles). Chronologiquement les positions prises par ces
analyses célèbres ont coïncidé, l'une, avec le début des grandes manifestations
nationales arabes en vue d'obtenir l'indépendance et, l'autre, avec l'époque de
la décolonisation. Autrement dit, la mise en cause des grands Empires puis leur
remplacement par des Etats souverains ont soulevé des problèmes fondamentaux de
ruptures, de continuité, de reprises.
Au cours des dernières années
quatre-vingt-dix, la théorie du choc des civilisations, formulée par l'Américain
Samuel Huntington, a annoncé une crainte des Etats-Unis de voir grandir une
opposition à leur puissance mondiale. Le schématisme de la vision qu'elle
véhicule ouvre des perspectives dramatiques. Peut-être que, lorsque l'ascèse des
combattants devient alibi de la profusion et de l'ambition de quelques uns, le
monopole idéologique et religieux assassine. Mais qu'a t'on fait pour l'éviter ?
Qu'a t'on fait pour préférer la vie au massacre ?
Les pluralités sont
nécessaires pour éviter l'ennui d'une monoculture et la terrible dictature d'une
pensée unique à prétention universelle. La création ne peut naître que du
dialogue, de la confrontation des idées, du croisement des variétés. Les
systèmes économiques n'entretiennent leur dynamisme que par la fécondation que
leur apportent plusieurs cultures.
L'Occident européen puis les Etats-Unis
d'Amérique ont imposé un modèle à la terre entière depuis qu'ils ont accompli la
révolution industrielle au 19ème siècle. Dans la course aux découvertes
scientifiques et technologiques, ils restent toujours en tête. Le développement
est promis à tous, mais les clas n'en sont détenues que par certains. Les
inventions nous exaltent et nous tourmentent. Ceux qui les propulsent guident le
monde, mais pas forcément la paix des hommes. Les moyens d'aujourd'hui libèrent
théoriquement la condition humaine, mais ils peuvent être détournés pour
l'anéantir, avec l'invocation justificatrice d'un bien commun ou d'une foi
commune. Les expériences de l'humanité seront-elles plus cruelles au 21ème
siècle que pendant les cent ans écoulés ?
Au cours du siècle que nous venons
de vivre, la population mondiale a triplé. La multiplication des pauvres et des
marginalisés y soulève le problème de savoir comment survivre et consommer,
comment survivre ou consommer. Les angoisses du plus grand nombre
s'accommodent-elles de la richesse des plus puissants ? Comment des êtres
abandonnés à leur triste sort peuvent-ils comprendre notre morale et notre
pratique de la "démocratie" ?
Un conflit social à l'échelle planétaire
revendiquera-t-il une finalité divinement salvatrice en guise d'idéologie
?
Un Arabe s'adapte-t-il à la création contemporaine ? En tant qu'individu,
oui, c'est évident. Des Arabes participent aux recherches et aux découvertes des
laboratoires d'Amérique du Nord et de l'Union européenne. Certains d'entre eux
ont obtenu le prix Nobel. Mais, dans le Monde arabe lui-même, des cadres peuvent
avoir plus de mal à mettre en valeur leurs compétences. Les Universités où les
étudiants sont pléthoriques ont des difficultés à dégager des pôles d'excellence
dans la formation et la recherche. Les faibles rémunérations favorisent la fuite
des cerveaux et provoquent l'aigreur de ceux qui restent. Des audacieux se
tournent vers la spéculation. Nombreux sont ceux qui se retrouvent dans le
militantisme islamiste. L'ensemble de la société est ainsi confronté au destin
de ses valeurs, de sa culture et de son identité. Peut-elle rester elle-même
sans se confondre à une autre ?
La morale et les lois qui ont été élaborées
dans l'Europe des Lumières ont établi le principe qu'un citoyen n'est un homme
libre que s'il respecte les droits de l'autre. Dans un système tribal, se
libérer des contraintes familiales et des rapports de voisinage signifie souvent
pouvoir écraser l'autre. Toutefois, la soumission à Dieu transcende les
divisions et ramène l'individu à la solidarité communautaire. En islam, la
charia édicte ce devoir. Or, un peuple ne se conçoit et ne se réalise que dans
le cadre de la civilisation où il a été formé. La constitution d'une vie civique
où le respect de la personne est la garantie des libertés individuelles,
échappe-t-elle au poids des traditions culturelles ? Les attaquer provoque des
révoltes. Mais, pour en tenir compte, il est évidemment nécessaire de promouvoir
l'humanisme que recèle toute civilisation. La recherche d'une voie démocratique
peut-elle écarter les excès si elle ignore l'âme d'une société ?
Quelle
démocratie propose-t-on aux Palestiniens alors qu'ils souffrent des provocations
quotidiennes de la colonisation israélienne ? L'exaltation du refus est aussi
une réponse à l'étouffement de sa liberté d'exister.
Depuis les accords
d'Oslo, ce qu'on appelle le processus de paix n'est en fait qu'un processus de
guerre.
La paix suppose une garantie donnée par l'équilibre des forces
militaires.
Or, aucun Etat arabe n'est prêt à engager éventuellement le
combat contre Israël.
La négociation "euro-méditerranéenne", dite de
Barcelone depuis 1995, n'a été et ne reste qu'une pure hypocrisie. Les Arabes y
ont été de fait assujettis à la prépondérance israélienne et turque en
Méditerranée orientale.
Le processus dit de paix n'est donc que
l'organisation de la soumission des Palestiniens à Israël. Elle est agrémentée
de quelques garanties occidentales, purement formelles, à une autorité
palestinienne qui dépend du seul contrôle israélien.
L'opinion arabe et
musulmane acceptera-t-elle cette solution ? La question est plus que jamais
posée.
Bien des musulmans assument l'islamisme comme expression doctrinale
achevée de l'islam. Par leur foi militante dans la voie de Dieu, ils conçoivent
sa défense comme acte de purification. L'Occident les provoque lorsqu'il parle
de terrorisme à propos de ce combat sacré.
Deux sentiments s'opposent et se
soutiennent parmi les esprits éduqués des pays arabes. D'une part, les
politiques de l'Occident inventeur sont subies comme l'arrogance de dominateurs
nantis et impies. D'autre part, toutes les technologies de pointe fascinent ;
elles appellent une utilisation pour la défense de sa propre civilisation. Il
n'est pas vain d'oeuvrer pour une coopération qui favorise l'essor de chaque
société dans le respect de ses institutions et de son éthique. La lutte contre
l'empoisonnement de la Méditerranée pourrait en être un cas. Au Nord, les
fleuves y déversent les déjections produites par les industries polluantes de
l'Europe. Au Sud et à l'Est, la croissance rapide de la population a accéléré
l'adoption des techniques de l'agriculture intensive pour nourrir et échanger,
pour faire vivre : ces transformations dans les méthodes agricoles ont provoqué
une érosion sans précédent sur les sols. Si l'emploi de nouvelles technologies
permet d'obtenir des succès quantitatifs et qualitatifs immédiats, il inquiète
par les effets négatifs qu'il peut provoquer sur le long terme.
Par
conséquent, des réalisations communes ou solidaires doivent être conçues sans
empêcher chaque partenaire de rester lui-même. Dans le domaine des réseaux
tissés par les multiples aspects de la communication informatique, n'est-il pas
possible de proposer un effort coopératif admettant qu chaque société peut
participer aux inventions de l'avenir par une récréation d'elle-même ?
Si
l'uniformisation mondiale des moyens dicte des critères d'organisation -
toujours à revoir - doit-elle nécessairement s'accompagner d'une pensée unique,
donc totalitaire ? L'humanité entière y périrait.
[Parcours d'un professeur
émérite - Dominique Chevallier, Docteur d'Etat ès Lettres et Sciences humaines,
a été Professeur de classe exceptionnelle à l'Université de Paris-Sorbonne. Il y
a fondé et dirigé le Centre d'Histoire de l'Islam contemporain, et il y a été
Délégué aux Relations internationales. Il a longuement séjourné au Moyen-Orient
et en Afrique du Nord. Il a notamment été Pensionnaire scientifique à l'Institut
Français d'Archéologie de Beyrouth et à l'Institut Français d'Etudes Arabes de
Damas. Il a enseigné à l'Ecole supérieure des Lettres de Beyrouth, puis, de 1964
à 1968, à la Faculté des Lettres de l'Université de Tunis. Souvent appelé à
participer à des conférences internationales sur le Monde arabe et musulman, il
a été Fellow au Woodrow Wilson Center de Washington en 1981. Il est maintenant
Professeur émérite à la Sorbonne et vice-Président des Amis de l'Université
française d'Egypte. Il a publié de nombreux articles et ouvrages, parmi lesquels
: la société du Mont Liban à l'époque de la révolution industrielle en Europe,
Paris, Geuthner ; Les Arabes par leurs archives (avec Jacques Berque), Paris,
CNRS ; L'espace social de la ville arabe, Paris, Maisonneuve et Larose ; La
ville arabe dans l'Islam (avec Abdewahab Bouhdiba), Tunis, CERES ; Villes et
travail en Syrie du 19ème siècle au 20ème siècle, Paris, Maisonneuve et Larose ;
Renouvellements du monde arabe, 1952-1982, Paris, Armand Colin ; Les Arabes,
l'Islam et l'Europe (avec Azzedine Guellouz et André Miquel), Paris, Flammarion
; les Arabes et l'histoire créatrice, Paris, Presses de l'Université de
Paris-Sorbonne ; Les Arabes du Message à l'Histoire (avec André Miquel), Paris,
Fayard.]