Point d'information Palestine > N°182 du 28/12/2001

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Au sommaire
                   
Témoignage
Cette rubrique regroupe des textes envoyés par des citoyens de Palestine ou des observateurs. Ils sont libres de droits.
Palestinians in Jordan par Nathalie Laillet, citoyenne de Bethléem en Palestine
                           
Réseau
Cette rubrique regroupe des contributions non publiées dans la presse, ainsi que des communiqués d'ONG.
1. Gynécée et valeureux guerriers par Israël Shamir (16 décembre 2001) [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
2. Une terrible injustice par Anne et  François Zourabichvili
3. "Il a un accès si facile aux media sur tant de sujets !" par Bernard Cornut
4. "La coupe est pleine" par Gonzague Hutin
                          
Revue de presse
1. Gaza en lambeaux par Georges A. Bertrand in La Medina N°12 du mois de décembre 2001
2. La Palestine à l'heure de l'apartheid par François Maspero in Le Monde du vendredi 28 décembre 2001
3. Pas d'immunité pour Ariel Sharon ? par Jean-Pierre Borloo in Le Soir (quotidien belge) du jeudi 27 décembre 2001
4. Le diktat de Bethléem par Pierre Péan et Richard Labevière in Libération du jeudi 27 décembre 2001
5. Ami Ayalon, ancien chef de la sécurité intérieure israélienne (Shin Beth) : "L'urgence, c'est de se désengager inconditionnellement des territoires" propos recueillis par Sylvain Cypel in Le Monde du dimanche 23 décembre 2001
6. Les inégalités de richesse, aliment du terrorisme ? par Andrew Johnston in International Herald Tribune (quotidien international publié à Paris) du mercredi 19 décembre 2001 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
7. Les soldats bédouins de l'armée israélienne doivent être constamment sur leurs gardes par James Bennet in The New York Times (quotidien américain) du mercredi 19 décembre 2001 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
8. Leïla Shahid : "Sharon fait la campagne du Hamas" propos recueillis par Candice Goupil in L'Humanité du mercredi 19 décembre 2001
9. Retour de Gaza par Mouloud Aounit in L'Humanité du mercredi 19 décembre 2001
11. Désaffection envers Israël par Marie-Laure Colson in Libération du mardi 18 décembre 2001
12. Une ceinture de charges explosives ne sort pas du néant ; elle n'y aboutit pas non plus - L'affrontement entre Sharon et Arafat représente-t-il une dernière péripétie de la guerre de 1948 ? par Subhi Hadidi in Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du vendredi 14 décembre 2001 [traduit de l'arabe par Marcel Charbonnier]
13. Sharon nous mène à la catastrophe. Son but est de mobiliser tout le monde derrière son idéologie visant à en finir avec la direction palestinienne par Meron Benvenisti in Ha'Aretz (quotidien israélien) du 13 décembre 2001 traduit dans Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du vendredi 14 décembre 2001 [traduit de l'arabe par Marcel Charbonnier]
14. La paix ? Elle ne dépend que d'Israël - Interview de Monseigneur Michel Sabbah, patriarche catholique de Jérusalem in Il Manifesto (quotidien italien) du jeudi 13 décembre 2001 [traduit de l'italien par Christian Chantegrel]
15. La clé palestinienne par Dominique Vidal in Manière de voir N°60 du mois de novembre-décembre 2001
                                       
Témoignage

                                               
Palestinians in Jordan par Nathalie Laillet, citoyenne de Bethléem en Palestine
Vendredi 28 décembre 2001 - Bonjour à tous. Me voici donc revenue d'Égypte... juste à temps pour assister aux «réjouissances» de Noël à Bethléem...
Lundi 24 décembre - Dès midi, je me précipite place de la Nativité. Le Patriarche latin, Monseigneur Sabbah, va bientôt arriver. En attendant, les scouts envahissent la place: jeunes hommes en uniformes, jeunes filles en jupe courte, cornemuses, trompettes et grosses caisses. Le soleil brille, on chante (de «Vive le vent d'hiver» à Fayrouz en passant par des chants traditionnels palestiniens). Finalement, l'ambiance est plus festive que je ne l'aurais pensé... Bien sûr, une question est sur toutes les lèvres: viendra? viendra pas?
Le Patriarche arrive. On apprend que sa voiture a été fouillée au check-point (au cas où il aurait caché Arafat, sans doute). On sait désormais que le Président ne viendra pas...
Le soir, j'assiste à la messe de minuit dans l'église Sainte Catherine. Sur une chaise, le keffieh. Plus présent que jamais. Présent aussi dans l'homélie du Patriarche qui le nomme plusieurs fois. Homélie qui appelle, une fois de plus, à la paix entre Palestiniens et Israéliens. Mais qui l'écoute? Inutile de vous dire ce que je pense du fait qu'Arafat ait été empêché d'assister à la messe de minuit. De la provocation pure et simple. Une humiliation, une de plus. J'ai du mal à comprendre en quoi il aurait été dangereux pour la sécurité de l'État d'Israël (puisque c'est toujours de ça qu'il s'agit, non?) qu'Arafat assiste à une messe. Mais, encore une fois, je fais sans doute preuve de mauvais esprit...
Mardi 25 décembre - Bon Noël! Et pour fêter Noël, j'ai décidé de participer à une marche aux flambeaux. Le point de rendez-vous était au champ des Bergers à Beit Sahour, village chrétien proche de Bethléem. Nous voilà tous avec nos flambeaux, nos chants de Noël; nous marchons vers le check-point. Notre but est de passer ce check. Il y a là des étrangers (des internationaux, comme on dit ici) et des Palestiniens habitant la région de Bethléem, et qui donc, de ce fait, sont interdits de séjour à Jérusalem (à dix kilomètres de là). Notre but est de passer, avec eux, le check.
Et devinez quoi? On n'est pas passé! Ça ne vous étonne pas, hein? On s'est donc retrouvés face aux soldats, on a essayé d'enfoncer leurs lignes en vain, on a organisé un sit-in, on a attendu... Et comme je suis d'un naturel bavard (et oui, j'avoue...) j'ai profité de ce sit-in pour engager la conversation avec les soldats qui nous faisaient face... Hélas, ces derniers sont peu loquaces! Ils étaient assez nerveux, assez mal à l'aise. Faut dire qu'ils avaient en face d'eux, non des Palestiniens (ces derniers étaient un peu en retrait, pour que nous puissions les protéger en cas de problème) mais des Français, des Italiens et des Américains. J'ai commencé à discuter avec eux en anglais. Personne ne me répondait, quand tout à coup, oh miracle (après tout c'est Noël!), un soldat me répond... en français! Il est nerveux et danse d'un pied sur l'autre. Je l'interroge:
- Tu es français?
- Oui.
- Pourquoi tu es là?
- Je n'ai pas le choix!
- On a toujours le choix! Regarde! Ils n'ont pas d'arme et ton fusil est pointé sur eux!
- Je n'ai pas le choix!
- Tu es d'ou?
- Villeneuve-Saint-Georges.
- Alors on est presque voisin! Comment tu t'appelles?
- Je ne suis pas autorisé à le dire.
Pauvre petit soldat qui n'a ni le choix ni le droit de dire son nom... J'espère au moins qu'il n'a pas l'illusion de se battre pour sa liberté...
Dans le calme, nous sommes repartis vers Bethléem. Nous étions venus avec des flambeaux et des chants de Noël.
Mercredi 26 décembre - Je suis invitée chez des amis, à Dheisheh. Dans le salon, une odeur tenace de tabac pour narguilé, une caisse entière de cassettes de musique arabe, et un immense poster de Che Guevara, avec en dessous: «Hasta la victoria siempre». Dans le couloir, un tissu jaune avec des inscriptions dans tous les sens. L'une me saute aux yeux: «El verbo se hizo carne» (le verbe s'est fait chair). Je me retourne vers Adeel:
- Tu t'es converti au christianisme, toi?
- Ben non, pourquoi?
Je lui montre le tissu et l'inscription.
- Ah ça... je l'ai récupéré quand le Pape est venu ici.
Adeel prépare un narguilé. Son frère jumeau, Ala, 23 ans, arrive. Il me raconte un peu sa vie. «J'ai été blessé trois fois dans ma vie. Regarde!» et il me montre une cicatrice à la tête, une autre à l'épaule. Après un moment d'hésitation, il me montre sa troisième cicatrice. Sous le nombril. Une horrible cicatrice large et longue.
- C'était quand?
- Pour le ventre, c'était il y a longtemps. J'avais 10 ans.
- Dix ans?!
- Oui. Je lançais des pierres à côté du tombeau de Rachel. Le sang coulait partout. Mes amis m'ont emmené à l'hôpital. Je me tenais le ventre, j'avais peur que tout sorte. À l'hôpital, il m'ont opéré de 6h du soir à 2h du matin. Mais ils n'ont pas pu enlever la balle. Elle est partie plus tard, par les voies naturelles.
- Et le bras?
- C'était deux ans plus tard, pas très loin du camp. Mais c'était pas trop grave.
- Et la tête?
- Juste avant la deuxième Intifada. Le sang s'est mis à couler. Je voyais tout en rouge et après je ne me souviens plus très bien. Adeel, va chercher le tee-shirt!
Et son jumeau se précipite dans la chambre d'ou il ressort en portant un tee-shirt recouvert de sang séché.
- Je ne veux pas qu'on le lave, ce tee-shirt. C'est mon sang... Ce jour là, j'aurais pu mourir. Il s'en est fallu de quelques millimètres...
Tranches de vie de ces gens dont on dit qu'ils sont des terroristes...
Jeudi 27 décembre - Je suis invitée à déjeuner chez Oum Mohammad, toujours à Dheisheh. Comme toujours, on me pose plein de questions sur moi, mon boulot, etc.
- Et tu habites où?
- Sur la route principale, pas très loin du camp.
- Et tu paies combien?
- 200 dollars.
- Oh la la, mais c'est cher! Nous on a une maison à louer ici dans le camp! Viens voir!
Bon gré, mal gré, il me faut visiter la maison en question...
- Comme ça, tu habiteras dans le camp, avec nous.
Un ami de la famille vient d'arriver. Il se joint à la conversation.
- Oui! Viens habiter Dheisheh! Tu auras le droit d'avoir ça!
De sa poche, il sort une feuille toute froissée: sa carte d'UNRWA (office des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens).
- Tu sais, peu de gens finalement dans le monde ont cette carte! C'est un honneur! Et presqu'aucun Français n'en a! Et ça te donne beaucoup d'avantages: par exemple, avec cette carte, tu as le droit d'attendre toute une matinée sous le soleil pour qu'on te donne un peu d'huile, de riz et de farine!
Et il éclate de rire.
Vendredi 28 décembre - Je dois me rendre à Jérusalem. Je prends un taxi qui me conduit au check-point. Et là... quels changements! Bon sang, comme il a changé, le check de Bethléem! Jusqu'alors, on devait se contenter d'un petit passage pour piétons sur le côté. Désormais, même ça c'est trop pour nous! Nos sales petits pieds de terroristes ne sont plus autorisés à emprunter la route... Désormais, nous devons contourner le poste de l'armée. Un petit chemin rien que pour nous... un petit chemin où on pourra nous tirer comme des lapins. Le petit chemin longe un ravin. Pas un seul endroit pour se protéger des tirs en cas de problèmes. Bravo, Tsahal, bien conçu, le petit chemin... Et évidemment, le petit chemin rallonge sensiblement la distance qu'on doit parcourir à pied. Avant, on devait parcourir une centaine de mètres à pied. Maintenant, c'est plutôt 500 mètres...
Une grande manifestation pour appeler à la fin de l'occupation est organisée à Jérusalem. Elle réunit internationaux, Israéliens et les quelques très rares Palestiniens qui peuvent pénétrer dans la ville sainte. L'armée nous encadre, bien sûr. Et nous filme aussi. Histoire de repérer les «meneurs». Je retrouve pas mal de copains et copines français. Ça fait du bien, ma foi!
La manifestation, pacifiste, se déroule sans incident. Le rassemblement final a lieu Porte de Jaffa. Les «internationaux» présents sur place arborent presque tous le keffieh... Croyez-moi, c'est pas souvent comme ça! Je quitte la Porte de Jaffa. Je rentre dans la Vieille ville. Sur la droite, une contre-manifestation. Des colons. Ils sont peu nombreux. Une dizaine. Une femme brandit un carton orange sur lequel on peut lire: «Palestinians in JORDAN».
«Les Palestiniens en Jordanie»... En d'autres temps, en d'autres lieux, on a entendu ce genre de phrases. Elles exprimaient, et hélas! expriment toujours, une idée précise: la déportation.
Aurons-nous cette fois le courage de dénoncer ce genre de phrases? Bien sûr, les colons présents à la Porte de Jaffa n'étaient qu'une poignée. Mais ils ne sont pas les seuls à tenir ce genre de discours. L'avocat Arno Klarsfeld a dit à peu près la même chose il y a quelques jours dans les colonnes du journal Le Monde.
Plus encore que les tanks et les F16, ce genre de phrases m'épouvante.
                                                 
Réseau

                               
1. Gynécée et valeureux guerriers par Israël Shamir (16 décembre 2001)
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
[Israël Shamir est un éminent journaliste israélien, qui habite la ville palestinienne de Jaffa. Juif d'origine russe, il publie de nombreux articles en hébreu, en russe et en anglais disponibles sur son site : http://www.israelshamir.com]
Eïd Mubarak à tous ! Cette belle fête, cette Pâque des Musulmans doit être particulièrement marquée en ces jours troublés. Cet article sera ma contribution à la Fête de rupture du jeûne.
I - Par les temps qui courent, en Occident, il ne fait pas bon être musulman. Il n'y fait pas bon, non plus, être PRIS pour un musulman. J'en ai fait l'expérience lors d'un déplacement (en avion...) aux Etats-Unis. C'est bien à moi, en effet, (j'ai le type méditerranéen : moustache, etc...) qu'un officier des douanes américaines a demandé si je lisais le Coran... Un papier d'emballage de chewing-gum, orné d'une caricature, l'a sans doute amené à penser que j'étais susceptible, conformément à des instructions reçues, de me mettre, dans un premier temps, à faire la prière dans l'avion, puis - selon toute vraisemblance - de proclamer qu'Allah est le plus grand ("Allahu Akbar") et, enfin, d'aller attaquer l'équipage...
- Vous, vous préparez un sale coup, trancha-t-il.
J'étais abasourdi  : très souvent, on m'a pris pour un Palestinien - des deux côtés - mais je ne m'attendais pas à ce que les services américains de l'immigration singeassent à ce point la police israélienne des frontières !
J'avoue que l'idée de déclarer tout simplement "je ne suis pas musulman" m'a traversé l'esprit... Mais cela ne me m'aurait pas semblé très digne. En 1940, au Danemark sous occupation, les Allemands avaient ordonné que les Juifs portassent l'étoile jaune. Le roi du Danemark en porta une lui-même, afin de marquer sa solidarité avec les sujets juifs de la couronne danoise. Allais-je, échouant à cette épreuve de simple humanité, protester de mon origine non-musulmane et garantie cascher ? J'aurais eu l'impression de sacrifier un musulman à ma place. Je tentai le compromis :
- Oui, je  lis le Coran... Mais, vous savez, pas beaucoup : oh, une fois de temps en temps...
L'officier Gomez (une armoire à glace basanée) ne fut aucunement désarçonné :
- Mais... vous LISEZ le Coran ?
- Oui, mais seulement à l'occasion...  (je persistais).
Cette réponse pusillanime causa ma perte : on me fouilla, on m'insulta, tous mes objets personnels furent examinés - plutôt deux fois qu'une - sous toutes les coutures. 
Peu importait l'affront personnel. Je pensais à l'histoire, située en 1812, d'un soldat français barrant le passage, dans une rue de Moscou occupée, à Pierre Bezukhov, personnage de la noblesse russe du roman de Tostoï 'Guerre et Paix'."Que s'imagine-t-il, ce soldat ; qu'il peut arrêter mon âme immortelle..." avait pensé Bezukhov, avant d'éclater de rire. Saint-François d'Assise avait éprouvé, quant à lui, une jubilation encore plus intense après qu'un monastère lui eût fermé la porte au nez, par une nuit particulièrement pluvieuse et glaciale. "Un peu d'humiliation de temps en temps : voilà qui est excellent pour l'âme", avait-il expliqué à son acolyte, un certain Saint Bernard...
Beaucoup plus dérangeant était pour moi le constat que l'Islam se retrouve en position d'accusé dans l'aire culturelle judéo-américaine. Dans les journaux américains et sur Internet, les débats théologiques sont de nouveau en vogue, la vindicte y fait rage (après une accalmie de quelque huit siècles), plus 'subtile' que jamais. Même de bons amis des Musulmans se mettent à douter, la machine à laver les cerveaux ayant commencé à produire ses effets détestables. L'Islam est accusé d'être une croyance servant de couverture au djihad, cette prétendue guerre permanente contre les infidèles, ainsi qu'à l'intolérance et à la cruauté, et de fournir une 'justification' théologique au terrorisme. Mais les allégations accusatrices ne se cantonnent pas au domaine politique.
Les Croisés quasi-illettrés du douzième siècle accusaient les musulmans de se livrer à des bacchanales devant leur divinité, Baphomet (!) (sans doute : le nom déformé du Prophète). La dernière en date des attaques frontales contre l'Islam, dans l'opinion publique américaine, n'est pas exempte de résonances sexuelles assez cocasses. Les appels à transformer l'Afghanistan, l'Irak, la Syrie et la Palestine en autant d'enfers, sous des déluges de bombes, sont généralement chargés de lourdes allusions outragées aux excès sexuels supposés du Prophète et du soupçon non fondé que les Musulmans rudoieraient systématiquement leurs soeurs en humanité...
II - L'amour du Prophète pour sa jeune épouse, Aïsha, plonge l'Amérique dans la consternation, bien que pas loin de cinquante ans se soient écoulés depuis que la Cour Suprême a levé l'interdit frappant le roman Lolita, de Vladimir Nabokov, ode aux amours pédérastiques. Pour les prudes accusateurs, peu importe que Muhammad - que la paix soit sur Lui - ait été amoureux de la fille, comme elle l'était de lui. Eux, ils savent, mieux que quiconque, ce qui est bon pour tout un chacun. Eût le Prophète jeté son dévolu sur un garçon de l'âge de Aïsha, il est loisible d'imaginer que la crainte d'être accusé d'homophobie aurait atténué quelque peu les critiques. Mais rien à faire : voyez-vous, le Prophète avait des goûts catholiques...
Ayant été un modeste étudiant du Talmud, à Jaffa, je me lèverai pour prendre sa défense, au nom de nos traditions juives. Loin d'avoir été un pêcheur, Muhammad - que la paix soit sur Lui - s'est comporté en accord avec la lettre et l'esprit de notre sainte foi. Le Jacob de la Bible était tombé amoureux de Rachel, qui avait sept ans, et avait engendré une lignée de saints au nombre desquels figure Marie, mère de Dieu.
Le Talmud stipule que l'âge admis du mariage est, pour les filles, de trois ans et un jour. Cela nous vaut ce dialogue, digne de Boccace, qui a vraisemblablement pris place à Séphoris, en Galilée. Justine, princesse romaine, fille de l'empereur Sévère, lui-même fils d'Antoine, demanda au rabbin Judah Princeps, autorité spirituelle et juridique suprême des Juifs dans la période post-biblique, quel était l'âge légal du mariage et du concubinage.
- Trois ans et un jour, avait répondu le rabbin.
- Quel est l'âge légal pour la conception, persista la jeune princesse romaine
- Neuf ans [2], répondit le rabbin.
- Ça alors ; j'ai été mariée à six ans, et j'ai accouché à sept, pensa-t-elle, morose. Alors, comme ça, j'ai gâché trois précieuses années de ma jeunesse ?...
L'épouse de Muhammad, Aïsha, avait perdu, quant à elle, six années de sa jeunesse, étant donné qu'elle avait été mariée à l'âge de neuf ans. Ainsi, le Prophète fit montre d'une grande sagesse, toujours en parfaite conformité avec nos enseignements juifs. Nos saints rabbins autorisaient les mariages très précoces, mais ils n'étaient pas absolument certains que des filles de trois ans eussent été suffisamment matures. Ils enseignaient que les prosélytes et les pédophiles ne faisaient que retarder la venue du Messie attendu et l'avènement du Royaume des Cieux.
Qui sont les pédophiles, dans ces conditions ? s'interroge le Talmud. Il ne peut s'agir que de personnes ayant un comportement légitime, mais réprouvé. Par conséquent, il ne saurait s'agir des sodomites (puisque ceux-ci méritent d'être lapidés à mort) ni des onanistes (qui méritent de périr noyés). Il s'agissait, par conséquent, de ceux qui épousent des filles avant qu'elles aient atteint l'âge nubile, c'est-à-dire neuf ans. Ainsi, le Prophète est au-dessus de tout soupçon, à cet égard, si l'on s'en réfère à nos textes juifs.
Il avait plusieurs épouses, persiflent ses contempteurs. Soit. La loi juive ne nous permet-elle pas d'avoir autant d'épouses que nous pouvons en avoir ? Aujourd'hui, un musulman doit se contenter de quatre épouses (en ce bas monde). Mais nous, les Juifs, nous n'avons pas de telles restrictions.
La coutume supposée barbare qu'ont les musulmans de voiler les femmes et de les tenir à l'abri des regards concupiscents de l'étranger (à la famille) est insupportable à leurs détracteurs. Un lecteur avide du Washington Post pourrait aisément penser que si les Etats-Unis ont attaqué l'Afghanistan, c'était juste pour faire tomber le voile, sous l'impact des bombes. En guise de premier fruit de la victoire américaine en Afghanistan, CNN a fait un reportage sur un marché de films pornographiques dans Kaboul en ruines.
Là encore, notre loi juive est clairement du côté des talibans. Un sage talmudique, le Rabbin Isaac professait :  "si un homme regarde le petit doigt d'une femme, c'est comme s'il regardait son vous-voyez-ce-que-je-veux-dire ! (à ne pas confondre avec Vous-Savez-Qui d'Harry Potter). Rabbi Hisda avait déclaré, l'oeil allumé, que la jambe d'une femme représente aussi une incitation non négligeable. Rabbi Sheshet surenchérit, rappelant qu'il en va de même de la chevelure de la femme. C'est pourquoi les femmes juives pieuses portent une perruque. Maître dans l'art d'avoir le dernier mot, Samuel l'avait encore surpassé en déclarant que la voix même de la femme est un facteur d'incitation sexuelle, comme le disent les Saintes Ecritures : "douce est ta voix". Ce débat fut conclu par la sentence "kvod bat ha-melech pnima", ce qui signifie : "une femme juive qui se respecte doit se tenir chez elle."
III - Les ennemis de l'Islam n'oseraient jamais s'en prendre à nos croyances juives bien que tous les traits de l'Islam qu'ils affirment abhorrer y soient contenus. Cela ne concerne pas les seuls sujets sexuels. Le djihâd n'est rien d'autre que la traduction arabe du concept juif de "Milhemet Mitzva", la Guerre Ordonnée (ou Prédestinée). Toutefois, dans le djihâd, il n'est pas permis de tuer des civils, tandis que dans la milhemet mitsva, on ne vousl'interdit pas : on vous l'ordonne. Ouvrez votre Pentateuque et vous trouverez facilement les prescriptions en la matière. Le Messager - que la Paix soit sur Lui - a considérablement édulcoré son Message.
Si vous êtes de ceux qui pensent que l'Islam est intolérant, laissez-moi vous citer l'histoire écrite par 'le parfait sage et excellent médecin R. Samuel Sholem, à Constantinople, capitale du Grand Roi, notre souverain, le Sultan Soliman (dit Le Magnifique)' au sujet du Rabbin Gaon Isaac Campanton (mort en 1463), grand rabbin de la communauté castillane (d'Istanbul), la communauté juive la plus éclairée de tous les temps. Je le cite : "le grand rabbin, l'honorable R. Isaac Campanton a fait brûler le rabbin Samuel Sarsa sur le bûcher. (Pourquoi ?) Des rabbins s'étaient assemblés afin d'annoncer les bans d'un mariage. Ils avaient lu : 'en l'année tant depuis la Création du monde', ce sur quoi ce pauvre Sarsa s'était passé les doigts dans la barbe et avait fait allusion au fait que (pour lui) le monde existait depuis des temps immémoriaux. Le rabbin Campanton s'était alors levé d'un bond, s'exclamant : "comment, le bûcher n'est pas encore allumé [1] ? Que l'on se dépêche de le faire !". Ils condamnèrent le rabbin Sarsa à mourir sur le bûcher pour avoir rejeté le dogme qui voulait que le monde eût été créé depuis 5000 ans. Et le rabbin Sarsa mourut sur le bûcher.
Si vous pensez que l'Islam est la cause du terrorisme musulman, sachez que le judaïsme est sans doute la raison du terrorisme juif. Jusqu'à présent, les musulmans ont réussi à assassiner un ministre israélien. Du temps où les Juifs s'occupaient de terreur privée (par opposition à la terreur d'Etat), mes saints ancêtres ont assassiné deux Tsars de Russie et toute une collection de ministres d'Etat, de personnages officiels, d'ambassadeurs et d'hommes d'Etat britanniques, allemands, suédois, russes et arabes. Jusqu'à ce jour, le record battu par le terrorisme juif n'a pas été remis en cause et, en tant que Juif fier de l'être, je récuse tout effort déployé (en vain) visant à confisquer aux Juifs leur coupe du monde d'assassinat pour la remettre aux Musulmans ou à quiconque d'autre, d'ailleurs.
En Amérique, les Juifs ne sauraient mal faire, et quiconque pense le contraire est immédiatement traité d'antisémite. En démontrant l'origine juive des prétendues tares de l'Islam, nous avons du même coup démontré que les contempteurs de l'Islam sont des antisémites et probablement des révisionnistes niant l'Holocauste. Quiconque en douterait n'a qu'à lire le Washington Post du 27 novembre. La tribune qu'y écrit l'ex-directeur de la CIA James Woolsey est illustrée d'un de ces portraits hystériques et maintes fois retouchés du sémite bestial et démoniaque ; une sorte de sauvage cruel aux lèvres charnues. Le journal nazi Der Sturmer l'aurait apprécié [3]. Le contenu de l'article n'aurait pas dépareillé, lui non plus Der Sturmer. Woolsey, dans sa tribune au titre orwellien : 'Objectif : Démocratie', plaide en faveur de la 'destruction des défenses antiaériennes et de frappes sur les forces terrestres en Irak', 'comme nous l'avons fait en Afghanistan'.
Le grand dramaturge russe Anton Tchekhov (ce nom signifie "mouette"), a défini une sorte de loi scénique : s'il y a un fusil accroché au mur à l'acte I, ce fusil doit tirer à l'acte III. La vie imite le théâtre ou, comme l'a dit Shakespeare, "ce monde n'est rien d'autre qu'une vaste scène". Le fusil de l'antisémitisme a tiré, comme prévu, mais contre de vrais sémites : les Arabes. Curieusement, on trouve parmi les nouveaux antisémites beaucoup de gens portant des noms juifs, ou connus pour avoir un faible pour les Juifs. Comment cela se fait-il donc ?
Voilà qui nous ramène aux maximes de nos sages, dans lesquelles il est tant question de pédophiles et de prosélytes. La religion juive est extrêmement circonspecte, en matière de prosélytisme. "Les prosélytes sont comparables à la gale sur la tête d'Israël", enseignait le rabbin Helbo. Et les pratiques actuelles corroborent son avis éclairé. Le judaïsme est trop compliqué pour être assimilé à l'âge adulte. En effet, les gens nés et élevés en Juifs religieux ont eu le temps de se faire à l'idée qu'ils sont le Peuple Elu, et cela ne leur fait ni chaud, ni froid. Mais imaginez un instant : des néophytes, s'il en existait (en toute hypothèse), se sentiraient tout bizarres, rien que d'y penser...  
Rien d'étonnant là-dedans. L'authentique aristocrate anglais Tonny Benn défend les droits des gens ordinaires, tandis que Conrad Blacks, parvenu récemment annobli, se fait le chantre de l'oppression des Européens et des Musulmans (qu'il met dans un même sac) à longueur de colonnes, dans ses (trop) nombreux journaux. Certains des pires racistes d'Hébron, cette place forte de l'apartheid israélien, ne sont en réalité que des prosélytes qui ont pris un peu trop au pied de la lettre certaines idées bibliques hardies. On en veut pour preuve le nazi américain, 'gentil' converti au judaïsme sous le nom d'Eli Hazeev (le loup), qui a fini assassiné par les maquisards palestiniens, ou encore, le Docteur Andrew Mathis, ce fléau du cyberespace, qui, récemment converti, a entrepris de se faire le héraut de sa version (toute personnelle) du judaïsme sur plusieurs sites Internet.
Un lecteur m'a envoyé une lettre embarrassante. Il écrit  : "ma soeur, convertie au judaïsme il y a plusieurs années (bien que nous soyons des bo-bos) a disjoncté. L'autre soir, alors que je lui demandais de s'arrêter un instant d'anathémiser les Arabes, juste le temps qu'il lui fallait pour me citer un seul exemple, pris n'importe quand dans l'histoire, où Israël aurait bien pu faire quelque chose... quoi que ce soit... de mal (en lui faisant remarquer que la paix n'est pas possible dès lors que l'un des partenaires pense qu'il est absolument parfait, et que la partie adverse est entièrement mauvaise), la meilleure réponse qu'elle trouva fut : les "dommages collatéraux"... c'est-à-dire le bombardement non intentionnel de civils, alors que l'objectif visé intentionnellement est lui, toujours, par définition, "légitime". Ma frangine est très active au sein de la communauté juive de St. Louis, et sans doute est-elle dans une position qui la rend susceptible de porter une atteinte non négligeable aux dernières chances - aussi minces soient-elles - de faire la paix."
Oui, le rabbin Helbo avait bien raison de se méfier. Les vrais Juifs savaient bien qu'ils vivaient dans le monde réel, et ils laissaient de côté leurs élucubrations jusqu'au shabbath. Ils restaient humbles, étudiaient le Talmud et ne tentaient pas de trouver des équivalents modernes à Amalek ou à la Génisse Rousse, ni de reconquérir la Terre Sainte par la violence ou par la ruse. Ils ne prêchaient pas, non plus, la haine des Gentils. Ils savaient : ces idées-là, il fallait absolument les enregistrer dans les fichiers cachés du logiciel Windows mondial et ne jamais y toucher. Si elles sont là, c'est pour des raisons historiques, et personne ne devrait aller y mettre son nez. Les néophytes, eux, n'ont pas cette humilité.
Ce n'est pas une question de race.  Les néophytes, sont de toute manière, inaccessibles à la raison : qu'ils soient juifs ou gentils d'origine ne fait rien à l'affaire. C'est pourquoi les fous furieux néo-colons d'Amérique, les gentils inconditionnels d'Israël telle Jeanne Kirkpatrick et les Juifs laïcs tel l'infâme Podgoretz, le mentor de la précédente (de la revue Commentary), poussent sans relâche à la destruction du monde musulman et empoisonnent l'âme des Américains. 
L'Islam est une forme du Christianisme particulièrement proche des Juifs. Tandis que l'Eglise orientale orthodoxe était soumise à l'influence grecque et que les Catholiques relevaient du monde romain, l'Islam a replacé les concepts du Christianisme dans le contexte sémitique. Le Prophète - que la paix soit sur Lui - a confirmé les concepts juifs de strict monothéisme, de crainte des représentations imagées, de protection des femmes et il les a intégrés au message universel du Christ et des apôtres. Si les vils ennemis de l'Islam passent tant de leur temps à le salir, c'est parce qu'ils redoutent plus que tout son courage intact, la bravoure de ses combattants et la chasteté de ses femmes.
- NOTES :
[1] : faisant allusion à Exode 3:3
[2] : Douze ans, selon certaines interprétations.
[3] : "Il n'est pas un journal télévisé où n'apparaisse Oussama Ben Laden, présenté sous des traits sémitiques caricaturaux, fuyants et onctueux, dans un appel à peine voilé adressé au racisme des téléspectateurs américains. Le Dr. Goebbels n'aurait pas fait mieux", a déclaré, depuis l'Amérique, l'historien britannique David Irving. En tant que biographe, reconnu, de Goebbels, il est bien placé pour en juger.

                                                                                           
2. Une terrible injustice par Anne et  François Zourabichvili
[Anne Zourabichvili est documentaliste, responsable de la photothèque de la Documentation française et François Zourabichvili est philosophe, maître de conférences à l'Université Paul Valéry de Montpellier.]
lundi 17 décembre 2001 -
Une terrible injustice, peut-être irréparable, est en train de se commettre avec notre complicité au moins passive. En France, même les personnes sensées et sensibles, non suspectes de racisme ni d'antisémitisme, en viennent curieusement à se taire dès qu'on invoque la conduite actuelle d'Israël, rangé comme un seul homme ou presque derrière le général Sharon. On ne peut plus rien dire: l'existence d'Israël est sacrée, Israël a le droit inconditionnel de se défendre. Alors qu'Arafat est l'objet d'un dégoût trop unanime pour ne pas laisser songeur, le bellicisme et la brutalité sanguinaire du tristement célèbre général d'extrême-droite, dont la responsabilité dans les massacres de Sabra et de Chatila a été reconnue par une commission d'enquête officielle dans son propre pays, semblent tout à coup oubliées. Un quotidien français publie en couverture des propos comparant Arafat à Ben Laden, calomnie objective; mais personne ne s'avise de comparer Sharon à ceux qui objectivement lui ressemblent et que l'Occident tient pour incarnations du mal, tel Milosevic. Tandis qu'Israël se dote d'un «homme providentiel» qui risque bien de déséquilibrer le monde, on préfère insister sur la duplicité incurable d'Arafat, comme si les dirigeants israéliens ne pratiquaient pas eux-mêmes le double langage: Rabin et Pérès déjà, signant Oslo d'une main tout en donnant de l'autre leur aval à une colonisation accélérée dans les territoires occupés; Netanyahou ensuite, propagandiste anti-Oslo puis pseudo-négociateur; Barak enfin, jouant les colombes pour parvenir à l'annexion de quelques bonnes tranches colonisées de la Cisjordanie, en échange d'un État palestinien morcelé et inviable. Tel est le sentiment arabe; mais on n'écoute pas les Arabes.
En vérité un terrible chantage pèse actuellement sur toute personne sensée en France. On voudrait nous faire croire à cette alternative: approuver au moins par défaut la répression israélienne dans les territoires occupés, ou bien vouloir la mort des Juifs, un nouveau génocide. On ne peut plus s'avouer perplexe devant le sionisme sans déclencher des réactions au mieux gênées, au pire violentes, comme si l'on se rendait par là complice de «révisionnisme» néo-nazi. Peut-être faut-il rappeler que le terme de «révisionnisme» est en lui-même neutre, et a pu s'appliquer tant à une quête de justice (affaire Dreyfus) qu'à une tentative honteuse de falsification de l'histoire (négation des chambres à gaz)? Faut-il rappeler qu'Israël compte des historiens «révisionnistes», c'est-à-dire qui revisitent la guerre de 1948 indépendamment du credo officiel? Mais on voudrait nous faire croire à la validité d'un pseudo-raisonnement: qu'avoir été victime d'un mal infini (à ce jour le plus grand génocide de l'histoire) confère un droit illimité, une position de perpétuelle exception, un droit de se soustraire à toute loi. Dès lors, qui assigne des devoirs à Israël veut la fin d'Israël, tant il est clair que tout acte d'Israël, même abominable, même irrationnel, tire sa légitimité d'être marqué au coin de la souffrance indescriptible d'Auschwitz. La peur d'une grande partie des Juifs israéliens d'être massacrés par les Arabes? La peur d'une minorité de Juifs français de voir renaître l'antisémitisme? Mais n'est-ce pas le réveil de la peur devant le bourreau nazi, qui donne le droit de s'abstenir de toute mesure, de toute réflexion sur soi-même, de tout recul par rapport à ses passions?
On me dit que je ne suis pas juif et que je n'ai pas à juger, et que je ne vis pas dans l'insécurité quotidienne d'Israël. Tout d'abord, je ne vis pas non plus dans l'insécurité quotidienne de Gaza, qui est encore plus grande (je ne pense même pas au nombre de morts, mais au fait que, du moins, Israël possède des chars, des hélicoptères et des avions de combat, une police dont les bâtiments ne sont pas menacés, enfin l'arme atomique). Mais surtout la compassion envers les Juifs d'Israël et les Palestiniens arabes n'exige pas d'être juif ou arabe. En outre, le faux raisonnement qui conclut du caractère extrême, indépassable de la souffrance subie à l'innocence absolue et pour toujours, a ceci d'affreux qu'on y voit cette souffrance irréparable convertie en une arme ou en un argument destinés à couvrir n'importe quel crime: ce n'est plus un cri de justice, c'est un calcul cynique et indigne. C'est de cette manière, assurément, que la mémoire du grand génocide risque d'être salie, obscurcie: par une attitude qui, tout bien pesé, ne vaut pas beaucoup mieux, chez certains de ses propagandistes, que celle des révisionnistes néo-nazis. Enfin, à vouloir mêler à tout prix la cause sioniste à la cause juive en général, au point que s'insurger contre la politique israélienne devient une marque d'antisémitisme, on s'expose à la réciproque, désastreuse et tout aussi injustifiable, mais logique si l'on prend au mot l'amalgame: que tout Juif, partout dans le monde, soit tenu comptable des exactions d'Israël, comme il l'était jadis du sacrifice du Christ.
Comment faire croire aux Arabes et au monde musulman que l'Occident incarne la lutte contre la déraison fanatique, si dans le même temps l'Occident montre tant de complaisance envers un autre fanatisme? À présent, l'existence d'Israël risque d'être sérieusement menacée, alors que la conversion historique d'Arafat et de l'OLP, à partir de 1988, ouvrait un horizon de paix; et la seule chance que naisse enfin un État laïc et démocratique au sein du monde arabe est gâchée. L'Occident n'aura pas montré beaucoup plus d'enthousiasme que les États arabes existants à ce que change l'image et la réalité du monde arabe. Sous prétexte de défendre la civilisation, il est en train de nous préparer le pire.
                               
3. "Il a un accès si facile aux media sur tant de sujets !" par Bernard Cornut
[Réponse, transmise au courrier des lecteurs du quotidien français "Le Monde", à l'article de Bernard-Henri Levy, "Ce que nous avons appris depuis le 11 septembre" publié in Le Monde du 21 décembre 2001 : http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3232--255526-,00.html]
(Bernard Cornut est polytechnicien.)
Paris, le 26 décembre 2001 - B-H Levy n'imagine pas que des milliers de messages ont été écrits et envoyés aux media, par des souverainistes, des intellectuel(le)s, et des citoyen(ne)s ordinaires, par les nombreux opposants et opposantes à l'impérialisme de violence armée du pouvoir établi aux Etats-Unis d'Amérique. Il a un accès si facile aux media sur tant de sujets ! Quand Mme Ockrent-Kouchner l'a opposé au Ministre Védrine à propos de l'Afghanistan, il a recommandé avec superbe que soient créés des corridors de séparation entre l'Alliance du Nord et les Talibans, pour approvisionner et protéger les populations civiles. Pourquoi ne s'enrôle-t-il pas lui-même dans la Force Internationale de Protection réclamée en Palestine ? Quelle impudence de dire qu'au moment où a été prise la décision (qui a amené aux attentats du 11 septembre) s'annonçait la paix avec Israël ! Parle-t-il de l'été 2001 dans la tête du chef du commando suicide, ou bien de l'année 1993 d'un premier essai raté des ex-manipulés écœurés, ou bien du 3 juillet 1979 quand Z. Brzinszky a convaincu Jimmy Carter d'un plan secret pour manipuler les Afghans et puis tant d'autres, pour faire éclater l'empire soviétique et contrecarrer leur vieux désir d'accès aux mers chaudes et au pétrole du Golfe? Pourquoi dit-il nous quand il affirme que l'irénisme… nous faisant vivre dans l'illusion d'un monde sans ennemi, nous a rendu aveugles à ce qui arrivait.
On ne fera pas croire à ceux qui vivent ou ont vécu un peu longuement dans le tiers-monde que l'instrumentation du religieux vient du milieu local. " In God we trust ", dit le dollar qui achète tout, aux ordres secrets de ceux qui font le déficit public massif des USA et la poudre aux yeux pour les opinions. J'en viens à douter que B-H Levy ait lu " Aden-Arabie " du philosophe Paul Nizan !
B-H Levy me semble être de ceux qui " croient que l'empire, c'est la paix ,… guidés par l'ignorance, les proverbes patriotiques, le respect du pétrole et de la bonne tenue à table, par la poésie romantique. [1] ".
[1] Paul NIZAN " Aden Arabie " François Maspéro 1960 Paris. p 125
                                   
4. "La coupe est pleine"[1] par Gonzague Hutin
Contraindre Israël à ne plus refuser des observateurs de l'ONU dans les territoires occupés
Paris, le 10 décembre 2001 - Quelle scandaleuse déception pour ceux qui comme moi partaient tous les ans depuis 1959 en kibboutz par les "Amis des Kibboutzim de Langue Française" . Assurés que nous étions du bien fondé du slogan sioniste "Une terre sans peuple pour un peuple sans terre" ! nos accompagnateurs israéliens nous mettaient en garde contre des bandes d " infiltrés jordaniens "… Nous apprîmes bientôt - la guerre dite des 6 jours le confirma -  qu'il s'agissait en fait par ce suspect euphémisme de nous cacher l'existence du peuple palestinien contraint de s'expatrier et cherchant le retour sur sa terre usurpée. Et maintenant, après toutes ces pseudo-négociations, destinées tout simplement( l'actualité le confirme) à tromper le temps de manière intelligemment dilatoire, ces habitants autochtones, trompés, dépossédés depuis 50 ans, ne trouvant aucun autre moyen de reprendre leur terre, en arrivent par désespoir à sacrifier leur vie en kamikazes en s'abandonnant aux faux prophètes. Ils nous scandalisent certes, mais où est la cause du scandale ? N'est-ce pas ce monde sourd parce que lâche qui les pousse " à de pareils dévouements " pour une patrie cyniquement refusée.
Depuis de longs mois, ne pas réclament-ils en particulier, la présence d'observateurs de l'ONU qui leur sont encore refusés ce jour alors qu'on les impose encore sans ménagement à d'autres comme l'Irak ou la Serbie ? Comment cette demande peut ne pas leur être accordée ? Mais par la simple pression des gouvernements d'Israel sur les puissances occidentales piteusement soumises ou peut-être complices… De Gaulle est mort ; vive Solana ! et vive l'Europe des rampants !
Et voilà qu'en France certaines émissions de radios juives, désormais revigorées, démarchent les jeunes de la communauté pour l'armée d'Israël : autant dire que ces jeunes Français seraient donc amenés sous le treillis d'Israël, à participer au sale travail de l'occupant, c'est-à-dire à casser du palestinien ! On est en droit de s'étonner, voire de se scandaliser de ces inconditionnelles allégeances.
Plus de complexe, le consensus nouveau est arrivé, la synergie s'opère pour nier la Palestine, la raser, oliviers compris, et, selon la technique de " Ot'toi d'là que j'm'y mette " tout récupérer d'une terre cette fois ci réellement " sans peuple " Observons ! la grande majorité des Israéliens - blanc bonnet et bonnet blanc -  Shass, Likoud et le petit frère Travailliste travaillé par des velléités de démission toujours remise (encore la grande technique du dilatoire) soutient le massacreur Sharon et ses sbires.  Et ce n'est pas d'aujourd'hui : Ce sont ceux-là qui d'abord supprimèrent Rabin, et qui neutralisent aujourd'hui Arafat. C'est ce Sharon qui déjà en 1982 voulait personnellement, avec ses tireurs d'élite tapis dans un immeuble de Beyrouth, assassiner Arafat s'embarquant pour Tunis. (L'écran que lui faisait la figure de l'Ambassadeur de France P.M Henry empêcha l'assassinat). Que Sharon ne vienne donc pas faire croire au monde qu'il ne cherche pas à supprimer l'interlocuteur Arafat, alors qu'il n'a de cesse de frapper la police palestinienne pour la paralyser. Il s'agit bien d'empêcher le vieux de gouverner, pour prolonger les massacres qui servent l'insoutenable cause : supprimer tout interlocuteur et parfaire ainsi l'occupation permanente, la colonisation, le mitage juif du territoire palestinien, le blocus économique et sanitaire palestinien, l'effondrement psychologique de tout un peuple terrorisé par ce terrorisme d'état, la guerre civile tant espérée, le processus de décomposition de la société palestinienne, et somme toute, sa lente silencieuse, définitive et diabolique liquidation.  La lutte antiterroriste tout azimut, quelle aubaine ! frottez vous les griffes messieurs Nétanyahou et Sharon !  L'occasion est trop belle d'enfoncer le clou sur fond d'amalgame Arafat-ben Laden, palestinien-taliban : Neutraliser Arafat, et plaider le bon droit de la liquidation du peuple palestinien terroriste et fanatique… Ah ! l'espace, le grand Israel et le croissant fertile….
Alors associer Hitler et Sharon serait-il plus scandaleux que de faire d'Arafat le frère siamois de Ben Laden ?
L'attitude dilatoire et provocatrice d'Israel est si pernicieuse dans l'opinion publique mondiale qu'on va finir par croire que les efforts de paix depuis Béguin n'auraient été que jeu tactique, qu'une immense farce. La mauvaise foi du Gouvernement d'Israel n'échappe plus à personne aujourd'hui puisque ce pays, pourtant créé de toutes pièces par les occidentaux puis les Nations-Unies, mais assuré de son impunité par la couardise des gouvernements, n'a jamais respecté les déclarations de l'ONU, refuse aujourd'hui la présence de ses observateurs internationaux qu'en revanche, répétons le, on inflige à d'autres qui ne l'avaient pas demandé.
De manigances en reniements, voilà où nous en sommes….
Le gouvernement actuel d'Israël, avec ses cohortes coloniales de " fascistes à la kippa " (selon l'expression même de Daniel Finkielkraut lors d'une conférence à Paris à laquelle participait Sh. Pérès) ne veut rien rendre, se soucie comme d'une guigne des déclarations des Nations-Unies, bafoue sans vergogne le Droit International Humanitaire et en particulier les Conventions de Genève, en dépit des énergiques protestations récentes du Comité International de la Croix-Rouge pour qui " la coupe est pleine " (selon le cri de son directeur, dans La " Tribune de Genève " du 16 novembre dernier). Alors qu'il revient de droit et de devoir aux états signataires de ces Conventions de les " faire respecter ", la presse française, quelquefois à la botte du point de vue israélien (Valeurs actuelles) se garde bien de répercuter ces injonctions, tant le courage est grand, et les intimidations efficaces à assurer l'autocensure !
Seuls, de temps en temps, ici ou là, de rares protestations de la part de personnalités juives vite remises à l'ordre par les autorités communautaires d'aujourd'hui inconditionnelles d'Israël, donnent courageusement un autre son de cloche, hélas trop isolé : Abraham Sarfati depuis toujours, Théo Klein par deux fois dans la presse contre Netanyahou puis Sharon, et tout dernièrement dans " le Monde ", de manière magistralement pédagogique, le cinéaste israélien Eyal Sivan  qui fustige le contresens  pervers des inconditionnels agités.
Quelle belle réponse au démarchage des jeunes français juifs par les radios communautaires ; quel démenti aux arguments éculés d'Arno Klarsfeld !   
En dépit du refus de Sharon qui s'entête à perpétrer ses forfaits dans l'ombre, et qui mène inéluctablement Israël à sa perte, exigeons qu'enfin soit entendue la prière palestinienne : La nécessaire présence d'observateurs de l'ONU dans ces pauvres territoires qui seront un jour une Palestine démocratique où juifs, chrétiens, musulmans, tous fils d'Abraham vivront en famille de bonne intelligence.
[1] Selon l'expression du Directeur du Comité International de la Croix-Rouge in La Tribune de Genève du 16/11/2001.
                           
Revue de presse

                           
1. Gaza en lambeaux par Georges A. Bertrand
in La Medina N°12 du mois de décembre 2001

Quand la seconde Intifada a débuté à Jérusalem en septembre 2000 et s'est rapidement étendue à l'ensemble des Territoires occupés et dits-autonomes, a commencé dans la Bande de Gaza le harcèlement des 18 colonies israéliennes implantées en son cœur et considérées comme autant de pustules dans un espace aussi restreint.
Aujourd'hui, Gaza est en décomposition, chaque jour opprimée, bombardée, humiliée dans sa chair, dans son sang, et, ce qui est le plus grave, son peuple humilié dans sa dignité d'être humain.
Pour défendre les colonies, implantées soit dans la campagne gazaouie au Nord, soit immédiatement à la périphérie des villes, les enserrant, au Sud, deux solutions distinctes ont été trouvées : au Nord, on a rasé au bulldozer toutes les cultures, les arbres fruitiers, démolies les fermes, transformé les terres arables en terrains vagues et jaunes afin de permettre aux tours de guet israéliennes de pouvoir braquer la nuit leurs projecteurs et leurs armes sur d'éventuels Palestiniens sans rencontrer d'obstacle ; au Sud, à Rafah et Khan-Younis, ce seront les maisons qui, une à une, ou plutôt dizaine par dizaine, seront démolies afin de dégager la vue. Seul reste, " intact ", un cimetière, juste séparé d'une colonie par un talus de sable, et où furent enterrés, au bruit des armes, il y a quelques semaines, les cinq gamins déchiquetés par un engin déposé intentionnellement par l'armée israélienne, un autre enfant de 16 ans périssant là, tué net, au pied des tombes. 
Près de la frontière égyptienne, les masures abritant depuis 1948 les familles de réfugiés sont criblées d'impacts de balles, les tôles servant de toit effondrées, et ce sont sous des tentes plantées dans les décombres qu'essaient de dormir les habitants au son des échanges de tirs quotidiens.
Non loin de là, les rares Palestiniens ayant été autorisés, par Israël, à voyager vers l'Egypte doivent à leur retour patienter des dizaines d'heures, entre les deux frontières, coincés dans des bus en plein soleil, sans nourriture, obligés de se soulager devant leur famille, leurs compagnons d'infortune, la pudeur reconnue aux animaux ne leur étant même pas concédée !
Entre le Nord et le Sud une route à quatre voies, jadis palestinienne, est désormais réservée en partie à la circulation des colons et des véhicules militaires les protégeant, les Palestiniens devant circuler ailleurs, dans les champs, sur une voie nouvelle étroitement surveillée, régulièrement prise pour cible, et coupée plusieurs heures dès qu'un de ces colons a envie de la croiser afin de se rendre en Israël s'acheter un paquet de cigarettes ou aller au cinéma sur ses routes à lui, construites sur des terres confisquées.
Continuellement attaquées par en général des pierres ou des tirs de kalachnikov, au pire par des tirs de mortier la plupart inoffensifs, les forces israéliennes répliquent par l'envoi de missiles, d'obus, des mouvements de chars, d'autres dynamitages de maisons, d'autres mitraillages. Et, à chaque fois, chaque jour donc, les blessés s'ajoutent aux blessés, les morts s'ajoutent aux morts, les enterrements se succèdent, les corps portés par une foule à la fois toujours plus nombreuse, plus en colère, plus sûre également qu'aucun enfant n'est mort pour rien, et qu'un jour justice régnera.
Avec une Autorité Palestinienne discréditée par des années d'insouciance dans les hôtels chics du bord de mer, dont les membres, seuls ou presque, avaient le droit de franchir les points de passage vers la liberté alors que, dans les camps, la misère augmentait, les actions humanitaires des mouvements musulmans islamistes se multipliaient, ce sont désormais des forêts d'oriflammes noires ou jaunes aux armes du Djihad islamique et du Hamas qui accompagnent les martyrs enveloppés dans le drapeau national vers leur dernière demeure, oriflammes qui claquent dans le vent venu de la mer, lumineuses, ondulant en vagues troubles sur  une Gaza en lambeaux.
                                               
2. La Palestine à l'heure de l'apartheid par François Maspero
in Le Monde du vendredi 28 décembre 2001

L'écrivain François Maspero se trouvait dans les territoires palestiniens à la mi-décembre, au moment où la bande de Gaza était prise sous les feux de l'aviation israélienne. Ce qu'il a vu évoque à ses yeux les bantoustans d'Afrique du Sud au temps de la discrimination raciale.
ELLE vient de Gaza. Le taxi l'a laissée avec ses deux enfants au début du no man's land d'Erez. Elle traîne une lourde valise. Il faut marcher un kilomètre sur ce désert qui fut l'autoroute, entre hauts murs et barbelés, pour arriver au poste israélien réservé aux détenteurs de passeports étrangers. Un paysage sinistre. Elle dit : "Il y a deux ans, il y avait des oliviers, c'était un vrai jardin." Française, mariée à un Palestinien, son passeport lui permet, comme à nous, d'éviter le checkpoint, là-bas, sur un chemin détourné encombré de chicanes où s'allongent interminablement les files d'attente. Elle prépare une thèse d'urbanisme et œuvre à l'aménagement des camps de réfugiés. Depuis deux jours, la bande de Gaza est prise sous les raids des F-16 israéliens. Les chars y ont pénétré et l'ont scindée en trois sections. Les habitants ne peuvent plus circuler. Les maisons sont fouillées. La jeune femme a vu que la famille ne pourrait se rassembler pour la fête de l'Aïd et décidé d'emmener les enfants traumatisés en France.
Il était difficile, pour moi aussi, de rester dans la bande de Gaza, les déplacements y étant rendus aléatoires et, pour ceux que j'aurais pu rencontrer, impossibles. Me voici donc liant mon sort à celui de quatre professeurs de médecine parisiens venus enquêter sur les conditions sanitaires dans les territoires palestiniens, le professeur émérite Marcel-Francis Kahn, rhumatologue (Bichat), et les professeurs Jean Bardet, cardiologue (Saint-Antoine), Michel Revel, rééducation et réadaptation de l'appareil locomoteur (Cochin), et Christophe Oberlin, chirurgien orthopédiste (Bichat).
Je suis arrivé l'avant-veille. Dès la première nuit, celle du 12 au 13 décembre, ont commencé les bombardements. Les avions faisaient des boucles sur la ville, passant à plusieurs reprises très bas avant de lâcher leur missile. De la terrasse en bord de mer, on pouvait suivre leurs évolutions, tous feux allumés. A quelques kilomètres, la ville israélienne d'Ashkelon était illuminée. Les explosions étaient proches, nettes, brèves. "Frappes chirurgicales", en représailles de l'attaque d'un car de colons qui a fait dix morts. Guerre propre du riche contre guerre sale du pauvre. Entre chaque explosion, dans le silence provisoire, le léger bourdonnement des drones.
Cette première nuit, les bombes ont atteint, outre des locaux de l'Autorité palestinienne, la tour de contrôle construite par l'Union européenne. Et détruit le laboratoire scientifique antiterroriste, également installé par l'Union européenne auprès des forces de sécurité palestiniennes. Au matin, à l'hôpital Shifa, le plus grand de Palestine, bilan : vingt-cinq blessés, et une femme de quarante-cinq ans morte d'un arrêt du cœur. On serait presque admiratif de l'exploit technique : si peu de "dégâts collatéraux"... On en oublierait que terroriser une population ci- vile et détruire un organisme destiné à lutter contre le terrorisme n'est peut-être pas le meilleur moyen de venir à bout de ce dernier. En salle de réanimation, un homme en état de coma profond, le corps taché de noir. Il y a eu, depuis le début de la deuxième Intifada, en septembre 2000, vingt-cinq mille blessés palestiniens (dont 85 % de civils).
Ce chiffre, avec d'autres, le docteur Al-Za'noun, ministre de la santé de l'Autorité palestinienne, venait, le second soir, de le donner à ses confrères français, quand les raids ont repris. Une bombe est tombée à 200 mètres du local où nous nous trouvions. Réunion écourtée. Et nous voici donc revenant à Jérusalem. Passant de la misère d'une bande de 30 kilomètres sur 10, où sont confinés, comme dans une réserve indienne, plus d'un million de Palestiniens, à l'autoroute moderne de n'importe quel pays développé occidental. A ce détail près que dans la région qu'elle traverse, s'enfonçant comme un coin dans la Cisjordanie, les accès sont coupés par des levées de terre et des blindés.
Ramallah, siège de l'Autorité palestinienne, est à 7 kilomètres de la limite du grand Jérusalem. On passe à nouveau le checkpoint israélien. Il y a deux jours, les médias ont montré au monde les chars entrant dans la ville, leurs tirs et ceux des roquettes lancées d'hélicoptères s'arrêtant à une cinquantaine de mètres du quartier général d'Arafat. Les installations de la télévision et une antenne ont été écrasées. Une roquette égarée a explosé dans une salle de l'école de la Friends Boys School, respectable institution américaine fondée en 1901. Plus loin, les blindés israéliens ferment la route. D'autres bloquent la rue où habite le docteur Mustafa Barghouti, président du Pingo (Coordination des organisations non gouvernementales palestiniennes). Pourrons-nous passer ? Oui, après inspection de nos passeports français. L'armée vient tout juste de fouiller sa maison.
On sait que les accords d'Oslo ont réparti les territoires occupés en zones A, sous administration directe de l'Autorité palestinienne, zones B, administrées par elle mais restant sous contrôle israélien, et zones C, entièrement israéliennes, incluant les colonies. A Ramallah, la colonie de Psagot, immeubles soudés, domine la ville comme un énorme château fort. Elle est reliée à Jérusalem-Ouest par une route spéciale qu'empruntent journellement ses habitants. Toutes les colonies ont leurs accès protégés, et le pays est traversé d'autoroutes centrales ouvertes aux seuls Israéliens. Ce réseau se densifie à mesure que s'étend le mitage des implantations. Ce ne sont pas les colonies qui sont encerclées, ce sont les zones palestiniennes qui sont prises et isolées dans les mailles serrées d'un filet.
Après la visite de l'hôpital de Ramallah et des principaux services sanitaires, le professeur Christophe Oberlin établira ce premier bilan, confirmé par la suite : le blocus de la population aboutit à une paralysie mortifère. D'une part, il est impossible de se déplacer des centres médicaux vers la périphérie : entraves, ainsi, à la vaccination, à l'action des équipes mobiles de santé, à celles d'accouchements, d'aide aux handicapés, des secours d'urgence. D'autre part, les malades ne peuvent se déplacer de la périphérie vers les hôpitaux : des mères doivent accoucher sans assistance, des blessés ne sont pas acheminés à temps, des médecins résidant ailleurs que dans la ville de leur hôpital ne peuvent se rendre à leur travail, la pharmacie centrale n'alimente pas régulièrement les hôpitaux, et des dialysés sont abandonnés à leur sort. Les longues attentes, voire le refoulement des particuliers comme des ambulances, l'obligation faite à des infirmes et à de grands malades de transiter à pied, voire d'emprunter des chemins détournés, peuvent avoir des conséquences fatales. Plus généralement, les initiatives d'aide sociale étant bloquées, tout comme celles de formation et d'animation pour les jeunes, les réseaux extrémistes du Hamas ou du Djihad prennent, sur place, le relais des organismes officiels défaillants...
Au sud de Jérusalem, Bethléem a été en octobre la cible d'une autre expédition punitive. Les blindés ont canonné le camp de réfugiés d'Al Azza, soupçonné d'abriter des terroristes, puis quadrillé la ville. Vingt morts et une centaine de blessés. A l'entrée, incendié, l'immeuble de l'Hôtel Paradise, destiné à accueillir les pèlerins chrétiens du monde entier, offre une vision que je n'avais pas vue depuis Sarajevo. Plus question ici de frappes chirurgicales : c'est détruire pour détruire. Reste à savoir si c'est la façon efficace de terroriser les terroristes, ou si cela ne suscite pas de nouvelles vocations à passer des jets de pierre contre des soldats aux bombes humaines prêtes à massacrer des civils, recrutées dans une jeunesse désespérée et exaltée par des extrémistes fous de nationalisme et de Dieu.
Pendant cinq jours, les chars ont tenu l'avenue Paul-VI sous leurs canons. L'hôpital moderne de la Sainte-Famille, fondé il y a un siècle par les Sœurs de la Charité, appartenant aujourd'hui à l'Ordre de Malte et restant sous la protection de la France, a servi de cible à un char et à des tireurs. Le 24 octobre, le char est monté vers l'hôpital, s'est embossé devant l'entrée et a ouvert délibérément le feu. Les autorités israéliennes nient cet "incident". Les traces des tirs sont là, et le docteur Robert H. Tabash exhibe balles de mitrailleuse et éclats d'obus. L'hôpital public, dont la partie récente a été financée par la Suède, a subi également des tirs. On relève des impacts de balles dans la salle des soins intensifs, et le chirurgien orthopédiste affirme qu'un patient a été blessé dans son lit.
Bethléem la chrétienne est une ville punie. Les hôtels sont déserts. Aucun touriste dans l'église de la Nativité. Triste Noël. Couronnant la hauteur, le grand ensemble de la colonie de Gilo domine la ville. En contrebas, sur l'autoroute neuve, filent les voitures israéliennes entre des murs de béton. Pas question de l'emprunter avec une plaque palestinienne. Pour gagner Hébron, il faut franchir un checkpoint et suivre, comme une punition, à travers vallées et montagne, des routes étroites, par moment simples pistes, et repasser un autre barrage à l'entrée de la ville. Certains prennent le risque de contourner les barrages à travers la campagne. On peut les voir de la route. Souvent mal à l'aise ("Sorry for Israel", nous dira l'un d'eux), les soldats israéliens du contingent ne font pas forcément du zèle. Mais il y a quand même eu ainsi trente morts en un an.
CERNÉE comme ailleurs par les colonies, Hébron offre cette particularité d'en avoir une fixée au cœur de la vieille ville. Deux cents colons y vivent sous la protection de l'armée. Situation intenable. Les rues commerçantes se terminent par des postes militaires. On ne passe pas. La "rue de la Paix", dont la réfection a été financée par les Etats-Unis, devait reconstituer un marché où se seraient côtoyées les deux communautés : les rideaux rouillés des échoppes abandonnées sont couverts d'inscriptions "Mort aux Arabes !". Aux heures chaudes de l'Intifada, quand les jeunes viennent lancer des pierres sur les soldats, le couvre-feu est décrété vingt- quatre heures sur vingt-quatre. L'hôpital évoque un camp retranché, des sacs de sables obturant entrée et fenêtres. Il a subi sept attaques en un an et, ici encore, les impacts sont visibles sur les murs et dans des salles.
L'homme qui nous hèle rue de la Paix habite sur le versant de la colline de la colonie. Quelques Palestiniens s'y accrochent. On lui a offert 3 millions de shekels pour sa maison. D'autres acceptent, épuisés. La possession du terrain séparant les deux parties israéliennes permettrait de les réunir. Mètre après mètre, les implantations progressent, jusqu'au jour où elles formeront une seule grande tache cohérente. De sa terrasse, il montre les immeubles de la colonie sur la colline et, en contrebas, l'armée qui monte la garde autour du quartier israélien. Il arrive, affirme-t-il - et il n'est pas le seul -, que des colons furieux traitent les soldats du contingent, trop tendres à leurs yeux, de complices des nazis.
Il y a, dans le hall de l'Institut français de Gaza, un mur sur lequel chacun peut s'exprimer librement. J'y ai lu : "Toujours j'imagine que je vis avec mes amis sur une autre terre en toute liberté" ; "Une vie de merde" ; "Encore une pensée pour ce qui aurait pu se passer. Nabil, Sonia, Ghassar, Tarek" ; "Lève la tête, fonce. Il viendra, le jour où tu vas écraser ta peur, tes doutes."
L'économie palestinienne est morte. Il y avait eu pourtant de grands espoirs. En témoignent les innombrables constructions neuves qui, comme à Ramallah, font orgueilleusement pièce aux implantations israéliennes et laissent imaginer "ce qui aurait pu se passer" si les accords avaient été respectés. Beaucoup sont vides ou inachevées. La société palestinienne est pulvérisée. Nul ne peut plus aller travailler en territoire israélien, source d'une grande part des salaires. Ni en territoire palestinien voisin. A l'intérieur d'enclaves, les camps de réfugiés sont eux-mêmes des ghettos. La terre de Cisjordanie est ravagée, éventrée, labourée de routes, de constructions : la stratégie militaire, le souci du peuplement à tout prix l'emportent sur l'aménagement et l'urbanisme. "C'était un jardin", disait la jeune femme d'Ezel. Il y a trente ans, j'ai connu des paysages bibliques. Aujourd'hui, avec leurs amas de béton, leurs champs dévastés, ils portent autant de plaies que les hommes qui l'habitent.
Comment appeler ce que vit le peuple palestinien autrement qu'un apartheid ? L'analogie avec les bantoustans est juste. L'armée israélienne entre, sort, quadrille, ratisse, bombarde comme et quand elle le veut les minces 19 % de territoires théoriquement souverains de l'Autorité palestinienne. Pour qui les traverse, le pari d'Ariel Sharon saute aux yeux : en finir avec elle et trouver des interlocuteurs locaux dans chaque zone isolée.
Le peuple israélien a le droit d'être sur sa terre. Le peuple palestinien a le droit d'être sur la sienne. L'histoire a fait que c'est, au même titre, la même terre pour l'un et pour l'autre. Et, au même titre, les deux peuples doivent pouvoir y vivre. Egaux en droits.
                                           
3. Pas d'immunité pour Ariel Sharon ? par Jean-Pierre Borloo
in Le Soir (quotidien belge) du jeudi 27 décembre 2001

Justice internationale La Belgique s'interroge sur la régularité de sa procédure
Les victimes constituées parties civiles contre le Premier ministre israélien estiment que Sharon peut être jugé en Belgique. L'avocat du chef du gouvernement israélien plaidera le 23 janvier.
La question soumise actuellement au débat devant la chambre des mises en accusation de Bruxelles vise uniquement des problèmes de procédure liés à la plainte avec constitution de partie civile déposée par 23 Palestiniens et Libanais contre le Premier ministre israélien Ariel Sharon. Pas question pour cette chambre de la cour d'appel de se prononcer sur le fond de l'affaire.
Si ces questions se posent déjà actuellement, c'est en vertu de la loi Franchimont qui impose de vider les écueils de procédure dès qu'ils se présentent, et non plus en fin d'instruction. Ces questions, elles sont multiples. Ariel Sharon a-t-il déjà été « jugé » en Israël pour les massacres de Sabra et Chatila par la commission Kahane ? Dans l'affirmative, il ne pourrait plus être jugé pour les mêmes faits en Belgique. Autre question : la plainte déposée à Bruxelles ne devrait-elle pas comporter une dimension belge (victime résidant sur notre territoire, par exemple) pour pouvoir être prise en considération ?
Ensuite, Ariel Sharon ne serait-il pas victime d'une discrimination dans la mesure où il ne bénéficierait pas de la même immunité que les ministres belges ? Enfin, la loi de 1993, complétée en 1999, sur la compétence universelle de nos cours et tribunaux, peut-elle s'appliquer à des faits antérieurs, qui remontent à 1982 ?
Mercredi, les trois magistrats de la chambre des mises en accusation, présidée par Jacques Nys, ont entendu les arguments des parties civiles. Mes Luc Walleyn et Michaël Verhaeghe ont expliqué, trois heures durant, pourquoi ils estiment, en droit, que la Belgique doit poursuivre l'instruction des faits dénoncés. Ils ont notamment insisté pour que le rôle important des victimes soit maintenu.
« Il faut remettre les victimes au centre du débat judiciaire »
En fait, la loi belge de compétence universelle permet à des victimes constituées parties civiles d'initier une procédure contre un chef d'Etat ou de gouvernement à qui l'on reprocherait des crimes de guerre, de génocide ou contre l'humanité. Alors que si on leur appliquait la procédure prévue pour les ministres belges, seule une intervention du parquet général, et non d'une partie civile, permet d'initier une procédure judiciaire.
Il faut remettre les victimes au centre du débat, a lancé Me Walleyn. Car il ne s'agit pas d'une plainte politique, mais bien une exigence des victimes de Sabra et Chatila que justice soit faite sur les massacres.
C'est décidément la discordance entre le traitement d'une personnalité étrangère et d'une personnalité belge qui suscite le plus de questions. Pierre Morlet, représentant le parquet général, avait lui-même, dans son réquisitoire concluant à la compétence de la justice belge, laissé entendre qu'il serait bon de poser une question préjudicielle à la cour d'arbitrage sur cette discordance. Une demande appuyée par la défense d'Ariel Sharon, incarnée par Me Adrien Masset.
Mercredi, les avocats des parties civiles ont plaidé qu'il n'était pas nécessaire de poser cette question. Mes Michaël Verstraeten et Alexandre Sachem, intervenant pour une victime des camps de Sabra et Chatila, Mme Souad Srour El Meri, ont précisé qu'il existait d'autres « discriminations » en droit, notamment entre un ministre fédéral et un ministre régional. La raison d'être de ces différences réside dans un équilibre entre les pouvoirs. Sur le plan international, on ne peut comparer un ministre belge à un ministre étranger, estiment ces avocats gantois. Si débat il doit y avoir, ajoutent certains avocats, c'est au Parlement qu'il doit avoir lieu lors d'une éventuelle révision de la loi de compétence universelle.
Me Adrien Masset plaidera le 23 janvier pour la défense d'Ariel Sharon. Selon lui, les plaintes déposées en Belgique doivent disposer d'une composante belge. Puis, pour Sharon, il ne peut être jugé une seconde fois; la commission Kahane l'a déjà jugé pour les mêmes faits, estime l'avocat verviétois qui demande aussi à la Cour d'arbitrage de trancher la question d'une éventuelle discrimination.
                                               
4. Le diktat de Bethléem par Pierre Péan et Richard Labevière
in Libération du jeudi 27 décembre 2001

L'interdiction faite au président de l'Autorité palestinienne de se rendre à Bethléem pour assister à la messe de minuit est une nouvelle et grave provocation d'Ariel Sharon, qui dépasse très largement la chronique quotidienne de l'humiliation faite au prisonnier Arafat. Elle touche en effet à de nombreux symboles qui ne concernent pas seulement le peuple palestinien.
Ce n'était pas par hasard si le premier geste politique de Yasser Arafat, quatre jours après avoir récupéré, en décembre 1995, quelques petites poches des territoires occupés, a été de se rendre place de la Nativité et de déclarer devant les caméras du monde entier: «Je suis venu saluer le premier Palestinien, Jésus-Christ, le Messie par qui le message de paix se concrétisera...» Puis, de pénétrer dans la basilique construite sous Justinien, au VIe siècle, d'assister quelques minutes à un office anglican, avant de rejoindre la basilique franciscaine de Sainte-Catherine et de s'asseoir, lui le musulman, au premier rang, aux côtés de sa femme, chrétienne, de Hanna Nasser, le maire chrétien de Bethléem, et face à l'autel où Mgr Michel Sabbah, le patriarche latin de Jérusalem, commençait la célébration de la messe de minuit. Juste derrière lui, il y avait le consul général de France...
Par cette seule présence à Bethléem, Arafat s'inscrivait dans une histoire multiséculaire et donc très lisible. L'Autorité palestinienne se substituait ainsi à l'Empire ottoman, au mandat britannique, à la Jordanie et finalement à Israël pour protéger la minorité chrétienne et faire respecter le Statu quo, c'est-à-dire le texte ottoman de 1852 qui régit les relations entre les différents rites sur les Lieux saints. Arafat donnait ainsi un signe fort à la fois aux quelque 60 000 chrétiens palestiniens et à l'Occident en affirmant solennellement le caractère multiconfessionnel du peuple palestinien et l'attention toute particulière qu'il entendait porter personnellement à «ses» chrétiens et à leur pérennité en Palestine. Il voit en chacun d'eux un ambassadeur de la cause palestinienne en Occident, alors que les chrétiens sont persuadés qu'Israël souhaite ardemment leur départ. Dès son retour en Palestine, Arafat a ainsi multiplié les signes à leur égard. Il a déclaré Noël jour férié, leur a réservé un nombre de sièges au Conseil national palestinien, au Parlement, bien plus important que leur poids démographique, et a décidé que les maires des sept villes «chrétiennes» seraient des chrétiens, alors même que leur majorité était devenue musulmane. Il a aussi montré l'importance qu'il attachait à sa relation avec le patriarche latin de Jérusalem, qui revendique sa nationalité palestinienne.
La présence du consul général de France tout près de Yasser Arafat rappelait le rôle multiséculaire de la France en tant que protectrice des Lieux saints. Et, au grand dam des Israéliens, le consulat général n'entendait pas se confiner à son rôle de protecteur des chrétiens de Terre sainte mais souhaitait l'étendre, avec la «bénédiction» d'Arafat, à tous les Palestiniens. Tout naturellement, Yasser Arafat a donc accepté de respecter les traités passés entre la France et la Sublime Porte à Mytilène (1901) et à Constantinople (1913), aux termes desquels les établissements religieux bénéficient de nombreuses exemptions: droits de douane, impôts fonciers, taxes municipales... Les franciscains de Bethléem, gardiens de l'église de la Nativité, sont ainsi les protégés d'Arafat...
Ariel Sharon refuse l'inscription d'Arafat dans une Histoire que visiblement il méprise. Par son refus, il rappelle également que, depuis sa création, Israël n'a jamais respecté la résolution 181 (III) sur le plan de partage de 1947, qui constitue toujours la loi internationale régissant Bethléem et Jérusalem. Résolution qui prévoit la création d'un corpus separatum sous un régime international spécial. Cette résolution comme les centaines prises par l'ONU ­ et notamment la «242», qui exigeait, dès 1967, le «retrait des territoires occupés» ­ est restée lettre morte.
Les implications de l'interdiction d'Ariel Sharon permettent de mieux comprendre pourquoi, en Occident, ce sont surtout le Vatican et la France qui sont montés au créneau contre ce diktat. Le Quai d'Orsay a parlé, en effet, de décision qui, «malheureusement, en cette veille de Noël, jour de rassemblement et de paix, entache l'image des autorités israéliennes», et a demandé à son consul à Jérusalem d'être présent en l'église Sainte-Catherine malgré l'absence d'Arafat. Quant au patriarche latin, qui, quelques heures plus tôt, avait été à Ramallah rendre visite au leader palestinien et en avait profité pour dénoncer «l'agression israélienne», il fit une homélie très politique et, le regard fixé sur le keffieh posé sur le fauteuil vide d'Arafat, s'adressa au prisonnier de l'armée israélienne: «Yasser Arafat, vous êtes plus que jamais présent cette nuit à nos côtés.»
Il faut donc croire qu'aux yeux d'Ariel Sharon la trêve de Noël ­ observée dans la plupart des pays du monde ­ représente une insupportable atteinte à la sécurité de l'Etat hébreu pour prendre le risque de voir ­ une fois de plus ­ ses intentions démasquées par tous. L'interdiction faite à Arafat de se rendre à Bethléem est en effet une nouvelle négation de la dimension pluriconfessionnelle du peuple palestinien. Elle s'inscrit dans la stratégie poursuivie par le Premier ministre israélien depuis le 28 septembre 2000: transformer la confrontation israélo-palestinienne en conflit religieux, sinon de civilisation entre juifs et islamistes du Jihad et du Hamas, afin d'accréditer l'équivalence idéologique entre Oussama ben Laden et Yasser Arafat, entre l'Autorité palestinienne et le terrorisme islamiste, entre le peuple palestinien et la terreur...
Cette imposture a pour objectif de recueillir un assentiment international plus large, de «blanchir» la politique de colonisation menée en Cisjordanie depuis des décennies, qui est pourtant la cause principale sinon unique de l'expression du désespoir palestinien. Au-delà de tous les mots des uns et des autres une réalité demeure: les Palestiniens sont un des derniers peuples de la planète à vivre sous occupation militaire.
                                           
5. Ami Ayalon, ancien chef de la sécurité intérieure israélienne (Shin Beth) : "L'urgence, c'est de se désengager inconditionnellement des territoires" propos recueillis par Sylvain Cypel
in Le Monde du dimanche 23 décembre 2001

Jérusalem de notre envoyé spécial
Ami Ayalon, cinquante-cinq ans, a été, de février 1996 à mai 2000, le chef du service de sécurité intérieure israélien (Shabak, plus connu sous le nom de Shin Beth). Petit, sec, vêtu d'un jean et d'une chemise ouverte, il parle calmement, mais en martelant ses convictions.
- "Comment jugez-vous l'état du débat politique en Israël ?
- La société, jusqu'à son sommet, est dans la confusion, la perte des repères.     
On masque cette réalité par des slogans bravaches : "Vaincre le terrorisme !" Au colloque d'Herzliyah, le chef d'état-major déclare : "Nous sommes en train de gagner" ; il évoque la "supériorité de Tsahal" -l'armée israélienne-, son "sentiment que la nation se renforce". Puis il ajoute qu'il "y a aujourd'hui plus de terroristes palestiniens qu'il y a un an" et dit qu'il y en aura encore plus demain ! Si nous l'emportons, pourquoi les terroristes se renforcent-ils ? En Israël, plus personne n'explique la réalité. C'est la conséquence d'une perception erronée du processus de paix et de l'échec de Camp David. On a fourni aux Israéliens une version unilatérale : "Nous avons été généreux et ils ont refusé !" C'est ridicule. A partir de là, toute la perception est faussée. De plus, obsédés par les Palestiniens, nous oublions de nous poser des questions sur nous-mêmes. Que voulons-nous être ? Où allons-nous ? Aucun dirigeant n'y répond. D'où la confusion et l'anxiété générale. Enfin, on occulte le facteur temps.
- La grande majorité des dirigeants est pourtant convaincue que le temps joue en faveur d'Israël.
- Depuis le "tournant" du 11 septembre, nos dirigeants vivent dans l'euphorie. Fini les pressions internationales sur Israël, la voie est dégagée, pensent-ils. Cette vision occulte les conséquences de notre maintien dans les territoires palestiniens. Et pas seulement sur le plan moral. Notre Etat, dans l'esprit des fondateurs, n'a de raison d'être que s'il fournit un foyer au peuple juif et s'il est démocratique. De ces deux points de vue, le temps joue contre nous ! Démographiquement, il travaille pour les Palestiniens. Et politiquement en faveur du Hamas et des colons. Or, pour lutter contre le Hamas, il faut évacuer les colons, dont la proximité avec les Palestiniens renforce la haine. Chez les Palestiniens, le poids des islamistes augmente, et aussi celui de ces intellectuels longtemps favorables à l'idée de deux Etats, qui disent désormais : "Puisque les Israéliens n'évacueront jamais les colonies, eh bien, à terme, il y aura un Etat binational." Or je n'en veux absolument pas. Ce ne serait plus un Etat juif. Et s'il le restait, en dominant la population arabe, il ne serait plus démocratique.
- Vu le rapport des forces, vous excluez une victoire israélienne contre les Palestiniens ?
- La "victoire",nous l'avons déjà eue ! En 1967, nous avons occupé tous les territoires palestiniens. Une fois "le terrorisme vaincu", que ferons-nous ? Tout cela est absurde. Les Palestiniens veulent l'autodétermination. Celui qui imagine les "vaincre", puis leur donner du pain et des jeux et empêcher la reprise des attentats, ne comprend rien. Tsahal est plus fort que jamais, nos services de renseignements sont excellents, alors pourquoi le problème n'est-il pas résolu ? Réinvestir les territoires autonomes, tuer Arafat, changerait quoi ? Ceux qui veulent la "victoire" veulent la guerre à vie.
- Pourtant, beaucoup pensent que, depuis le 11 septembre, Israël peut modifier la situation régionale en sa faveur.
- Quelle illusion ! Le 11 septembre a changé beaucoup de paradigmes aux Etats-Unis, mais rien aux données de base du Proche-Orient. Quelles que soient les erreurs d'Arafat, le peuple palestinien continuera d'exister. Tant que la question n'est pas réglée, la région ne connaîtra pas la stabilité. Seul un Etat palestinien préservera le caractère juif et démocratique d'Israël. L'aide politique et financière de la communauté internationale, nous en avons besoin, oui, mais pour régler ce problème. Et celui des réfugiés : car tant que ce problème subsistera aussi, même si existe un Etat palestinien, il pourrira nos relations.
- Mais les Israéliens sont traumatisés par l'exigence palestinienne du droit au retour des réfugiés.
- Cessons de tant nous préoccuper de ce que dit l'adversaire, ou ce qu'on lui fait dire. Que voulons-nous, nous-mêmes ? Nous refusons le retour des réfugiés. Mais nous ne pouvons refuser que si Israël reconnaît sans ambiguïté sa part dans la souffrance imposée aux Palestiniens et son obligation de participer à la solution du problème. Israël doit admettre le principe du droit au retour et l'OLP s'engager à ne pas remettre en cause le caractère juif de notre Etat.
- Que pensez-vous de la vision stratégique du chef du Mossad d'un Israël en première ligne dans la "troisième guerre mondiale" contre le terrorisme ?
- Celui qui croit qu'Arafat égale -Oussama-Ben Laden ne comprend ni qui est Arafat ni qui est Ben Laden. Ce dernier est le gourou d'une secte très nuisible, marginale dans l'islam, qui vise au chaos et n'a que faire de la communauté internationale. Arafat, lui, rêve d'y être accepté. Depuis 1993, c'est Arafat qui ne cesse de se référer à la communauté internationale, qui exige l'application des résolutions de l'ONU, et nous, Israéliens, qui refusons ! Si on tue Ben Laden, sa secte peut disparaître avec lui. Si on tue Arafat, le peuple palestinien continuera de vouloir son indépendance.
- Craignez-vous que les territoires palestiniens deviennent un bourbier pour Tsahal ?
- Les Palestiniens se comportent comme des "fous", dit-on ici. Ce n'est pas de la folie, mais un désespoir sans fond. Tant qu'il y avait un processus de paix, donc la perspective d'une fin de l'occupation, même avec Nétanyahou, Arafat pouvait manœuvrer, susciter la violence, ou la réprimer pour mieux négocier. Quand il n'y a plus de processus, plus on tue de terroristes et plus leur camp se renforce. Yasser Arafat, contrairement à ce qu'on nous martèle, n'a ni préparé ni déclenché l'Intifada. L'explosion a été spontanée, contre Israël, par absence d'espoir d'une fin de l'occupation et contre l'Autorité palestinienne, sa corruption, son impotence. Arafat ne pouvait la réprimer. Ce qui fait la différence entre apparaître comme un collaborateur des Israéliens, ou comme le chef de la libération nationale, c'est l'existence du processus politique. Sans lui, Arafat ne peut lutter contre ses islamistes ni sa propre base. Les Palestiniens finiraient pas le pendre en place publique.
- D'Oslo à Camp David, Israël a-t-il raté une occasion rare de faire la paix ?
- Oui. Tout n'est pas de la faute des Israéliens. Les Palestiniens, la communauté internationale portent leur part de responsabilité. Mais nous avons manqué une occasion extraordinaire : la situation internationale était incroyablement favorable après la fin du communisme, la guerre du Golfe, l'émergence de la globalisation, tous phénomènes qui ont contribué à ce qu'Israël réexamine ses propres axiomes. Maintenant, nous sommes dans la régression.
- Etes-vous favorable à la "séparation unilatérale" d'avec les Palestiniens ?
- Je n'aime pas le mot séparation, il me rappelle l'Afrique du Sud. Je suis pour un désengagement inconditionnel des territoires palestiniens. Je préférerais que cela se fasse dans le cadre d'un accord. Mais nous n'en avons pas besoin : se retirer des territoires, voilà l'urgence. Et un vrai retrait, qui laisse aux Palestiniens une continuité territoriale dans une Cisjordanie reliée à Gaza, ouverts sur l'Egypte et la Jordanie. S'ils déclarent leur Etat, Israël devra être le premier à le reconnaître. Et lui proposer des négociations d'Etat à Etat, sur la base des dernières propositions Clinton, sans conditions, pour régler les questions pendantes."
                                        
6. Les inégalités de richesse, aliment du terrorisme ? par Andrew Johnston
in International Herald Tribune (quotidien international publié à Paris) du mercredi 19 décembre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

On peut rejeter catégoriquement les attentats terroristes du 11 septembre, les considérer comme l'acte insensé d'un groupe de fanatiques diaboliquement obsédés par un seul objectif : semer le chaos, à tout prix. Mais on peut aussi essayer de comprendre les causes profondes de ces attaques, en regardant de plus près un monde dont ces attentats ont bousculé le fragile équilibre des pouvoirs.
Le sondage que nous avons effectué (grâce à l'institut Pew) indique qu'une majorité des sondés considèrent les attentats comme le symptôme d'une polarisation de plus en plus âpre entre les possédants et les indigents. Pour l'Amérique, il y a un danger : c'est celui que son pouvoir écrasant n'alimente du ressentiment, dans des pays qui ont déjà le sentiment d'être exclus du partage du butin. Quel butin ? Celui du progrès économique...
Marwan Bishara, éditorialiste arabe israélien, professeur de relations internationales à l'Université américaine de Paris, décèle l'émergence d'"une menace terroriste asymétrique", née du terreau d'une "disparité incroyable, en matière de puissance et de richesse, entre le Nord et le Sud".
"Lorsque des gens se sentent à ce point inférieurs militairement et économiquement, ils adoptent des moyens asymétriques - et non plus les moyens classiques - pour atteindre leurs objectifs", ajoute M. Bishara, qui était en train de préparer - coïncidence ? - un cours sur la guerre asymétrique lorsque les avions détournés vinrent se fracasser sur leurs 'cibles', un certain 11 septembre...
"Dans ce cas précis, il s'agissait d'un équilibre de la terreur - et aussi de la haine, du désespoir. Si des gens commettent des attaques-suicides, c'est parce qu'ils n'ont rien à perdre et parce qu'ils veulent causer le maximum de dommages possible à leurs ennemis. Nous sommes en présence d'une culture de vaincus. C'est le sentiment d'humiliation dominant dans le Sud qui est en cause - il ne s'agit pas seulement de pauvreté : ce dont il s'agit, c'est d'un sentiment de défaite, d'un sentiment d'infériorité."
Le sondage IHT/Pew, sur l'opinion des élites dans 24 pays, met en évidence des écarts entre Américains et non-Américains - au sujet de l'unilatéralisme américain dans la guerre, sur l'élargissement de la campagne militaire à d'autres pays, sur le freinage de l'immigration aux Etats-Unis. De manière très significative, une majorité de non-Américains considèrent que la politique américaine est la cause principale des attentats du 11 septembre - avis qu'une majorité d'Américains ne partagent pas.
"Les Américains ont fait une découverte bouleversante", a commenté Ivo Daalder de la Brookings Institution : "c'est que la vision qu'ils ont d'eux-mêmes n'est pas, contrairement à ce qu'ils croyaient, universellement partagée."
"En général, nous, les Américains sommes absolument persuadés d'être (un peuple) essentiellement généreux : nous nous percevons comme étant le peuple le plus démocratique, le plus équitable au monde et nous supposons que tout le monde pense de même".
"Nous ne sommes pas très doués pour nous mettre à la place des autres ; c'est pourquoi nous ne comprenons généralement pas ceux qui ne partagent pas la perception (avantageuse) que nous avons de nous-mêmes - je pense qu'il s'agit-là d'un problème majeur pour notre politique étrangère."
Malini Parthasarathy, publiciste indienne, pointe du doigt la réaction américaine à l'attentat terroriste contre le Parlement indien, la semaine dernière.
"Le porte-parole de la Maison Blanche a déclaré que tant l'Inde que le Pakistan doivent s'abstenir de toute mesure qui pourrait être de nature à porter atteinte à la conduite de la guerre, en cours, contre le terrorisme. Excellent exemple de cette arrogance - trop bien connue - que cette présomption selon laquelle les objectifs des Etats-Unis prévaudraient sur les priorités de tous les autres... ", commente Mme Parthasarathy, éditorialiste du quotidien indien, à la diffusion nationale, The Hindu.
"La façon dont les Etats-Unis ont décrit - voire, pire : perçu - la situation à New Delhi", écrit-elle, "sera mal reçue en Inde et elle suscitera vraisemblablement un surcroît d'activisme et d'extrémisme belliciste dans les milieux indiens de droite."
Dans un article, remarqué, de l'hebdomadaire The Economist, en Avril dernier, l'économiste anglais Robert Wade a traité de la menace représentée par les gens que la modernisation économique a laissés sur le bas-côté de la route. "Le résultat, c'est une masse de jeunes sans emploi et aigris, auxquels les nouvelles techniques de l'information fournissent les moyens de menacer la stabilité des sociétés dans lesquelles ils vivent, voire même de mettre en danger l'équilibre social dans des pays de la zone riche de la planète."
M. Wade avait pris soin de faire remarquer qu'il n'y a aucun lien direct, de cause à effet, entre frustration et terrorisme, mais en soulignant bien que, du point de vue probabiliste, l'existence d'un tel lien ne saurait être écartée.
"Il est question ici des conditions susceptible, une fois réunies, de fournir le milieu nutritif dans lequel les idées de terrorisme, par exemple, peuvent s'enraciner. Ces conditions peuvent être cristallisées par des personnalités tel Oussama Ben Laden. Mais elles peuvent aussi ne pas trouver à s'incarner, et ne pas prendre la forme d'une attaque contre les Etats-Unis, par opposition, en quelque sorte, à une attaque contre leurs propres gouvernants."
(On sait qu'Oussama Ben Laden est milliardaire...), mais la pauvreté n'est pas plus 'favorable', ni le fait que, tandis que l'Occident a passé son temps à célébrer avec tambours et trompettes les vertus de la mondialisation, le fossé entre les riches et les pauvres n'a cessé, en réalité, de s'élargir..."
Et pendant ce temps, ajoute M. Wade, "le budget d'aide économique extérieure du gouvernement américain n'a cessé de diminuer, de manière très sensible, au cours des années quatre-vingt et des années quatre-vingt dix. Ainsi, les Etats-Unis sont perçus comme une énorme super-puissance menaçante, détournant le système mondialisé dans son intérêt propre, tout en faisant le strict minimum en matière d'assistance économique à l'extérieur."
Selon M. Bishara, "si nous regardons les dernières années, seulement, nous constatons que le sentiment est largement partagé, dans le monde entier, que l'Amérique tend à se retirer des instances internationales primordiales, seules instances où les peuples défavorisés peuvent encore tenter de faire entendre leurs revendications, et rechercher un modus vivendi avec l'Amérique et, plus généralement, l'Occident."
Parmi ces cénacles mondiaux, M. Bishara cite le protocole de Kyoto sur le réchauffement planétaire, la conférence contre la discrimination raciale de Durban, le traité contre les missiles anti-balistiques de 1972 (dont les Etats-Unis se sont retirés), sans oublier le Conseil de Sécurité de l'ONU, où les Etats-Unis ont (une fâcheuse) tendance à opposer leur veto à des projets de résolutions soutenus par tous les autres pays.
Il ajoute : "Il y a un sentiment général, qui est celui d'un désengagement américain, laissant le monde face à l'hégémonie militaire américaine, et sans véritable partenariat des Etats-Unis."
M. Bishara pense que le 'village global' est confronté, à long terme, à l'alternative suivante : "soit nous vivons ensemble, dans une forme de voisinage où, même s'il y a des pauvres et des riches, tout le monde a le sentiment de recevoir une part (du gâteau) ; soit nous aurons un système d'apartheid, dans lequel les riches seront en permanence inquiets, à cause des pauvres, des récriminations des pauvres et aussi de la haine que les pauvres leur voueront."
"Nous devons savoir ce que nous voulons, quelles sont nos valeurs universelles, quelles sont les valeurs de bon voisinage que nous voulons protéger et promouvoir, dans un monde globalisé. Qu'avons-nous, tous, en commun ? Nous devons donner la priorité à l'individu,  à la vie humaine, à la vie sociale et à la sécurité économique."
L'éditorialiste du New York Times, Thomas Friedman, semblait anticiper les résultats de notre sondage, lorsqu'il écrivait, la semaine dernière : "La façon dont l'Amérique et ses valeurs sont perçues dans le monde est plus importante que jamais. Elle ne pourra être améliorée que par ce que les Américains font - chez eux, et à l'extérieur."
"Si une chose doit être retenue du 11 septembre", conclut-il, "c'est que si vous n'allez pas rendre visite, de temps en temps, au voisin qui vous veut du mal, c'est lui qui viendra chez vous..."
                                   
7. Les soldats bédouins de l'armée israélienne doivent être constamment sur leurs gardes par James Bennet
in The New York Times (quotidien américain) du mercredi 19 décembre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
Termit (Bande de Gaza), 18 décembre - Le lieutenant israélien était au téléphone : des amis l'avaient appelé pour lui souhaiter un joyeux anniversaire. Soudain, il y eut un éclair, puis un grand "boum" fit trembler les murs : une grenade anti-char venait d'exploser juste devant le poste avancé israélien, isolé et criblé d'impacts, qui sépare un camp de réfugiés palestiniens de la frontière égyptienne.
En hurlant l'ordre de déterminer l'origine du tir, le lieutenant se rua vers la meurtrière et se mit à tirer dans l'obscurité, accompagnant les tirs d'une mitraillette, depuis un véhicule blindé, qui arrosait déjà les franges dévastées du camp de réfugiés de Rafah.
Au lendemain de l'ordre donné par Yasser Arafat de "cesser totalement et immédiatement toute opération armée", les balles et les grenades palestiniennes étaient parties de l'obscurité, à cet endroit, comme à l'accoutumée, et les soldats israéliens répliquaient.
Les échanges de tirs, nourris, presque chaque nuit, et parfois, aussi bien, durant la journée, reflètent la nature chaotique de ce conflit, qui évoque moins la confrontation entre deux aspirations nationales qu'un remake du "Seigneur des Mouches". Mais ici, l'affrontement entre les Palestiniens et de tout jeunes soldats Israéliens prend une tournure particulière : des deux côtés, les combattants sont musulmans.
Presque tous les soldats israéliens sont, dans cet endroit considéré comme le point de friction le plus "chaud" entre tous, appartiennent à un bataillon de bédouins. Ce sont des citoyens israéliens de religion musulmane. La plupart sont bilingues : ils parlent l'arabe et l'hébreu. Ce sont des hommes coincés au milieu du conflit, cibles potentielles d'attaques venues de plusieurs directions. Les Palestiniens leur crient des insultes à travers le no-man's land : ils les traitent principalement de "traîtres". Parfois, les Egyptiens font de même. Et certains de leurs cousins bédouins ne s'en privent pas non plus.
Les affrontements se déroulent dans un décor lunaire, fait de pans de murs ou de maisons encore debout, mais désertées, le tout, criblé de balles. Les Israéliens nous prétendent que le coin est percé de multiples tunnels creusés par les Palestiniens, lesquels, en surface cette fois, parsèment le terrain d'engins explosifs de plus en plus sophistiqués.
Quand ils sont en permission, il n'est pas rare que les bédouins israéliens qui tiennent ce poste avancé se voient demander leurs papiers d'identité par d'autres soldats chargés d'assurer la sécurité d'Israël... Un soldat bédouin revenant de permission avec sa voiture personnelle, il y a deux mois de cela, a été tabassé par d'autres soldats israéliens qui le soupçonnaient d'être un terroriste en route pour un attentat, ont dit des officiers. L'homme finit à l'hôpital et sa famille le presse de quitter l'armée.
Ici, ils fument du thé, quand il n'y a plus de tabac, ils parlent de cinéma et évitent d'appeler chez eux de peur qu'il n'y ait une éruption d'explosions de grenades ou de tirs au moment où ils parlent à leurs proches au téléphone. Ils prennent leur mal en patience, sans télévision ni eau courante, dans un bâtiment de trois étages, glacial, isolé, entre Rafah et l'Egypte.
Il s'agit d'une mission qu'un officier affecté ailleurs décrit ainsi : "elle consiste à garder la frontière et à éviter de se faire tuer." Isolés des semaines durant dans leur position, qui ne peut être atteinte que par des transports de troupes blindés, les soldats qui sont là ont pour mission d'empêcher quiconque de traverser, dans les deux sens, et de se battre, en cas de nécessité.
"C'est un no man's land", nous dit Natan Lavan, un infirmier âgé de 20 ans qui sert dans l'unité. "Quiconque tente de franchir cette frontière doit mourir." Son commandant nous précise, quant à lui, que les Israéliens ne tirent que sur des personnes considérées comme représentant une menace.
Le commandant n'est pas bédouin, mais son adjoint l'est. Et certains des hommes espèrent que l'adjoint va prendre la place de son supérieur hiérarchique, un jour. Plusieurs soldats m'ont dit qu'ils préféraient être là, où il y a "de l'action", plutôt qu'à un endroit peinard, où il ne se passe rien. Ils disent faire leur devoir.
L'armée israélienne a autorisé le journaliste que je suis à passer une nuit ici, mais en y mettant certaines conditions. Ils ont insisté sur l'interdiction absolue de donner des indications sur l'effectif de la garnison, ainsi que des détails sur certaines armes et certains équipement de surveillance.
Le sous-commandant, âgé de 23 ans, nous a déclaré ne pas considérer les accrochages qui se produisent ici comme une guerre.
"Je ne parlerais pas de 'guerre', j'aurais tendance à qualifier ce qui se passe ici d'"engagements constants", m'a-t-il dit. "Vous recevez des bombes d'en face, on vous lance des grenades, on vous tire dessus."
Il me dit qu'il pense que l'objectif des Palestiniens est "psychologique" : ils veulent harceler les Israéliens et prouver au monde entier qu'ils se battent.
Un soldat israélien a été tué, ici, et plusieurs autres, blessés. Grièvement, pour au moins un d'entre eux : il a été atteint par une grenade antitank alors qu'il conduisait un bulldozer.
La couverture médiatique du conflit opposant Israéliens et Palestiniens est si intensive que l'armée israélienne alimente un service de messagerie afin d'informer heure par heure les journalistes du déroulement de l'affrontement. L'un des messages qui revient le plus fréquemment est du type : "une, deux,... dix grenades ont été lancées" contre cette position avancée. Il n'y a pas très longtemps, les soldats ont repéré environ 200 explosions au cours d'une seule nuit...
Le mois passé, un après-midi, Sharif Abd Al Al, 14 ans, qui habite à Rafah, était retourné chez lui en courant, après une énorme explosion : souriant d'une oreille à l'autre, il sentait encore la poudre. Il venait de lancer une grenade sur un véhicule blindé israélien, que l'on pouvait encore entendre avancer dans un grand bruit de ferrailles, le long de la frontière, non loin de là.
Lorsqu'on lui demanda pourquoi il avait lancé cette grenade, qui ne pouvait ni endommager le véhicule ni faire aucun mal aux soldats qui étaient à l'intérieur, Sharif sourit et haussa les épaules. Pressé de questions, il finit par répondre qu'il voulait venger la mort de deux de ses amis qui avaient été tués, dit-il, par les soldats israéliens. Les grenades, ajouta-t-il, avaient au moins eu pour résultat de faire peur aux soldats.
"Ils ont eu une trouille bleue, voilà la vérité", conclut-il.
Sharif expliqua qu'avec ses amis, il avait découpé un tuyau métallique en tronçons Ensuite, ils avaient obstrués ces tronçons à une extrémité et les avaient filetés, à l'autre extrémité. Ils avaient rempli ces tubes d'engrais chimique (certains utilisent de la poudre, disent les Israéliens), puis y avaient vissé des capuchons. Ensuite, ils avaient incisé ces tronçons de tuyaux afin que le métal se fragmente en shrapnells. Ils avaient utilisé des pétards comme détonateurs : ils les avaient introduits dans un petit trou percé à une extrémité de chacune de ces grenades artisanales. Tout compris, nous expliqua Sharif, la fabrication de ces grenades revient à un peu plus de 3 dollars pièce.
A ma question sur le dirigeant palestinien qu'ils admirent le plus, personne, dans la grande famille de Sharif, ne mentionna M. Arafat ni aucun des membres de l'Autorité palestinienne (qu'il dirige) : on lui préférait des dirigeants de milices locales. La mère de Sharif me dit que l'Autorité palestinienne, qui dit aux Palestiniens de ne pas attaquer les Israéliens, ne sera pas entendue, aussi longtemps que ceux-ci auraient l'initiative des opérations militaires.
De cette famille chassée de chez elle par la guerre de 1948, Sharif appartient à la troisième génération de réfugiés à Rafah. Son père, Abu Wael Abd Al Al me dit qu'il ne trouve pas de travail pour faire vivre les treize personnes qui vivent sous son 'toit' : un toit en tôle ondulée, lesté de tuyaux en métal et de parpaings pour que le vent ne l'arrache pas, et quatre murs en béton brut.
La famille m'indique qu'au total, dix-neuf personnes, dans le voisinage ont été tuées au cours d'affrontements avec les Israéliens depuis le déclenchement du conflit, en septembre 2000. M. Abd Al Al, à qui je demandais pourquoi il ne trouvait rien à redire à la conduite de son fils, me répondit, mais en me parlant des Israéliens : "nous voulons nous en débarrasser : si vous connaissez un autre moyen..."
Les soldats israéliens cantonnés à Termit sont excédés par les grenades artisanales, mais elles ne semblent pas les effrayer outre mesure. Ils ne tressaillent même plus quand ces grenades, qu'ils reconnaissent au bruit de leur déflagration, explosent juste devant leur casemate. Ce qui les effraie, m'ont-ils dit, ce sont les charges explosives déposées au bord des routes, et d'autres engins explosifs plus sophistiqués que les Palestiniens utilisent depuis peu de temps, tels les obus de mortiers et les grenades anti-char, comme celle de cette nuit.
Le 26 septembre dernier, juste avant une rencontre entre M. Arafat et Shimon Pérès, pas très loin d'ici, une bombe très puissante, amenée sur place par un tunnel creusé à cet effet, a explosé au pied du fortin. L'explosion a creusé un trou de cinq mètres de diamètre dans le mur du rez-de-chaussée et a projeté plusieurs soldats en l'air, trois au moins étant blessés. Le commandant présent sur place, ce jour-là, a déclaré que les Palestiniens avaient apparemment mal calculé jusqu'où ils devaient creuser. Placée un peu plus près, la bombe aurait pu détruire totalement le bâtiment.
Les Israéliens ont investi Rafah afin de retrouver l'entrée du tunnel : cinq Palestiniens, au moins, ont été tués au cours de cette opération, et huit maisons démolies.
Surmonté d'un drapeau israélien, bleu et blanc, ce poste - dont le nom signifie tout simplement 'termitière' - est situé au beau milieu d'une bande de sable qui s'étend parallèlement à la frontière, depuis la mer, au nord-ouest, jusqu'au désert, au sud-est. Derrière, le côté égyptien semble calme ; d'ailleurs, aucun des canons israéliens n'est tourné de ce côté-là. Mais devant, c'est Rafah. Et Rafah, c'est une autre paire de manches...
Les murs de béton sont blindés de plaques d'acier, avec quelques petites ouvertures permettant de surveiller ce qui se passe à l'extérieur. On ne voit pas grand-chose, parce que les vitres résistantes aux balles, très épaisses, déforment la vision. Plaquées contre les murs, à l'intérieur, tout un panorama de photographies de maisons dont les soldats me disent qu'elles ont été utilisées comme postes de tirs contre eux par des Palestiniens. Ils leur donnent des noms tels "la maison rose", "la maison éloignée", etc... et se servent de ces photos comme d'une sorte de carte ou de guide, pour répliquer. Certaines des structures qui y figurent encore n'existent plus : elles ont été détruites par des tanks ou des bulldozers israéliens, quand ce n'est pas la plus grosse mitrailleuse ou le lance-grenade à leur disposition qui s'en sont chargé...
Avant le déclenchement de l'intifada, les hommes, ici, avaient des repas à heures régulières. Il y avait une cuisine, en bas, où on ne trouve plus, désormais, que des lits superposés inutilisés et un piège à rats de marque Catchmaster. Ils avaient un poste de télévision et même une 'assiette' pour capter les programmes par satellite - les soldats bédouins israéliens, comme les Palestiniens de Rafah, étaient des spectateurs fidèles de la chaîne Al-Jazira - mais ils n'ont plus rien de tout cela, depuis qu'ils ont été victimes du minage de septembre dernier.
Les conditions sont désormais des plus primitives, dans cette position que les Israéliens pensent être durable, et qui a déjà été tenue pendant de nombreuses années. Les soldats dorment - quand ils le peuvent - sur des couchettes, parmi les armes. Comme table, ils utilisent une tôle pare-balle qu'ils posent sur des caisses de munitions vides. N'ayant pas d'ouvre-boîte, un soldat ouvre une boîte de fruits au sirop avec la pointe de son poignard, une boîte de "singe" faisant office de marteau...
Ce dont ces hommes ne semblent pas manquer, ce sont de munitions et d'un cynisme certain lorsqu'ils parlent du cessez-le-feu.
"Cela n'y changera rien", me dit M. Lavan, l'aide-soignant, commentant le discours de M. Arafat, tout en passant en revue Rafah avec son équipement de vision de nuit. "Chaque fois qu'ils décrètent un cessez-le-feu, ils ont beau faire : ici, c'est toujours pareil."
                                           
8. Leïla Shahid : "Sharon fait la campagne du Hamas" propos recueillis par Candice Goupil
in L'Humanité du mercredi 19 décembre 2001

- Quel sens donnez-vous à l'attitude de la communauté internationale qui semble de plus en plus exigeante avec Arafat ?
- C'est vrai qu'il y a eu un certain nombre d'attentats kamikazes qui n'ont pas facilité la tâche. Mais l'Autorité palestinienne a condamné ces attentats, a pris des mesures contre les responsables de ces organisations. Seulement, on ne peut réussir que dans une dynamique de paix, parce qu'il n'y a pas de moyens militaires d'empêcher les actions kamikazes, il ne peut y avoir que des moyens politiques de négociations. Dimanche, dans son discours, le président Arafat a déclaré un cessez-le-feu unilatéral. Et Sharon lui a coupé l'herbe sous le pied : lundi à l'aube, moins de douze heures après ce discours, l'armée israélienne est entrée à Hébron et a assassiné un dirigeant du Hamas qui était chez lui avec sa famille et ne commettait donc aucun acte d'agression envers les Israéliens. Après cet assassinat, Sharon sait pertinemment que le Hamas va devoir répondre. Et c'est ce qu'il cherche. Il sabote le cessez-le-feu, parce que cela signifierait la mise en ouvre du reste des clauses du rapport Mitchell. Dont le gel de la colonisation.
- Mais, par cette stratégie, Sharon ne renforce-t-il pas les mouvements extrémistes ?
- En détruisant l'Autorité palestinienne comme il le fait depuis dix mois, il pense renverser le président palestinien et son Autorité sans devoir l'assassiner, ce que les Américains ne permettraient pas. Pratiquement, il fait la campagne électorale du Hamas et du Djihad Islamique qui rafleront la mise puisqu'on aura transformé l'Autorité palestinienne en autorité incapable. Et ensuite, il se dira dans l'impossibilité de négocier, puisque Hamas et Djihad sont des mouvements terroristes.
- En d'autres termes vous dites que Sharon s'oriente délibérément vers une guerre plus vaste ?
- L'absence de paix avec les Palestiniens ne peut qu'entraîner l'effondrement des accords de paix avec la Jordanie et l'Egypte, et une déclaration de guerre de tous les Arabes, qui n'ont déjà pas apprécié le prix payé par les civils en Afghanistan. Mais ce sera très dangereux parce qu'on aura l'impression que la coalition internationale ne combat pas le terrorisme et ses réseaux mais une religion et une culture. Et cette polarisation transformera un conflit national à propos de territoires occupés en guerre de religion. Il faut dénoncer cette tentative de montrer le conflit comme lié à l'antisémitisme parce que c'est plaquer l'histoire de l'Europe sur l'histoire du monde arabe. Notre lutte est un vestige du colonialisme : les Britanniques sont en grande partie responsables du désastre actuel, et surtout la communauté internationale n'a pas fait appliquer depuis 1967 des résolutions qui obligeaient Israël à se retirer des territoires et à reconnaître le fait national palestinien. C'est vous dire que la solution n'est absolument pas dans un tête-à-tête israélo-palestinien mais bel et bien dans une solution internationale.
- Etant donné le soutien américain de fait à Israël quel rôle pourrait jouer l'Europe pour qu'on en revienne à un processus de paix ?
- Les Européens ne peuvent pas se dédouaner de leurs responsabilités, sous prétexte que l'Europe est en formation et qu'elle a besoin de plus de temps. Aujourd'hui le contexte historique exige qu'ils soient présents. S'ils s'alignent sur la position américaine parce qu'ils n'ont pas la force de faire leur propre choix, il n'y aura pas de raisons qu'il y ait une Europe réelle. Les Européens, à part la France, n'ont pas de volonté. Par suivisme ou parce qu'ils sont aujourd'hui hors d'un système bipolaire.
                                                   
9. Retour de Gaza par Mouloud Aounit
in L'Humanité du mercredi 19 décembre 2001

(Mouloud Aounit est secrétaire général du Mouvement contre le Racisme et pour l'Amitié entre les Peuples - MRAP.)
Il pleut sur Tel-Aviv, ce vendredi 30 novembre. La nuit commence à tomber. C'est mon premier voyage en Israël et en Palestine. Tel-Aviv, Gaza, Rafa et Jérusalem sont mes points de chute dans ce périple initié par l'association des villes françaises jumelées avec les camps palestiniens, organisatrice de cette délégation. Un avion pour la paix... Partout, la tension est perceptible, l'atmosphère est lourde, électrique... Gaza : les murs sont de véritables livres ouverts, où se côtoient portraits d'enfants martyrs et messages soigneusement calligraphiés. Des charrettes tirées par des chevaux fatigués croisent de vieux taxis, d'un jaune défraîchi. Omniprésente, l'inquiétude se lit dans le regard des adultes que l'on croise, qui nous sourient. Ce qui frappe dans cette ville, ce sont ces grappes d'enfants, au regard noir, triste, ces enfants de la guerre, de l'occupation, capables de reconnaître le calibre d'une balle, mais aussi, avec une stupéfiante précision, de nous indiquer l'endroit d'où elle a été tirée.
Tout au long de la route qui nous mène de Gaza à Rafa, on découvre un territoire " léopardisé " par les colonies. Le contraste est saisissant : la blancheur, la propreté de hautes maisons encerclées de verdure, les champs soigneusement travaillés, jurent avec un spectacle de désolation et de misère, fait de maisons rapiécées, de rues défoncées, sans trottoirs, poussiéreuses et jonchées de détritus. · l'horizon, des routes goudronnées, interdites aux Palestiniens, relient entre elles les colonies. · la frontière égyptienne, Rafa voit coexister ses 50 000 habitants et les 75 000 réfugiés qui s'entassent dans le camp proche. La frontière est tenue par l'armée israélienne. Des enfants accourent soudain, nous alertent du passage d'un char. · Rafa, le droit de circuler, de travailler, d'exister, est conditionné par le bon vouloir de l'armée d'occupation. Il y a quelques jours, une fillette de neuf ans, qui voulait découvrir les joies de la mer, a été terrassée par une rafale d'arme automatique, tirée des lignes israéliennes. Son corps, découvert par la famille le lendemain, gisait sur le sable. Dans ce secteur de la bande de Gaza où la tension est toujours vive, elle rejoint ainsi les soixante-seize autres victimes de l'Intifada, en majorité des enfants. Quant aux mille cinq cents blessés dont, là encore, une majorité d'enfants, beaucoup resteront handicapés à vie, exclus à jamais, eux aussi, des joies de la plage.
A Rafa, l'exaspération est partout perceptible. La population est à bout. Hassan Balawi, le représentant du Fatah qui nous accompagne, est pris à partie par une quinzaine de familles en colère. Elles vivent sans travail sous des tentes de fortune depuis trois semaines. Leurs habitations, comme plus de cent soixante autres, ont été détruites par l'armée israélienne. Elles n'ont plus rien, leurs affaires ont été ensevelies sous les décombres des bombardements. Et quand elles s'aventurent à récupérer ce qui peut l'être, l'armée leur tire dessus. En colère, on m'apostrophe : " Pourquoi en Afghanistan, après la guerre, envoie-t-on de la nourriture ? Pourquoi la communauté internationale se mobilise-t-elle ? Et nous ? Notre vie vaut-elle moins que celle d'un Afghan ? " Avant que l'on se sépare, l'homme me supplie de témoigner, pour briser ce mur terrible, fait aussi d'isolement et d'indifférence. La nuit est noire à Rafa, les rues désertes éclairées de rares réverbères. Huit hommes se réchauffent en cercle, autour d'un brasero de fortune, nourri de minces planches de bois. Ce sont des policiers sans domicile. En face, leur commissariat hier flambant neuf a été éventré par un obus tiré d'un hélicoptère Apache. Ils nous invitent à partager une tasse de thé, nous refusons par pudeur.
Une pensée taraude alors mon esprit : comment Sharon peut-il exiger à la face du monde qu'Arafat éradique par la force les terrorismes, quand, en même temps, il détruit les forces de l'Autorité palestinienne ? Il est minuit, le portable sonne. De Paris, on m'informe des odieux attentats. Dépité, un sentiment de dégoût et de consternation m'envahit. Encore, encore des larmes, le sang versé des innocents. Quand va-t-on arrêter cette escalade de violences mortelles, qui ne sert que la haine et les extrémistes de tous bords ? Les Palestiniens qui nous accompagnent ont le visage grave ; l'angoisse s'y lit. Premier commentaire : " Les attentats sont une catastrophe pour les Palestiniens, pour les familles des innocents. " En riposte, des rafales déchirent le silence de la nuit. J'ai du mal à trouver le sommeil... Jérusalem, dimanche : une rapide traversée de la ville, et pourtant la conscience immédiate que la frontière entre les secteurs arabe et israélien est toujours bien tangible ; la partie palestinienne laissée à l'abandon par la municipalité de Jérusalem apporte un démenti évident aux autorités israéliennes qui ont déclaré Jérusalem une et indivisible. Inouï : cinq militaires israéliens, puissamment armés, barrent l'entrée de l'Esplanade des Mosquées, troisième lieu saint de l'islam. Ils poussent l'humiliation jusqu'à exiger de chaque personne à l'entrée le récit d'un verset du Coran.
Pourtant, l'espoir est au rendez-vous. Après une rencontre avec les représentants d'ONG israéliennes et palestiniennes, nous dînons avec Yossi Katz et Issam Mahoul, deux parlementaires de la gauche israélienne ; c'est Michel Warchavski qui fait office d'interprète. Cette rencontre d'amitié soulage du poids vécu à Gaza. Elle arrive comme une bouffée d'oxygène, une éclaircie réconfortante, et je me laisse encore à espérer en la paix. Leur parole en faveur du " vivre ensemble " dans le respect du droit de chacun des peuples, fait d'eux, contexte oblige, des héros. Dans le taxi qui me ramène à Tel-Aviv, tout ce voyage défile sous mes yeux. Avec ces lancinantes interrogations : au nom de quoi un peuple qui a vécu dans sa chair l'une des pires horreurs de l'humanité, peut-il accepter ce quotidien insoutenable ? Au nom de quoi la communauté internationale reste-t-elle aphone, devant les violations des résolutions qu'elle a elle-même adoptées ? Au nom de quoi légalise-t-on les assassinats annoncés de dirigeants palestiniens, dans l'indifférence quasi générale ? Au nom de quoi tue-t-on des enfants sortant de l'école, sans que les consciences des défenseurs des droits de l'homme se révoltent ? Il est neuf heures à Paris, il fait gris. A Gaza, il pleut des bombes...
                                               
11. Désaffection envers Israël par Marie-Laure Colson
in Libération du mardi 18 décembre 2001

L'opinion publique française a de moins en moins de sympathie pour les positions israéliennes. Quinze mois après le déclenchement de la seconde Intifada, le 28 septembre 2000, les Français ne sont que 9 % à exprimer leur soutien pour la politique menée par Israël, contre 14 % en octobre 2000. Le nombre de Français qui se sentent proches des positions palestiniennes n'a pas considérablement augmenté (+1 %) en un an. Mais le sondage réalisé par l'institut BVA pour le compte de Libération (1) montre que l'écart se creuse, en faveur des Palestiniens: il est aujourd'hui de 10 points, alors qu'il n'était que de 5 en octobre 2 000. L'évolution est d'autant plus remarquable que les télévisions diffusaient alors les images brutales du meurtre d'un enfant palestinien à Netzarim et du lynchage de deux soldats israéliens à Ramallah. La désaffection envers Israël, constatée aujourd'hui, n'est donc pas un mouvement d'émotion. De même, il semblerait que les attentats du 11 septembre et la rhétorique antiterroriste n'ont pas eu d'impact majeur (et négatif) sur la perception des Français des positions palestiniennes.
Indifférence ou crainte de s'engager, un peu plus d'un quart des Français seulement prend fermement position. Comme en octobre 2 000, ce sont les 18-24 ans qui sont les plus nombreux à exprimer une préférence (46 %), généralement à l'avantage des Palestiniens (37 % contre 9 %).
De façon générale, l'image de la politique des autorités israélienne se détériore, aussi bien chez les sympathisants de gauche que de droite. Le risque qu'un conflit militaire de grande envergure éclate au Proche-Orient leur est imputé plus lourdement qu'aux Palestiniens.
Le sondage de l'Institut BVA indique également un certain désarroi devant la présentation médiatique des informations sur le conflit israélo-palestinien. Un tiers des personnes interrogées en décembre ne savent pas si ces informations sont objectives. Surtout, il y a un an, les accusations s'équilibraient (9 % de chaque côté). Aujourd'hui, les médias sont soupçonnés d'avoir un parti pris israélien (18 %), y compris par ceux qui expriment une sympathie pour les positions israéliennes.
La dernière question concerne plus directement la société française et provoque des réponses plus catégoriques. Quelques jours après que le Conseil représentatif des institutions juives de France a interpellé le Premier ministre sur ses craintes d'un réveil de l'antisémitisme, la moitié des Français ou presque (49 %) exprime son inquiétude. 56 % des Français redoutent que la persistance du conflit suscite des violences entre Juifs et Arabes en France. Ce sont les jeunes, les femmes et les sympathisants de gauche qui manifestent le plus d'inquiétude. La peur de répercussions hexagonales est cependant beaucoup moins forte qu'en octobre 2000, quand 71 % des Français craignaient un réveil de l'antisémitisme, et 77 %, des violences entre Juifs et Arabes.
- (1) Enquête réalisée par l'institut BVA auprès d'un échantillon représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. 965 personnes ont été interrogées du 14 au 15 décembre 2001 par téléphone. Echantillonnage par la méthode des quotas: sexe, âge, profession du chef de famille, région et catégorie d'agglomération.
                                           
12. Une ceinture de charges explosives ne sort pas du néant ; elle n'y aboutit pas non plus - L'affrontement entre Sharon et Arafat représente-t-il une dernière péripétie de la guerre de 1948 ? par Subhi Hadidi
in Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du vendredi 14 décembre 2001
[traduit de l'arabe par Marcel Charbonnier]

(Subhi Hadidi est un écrivain-chercheur syrien résidant à Paris.)
Yassar Arafat DOIT résister !
Il faut qu'il tienne bon, plus que jamais, maintenant que le gouvernement israélien - et non pas Ariel Sharon tout seul - décide, dans l'impasse actuelle, d'aller jusqu'au bout dans l'affrontement entre Israéliens et Palestiniens, entre l'occupant de la terre et le propriétaire légitime de la terre, entre la force coloniale et la résistance nationale, entre le bombardier
F-16 et la ceinture d'explosifs. Ce sont là les derniers développements d'une longue guerre, ce sont les ultimes péripéties de la guerre de 1948. Et il n'y a d'autre choix que de tenir bon jusqu'à leur achèvement ultime, ne serait-ce que parce que la reddition, dans ces conditions, serait bien pire que la défaite.
C'est une guerre contre les Palestiniens. Aucun doute là-dessus. Mais c'est aussi une guerre contre les Israéliens, comme l'a très bien senti un colon israélien, il y a quelque temps, qui s'était écrié, comme découvrant une nouveauté époustouflante : "ne serions-nous pas en train de revivre 1948 ? La 'violence' actuelle n'est-elle pas la manifestation des derniers soubresauts de la 'guerre de libération' ?" Bien entendu, ce colon entendait par 'guerre de libération' le combat mené par les milices sionistes, aux obédiences et aux méthodes très variées, comme chacun sait, en même temps contre les autorités du mandat britannique et contre les Palestiniens et les Arabes, combat qui allait aboutir à la division de la Palestine historique et à la création de l'Etat hébreu. Il faisait allusion à la 'guerre de libération' sioniste qui n'est pas encore achevée, à telle enseigne que la fameuse 'ligne verte' passant entre Nazareth et Ramallah, Haïfa et Naplouse, a disparu.
Mais l'autre guerre de libération - palestinienne, cette fois, sans guillemets, et historiquement éligible à ce qualificatif - a pris le relais et se poursuit sur plus d'un plan, avec plus d'une intensité, sous l'égide de plus d'une idéologie et avec plus d'une méthode. Et rien ne permet d'annoncer qu'elle prendra fin avant que ne soit atteint le but suprême de toute guerre de libération : l'indépendance nationale. Le sang répandu quotidiennement par les martyrs palestiniens n'est pas le seul indice montrant que les scénarios de cette guerre sont totalement ouverts. Bien plus, le désarroi du monde politique israélien, passant d'un coma à l'autre, en est un autre, qui en dit long, aussi, sur la profondeur de l'impasse actuelle.
Israël est un état vieilli d'un coup. Cela ne vient pas du fait que cet Etat change de dirigeants deux fois par an, mais de celui qu'il ne cesse de se fabriquer de nouveaux ennemis dix fois dans la même journée. De même qu'une ceinture de charges explosives n'est pas le résultat d'une génération spontanée, n'explose pas dans le vide et ne débouche pas sur le néant, les politiques israéliennes opposée aux lois de la vie, à la logique de l'histoire, aux droits des peuples et à la légalité internationale ne peuvent assurer à l'Israélien le cocktail composé, pour moitié, d'occupation du vide et, pour moitié, de sécurité dans ce néant. La violence appelle la violence, et l'impasse est infiniment plus profonde et d'un prix infiniment plus exorbitant pour la partie israélienne, ce qui fait de la résistance de Yasser Arafat un devoir politique avisé et non un simple choix tactique ou un 'simple' héroïsme individuel.
Qu'est-ce que cela change, réellement, que les Israéliens, cessant de qualifier Arafat de "partenaire" de la paix, le qualifient désormais d'homme n'ayant "aucun rapport avec la paix", d'homme "HS" (hors-sujet), "irrelevant", comme ils disent (en anglais) ? Qu'est-ce que cela change, que l'administration américaine ne voit plus en Arafat un homme "indispensable" ? Quelles sont les alternatives à ces politiques du "contournement de l'incontournable", à supposer que ces attitudes ressemblent aussi peu que ce soit à une politique ? S'agirait-il uniquement de questions de personnes (la liste des substituts d'Arafat est du plus haut comique, quand elle cesse d'être franchement caricaturale !) ou bien sommes-nous en train de parler de l'impasse de l'occupation et d'une lutte historique dont la complexité l'élève bien au-dessus de la présence ou de l'absence de tel ou tel personnage ?
A la veille de l'élection d'Ariel Sharon, l'historien israélien Miron Benvenisti s'est souvenu du fait que la relation entre les deux peuples palestinien et israélien est une relation constamment "cyclique", (en ce sens qu'elle se reproduit elle-même en réitérant un pattern de constantes et de constantes contraires). Il importe aujourd'hui de faire de cette relation une relation 'linéaire', qui permette de passer d'une phase à la phase suivante (autrement dit, d'oublier le passé). Pas plus tôt qu'hier, commentant la poursuite de la destruction des infrastructures de l'autorité palestinienne par l'armée d'occupation, ainsi que la multiplication de ses agissements visant à humilier personnellement Arafat, Benvenisti a écrit : "pourquoi, au choeur des experts ès-sécurité, exigeant que le dirigeant palestinien soit humilié, voire déchu, ne viennent pas se joindre les voix, autres, de ceux qui savent pertinemment que son absence créera une telle anarchie qu'en comparaison, la situation actuelle semblera paradisiaque ?"
L'une des réponses, possibles, à cette interrogation, pourrait être que la mémoire de l'occupant est trop courte pour emmagasiner les dures leçons du passé et trop méprisante pour reconnaître que les pierres sont capables de vaincre les tanks, politiquement. Benvenisti pose la question du silence total des intellectuels israéliens face à une multiplication d'agissements barbares, tel la mise à sac des bureaux de l'office palestinien de statistiques, agissements qui n'ont pas d'autre objectif que blesser la dignité des Palestiniens avant même d'humilier leur dirigeant. Mais... ne s'agit-il pas là de la répétition de ce que les forces d'occupation israéliennes ont fait, il y a vingt ans, lorsqu'elles ont détruit les archives de l'OLP, à Beyrouth ?
Pour Benvenisti, ce dont il s'agit actuellement, ce n'est pas d'une guerre de Sharon contre le terrorisme, mais de sa guerre contre 'la catastrophe d'Oslo', pour reprendre son expression préférée. Ainsi, il ne s'agit pas "d'une guerre contre les textes des différents accords, mais de la guerre que Sharon n'a jamais cessé de mener contre la proclamation de l'OLP, mouvement national représentatif du peuple palestinien."
L'éloge funèbre de Miron Benvenisti nous rappelle un autre thrène israélien, prononcé en une occurrence plus grave et plus significative pour l'Israélien ordinaire, et aussi, en second lieu seulement, pour l'intellectuel israélien. Il y a tout juste trois ans, alors que l'Etat juif célébrait le jubilé d'argent du cinquantenaire de sa création, le romancier et historien israélien David Grossman a tenu à fêter l'événement à sa manière. Il a écrit un long article débordant de liesse et d'affliction, dans lequel il se considérait chanceux de vivre dans un Etat appelé Israël : "Non que je considère que cet Etat soit le paradis, ni Utopie, mais (tout simplement) parce qu'Israël est le seul endroit où un Juif puisse vivre au plus près des constituants vitaux de l'histoire, de la culture, de la spiritualité qui ont accompagné l'existence des générations juives qui m'ont précédé". Fin de citation.
Israël est aussi cet endroit où "un Juif peut se faire une représentation des valeurs et des idéaux forgés par sa culture", "ce lieu où il peut rassasier cette aspiration grâce à l'utilisation d'une langue dans laquelle son identité s'est inscrite depuis les temps les plus reculés, une langue qui a servi à consigner tous les livres de son passé, en les réactualisant jour après jour." Doucement, ne nous emballons pas... Pouvons-nous nous permettre d'attirer un instant l'attention de David Grossman sur le fait que si Abraham vivait encore aujourd'hui, (il aurait l'âge gentillet de 4 000 ans) et s'il était installé dans le salon des Grossman, il pourrait bavarder avec la petite dernière, qui a... cinq ans : ils se comprendraient parfaitement ! Ne serait-ce pas tout simplement merveilleux ?
Mais redevenons sérieux... Qu'est-ce qui a donc pu rendre un Juif aussi enthousiaste que David Grossman tellement triste et sinistre en ce jour faste, le jour du jubilé d'argent de l'Etat hébreu ? Pourquoi a-t-il senti ainsi son coeur étreint par l'amertume, lui qui a la chance de vivre dans cet 'oasis' aux frondaisons luxuriantes et à l'ombre fraîche, en ce lieu où les succès éclatants sont innombrables, d'après un certain Grossman David : la formation et l'assimilation de vagues énormes d'immigrants, une agriculture qui a fait "fleurir le désert", les réalisations scientifiques et technologiques, "l'édification d'un Etat démocratique, alors qu'une majorité écrasante de ses citoyens sont originaires de pays dans lesquels toute tradition démocratique est inconnue, pour la plupart d'entre eux" ?
Pourquoi un Juif tel David Grossman a-t-il vu sa joie gâchée, pourquoi la maxime du jubilé d'argent d'Israël -  "Ensemble dans la gloire, ensemble dans l'espoir" - n'est-elle pas parvenue à distraire et à apaiser son esprit frappé de déprime. Il s'avère que c'est même le contraire qui s'est passé : ce jour-là, notre homme, bien loin de l'espoir et de la fierté, était au bord du désespoir et de l'abattement. Pourquoi un Juif tel que lui, romancier, historien et journaliste, s'est-il laissé aller à ressasser les cauchemars au lieu de se remémorer avec délectation les rêves dorés, à s'inquiéter pour l'avenir de son fils qui sera bientôt incorporé dans l'armée, et sera donc contraint de combattre les enfants des amis Palestiniens de son père ? Combien sombre devait être le présent pesant sur ses épaules pour que David Grossman en vînt à évoquer "l'insupportable légèreté de l'être" lorsqu'on lui demanda de définir le sens du mot "vie" dans l'Israël jubilaire !...
N'y a-t-il pas quelque chose d'étonnant à le voir écrire : "Si l'on m'imposait la tâche difficile de choisir l'image la plus marquante de ce jubilé, l'image qui renferme les traits de mon pays, je choisirais une journée qu'aucun Israélien ne saurait oublier. Cette journée, c'est le 4 novembre 1995". Rappelons qu'il s'agit de ce jour où Itzhak Rabin, debout devant des milliers de manifestants assemblés, entonna un hymne à la paix qu'il ne put terminer, fauché par des balles juives tirées par un Juif absolument persuadé d'obéir aux ordres du Seigneur, qui lui aurait enjoint d'exécuter un Juif, certes, mais un Juif traître. Pour Grossman, Itzhak Rabin incarnait "l'image d'Israël tout entier", il la renfermait en lui, tout en l'élargissant avant, à nouveau, de la résumer. Rabin était l'homme du Jubilé ; il incarnait l'idéal de l'histoire du Jubilé.
En effet. Rabin était l'homme qui avait assisté aux divers tournants décisifs de l'existence de l'Etat hébreu, depuis la légendaire école "Kaduri" (où furent formées les premières promotions des élites israéliennes), en passant par la direction du "Palmach", de la "Hagana" et des unités combattantes qui menèrent la guerre d'"indépendance", les opérations de désencerclement de Jérusalem, la guerre de 1967, avec la restitution du Mur des Lamentations à une psyché (nationale) tourmentée et toujours à la recherche de quelque épaule où verser d'intarissables larmes, l'opération d'Entebbé et la confirmation de la supériorité de David sur Goliath, même très loin de ses bases, pour finir par les accords d'Oslo et la paix arabo-israélienne.
Mais Rabin représente aussi, et encore, "le visage du Juif 'sabra' de légende, sur les traits duquel nous avons essayé de percer les mystères d'une chose dont nous manque l'expérience historique : comment ce 'sabra' réussira-t-il à affronter l'âge mûr, puis la vieillesse ? Comment l'homme-idéal, le héros insurpassable va-t-il se fondre, peu à peu, dans le quotidien de la vie, dans le réel, dans le temps qui passe ?" Les interrogations de Grossman, c'est Igal Amir (l'assassin d'Itzhak Rabin, Ndt) qui s'est chargé d'y apporter une réponse, faisant de cette période unique un indicateur non équivoque de "la force et de la faiblesse d'Israël et du judaïsme depuis les temps les plus anciens, ainsi que de la force vitale permettant de s'élever au-dessus des cauchemars et à retrouver le salut."
Et malgré tout ça, David Grossman n'avait pas l'esprit à faire la fête, au cinquantième anniversaire de son Etat.
Comme pour faire en sorte que le paradoxe soit complet (ce paradoxe de l'histoire "cyclique" qu'abhorre Benvenisti), le silence assourdissant que Grossman observe aujourd'hui semble à mille lieues de la position pleine de conscience qu'il avait adoptée, avec d'autres représentants de milieux de gauche, humanistes et moraux, après qu'Itzhak Rabin fût tombé sous des balles à cent pour cent juives. A cet instant-là, Rabin avait remisé au clou l'idéologie de la matraque et du broyage des os des Palestiniens, non pas en raison d'une prise de conscience subite ou d'une certaine prévention morale devant le recours aux techniques de répression et de dressage, mais tout simplement parce qu'il avait "porté son regard plus loin que deux pas en avant", pour reprendre l'expression même de Grossman. Il s'agissait d'un regard pragmatique et proactif, qui lui avait permis de constater qu'Israël jouissait d'une puissance et d'une immunité qui l'autorisaient à serrer la main des "terroristes" et que la perpétuation de l'occupation et de la guerre ouverte non-déclarée signifierait l'accentuation du repli d'Israël sur lui-même, l'aggravation de ses pathologies chroniques tant historiques qu'existentielles.
Et en effet, voilà qu'aujourd'hui même, Benvenisti évoque la "catastrophe" israélienne qui se manifeste par la pervasion des penchants idéologiques de Sharon dans toutes les facettes de la vie israélienne : politique, sécuritaire, sociale et culturelle. Il écrit  "Quand, un jour, l'historien écrira l'histoire de la catastrophe, le moins qu'il pourra faire sera d'ajouter, en note de bas de page, des citations des jérémiades des prophètes de la résurrection qui ont emprunté la voie de la catastrophe.
Et Arafat ne devrait pas tenir bon, dans la situation où se trouve Israël, telle que Benvenisti nous la décrit ?
                                   
13. Sharon nous mène à la catastrophe. Son but est de mobiliser tout le monde derrière son idéologie visant à en finir avec la direction palestinienne par Meron Benvenisti
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du 13 décembre 2001 traduit dans Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du vendredi 14 décembre 2001
[traduit de l'arabe par Marcel Charbonnier]

C'est un sentiment bien connu de tous ceux qui étudient la description historique des enchaînements d'événements catastrophiques : regrets profonds, colère, impuissance attribuable à une impression de courte vue, d'arrogance, de folie, de couardise, de considérations étranges, de pensée irresponsable développée par des dirigeants aveugles en route vers la catastrophe. Le lecteur se frappe le front jusqu'à en ressentir de la douleur. Les mots étaient inscrits sur le mur, en lettres de feu, les indices étaient on ne peut plus clairs, ainsi que les conséquences. Alors, l'inévitable étant arrivé, le lecteur cherche d'instinct des explications, généralement aussi 'théoriques' qu'erronées : l'incapacité du leadership, des causes afférentes aux processus historiques, sociaux et culturels sur le long terme... Mais ces explications rationnelles sont impuissantes à procurer une quelconque consolation. Car ce qui est advenu est accompli, sans retour possible. C'est le même sentiment d'abattement et d'impuissance criante qui s'empare de nous au spectacle de ces dernières semaines qui ont mis en évidence le degré de la pente glissante sur laquelle nous sommes engagés. Cette pente ne saurait être mesurée avec précision en fonction ni du nombre de morts et de blessés, ni de la sévérité des bouclages et du blocus, ni du nombre d'exécutions tant inopinées que programmées, mais bien à travers la participation des forces de sécurité - sans aucun complexe ni aucune honte - à la réalisation d'objectifs idéologiques-nationalistes extrémistes non seulement exempts de toute dimension "sécuritaires", mais même, bien au contraire, susceptibles de détruire la sécurité.
La rapidité de la dégringolade sur la pente glissante se mesure au degré de préparation de gens qui se glorifient pourtant de leur modération et de leur liberté de pensée à se ranger sous la bannière d'une campagne de propagande effrénée, quand ce n'est pas à en prendre la tête. On peut discuter sans fin des mesures militaires et de la levée de certaines contraintes légales et déontologiques lorsqu'il est question de "lutter contre le terrorisme", mais ne pourrait-on pas stigmatiser toute une série d'opérations militaires dont le seul objectif était d'humilier les Palestiniens, de leur ôter toute légitimité et de détruire leurs infrastructures ?
L'humiliation des Palestiniens, sur les barrages, est une question grave. Mais on pourrait, à l'extrême rigueur, tenter de l'expliquer ou de la justifier par la nécessité de faire obstacle aux déplacements d'éventuels kamikazes. L'humiliation, l'atteinte à la réputation, voire la suppression de leur leader national, symbole de leur nation et père de leur peuple, par contre, est une toute autre question. Quelle raison sécuritaire impérieuse y avait-il à bombarder les hélicoptères du président (palestinien), ces tas de ferraille inutilisables, si le but n'était pas d'humilier Yasser Arafat (personnellement) ?
Pourquoi avoir bombardé un immeuble inoccupé à Ramallah, si ce n'était, en réalité, parce qu'Arafat se trouvait à proximité de cet immeuble et que quelqu'un a dû éprouver la satisfaction sadique de penser qu'il serait contraint à trouver refuge sous son bureau pour se protéger ? Comment se fait-il que la voix de ceux-là mêmes qui savent très bien que la disparition d'Arafat amènerait une anarchie telle que la situation actuelle serait remémorée comme une période paradisiaque, en comparaison, est venue se joindre au choeur des experts ès-sécurité qui appellent au "renversement" d'Arafat ?
Où sont les intellectuels qui pourraient nous mettre en garde contre le primitivisme qu'il y a à concentrer tout le conflit dans la personne d'un seul homme et qui en fait une sorte d'hybride entre un démon effrayant et un épouvantail ridicule ? Quelle nécessité militaire impérieuse a-t-elle poussé à commettre la mise à sac sauvage des bureaux de l'Office central des statistiques de l'Autorité palestinienne, à Ramallah et à en voler les documents si le but n'était pas de priver les Palestiniens des moyens leur permettant d'effectuer des évaluations sociales indépendantes ? Où est le collège académique, où sont les homologues israéliens. Où sont-ils ? Pourquoi n'ont-ils élevé aucune protestation, ni exigé aucune explication, se contentant du piètre prétexte que "ces services étaient susceptibles d'avoir assuré la logistique d'opérations terroristes" ? Il y a quelques mois, ils ont confisqué les documents de la Maison de l'Orient et, plus loin dans le passé, les archives de l'OLP à Beyrouth, il y a vingt ans, sous les mêmes prétextes. Ces 'explications' révèlent l'objectif idéologique - et nullement sécuritaire - qui se trouve derrière les mesures prises par le gouvernement israélien durant les derniers mois écoulés : considérer le mouvement national palestinien, ses institutions comprises, comme une organisation terroriste, c'est-à-dire comme une faction illégale.
Telle est la véritable signification de la campagne de lutte contre "la catastrophe d'Oslo" que mène actuellement Sharon. La cible, ce n'est ni les accords conclus, ni la reconnaissance de l'OLP comme mouvement national du peuple palestinien. Sharon a réussi à convaincre des gens qui pourtant ont en horreur la violence et qui critiquent la direction d'Arafat qu'il "n'y a pas de partenaire", et cela lui permet de les mobiliser derrière l'"idéologie" selon laquelle il n'y aurait qu'un seul peuple légitime en Israël : le peuple juif. Les autres ne seraient que des troupeaux menés par des chefs de gangs d'assassins. La mise à l'écart d'Arafat et la destruction de l'Autorité palestinienne entraînera, selon les voeux de Sharon, un état de déliquescence totale et l'accaparement du pouvoir par des caïds locaux. Il sera loisible, dès lors, de clamer : "on vous l'avait bien dit". La couardise des ministres travaillistes du gouvernement (de coalition), le silence de la majorité des opposants idéologiques de gauche, la normalisation de la direction arafatienne, l'accumulation de la colère et de la haine et, pour finir, l'aspiration à la vengeance conduisent tout droit à la possibilité que l'idéologie sharonienne s'inscrive dans les faits, que la catastrophe soit suspendue au-dessus de tous les habitants de ce pays. Quiconque observe ce qui est en train de se passer peut se frapper le front jusqu'à s'en faire mal ; la tristesse, la colère, l'impuissance ne sont pas des sentiments à avoir après coup, c'est pourquoi on ne peut les supporter. Il semble qu'il ne reste plus qu'à exprimer ces sentiments tant qu'il en est encore temps, afin qu'au moins l'historien, lorsque viendra pour lui le moment de consigner par écrit l'ère de la catastrophe, puisse ajouter une note, en bas de page, reprenant les jérémiades des prophètes (nous) avertissant de la colère (divine) immanente et (nous) exhortant à ne pas engager nos pas sur les sentiers menant à la catastrophe.
                                      
14. La paix ? Elle ne dépend que d'Israël - Interview de Monseigneur Michel Sabbah, patriarche catholique de Jérusalem
in Il Manifesto (quotidien italien) du jeudi 13 décembre 2001
[traduit de l'italien par Christian Chantegrel]
(Il Manifesto tire à 100 000 exemplaires. Fondé en 1968, "le Manifeste", journal "intellectuel" communiste, s'affiche aujourd'hui indépendant, même du PDS - ex-parti communiste italien -.)
Le problème de la violence
MIMMO DE CILLIS ( Lettre 22 ) - ROMA - Pour la paix au Proche Orient, il n'y a qu'une solution : qu'Israël se retire des territoires occupés. Monseigneur Michel Sabbah, patriarche latin de Jérusalem et palestinien de naissance, le répètera aujourd'hui au sommet convoqué d'urgence Oltretevere (au Vatican, ndt), en présence de tout l'establishment du Vatican et présidé personnellement par le Pape. L'intervention de Michel Sabbah aura pour titre, "La situation des chrétiens en Terre Sainte après le 28 septembre 2000". Il retracera les 14 mois d'intifada avec un regard particulier pour la communauté chrétienne, 170 mille personnes, en majorité des palestiniens, pour lesquels "la vie n'est pas facile et ne le sera jamais."
"Mais la présence chrétienne sur cette langue de terre - dit Sabbah - est une vocation. Il est écrit que nous y avons notre place." Le patriarche explique au Manifesto les raisons du conflit et les voies possibles vers la paix.
- Monseigneur Sabbah comment définir la situation de la Terre Sainte aujourd'hui ?
- Peut-être ne faut-il pas utiliser le mot 'guerre', mais plutôt parler de résistance à l'occupation, qui dure depuis 1967. Après le dialogue mené dans les années 1993-2000, le statut de la région n'est toujours pas bien défini. Israël n'a pas achevé l'annexion des territoires, mais il ne les a pas restitués. Et la résistance s'exprime nécessairement en recourrant à la violence. Il faut bien indiquer que la violence palestinienne et la violence israélienne sont indissociables l'une de l'autre. Si on parle de terrorisme palestinien, il faut aussi dire terrorisme israélien.
- Comment peut-on sortir de la spirale de la violence ?
- La solution à ce cercle vicieux est simple : mettre fin à l'occupation israélienne. Si cela est fait, le jour suivant nous aurons la paix. Le problème est qu'Israël ne parle pas d'occupation, mais du droit à défendre sa sécurité intérieure. Et pourtant, en restant à l'intérieur des territoires palestiniens, Israël expose ses citoyens à la violence.
- Mais les palestiniens reconnaissent-ils l'état d'Israël ?
- Aujourd'hui toute les formations politiques palestiniennes reconnaissent le droit à l'existence de l'état d'Israël. Elles sont divisées sur les choix de comment s'opposer à l'injustice infligée par Israël. Si cette injustice cesse, et si les palestiniens ont leur état, il est possible de restaurer des rapports d'amitié entre les deux peuples. La paix est utile à Israël comme à la Palestine.
- Et les colons ? Ils sont désormais deux cent mille, nombres d'entre eux nés dans les territoires...
- Ce n'est pas parce que vous êtes né dans la maison de votre voisin que vous avez le droit de propriété sur la maison. Le départ des colons est absolument nécessaire pour la paix. Il existe déjà des colonies inhabitées à cause de l'insécurité. Et deux cent mille personnes peuvent facilement être accueillies par cinq millions d'israéliens.
- Toutes les tentatives de médiation semblent vaines. Que faut-il faire pour reprendre le dialogue ?
- La reprise du dialogue dépend seulement du gouvernement israélien, qui a toutes les cartes dans ses mains. Si Sharon veut la paix, il doit faire un premier pas. Tant que les palestiniens vivront dans l'humiliation, Yasser Arafat n'a aucun moyen pour arrêter la violence.
- Arafat est-il encore un interlocuteur crédible ?
- Bien sûr, et c'est le seul. Aucun autre interlocuteur palestinien fera plus de concessions à Israël qu'Arafat. Aujourd'hui les palestiniens ne revendiquent, pour la création de leur état, que 22% de la Palestine historique. Ils sont prêts à en laisser 78% à Israël. Israël doit traiter avec leur chef. Eliminer Arafat ne sert qu'à compliquer le problème.
- Mais le peuple israélien semble être d'accord avec Sharon, quand il traite Arafat de "terroriste"...
- Le peuple israélien vit dans la peur. Il veut être protégé mais, paradoxalement, il a choisi pour dirigeants des hommes durs e vindicatifs. Ce sont des hommes qui, au lieu de le protéger, l'exposent à la violence. Il suffit de penser que circule déjà en Israël l'idée de posséder un jour la totalité des territoires occupés, débarrassés des palestiniens.
- Comment jugez-vous la position du Saint siège et de la communauté internationale ?
- Je suis entièrement d'accord avec le Saint siège, qui reconnaît à la Palestine le droit d'avoir son propre état. L'année passée à Bethlehem le pape a rappelé que les palestiniens avaient trop souffert et que le moment était venu de mettre fin à leur souffrance. Le Saint siège multiplie les efforts auprès de la communauté internationale pour que cesse l'injustice. Mais il faut reconnaître que la communauté internationale n'a pas le courage d'agir. Certes, il y a des gestes de solidarité envers les palestiniens et des aides en devises. Mais les palestiniens aujourd'hui ont plus besoin de justice que de devises.
- Le dernier événement pénible est celui de la mosquée de Nazareth. Qu'en pensez-vous ?
- Il faut dire clairement que la décision de construire une mosquée devant la basilique chrétienne de Nazareth n'a pas été prise par les musulmans mais par l'état israélien. Ce ne sont pas les palestiniens qui la veulent, mais un petit groupe intégriste. La décision de Sharon témoigne du mépris qu'Israël nourrit envers la communauté chrétienne.
                                          
15. La clé palestinienne par Dominique Vidal
in Manière de voir N°60 du mois de novembre-décembre 2001

Si les Etats-Unis, pour conforter leur coalition, doivent ramener le calme en Palestine, ils ne se donnent guère les moyens d'imposer leurs vues au général Ariel Sharon.
"A chacun son Ben Laden, le nôtre s'appelle Arafat [1]." Cette formule résume l'erreur politique commise par le général Ariel Sharon. Dès le 11 septembre, le premier ministre israélien crut que Washington cautionnerait une offensive contre l'Autorité palestinienne. Il envoyait alors son armée dans plusieurs villes autonomes. Une semaine plus tard, le ministre (travailliste) de la défense Benyamin Ben Eliezer déclarait : "C'est un fait que nous avons tué quatorze Palestiniens (...) sans que le monde ne pipe mot. Pour Arafat, c'est catastrophique [2]."
L'euphorie des ultras n'allait pas durer. Loin d'encourager l'aventure, Washington en demandait l'arrêt immédiat. Sous pression, le vieux chef du gouvernement dut reconnaître que M. Yasser Arafat imposait le respect du cessez-le-feu proclamé le 18 septembre ; puis il lui fallut retirer ses troupes des villes autonomes et mettre fin aux assassinats de dirigeants palestiniens ; accepter que son ministre des affaires étrangères, le travailliste Shimon Pérès, rencontre, le 26 septembre, le président de l'Autorité palestinienne ; et enfin s'excuser platement d'avoir soupçonné M. George W. Bush de vouloir sacrifier Israël, comme les démocraties européennes les Sudètes en 1938.
"Sharon a pété les plombs", commentait alors la presse de Tel-Aviv [3]. C'est que, le 2 octobre, le président Bush avait rendu publique sa "Déclaration Balfour" : "L'idée d'un Etat palestinien - déclarait-il - a toujours fait partie de (notre) vision, dès lors que le droit d'Israël à exister est respecté [4]." Selon plusieurs sources [5], M. Bush entendait reprendre les propositions de son prédécesseur à la fin 2000 : retrait d'Israël sur les frontières du 4 juin 1967, sauf le territoire nécessaire au regroupement de 80% des colons ; reconnaissance du caractère juif d'Israël et du caractère arabe de l'Etat palestinien ; partage de la souveraineté à Jérusalem [6]. Pis, aux yeux des Israéliens : début octobre, le secrétaire à la défense Donald H. Rumsfeld entamait une tournée du monde arabe afin de présenter ce plan - et ce sans même avoir préalablement consulté Israël et sans même y passer.
Que Washington fasse valoir ainsi ses desiderata n'étonnera que les naïfs ou les dogmatiques, pour qui le rôle d'Israël et celui de son lobby aux Etats-Unis contraignent Washington à soutenir inconditionnellement l'Etat juif. Les intérêts de l'Amérique, tels que ses dirigeants les conçoivent, passent en fait avant d'autres considérations : priorité est donnée, en l'occurrence, à la coalition. "Progresser sur la question palestinienne est essentiel si l'on veut garder le soutien de la population arabe dans la lutte contre le terrorisme [7]", devait déclarer le président égyptien Hosni Moubarak à une délégation européenne.
C'est que la plupart des régimes musulmans alliés de Washington se livrent à un grand écart délicat entre les exigences américaines et des opinions anti-américaines. Lors de la guerre du Golfe, nombre de pays de la région participaient à la guerre de M. George Bush père contre l'Irak : dix ans plus tard, ils n'ont même pas approuvé formellement les bombardements sur l'Afghanistan ordonnés par M. George Bush fils. Et pourtant les nécessités stratégiques de 1991 relevaient du court terme, alors que celles de 2001 s'inscrivent dans le long terme. Bref, une escalade israélo-palestinienne pourrait ruiner tous les efforts politico-diplomatiques du département d'Etat, voire déstabiliser les pouvoirs arabes les plus fragiles.
Le rouleau compresseur américain obtenait de premiers résultats quand, le 17 octobre, le ministre israélien d'extrême droite (démissionnaire) du tourisme tomba sous les balles de militants du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP). Le chef de ce dernier en Cisjordanie, successeur pressenti du vieux George Habache, avait été assassiné fin août, comme des dizaines d'autres dirigeants de l'Intifada. Cette "vengeance" allait se révéler une grave faute politique. Elle offrit au général Sharon le prétexte de l'escalade dont il rêvait : en quelques jours, l'armée israélienne pénétra à nouveau dans l'ensemble des villes autonomes. Ce dispositif, le plus offensif depuis la signature des accords d'Oslo, paraissait préparer une reconquête de la Cisjordanie, dont le président en personne était menacé. Au point que M. Pérès avait mis en garde par avance : "A sa place, nous aurons le Hamas, le Djihad islamique et le Hezbollah [8]."
Tel père, tel fils ? On sait comment, en 1991, M. Bush père empêcha M. Itzhak Shamir de riposter aux scuds tirés par Bagdad, avant de le traîner à la conférence de Madrid. Dix ans plus tard, M. Bush fils hésite à faire vraiment pression sur M. Sharon. Il aura fallu plus d'un mois pour que l'armée israélienne se retire des villes autonomes qu'elle avait réoccupées - sauf Jenine, toujours investie. Cette nouvelle aventure a coûté la vie à quelque 90 Palestiniens, portant le bilan de l'Intifada à près de 1 000 morts, dont un cinquième d'Israéliens.
Le refus du gouvernement israélien de prendre - rapidement - en compte les intérêts américains tient sans doute pour une part à l'idéologie de M. Sharon, viscéralement opposé à la création d'un Etat palestinien, même s'il a fini par prononcer la formule. Pèse aussi, chez lui, la crainte de se couper de son extrême droite et, plus encore, de donner prise à son rival Benyamin Nétanyahou. Il faut également noter que le chef d'état-major Shaul Mofaz et son adjoint Moshé Yaalon développent leur propre ligne, particulièrement dure - le député travailliste de gauche Yossi Beilin a même dénoncé un "quasi putsch [9]." Enfin, le maintien des ministres travaillistes sert de caution, intérieure et extérieure, à la politique irresponsable de M. Sharon, excluant toute possibilité d'alternance. Ce qui sème la confusion dans une opinion où pourtant, les sondages l'indiquent de plus en plus nettement, le désir d'un retour à la table des négociations l'emporte sur les pulsions bellicistes [10]...
Ce blocage israélien est d'autant plus préoccupant que l'enjeu du bras de fer engagé par M. Bush avec M. Sharon dépasse le seul retour au calme : la mise en oeuvre des recommandations de la Commission Mitchell devrait déboucher sur la reprise des tractations autour du statut définitif des territoires occupés en 1967, condition nécessaire, mais sans doute pas suffisante, d'un apaisement des opinions arabo-musulmanes. La guerre du Golfe terminée, la conférence de Madrid marqua le lancement de longues négociations en vue d'un règlement d'ensemble : celle d'Afghanistan pourrait être suivie d'une nouvelle réunion internationale, pour relancer les négociations interrompues à Taba, en janvier 2001, et créer ainsi les conditions concrètes dudit règlement.
A quelque chose, malheur est bon, dit le proverbe. Pour que la tragédie du 11 septembre accouche d'une chance de paix au Proche-Orient, encore faudrait-il que le président Bush donne corps à la perspective qu'il a annoncée le 2 octobre. A cet égard, le report de sa rencontre avec M. Arafat n'est pas encourageant. Quand à M. Colin Powell, le 19 novembre, il a développé, à long terme, la vision d'un "Etat palestinien viable" aux côtés d'Israël et appelé ce dernier à mettre fin à l'"occupation" comme à la "colonisation" mais sans exiger, à court terme, que M. Sharon cesse de multiplier les obstacles à la reprise des négociations [11].
La poursuite du "deux poids deux mesures" minerait gravement la coalition "antiterroriste". Elle sacrifierait injustement le peuple palestinien, principale victime de cet interminable affrontement. Mais elle menacerait aussi l'avenir même d'Israël. Selon le démographe Arnon Sofer, en 2020 les Palestiniens seront majoritaires entre Jourdain et Méditerranée, et représenteront 32% de la population à l'intérieur de la "ligne verte" [12]. Paradoxalement, la création, à court terme, d'un Etat palestinien aux côtés de l'Etat d'Israël garantit, à long terme, le caractère juif de celui-ci...
- NOTES :
[1] : The New York Times, New York, 14 septembre 2001.
[2] : AFP, Paris, 14 septembre 2001.
[3] : Maariv, Tel-Aviv, 5 octobre 2001.
[4] : The New York Times, 2 octobre 2001.
[5] : Comme les sites de Mideast Mirror (Londres) ou du Centre Israël-Palestine pour la recherche et l'information (Tel-Aviv).
[6] : Selon la formule du président Clinton, ce qui est juif reviendrait à Israël et ce qui est arabe à l'Etat palestinien, y compris l'esplanade des Mosquées. Le mur des Lamentations resterait sous souveraineté israélienne. Cette formule, notons-le, entérine la colonisation israélienne de la partie orientale de Jérusalem.
[7] : Le Figaro, 28 septembre 2001.
[8] : Yediot Aharonot, Tel-Aviv, 1er octobre 2001.
[9] : Le Figaro, 16 octobre 2001.
[10] : Selon le sondage Gallup publié par le quotidien Maariv, en date du 9 novembre, 53% des Israéliens se prononçaient pour la négociation d'un règlement final, 26% pour une déclaration de guerre à l'Autorité palestinienne et 14% pour le maintien du statu quo actuel. De surcroît, 64% d'entre eux (contre 31%) ne croient pas que leur premier ministre réussra à mettre un terme aux violences, comme il s'y était engagé.
[11] : AFP, 19 novembre 2001.
[12] : Newsweek, New York, 13 août 2001.