Point d'information Palestine > N°182 du
28/12/2001
Newsletter réalisée par l'AMFP - BP 33 - 13191 Marseille
FRANCE
Phone + Fax : +33 491 089 017 - E-mail : amfpmarseille@wanadoo.frL'AMFP Marseille est une section de l'Association
France-Palestine Solidarité
Association loi 1901 - Membre de la Plateforme
des ONG françaises pour la Palestine
Pierre-Alexandre Orsoni (Président) -
Daniel Garnier (Secrétaire) - Daniel Amphoux (Trésorier)
Sélections,
traductions et adaptations de la presse étrangère par Marcel
Charbonnier
Au
sommaire
Témoignage
Cette rubrique regroupe des textes envoyés par des citoyens de
Palestine ou des observateurs. Ils sont libres de
droits.
Palestinians in Jordan par
Nathalie Laillet, citoyenne de Bethléem en Palestine
Réseau
Cette rubrique regroupe des contributions non publiées dans
la presse, ainsi que des communiqués d'ONG.
1. Gynécée et valeureux guerriers par Israël
Shamir (16 décembre 2001) [traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
2. Une terrible injustice
par Anne et François Zourabichvili
3.
"Il a un accès si facile aux media sur tant de sujets !" par
Bernard Cornut
4. "La
coupe est pleine" par Gonzague Hutin
Revue de
presse
1.
Gaza en lambeaux par Georges A. Bertrand in La Medina N°12 du
mois de décembre 2001
2. La Palestine
à l'heure de l'apartheid par François Maspero in Le Monde du vendredi
28 décembre 2001
3. Pas d'immunité
pour Ariel Sharon ? par Jean-Pierre Borloo in Le Soir (quotidien belge)
du jeudi 27 décembre 2001
4. Le diktat
de Bethléem par Pierre Péan et Richard Labevière in Libération du jeudi
27 décembre 2001
5. Ami Ayalon, ancien
chef de la sécurité intérieure israélienne (Shin Beth) : "L'urgence, c'est de se
désengager inconditionnellement des territoires" propos recueillis par
Sylvain Cypel in Le Monde du dimanche 23 décembre 2001
6. Les inégalités de richesse, aliment du terrorisme
? par Andrew Johnston in International Herald Tribune (quotidien
international publié à Paris) du mercredi 19 décembre 2001 [traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
7.
Les soldats bédouins de l'armée israélienne doivent être constamment sur
leurs gardes par James Bennet in The New York Times (quotidien
américain) du mercredi 19 décembre 2001 [traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
8. Leïla Shahid : "Sharon
fait la campagne du Hamas" propos recueillis par Candice Goupil in
L'Humanité du mercredi 19 décembre 2001
9.
Retour de Gaza par Mouloud Aounit in L'Humanité du mercredi 19
décembre 2001
11. Désaffection envers Israël par Marie-Laure
Colson in Libération du mardi 18 décembre 2001
12. Une ceinture de charges explosives ne sort pas du néant ;
elle n'y aboutit pas non plus - L'affrontement entre Sharon et Arafat
représente-t-il une dernière péripétie de la guerre de 1948 ? par Subhi
Hadidi in Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du vendredi 14
décembre 2001 [traduit de l'arabe par Marcel
Charbonnier]
13.
Sharon nous mène à la catastrophe. Son but est de mobiliser tout le
monde derrière son idéologie visant à en finir avec la direction
palestinienne par Meron Benvenisti in Ha'Aretz (quotidien israélien) du
13 décembre 2001 traduit dans Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à
Londres) du vendredi 14 décembre 2001 [traduit de
l'arabe par Marcel Charbonnier]
14. La paix ? Elle
ne dépend que d'Israël - Interview de Monseigneur Michel Sabbah, patriarche
catholique de Jérusalem in Il Manifesto
(quotidien italien) du jeudi 13 décembre 2001 [traduit de l'italien par Christian
Chantegrel]
15. La clé palestinienne par
Dominique Vidal in Manière de voir N°60 du mois de novembre-décembre
2001
Témoignage
Palestinians in Jordan par Nathalie
Laillet, citoyenne de Bethléem en Palestine
Vendredi 28 décembre 2001 -
Bonjour à tous. Me voici donc revenue d'Égypte... juste à temps pour assister
aux «réjouissances» de Noël à Bethléem...
Lundi 24 décembre - Dès midi, je
me précipite place de la Nativité. Le Patriarche latin, Monseigneur Sabbah, va
bientôt arriver. En attendant, les scouts envahissent la place: jeunes hommes en
uniformes, jeunes filles en jupe courte, cornemuses, trompettes et grosses
caisses. Le soleil brille, on chante (de «Vive le vent d'hiver» à Fayrouz en
passant par des chants traditionnels palestiniens). Finalement, l'ambiance est
plus festive que je ne l'aurais pensé... Bien sûr, une question est sur toutes
les lèvres: viendra? viendra pas?
Le Patriarche arrive. On apprend que sa
voiture a été fouillée au check-point (au cas où il aurait caché Arafat, sans
doute). On sait désormais que le Président ne viendra pas...
Le soir,
j'assiste à la messe de minuit dans l'église Sainte Catherine. Sur une chaise,
le keffieh. Plus présent que jamais. Présent aussi dans l'homélie du Patriarche
qui le nomme plusieurs fois. Homélie qui appelle, une fois de plus, à la paix
entre Palestiniens et Israéliens. Mais qui l'écoute? Inutile de vous dire ce que
je pense du fait qu'Arafat ait été empêché d'assister à la messe de minuit. De
la provocation pure et simple. Une humiliation, une de plus. J'ai du mal à
comprendre en quoi il aurait été dangereux pour la sécurité de l'État d'Israël
(puisque c'est toujours de ça qu'il s'agit, non?) qu'Arafat assiste à une messe.
Mais, encore une fois, je fais sans doute preuve de mauvais
esprit...
Mardi 25 décembre - Bon Noël! Et
pour fêter Noël, j'ai décidé de participer à une marche aux flambeaux. Le point
de rendez-vous était au champ des Bergers à Beit Sahour, village chrétien proche
de Bethléem. Nous voilà tous avec nos flambeaux, nos chants de Noël; nous
marchons vers le check-point. Notre but est de passer ce check. Il y a là des
étrangers (des internationaux, comme on dit ici) et des Palestiniens habitant la
région de Bethléem, et qui donc, de ce fait, sont interdits de séjour à
Jérusalem (à dix kilomètres de là). Notre but est de passer, avec eux, le
check.
Et devinez quoi? On n'est pas passé! Ça ne vous étonne pas, hein? On
s'est donc retrouvés face aux soldats, on a essayé d'enfoncer leurs lignes en
vain, on a organisé un sit-in, on a attendu... Et comme je suis d'un naturel
bavard (et oui, j'avoue...) j'ai profité de ce sit-in pour engager la
conversation avec les soldats qui nous faisaient face... Hélas, ces derniers
sont peu loquaces! Ils étaient assez nerveux, assez mal à l'aise. Faut dire
qu'ils avaient en face d'eux, non des Palestiniens (ces derniers étaient un peu
en retrait, pour que nous puissions les protéger en cas de problème) mais des
Français, des Italiens et des Américains. J'ai commencé à discuter avec eux en
anglais. Personne ne me répondait, quand tout à coup, oh miracle (après tout
c'est Noël!), un soldat me répond... en français! Il est nerveux et danse d'un
pied sur l'autre. Je l'interroge:
- Tu es français?
- Oui.
- Pourquoi
tu es là?
- Je n'ai pas le choix!
- On a toujours le choix! Regarde! Ils
n'ont pas d'arme et ton fusil est pointé sur eux!
- Je n'ai pas le
choix!
- Tu es d'ou?
- Villeneuve-Saint-Georges.
- Alors on est presque
voisin! Comment tu t'appelles?
- Je ne suis pas autorisé à le dire.
Pauvre
petit soldat qui n'a ni le choix ni le droit de dire son nom... J'espère au
moins qu'il n'a pas l'illusion de se battre pour sa liberté...
Dans le calme,
nous sommes repartis vers Bethléem. Nous étions venus avec des flambeaux et des
chants de Noël.
Mercredi 26 décembre - Je suis
invitée chez des amis, à Dheisheh. Dans le salon, une odeur tenace de tabac pour
narguilé, une caisse entière de cassettes de musique arabe, et un immense poster
de Che Guevara, avec en dessous: «Hasta la victoria siempre». Dans le couloir,
un tissu jaune avec des inscriptions dans tous les sens. L'une me saute aux
yeux: «El verbo se hizo carne» (le verbe s'est fait chair). Je me retourne vers
Adeel:
- Tu t'es converti au christianisme, toi?
- Ben non,
pourquoi?
Je lui montre le tissu et l'inscription.
- Ah ça... je l'ai
récupéré quand le Pape est venu ici.
Adeel prépare un narguilé. Son frère
jumeau, Ala, 23 ans, arrive. Il me raconte un peu sa vie. «J'ai été blessé trois
fois dans ma vie. Regarde!» et il me montre une cicatrice à la tête, une autre à
l'épaule. Après un moment d'hésitation, il me montre sa troisième cicatrice.
Sous le nombril. Une horrible cicatrice large et longue.
- C'était
quand?
- Pour le ventre, c'était il y a longtemps. J'avais 10 ans.
- Dix
ans?!
- Oui. Je lançais des pierres à côté du tombeau de Rachel. Le sang
coulait partout. Mes amis m'ont emmené à l'hôpital. Je me tenais le ventre,
j'avais peur que tout sorte. À l'hôpital, il m'ont opéré de 6h du soir à 2h du
matin. Mais ils n'ont pas pu enlever la balle. Elle est partie plus tard, par
les voies naturelles.
- Et le bras?
- C'était deux ans plus tard, pas très
loin du camp. Mais c'était pas trop grave.
- Et la tête?
- Juste avant la
deuxième Intifada. Le sang s'est mis à couler. Je voyais tout en rouge et après
je ne me souviens plus très bien. Adeel, va chercher le tee-shirt!
Et son
jumeau se précipite dans la chambre d'ou il ressort en portant un tee-shirt
recouvert de sang séché.
- Je ne veux pas qu'on le lave, ce tee-shirt. C'est
mon sang... Ce jour là, j'aurais pu mourir. Il s'en est fallu de quelques
millimètres...
Tranches de vie de ces gens dont on dit qu'ils sont des
terroristes...
Jeudi 27 décembre - Je suis
invitée à déjeuner chez Oum Mohammad, toujours à Dheisheh. Comme toujours, on me
pose plein de questions sur moi, mon boulot, etc.
- Et tu habites où?
-
Sur la route principale, pas très loin du camp.
- Et tu paies combien?
-
200 dollars.
- Oh la la, mais c'est cher! Nous on a une maison à louer ici
dans le camp! Viens voir!
Bon gré, mal gré, il me faut visiter la maison en
question...
- Comme ça, tu habiteras dans le camp, avec nous.
Un ami de la
famille vient d'arriver. Il se joint à la conversation.
- Oui! Viens habiter
Dheisheh! Tu auras le droit d'avoir ça!
De sa poche, il sort une feuille
toute froissée: sa carte d'UNRWA (office des Nations Unies pour les réfugiés
palestiniens).
- Tu sais, peu de gens finalement dans le monde ont cette
carte! C'est un honneur! Et presqu'aucun Français n'en a! Et ça te donne
beaucoup d'avantages: par exemple, avec cette carte, tu as le droit d'attendre
toute une matinée sous le soleil pour qu'on te donne un peu d'huile, de riz et
de farine!
Et il éclate de rire.
Vendredi 28 décembre - Je dois me
rendre à Jérusalem. Je prends un taxi qui me conduit au check-point. Et là...
quels changements! Bon sang, comme il a changé, le check de Bethléem!
Jusqu'alors, on devait se contenter d'un petit passage pour piétons sur le côté.
Désormais, même ça c'est trop pour nous! Nos sales petits pieds de terroristes
ne sont plus autorisés à emprunter la route... Désormais, nous devons contourner
le poste de l'armée. Un petit chemin rien que pour nous... un petit chemin où on
pourra nous tirer comme des lapins. Le petit chemin longe un ravin. Pas un seul
endroit pour se protéger des tirs en cas de problèmes. Bravo, Tsahal, bien
conçu, le petit chemin... Et évidemment, le petit chemin rallonge sensiblement
la distance qu'on doit parcourir à pied. Avant, on devait parcourir une centaine
de mètres à pied. Maintenant, c'est plutôt 500 mètres...
Une grande
manifestation pour appeler à la fin de l'occupation est organisée à Jérusalem.
Elle réunit internationaux, Israéliens et les quelques très rares Palestiniens
qui peuvent pénétrer dans la ville sainte. L'armée nous encadre, bien sûr. Et
nous filme aussi. Histoire de repérer les «meneurs». Je retrouve pas mal de
copains et copines français. Ça fait du bien, ma foi!
La manifestation,
pacifiste, se déroule sans incident. Le rassemblement final a lieu Porte de
Jaffa. Les «internationaux» présents sur place arborent presque tous le
keffieh... Croyez-moi, c'est pas souvent comme ça! Je quitte la Porte de Jaffa.
Je rentre dans la Vieille ville. Sur la droite, une contre-manifestation. Des
colons. Ils sont peu nombreux. Une dizaine. Une femme brandit un carton orange
sur lequel on peut lire: «Palestinians in JORDAN».
«Les Palestiniens en
Jordanie»... En d'autres temps, en d'autres lieux, on a entendu ce genre de
phrases. Elles exprimaient, et hélas! expriment toujours, une idée précise: la
déportation.
Aurons-nous cette fois le courage de dénoncer ce genre de
phrases? Bien sûr, les colons présents à la Porte de Jaffa n'étaient qu'une
poignée. Mais ils ne sont pas les seuls à tenir ce genre de discours. L'avocat
Arno Klarsfeld a dit à peu près la même chose il y a quelques jours dans les
colonnes du journal Le Monde.
Plus encore que les tanks et les F16, ce genre
de phrases m'épouvante.
1. Gynécée et valeureux guerriers
par Israël Shamir (16 décembre 2001)
[traduit de l'anglais par
Marcel Charbonnier]
[Israël Shamir est un éminent
journaliste israélien, qui habite la ville palestinienne
de Jaffa. Juif d'origine russe, il publie de nombreux articles en hébreu,
en russe et en anglais disponibles sur son site : http://www.israelshamir.com]
Eïd Mubarak à tous ! Cette belle fête, cette
Pâque des Musulmans doit être particulièrement marquée en ces jours troublés.
Cet article sera ma contribution à la Fête de rupture du
jeûne.
I - Par les temps
qui courent, en Occident, il ne fait pas bon être musulman. Il n'y fait pas bon,
non plus, être PRIS pour un musulman. J'en ai fait l'expérience lors d'un
déplacement (en avion...) aux Etats-Unis. C'est bien à moi, en effet, (j'ai le
type méditerranéen : moustache, etc...) qu'un officier des douanes américaines a
demandé si je lisais le Coran... Un papier d'emballage de chewing-gum, orné
d'une caricature, l'a sans doute amené à penser que j'étais susceptible,
conformément à des instructions reçues, de me mettre, dans un premier temps, à
faire la prière dans l'avion, puis - selon toute vraisemblance - de proclamer
qu'Allah est le plus grand ("Allahu Akbar") et, enfin, d'aller attaquer
l'équipage...
- Vous, vous préparez un sale coup, trancha-t-il.
J'étais
abasourdi : très souvent, on m'a pris pour un Palestinien - des deux côtés
- mais je ne m'attendais pas à ce que les services américains de l'immigration
singeassent à ce point la police israélienne des frontières !
J'avoue que
l'idée de déclarer tout simplement "je ne suis pas musulman" m'a traversé
l'esprit... Mais cela ne me m'aurait pas semblé très digne. En 1940, au Danemark
sous occupation, les Allemands avaient ordonné que les Juifs portassent l'étoile
jaune. Le roi du Danemark en porta une lui-même, afin de marquer sa solidarité
avec les sujets juifs de la couronne danoise. Allais-je, échouant à cette
épreuve de simple humanité, protester de mon origine non-musulmane et garantie
cascher ? J'aurais eu l'impression de sacrifier un musulman à ma place. Je
tentai le compromis :
- Oui, je lis le Coran... Mais, vous savez, pas
beaucoup : oh, une fois de temps en temps...
L'officier Gomez (une armoire à
glace basanée) ne fut aucunement désarçonné :
- Mais... vous LISEZ le Coran
?
- Oui, mais seulement à l'occasion... (je persistais).
Cette
réponse pusillanime causa ma perte : on me fouilla, on m'insulta, tous mes
objets personnels furent examinés - plutôt deux fois qu'une - sous toutes les
coutures.
Peu importait l'affront personnel. Je pensais à l'histoire,
située en 1812, d'un soldat français barrant le passage, dans une rue de Moscou
occupée, à Pierre Bezukhov, personnage de la noblesse russe du roman de Tostoï
'Guerre et Paix'."Que s'imagine-t-il, ce soldat ; qu'il peut arrêter mon âme
immortelle..." avait pensé Bezukhov, avant d'éclater de rire. Saint-François
d'Assise avait éprouvé, quant à lui, une jubilation encore plus intense après
qu'un monastère lui eût fermé la porte au nez, par une nuit particulièrement
pluvieuse et glaciale. "Un peu d'humiliation de temps en temps : voilà qui est
excellent pour l'âme", avait-il expliqué à son acolyte, un certain Saint
Bernard...
Beaucoup plus dérangeant était pour moi le constat que l'Islam se
retrouve en position d'accusé dans l'aire culturelle judéo-américaine. Dans les
journaux américains et sur Internet, les débats théologiques sont de nouveau en
vogue, la vindicte y fait rage (après une accalmie de quelque huit siècles),
plus 'subtile' que jamais. Même de bons amis des Musulmans se mettent à douter,
la machine à laver les cerveaux ayant commencé à produire ses effets
détestables. L'Islam est accusé d'être une croyance servant de couverture au
djihad, cette prétendue guerre permanente contre les infidèles, ainsi qu'à
l'intolérance et à la cruauté, et de fournir une 'justification' théologique au
terrorisme. Mais les allégations accusatrices ne se cantonnent pas au domaine
politique.
Les Croisés quasi-illettrés du douzième siècle accusaient les
musulmans de se livrer à des bacchanales devant leur divinité, Baphomet (!)
(sans doute : le nom déformé du Prophète). La dernière en date des attaques
frontales contre l'Islam, dans l'opinion publique américaine, n'est pas exempte
de résonances sexuelles assez cocasses. Les appels à transformer l'Afghanistan,
l'Irak, la Syrie et la Palestine en autant d'enfers, sous des déluges de bombes,
sont généralement chargés de lourdes allusions outragées aux excès sexuels
supposés du Prophète et du soupçon non fondé que les Musulmans rudoieraient
systématiquement leurs soeurs en humanité...
II - L'amour du Prophète pour sa jeune
épouse, Aïsha, plonge l'Amérique dans la consternation, bien que pas loin de
cinquante ans se soient écoulés depuis que la Cour Suprême a levé l'interdit
frappant le roman Lolita, de Vladimir Nabokov, ode aux amours pédérastiques.
Pour les prudes accusateurs, peu importe que Muhammad - que la paix soit sur Lui
- ait été amoureux de la fille, comme elle l'était de lui. Eux, ils savent,
mieux que quiconque, ce qui est bon pour tout un chacun. Eût le Prophète jeté
son dévolu sur un garçon de l'âge de Aïsha, il est loisible d'imaginer que la
crainte d'être accusé d'homophobie aurait atténué quelque peu les critiques.
Mais rien à faire : voyez-vous, le Prophète avait des goûts
catholiques...
Ayant été un modeste étudiant du Talmud, à Jaffa, je me
lèverai pour prendre sa défense, au nom de nos traditions juives. Loin d'avoir
été un pêcheur, Muhammad - que la paix soit sur Lui - s'est comporté en accord
avec la lettre et l'esprit de notre sainte foi. Le Jacob de la Bible était tombé
amoureux de Rachel, qui avait sept ans, et avait engendré une lignée de saints
au nombre desquels figure Marie, mère de Dieu.
Le Talmud stipule que l'âge
admis du mariage est, pour les filles, de trois ans et un jour. Cela nous vaut
ce dialogue, digne de Boccace, qui a vraisemblablement pris place à Séphoris, en
Galilée. Justine, princesse romaine, fille de l'empereur Sévère, lui-même fils
d'Antoine, demanda au rabbin Judah Princeps, autorité spirituelle et juridique
suprême des Juifs dans la période post-biblique, quel était l'âge légal du
mariage et du concubinage.
- Trois ans et un jour, avait répondu le
rabbin.
- Quel est l'âge légal pour la conception, persista la jeune
princesse romaine
- Neuf ans [2], répondit le rabbin.
- Ça alors ; j'ai
été mariée à six ans, et j'ai accouché à sept, pensa-t-elle, morose. Alors,
comme ça, j'ai gâché trois précieuses années de ma jeunesse ?...
L'épouse de
Muhammad, Aïsha, avait perdu, quant à elle, six années de sa jeunesse, étant
donné qu'elle avait été mariée à l'âge de neuf ans. Ainsi, le Prophète fit
montre d'une grande sagesse, toujours en parfaite conformité avec nos
enseignements juifs. Nos saints rabbins autorisaient les mariages très précoces,
mais ils n'étaient pas absolument certains que des filles de trois ans eussent
été suffisamment matures. Ils enseignaient que les prosélytes et les pédophiles
ne faisaient que retarder la venue du Messie attendu et l'avènement du Royaume
des Cieux.
Qui sont les pédophiles, dans ces conditions ? s'interroge le
Talmud. Il ne peut s'agir que de personnes ayant un comportement légitime, mais
réprouvé. Par conséquent, il ne saurait s'agir des sodomites (puisque ceux-ci
méritent d'être lapidés à mort) ni des onanistes (qui méritent de périr noyés).
Il s'agissait, par conséquent, de ceux qui épousent des filles avant qu'elles
aient atteint l'âge nubile, c'est-à-dire neuf ans. Ainsi, le Prophète est
au-dessus de tout soupçon, à cet égard, si l'on s'en réfère à nos textes
juifs.
Il avait plusieurs épouses, persiflent ses contempteurs. Soit. La loi
juive ne nous permet-elle pas d'avoir autant d'épouses que nous pouvons en avoir
? Aujourd'hui, un musulman doit se contenter de quatre épouses (en ce bas
monde). Mais nous, les Juifs, nous n'avons pas de telles restrictions.
La
coutume supposée barbare qu'ont les musulmans de voiler les femmes et de les
tenir à l'abri des regards concupiscents de l'étranger (à la famille) est
insupportable à leurs détracteurs. Un lecteur avide du Washington Post pourrait
aisément penser que si les Etats-Unis ont attaqué l'Afghanistan, c'était juste
pour faire tomber le voile, sous l'impact des bombes. En guise de premier fruit
de la victoire américaine en Afghanistan, CNN a fait un reportage sur un marché
de films pornographiques dans Kaboul en ruines.
Là encore, notre loi juive
est clairement du côté des talibans. Un sage talmudique, le Rabbin Isaac
professait : "si un homme regarde le petit doigt d'une femme, c'est comme
s'il regardait son vous-voyez-ce-que-je-veux-dire ! (à ne pas confondre avec
Vous-Savez-Qui d'Harry Potter). Rabbi Hisda avait déclaré, l'oeil allumé, que la
jambe d'une femme représente aussi une incitation non négligeable. Rabbi Sheshet
surenchérit, rappelant qu'il en va de même de la chevelure de la femme. C'est
pourquoi les femmes juives pieuses portent une perruque. Maître dans l'art
d'avoir le dernier mot, Samuel l'avait encore surpassé en déclarant que la voix
même de la femme est un facteur d'incitation sexuelle, comme le disent les
Saintes Ecritures : "douce est ta voix". Ce débat fut conclu par la sentence
"kvod bat ha-melech pnima", ce qui signifie : "une femme juive qui se respecte
doit se tenir chez elle."
III - Les ennemis de l'Islam n'oseraient jamais s'en
prendre à nos croyances juives bien que tous les traits de l'Islam qu'ils
affirment abhorrer y soient contenus. Cela ne concerne pas les seuls sujets
sexuels. Le djihâd n'est rien d'autre que la traduction arabe du concept juif de
"Milhemet Mitzva", la Guerre Ordonnée (ou Prédestinée). Toutefois, dans le
djihâd, il n'est pas permis de tuer des civils, tandis que dans la milhemet
mitsva, on ne vousl'interdit pas : on vous l'ordonne. Ouvrez votre Pentateuque
et vous trouverez facilement les prescriptions en la matière. Le Messager - que
la Paix soit sur Lui - a considérablement édulcoré son Message.
Si vous êtes
de ceux qui pensent que l'Islam est intolérant, laissez-moi vous citer
l'histoire écrite par 'le parfait sage et excellent médecin R. Samuel Sholem, à
Constantinople, capitale du Grand Roi, notre souverain, le Sultan Soliman (dit
Le Magnifique)' au sujet du Rabbin Gaon Isaac Campanton (mort en 1463), grand
rabbin de la communauté castillane (d'Istanbul), la communauté juive la plus
éclairée de tous les temps. Je le cite : "le grand rabbin, l'honorable R. Isaac
Campanton a fait brûler le rabbin Samuel Sarsa sur le bûcher. (Pourquoi ?) Des
rabbins s'étaient assemblés afin d'annoncer les bans d'un mariage. Ils avaient
lu : 'en l'année tant depuis la Création du monde', ce sur quoi ce pauvre Sarsa
s'était passé les doigts dans la barbe et avait fait allusion au fait que (pour
lui) le monde existait depuis des temps immémoriaux. Le rabbin Campanton s'était
alors levé d'un bond, s'exclamant : "comment, le bûcher n'est pas encore allumé
[1] ? Que l'on se dépêche de le faire !". Ils condamnèrent le rabbin Sarsa à
mourir sur le bûcher pour avoir rejeté le dogme qui voulait que le monde eût été
créé depuis 5000 ans. Et le rabbin Sarsa mourut sur le bûcher.
Si vous pensez
que l'Islam est la cause du terrorisme musulman, sachez que le judaïsme est sans
doute la raison du terrorisme juif. Jusqu'à présent, les musulmans ont réussi à
assassiner un ministre israélien. Du temps où les Juifs s'occupaient de terreur
privée (par opposition à la terreur d'Etat), mes saints ancêtres ont assassiné
deux Tsars de Russie et toute une collection de ministres d'Etat, de personnages
officiels, d'ambassadeurs et d'hommes d'Etat britanniques, allemands, suédois,
russes et arabes. Jusqu'à ce jour, le record battu par le terrorisme juif n'a
pas été remis en cause et, en tant que Juif fier de l'être, je récuse tout
effort déployé (en vain) visant à confisquer aux Juifs leur coupe du monde
d'assassinat pour la remettre aux Musulmans ou à quiconque d'autre,
d'ailleurs.
En Amérique, les Juifs ne sauraient mal faire, et quiconque pense
le contraire est immédiatement traité d'antisémite. En démontrant l'origine
juive des prétendues tares de l'Islam, nous avons du même coup démontré que les
contempteurs de l'Islam sont des antisémites et probablement des révisionnistes
niant l'Holocauste. Quiconque en douterait n'a qu'à lire le Washington Post du
27 novembre. La tribune qu'y écrit l'ex-directeur de la CIA James Woolsey est
illustrée d'un de ces portraits hystériques et maintes fois retouchés du sémite
bestial et démoniaque ; une sorte de sauvage cruel aux lèvres charnues. Le
journal nazi Der Sturmer l'aurait apprécié [3]. Le contenu de l'article n'aurait
pas dépareillé, lui non plus Der Sturmer. Woolsey, dans sa tribune au titre
orwellien : 'Objectif : Démocratie', plaide en faveur de la 'destruction des
défenses antiaériennes et de frappes sur les forces terrestres en Irak', 'comme
nous l'avons fait en Afghanistan'.
Le grand dramaturge russe Anton Tchekhov
(ce nom signifie "mouette"), a défini une sorte de loi scénique : s'il y a un
fusil accroché au mur à l'acte I, ce fusil doit tirer à l'acte III. La vie imite
le théâtre ou, comme l'a dit Shakespeare, "ce monde n'est rien d'autre qu'une
vaste scène". Le fusil de l'antisémitisme a tiré, comme prévu, mais contre de
vrais sémites : les Arabes. Curieusement, on trouve parmi les nouveaux
antisémites beaucoup de gens portant des noms juifs, ou connus pour avoir un
faible pour les Juifs. Comment cela se fait-il donc ?
Voilà qui nous ramène
aux maximes de nos sages, dans lesquelles il est tant question de pédophiles et
de prosélytes. La religion juive est extrêmement circonspecte, en matière de
prosélytisme. "Les prosélytes sont comparables à la gale sur la tête d'Israël",
enseignait le rabbin Helbo. Et les pratiques actuelles corroborent son avis
éclairé. Le judaïsme est trop compliqué pour être assimilé à l'âge adulte. En
effet, les gens nés et élevés en Juifs religieux ont eu le temps de se faire à
l'idée qu'ils sont le Peuple Elu, et cela ne leur fait ni chaud, ni froid. Mais
imaginez un instant : des néophytes, s'il en existait (en toute hypothèse), se
sentiraient tout bizarres, rien que d'y penser...
Rien
d'étonnant là-dedans. L'authentique aristocrate anglais Tonny Benn défend les
droits des gens ordinaires, tandis que Conrad Blacks, parvenu récemment annobli,
se fait le chantre de l'oppression des Européens et des Musulmans (qu'il met
dans un même sac) à longueur de colonnes, dans ses (trop) nombreux journaux.
Certains des pires racistes d'Hébron, cette place forte de l'apartheid
israélien, ne sont en réalité que des prosélytes qui ont pris un peu trop au
pied de la lettre certaines idées bibliques hardies. On en veut pour preuve le
nazi américain, 'gentil' converti au judaïsme sous le nom d'Eli Hazeev (le
loup), qui a fini assassiné par les maquisards palestiniens, ou encore, le
Docteur Andrew Mathis, ce fléau du cyberespace, qui, récemment converti, a
entrepris de se faire le héraut de sa version (toute personnelle) du judaïsme
sur plusieurs sites Internet.
Un lecteur m'a envoyé une lettre embarrassante.
Il écrit : "ma soeur, convertie au judaïsme il y a plusieurs années (bien
que nous soyons des bo-bos) a disjoncté. L'autre soir, alors que je lui
demandais de s'arrêter un instant d'anathémiser les Arabes, juste le temps qu'il
lui fallait pour me citer un seul exemple, pris n'importe quand dans l'histoire,
où Israël aurait bien pu faire quelque chose... quoi que ce soit... de mal (en
lui faisant remarquer que la paix n'est pas possible dès lors que l'un des
partenaires pense qu'il est absolument parfait, et que la partie adverse est
entièrement mauvaise), la meilleure réponse qu'elle trouva fut : les "dommages
collatéraux"... c'est-à-dire le bombardement non intentionnel de civils, alors
que l'objectif visé intentionnellement est lui, toujours, par définition,
"légitime". Ma frangine est très active au sein de la communauté juive de St.
Louis, et sans doute est-elle dans une position qui la rend susceptible de
porter une atteinte non négligeable aux dernières chances - aussi minces
soient-elles - de faire la paix."
Oui, le rabbin Helbo avait bien raison de
se méfier. Les vrais Juifs savaient bien qu'ils vivaient dans le monde réel, et
ils laissaient de côté leurs élucubrations jusqu'au shabbath. Ils restaient
humbles, étudiaient le Talmud et ne tentaient pas de trouver des équivalents
modernes à Amalek ou à la Génisse Rousse, ni de reconquérir la Terre Sainte par
la violence ou par la ruse. Ils ne prêchaient pas, non plus, la haine des
Gentils. Ils savaient : ces idées-là, il fallait absolument les enregistrer dans
les fichiers cachés du logiciel Windows mondial et ne jamais y toucher. Si elles
sont là, c'est pour des raisons historiques, et personne ne devrait aller y
mettre son nez. Les néophytes, eux, n'ont pas cette humilité.
Ce n'est pas
une question de race. Les néophytes, sont de toute manière, inaccessibles
à la raison : qu'ils soient juifs ou gentils d'origine ne fait rien à l'affaire.
C'est pourquoi les fous furieux néo-colons d'Amérique, les gentils
inconditionnels d'Israël telle Jeanne Kirkpatrick et les Juifs laïcs tel
l'infâme Podgoretz, le mentor de la précédente (de la revue Commentary),
poussent sans relâche à la destruction du monde musulman et empoisonnent l'âme
des Américains.
L'Islam est une forme du Christianisme
particulièrement proche des Juifs. Tandis que l'Eglise orientale orthodoxe était
soumise à l'influence grecque et que les Catholiques relevaient du monde romain,
l'Islam a replacé les concepts du Christianisme dans le contexte sémitique. Le
Prophète - que la paix soit sur Lui - a confirmé les concepts juifs de strict
monothéisme, de crainte des représentations imagées, de protection des femmes et
il les a intégrés au message universel du Christ et des apôtres. Si les vils
ennemis de l'Islam passent tant de leur temps à le salir, c'est parce qu'ils
redoutent plus que tout son courage intact, la bravoure de ses combattants et la
chasteté de ses femmes.
- NOTES :
[1] :
faisant allusion à Exode 3:3
[2] : Douze ans, selon certaines
interprétations.
[3] : "Il n'est pas un journal télévisé où n'apparaisse
Oussama Ben Laden, présenté sous des traits sémitiques caricaturaux, fuyants et
onctueux, dans un appel à peine voilé adressé au racisme des téléspectateurs
américains. Le Dr. Goebbels n'aurait pas fait mieux", a déclaré, depuis
l'Amérique, l'historien britannique David Irving. En tant que biographe,
reconnu, de Goebbels, il est bien placé pour en
juger.
2. Une terrible injustice par Anne et
François Zourabichvili
[Anne Zourabichvili
est documentaliste, responsable de la photothèque de la Documentation française
et François Zourabichvili est philosophe, maître de conférences à l'Université
Paul Valéry de Montpellier.]
lundi 17 décembre 2001 -
Une terrible injustice, peut-être irréparable, est en
train de se commettre avec notre complicité au moins passive. En France, même
les personnes sensées et sensibles, non suspectes de racisme ni d'antisémitisme,
en viennent curieusement à se taire dès qu'on invoque la conduite actuelle
d'Israël, rangé comme un seul homme ou presque derrière le général Sharon. On ne
peut plus rien dire: l'existence d'Israël est sacrée, Israël a le droit
inconditionnel de se défendre. Alors qu'Arafat est l'objet d'un dégoût trop
unanime pour ne pas laisser songeur, le bellicisme et la brutalité sanguinaire
du tristement célèbre général d'extrême-droite, dont la responsabilité dans les
massacres de Sabra et de Chatila a été reconnue par une commission d'enquête
officielle dans son propre pays, semblent tout à coup oubliées. Un quotidien
français publie en couverture des propos comparant Arafat à Ben Laden, calomnie
objective; mais personne ne s'avise de comparer Sharon à ceux qui objectivement
lui ressemblent et que l'Occident tient pour incarnations du mal, tel Milosevic.
Tandis qu'Israël se dote d'un «homme providentiel» qui risque bien de
déséquilibrer le monde, on préfère insister sur la duplicité incurable d'Arafat,
comme si les dirigeants israéliens ne pratiquaient pas eux-mêmes le double
langage: Rabin et Pérès déjà, signant Oslo d'une main tout en donnant de l'autre
leur aval à une colonisation accélérée dans les territoires occupés; Netanyahou
ensuite, propagandiste anti-Oslo puis pseudo-négociateur; Barak enfin, jouant
les colombes pour parvenir à l'annexion de quelques bonnes tranches colonisées
de la Cisjordanie, en échange d'un État palestinien morcelé et inviable. Tel est
le sentiment arabe; mais on n'écoute pas les Arabes.
En vérité un terrible chantage pèse actuellement sur toute
personne sensée en France. On voudrait nous faire croire à cette alternative:
approuver au moins par défaut la répression israélienne dans les territoires
occupés, ou bien vouloir la mort des Juifs, un nouveau génocide. On ne peut plus
s'avouer perplexe devant le sionisme sans déclencher des réactions au mieux
gênées, au pire violentes, comme si l'on se rendait par là complice de
«révisionnisme» néo-nazi. Peut-être faut-il rappeler que le terme de
«révisionnisme» est en lui-même neutre, et a pu s'appliquer tant à une quête de
justice (affaire Dreyfus) qu'à une tentative honteuse de falsification de
l'histoire (négation des chambres à gaz)? Faut-il rappeler qu'Israël compte des
historiens «révisionnistes», c'est-à-dire qui revisitent la guerre de 1948
indépendamment du credo officiel? Mais on voudrait nous faire croire à la
validité d'un pseudo-raisonnement: qu'avoir été victime d'un mal infini (à ce
jour le plus grand génocide de l'histoire) confère un droit illimité, une
position de perpétuelle exception, un droit de se soustraire à toute loi. Dès
lors, qui assigne des devoirs à Israël veut la fin d'Israël, tant il est clair
que tout acte d'Israël, même abominable, même irrationnel, tire sa légitimité
d'être marqué au coin de la souffrance indescriptible d'Auschwitz. La peur d'une
grande partie des Juifs israéliens d'être massacrés par les Arabes? La peur
d'une minorité de Juifs français de voir renaître l'antisémitisme? Mais n'est-ce
pas le réveil de la peur devant le bourreau nazi, qui donne le droit de
s'abstenir de toute mesure, de toute réflexion sur soi-même, de tout recul par
rapport à ses passions?
On me dit que je ne suis pas juif et que je n'ai pas à
juger, et que je ne vis pas dans l'insécurité quotidienne d'Israël. Tout
d'abord, je ne vis pas non plus dans l'insécurité quotidienne de Gaza, qui est
encore plus grande (je ne pense même pas au nombre de morts, mais au fait que,
du moins, Israël possède des chars, des hélicoptères et des avions de combat,
une police dont les bâtiments ne sont pas menacés, enfin l'arme atomique). Mais
surtout la compassion envers les Juifs d'Israël et les Palestiniens arabes
n'exige pas d'être juif ou arabe. En outre, le faux raisonnement qui conclut du
caractère extrême, indépassable de la souffrance subie à l'innocence absolue et
pour toujours, a ceci d'affreux qu'on y voit cette souffrance irréparable
convertie en une arme ou en un argument destinés à couvrir n'importe quel crime:
ce n'est plus un cri de justice, c'est un calcul cynique et indigne. C'est de
cette manière, assurément, que la mémoire du grand génocide risque d'être salie,
obscurcie: par une attitude qui, tout bien pesé, ne vaut pas beaucoup mieux,
chez certains de ses propagandistes, que celle des révisionnistes néo-nazis.
Enfin, à vouloir mêler à tout prix la cause sioniste à la cause juive en
général, au point que s'insurger contre la politique israélienne devient une
marque d'antisémitisme, on s'expose à la réciproque, désastreuse et tout aussi
injustifiable, mais logique si l'on prend au mot l'amalgame: que tout Juif,
partout dans le monde, soit tenu comptable des exactions d'Israël, comme il
l'était jadis du sacrifice du Christ.
Comment faire croire aux Arabes et au monde musulman que
l'Occident incarne la lutte contre la déraison fanatique, si dans le même temps
l'Occident montre tant de complaisance envers un autre fanatisme? À présent,
l'existence d'Israël risque d'être sérieusement menacée, alors que la conversion
historique d'Arafat et de l'OLP, à partir de 1988, ouvrait un horizon de paix;
et la seule chance que naisse enfin un État laïc et démocratique au sein du
monde arabe est gâchée. L'Occident n'aura pas montré beaucoup plus
d'enthousiasme que les États arabes existants à ce que change l'image et la
réalité du monde arabe. Sous prétexte de défendre la civilisation, il est en
train de nous préparer le pire.
3. "Il a un accès si facile aux media sur
tant de sujets !" par Bernard Cornut
(Bernard Cornut est
polytechnicien.)
Paris, le 26 décembre 2001 - B-H Levy n'imagine pas que
des milliers de messages ont été écrits et envoyés aux media, par des
souverainistes, des intellectuel(le)s, et des citoyen(ne)s ordinaires, par les
nombreux opposants et opposantes à l'impérialisme de violence armée du pouvoir
établi aux Etats-Unis d'Amérique. Il a un accès si facile aux media sur tant de
sujets ! Quand Mme Ockrent-Kouchner l'a opposé au Ministre Védrine à propos de
l'Afghanistan, il a recommandé avec superbe que soient créés des corridors de
séparation entre l'Alliance du Nord et les Talibans, pour approvisionner et
protéger les populations civiles. Pourquoi ne s'enrôle-t-il pas lui-même dans la
Force Internationale de Protection réclamée en Palestine ? Quelle impudence de
dire qu'au moment où a été prise la décision (qui a amené aux attentats du 11
septembre) s'annonçait la paix avec Israël ! Parle-t-il de l'été 2001 dans la
tête du chef du commando suicide, ou bien de l'année 1993 d'un premier essai
raté des ex-manipulés écœurés, ou bien du 3 juillet 1979 quand Z. Brzinszky a
convaincu Jimmy Carter d'un plan secret pour manipuler les Afghans et puis tant
d'autres, pour faire éclater l'empire soviétique et contrecarrer leur vieux
désir d'accès aux mers chaudes et au pétrole du Golfe? Pourquoi dit-il nous
quand il affirme que l'irénisme… nous faisant vivre dans l'illusion d'un monde
sans ennemi, nous a rendu aveugles à ce qui arrivait.
On ne fera pas croire à
ceux qui vivent ou ont vécu un peu longuement dans le tiers-monde que
l'instrumentation du religieux vient du milieu local. " In God we trust ", dit
le dollar qui achète tout, aux ordres secrets de ceux qui font le déficit public
massif des USA et la poudre aux yeux pour les opinions. J'en viens à douter que
B-H Levy ait lu " Aden-Arabie " du philosophe Paul Nizan !
B-H Levy me
semble être de ceux qui " croient que l'empire, c'est la paix ,… guidés par
l'ignorance, les proverbes patriotiques, le respect du pétrole et de la bonne
tenue à table, par la poésie romantique. [1] ".
[1] Paul NIZAN " Aden
Arabie " François Maspéro 1960 Paris. p 125
4. "La coupe est pleine"[1] par Gonzague
Hutin
Contraindre Israël à ne plus refuser des observateurs de
l'ONU dans les territoires occupés
Paris, le 10 décembre 2001 -
Quelle scandaleuse déception pour ceux qui comme moi partaient tous les ans
depuis 1959 en kibboutz par les "Amis des Kibboutzim de Langue Française" .
Assurés que nous étions du bien fondé du slogan sioniste "Une terre sans peuple
pour un peuple sans terre" ! nos accompagnateurs israéliens nous mettaient en
garde contre des bandes d " infiltrés jordaniens "… Nous apprîmes bientôt - la
guerre dite des 6 jours le confirma - qu'il s'agissait en fait par ce
suspect euphémisme de nous cacher l'existence du peuple palestinien contraint de
s'expatrier et cherchant le retour sur sa terre usurpée. Et maintenant, après
toutes ces pseudo-négociations, destinées tout simplement( l'actualité le
confirme) à tromper le temps de manière intelligemment dilatoire, ces habitants
autochtones, trompés, dépossédés depuis 50 ans, ne trouvant aucun autre moyen de
reprendre leur terre, en arrivent par désespoir à sacrifier leur vie en
kamikazes en s'abandonnant aux faux prophètes. Ils nous scandalisent certes,
mais où est la cause du scandale ? N'est-ce pas ce monde sourd parce que lâche
qui les pousse " à de pareils dévouements " pour une patrie cyniquement
refusée.
Depuis de longs mois, ne pas réclament-ils en particulier, la
présence d'observateurs de l'ONU qui leur sont encore refusés ce jour alors
qu'on les impose encore sans ménagement à d'autres comme l'Irak ou la Serbie ?
Comment cette demande peut ne pas leur être accordée ? Mais par la simple
pression des gouvernements d'Israel sur les puissances occidentales piteusement
soumises ou peut-être complices… De Gaulle est mort ; vive Solana ! et vive
l'Europe des rampants !
Et voilà qu'en France certaines émissions de radios
juives, désormais revigorées, démarchent les jeunes de la communauté pour
l'armée d'Israël : autant dire que ces jeunes Français seraient donc amenés sous
le treillis d'Israël, à participer au sale travail de l'occupant, c'est-à-dire à
casser du palestinien ! On est en droit de s'étonner, voire de se scandaliser de
ces inconditionnelles allégeances.
Plus de complexe, le consensus nouveau
est arrivé, la synergie s'opère pour nier la Palestine, la raser, oliviers
compris, et, selon la technique de " Ot'toi d'là que j'm'y mette " tout
récupérer d'une terre cette fois ci réellement " sans peuple " Observons ! la
grande majorité des Israéliens - blanc bonnet et bonnet blanc - Shass,
Likoud et le petit frère Travailliste travaillé par des velléités de démission
toujours remise (encore la grande technique du dilatoire) soutient le massacreur
Sharon et ses sbires. Et ce n'est pas d'aujourd'hui : Ce sont ceux-là qui
d'abord supprimèrent Rabin, et qui neutralisent aujourd'hui Arafat. C'est ce
Sharon qui déjà en 1982 voulait personnellement, avec ses tireurs d'élite tapis
dans un immeuble de Beyrouth, assassiner Arafat s'embarquant pour Tunis.
(L'écran que lui faisait la figure de l'Ambassadeur de France P.M Henry empêcha
l'assassinat). Que Sharon ne vienne donc pas faire croire au monde qu'il ne
cherche pas à supprimer l'interlocuteur Arafat, alors qu'il n'a de cesse de
frapper la police palestinienne pour la paralyser. Il s'agit bien d'empêcher le
vieux de gouverner, pour prolonger les massacres qui servent l'insoutenable
cause : supprimer tout interlocuteur et parfaire ainsi l'occupation permanente,
la colonisation, le mitage juif du territoire palestinien, le blocus économique
et sanitaire palestinien, l'effondrement psychologique de tout un peuple
terrorisé par ce terrorisme d'état, la guerre civile tant espérée, le processus
de décomposition de la société palestinienne, et somme toute, sa lente
silencieuse, définitive et diabolique liquidation. La lutte antiterroriste
tout azimut, quelle aubaine ! frottez vous les griffes messieurs Nétanyahou et
Sharon ! L'occasion est trop belle d'enfoncer le clou sur fond d'amalgame
Arafat-ben Laden, palestinien-taliban : Neutraliser Arafat, et plaider le bon
droit de la liquidation du peuple palestinien terroriste et fanatique… Ah !
l'espace, le grand Israel et le croissant fertile….
Alors associer Hitler et
Sharon serait-il plus scandaleux que de faire d'Arafat le frère siamois de Ben
Laden ?
L'attitude dilatoire et provocatrice d'Israel est si pernicieuse dans
l'opinion publique mondiale qu'on va finir par croire que les efforts de paix
depuis Béguin n'auraient été que jeu tactique, qu'une immense farce. La mauvaise
foi du Gouvernement d'Israel n'échappe plus à personne aujourd'hui puisque ce
pays, pourtant créé de toutes pièces par les occidentaux puis les Nations-Unies,
mais assuré de son impunité par la couardise des gouvernements, n'a jamais
respecté les déclarations de l'ONU, refuse aujourd'hui la présence de ses
observateurs internationaux qu'en revanche, répétons le, on inflige à d'autres
qui ne l'avaient pas demandé.
De manigances en reniements, voilà où nous en
sommes….
Le gouvernement actuel d'Israël, avec ses cohortes coloniales de "
fascistes à la kippa " (selon l'expression même de Daniel Finkielkraut lors
d'une conférence à Paris à laquelle participait Sh. Pérès) ne veut rien rendre,
se soucie comme d'une guigne des déclarations des Nations-Unies, bafoue sans
vergogne le Droit International Humanitaire et en particulier les Conventions de
Genève, en dépit des énergiques protestations récentes du Comité International
de la Croix-Rouge pour qui " la coupe est pleine " (selon le cri de son
directeur, dans La " Tribune de Genève " du 16 novembre dernier). Alors qu'il
revient de droit et de devoir aux états signataires de ces Conventions de les "
faire respecter ", la presse française, quelquefois à la botte du point de vue
israélien (Valeurs actuelles) se garde bien de répercuter ces injonctions, tant
le courage est grand, et les intimidations efficaces à assurer l'autocensure
!
Seuls, de temps en temps, ici ou là, de rares protestations de la part de
personnalités juives vite remises à l'ordre par les autorités communautaires
d'aujourd'hui inconditionnelles d'Israël, donnent courageusement un autre son de
cloche, hélas trop isolé : Abraham Sarfati depuis toujours, Théo Klein par deux
fois dans la presse contre Netanyahou puis Sharon, et tout dernièrement dans "
le Monde ", de manière magistralement pédagogique, le cinéaste israélien Eyal
Sivan qui fustige le contresens pervers des inconditionnels
agités.
Quelle belle réponse au démarchage des jeunes français juifs par les
radios communautaires ; quel démenti aux arguments éculés d'Arno Klarsfeld
!
En dépit du refus de Sharon qui s'entête à perpétrer ses
forfaits dans l'ombre, et qui mène inéluctablement Israël à sa perte, exigeons
qu'enfin soit entendue la prière palestinienne : La nécessaire présence
d'observateurs de l'ONU dans ces pauvres territoires qui seront un jour une
Palestine démocratique où juifs, chrétiens, musulmans, tous fils d'Abraham
vivront en famille de bonne intelligence.
[1] Selon l'expression du Directeur du Comité International de la
Croix-Rouge in La Tribune de Genève du
16/11/2001.
Revue de
presse
1. Gaza en lambeaux
par Georges A. Bertrand
in La Medina N°12 du mois de décembre
2001
Quand la seconde Intifada a débuté à Jérusalem en septembre 2000
et s'est rapidement étendue à l'ensemble des Territoires occupés et
dits-autonomes, a commencé dans la Bande de Gaza le harcèlement des 18 colonies
israéliennes implantées en son cœur et considérées comme autant de pustules dans
un espace aussi restreint.
Aujourd'hui, Gaza est en décomposition, chaque
jour opprimée, bombardée, humiliée dans sa chair, dans son sang, et, ce qui est
le plus grave, son peuple humilié dans sa dignité d'être humain.
Pour
défendre les colonies, implantées soit dans la campagne gazaouie au Nord, soit
immédiatement à la périphérie des villes, les enserrant, au Sud, deux solutions
distinctes ont été trouvées : au Nord, on a rasé au bulldozer toutes les
cultures, les arbres fruitiers, démolies les fermes, transformé les terres
arables en terrains vagues et jaunes afin de permettre aux tours de guet
israéliennes de pouvoir braquer la nuit leurs projecteurs et leurs armes sur
d'éventuels Palestiniens sans rencontrer d'obstacle ; au Sud, à Rafah et
Khan-Younis, ce seront les maisons qui, une à une, ou plutôt dizaine par
dizaine, seront démolies afin de dégager la vue. Seul reste, " intact ", un
cimetière, juste séparé d'une colonie par un talus de sable, et où furent
enterrés, au bruit des armes, il y a quelques semaines, les cinq gamins
déchiquetés par un engin déposé intentionnellement par l'armée israélienne, un
autre enfant de 16 ans périssant là, tué net, au pied des tombes.
Près
de la frontière égyptienne, les masures abritant depuis 1948 les familles de
réfugiés sont criblées d'impacts de balles, les tôles servant de toit
effondrées, et ce sont sous des tentes plantées dans les décombres qu'essaient
de dormir les habitants au son des échanges de tirs quotidiens.
Non loin de
là, les rares Palestiniens ayant été autorisés, par Israël, à voyager vers
l'Egypte doivent à leur retour patienter des dizaines d'heures, entre les deux
frontières, coincés dans des bus en plein soleil, sans nourriture, obligés de se
soulager devant leur famille, leurs compagnons d'infortune, la pudeur reconnue
aux animaux ne leur étant même pas concédée !
Entre le Nord et le Sud une
route à quatre voies, jadis palestinienne, est désormais réservée en partie à la
circulation des colons et des véhicules militaires les protégeant, les
Palestiniens devant circuler ailleurs, dans les champs, sur une voie nouvelle
étroitement surveillée, régulièrement prise pour cible, et coupée plusieurs
heures dès qu'un de ces colons a envie de la croiser afin de se rendre en Israël
s'acheter un paquet de cigarettes ou aller au cinéma sur ses routes à lui,
construites sur des terres confisquées.
Continuellement attaquées par en
général des pierres ou des tirs de kalachnikov, au pire par des tirs de mortier
la plupart inoffensifs, les forces israéliennes répliquent par l'envoi de
missiles, d'obus, des mouvements de chars, d'autres dynamitages de maisons,
d'autres mitraillages. Et, à chaque fois, chaque jour donc, les blessés
s'ajoutent aux blessés, les morts s'ajoutent aux morts, les enterrements se
succèdent, les corps portés par une foule à la fois toujours plus nombreuse,
plus en colère, plus sûre également qu'aucun enfant n'est mort pour rien, et
qu'un jour justice régnera.
Avec une Autorité Palestinienne discréditée par
des années d'insouciance dans les hôtels chics du bord de mer, dont les membres,
seuls ou presque, avaient le droit de franchir les points de passage vers la
liberté alors que, dans les camps, la misère augmentait, les actions
humanitaires des mouvements musulmans islamistes se multipliaient, ce sont
désormais des forêts d'oriflammes noires ou jaunes aux armes du Djihad islamique
et du Hamas qui accompagnent les martyrs enveloppés dans le drapeau national
vers leur dernière demeure, oriflammes qui claquent dans le vent venu de la mer,
lumineuses, ondulant en vagues troubles sur une Gaza en
lambeaux.
2. La Palestine à l'heure de
l'apartheid par François Maspero
in Le Monde du vendredi 28 décembre
2001
L'écrivain François Maspero se trouvait dans les territoires
palestiniens à la mi-décembre, au moment où la bande de Gaza était prise sous
les feux de l'aviation israélienne. Ce qu'il a vu évoque à ses yeux les
bantoustans d'Afrique du Sud au temps de la discrimination raciale.
ELLE
vient de Gaza. Le taxi l'a laissée avec ses deux enfants au début du no man's
land d'Erez. Elle traîne une lourde valise. Il faut marcher un kilomètre sur ce
désert qui fut l'autoroute, entre hauts murs et barbelés, pour arriver au poste
israélien réservé aux détenteurs de passeports étrangers. Un paysage sinistre.
Elle dit : "Il y a deux ans, il y avait des oliviers, c'était un vrai jardin."
Française, mariée à un Palestinien, son passeport lui permet, comme à nous,
d'éviter le checkpoint, là-bas, sur un chemin détourné encombré de chicanes où
s'allongent interminablement les files d'attente. Elle prépare une thèse
d'urbanisme et œuvre à l'aménagement des camps de réfugiés. Depuis deux jours,
la bande de Gaza est prise sous les raids des F-16 israéliens. Les chars y ont
pénétré et l'ont scindée en trois sections. Les habitants ne peuvent plus
circuler. Les maisons sont fouillées. La jeune femme a vu que la famille ne
pourrait se rassembler pour la fête de l'Aïd et décidé d'emmener les enfants
traumatisés en France.
Il était difficile, pour moi aussi, de rester dans la
bande de Gaza, les déplacements y étant rendus aléatoires et, pour ceux que
j'aurais pu rencontrer, impossibles. Me voici donc liant mon sort à celui de
quatre professeurs de médecine parisiens venus enquêter sur les conditions
sanitaires dans les territoires palestiniens, le professeur émérite
Marcel-Francis Kahn, rhumatologue (Bichat), et les professeurs Jean Bardet,
cardiologue (Saint-Antoine), Michel Revel, rééducation et réadaptation de
l'appareil locomoteur (Cochin), et Christophe Oberlin, chirurgien orthopédiste
(Bichat).
Je suis arrivé l'avant-veille. Dès la première nuit, celle du 12 au
13 décembre, ont commencé les bombardements. Les avions faisaient des boucles
sur la ville, passant à plusieurs reprises très bas avant de lâcher leur
missile. De la terrasse en bord de mer, on pouvait suivre leurs évolutions, tous
feux allumés. A quelques kilomètres, la ville israélienne d'Ashkelon était
illuminée. Les explosions étaient proches, nettes, brèves. "Frappes
chirurgicales", en représailles de l'attaque d'un car de colons qui a fait dix
morts. Guerre propre du riche contre guerre sale du pauvre. Entre chaque
explosion, dans le silence provisoire, le léger bourdonnement des
drones.
Cette première nuit, les bombes ont atteint, outre des locaux de
l'Autorité palestinienne, la tour de contrôle construite par l'Union européenne.
Et détruit le laboratoire scientifique antiterroriste, également installé par
l'Union européenne auprès des forces de sécurité palestiniennes. Au matin, à
l'hôpital Shifa, le plus grand de Palestine, bilan : vingt-cinq blessés, et une
femme de quarante-cinq ans morte d'un arrêt du cœur. On serait presque admiratif
de l'exploit technique : si peu de "dégâts collatéraux"... On en oublierait que
terroriser une population ci- vile et détruire un organisme destiné à lutter
contre le terrorisme n'est peut-être pas le meilleur moyen de venir à bout de ce
dernier. En salle de réanimation, un homme en état de coma profond, le corps
taché de noir. Il y a eu, depuis le début de la deuxième Intifada, en septembre
2000, vingt-cinq mille blessés palestiniens (dont 85 % de civils).
Ce
chiffre, avec d'autres, le docteur Al-Za'noun, ministre de la santé de
l'Autorité palestinienne, venait, le second soir, de le donner à ses confrères
français, quand les raids ont repris. Une bombe est tombée à 200 mètres du local
où nous nous trouvions. Réunion écourtée. Et nous voici donc revenant à
Jérusalem. Passant de la misère d'une bande de 30 kilomètres sur 10, où sont
confinés, comme dans une réserve indienne, plus d'un million de Palestiniens, à
l'autoroute moderne de n'importe quel pays développé occidental. A ce détail
près que dans la région qu'elle traverse, s'enfonçant comme un coin dans la
Cisjordanie, les accès sont coupés par des levées de terre et des
blindés.
Ramallah, siège de l'Autorité palestinienne, est à 7 kilomètres de
la limite du grand Jérusalem. On passe à nouveau le checkpoint israélien. Il y a
deux jours, les médias ont montré au monde les chars entrant dans la ville,
leurs tirs et ceux des roquettes lancées d'hélicoptères s'arrêtant à une
cinquantaine de mètres du quartier général d'Arafat. Les installations de la
télévision et une antenne ont été écrasées. Une roquette égarée a explosé dans
une salle de l'école de la Friends Boys School, respectable institution
américaine fondée en 1901. Plus loin, les blindés israéliens ferment la route.
D'autres bloquent la rue où habite le docteur Mustafa Barghouti, président du
Pingo (Coordination des organisations non gouvernementales palestiniennes).
Pourrons-nous passer ? Oui, après inspection de nos passeports français. L'armée
vient tout juste de fouiller sa maison.
On sait que les accords d'Oslo ont
réparti les territoires occupés en zones A, sous administration directe de
l'Autorité palestinienne, zones B, administrées par elle mais restant sous
contrôle israélien, et zones C, entièrement israéliennes, incluant les colonies.
A Ramallah, la colonie de Psagot, immeubles soudés, domine la ville comme un
énorme château fort. Elle est reliée à Jérusalem-Ouest par une route spéciale
qu'empruntent journellement ses habitants. Toutes les colonies ont leurs accès
protégés, et le pays est traversé d'autoroutes centrales ouvertes aux seuls
Israéliens. Ce réseau se densifie à mesure que s'étend le mitage des
implantations. Ce ne sont pas les colonies qui sont encerclées, ce sont les
zones palestiniennes qui sont prises et isolées dans les mailles serrées d'un
filet.
Après la visite de l'hôpital de Ramallah et des principaux services
sanitaires, le professeur Christophe Oberlin établira ce premier bilan, confirmé
par la suite : le blocus de la population aboutit à une paralysie mortifère.
D'une part, il est impossible de se déplacer des centres médicaux vers la
périphérie : entraves, ainsi, à la vaccination, à l'action des équipes mobiles
de santé, à celles d'accouchements, d'aide aux handicapés, des secours
d'urgence. D'autre part, les malades ne peuvent se déplacer de la périphérie
vers les hôpitaux : des mères doivent accoucher sans assistance, des blessés ne
sont pas acheminés à temps, des médecins résidant ailleurs que dans la ville de
leur hôpital ne peuvent se rendre à leur travail, la pharmacie centrale
n'alimente pas régulièrement les hôpitaux, et des dialysés sont abandonnés à
leur sort. Les longues attentes, voire le refoulement des particuliers comme des
ambulances, l'obligation faite à des infirmes et à de grands malades de
transiter à pied, voire d'emprunter des chemins détournés, peuvent avoir des
conséquences fatales. Plus généralement, les initiatives d'aide sociale étant
bloquées, tout comme celles de formation et d'animation pour les jeunes, les
réseaux extrémistes du Hamas ou du Djihad prennent, sur place, le relais des
organismes officiels défaillants...
Au sud de Jérusalem, Bethléem a été en
octobre la cible d'une autre expédition punitive. Les blindés ont canonné le
camp de réfugiés d'Al Azza, soupçonné d'abriter des terroristes, puis quadrillé
la ville. Vingt morts et une centaine de blessés. A l'entrée, incendié,
l'immeuble de l'Hôtel Paradise, destiné à accueillir les pèlerins chrétiens du
monde entier, offre une vision que je n'avais pas vue depuis Sarajevo. Plus
question ici de frappes chirurgicales : c'est détruire pour détruire. Reste à
savoir si c'est la façon efficace de terroriser les terroristes, ou si cela ne
suscite pas de nouvelles vocations à passer des jets de pierre contre des
soldats aux bombes humaines prêtes à massacrer des civils, recrutées dans une
jeunesse désespérée et exaltée par des extrémistes fous de nationalisme et de
Dieu.
Pendant cinq jours, les chars ont tenu l'avenue Paul-VI sous leurs
canons. L'hôpital moderne de la Sainte-Famille, fondé il y a un siècle par les
Sœurs de la Charité, appartenant aujourd'hui à l'Ordre de Malte et restant sous
la protection de la France, a servi de cible à un char et à des tireurs. Le 24
octobre, le char est monté vers l'hôpital, s'est embossé devant l'entrée et a
ouvert délibérément le feu. Les autorités israéliennes nient cet "incident". Les
traces des tirs sont là, et le docteur Robert H. Tabash exhibe balles de
mitrailleuse et éclats d'obus. L'hôpital public, dont la partie récente a été
financée par la Suède, a subi également des tirs. On relève des impacts de
balles dans la salle des soins intensifs, et le chirurgien orthopédiste affirme
qu'un patient a été blessé dans son lit.
Bethléem la chrétienne est une ville
punie. Les hôtels sont déserts. Aucun touriste dans l'église de la Nativité.
Triste Noël. Couronnant la hauteur, le grand ensemble de la colonie de Gilo
domine la ville. En contrebas, sur l'autoroute neuve, filent les voitures
israéliennes entre des murs de béton. Pas question de l'emprunter avec une
plaque palestinienne. Pour gagner Hébron, il faut franchir un checkpoint et
suivre, comme une punition, à travers vallées et montagne, des routes étroites,
par moment simples pistes, et repasser un autre barrage à l'entrée de la ville.
Certains prennent le risque de contourner les barrages à travers la campagne. On
peut les voir de la route. Souvent mal à l'aise ("Sorry for Israel", nous dira
l'un d'eux), les soldats israéliens du contingent ne font pas forcément du zèle.
Mais il y a quand même eu ainsi trente morts en un an.
CERNÉE comme ailleurs
par les colonies, Hébron offre cette particularité d'en avoir une fixée au cœur
de la vieille ville. Deux cents colons y vivent sous la protection de l'armée.
Situation intenable. Les rues commerçantes se terminent par des postes
militaires. On ne passe pas. La "rue de la Paix", dont la réfection a été
financée par les Etats-Unis, devait reconstituer un marché où se seraient
côtoyées les deux communautés : les rideaux rouillés des échoppes abandonnées
sont couverts d'inscriptions "Mort aux Arabes !". Aux heures chaudes de
l'Intifada, quand les jeunes viennent lancer des pierres sur les soldats, le
couvre-feu est décrété vingt- quatre heures sur vingt-quatre. L'hôpital évoque
un camp retranché, des sacs de sables obturant entrée et fenêtres. Il a subi
sept attaques en un an et, ici encore, les impacts sont visibles sur les murs et
dans des salles.
L'homme qui nous hèle rue de la Paix habite sur le versant
de la colline de la colonie. Quelques Palestiniens s'y accrochent. On lui a
offert 3 millions de shekels pour sa maison. D'autres acceptent, épuisés. La
possession du terrain séparant les deux parties israéliennes permettrait de les
réunir. Mètre après mètre, les implantations progressent, jusqu'au jour où elles
formeront une seule grande tache cohérente. De sa terrasse, il montre les
immeubles de la colonie sur la colline et, en contrebas, l'armée qui monte la
garde autour du quartier israélien. Il arrive, affirme-t-il - et il n'est pas le
seul -, que des colons furieux traitent les soldats du contingent, trop tendres
à leurs yeux, de complices des nazis.
Il y a, dans le hall de l'Institut
français de Gaza, un mur sur lequel chacun peut s'exprimer librement. J'y ai lu
: "Toujours j'imagine que je vis avec mes amis sur une autre terre en toute
liberté" ; "Une vie de merde" ; "Encore une pensée pour ce qui aurait pu se
passer. Nabil, Sonia, Ghassar, Tarek" ; "Lève la tête, fonce. Il viendra, le
jour où tu vas écraser ta peur, tes doutes."
L'économie palestinienne est
morte. Il y avait eu pourtant de grands espoirs. En témoignent les innombrables
constructions neuves qui, comme à Ramallah, font orgueilleusement pièce aux
implantations israéliennes et laissent imaginer "ce qui aurait pu se passer" si
les accords avaient été respectés. Beaucoup sont vides ou inachevées. La société
palestinienne est pulvérisée. Nul ne peut plus aller travailler en territoire
israélien, source d'une grande part des salaires. Ni en territoire palestinien
voisin. A l'intérieur d'enclaves, les camps de réfugiés sont eux-mêmes des
ghettos. La terre de Cisjordanie est ravagée, éventrée, labourée de routes, de
constructions : la stratégie militaire, le souci du peuplement à tout prix
l'emportent sur l'aménagement et l'urbanisme. "C'était un jardin", disait la
jeune femme d'Ezel. Il y a trente ans, j'ai connu des paysages bibliques.
Aujourd'hui, avec leurs amas de béton, leurs champs dévastés, ils portent autant
de plaies que les hommes qui l'habitent.
Comment appeler ce que vit le peuple
palestinien autrement qu'un apartheid ? L'analogie avec les bantoustans est
juste. L'armée israélienne entre, sort, quadrille, ratisse, bombarde comme et
quand elle le veut les minces 19 % de territoires théoriquement souverains de
l'Autorité palestinienne. Pour qui les traverse, le pari d'Ariel Sharon saute
aux yeux : en finir avec elle et trouver des interlocuteurs locaux dans chaque
zone isolée.
Le peuple israélien a le droit d'être sur sa terre. Le peuple
palestinien a le droit d'être sur la sienne. L'histoire a fait que c'est, au
même titre, la même terre pour l'un et pour l'autre. Et, au même titre, les deux
peuples doivent pouvoir y vivre. Egaux en droits.
3. Pas d'immunité pour Ariel Sharon
? par Jean-Pierre Borloo
in Le Soir (quotidien belge) du jeudi 27
décembre 2001
Justice internationale La Belgique s'interroge sur la
régularité de sa procédure
Les victimes constituées parties civiles contre le
Premier ministre israélien estiment que Sharon peut être jugé en Belgique.
L'avocat du chef du gouvernement israélien plaidera le 23 janvier.
La
question soumise actuellement au débat devant la chambre des mises en accusation
de Bruxelles vise uniquement des problèmes de procédure liés à la plainte avec
constitution de partie civile déposée par 23 Palestiniens et Libanais contre le
Premier ministre israélien Ariel Sharon. Pas question pour cette chambre de la
cour d'appel de se prononcer sur le fond de l'affaire.
Si ces questions se
posent déjà actuellement, c'est en vertu de la loi Franchimont qui impose de
vider les écueils de procédure dès qu'ils se présentent, et non plus en fin
d'instruction. Ces questions, elles sont multiples. Ariel Sharon a-t-il déjà été
« jugé » en Israël pour les massacres de Sabra et Chatila par la commission
Kahane ? Dans l'affirmative, il ne pourrait plus être jugé pour les mêmes faits
en Belgique. Autre question : la plainte déposée à Bruxelles ne devrait-elle pas
comporter une dimension belge (victime résidant sur notre territoire, par
exemple) pour pouvoir être prise en considération ?
Ensuite, Ariel Sharon ne
serait-il pas victime d'une discrimination dans la mesure où il ne bénéficierait
pas de la même immunité que les ministres belges ? Enfin, la loi de 1993,
complétée en 1999, sur la compétence universelle de nos cours et tribunaux,
peut-elle s'appliquer à des faits antérieurs, qui remontent à 1982
?
Mercredi, les trois magistrats de la chambre des mises en accusation,
présidée par Jacques Nys, ont entendu les arguments des parties civiles. Mes Luc
Walleyn et Michaël Verhaeghe ont expliqué, trois heures durant, pourquoi ils
estiment, en droit, que la Belgique doit poursuivre l'instruction des faits
dénoncés. Ils ont notamment insisté pour que le rôle important des victimes soit
maintenu.
« Il faut remettre les victimes au centre du débat
judiciaire »
En fait, la loi belge de compétence universelle permet
à des victimes constituées parties civiles d'initier une procédure contre un
chef d'Etat ou de gouvernement à qui l'on reprocherait des crimes de guerre, de
génocide ou contre l'humanité. Alors que si on leur appliquait la procédure
prévue pour les ministres belges, seule une intervention du parquet général, et
non d'une partie civile, permet d'initier une procédure judiciaire.
Il faut
remettre les victimes au centre du débat, a lancé Me Walleyn. Car il ne s'agit
pas d'une plainte politique, mais bien une exigence des victimes de Sabra et
Chatila que justice soit faite sur les massacres.
C'est décidément la
discordance entre le traitement d'une personnalité étrangère et d'une
personnalité belge qui suscite le plus de questions. Pierre Morlet, représentant
le parquet général, avait lui-même, dans son réquisitoire concluant à la
compétence de la justice belge, laissé entendre qu'il serait bon de poser une
question préjudicielle à la cour d'arbitrage sur cette discordance. Une demande
appuyée par la défense d'Ariel Sharon, incarnée par Me Adrien
Masset.
Mercredi, les avocats des parties civiles ont plaidé qu'il n'était
pas nécessaire de poser cette question. Mes Michaël Verstraeten et Alexandre
Sachem, intervenant pour une victime des camps de Sabra et Chatila, Mme Souad
Srour El Meri, ont précisé qu'il existait d'autres « discriminations » en droit,
notamment entre un ministre fédéral et un ministre régional. La raison d'être de
ces différences réside dans un équilibre entre les pouvoirs. Sur le plan
international, on ne peut comparer un ministre belge à un ministre étranger,
estiment ces avocats gantois. Si débat il doit y avoir, ajoutent certains
avocats, c'est au Parlement qu'il doit avoir lieu lors d'une éventuelle révision
de la loi de compétence universelle.
Me Adrien Masset plaidera le 23 janvier
pour la défense d'Ariel Sharon. Selon lui, les plaintes déposées en Belgique
doivent disposer d'une composante belge. Puis, pour Sharon, il ne peut être jugé
une seconde fois; la commission Kahane l'a déjà jugé pour les mêmes faits,
estime l'avocat verviétois qui demande aussi à la Cour d'arbitrage de trancher
la question d'une éventuelle discrimination.
4. Le diktat de Bethléem par
Pierre Péan et Richard Labevière
in Libération du jeudi 27 décembre
2001
L'interdiction faite au président de l'Autorité palestinienne de
se rendre à Bethléem pour assister à la messe de minuit est une nouvelle et
grave provocation d'Ariel Sharon, qui dépasse très largement la chronique
quotidienne de l'humiliation faite au prisonnier Arafat. Elle touche en effet à
de nombreux symboles qui ne concernent pas seulement le peuple
palestinien.
Ce n'était pas par hasard si le premier geste politique de
Yasser Arafat, quatre jours après avoir récupéré, en décembre 1995, quelques
petites poches des territoires occupés, a été de se rendre place de la Nativité
et de déclarer devant les caméras du monde entier: «Je suis venu saluer le
premier Palestinien, Jésus-Christ, le Messie par qui le message de paix se
concrétisera...» Puis, de pénétrer dans la basilique construite sous Justinien,
au VIe siècle, d'assister quelques minutes à un office anglican, avant de
rejoindre la basilique franciscaine de Sainte-Catherine et de s'asseoir, lui le
musulman, au premier rang, aux côtés de sa femme, chrétienne, de Hanna Nasser,
le maire chrétien de Bethléem, et face à l'autel où Mgr Michel Sabbah, le
patriarche latin de Jérusalem, commençait la célébration de la messe de minuit.
Juste derrière lui, il y avait le consul général de France...
Par cette seule
présence à Bethléem, Arafat s'inscrivait dans une histoire multiséculaire et
donc très lisible. L'Autorité palestinienne se substituait ainsi à l'Empire
ottoman, au mandat britannique, à la Jordanie et finalement à Israël pour
protéger la minorité chrétienne et faire respecter le Statu quo, c'est-à-dire le
texte ottoman de 1852 qui régit les relations entre les différents rites sur les
Lieux saints. Arafat donnait ainsi un signe fort à la fois aux quelque 60 000
chrétiens palestiniens et à l'Occident en affirmant solennellement le caractère
multiconfessionnel du peuple palestinien et l'attention toute particulière qu'il
entendait porter personnellement à «ses» chrétiens et à leur pérennité en
Palestine. Il voit en chacun d'eux un ambassadeur de la cause palestinienne en
Occident, alors que les chrétiens sont persuadés qu'Israël souhaite ardemment
leur départ. Dès son retour en Palestine, Arafat a ainsi multiplié les signes à
leur égard. Il a déclaré Noël jour férié, leur a réservé un nombre de sièges au
Conseil national palestinien, au Parlement, bien plus important que leur poids
démographique, et a décidé que les maires des sept villes «chrétiennes» seraient
des chrétiens, alors même que leur majorité était devenue musulmane. Il a aussi
montré l'importance qu'il attachait à sa relation avec le patriarche latin de
Jérusalem, qui revendique sa nationalité palestinienne.
La présence du consul
général de France tout près de Yasser Arafat rappelait le rôle multiséculaire de
la France en tant que protectrice des Lieux saints. Et, au grand dam des
Israéliens, le consulat général n'entendait pas se confiner à son rôle de
protecteur des chrétiens de Terre sainte mais souhaitait l'étendre, avec la
«bénédiction» d'Arafat, à tous les Palestiniens. Tout naturellement, Yasser
Arafat a donc accepté de respecter les traités passés entre la France et la
Sublime Porte à Mytilène (1901) et à Constantinople (1913), aux termes desquels
les établissements religieux bénéficient de nombreuses exemptions: droits de
douane, impôts fonciers, taxes municipales... Les franciscains de Bethléem,
gardiens de l'église de la Nativité, sont ainsi les protégés
d'Arafat...
Ariel Sharon refuse l'inscription d'Arafat dans une Histoire que
visiblement il méprise. Par son refus, il rappelle également que, depuis sa
création, Israël n'a jamais respecté la résolution 181 (III) sur le plan de
partage de 1947, qui constitue toujours la loi internationale régissant Bethléem
et Jérusalem. Résolution qui prévoit la création d'un corpus separatum sous un
régime international spécial. Cette résolution comme les centaines prises par
l'ONU et notamment la «242», qui exigeait, dès 1967, le «retrait des
territoires occupés» est restée lettre morte.
Les implications de
l'interdiction d'Ariel Sharon permettent de mieux comprendre pourquoi, en
Occident, ce sont surtout le Vatican et la France qui sont montés au créneau
contre ce diktat. Le Quai d'Orsay a parlé, en effet, de décision qui,
«malheureusement, en cette veille de Noël, jour de rassemblement et de paix,
entache l'image des autorités israéliennes», et a demandé à son consul à
Jérusalem d'être présent en l'église Sainte-Catherine malgré l'absence d'Arafat.
Quant au patriarche latin, qui, quelques heures plus tôt, avait été à Ramallah
rendre visite au leader palestinien et en avait profité pour dénoncer
«l'agression israélienne», il fit une homélie très politique et, le regard fixé
sur le keffieh posé sur le fauteuil vide d'Arafat, s'adressa au prisonnier de
l'armée israélienne: «Yasser Arafat, vous êtes plus que jamais présent cette
nuit à nos côtés.»
Il faut donc croire qu'aux yeux d'Ariel Sharon la trêve de
Noël observée dans la plupart des pays du monde représente une
insupportable atteinte à la sécurité de l'Etat hébreu pour prendre le risque de
voir une fois de plus ses intentions démasquées par tous.
L'interdiction faite à Arafat de se rendre à Bethléem est en effet une nouvelle
négation de la dimension pluriconfessionnelle du peuple palestinien. Elle
s'inscrit dans la stratégie poursuivie par le Premier ministre israélien depuis
le 28 septembre 2000: transformer la confrontation israélo-palestinienne en
conflit religieux, sinon de civilisation entre juifs et islamistes du Jihad et
du Hamas, afin d'accréditer l'équivalence idéologique entre Oussama ben Laden et
Yasser Arafat, entre l'Autorité palestinienne et le terrorisme islamiste, entre
le peuple palestinien et la terreur...
Cette imposture a pour objectif de
recueillir un assentiment international plus large, de «blanchir» la politique
de colonisation menée en Cisjordanie depuis des décennies, qui est pourtant la
cause principale sinon unique de l'expression du désespoir palestinien. Au-delà
de tous les mots des uns et des autres une réalité demeure: les Palestiniens
sont un des derniers peuples de la planète à vivre sous occupation
militaire.
5. Ami Ayalon, ancien
chef de la sécurité intérieure israélienne (Shin Beth) : "L'urgence, c'est de se
désengager inconditionnellement des territoires" propos recueillis par
Sylvain Cypel
in Le Monde du dimanche 23 décembre 2001
Jérusalem de
notre envoyé spécial
Ami Ayalon, cinquante-cinq ans, a été, de février 1996 à
mai 2000, le chef du service de sécurité intérieure israélien (Shabak, plus
connu sous le nom de Shin Beth). Petit, sec, vêtu d'un jean et d'une chemise
ouverte, il parle calmement, mais en martelant ses convictions.
-
"Comment jugez-vous l'état du débat politique en Israël ?
- La
société, jusqu'à son sommet, est dans la confusion, la perte des
repères.
On masque cette réalité par des
slogans bravaches : "Vaincre le terrorisme !" Au colloque d'Herzliyah, le chef
d'état-major déclare : "Nous sommes en train de gagner" ; il évoque la
"supériorité de Tsahal" -l'armée israélienne-, son "sentiment que la nation se
renforce". Puis il ajoute qu'il "y a aujourd'hui plus de terroristes
palestiniens qu'il y a un an" et dit qu'il y en aura encore plus demain ! Si
nous l'emportons, pourquoi les terroristes se renforcent-ils ? En Israël, plus
personne n'explique la réalité. C'est la conséquence d'une perception erronée du
processus de paix et de l'échec de Camp David. On a fourni aux Israéliens une
version unilatérale : "Nous avons été généreux et ils ont refusé !" C'est
ridicule. A partir de là, toute la perception est faussée. De plus, obsédés par
les Palestiniens, nous oublions de nous poser des questions sur nous-mêmes. Que
voulons-nous être ? Où allons-nous ? Aucun dirigeant n'y répond. D'où la
confusion et l'anxiété générale. Enfin, on occulte le facteur
temps.
- La grande majorité des dirigeants est pourtant convaincue
que le temps joue en faveur d'Israël.
- Depuis le "tournant" du 11
septembre, nos dirigeants vivent dans l'euphorie. Fini les pressions
internationales sur Israël, la voie est dégagée, pensent-ils. Cette vision
occulte les conséquences de notre maintien dans les territoires palestiniens. Et
pas seulement sur le plan moral. Notre Etat, dans l'esprit des fondateurs, n'a
de raison d'être que s'il fournit un foyer au peuple juif et s'il est
démocratique. De ces deux points de vue, le temps joue contre nous !
Démographiquement, il travaille pour les Palestiniens. Et politiquement en
faveur du Hamas et des colons. Or, pour lutter contre le Hamas, il faut évacuer
les colons, dont la proximité avec les Palestiniens renforce la haine. Chez les
Palestiniens, le poids des islamistes augmente, et aussi celui de ces
intellectuels longtemps favorables à l'idée de deux Etats, qui disent désormais
: "Puisque les Israéliens n'évacueront jamais les colonies, eh bien, à terme, il
y aura un Etat binational." Or je n'en veux absolument pas. Ce ne serait plus un
Etat juif. Et s'il le restait, en dominant la population arabe, il ne serait
plus démocratique.
- Vu le rapport des forces, vous excluez une
victoire israélienne contre les Palestiniens ?
- La "victoire",nous
l'avons déjà eue ! En 1967, nous avons occupé tous les territoires palestiniens.
Une fois "le terrorisme vaincu", que ferons-nous ? Tout cela est absurde. Les
Palestiniens veulent l'autodétermination. Celui qui imagine les "vaincre", puis
leur donner du pain et des jeux et empêcher la reprise des attentats, ne
comprend rien. Tsahal est plus fort que jamais, nos services de renseignements
sont excellents, alors pourquoi le problème n'est-il pas résolu ? Réinvestir les
territoires autonomes, tuer Arafat, changerait quoi ? Ceux qui veulent la
"victoire" veulent la guerre à vie.
- Pourtant, beaucoup pensent que,
depuis le 11 septembre, Israël peut modifier la situation régionale en sa
faveur.
- Quelle illusion ! Le 11 septembre a changé beaucoup de
paradigmes aux Etats-Unis, mais rien aux données de base du Proche-Orient.
Quelles que soient les erreurs d'Arafat, le peuple palestinien continuera
d'exister. Tant que la question n'est pas réglée, la région ne connaîtra pas la
stabilité. Seul un Etat palestinien préservera le caractère juif et démocratique
d'Israël. L'aide politique et financière de la communauté internationale, nous
en avons besoin, oui, mais pour régler ce problème. Et celui des réfugiés : car
tant que ce problème subsistera aussi, même si existe un Etat palestinien, il
pourrira nos relations.
- Mais les Israéliens sont traumatisés par l'exigence
palestinienne du droit au retour des réfugiés.
- Cessons de tant nous
préoccuper de ce que dit l'adversaire, ou ce qu'on lui fait dire. Que
voulons-nous, nous-mêmes ? Nous refusons le retour des réfugiés. Mais nous ne
pouvons refuser que si Israël reconnaît sans ambiguïté sa part dans la
souffrance imposée aux Palestiniens et son obligation de participer à la
solution du problème. Israël doit admettre le principe du droit au retour et
l'OLP s'engager à ne pas remettre en cause le caractère juif de notre
Etat.
- Que pensez-vous de la vision stratégique du chef du Mossad
d'un Israël en première ligne dans la "troisième guerre mondiale" contre le
terrorisme ?
- Celui qui croit qu'Arafat égale -Oussama-Ben Laden ne
comprend ni qui est Arafat ni qui est Ben Laden. Ce dernier est le gourou d'une
secte très nuisible, marginale dans l'islam, qui vise au chaos et n'a que faire
de la communauté internationale. Arafat, lui, rêve d'y être accepté. Depuis
1993, c'est Arafat qui ne cesse de se référer à la communauté internationale,
qui exige l'application des résolutions de l'ONU, et nous, Israéliens, qui
refusons ! Si on tue Ben Laden, sa secte peut disparaître avec lui. Si on tue
Arafat, le peuple palestinien continuera de vouloir son
indépendance.
- Craignez-vous que les territoires palestiniens
deviennent un bourbier pour Tsahal ?
- Les Palestiniens se
comportent comme des "fous", dit-on ici. Ce n'est pas de la folie, mais un
désespoir sans fond. Tant qu'il y avait un processus de paix, donc la
perspective d'une fin de l'occupation, même avec Nétanyahou, Arafat pouvait
manœuvrer, susciter la violence, ou la réprimer pour mieux négocier. Quand il
n'y a plus de processus, plus on tue de terroristes et plus leur camp se
renforce. Yasser Arafat, contrairement à ce qu'on nous martèle, n'a ni préparé
ni déclenché l'Intifada. L'explosion a été spontanée, contre Israël, par absence
d'espoir d'une fin de l'occupation et contre l'Autorité palestinienne, sa
corruption, son impotence. Arafat ne pouvait la réprimer. Ce qui fait la
différence entre apparaître comme un collaborateur des Israéliens, ou comme le
chef de la libération nationale, c'est l'existence du processus politique. Sans
lui, Arafat ne peut lutter contre ses islamistes ni sa propre base. Les
Palestiniens finiraient pas le pendre en place publique.
- D'Oslo à
Camp David, Israël a-t-il raté une occasion rare de faire la paix
?
- Oui. Tout n'est pas de la faute des Israéliens. Les
Palestiniens, la communauté internationale portent leur part de responsabilité.
Mais nous avons manqué une occasion extraordinaire : la situation internationale
était incroyablement favorable après la fin du communisme, la guerre du Golfe,
l'émergence de la globalisation, tous phénomènes qui ont contribué à ce
qu'Israël réexamine ses propres axiomes. Maintenant, nous sommes dans la
régression.
- Etes-vous favorable à la "séparation unilatérale"
d'avec les Palestiniens ?
- Je n'aime pas le mot séparation, il me
rappelle l'Afrique du Sud. Je suis pour un désengagement inconditionnel des
territoires palestiniens. Je préférerais que cela se fasse dans le cadre d'un
accord. Mais nous n'en avons pas besoin : se retirer des territoires, voilà
l'urgence. Et un vrai retrait, qui laisse aux Palestiniens une continuité
territoriale dans une Cisjordanie reliée à Gaza, ouverts sur l'Egypte et la
Jordanie. S'ils déclarent leur Etat, Israël devra être le premier à le
reconnaître. Et lui proposer des négociations d'Etat à Etat, sur la base des
dernières propositions Clinton, sans conditions, pour régler les questions
pendantes."
6. Les inégalités de richesse,
aliment du terrorisme ? par Andrew Johnston
in International Herald
Tribune (quotidien international publié à Paris) du mercredi 19 décembre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
On peut rejeter catégoriquement les
attentats terroristes du 11 septembre, les considérer comme l'acte insensé d'un
groupe de fanatiques diaboliquement obsédés par un seul objectif : semer le
chaos, à tout prix. Mais on peut aussi essayer de comprendre les causes
profondes de ces attaques, en regardant de plus près un monde dont ces attentats
ont bousculé le fragile équilibre des pouvoirs.
Le sondage que nous avons
effectué (grâce à l'institut Pew) indique qu'une majorité des sondés considèrent
les attentats comme le symptôme d'une polarisation de plus en plus âpre entre
les possédants et les indigents. Pour l'Amérique, il y a un danger : c'est celui
que son pouvoir écrasant n'alimente du ressentiment, dans des pays qui ont déjà
le sentiment d'être exclus du partage du butin. Quel butin ? Celui du progrès
économique...
Marwan Bishara, éditorialiste arabe israélien, professeur de
relations internationales à l'Université américaine de Paris, décèle l'émergence
d'"une menace terroriste asymétrique", née du terreau d'une "disparité
incroyable, en matière de puissance et de richesse, entre le Nord et le
Sud".
"Lorsque des gens se sentent à ce point inférieurs militairement et
économiquement, ils adoptent des moyens asymétriques - et non plus les moyens
classiques - pour atteindre leurs objectifs", ajoute M. Bishara, qui était en
train de préparer - coïncidence ? - un cours sur la guerre asymétrique lorsque
les avions détournés vinrent se fracasser sur leurs 'cibles', un certain 11
septembre...
"Dans ce cas précis, il s'agissait d'un équilibre de la terreur
- et aussi de la haine, du désespoir. Si des gens commettent des
attaques-suicides, c'est parce qu'ils n'ont rien à perdre et parce qu'ils
veulent causer le maximum de dommages possible à leurs ennemis. Nous sommes en
présence d'une culture de vaincus. C'est le sentiment d'humiliation dominant
dans le Sud qui est en cause - il ne s'agit pas seulement de pauvreté : ce dont
il s'agit, c'est d'un sentiment de défaite, d'un sentiment d'infériorité."
Le
sondage IHT/Pew, sur l'opinion des élites dans 24 pays, met en évidence des
écarts entre Américains et non-Américains - au sujet de l'unilatéralisme
américain dans la guerre, sur l'élargissement de la campagne militaire à
d'autres pays, sur le freinage de l'immigration aux Etats-Unis. De manière très
significative, une majorité de non-Américains considèrent que la politique
américaine est la cause principale des attentats du 11 septembre - avis qu'une
majorité d'Américains ne partagent pas.
"Les Américains ont fait une
découverte bouleversante", a commenté Ivo Daalder de la Brookings Institution :
"c'est que la vision qu'ils ont d'eux-mêmes n'est pas, contrairement à ce qu'ils
croyaient, universellement partagée."
"En général, nous, les Américains
sommes absolument persuadés d'être (un peuple) essentiellement généreux : nous
nous percevons comme étant le peuple le plus démocratique, le plus équitable au
monde et nous supposons que tout le monde pense de même".
"Nous ne sommes pas
très doués pour nous mettre à la place des autres ; c'est pourquoi nous ne
comprenons généralement pas ceux qui ne partagent pas la perception
(avantageuse) que nous avons de nous-mêmes - je pense qu'il s'agit-là d'un
problème majeur pour notre politique étrangère."
Malini Parthasarathy,
publiciste indienne, pointe du doigt la réaction américaine à l'attentat
terroriste contre le Parlement indien, la semaine dernière.
"Le porte-parole
de la Maison Blanche a déclaré que tant l'Inde que le Pakistan doivent
s'abstenir de toute mesure qui pourrait être de nature à porter atteinte à la
conduite de la guerre, en cours, contre le terrorisme. Excellent exemple de
cette arrogance - trop bien connue - que cette présomption selon laquelle les
objectifs des Etats-Unis prévaudraient sur les priorités de tous les autres...
", commente Mme Parthasarathy, éditorialiste du quotidien indien, à la diffusion
nationale, The Hindu.
"La façon dont les Etats-Unis ont décrit - voire, pire
: perçu - la situation à New Delhi", écrit-elle, "sera mal reçue en Inde et elle
suscitera vraisemblablement un surcroît d'activisme et d'extrémisme belliciste
dans les milieux indiens de droite."
Dans un article, remarqué, de
l'hebdomadaire The Economist, en Avril dernier, l'économiste anglais Robert Wade
a traité de la menace représentée par les gens que la modernisation économique a
laissés sur le bas-côté de la route. "Le résultat, c'est une masse de jeunes
sans emploi et aigris, auxquels les nouvelles techniques de l'information
fournissent les moyens de menacer la stabilité des sociétés dans lesquelles ils
vivent, voire même de mettre en danger l'équilibre social dans des pays de la
zone riche de la planète."
M. Wade avait pris soin de faire remarquer qu'il
n'y a aucun lien direct, de cause à effet, entre frustration et terrorisme, mais
en soulignant bien que, du point de vue probabiliste, l'existence d'un tel lien
ne saurait être écartée.
"Il est question ici des conditions susceptible, une
fois réunies, de fournir le milieu nutritif dans lequel les idées de terrorisme,
par exemple, peuvent s'enraciner. Ces conditions peuvent être cristallisées par
des personnalités tel Oussama Ben Laden. Mais elles peuvent aussi ne pas trouver
à s'incarner, et ne pas prendre la forme d'une attaque contre les Etats-Unis,
par opposition, en quelque sorte, à une attaque contre leurs propres
gouvernants."
(On sait qu'Oussama Ben Laden est milliardaire...), mais la
pauvreté n'est pas plus 'favorable', ni le fait que, tandis que l'Occident a
passé son temps à célébrer avec tambours et trompettes les vertus de la
mondialisation, le fossé entre les riches et les pauvres n'a cessé, en réalité,
de s'élargir..."
Et pendant ce temps, ajoute M. Wade, "le budget d'aide
économique extérieure du gouvernement américain n'a cessé de diminuer, de
manière très sensible, au cours des années quatre-vingt et des années
quatre-vingt dix. Ainsi, les Etats-Unis sont perçus comme une énorme
super-puissance menaçante, détournant le système mondialisé dans son intérêt
propre, tout en faisant le strict minimum en matière d'assistance économique à
l'extérieur."
Selon M. Bishara, "si nous regardons les dernières années,
seulement, nous constatons que le sentiment est largement partagé, dans le monde
entier, que l'Amérique tend à se retirer des instances internationales
primordiales, seules instances où les peuples défavorisés peuvent encore tenter
de faire entendre leurs revendications, et rechercher un modus vivendi avec
l'Amérique et, plus généralement, l'Occident."
Parmi ces cénacles mondiaux,
M. Bishara cite le protocole de Kyoto sur le réchauffement planétaire, la
conférence contre la discrimination raciale de Durban, le traité contre les
missiles anti-balistiques de 1972 (dont les Etats-Unis se sont retirés), sans
oublier le Conseil de Sécurité de l'ONU, où les Etats-Unis ont (une fâcheuse)
tendance à opposer leur veto à des projets de résolutions soutenus par tous les
autres pays.
Il ajoute : "Il y a un sentiment général, qui est celui d'un
désengagement américain, laissant le monde face à l'hégémonie militaire
américaine, et sans véritable partenariat des Etats-Unis."
M. Bishara pense
que le 'village global' est confronté, à long terme, à l'alternative suivante :
"soit nous vivons ensemble, dans une forme de voisinage où, même s'il y a des
pauvres et des riches, tout le monde a le sentiment de recevoir une part (du
gâteau) ; soit nous aurons un système d'apartheid, dans lequel les riches seront
en permanence inquiets, à cause des pauvres, des récriminations des pauvres et
aussi de la haine que les pauvres leur voueront."
"Nous devons savoir ce que
nous voulons, quelles sont nos valeurs universelles, quelles sont les valeurs de
bon voisinage que nous voulons protéger et promouvoir, dans un monde globalisé.
Qu'avons-nous, tous, en commun ? Nous devons donner la priorité à
l'individu, à la vie humaine, à la vie sociale et à la sécurité
économique."
L'éditorialiste du New York Times, Thomas Friedman, semblait
anticiper les résultats de notre sondage, lorsqu'il écrivait, la semaine
dernière : "La façon dont l'Amérique et ses valeurs sont perçues dans le monde
est plus importante que jamais. Elle ne pourra être améliorée que par ce que les
Américains font - chez eux, et à l'extérieur."
"Si une chose doit être
retenue du 11 septembre", conclut-il, "c'est que si vous n'allez pas rendre
visite, de temps en temps, au voisin qui vous veut du mal, c'est lui qui viendra
chez vous..."
7. Les soldats
bédouins de l'armée israélienne doivent être constamment sur leurs
gardes par James Bennet
in The New York Times (quotidien américain)
du mercredi 19 décembre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Termit (Bande de Gaza), 18 décembre - Le lieutenant israélien était au
téléphone : des amis l'avaient appelé pour lui souhaiter un joyeux anniversaire.
Soudain, il y eut un éclair, puis un grand "boum" fit trembler les murs : une
grenade anti-char venait d'exploser juste devant le poste avancé israélien,
isolé et criblé d'impacts, qui sépare un camp de réfugiés palestiniens de la
frontière égyptienne.
En hurlant l'ordre de déterminer l'origine du tir, le
lieutenant se rua vers la meurtrière et se mit à tirer dans l'obscurité,
accompagnant les tirs d'une mitraillette, depuis un véhicule blindé, qui
arrosait déjà les franges dévastées du camp de réfugiés de Rafah.
Au
lendemain de l'ordre donné par Yasser Arafat de "cesser totalement et
immédiatement toute opération armée", les balles et les grenades palestiniennes
étaient parties de l'obscurité, à cet endroit, comme à l'accoutumée, et les
soldats israéliens répliquaient.
Les échanges de tirs, nourris, presque
chaque nuit, et parfois, aussi bien, durant la journée, reflètent la nature
chaotique de ce conflit, qui évoque moins la confrontation entre deux
aspirations nationales qu'un remake du "Seigneur des Mouches". Mais ici,
l'affrontement entre les Palestiniens et de tout jeunes soldats Israéliens prend
une tournure particulière : des deux côtés, les combattants sont
musulmans.
Presque tous les soldats israéliens sont, dans cet endroit
considéré comme le point de friction le plus "chaud" entre tous, appartiennent à
un bataillon de bédouins. Ce sont des citoyens israéliens de religion musulmane.
La plupart sont bilingues : ils parlent l'arabe et l'hébreu. Ce sont des hommes
coincés au milieu du conflit, cibles potentielles d'attaques venues de plusieurs
directions. Les Palestiniens leur crient des insultes à travers le no-man's land
: ils les traitent principalement de "traîtres". Parfois, les Egyptiens font de
même. Et certains de leurs cousins bédouins ne s'en privent pas non plus.
Les
affrontements se déroulent dans un décor lunaire, fait de pans de murs ou de
maisons encore debout, mais désertées, le tout, criblé de balles. Les Israéliens
nous prétendent que le coin est percé de multiples tunnels creusés par les
Palestiniens, lesquels, en surface cette fois, parsèment le terrain d'engins
explosifs de plus en plus sophistiqués.
Quand ils sont en permission, il
n'est pas rare que les bédouins israéliens qui tiennent ce poste avancé se
voient demander leurs papiers d'identité par d'autres soldats chargés d'assurer
la sécurité d'Israël... Un soldat bédouin revenant de permission avec sa voiture
personnelle, il y a deux mois de cela, a été tabassé par d'autres soldats
israéliens qui le soupçonnaient d'être un terroriste en route pour un attentat,
ont dit des officiers. L'homme finit à l'hôpital et sa famille le presse de
quitter l'armée.
Ici, ils fument du thé, quand il n'y a plus de tabac, ils
parlent de cinéma et évitent d'appeler chez eux de peur qu'il n'y ait une
éruption d'explosions de grenades ou de tirs au moment où ils parlent à leurs
proches au téléphone. Ils prennent leur mal en patience, sans télévision ni eau
courante, dans un bâtiment de trois étages, glacial, isolé, entre Rafah et
l'Egypte.
Il s'agit d'une mission qu'un officier affecté ailleurs décrit
ainsi : "elle consiste à garder la frontière et à éviter de se faire tuer."
Isolés des semaines durant dans leur position, qui ne peut être atteinte que par
des transports de troupes blindés, les soldats qui sont là ont pour mission
d'empêcher quiconque de traverser, dans les deux sens, et de se battre, en cas
de nécessité.
"C'est un no man's land", nous dit Natan Lavan, un infirmier
âgé de 20 ans qui sert dans l'unité. "Quiconque tente de franchir cette
frontière doit mourir." Son commandant nous précise, quant à lui, que les
Israéliens ne tirent que sur des personnes considérées comme représentant une
menace.
Le commandant n'est pas bédouin, mais son adjoint l'est. Et certains
des hommes espèrent que l'adjoint va prendre la place de son supérieur
hiérarchique, un jour. Plusieurs soldats m'ont dit qu'ils préféraient être là,
où il y a "de l'action", plutôt qu'à un endroit peinard, où il ne se passe rien.
Ils disent faire leur devoir.
L'armée israélienne a autorisé le journaliste
que je suis à passer une nuit ici, mais en y mettant certaines conditions. Ils
ont insisté sur l'interdiction absolue de donner des indications sur l'effectif
de la garnison, ainsi que des détails sur certaines armes et certains équipement
de surveillance.
Le sous-commandant, âgé de 23 ans, nous a déclaré ne pas
considérer les accrochages qui se produisent ici comme une guerre.
"Je ne
parlerais pas de 'guerre', j'aurais tendance à qualifier ce qui se passe ici
d'"engagements constants", m'a-t-il dit. "Vous recevez des bombes d'en face, on
vous lance des grenades, on vous tire dessus."
Il me dit qu'il pense que
l'objectif des Palestiniens est "psychologique" : ils veulent harceler les
Israéliens et prouver au monde entier qu'ils se battent.
Un soldat israélien
a été tué, ici, et plusieurs autres, blessés. Grièvement, pour au moins un
d'entre eux : il a été atteint par une grenade antitank alors qu'il conduisait
un bulldozer.
La couverture médiatique du conflit opposant Israéliens et
Palestiniens est si intensive que l'armée israélienne alimente un service de
messagerie afin d'informer heure par heure les journalistes du déroulement de
l'affrontement. L'un des messages qui revient le plus fréquemment est du type :
"une, deux,... dix grenades ont été lancées" contre cette position avancée. Il
n'y a pas très longtemps, les soldats ont repéré environ 200 explosions au cours
d'une seule nuit...
Le mois passé, un après-midi, Sharif Abd Al Al, 14 ans,
qui habite à Rafah, était retourné chez lui en courant, après une énorme
explosion : souriant d'une oreille à l'autre, il sentait encore la poudre. Il
venait de lancer une grenade sur un véhicule blindé israélien, que l'on pouvait
encore entendre avancer dans un grand bruit de ferrailles, le long de la
frontière, non loin de là.
Lorsqu'on lui demanda pourquoi il avait lancé
cette grenade, qui ne pouvait ni endommager le véhicule ni faire aucun mal aux
soldats qui étaient à l'intérieur, Sharif sourit et haussa les épaules. Pressé
de questions, il finit par répondre qu'il voulait venger la mort de deux de ses
amis qui avaient été tués, dit-il, par les soldats israéliens. Les grenades,
ajouta-t-il, avaient au moins eu pour résultat de faire peur aux
soldats.
"Ils ont eu une trouille bleue, voilà la vérité",
conclut-il.
Sharif expliqua qu'avec ses amis, il avait découpé un tuyau
métallique en tronçons Ensuite, ils avaient obstrués ces tronçons à une
extrémité et les avaient filetés, à l'autre extrémité. Ils avaient rempli ces
tubes d'engrais chimique (certains utilisent de la poudre, disent les
Israéliens), puis y avaient vissé des capuchons. Ensuite, ils avaient incisé ces
tronçons de tuyaux afin que le métal se fragmente en shrapnells. Ils avaient
utilisé des pétards comme détonateurs : ils les avaient introduits dans un petit
trou percé à une extrémité de chacune de ces grenades artisanales. Tout compris,
nous expliqua Sharif, la fabrication de ces grenades revient à un peu plus de 3
dollars pièce.
A ma question sur le dirigeant palestinien qu'ils admirent le
plus, personne, dans la grande famille de Sharif, ne mentionna M. Arafat ni
aucun des membres de l'Autorité palestinienne (qu'il dirige) : on lui préférait
des dirigeants de milices locales. La mère de Sharif me dit que l'Autorité
palestinienne, qui dit aux Palestiniens de ne pas attaquer les Israéliens, ne
sera pas entendue, aussi longtemps que ceux-ci auraient l'initiative des
opérations militaires.
De cette famille chassée de chez elle par la guerre de
1948, Sharif appartient à la troisième génération de réfugiés à Rafah. Son père,
Abu Wael Abd Al Al me dit qu'il ne trouve pas de travail pour faire vivre les
treize personnes qui vivent sous son 'toit' : un toit en tôle ondulée, lesté de
tuyaux en métal et de parpaings pour que le vent ne l'arrache pas, et quatre
murs en béton brut.
La famille m'indique qu'au total, dix-neuf personnes,
dans le voisinage ont été tuées au cours d'affrontements avec les Israéliens
depuis le déclenchement du conflit, en septembre 2000. M. Abd Al Al, à qui je
demandais pourquoi il ne trouvait rien à redire à la conduite de son fils, me
répondit, mais en me parlant des Israéliens : "nous voulons nous en débarrasser
: si vous connaissez un autre moyen..."
Les soldats israéliens cantonnés à
Termit sont excédés par les grenades artisanales, mais elles ne semblent pas les
effrayer outre mesure. Ils ne tressaillent même plus quand ces grenades, qu'ils
reconnaissent au bruit de leur déflagration, explosent juste devant leur
casemate. Ce qui les effraie, m'ont-ils dit, ce sont les charges explosives
déposées au bord des routes, et d'autres engins explosifs plus sophistiqués que
les Palestiniens utilisent depuis peu de temps, tels les obus de mortiers et les
grenades anti-char, comme celle de cette nuit.
Le 26 septembre dernier, juste
avant une rencontre entre M. Arafat et Shimon Pérès, pas très loin d'ici, une
bombe très puissante, amenée sur place par un tunnel creusé à cet effet, a
explosé au pied du fortin. L'explosion a creusé un trou de cinq mètres de
diamètre dans le mur du rez-de-chaussée et a projeté plusieurs soldats en l'air,
trois au moins étant blessés. Le commandant présent sur place, ce jour-là, a
déclaré que les Palestiniens avaient apparemment mal calculé jusqu'où ils
devaient creuser. Placée un peu plus près, la bombe aurait pu détruire
totalement le bâtiment.
Les Israéliens ont investi Rafah afin de retrouver
l'entrée du tunnel : cinq Palestiniens, au moins, ont été tués au cours de cette
opération, et huit maisons démolies.
Surmonté d'un drapeau israélien, bleu et
blanc, ce poste - dont le nom signifie tout simplement 'termitière' - est situé
au beau milieu d'une bande de sable qui s'étend parallèlement à la frontière,
depuis la mer, au nord-ouest, jusqu'au désert, au sud-est. Derrière, le côté
égyptien semble calme ; d'ailleurs, aucun des canons israéliens n'est tourné de
ce côté-là. Mais devant, c'est Rafah. Et Rafah, c'est une autre paire de
manches...
Les murs de béton sont blindés de plaques d'acier, avec quelques
petites ouvertures permettant de surveiller ce qui se passe à l'extérieur. On ne
voit pas grand-chose, parce que les vitres résistantes aux balles, très
épaisses, déforment la vision. Plaquées contre les murs, à l'intérieur, tout un
panorama de photographies de maisons dont les soldats me disent qu'elles ont été
utilisées comme postes de tirs contre eux par des Palestiniens. Ils leur donnent
des noms tels "la maison rose", "la maison éloignée", etc... et se servent de
ces photos comme d'une sorte de carte ou de guide, pour répliquer. Certaines des
structures qui y figurent encore n'existent plus : elles ont été détruites par
des tanks ou des bulldozers israéliens, quand ce n'est pas la plus grosse
mitrailleuse ou le lance-grenade à leur disposition qui s'en sont
chargé...
Avant le déclenchement de l'intifada, les hommes, ici, avaient des
repas à heures régulières. Il y avait une cuisine, en bas, où on ne trouve plus,
désormais, que des lits superposés inutilisés et un piège à rats de marque
Catchmaster. Ils avaient un poste de télévision et même une 'assiette' pour
capter les programmes par satellite - les soldats bédouins israéliens, comme les
Palestiniens de Rafah, étaient des spectateurs fidèles de la chaîne Al-Jazira -
mais ils n'ont plus rien de tout cela, depuis qu'ils ont été victimes du minage
de septembre dernier.
Les conditions sont désormais des plus primitives, dans
cette position que les Israéliens pensent être durable, et qui a déjà été tenue
pendant de nombreuses années. Les soldats dorment - quand ils le peuvent - sur
des couchettes, parmi les armes. Comme table, ils utilisent une tôle pare-balle
qu'ils posent sur des caisses de munitions vides. N'ayant pas d'ouvre-boîte, un
soldat ouvre une boîte de fruits au sirop avec la pointe de son poignard, une
boîte de "singe" faisant office de marteau...
Ce dont ces hommes ne semblent
pas manquer, ce sont de munitions et d'un cynisme certain lorsqu'ils parlent du
cessez-le-feu.
"Cela n'y changera rien", me dit M. Lavan, l'aide-soignant,
commentant le discours de M. Arafat, tout en passant en revue Rafah avec son
équipement de vision de nuit. "Chaque fois qu'ils décrètent un cessez-le-feu,
ils ont beau faire : ici, c'est toujours pareil."
8. Leïla Shahid : "Sharon fait la
campagne du Hamas" propos recueillis par Candice Goupil
in
L'Humanité du mercredi 19 décembre 2001
- Quel sens
donnez-vous à l'attitude de la communauté internationale qui semble de plus en
plus exigeante avec Arafat ?
- C'est vrai qu'il y a eu un certain
nombre d'attentats kamikazes qui n'ont pas facilité la tâche. Mais l'Autorité
palestinienne a condamné ces attentats, a pris des mesures contre les
responsables de ces organisations. Seulement, on ne peut réussir que dans une
dynamique de paix, parce qu'il n'y a pas de moyens militaires d'empêcher les
actions kamikazes, il ne peut y avoir que des moyens politiques de négociations.
Dimanche, dans son discours, le président Arafat a déclaré un cessez-le-feu
unilatéral. Et Sharon lui a coupé l'herbe sous le pied : lundi à l'aube, moins
de douze heures après ce discours, l'armée israélienne est entrée à Hébron et a
assassiné un dirigeant du Hamas qui était chez lui avec sa famille et ne
commettait donc aucun acte d'agression envers les Israéliens. Après cet
assassinat, Sharon sait pertinemment que le Hamas va devoir répondre. Et c'est
ce qu'il cherche. Il sabote le cessez-le-feu, parce que cela signifierait la
mise en ouvre du reste des clauses du rapport Mitchell. Dont le gel de la
colonisation.
- Mais, par cette stratégie, Sharon ne renforce-t-il
pas les mouvements extrémistes ?
- En détruisant l'Autorité
palestinienne comme il le fait depuis dix mois, il pense renverser le président
palestinien et son Autorité sans devoir l'assassiner, ce que les Américains ne
permettraient pas. Pratiquement, il fait la campagne électorale du Hamas et du
Djihad Islamique qui rafleront la mise puisqu'on aura transformé l'Autorité
palestinienne en autorité incapable. Et ensuite, il se dira dans l'impossibilité
de négocier, puisque Hamas et Djihad sont des mouvements
terroristes.
- En d'autres termes vous dites que Sharon s'oriente
délibérément vers une guerre plus vaste ?
- L'absence de paix avec
les Palestiniens ne peut qu'entraîner l'effondrement des accords de paix avec la
Jordanie et l'Egypte, et une déclaration de guerre de tous les Arabes, qui n'ont
déjà pas apprécié le prix payé par les civils en Afghanistan. Mais ce sera très
dangereux parce qu'on aura l'impression que la coalition internationale ne
combat pas le terrorisme et ses réseaux mais une religion et une culture. Et
cette polarisation transformera un conflit national à propos de territoires
occupés en guerre de religion. Il faut dénoncer cette tentative de montrer le
conflit comme lié à l'antisémitisme parce que c'est plaquer l'histoire de
l'Europe sur l'histoire du monde arabe. Notre lutte est un vestige du
colonialisme : les Britanniques sont en grande partie responsables du désastre
actuel, et surtout la communauté internationale n'a pas fait appliquer depuis
1967 des résolutions qui obligeaient Israël à se retirer des territoires et à
reconnaître le fait national palestinien. C'est vous dire que la solution n'est
absolument pas dans un tête-à-tête israélo-palestinien mais bel et bien dans une
solution internationale.
- Etant donné le soutien américain de fait à
Israël quel rôle pourrait jouer l'Europe pour qu'on en revienne à un processus
de paix ?
- Les Européens ne peuvent pas se dédouaner de leurs
responsabilités, sous prétexte que l'Europe est en formation et qu'elle a besoin
de plus de temps. Aujourd'hui le contexte historique exige qu'ils soient
présents. S'ils s'alignent sur la position américaine parce qu'ils n'ont pas la
force de faire leur propre choix, il n'y aura pas de raisons qu'il y ait une
Europe réelle. Les Européens, à part la France, n'ont pas de volonté. Par
suivisme ou parce qu'ils sont aujourd'hui hors d'un système
bipolaire.
9. Retour de
Gaza par Mouloud Aounit
in L'Humanité du mercredi 19 décembre
2001
(Mouloud Aounit est secrétaire général du Mouvement
contre le Racisme et pour l'Amitié entre les Peuples - MRAP.)
Il
pleut sur Tel-Aviv, ce vendredi 30 novembre. La nuit commence à tomber. C'est
mon premier voyage en Israël et en Palestine. Tel-Aviv, Gaza, Rafa et Jérusalem
sont mes points de chute dans ce périple initié par l'association des villes
françaises jumelées avec les camps palestiniens, organisatrice de cette
délégation. Un avion pour la paix... Partout, la tension est perceptible,
l'atmosphère est lourde, électrique... Gaza : les murs sont de véritables livres
ouverts, où se côtoient portraits d'enfants martyrs et messages soigneusement
calligraphiés. Des charrettes tirées par des chevaux fatigués croisent de vieux
taxis, d'un jaune défraîchi. Omniprésente, l'inquiétude se lit dans le regard
des adultes que l'on croise, qui nous sourient. Ce qui frappe dans cette ville,
ce sont ces grappes d'enfants, au regard noir, triste, ces enfants de la guerre,
de l'occupation, capables de reconnaître le calibre d'une balle, mais aussi,
avec une stupéfiante précision, de nous indiquer l'endroit d'où elle a été
tirée.
Tout au long de la route qui nous mène de Gaza à Rafa, on découvre un
territoire " léopardisé " par les colonies. Le contraste est saisissant : la
blancheur, la propreté de hautes maisons encerclées de verdure, les champs
soigneusement travaillés, jurent avec un spectacle de désolation et de misère,
fait de maisons rapiécées, de rues défoncées, sans trottoirs, poussiéreuses et
jonchées de détritus. · l'horizon, des routes goudronnées, interdites aux
Palestiniens, relient entre elles les colonies. · la frontière égyptienne, Rafa
voit coexister ses 50 000 habitants et les 75 000 réfugiés qui s'entassent dans
le camp proche. La frontière est tenue par l'armée israélienne. Des enfants
accourent soudain, nous alertent du passage d'un char. · Rafa, le droit de
circuler, de travailler, d'exister, est conditionné par le bon vouloir de
l'armée d'occupation. Il y a quelques jours, une fillette de neuf ans, qui
voulait découvrir les joies de la mer, a été terrassée par une rafale d'arme
automatique, tirée des lignes israéliennes. Son corps, découvert par la famille
le lendemain, gisait sur le sable. Dans ce secteur de la bande de Gaza où la
tension est toujours vive, elle rejoint ainsi les soixante-seize autres victimes
de l'Intifada, en majorité des enfants. Quant aux mille cinq cents blessés dont,
là encore, une majorité d'enfants, beaucoup resteront handicapés à vie, exclus à
jamais, eux aussi, des joies de la plage.
A Rafa, l'exaspération est partout
perceptible. La population est à bout. Hassan Balawi, le représentant du Fatah
qui nous accompagne, est pris à partie par une quinzaine de familles en colère.
Elles vivent sans travail sous des tentes de fortune depuis trois semaines.
Leurs habitations, comme plus de cent soixante autres, ont été détruites par
l'armée israélienne. Elles n'ont plus rien, leurs affaires ont été ensevelies
sous les décombres des bombardements. Et quand elles s'aventurent à récupérer ce
qui peut l'être, l'armée leur tire dessus. En colère, on m'apostrophe : "
Pourquoi en Afghanistan, après la guerre, envoie-t-on de la nourriture ?
Pourquoi la communauté internationale se mobilise-t-elle ? Et nous ? Notre vie
vaut-elle moins que celle d'un Afghan ? " Avant que l'on se sépare, l'homme me
supplie de témoigner, pour briser ce mur terrible, fait aussi d'isolement et
d'indifférence. La nuit est noire à Rafa, les rues désertes éclairées de rares
réverbères. Huit hommes se réchauffent en cercle, autour d'un brasero de
fortune, nourri de minces planches de bois. Ce sont des policiers sans domicile.
En face, leur commissariat hier flambant neuf a été éventré par un obus tiré
d'un hélicoptère Apache. Ils nous invitent à partager une tasse de thé, nous
refusons par pudeur.
Une pensée taraude alors mon esprit : comment Sharon
peut-il exiger à la face du monde qu'Arafat éradique par la force les
terrorismes, quand, en même temps, il détruit les forces de l'Autorité
palestinienne ? Il est minuit, le portable sonne. De Paris, on m'informe des
odieux attentats. Dépité, un sentiment de dégoût et de consternation m'envahit.
Encore, encore des larmes, le sang versé des innocents. Quand va-t-on arrêter
cette escalade de violences mortelles, qui ne sert que la haine et les
extrémistes de tous bords ? Les Palestiniens qui nous accompagnent ont le visage
grave ; l'angoisse s'y lit. Premier commentaire : " Les attentats sont une
catastrophe pour les Palestiniens, pour les familles des innocents. " En
riposte, des rafales déchirent le silence de la nuit. J'ai du mal à trouver le
sommeil... Jérusalem, dimanche : une rapide traversée de la ville, et pourtant
la conscience immédiate que la frontière entre les secteurs arabe et israélien
est toujours bien tangible ; la partie palestinienne laissée à l'abandon par la
municipalité de Jérusalem apporte un démenti évident aux autorités israéliennes
qui ont déclaré Jérusalem une et indivisible. Inouï : cinq militaires
israéliens, puissamment armés, barrent l'entrée de l'Esplanade des Mosquées,
troisième lieu saint de l'islam. Ils poussent l'humiliation jusqu'à exiger de
chaque personne à l'entrée le récit d'un verset du Coran.
Pourtant, l'espoir
est au rendez-vous. Après une rencontre avec les représentants d'ONG
israéliennes et palestiniennes, nous dînons avec Yossi Katz et Issam Mahoul,
deux parlementaires de la gauche israélienne ; c'est Michel Warchavski qui fait
office d'interprète. Cette rencontre d'amitié soulage du poids vécu à Gaza. Elle
arrive comme une bouffée d'oxygène, une éclaircie réconfortante, et je me laisse
encore à espérer en la paix. Leur parole en faveur du " vivre ensemble " dans le
respect du droit de chacun des peuples, fait d'eux, contexte oblige, des héros.
Dans le taxi qui me ramène à Tel-Aviv, tout ce voyage défile sous mes yeux. Avec
ces lancinantes interrogations : au nom de quoi un peuple qui a vécu dans sa
chair l'une des pires horreurs de l'humanité, peut-il accepter ce quotidien
insoutenable ? Au nom de quoi la communauté internationale reste-t-elle aphone,
devant les violations des résolutions qu'elle a elle-même adoptées ? Au nom de
quoi légalise-t-on les assassinats annoncés de dirigeants palestiniens, dans
l'indifférence quasi générale ? Au nom de quoi tue-t-on des enfants sortant de
l'école, sans que les consciences des défenseurs des droits de l'homme se
révoltent ? Il est neuf heures à Paris, il fait gris. A Gaza, il pleut des
bombes...
11. Désaffection envers Israël par
Marie-Laure Colson
in Libération du mardi 18 décembre
2001
L'opinion publique française a de moins en moins de sympathie
pour les positions israéliennes. Quinze mois après le déclenchement de la
seconde Intifada, le 28 septembre 2000, les Français ne sont que 9 % à exprimer
leur soutien pour la politique menée par Israël, contre 14 % en octobre 2000. Le
nombre de Français qui se sentent proches des positions palestiniennes n'a pas
considérablement augmenté (+1 %) en un an. Mais le sondage réalisé par
l'institut BVA pour le compte de Libération (1) montre que l'écart se creuse, en
faveur des Palestiniens: il est aujourd'hui de 10 points, alors qu'il n'était
que de 5 en octobre 2 000. L'évolution est d'autant plus remarquable que les
télévisions diffusaient alors les images brutales du meurtre d'un enfant
palestinien à Netzarim et du lynchage de deux soldats israéliens à Ramallah. La
désaffection envers Israël, constatée aujourd'hui, n'est donc pas un mouvement
d'émotion. De même, il semblerait que les attentats du 11 septembre et la
rhétorique antiterroriste n'ont pas eu d'impact majeur (et négatif) sur la
perception des Français des positions palestiniennes.
Indifférence ou crainte
de s'engager, un peu plus d'un quart des Français seulement prend fermement
position. Comme en octobre 2 000, ce sont les 18-24 ans qui sont les plus
nombreux à exprimer une préférence (46 %), généralement à l'avantage des
Palestiniens (37 % contre 9 %).
De façon générale, l'image de la politique
des autorités israélienne se détériore, aussi bien chez les sympathisants de
gauche que de droite. Le risque qu'un conflit militaire de grande envergure
éclate au Proche-Orient leur est imputé plus lourdement qu'aux Palestiniens.
Le sondage de l'Institut BVA indique également un certain désarroi devant la
présentation médiatique des informations sur le conflit israélo-palestinien. Un
tiers des personnes interrogées en décembre ne savent pas si ces informations
sont objectives. Surtout, il y a un an, les accusations s'équilibraient (9 % de
chaque côté). Aujourd'hui, les médias sont soupçonnés d'avoir un parti pris
israélien (18 %), y compris par ceux qui expriment une sympathie pour les
positions israéliennes.
La dernière question concerne plus directement la
société française et provoque des réponses plus catégoriques. Quelques jours
après que le Conseil représentatif des institutions juives de France a
interpellé le Premier ministre sur ses craintes d'un réveil de l'antisémitisme,
la moitié des Français ou presque (49 %) exprime son inquiétude. 56 % des
Français redoutent que la persistance du conflit suscite des violences entre
Juifs et Arabes en France. Ce sont les jeunes, les femmes et les sympathisants
de gauche qui manifestent le plus d'inquiétude. La peur de répercussions
hexagonales est cependant beaucoup moins forte qu'en octobre 2000, quand 71 %
des Français craignaient un réveil de l'antisémitisme, et 77 %, des violences
entre Juifs et Arabes.
- (1) Enquête réalisée par l'institut BVA auprès d'un
échantillon représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. 965
personnes ont été interrogées du 14 au 15 décembre 2001 par téléphone.
Echantillonnage par la méthode des quotas: sexe, âge, profession du chef de
famille, région et catégorie d'agglomération.
12. Une ceinture de charges
explosives ne sort pas du néant ; elle n'y aboutit pas non plus - L'affrontement
entre Sharon et Arafat représente-t-il une dernière péripétie de la guerre de
1948 ? par Subhi Hadidi
in Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié
à Londres) du vendredi 14 décembre 2001
[traduit
de l'arabe par Marcel Charbonnier]
(Subhi
Hadidi est un écrivain-chercheur syrien résidant à Paris.)
Yassar
Arafat DOIT résister !
Il faut qu'il tienne bon, plus que jamais, maintenant
que le gouvernement israélien - et non pas Ariel Sharon tout seul - décide, dans
l'impasse actuelle, d'aller jusqu'au bout dans l'affrontement entre Israéliens
et Palestiniens, entre l'occupant de la terre et le propriétaire légitime de la
terre, entre la force coloniale et la résistance nationale, entre le bombardier
F-16 et la ceinture d'explosifs. Ce sont là les derniers développements
d'une longue guerre, ce sont les ultimes péripéties de la guerre de 1948. Et il
n'y a d'autre choix que de tenir bon jusqu'à leur achèvement ultime, ne
serait-ce que parce que la reddition, dans ces conditions, serait bien pire que
la défaite.
C'est une guerre contre les Palestiniens. Aucun doute là-dessus.
Mais c'est aussi une guerre contre les Israéliens, comme l'a très bien senti un
colon israélien, il y a quelque temps, qui s'était écrié, comme découvrant une
nouveauté époustouflante : "ne serions-nous pas en train de revivre 1948 ? La
'violence' actuelle n'est-elle pas la manifestation des derniers soubresauts de
la 'guerre de libération' ?" Bien entendu, ce colon entendait par 'guerre de
libération' le combat mené par les milices sionistes, aux obédiences et aux
méthodes très variées, comme chacun sait, en même temps contre les autorités du
mandat britannique et contre les Palestiniens et les Arabes, combat qui allait
aboutir à la division de la Palestine historique et à la création de l'Etat
hébreu. Il faisait allusion à la 'guerre de libération' sioniste qui n'est pas
encore achevée, à telle enseigne que la fameuse 'ligne verte' passant entre
Nazareth et Ramallah, Haïfa et Naplouse, a disparu.
Mais l'autre guerre de
libération - palestinienne, cette fois, sans guillemets, et historiquement
éligible à ce qualificatif - a pris le relais et se poursuit sur plus d'un plan,
avec plus d'une intensité, sous l'égide de plus d'une idéologie et avec plus
d'une méthode. Et rien ne permet d'annoncer qu'elle prendra fin avant que ne
soit atteint le but suprême de toute guerre de libération : l'indépendance
nationale. Le sang répandu quotidiennement par les martyrs palestiniens n'est
pas le seul indice montrant que les scénarios de cette guerre sont totalement
ouverts. Bien plus, le désarroi du monde politique israélien, passant d'un coma
à l'autre, en est un autre, qui en dit long, aussi, sur la profondeur de
l'impasse actuelle.
Israël est un état vieilli d'un coup. Cela ne vient pas
du fait que cet Etat change de dirigeants deux fois par an, mais de celui qu'il
ne cesse de se fabriquer de nouveaux ennemis dix fois dans la même journée. De
même qu'une ceinture de charges explosives n'est pas le résultat d'une
génération spontanée, n'explose pas dans le vide et ne débouche pas sur le
néant, les politiques israéliennes opposée aux lois de la vie, à la logique de
l'histoire, aux droits des peuples et à la légalité internationale ne peuvent
assurer à l'Israélien le cocktail composé, pour moitié, d'occupation du vide et,
pour moitié, de sécurité dans ce néant. La violence appelle la violence, et
l'impasse est infiniment plus profonde et d'un prix infiniment plus exorbitant
pour la partie israélienne, ce qui fait de la résistance de Yasser Arafat un
devoir politique avisé et non un simple choix tactique ou un 'simple' héroïsme
individuel.
Qu'est-ce que cela change, réellement, que les Israéliens,
cessant de qualifier Arafat de "partenaire" de la paix, le qualifient désormais
d'homme n'ayant "aucun rapport avec la paix", d'homme "HS" (hors-sujet),
"irrelevant", comme ils disent (en anglais) ? Qu'est-ce que cela change, que
l'administration américaine ne voit plus en Arafat un homme "indispensable" ?
Quelles sont les alternatives à ces politiques du "contournement de
l'incontournable", à supposer que ces attitudes ressemblent aussi peu que ce
soit à une politique ? S'agirait-il uniquement de questions de personnes (la
liste des substituts d'Arafat est du plus haut comique, quand elle cesse d'être
franchement caricaturale !) ou bien sommes-nous en train de parler de l'impasse
de l'occupation et d'une lutte historique dont la complexité l'élève bien
au-dessus de la présence ou de l'absence de tel ou tel personnage ?
A la
veille de l'élection d'Ariel Sharon, l'historien israélien Miron Benvenisti
s'est souvenu du fait que la relation entre les deux peuples palestinien et
israélien est une relation constamment "cyclique", (en ce sens qu'elle se
reproduit elle-même en réitérant un pattern de constantes et de constantes
contraires). Il importe aujourd'hui de faire de cette relation une relation
'linéaire', qui permette de passer d'une phase à la phase suivante (autrement
dit, d'oublier le passé). Pas plus tôt qu'hier, commentant la poursuite de la
destruction des infrastructures de l'autorité palestinienne par l'armée
d'occupation, ainsi que la multiplication de ses agissements visant à humilier
personnellement Arafat, Benvenisti a écrit : "pourquoi, au choeur des experts
ès-sécurité, exigeant que le dirigeant palestinien soit humilié, voire déchu, ne
viennent pas se joindre les voix, autres, de ceux qui savent pertinemment que
son absence créera une telle anarchie qu'en comparaison, la situation actuelle
semblera paradisiaque ?"
L'une des réponses, possibles, à cette
interrogation, pourrait être que la mémoire de l'occupant est trop courte pour
emmagasiner les dures leçons du passé et trop méprisante pour reconnaître que
les pierres sont capables de vaincre les tanks, politiquement. Benvenisti pose
la question du silence total des intellectuels israéliens face à une
multiplication d'agissements barbares, tel la mise à sac des bureaux de l'office
palestinien de statistiques, agissements qui n'ont pas d'autre objectif que
blesser la dignité des Palestiniens avant même d'humilier leur dirigeant.
Mais... ne s'agit-il pas là de la répétition de ce que les forces d'occupation
israéliennes ont fait, il y a vingt ans, lorsqu'elles ont détruit les archives
de l'OLP, à Beyrouth ?
Pour Benvenisti, ce dont il s'agit actuellement, ce
n'est pas d'une guerre de Sharon contre le terrorisme, mais de sa guerre contre
'la catastrophe d'Oslo', pour reprendre son expression préférée. Ainsi, il ne
s'agit pas "d'une guerre contre les textes des différents accords, mais de la
guerre que Sharon n'a jamais cessé de mener contre la proclamation de l'OLP,
mouvement national représentatif du peuple palestinien."
L'éloge funèbre de
Miron Benvenisti nous rappelle un autre thrène israélien, prononcé en une
occurrence plus grave et plus significative pour l'Israélien ordinaire, et
aussi, en second lieu seulement, pour l'intellectuel israélien. Il y a tout
juste trois ans, alors que l'Etat juif célébrait le jubilé d'argent du
cinquantenaire de sa création, le romancier et historien israélien David
Grossman a tenu à fêter l'événement à sa manière. Il a écrit un long article
débordant de liesse et d'affliction, dans lequel il se considérait chanceux de
vivre dans un Etat appelé Israël : "Non que je considère que cet Etat soit le
paradis, ni Utopie, mais (tout simplement) parce qu'Israël est le seul endroit
où un Juif puisse vivre au plus près des constituants vitaux de l'histoire, de
la culture, de la spiritualité qui ont accompagné l'existence des générations
juives qui m'ont précédé". Fin de citation.
Israël est aussi cet endroit où
"un Juif peut se faire une représentation des valeurs et des idéaux forgés par
sa culture", "ce lieu où il peut rassasier cette aspiration grâce à
l'utilisation d'une langue dans laquelle son identité s'est inscrite depuis les
temps les plus reculés, une langue qui a servi à consigner tous les livres de
son passé, en les réactualisant jour après jour." Doucement, ne nous emballons
pas... Pouvons-nous nous permettre d'attirer un instant l'attention de David
Grossman sur le fait que si Abraham vivait encore aujourd'hui, (il aurait l'âge
gentillet de 4 000 ans) et s'il était installé dans le salon des Grossman, il
pourrait bavarder avec la petite dernière, qui a... cinq ans : ils se
comprendraient parfaitement ! Ne serait-ce pas tout simplement merveilleux
?
Mais redevenons sérieux... Qu'est-ce qui a donc pu rendre un Juif aussi
enthousiaste que David Grossman tellement triste et sinistre en ce jour faste,
le jour du jubilé d'argent de l'Etat hébreu ? Pourquoi a-t-il senti ainsi son
coeur étreint par l'amertume, lui qui a la chance de vivre dans cet 'oasis' aux
frondaisons luxuriantes et à l'ombre fraîche, en ce lieu où les succès éclatants
sont innombrables, d'après un certain Grossman David : la formation et
l'assimilation de vagues énormes d'immigrants, une agriculture qui a fait
"fleurir le désert", les réalisations scientifiques et technologiques,
"l'édification d'un Etat démocratique, alors qu'une majorité écrasante de ses
citoyens sont originaires de pays dans lesquels toute tradition démocratique est
inconnue, pour la plupart d'entre eux" ?
Pourquoi un Juif tel David Grossman
a-t-il vu sa joie gâchée, pourquoi la maxime du jubilé d'argent d'Israël -
"Ensemble dans la gloire, ensemble dans l'espoir" - n'est-elle pas parvenue à
distraire et à apaiser son esprit frappé de déprime. Il s'avère que c'est même
le contraire qui s'est passé : ce jour-là, notre homme, bien loin de l'espoir et
de la fierté, était au bord du désespoir et de l'abattement. Pourquoi un Juif
tel que lui, romancier, historien et journaliste, s'est-il laissé aller à
ressasser les cauchemars au lieu de se remémorer avec délectation les rêves
dorés, à s'inquiéter pour l'avenir de son fils qui sera bientôt incorporé dans
l'armée, et sera donc contraint de combattre les enfants des amis Palestiniens
de son père ? Combien sombre devait être le présent pesant sur ses épaules pour
que David Grossman en vînt à évoquer "l'insupportable légèreté de l'être"
lorsqu'on lui demanda de définir le sens du mot "vie" dans l'Israël jubilaire
!...
N'y a-t-il pas quelque chose d'étonnant à le voir écrire : "Si l'on
m'imposait la tâche difficile de choisir l'image la plus marquante de ce jubilé,
l'image qui renferme les traits de mon pays, je choisirais une journée qu'aucun
Israélien ne saurait oublier. Cette journée, c'est le 4 novembre 1995".
Rappelons qu'il s'agit de ce jour où Itzhak Rabin, debout devant des milliers de
manifestants assemblés, entonna un hymne à la paix qu'il ne put terminer, fauché
par des balles juives tirées par un Juif absolument persuadé d'obéir aux ordres
du Seigneur, qui lui aurait enjoint d'exécuter un Juif, certes, mais un Juif
traître. Pour Grossman, Itzhak Rabin incarnait "l'image d'Israël tout entier",
il la renfermait en lui, tout en l'élargissant avant, à nouveau, de la résumer.
Rabin était l'homme du Jubilé ; il incarnait l'idéal de l'histoire du
Jubilé.
En effet. Rabin était l'homme qui avait assisté aux divers tournants
décisifs de l'existence de l'Etat hébreu, depuis la légendaire école "Kaduri"
(où furent formées les premières promotions des élites israéliennes), en passant
par la direction du "Palmach", de la "Hagana" et des unités combattantes qui
menèrent la guerre d'"indépendance", les opérations de désencerclement de
Jérusalem, la guerre de 1967, avec la restitution du Mur des Lamentations à une
psyché (nationale) tourmentée et toujours à la recherche de quelque épaule où
verser d'intarissables larmes, l'opération d'Entebbé et la confirmation de la
supériorité de David sur Goliath, même très loin de ses bases, pour finir par
les accords d'Oslo et la paix arabo-israélienne.
Mais Rabin représente aussi,
et encore, "le visage du Juif 'sabra' de légende, sur les traits duquel nous
avons essayé de percer les mystères d'une chose dont nous manque l'expérience
historique : comment ce 'sabra' réussira-t-il à affronter l'âge mûr, puis la
vieillesse ? Comment l'homme-idéal, le héros insurpassable va-t-il se fondre,
peu à peu, dans le quotidien de la vie, dans le réel, dans le temps qui passe ?"
Les interrogations de Grossman, c'est Igal Amir (l'assassin d'Itzhak Rabin, Ndt)
qui s'est chargé d'y apporter une réponse, faisant de cette période unique un
indicateur non équivoque de "la force et de la faiblesse d'Israël et du judaïsme
depuis les temps les plus anciens, ainsi que de la force vitale permettant de
s'élever au-dessus des cauchemars et à retrouver le salut."
Et malgré tout
ça, David Grossman n'avait pas l'esprit à faire la fête, au cinquantième
anniversaire de son Etat.
Comme pour faire en sorte que le paradoxe soit
complet (ce paradoxe de l'histoire "cyclique" qu'abhorre Benvenisti), le silence
assourdissant que Grossman observe aujourd'hui semble à mille lieues de la
position pleine de conscience qu'il avait adoptée, avec d'autres représentants
de milieux de gauche, humanistes et moraux, après qu'Itzhak Rabin fût tombé sous
des balles à cent pour cent juives. A cet instant-là, Rabin avait remisé au clou
l'idéologie de la matraque et du broyage des os des Palestiniens, non pas en
raison d'une prise de conscience subite ou d'une certaine prévention morale
devant le recours aux techniques de répression et de dressage, mais tout
simplement parce qu'il avait "porté son regard plus loin que deux pas en avant",
pour reprendre l'expression même de Grossman. Il s'agissait d'un regard
pragmatique et proactif, qui lui avait permis de constater qu'Israël jouissait
d'une puissance et d'une immunité qui l'autorisaient à serrer la main des
"terroristes" et que la perpétuation de l'occupation et de la guerre ouverte
non-déclarée signifierait l'accentuation du repli d'Israël sur lui-même,
l'aggravation de ses pathologies chroniques tant historiques qu'existentielles.
Et en effet, voilà qu'aujourd'hui même, Benvenisti évoque la "catastrophe"
israélienne qui se manifeste par la pervasion des penchants idéologiques de
Sharon dans toutes les facettes de la vie israélienne : politique, sécuritaire,
sociale et culturelle. Il écrit "Quand, un jour, l'historien écrira
l'histoire de la catastrophe, le moins qu'il pourra faire sera d'ajouter, en
note de bas de page, des citations des jérémiades des prophètes de la
résurrection qui ont emprunté la voie de la catastrophe.
Et Arafat ne devrait
pas tenir bon, dans la situation où se trouve Israël, telle que Benvenisti nous
la décrit ?
13. Sharon nous mène à
la catastrophe. Son but est de mobiliser tout le monde derrière son idéologie
visant à en finir avec la direction palestinienne par Meron
Benvenisti
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du 13 décembre 2001 traduit dans
Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du vendredi 14 décembre
2001
[traduit de l'arabe par Marcel
Charbonnier]
C'est un sentiment bien connu de tous
ceux qui étudient la description historique des enchaînements d'événements
catastrophiques : regrets profonds, colère, impuissance attribuable à une
impression de courte vue, d'arrogance, de folie, de couardise, de considérations
étranges, de pensée irresponsable développée par des dirigeants aveugles en
route vers la catastrophe. Le lecteur se frappe le front jusqu'à en ressentir de
la douleur. Les mots étaient inscrits sur le mur, en lettres de feu, les indices
étaient on ne peut plus clairs, ainsi que les conséquences. Alors, l'inévitable
étant arrivé, le lecteur cherche d'instinct des explications, généralement aussi
'théoriques' qu'erronées : l'incapacité du leadership, des causes afférentes aux
processus historiques, sociaux et culturels sur le long terme... Mais ces
explications rationnelles sont impuissantes à procurer une quelconque
consolation. Car ce qui est advenu est accompli, sans retour possible. C'est le
même sentiment d'abattement et d'impuissance criante qui s'empare de nous au
spectacle de ces dernières semaines qui ont mis en évidence le degré de la pente
glissante sur laquelle nous sommes engagés. Cette pente ne saurait être mesurée
avec précision en fonction ni du nombre de morts et de blessés, ni de la
sévérité des bouclages et du blocus, ni du nombre d'exécutions tant inopinées
que programmées, mais bien à travers la participation des forces de sécurité -
sans aucun complexe ni aucune honte - à la réalisation d'objectifs
idéologiques-nationalistes extrémistes non seulement exempts de toute dimension
"sécuritaires", mais même, bien au contraire, susceptibles de détruire la
sécurité.
La rapidité de la dégringolade sur la pente glissante se mesure au
degré de préparation de gens qui se glorifient pourtant de leur modération et de
leur liberté de pensée à se ranger sous la bannière d'une campagne de propagande
effrénée, quand ce n'est pas à en prendre la tête. On peut discuter sans fin des
mesures militaires et de la levée de certaines contraintes légales et
déontologiques lorsqu'il est question de "lutter contre le terrorisme", mais ne
pourrait-on pas stigmatiser toute une série d'opérations militaires dont le seul
objectif était d'humilier les Palestiniens, de leur ôter toute légitimité et de
détruire leurs infrastructures ?
L'humiliation des Palestiniens, sur les
barrages, est une question grave. Mais on pourrait, à l'extrême rigueur, tenter
de l'expliquer ou de la justifier par la nécessité de faire obstacle aux
déplacements d'éventuels kamikazes. L'humiliation, l'atteinte à la réputation,
voire la suppression de leur leader national, symbole de leur nation et père de
leur peuple, par contre, est une toute autre question. Quelle raison sécuritaire
impérieuse y avait-il à bombarder les hélicoptères du président (palestinien),
ces tas de ferraille inutilisables, si le but n'était pas d'humilier Yasser
Arafat (personnellement) ?
Pourquoi avoir bombardé un immeuble inoccupé à
Ramallah, si ce n'était, en réalité, parce qu'Arafat se trouvait à proximité de
cet immeuble et que quelqu'un a dû éprouver la satisfaction sadique de penser
qu'il serait contraint à trouver refuge sous son bureau pour se protéger ?
Comment se fait-il que la voix de ceux-là mêmes qui savent très bien que la
disparition d'Arafat amènerait une anarchie telle que la situation actuelle
serait remémorée comme une période paradisiaque, en comparaison, est venue se
joindre au choeur des experts ès-sécurité qui appellent au "renversement"
d'Arafat ?
Où sont les intellectuels qui pourraient nous mettre en garde
contre le primitivisme qu'il y a à concentrer tout le conflit dans la personne
d'un seul homme et qui en fait une sorte d'hybride entre un démon effrayant et
un épouvantail ridicule ? Quelle nécessité militaire impérieuse a-t-elle poussé
à commettre la mise à sac sauvage des bureaux de l'Office central des
statistiques de l'Autorité palestinienne, à Ramallah et à en voler les documents
si le but n'était pas de priver les Palestiniens des moyens leur permettant
d'effectuer des évaluations sociales indépendantes ? Où est le collège
académique, où sont les homologues israéliens. Où sont-ils ? Pourquoi n'ont-ils
élevé aucune protestation, ni exigé aucune explication, se contentant du piètre
prétexte que "ces services étaient susceptibles d'avoir assuré la logistique
d'opérations terroristes" ? Il y a quelques mois, ils ont confisqué les
documents de la Maison de l'Orient et, plus loin dans le passé, les archives de
l'OLP à Beyrouth, il y a vingt ans, sous les mêmes prétextes. Ces 'explications'
révèlent l'objectif idéologique - et nullement sécuritaire - qui se trouve
derrière les mesures prises par le gouvernement israélien durant les derniers
mois écoulés : considérer le mouvement national palestinien, ses institutions
comprises, comme une organisation terroriste, c'est-à-dire comme une faction
illégale.
Telle est la véritable signification de la campagne de lutte contre
"la catastrophe d'Oslo" que mène actuellement Sharon. La cible, ce n'est ni les
accords conclus, ni la reconnaissance de l'OLP comme mouvement national du
peuple palestinien. Sharon a réussi à convaincre des gens qui pourtant ont en
horreur la violence et qui critiquent la direction d'Arafat qu'il "n'y a pas de
partenaire", et cela lui permet de les mobiliser derrière l'"idéologie" selon
laquelle il n'y aurait qu'un seul peuple légitime en Israël : le peuple juif.
Les autres ne seraient que des troupeaux menés par des chefs de gangs
d'assassins. La mise à l'écart d'Arafat et la destruction de l'Autorité
palestinienne entraînera, selon les voeux de Sharon, un état de déliquescence
totale et l'accaparement du pouvoir par des caïds locaux. Il sera loisible, dès
lors, de clamer : "on vous l'avait bien dit". La couardise des ministres
travaillistes du gouvernement (de coalition), le silence de la majorité des
opposants idéologiques de gauche, la normalisation de la direction arafatienne,
l'accumulation de la colère et de la haine et, pour finir, l'aspiration à la
vengeance conduisent tout droit à la possibilité que l'idéologie sharonienne
s'inscrive dans les faits, que la catastrophe soit suspendue au-dessus de tous
les habitants de ce pays. Quiconque observe ce qui est en train de se passer
peut se frapper le front jusqu'à s'en faire mal ; la tristesse, la colère,
l'impuissance ne sont pas des sentiments à avoir après coup, c'est pourquoi on
ne peut les supporter. Il semble qu'il ne reste plus qu'à exprimer ces
sentiments tant qu'il en est encore temps, afin qu'au moins l'historien, lorsque
viendra pour lui le moment de consigner par écrit l'ère de la catastrophe,
puisse ajouter une note, en bas de page, reprenant les jérémiades des prophètes
(nous) avertissant de la colère (divine) immanente et (nous) exhortant à ne pas
engager nos pas sur les sentiers menant à la catastrophe.
14. La paix ? Elle ne dépend que d'Israël -
Interview de Monseigneur Michel Sabbah, patriarche catholique de
Jérusalem
in Il Manifesto (quotidien
italien) du jeudi 13 décembre 2001
[traduit de l'italien par
Christian Chantegrel]
(Il Manifesto tire à 100 000 exemplaires. Fondé en
1968, "le Manifeste", journal "intellectuel" communiste, s'affiche
aujourd'hui indépendant, même du PDS - ex-parti communiste italien
-.)
Le problème de la violence
MIMMO DE CILLIS ( Lettre 22 ) - ROMA - Pour la paix au Proche Orient, il n'y a qu'une solution : qu'Israël
se retire des territoires occupés. Monseigneur Michel Sabbah, patriarche latin
de Jérusalem et palestinien de naissance, le répètera aujourd'hui au sommet
convoqué d'urgence Oltretevere (au Vatican, ndt), en présence de tout
l'establishment du Vatican et présidé personnellement par le Pape.
L'intervention de Michel Sabbah aura pour titre, "La situation des chrétiens en
Terre Sainte après le 28 septembre 2000". Il retracera les 14 mois d'intifada
avec un regard particulier pour la communauté chrétienne, 170 mille personnes,
en majorité des palestiniens, pour lesquels "la vie n'est pas facile et ne le
sera jamais."
"Mais la présence chrétienne sur cette langue de terre - dit
Sabbah - est une vocation. Il est écrit que nous y avons notre place." Le
patriarche explique au Manifesto les raisons du conflit et les voies possibles
vers la paix.
- Monseigneur Sabbah comment définir la situation de
la Terre Sainte aujourd'hui ?
- Peut-être ne faut-il pas
utiliser le mot 'guerre', mais plutôt parler de résistance à l'occupation, qui
dure depuis 1967. Après le dialogue mené dans les années 1993-2000, le statut de
la région n'est toujours pas bien défini. Israël n'a pas achevé l'annexion des
territoires, mais il ne les a pas restitués. Et la résistance s'exprime
nécessairement en recourrant à la violence. Il faut bien indiquer que la
violence palestinienne et la violence israélienne sont indissociables l'une de
l'autre. Si on parle de terrorisme palestinien, il faut aussi dire terrorisme
israélien.
- Comment peut-on sortir
de la spirale de la violence ?
- La solution à ce cercle vicieux
est simple : mettre fin à l'occupation israélienne. Si cela est fait, le jour
suivant nous aurons la paix. Le problème est qu'Israël ne parle pas
d'occupation, mais du droit à défendre sa sécurité intérieure. Et pourtant, en
restant à l'intérieur des territoires palestiniens, Israël expose ses citoyens à
la violence.
- Mais les palestiniens
reconnaissent-ils l'état d'Israël ?
- Aujourd'hui toute les formations
politiques palestiniennes reconnaissent le droit à l'existence de l'état
d'Israël. Elles sont divisées sur les choix de comment s'opposer à l'injustice
infligée par Israël. Si cette injustice cesse, et si les palestiniens ont leur
état, il est possible de restaurer des rapports d'amitié entre les deux peuples.
La paix est utile à Israël comme à la Palestine.
- Et les colons ? Ils sont
désormais deux cent mille, nombres d'entre eux nés dans les
territoires...
- Ce n'est pas parce que vous êtes
né dans la maison de votre voisin que vous avez le droit de propriété sur la
maison. Le départ des colons est absolument nécessaire pour la paix. Il existe
déjà des colonies inhabitées à cause de l'insécurité. Et deux cent mille
personnes peuvent facilement être accueillies par cinq millions
d'israéliens.
- Toutes les tentatives de
médiation semblent vaines. Que faut-il faire pour reprendre le dialogue
?
- La reprise du dialogue dépend
seulement du gouvernement israélien, qui a toutes les cartes dans ses mains. Si
Sharon veut la paix, il doit faire un premier pas. Tant que les palestiniens
vivront dans l'humiliation, Yasser Arafat n'a aucun moyen pour arrêter la
violence.
- Arafat est-il encore un
interlocuteur crédible ?
- Bien sûr, et c'est le seul.
Aucun autre interlocuteur palestinien fera plus de concessions à Israël
qu'Arafat. Aujourd'hui les palestiniens ne revendiquent, pour la création de
leur état, que 22% de la Palestine historique. Ils sont prêts à en laisser 78% à
Israël. Israël doit traiter avec leur chef. Eliminer Arafat ne sert qu'à
compliquer le problème.
- Mais le peuple israélien
semble être d'accord avec Sharon, quand il traite Arafat de
"terroriste"...
- Le peuple israélien vit dans la peur. Il veut être
protégé mais, paradoxalement, il a choisi pour dirigeants des hommes durs e
vindicatifs. Ce sont des hommes qui, au lieu de le protéger, l'exposent à la
violence. Il suffit de penser que circule déjà en Israël l'idée de posséder un
jour la totalité des territoires occupés, débarrassés des
palestiniens.
- Comment jugez-vous la
position du Saint siège et de la communauté internationale
?
- Je suis entièrement d'accord
avec le Saint siège, qui reconnaît à la Palestine le droit d'avoir son propre
état. L'année passée à Bethlehem le pape a rappelé que les palestiniens avaient
trop souffert et que le moment était venu de mettre fin à leur souffrance. Le
Saint siège multiplie les efforts auprès de la communauté internationale pour
que cesse l'injustice. Mais il faut reconnaître que la communauté internationale
n'a pas le courage d'agir. Certes, il y a des gestes de solidarité envers les
palestiniens et des aides en devises. Mais les palestiniens aujourd'hui ont plus
besoin de justice que de devises.
- Le dernier événement
pénible est celui de la mosquée de Nazareth. Qu'en pensez-vous
?
- Il faut dire clairement que la
décision de construire une mosquée devant la basilique chrétienne de Nazareth
n'a pas été prise par les musulmans mais par l'état israélien. Ce ne sont pas
les palestiniens qui la veulent, mais un petit groupe intégriste. La décision de
Sharon témoigne du mépris qu'Israël nourrit envers la communauté
chrétienne.
15.
La clé palestinienne par Dominique Vidal
in Manière de voir
N°60 du mois de novembre-décembre 2001
Si les Etats-Unis,
pour conforter leur coalition, doivent ramener le calme en Palestine, ils ne se
donnent guère les moyens d'imposer leurs vues au général Ariel
Sharon.
"A chacun son Ben Laden, le nôtre s'appelle Arafat
[1]." Cette formule résume l'erreur politique commise par le général Ariel
Sharon. Dès le 11 septembre, le premier ministre israélien crut que Washington
cautionnerait une offensive contre l'Autorité palestinienne. Il envoyait alors
son armée dans plusieurs villes autonomes. Une semaine plus tard, le ministre
(travailliste) de la défense Benyamin Ben Eliezer déclarait : "C'est un fait que
nous avons tué quatorze Palestiniens (...) sans que le monde ne pipe mot. Pour
Arafat, c'est catastrophique [2]."
L'euphorie des ultras n'allait pas durer.
Loin d'encourager l'aventure, Washington en demandait l'arrêt immédiat. Sous
pression, le vieux chef du gouvernement dut reconnaître que M. Yasser Arafat
imposait le respect du cessez-le-feu proclamé le 18 septembre ; puis il lui
fallut retirer ses troupes des villes autonomes et mettre fin aux assassinats de
dirigeants palestiniens ; accepter que son ministre des affaires étrangères, le
travailliste Shimon Pérès, rencontre, le 26 septembre, le président de
l'Autorité palestinienne ; et enfin s'excuser platement d'avoir soupçonné M.
George W. Bush de vouloir sacrifier Israël, comme les démocraties européennes
les Sudètes en 1938.
"Sharon a pété les plombs", commentait alors la presse
de Tel-Aviv [3]. C'est que, le 2 octobre, le président Bush avait rendu publique
sa "Déclaration Balfour" : "L'idée d'un Etat palestinien - déclarait-il - a
toujours fait partie de (notre) vision, dès lors que le droit d'Israël à exister
est respecté [4]." Selon plusieurs sources [5], M. Bush entendait reprendre les
propositions de son prédécesseur à la fin 2000 : retrait d'Israël sur les
frontières du 4 juin 1967, sauf le territoire nécessaire au regroupement de 80%
des colons ; reconnaissance du caractère juif d'Israël et du caractère arabe de
l'Etat palestinien ; partage de la souveraineté à Jérusalem [6]. Pis, aux yeux
des Israéliens : début octobre, le secrétaire à la défense Donald H. Rumsfeld
entamait une tournée du monde arabe afin de présenter ce plan - et ce sans même
avoir préalablement consulté Israël et sans même y passer.
Que Washington
fasse valoir ainsi ses desiderata n'étonnera que les naïfs ou les dogmatiques,
pour qui le rôle d'Israël et celui de son lobby aux Etats-Unis contraignent
Washington à soutenir inconditionnellement l'Etat juif. Les intérêts de
l'Amérique, tels que ses dirigeants les conçoivent, passent en fait avant
d'autres considérations : priorité est donnée, en l'occurrence, à la coalition.
"Progresser sur la question palestinienne est essentiel si l'on veut garder le
soutien de la population arabe dans la lutte contre le terrorisme [7]", devait
déclarer le président égyptien Hosni Moubarak à une délégation
européenne.
C'est que la plupart des régimes musulmans alliés de Washington
se livrent à un grand écart délicat entre les exigences américaines et des
opinions anti-américaines. Lors de la guerre du Golfe, nombre de pays de la
région participaient à la guerre de M. George Bush père contre l'Irak : dix ans
plus tard, ils n'ont même pas approuvé formellement les bombardements sur
l'Afghanistan ordonnés par M. George Bush fils. Et pourtant les nécessités
stratégiques de 1991 relevaient du court terme, alors que celles de 2001
s'inscrivent dans le long terme. Bref, une escalade israélo-palestinienne
pourrait ruiner tous les efforts politico-diplomatiques du département d'Etat,
voire déstabiliser les pouvoirs arabes les plus fragiles.
Le rouleau
compresseur américain obtenait de premiers résultats quand, le 17 octobre, le
ministre israélien d'extrême droite (démissionnaire) du tourisme tomba sous les
balles de militants du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP). Le
chef de ce dernier en Cisjordanie, successeur pressenti du vieux George Habache,
avait été assassiné fin août, comme des dizaines d'autres dirigeants de
l'Intifada. Cette "vengeance" allait se révéler une grave faute politique. Elle
offrit au général Sharon le prétexte de l'escalade dont il rêvait : en quelques
jours, l'armée israélienne pénétra à nouveau dans l'ensemble des villes
autonomes. Ce dispositif, le plus offensif depuis la signature des accords
d'Oslo, paraissait préparer une reconquête de la Cisjordanie, dont le président
en personne était menacé. Au point que M. Pérès avait mis en garde par avance :
"A sa place, nous aurons le Hamas, le Djihad islamique et le Hezbollah
[8]."
Tel père, tel fils ? On sait comment, en 1991, M. Bush père empêcha M.
Itzhak Shamir de riposter aux scuds tirés par Bagdad, avant de le traîner à la
conférence de Madrid. Dix ans plus tard, M. Bush fils hésite à faire vraiment
pression sur M. Sharon. Il aura fallu plus d'un mois pour que l'armée
israélienne se retire des villes autonomes qu'elle avait réoccupées - sauf
Jenine, toujours investie. Cette nouvelle aventure a coûté la vie à quelque 90
Palestiniens, portant le bilan de l'Intifada à près de 1 000 morts, dont un
cinquième d'Israéliens.
Le refus du gouvernement israélien de prendre -
rapidement - en compte les intérêts américains tient sans doute pour une part à
l'idéologie de M. Sharon, viscéralement opposé à la création d'un Etat
palestinien, même s'il a fini par prononcer la formule. Pèse aussi, chez lui, la
crainte de se couper de son extrême droite et, plus encore, de donner prise à
son rival Benyamin Nétanyahou. Il faut également noter que le chef d'état-major
Shaul Mofaz et son adjoint Moshé Yaalon développent leur propre ligne,
particulièrement dure - le député travailliste de gauche Yossi Beilin a même
dénoncé un "quasi putsch [9]." Enfin, le maintien des ministres travaillistes
sert de caution, intérieure et extérieure, à la politique irresponsable de M.
Sharon, excluant toute possibilité d'alternance. Ce qui sème la confusion dans
une opinion où pourtant, les sondages l'indiquent de plus en plus nettement, le
désir d'un retour à la table des négociations l'emporte sur les pulsions
bellicistes [10]...
Ce blocage israélien est d'autant plus préoccupant que
l'enjeu du bras de fer engagé par M. Bush avec M. Sharon dépasse le seul retour
au calme : la mise en oeuvre des recommandations de la Commission Mitchell
devrait déboucher sur la reprise des tractations autour du statut définitif des
territoires occupés en 1967, condition nécessaire, mais sans doute pas
suffisante, d'un apaisement des opinions arabo-musulmanes. La guerre du Golfe
terminée, la conférence de Madrid marqua le lancement de longues négociations en
vue d'un règlement d'ensemble : celle d'Afghanistan pourrait être suivie d'une
nouvelle réunion internationale, pour relancer les négociations interrompues à
Taba, en janvier 2001, et créer ainsi les conditions concrètes dudit
règlement.
A quelque chose, malheur est bon, dit le proverbe. Pour que la
tragédie du 11 septembre accouche d'une chance de paix au Proche-Orient, encore
faudrait-il que le président Bush donne corps à la perspective qu'il a annoncée
le 2 octobre. A cet égard, le report de sa rencontre avec M. Arafat n'est pas
encourageant. Quand à M. Colin Powell, le 19 novembre, il a développé, à long
terme, la vision d'un "Etat palestinien viable" aux côtés d'Israël et appelé ce
dernier à mettre fin à l'"occupation" comme à la "colonisation" mais sans
exiger, à court terme, que M. Sharon cesse de multiplier les obstacles à la
reprise des négociations [11].
La poursuite du "deux poids deux mesures"
minerait gravement la coalition "antiterroriste". Elle sacrifierait injustement
le peuple palestinien, principale victime de cet interminable affrontement. Mais
elle menacerait aussi l'avenir même d'Israël. Selon le démographe Arnon Sofer,
en 2020 les Palestiniens seront majoritaires entre Jourdain et Méditerranée, et
représenteront 32% de la population à l'intérieur de la "ligne verte" [12].
Paradoxalement, la création, à court terme, d'un Etat palestinien aux côtés de
l'Etat d'Israël garantit, à long terme, le caractère juif de
celui-ci...
- NOTES :
[1] : The New
York Times, New York, 14 septembre 2001.
[2] : AFP, Paris, 14 septembre
2001.
[3] : Maariv, Tel-Aviv, 5 octobre 2001.
[4] : The New York Times, 2
octobre 2001.
[5] : Comme les sites de Mideast Mirror (Londres) ou du Centre
Israël-Palestine pour la recherche et l'information (Tel-Aviv).
[6] : Selon
la formule du président Clinton, ce qui est juif reviendrait à Israël et ce qui
est arabe à l'Etat palestinien, y compris l'esplanade des Mosquées. Le mur des
Lamentations resterait sous souveraineté israélienne. Cette formule, notons-le,
entérine la colonisation israélienne de la partie orientale de Jérusalem.
[7]
: Le Figaro, 28 septembre 2001.
[8] : Yediot Aharonot, Tel-Aviv, 1er octobre
2001.
[9] : Le Figaro, 16 octobre 2001.
[10] : Selon le sondage Gallup
publié par le quotidien Maariv, en date du 9 novembre, 53% des Israéliens se
prononçaient pour la négociation d'un règlement final, 26% pour une déclaration
de guerre à l'Autorité palestinienne et 14% pour le maintien du statu quo
actuel. De surcroît, 64% d'entre eux (contre 31%) ne croient pas que leur
premier ministre réussra à mettre un terme aux violences, comme il s'y était
engagé.
[11] : AFP, 19 novembre 2001.
[12] : Newsweek, New York, 13 août
2001.