Grand rassemblement de soutien au peuple palestinien
ce jeudi 20 décembre 2001 à 18h30 sur le Vieux-Port à Marseille
                                   
   
Point d'information Palestine > N°181 du 17/12/2001

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L'AMFP Marseille est une section de l'Association France-Palestine Solidarité
Association loi 1901 - Membre de la Plateforme des ONG françaises pour la Palestine
Pierre-Alexandre Orsoni (Président) - Daniel Garnier (Secrétaire) - Daniel Amphoux (Trésorier)
Sélections, traductions et adaptations de la presse étrangère par Marcel Charbonnier
                       
Si vous ne souhaitez plus recevoir (temporairement ou définitivement) nos Points d'information Palestine, ou nous indiquer de nouveaux destinataires, merci de nous adresser un e-mail à l'adresse suivante : amfpmarseille@wanadoo.fr. Ce point d'information est envoyé directement à 3841 destinataires.
Consultez régulièrement les sites de Giorgio Basile : http://www.solidarite-palestine.org
et de Marc Deroover : http://www.paix-en-palestine.org
                           
                          
ERRATUM - Dans le 179ème Point d'information Palestine du 3 décembre 2001, nous avons présenté dans notre rubrique "Réseau", Michel Staszewski, l'auteur de "L'Etat juif, de l'utopie au cauchemar", comme étant "un des principaux animateurs" de l'Unions des Progressistes Juifs de Belgique, alors qu'il n'en est qu'un membre.
                           
Au sommaire
                                      
Témoignage
Cette rubrique regroupe des textes envoyés par des citoyens de Palestine ou des observateurs. Ils sont libres de droits.
Check-point de Bethléem par Nathalie Laillet, citoyenne de Bethléem en Palestine
                                       
Dernière parution
Manière de voir n° 60 - "11 septembre 2001 - Ondes de choc" (Novembre-Décembre 2001)
                                            
Réseau
Cette rubrique regroupe des contributions non publiées dans la presse, ainsi que des communiqués d'ONG.
1. L'"Etat" (d'esprit) par Israël Shamir (Jaffa, le 14 décembre 2001) [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
2. L'Europe n'est pas au rendez-vous de la paix au Proche-Orient par Pierre Galand
3. Lettre à Arno Klarsfeld par Valérie, Anaïs et M., citoyens français, habitants de la Jérusalem occupée
                                 
Revue de presse
1. L'arrogance de l'occupation par Lev Grinberg in Ma'Ariv (quotidien israélien) du dimanche 16 décembre 2001 [traduit de l'anglais par Giorgio Basile]
2. Interview exclusive avec Sharon : "Arafat appartient à l'histoire" propos recueillis par Adi Sidon in Bild (quotidien allemand) du vendredi 14 décembre 2001 [traduit de l'allemand par Vincent Schneegans]
3. "Nous sommes tous des Abou Ammar" par Valérie Féron in 24 heures (quotidien suisse) du vendredi 14 décembre 2001
4. A Gaza, la rage d'une police impuissante - Tous les locaux des forces palestiniennes y ont été détruits par Christophe Ayad in Libération du vendredi 14 décembre 2001
5. Deux arrestations après la découverte de la préparation d'attentats contre une mosquée et un membre du Congrès américain par Greg Winter in The New York Times (quotidien américain) du jeudi 13 décembre 2001 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
6. Les usines d'armement cachées par Amira Hass in Ha'Aretz (quotidien israélien) du mercredi 12 décembre 2001 [traduit de l'anglais par Giorgio Basile]
7. Un raid de l'armée israélienne marque un nouveau précédent dangereux par Sophie Claudet in The Daily Star (quotidien libanais) du lundi 10 décembre 2001 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
8. Leïla Shahid : “Je suis beaucoup plus sévère avec la communauté internationale qu’avec les Israéliens” propos recueillis par Philippe Jacqué sur Courrierinternational.com le lundi 10 décembre 2001
9. DOSSIER SPECIAL - Palestiniens : quel avenir ? in Le Monde du dimanche 9 décembre 2001
[l'intégralité du dossier sur http://www.lemonde.fr/dossier/0,5987,3218-7002--,00.html] - Extraits :
9.1. Yasser Arafat, le dernier des fedayins par Mouna Naïm
9.2. "Voir à travers les yeux des habitants" par Mouna Naïm
9.3. Jean-François Legrain : "Après Arafat, on peut craindre une guerre civile..." propos recueillis par Patrice Claude
9.4. 1936-1947 - La nation arabe par Jean-Pierre Langellier
9.5. 1948-1967 - D'une "catastrophe" à l'autre par Sylvain Cypel
9.6. 1968-1983 - Le temps des fedayins par Mouna Naïm
9.7. 1984-1993 - Les fruits de l'Intifada par Alain Frachon
9.8. 1994-2001 - D'Oslo à la révolte par Mouna Naïm
10. Priorité palestinienne pour les opinions arabes  par Eric Rouleau in Le Monde diplomatique du mois de décembre 2001
11. L'ère des conflits asymétriques par Marwan Bishara in Manière de voir N°60 du mois de novembre-décembre 2001
12. La mondialisation et les cultures par Paul Valadier in la revue Etvdes du mois de décembre 2001
                                               
Témoignage

                                       
Check-point de Bethléem par Nathalie Laillet, citoyenne de Bethléem en Palestine
Bethléem, le jeudi 13 décembre 2001 - Récit des derniers jours : Mercredi (hier, donc) j'avais quelques rendez-vous professionnels à Dheisheh. Et pas de cours l'après-midi. Ça tombe bien, j'ai quelques courses à faire: cadeau pour l'anniversaire d'un copain, et menues bricoles à acheter, car je dois partir pour Gaza puis l'Égypte dès le lendemain (jeudi, donc). C'est bientôt l'Aid (fête musulmane), les rues de la vieille ville de Jérusalem sont bondées. Chacun achète les cadeaux qu'il offrira aux autres.
Dans tout ce monde, je retrouve cependant mes amis. J'en vois un, puis une. On fait nos achats, et je décide de rentrer sur Bethléem: je n'aime pas beaucoup rentrer une fois la nuit tombée, on ne sait jamais... Et puis je me sens de plus en plus mal à l'aise au check-point de Bethléem. Faut dire que, tout doucement («swayy, swayy» comme on dit ici) il prend des allures de forteresse. Il n'y a plus qu'une voie pour les voitures; quant aux piétons, ils doivent passer sur le côté, dans la terre. On ne peut s'y croiser de face, l'endroit est trop étroit. Hommes et femmes passent au même endroit, en se frôlant, ce qui est très mal vu ici.
Ils sont en train de construire des trottoirs, et surtout, des bâtiments, qu'ils entourent de murs de béton. Tout autour de ce mur, une sorte de chemin de ronde, où se postent, régulièrement, les soldats de Tsahal, armés jusqu'aux dents. De ce chemin de ronde, ils contrôlent les entrées de la ville et voient donc les jeunes Palestiniens qui n'ont pas la chance de posséder une carte de résident de Jérusalem et qui, de ce fait, sont immanquablement refoulés au check-point. Pourtant, ces jeunes gens travaillent en Israël (illégalement, bien sûr).
Et depuis quelques temps, le check de Bethléem est devenu très fréquenté par... les colons! Depuis Gilo, ils se rendent tranquillement en famille au Tombeau de Rachel. Eux aussi sont à pied (alors qu'ils peuvent parfaitement passer en voiture), mais eux ils passent sur la route sans montrer leurs papiers (La route est à deux fois deux voies. Les piétons palestiniens occupant un bas-côté, et les voitures palestiniennes une seule voie, ils ont de la place pour passer!).
Bien sûr, un colon ne se déplace jamais sans son M16... Du coup, depuis quelques jours, je me «cogne» régulièrement à des familles venues au Tombeau de Rachel... Et devinez qui doit laisser passer l'autre...
Bref donc, il est presque l'heure de la rupture du jeune en ce mercredi et je rentre chez moi. Beaucoup de Palestiniens en font autant. On fait la queue.
- «Wahad, wahad !» («Un par un !»), nous crie-t-on avec un fort accent hébreu.
- «Reculez !»
On recule... Il y a là quatre ou cinq soldats chargés de vérifier nos papiers. Tout d'un coup, un mouvement de foule. On doit faire de la place (c'est possible?). Un soldat arrive. Devant lui, un jeune Palestinien. Le soldat le tient par la manche. Le canon du M16 est pointé dans le cou du jeune homme. Ce dernier a une vingtaine d'années, il porte des vêtements de travail encore tout tâchés de peinture. Sur son visage, la peur et la haine. Les yeux baissés. Il ne veut pas croiser nos regards. Le soldat hurle sur lui. Il ne répond pas. Les Palestiniens regardent la scène. En signe de désapprobation, les langues claquent sur les palais. Mais que faire.
Tout d'un coup, le soldat décide de faire demi-tour, avec son prisonnier bien sûr. Il l'emmène un peu plus loin. Je regarde. Il lui dit de poser la main sur une barre de fer. Le Palestinien va sans doute passer des heures à attendre. Ce n'est pas la première fois que j'assiste à ce genre de scène, je connais la suite. Je détourne le regard et m'apprête à présenter mon passeport au soldat.
Tout d'un coup, un bruit sourd. Quelque chose que l'on cogne. Je ne réagis pas. Après tout, les bruits bizarres, on commence à avoir l'habitude. Ce n'est qu'au deuxième bruit sourd que je réagis : ils sont en train de tabasser le type !
J'abandonne ma place dans la queue et je me dépêche d'aller voir. Le soldat cogne la tête du Palestinien contre la barre de fer sur laquelle il doit poser la main.
Je suis stupéfaite. Estomaquée. Pas un son ne sort de ma bouche. Rien.
Le soldat attrape le type et le force à se retourner: il lui envoie un coup de pied dans les testicules. Il s'apprête à recommencer et il m'aperçoit. Il s'arrête. À nouveau, le Palestinien doit se retourner, les jambes bien droites. Le soldat lui envoie un coup de pied dans la pliure du genou et un suivant dans les fesses, pour lui apprendre à se tenir droit sous les coups, sans doute ! Je vous rappelle que les glorieux soldats de Tsahal ne portent pas de charentaises...
Je tremble de tous mes membres. Je n'arrive pas à parler. J'ai les larmes aux yeux. Je regarde le soldat. Je regarde son prisonnier. Sur la barre de fer, sa main tremble. Ses lèvres aussi. Pas un son n'est sorti de sa bouche sous les coups. Pas un cri.
Tout mon corps tremble; mon cœur bat la chamade. Je tremble de rage, d'impuissance. Depuis plus d'un an que dure cette sale guerre, c'est la première fois que ça m'arrive. Pourtant, j'en ai vu des choses pas belles. Mais un type se faire tabasser ainsi...
Le soldat, gêné sans doute par ma présence muette, emmène son prisonnier ailleurs. Je retourne faire la queue. Derrière moi, le père d'une des gamines qui étudie le français dans le camp. Il me fait signe. Le soldat revient avec son prisonnier (toujours tenu par la manche). Trois soldats se groupent autour de lui. Je passe le check et attends le papa. Dès qu'il arrive, je l'interroge:
- Pourquoi ils lui ont fait ça ?
- Parce qu'il n'avait pas d'autorisation pour aller à Jérusalem. Pourtant, il doit y aller. Pour travailler.
- Et toi, tu étais à Jérusalem ? Tu avais une autorisation ?
Il a un petit sourire triste :
- Depuis 1993, je ne suis jamais retourné à Jérusalem. La ville m'est désormais interdite. Aujourd'hui, je suis venu ici pour donner un papier à un de mes amis. Chacun de son côté du check.
Il me dépose chez moi. Je mange un morceau. Et je repars, direction le camp de Dheisheh où je dois rencontrer un de mes élèves: son frère habite en Égypte, et il m'a demandé de lui passer quelques cadeaux. Mais la salle internet est fermée. J'attends à la porte, dehors. Avec moi, un jeune Sud-africain (qui sait donc ce que le mot Apartheid veut dire...). Un gosse arrive. On discute.
- Tu as quel âge ?
- Neuf ans, et je m'appelle Mo'ed. Aujourd'hui maman m'a acheté des vêtements neufs pour l'Aid.
- Qu'est ce que tu vas faire pour l'Aid ?
- Rien. À cause de ça.
Et il me montre une affiche géante sur le mur du bâtiment de l'association. Les photos des huit «martyrs» du camp. Mo'ed continue:
- Tu comprends, on ne peut pas faire la fête avec ça.
- Tu les connaissais ?
- Oui, bien sur ! Tous ! Surtout Kifah. Tu sais, il était dans l'équipe de Dheisheh !
- Oui, je sais.
Un jeune homme, Brahim, se joint à la conversation:
- Pas d'Aid cette année, ni de Noël, ni de Nouvel An. Tu étais là avant l'Intifada, il y a deux ans ?
- Non.
- Il y a deux ans, Rachid Taha est venu ici. On a dansé et chanté toute la nuit. Bijannin ! (Génia !). Mais maintenant...
Mo'ed reprend:
- Et aussi l'année dernière, juste avant l'Intifada, il y a le Pape qui est venu !
- Et tu l'as vu, le pape ?
- Oui ! Dans sa voiture qui évite les balles !
- Et il est comment, le Pape ?
- Blanc et vieux ! Et sa main elle est comme celle d'Arafat!
- C'est bien, la vie à Dheisheh ?
- Oui, ça va. Mes amis sont là.
- Et quand il y a des tirs, tu as peur ?
- Non ! J'ai pas peur, moi ! Tu as peur, toi ?
- Oui.
- C'est parce que tu es étrangère. Tous les étrangers ont peur. Pas les Palestiniens.
Et la conversation s'est poursuivie longtemps encore. Mo'ed est venu dans la salle informatique près de moi. Il a joué. Dans son jeu, il fallait tuer le plus de soldats possible...
Enfin je rentre chez moi et dodo !
Ce jeudi matin, le réveil sonne... à 6h15 ! J'ai rendez vous avec Katia à Jérusalem. On doit aller chercher nos visas au consulat d'Égypte à Tel Aviv. En effet, hier soir, nous avons dû changer nos plans après les nouvelles des attentats dans les Territoires occupés. Impossible d'aller à Gaza : nous ne passerons pas par Rafah, nous n'irons pas à la soirée d'anniversaire de notre copain à Gaza... Nous passerons donc par Eilat, puis le Sinaï.
Le téléphone sonne à 6h25. C'est Katia. Elle habite Ramallah.
- Ils ont bombardé toute la nuit! Je n'ai pas fermé l'œil! Depuis une heure du matin, nous n'avons plus d'élecricité!
- Ok, je vais à Jérusalem et j'essaie d'aller te chercher chez toi! Prépare-toi!
Et me voilà repartie sur les routes. À nouveau, check de Bethléem. Cette fois, nouveauté: les soldats tiennent des chiens en laisse! De mieux en mieux! Détours encore et toujours, et après plus d'une heure, la ville sainte (il y a des jours ou je me demande pour qui...) Je file sur Ramallah. Avant même d'arriver au trop fameux check-point de Qalandia, je dois changer de taxi... En effet, la police (israélienne) procède ce matin à... des vérifications des moteurs des taxis collectifs palestiniens! Ça ne s'invente pas, ça! Aucune voiture ne passe (palestinienne s'entend). Tous les taxis sont bloqués, et la police vérifie leur état... On est donc bien obligés de descendre et... de marcher, une fois de plus!
Nouveau taxi jusqu'à Qalandia, où je descends encore. Encore quelques centaines de mètres à pied et voilà Katia ! Le check de Qalandia a bien changé depuis deux semaines que je ne l'ai pas passé: route goudronnée, portail, visiblement, ils ont des plans d'urbanisme dans la tête. Reste à savoir lesquels...
On repart dans l'autre sens, et je m'aperçois avec stupeur qu'il est plus facile de faire Ramallah-Jérusalem que le contraire! Je n'y comprends plus rien, moi!
Pendant que je marche à tous ces checks, une chanson de Marcel Khalife me revient constamment en tête: «wa ana amshi, wa ana amshi, wa ana, wa ana...» («et je marche, et je marche, et je, et je...»)
On part enfin pour Tel Aviv et l'ambassade égyptienne, où nous arrivons à 11h10.
- Ah ben non, ça ferme à 11h, nous dit-on. Revenez après les fêtes.
- Mais on vient de Ramallah ! Plein de check-points! C'est la guerre ! On veut juste oublier un peu et passer dix jours en Égypte !
- Trop tard
- Allez, soyez sympa...
- Bon Ok... Montrez-nous vos passeports...
Ouf... Le fonctionnaire égyptien les regarde et s'adresse à Katia :
- Ton passeport expire dans deux mois. Tu ne peux pas avoir de visa.
Nos vacances tombent à l'eau... À bout de nerfs, mes larmes, celles d'hier quand le Palestinien se faisait passer à tabac, coulent... et émeuvent le fonctionnaire en chef !
- Allez allez, ne pleure pas, on vous le donne à toutes les deux, le visa. Et demain vous êtes en Égypte... Repassez chercher vos passeports à 2 heures.
On file à la plage. Il fait beau. Les Israéliens surfent. Des avions de guerre dans le ciel. Ils volent en direction de Gaza. On ne peut pas les confondre avec des avions de ligne. Les Israéliens savent donc. Ou peut être sont-ils trop occupés à surfer par un bel après-midi d'hiver...
Retour à Jérusalem, puis Bethléem. Encore des checks et des soldats.
Tous ces trajets aujourd'hui à Tel Aviv, nous les avons effectués dans des bus israéliens. Dans ces bus, j'ai eu moins peur que dans ma maison, quand l'université de Bethléem se prenait des obus. Dans les yeux des Israéliens, je n'ai pas lu la peur et la résignation que je lis quotidiennement dans les yeux des Palestiniens.
Et si vous ne me croyez pas, venez donc faire un tour en terre «sainte».
                                 
Dernière parution

                                         
Manière de voir n° 60 - "11 septembre 2001 - Ondes de choc"
Revue bimestrielle publiée par Le Monde diplomatique (Novembre-Décembre 2001)

[98 pages - 45,00 FF / 6,86 Euros - ISSN ; 1241-6290]
                               
SOMMAIRE
Introduction : Guerre totale pour un péril diffus, par Ignacio Ramonet
I - Le nouvel ordre mondial
Les Etats-Unis victimes de leur excès de puissance, par Steven C. Clemons
Rêves d'empire, par Philip S. Golub
Débats à Washington, par Paul-Marie de La Gorce
Géographie du "monde inutile", par Pierre Conesa
L'ère des conflits asymétriques, par Marwan Bishara
Dissonances latino-américaines, par Denise Mendez
Le choix de la Russie, par Nina Bachkatov
Menace bactériologique, par Susan Wright
L'argent ou les bombes ?, par Saskia Sassen
Comment combattre le terrorisme ?, par Gérard Soulier
II - L'islamisme, voilà l'ennemi
Sous couvert du 'choc des civilisations', par Tariq Ali
Le cheval de Mohammed Atta, par Elias Khoury
Tragique impasse du fondamentalisme sunnite, par Olivier Roy
Visages changeants de l'islamisme, par Eric Rouleau
Un système financier cautionné par l'islam, par Ibrahim Warde
Du Mexique à l'Egypte, la révolte des marginaux, par Dan Tschirgi
Une lente laïcisation, par Sadik Jalal Al-Azm
III - L'arc de crise
De l'Asie centrale au Golfe, cartes de Philippe Rekacewicz
La longue marche des talibans, par Ahmed Rashid
Le jeu dangereux d'Islamabad, par Selig S. Harrison
La menace Pakistan, par Ignacio Ramonet
Insoluble problème du Cachemire, par Jyotsna Saksena
Sept niveaux de désespoir, par John Berger
Grand jeu pétrolier en Transcaucasie, par Vicken Cheterian
Mystère d'un attentat en Arabie saoudite, par Alain Gresh
La télévision qui dérange (Al-Djazirah), par David Hirst
La clé palestinienne, par Dominique Vidal
Compléments documentaires Des sites et des livres, par Maria Ierardi et Olivier Pironet
                                               
Introduction : Guerre totale contre un péril diffus par Ignacio Ramonet
Paradoxalement, les épouvantables attentats du 11 septembre n'ont pas déclenché, dans de nombreuses régions du monde, des débordements de sympathie à l'égard des Etats-Unis. Au point que le président George W. Bush en est venu à déclarer : "Je suis impressionné qu'il y ait une telle incompréhension de ce qu'est notre pays et que des gens puissent nous détester. Je suis comme la plupart des Américains, je ne peux pas le croire, car je sais que nous sommes bons."
En effet, à travers le monde, et en particulier dans les pays du Sud, le sentiment le plus souvent exprimé par les opinions publiques, à l'occasion de ces condamnables attentats, a été : "Ce qui leur arrive est bien triste, mais ils ne l'ont pas volé !"
Pour comprendre une telle réaction, il n'est peut-être pas inutile de rappeler que, tout au long de la "guerre froide" (1948-1989), les Etats-Unis s'étaient déjà lancés dans une "croisade" contre le communisme. Qui prit parfois des allures de guerres d'extermination : des milliers de communistes liquidés en Iran, deux cent mille opposants de gauche supprimés au Guatemala, plus d'un demi-million de communistes anéantis en Indonésie... Les pages les plus atroces du livre noir de l'impérialisme américain furent écrites au cours de ces années, marquées également par les horreurs de la guerre du Vietnam (1962-1975).
C'était déjà "le Bien contre le Mal". Mais à l'époque, selon Washington, soutenir des terroristes n'était pas forcément immoral. Par le biais de la CIA, les Etats-Unis préconisèrent des attentats dans des lieux publics, des détournements d'avions, des sabotages et des assassinats. A Cuba contre le régime de M. Fidel Castro ; au Nicaragua contre les sandinistes ; ou en Afghanistan contre les Soviétiques. C'est là, en Afghanistan, avec le soutien de deux Etats très peu démocratiques, l'Arabie saoudite et le Pakistan, que Washington encouragea, dans les années 1980, la création de brigades islamistes recrutées dans le monde arabo-musulman et composées de ce que les médias appelaient alors les "freedom fighters", les combattants de la liberté ! C'est dans ces circonstances, on le sait, que la CIA engagea et forma le désormais célèbre Oussama Ben Laden.
Après 1991, les Etats-Unis se sont installés dans une position d'hyperpuissance unique, et ont marginalisé, de fait, les Nations unies [1]. Ils avaient promis d'instaurer un "nouvel ordre international" plus juste. Au nom duquel ils ont conduit la guerre du Golfe contre l'Irak. Mais, en revanche, sur le conflit israélo-palestinien, ils sont demeurés d'une scandaleuse partialité en faveur d'Israël, au détriment des droits des Palestiniens [2]. De surcroît, malgré des protestations internationales, ils ont maintenu un implacable embargo contre l'Irak, qui épargne le régime et tue des milliers d'innocents. Tout cela a ulcéré les opinions du monde arabo-musulman, et facilité la création d'un terreau où s'est peu à peu épanoui un islamisme férocement antiaméricain.
Comme le Dr Frankenstein, les Etats-Unis ont vu leur vieille création - M. Oussama Ben Laden - se dresser contre eux, avec une violence démentielle. Et se sont engagés à le combattre en s'appuyant sur deux Etats - Arabie saoudite et Pakistan - qui, depuis trente ans, ont le plus contribué à répandre à travers le monde des réseaux islamistes ayant régulièrement recours à des méthodes terroristes !
Vieux briscards de la guerre froide, les hommes et les femmes qui entourent le président George W. Bush ne sont peut-être pas mécontents de la tournure que prennent les choses. Miraculeusement, les attentats du 11 septembre leur ont restitué une donnée stratégique majeure dont l'effondrement de l'Union soviétique les avait privés pendant dix ans : un adversaire. Enfin !
Sous le nom de "terrorisme", cet adversaire désigné, chacun l'aura compris, est désormais l'islamisme radical. Tous les dérapages redoutés (confusion entre islam et islamisme, entre Arabes et terroristes, chasse au faciès, restriction des libertés, accentuation du contrôle social, etc.) risquent maintenant de se produire. Y compris une moderne version du maccarthysme prenant pour cible tous les adversaires de la mondialisation.
Quels sont les buts explicites de ce premier conflit du 21ème siècle ? Un objectif principal a été annoncé dès le lendemain du 11 septembre : démanteler le réseau AlQa'ida et capturer, "mort ou vif", M. Oussama Ben Laden, responsable de crimes - 5 000 morts - que nulle cause ne peut en aucun cas justifier. Facile à formuler, ce dessein n'est pas du tout simple à accomplir. A priori pourtant, la disproportion de forces entre les deux adversaires paraît abyssale. Il s'agit même d'une situation militaire inédite, car c'est la première fois qu'un empire fait la guerre non pas à un Etat, mais à un homme...
Usant de ses écrasants moyens militaires, Washington a jeté dans cette bataille toutes ses forces et devrait l'emporter. Toutefois, les exemples abondent de grandes puissances incapables de venir à bout d'adversaires beaucoup plus faibles. Comme la plupart des forces armées, celles des Etats-Unis sont formatées pour combattre d'autres Etats et pas pour affronter un "ennemi invisible". L'histoire militaire enseigne que, dans un combat asymétrique, celui qui peut le plus ne peut pas forcément le moins. "Une armée telle que l'IRA, rappelle l'historien Eric Hobsbawm, s'est montrée capable de tenir en échec le pouvoir britannique pendant près de trente ans ; certes l'IRA n'a pas eu le dessus, mais elle n'a pas été vaincue pour autant [3]."
Dans le siècle qui commence, les guerres entre Etats sont en passe de devenir anachroniques. Et l'écrasante victoire dans le conflit du Golfe, en 1991, se révèle trompeuse. "Notre offensive dans le Golfe a été victorieuse, reconnaît le général des 'marines' Anthony Zinni, parce que nous avons eu la chance de trouver le seul méchant au monde assez stupide pour accepter d'affronter les Etats-Unis dans un combat symétrique [4]." L'OTAN pourrait dire la même chose de M. Milosevic, lors de la guerre du Kosovo en 1999. Car les conflits asymétriques de nouveau type sont plus faciles à commencer qu'à terminer. Et l'emploi, même massif, de moyens militaires ne permet pas forcément d'atteindre les buts recherchés. Il suffit de se souvenir de l'échec en Somalie en 1994.
En attaquant l'Afghanstan, sous le prétexte recevable que ce pays protège M. Ben Laden, le gouvernement américain savait donc qu'il entreprenait la phase la plus facile du conflit. Et qu'il renverserait assez vite le gouvernement des talibans. Mais cette victoire contre l'un des régimes les plus odieux de la planète ne garantira pas l'obtention du but premier de cette guerre : la capture de M. Ben Laden.
Le second objectif paraît trop ambitieux : en finir avec le "terrorisme international". D'abord parce que le terme de "terrorisme" est très imprécis. Depuis deux siècles, il a été utilisé pour désigner indistinctement tous ceux qui recourent, à tort ou à raison, à la violence pour tenter de changer l'ordre politique. Alors que l'expérience montre que, dans certains cas, cette violence était nécessaire. De nombreux anciens "terroristes" ne sont-ils pas devenus des hommes d'Etat respectés ? Par exemple, et pour ne pas citer ceux issus de la Résistance française : Menahem Begin, ancien chef de l'Irgoun, devenu premier ministre d'Israël ; M. Abdelaziz Bouteflika, ancien 'fellagha', devenu président de l'Algérie ; ou M. Nelson Mandela, ancien chef de l'ANC, devenu président de l'Afrique du Sud et Prix Nobel de la paix.
La guerre et la propagande actuelles peuvent laisser croire qu'il n'est de terrorisme qu'islamiste. C'est évidemment faux. Au moment même où se déroule ce conflit, d'autres terrorismes sont à l'oeuvre, un peu partout dans le monde non musulman : celui de l'ETA en Espagne, celui des FARC et des paramilitaires en Colombie, celui des Tigres tamouls au Sri Lanka, etc. Hier encore, celui de l'IRA et des loyalistes en Irlande du Nord.
Comme principe d'action, le terrorisme a été revendiqué, au gré des circonstances, par presque toutes les familles politiques. Le premier théoricien à proposer, dès 1848, une doctrine du terrorisme est l'Allemand Karl Heinzen dans son essai 'Der Mord' (le meurtre) dans lequel il estime que tous les moyens sont bons pour hâter l'avènement de... la démocratie ! En tant que démocrate radical, Heinzen écrit : "Si vous devez faire sauter la moitié d'un continent et répandre un bain de sang pour détruire le parti des barbares, n'ayez aucun scrupule de conscience. Celui qui ne sacrifierait pas joyeusement sa vie pour avoir la satisfaction d'exterminer un million de barbares n'est pas un véritable républicain [5]."
Par l'absurde, cet exemple montre que même les meilleures fins ne justifient pas les moyens. Les citoyens ont tout à craindre d'une République - laïque ou religieuse - bâtie sur un bain de sang. Mais comment ne pas craindre aussi que la chasse tous azimuts aux "terroristes" qu'annonce Washington comme but ultime de cette guerre sans fin ne provoque de redoutables atteintes à nos principales libertés, à l'état de droit et à la démocratie elle-même ?
- NOTES :
[1] : Ce n'est pas un hasard si le jury du Nobel a attribué le Prix Nobel de la paix 2001 à M. Kofi Annan et aux Nations unies. Une manière de rappeler, dès le début de la crise internationale actuelle, que l'ONU existe...
[2] : Lire Alain Gresh, Israël, Palestine, Vérités sur un conflit, Fayard, Paris, 2001.
[3] : La Repubblica, Rome, 18 septembre 2001.
[4] : ElMundo, Madrid, 29 septembre 2001.
[5] : Cité par Jean-Claude Buisson, in Le Siècle rebelle. Dictionnaire de la contestation au 20ème siècle, Larousse, Paris, 1999.
                                           
Réseau

                                         
1. L'"Etat" (d'esprit) par Israël Shamir (Jaffa, le 14 décembre 2001)
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
Les coteaux escarpés du Wadi Kziv, dans l'ouest de la Galilée, sont recouverts par une végétation luxuriante ; les lauriers-roses et les cyprès s'y mirent dans de petites vasques alimentées par des sources. J'aime ce canyon coupé de tout. Durant les chaudes journées d'été, on peut s'y cacher dans des grottes profondes et compliquées et s'étendre dans des eaux limpides et fraîches, guettant le daim qui viendra s'y abreuver ou rêvant à quelque nymphe. Je profite de journées plus fraîches pour escalader la pente et monter jusqu'au château de Montfort, remontant aux Croisades, qui s'élève sur un mont au milieu du défilé. Une fois arrivé, je m'assieds au sommet du donjon et je m'abandonne à la contemplation de la Méditerranée, que l'on devine dans le lointain.
Ce lieu garde de multiples mémoires. Les Chevaliers teutoniques, ces sionistes (avant l'heure) du douzième siècle, avaient acheté ce fort et y avaient fondé l'Etat ambulant de l'Ordre. Ils furent défaits par Saladin, ce parangon de bravoure et de compassion, qui leur laissa la liberté. Ils purent repartir avec armes, bagages et honneur, et s'en retourner chez eux, en Europe de l'est.
N'est-ce pas sur ce sentier escarpé menant à une source que s'étaient rencontrés, puis séparés, les personnages adorables d'Arabesques, un roman exquis de l'écrivain palestinien Antoine Shammas, originaire du village voisin de Fassuta, sans doute le seul non-juif au monde à écrire ses livres et ses poèmes en hébreu moderne ?
Plus à l'ouest, le ruisseau de Kziv rejoint la mer, après avoir traversé les ruines d'Ahziv, un village chrétien détruit, par des Juifs, en 1948. Dans ce village, il y a maintenant bien lontemps - c'était dans les années vingt - une jeune fille palestinienne reçut la visite d'une autre femme palestinienne du coin, la Vierge Marie. En d'autres termes : un coin typique d'un paysage unique : celui de la Palestine.
Ces jours-ci, vous pouvez explorer l'endroit sans crainte d'être dérangé : il n'y a personne. Le village ruiné est désert, tout comme la campagne alentour. Depuis l'année noire de 1948, la terre de Palestine est souffrante, comme elle ne l'avait jamais été auparavant. Les gens ne s'aventurent plus jusque là-bas, vers la mer ; ils abandonnent la vallée aux sangliers efflanqués. En descendant la vallée, j'ai vu quelques-uns de ces animaux gracieux, si différents de leurs cousins domestiqués. Ce n'est qu'une fois sorti du défilé, et déjà sur la plaine de Saint-Jean d'Accre, que j'ai rencontré âme qui vive. Il s'agissait de quelques paysans thaïlandais - ou chinois, je ne sais - en train de travailler dans les cultures d'un kibboutz voisin. Un kibbutznik entre deux âges, assis à l'ombre, les surveillait. Je me suis approché de lui pour lui demander un verre d'eau et une cigarette.
C'était l'incarnation du brave Israélien, baraqué, tanné par le soleil, avec un sourire bienveillant, des moustaches broussailleuses et un langage peu châtié. Voilà cinquante ans, il (je devrais dire, plutôt, son prédécesseur), aurait été quelque combattant des troupes d'assaut juives, le Palmach, il aurait sans doute conquis les terres agricoles du village d'Ahziv, expulsant ses paysans vers le Liban. Il y a une trentaine d'année, il aurait travaillé les terres volées de ses propres mains. Aujourd'hui, il supervise les Thaïlandais qui y triment, suant sang et eau. Bientôt, me dit-il, il se rendrait à New York, pour aller voir son fils. Ce sont des Russes, habitants de la ville de Maalot, qui viendraient surveiller le kibbutz durant son absence. Les Juifs intéressés par l'agriculture ou même par la surveillance des paysans thaïlandais ne courent pas les rues, m'a-t-il dit. Le kibbutz espère obtenir un permis de construire, afin de bâtir un lotissement et de vendre les logements. L'emplacement est bien situé : Naharia et Saint-Jean d'Accre sont toutes proches. Les maisons se vendront bien, malgré la crise, ajouta-t-il.
Lui serrant la main, je pris congé en lui souhaitant bonne chance, à lui, aux Thaïlandais ruisselants de sueur, aux champs verdoyants, aux montagnes du Liban, plus au nord, qui dissimulent les camps de réfugiés peuplés par les anciens habitants d'Ahziv, à la chaîne des monts de Galilée et à sa ville entièrement russe de Maalot, et je pris le train du retour à Jaffa. Dans le train, il y avait quelques Africains, sans doute des immigrés clandestins à en juger à leurs regards fuyants. Des maçons roumains, toute une équipe, s'envoyaient de la bière et rotaient bruyamment. Ils ont été importés de leur patrie est-européenne appauvrie pour venir construire les demeures des immigrants, les Juifs ne voulant pas plus travailler dans le bâtiment en Israël qu'en Californie. Un avocat juif israélien, revêtu de sa toge noire, fourrageait de la paperasse dans son attaché-case entrouvert. Un soldat israélien, blond et armé, parlait ukrainien, avec force 'h' fricatifs, à sa copine corpulente. Il célébrait ses propres exploits guerriers face à une multitude de terroristes arabes, sous le regard éperdu d'admiration de sa Dulcinée. Un groupe de Marocains parlaient de la fermeture de l'aciérie de Saint-Jean d'Acre et de leurs très maigres chances de retrouver du boulot. La crise s'aggrave, dit l'un d'entre eux, c'est comme en 1966, sinon pire.
Le train roulait maintenant dans l'agglomération de Haïfa, et je pensais aux centaines de milliers, peut-être même aux millions d'Américains, de sionistes juifs et chrétiens, faisant du lobbying, priant, collectant des fonds... Non, non... : pas pour l'Etat juif, construit sur les ruines de la Palestine. Ça serait déjà horrible ; mais la réalité est pire. Je pensais aux millions de Palestiniens, en train de croupir dans les camps de réfugiés et dans les geôles, dépossédés, expulsés - non par le monstre de l'occupation odieuse et du rapt des terres, non : par quelque chose de pire : par un fantôme.
L'Etat juif est un état virtuel qui perd rapidement le lien ténu qui le relie à la réalité. Cet Etat-fantôme tue les gens tout en collectant des fonds en Amérique ; il poursuit une sorte d'existence scélérate, comme l'illustre l'expression juridique "propriété du défunt". Ses champs sont entretenus par des travailleurs-hôtes importés, gardés par des Russes et des Ethiopiens, importés eux aussi, et font l'objet de conférences en amphi par des professeurs israéliens, enseignant (à temps plein et à vie) dans les universités américaines et de braves généraux toujours prêts pour un coup de tabac. Le chômage augmente de jour en jour, les services publics sont en grève quasi-permanente ; le tourisme s'est effondré, les hôtels sont fermés et d'autres branches de l'économie nationale sont au bord de la faillite. Les Israéliens achètent des appartements en Floride et à Prague, tandis que les logements, en Israël, ne trouvent pas preneur. L'acharnement de Sharon à punir les Palestiniens, c'est un peu celui de quelqu'un qui se donne une baffe sur sa propre main gauche : les Palestiniens et les Israéliens sont mêlés et intégrés les uns aux autres, la séparation - objectif actuellement poursuivi - tue l'économie des uns et des autres.
Vu de loin, des Etats-Unis, Israël semble un géant : puissance nucléaire, grand ami des Américains, l'Etat juif est un motif de fierté, pour des Juifs américains. Un visiteur peut quitter nos côtes avec le sentiment, fort, que nous avons une identité marquée et que nous sommes prospères. Mais seuls, nous, qui y résidons en permanence, savons qu'Israël n'est qu'un décor de carton-pâte. Israël est en train de s'écrouler, ses forces vives émigrent, en désespoir de cause, tandis que les généraux parachèvent la destruction du pays. C'est un sort cruel qui s'abat sur les Palestiniens : Israël, l'Etat-fantôme qui les assassine, est un corps sans âme, titubant comme un zombie, qui hante les couloirs du Congrès américain et les déserts du Moyen-Orient.
Et c'est pour ce spectre que des gros bonnets juifs américains pressurent leurs employés et leurs concitoyens comme des citrons, afin d'en extraire jusqu'au dernier cent, exigeant des coupes dans les pensions allouées aux personnes âgées et dans les allocations familiales, des restrictions aux budgets de la santé et de l'éducation, l'assèchement de l'aide internationale à l'Afrique et à l'Amérique du Sud, la mise sur pied de coalitions improbables avec des racistes aussi notoires qu'un Pat Robertson, la vitrification de l'Irak, bénissant le bombardement de réfugiés afghans, faisant tout afin de maintenir les Noirs américains dans leurs ghettos, minant la société qui les a accueillis, se créant des ennemis, à eux-mêmes et en créant, plus largement, à l'Amérique. Ces agissements sont on ne peut plus avilissants. Certes. Mais, de plus, ils sont vains. L'expérience sioniste est pratiquement terminée. (Israël) peut encore être maintenu en survie artificielle, cas d'acharnement thérapeutique évoquant celui qu'on exerce parfois sur un 'légume humain' en état de mort cérébrale. Il peut, certes, encore tuer des tas de gens, voire même déclencher la guerre mondiale. Mais, pour lui, désormais, tout retour à la vie est impossible.
L'Etat juif d'Israël est un état d'esprit ; il n'est que la projection de la mentalité juive américaine. Les préoccupations et les problèmes qui l'agitent sont les problèmes des Juifs américains. Pour nous, les "Juifs" israéliens, il n'est nul besoin de ségrégation, de guerre, de soumission des habitants d'origine. Nous ne mangeons pas de baguels, nous ne parlons pas yiddish, nous ne lisons ni Saul Bellow ni Sholom Aleichem et, pour nous, les synagogues "valent le détour". Nous préférons la cuisine arabe et la musique grecque. Dans mon quartier, il y a sept boucheries vendant de la viande de porc contre une boucherie cascher. Quarante pour cent des couples, à Tel Aviv, se forment hors-cadre juif : les jeunes Israéliens préfèrent aller se marier à Chypre, ne serait-ce que pour éviter d'avoir affaire à un rabbin. Tel Aviv est la capitale homosexuelle du Moyen-Orient, en dépit du fait qu'en vertu de la loi juive, les homosexuels devraient être occis. Dussent les Américains arrêter d'acheter les Israéliens dans les grandes largeurs, nous oublierions très vite la diaspora et nous nous fondrions dans le Moyen-Orient, région on ne peut plus hospitalière. S'ils s'entêtent à nous 'financer' de la sorte, nous pourrions très bien leur montrer de quel bois les Juifs se chauffent.
Nous sommes les rois des camelots de l'illusion : pour peu qu'il y ait des clients, nous fournissons. En 1946, un groupe de personnes sages et dévouées vinrent, de tous les pays du monde, en Palestine, sous l'égide des Nations Unies. Elles avaient été envoyées en mission préparatoire à la partition du pays. Entre autres lieux, ils vinrent visiter le kibbutz situé le plus au sud, Revivim, dans le désert aride du Néguev, et évoluèrent parmi de magnifiques bordures de roses, d'anémones et de violettes, avant de parvenir au bureau de la direction. Dans leur rapport d'inspection, les membres de la délégation exprimèrent leur émerveillement et firent tomber la sentence : "les Juifs font fleurir le désert : il faut leur donner le Néguev."
A peine eurent-ils le dos tourné que des jeunes kibbutzniks sortirent de leur cachette et entreprirent d'extirper les fleurs du sable où elles avaient été fichées : ils les avaient achetées le matin même au marché de Jaffa et les avaient plantées là comme décor pour la - courte - durée de la visite de la délégation. Cette simple petite mise en scène a abouti au transfert du Néguev, avec ses deux cent mille habitants palestiniens, à l'Etat juif. Une majorité des habitants palestiniens furent expulsé au-delà de la frontière fraîchement tracée, et allèrent peupler les camps de réfugiés en Jordanie ou à Gaza. C'était cruel et arbitraire : encore aujourd'hui, cinquante ans après, la partie du Néguev située au sud de Bersheva a une population moindre qu'en 1948.
Afin de peupler les régions débarrassées de leurs habitants (palestiniens), le Mossad trompa et terrorisa les communautés juives d'Afrique du Nord. Les Juifs furent amenés en nombre, on leur pulvérisa du DDT afin de tuer leurs poux et on les plaça dans des camps de réfugiés qui devinrent bientôt les villes de Netivot, Dimona, Yerucham. Ils y sont toujours, dans des cités où dominent le chômage et l'indigence, survivant grâce à des allocations et vouant les Juifs ashkénazes aux gémonies, comme bien d'autres avec eux, mais avec sans doute plus de motifs. Aussi, le fait qu'ils écrivent "Les Ashkénazes : à Auschwitz !" sur les murs de leurs H.L.M. n'est pas dû au hasard.
Quelques semaines avant l'Intifada, l'establishment israélien a mis en prison un dirigeant très populaire des Juifs orientaux, le rabbin Arie Deri. Des dizaines de milliers de Marocains étaient venus manifester devant la prison, exigeant sa libération. L'Intifada est arrivée juste à temps pour sauver la peau des Juifs Ashkénazes, leur évitant la guerre civile, mais ce n'est que partie remise.
Ainsi, la pochade de Revivim, la conquête du Néguev, l'expulsion des Palestiniens, la destruction de la communauté juive maghrébine ; tout cela a réussi, pris isolément. Mais tout cela a échoué, globalement. Les dirigeants sionistes rêvaient de faire de la Palestine un Etat aussi juif que l'Angleterre est anglaise. C'est raté. La Palestine est aussi peu juive que la Jamaïque n'est anglaise.
Aujourd'hui, on est en train de dévaster la terre de Palestine, sous nos yeux. Ses beaux villages ancestraux sont bombardés jusqu'à ce qu'il n'en reste pierre sur pierre ; ses églises sont vidées de leurs ouailles ; ses oliviers sont arrachés. Cette terre n'avait plus connu une telle ruine depuis l'invasion assyrienne, il y a 2700 ans. Rien ne saurait nous consoler du spectacle de cette immense désolation et ceux qui en sont responsables - que ce soient les tueurs israéliens ou leurs sponsors juifs américains - seront damnés à jamais.
Toutefois, une cinglante ironie de l'histoire restera inscrite, en note de bas de page, dans les livres, dans le futur : "(1) : C'est en vain que les dirigeants juifs ont commis ces crimes : ils n'en ont retiré aucun bénéfice."
Même si on devait crucifier le dernier Palestinien survivant sur le mont du Golgotha, cela ne ramènerait pas l'Etat juif d'Israël à la vie.
                                                           
2. L'Europe n'est pas au rendez-vous de la paix au Proche-Orient par Pierre Galand
Pierre Galand est Président de ECCP (Coordination européenne des comités de soutien à la Palestine). Il est de retour d’Israël et de Palestine, où il a participé à une mission civile belge.
jeudi 13 décembre 2001 - L'Union européenne, par la voix du Conseil des ministres des Affaires étrangères du 10 décembre 2001, a confondu son rôle et ses responsabilités dans la nécessité de ramener la paix et de protéger les populations civiles au Proche-Orient avec la guerre menée par les USA contre le terrorisme.
Une majorité de ministres européens, mal conseillés par M. Javier Solana, ont choisi la date du 10 décembre, celles des Droits de l'Homme, celle de la remise du prix Nobel de la Paix à l'ONU et à son secrétaire général, pour fragiliser un peu plus le président Arafat et pousser au désespoir une population harcelée par l'armée et les colons israéliens, donnant ainsi à M. Sharon le blanc-seing qu'il exigeait afin de poursuivre son plan d'occupation des territoires et d'élimination de la résistance palestinienne.
L'Europe a raison de condamner les actes terroristes et d'exiger la fin des assassinats de civils innocents, trop souvent des jeunes.
Qu'elle le fasse avec force et détermination mais aussi avec équité.
Le terrorisme de l'État hébreu est tout autant, voir plus condamnable, que celui de n'importe quel groupe s'en prenant à des vies innocentes.
Pourquoi ce silence ?
L'occupation militaire et pire, celle sans cesse plus violente des colons israéliens dans les territoires palestiniens, justifient la lutte de résistance de ce peuple. L'histoire et le droit ont rendu justice à tous les peuples colonisés qui menèrent les combats de libération nationale. Il doit en être de même pour le peuple palestinien.
Il y a honneur et grandeur aujourd'hui, pour tous ceux qui, en Israël et dans le monde, combattent pacifiquement pour les droits inaliénables du peuple palestinien. Droits reconnus par ailleurs par les Nations Unies.
Il y a extrême urgence d'arrêter les massacres qui se déroulent aujourd'hui à l'encontre de populations civiles sans protection, en l'absence de réaction forte de la communauté internationale.
De l'Europe, des États Unis, d'Israël, des centaines de citoyens se mobilisent et organisent depuis maintenant un mois des missions civiles en Israël et en Palestine pour s'interposer et appeler à la constitution d'une force internationale d'interposition et de paix.
Faudra-t-il des morts européens pour que la protection s'organise en faveur des Palestiniens comme des Israéliens ?
                               
3. Lettre à Arno Klarsfeld par Valérie, Anaïs et M., citoyens français, habitants de la Jérusalem occupée
Jérusalem-est, le 6 décembre 2001 - A l'attention de Maître Arno Klarsfeld, avocat - Quelques remarques sur votre article publié dans Le Monde daté du 5 décembre 2 001, en page 18 [1].
1. (…) " Cette décision était une application politique du principe reconnu par les puissances alliées du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes " : ou en traduction proche-orientale non-diplomatique…du droit des Israéliens à disposer des Palestiniens.
2. " On dit : Israël occupe la Cisjordanie " : prenez garde, il est bien connu qu'il ne faut pas se fier à tout ce qu' " on dit "!
3. " Si Israël a occupé la Cisjordanie c'était (…) afin de disposer d'un moyen de pression pour engager des pourparlers de paix avec ses voisins " : la  vie humaine, comme chacun le sait, n'ayant pas de prix, celles de quelques millions de Palestiniens peuvent donc se monnayer pour presque rien (cf . également remarques 9 et 10).
4. " Seule la partie orientale de Jérusalem (parce qu'elle contenait le Mur des Lamentations et le Mont du Temple) a été annexée " : espérons que personne à part l'Etat d'Israël ne s'octroiera le droit  d'appliquer la formule à d'autres Lieux Saints dans le monde…
5. " Certains proposent qu'Israël se retire des territoires " : et oui !…dont cet organisme appelé les Nations Unies qui, outre la résolution de 1947 que vous citez,  a statué sur cette question  notamment dans les résolutions 242 et 338 !
6. " Pourquoi des juifs ne pourraient-ils pas habiter en Cisjordanie et à Gaza " :  pourquoi pas en effet ! méfiez-vous quand même " on dit " que c'est peuplé de " terroristes ".
7. " (…) que si, du côté israélien, on accepte de se retirer de la Cisjordanie et de la bande de Gaza " :  que de progrès en sept paragraphes  (cf. remarque 2), ainsi  la Cisjordanie est  bien occupée voire même que la bande de Gaza ! !
8. " On pourrait discuter du droit au retour pour certains réfugiés " :  ne vous en faites pas, cet organisme appelé les  Nations Unies (opt.cité) y a déjà pensé pour vous avec la résolution 194.
9. " Afin de permettre à Israël d'annexer les implantations de peuplement en Cisjordanie " :  Si tel est le but de la " démocratie " israélienne, il  serait peut-être plus simple, pour des raisons pratiques et pour gagner du temps, de se passer de la phase transitoire des négociations pour en venir directement aux " annexions "… A moins qu'on ne procède directement à la phase suivante (cf remarque suivante 10)
10. " (…) quelle logique il y aurait à un Etat palestinien exigu, divisé et surpeuplé alors que la Jordanie est vaste (…) " : " certains " appellent cela " transfert d'un peuple " ou mieux … déportation.
11. " (…), peu peuplée et habitée majoritairement de Palestiniens " : Palestiniens qui en 1948 et en 1967 n'avaient d'ailleurs  pas prévu de " traverser " définitivement le Jourdain, un fait regrettable en soi puisqu'il a largement contribué à créer ce problème quelque peu lancinant  des réfugiés palestiniens …
Merci M. Arno Klarsfeld de nous éclairer aussi bien sur les " vraies causes " du conflit !
                                                   
[1] Israël-Palestine  : les vraies causes du conflit par Arno Klarsfeld in Le Monde du mercredi 5 décembre 2001
La racine du conflit du Moyen-Orient, ce n'est ni Jérusalem ni l'étendue des territoires dévolus au futur Etat palestinien. La racine est le refus des dirigeants arabes et des dirigeants palestiniens d'accepter l'Etat d'Israël comme un Etat juif.
L'échec des négociations de Camp David et de Taba est dû à la volonté des Palestiniens d'imposer à l'Etat d'Israël le droit de retour aux réfugiés palestiniens et à leurs descendants. Ainsi les juifs seraient minoritaires en Israël et les Palestiniens majoritaires dans trois Etats : la Jordanie, le nouvel Etat palestinien et Israël. "S'il n'y avait pas eu d'Etat d'Israël, il n'y aurait pas eu de réfugiés palestiniens." Cette affirmation est exacte, mais implique-t-elle corollairement une responsabilité morale et/ou politique ? Si les Etats arabes ne s'étaient pas opposés à la création conjointe d'un Etat arabe et d'un Etat juif en Palestine, comme le prévoyait la résolution du 24 novembre 1947 de l'ONU, il n'y aurait pas eu de réfugiés palestiniens. Si les dirigeants arabes et les "élites palestiniennes" n'avaient pas appelé la population palestinienne à fuir dans les pays avoisinants, en attendant que les juifs fussent "jetés à la mer", il n'y aurait eu sinon aucun, tout au moins sensiblement moins de réfugiés palestiniens. Les Etats arabes n'ont rien fait pour assimiler ces réfugiés, pourtant "leurs frères". Ces réfugiés ont été laissés volontairement dans un état de misère et de dénuement par leurs dirigeants pendant des décennies (événement inédit dans l'histoire), pour être utilisés comme une "arme" contre Israël. Ces réfugiés peuvent s'installer dans le nouvel Etat palestinien. Enfin, il est possible et légitime de considérer qu'un échange de population a eu lieu, 900 000 juifs ayant été expulsés à la même période des pays arabes, devant tout laisser derrière eux. Ces réfugiés ont été pour la plupart accueillis par Israël. Les réfugiés palestiniens étaient environ 700 000 en 1948. Si l'on accepte la légitimité de l'Etat d'Israël par les votes de l'ONU quant au partage de la Palestine et à la reconnaissance de l'Etat d'Israël, en mai 1948, on est tenu par la logique d'admettre que la responsabilité de l'existence des réfugiés ne provient pas de l'Etat d'Israël, mais de l'intransigeance des pays arabes à accepter son existence. L'établissement du mandat britannique en Palestine doit son origine à une décision des principales puissances de 1917, relayée plus tard solennellement par la Société des nations, de venir en aide au peuple juif, et, plus particulièrement, aux masses juives persécutées en Europe, afin que celles-ci puissent à la fois trouver un abri séculier et réaliser leur idéal religieux en s'établissant en Palestine pour y créer à nouveau une vie nationale juive. Cette décision était une application politique du principe reconnu par les puissances alliées du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. A travers siècles et époques, les juifs ont conservé et maintenu leurs traditions sans s'assimiler, et cette non-assimilation était la preuve non seulement de leur foi religieuse, mais aussi de leur amour profond pour leur patrie perdue. Le Congrès de Bâle, en 1897, marque le début institutionnel du mouvement sioniste moderne s'appuyant sur deux idées fortes de Théodore Herzl : un Etat pour les populations juives persécutées en Europe ; une législation du travail à bien des égards nouvelle pour l'époque, puisque y figure la semaine des 35 heures, tout juste adoptée en France. La Palestine de 1917, année où la déclaration Balfour fut énoncée, était constituée du territoire couvert aujourd'hui par Israël, la Cisjordanie et la Transjordanie. Ce dernier Etat, amputé de la Palestine, ne fut créé qu'en 1922. La déclaration Balfour avait été précédée, le 4 juin 1917, d'une lettre de Jules Cambon, secrétaire général des affaires étrangères de la France, dans laquelle il déclarait la sympathie du gouvernement français pour la cause sioniste, ayant en vue, notamment, l'établissement en Palestine d'une nationalité juive. En février et en mai 1918, les gouvernements français et italien signifièrent leur acceptation de la déclaration Balfour et, au mois d'août de la même année, le président Wilson exprima sa satisfaction de voir les progrès réalisés par le sionisme et son accord avec la déclaration. Par l'effet de la déclaration Balfour, qui a été reproduite dans le préambule du mandat britannique sur la Palestine accordé par la Société des nations, le droit d'établir un foyer national en Palestine ne pouvait être conféré qu'au peuple juif ; ce droit excluait l'établissement de tout autre foyer national dans le territoire sous mandat, et les Arabes en Palestine ne semblaient pas alors constituer une nation en raison des liens sociaux, ethniques, culturels et religieux qui les unissaient aux Arabes de Syrie, du Hedjaz et de Mésopotamie. Ce foyer national destiné à accueillir les juifs persécutés en Europe, les Arabes l'ont refusé, poussant les Anglais à limiter de manière drastique l'émigration juive dans une terre qui leur avait pourtant été promise. Lorsque les dirigeants arabes affirment qu'ils n'ont aucune responsabilité, même indirecte, dans la Shoah, c'est faux. Si les juifs persécutés d'Allemagne, de Pologne, de Hongrie, de Roumanie et d'ailleurs avaient été admis à immigrer en Palestine, ainsi qu'il avait été convenu et reconnu par la Société des nations, sans doute le nombre de juifs exterminés aurait été très inférieur à ce qu'il fut. On ne peut à la fois reprocher aux Suisses de ne pas avoir ouvert toutes grandes leurs frontières aux juifs pourchassés et ne pas rappeler aux Arabes de Palestine et d'ailleurs qu'ils ont consciemment fermé les leurs à une population juive en danger mortel, alors que l'espace pour l'accueillir ne manquait nullement. Le Grand Mufti de Jérusalem s'était engagé auprès des nazis, il avait rallié Berlin en 1941, encouragé l'extermination des juifs en Palestine et demandé à Hitler de "régler la question juive dans l'intérêt national et populaire sur le modèle allemand". Les dirigeants arabes persistent à éduquer leurs peuples dans la haine des juifs. Lorsque Bachar El Assad déclare devant le pape qu'"Israël est un peuple déicide", et que le "sionisme est l'équivalent du racisme", ce n'est rien ou presque rien par rapport à ce qui est imprimé dans les journaux, prêché dans les mosquées, vu à la télévision, entendu à la radio de la plupart des pays arabes, sans compter l'endoctrinement des âmes de toute une génération d'élèves à la haine des juifs par le contenu des manuels scolaires. Pour que la paix puisse s'établir entre deux nations, il faut, avant toute chose, renoncer à la haine et au terrorisme comme moyen politique. Mais les dirigeants arabes et l'Autorité palestinienne ont-ils intérêt à une telle renonciation ? Une paix avec Israël signifierait, à plus ou moins long terme, la démocratisation des régimes arabes, et donc la chute des dictatures. Mieux vaut pour les dictateurs maintenir leur population dans la haine des juifs et d'Israël. Arafat sait certainement que, si les violences d'aujourd'hui n'étaient pas dirigées contre Israël, elles le seraient à l'encontre d'une Autorité palestinienne corrompue, alors que le peuple, lui, vit depuis des générations dans une situation de marginalité, dépourvu de presque tout. C'est là le choix délibéré des dirigeants arabes et palestiniens. On dit : "Israël occupe la Cisjordanie." C'est vrai, mais on ne le reprochait pas au royaume hachémite qui avait annexé la région à la Jordanie jusqu'en 1967, date à laquelle les troupes israéliennes l'ont occupée. Mais, si Israël a occupé la Cisjordanie, c'était non par ambitions territoriales, mais afin de disposer d'un moyen de pression pour engager des pourparlers de paix avec ses voisins. Israël a toujours considéré cette occupation comme temporaire, en attendant la signature d'un traité de paix en bonne et due forme. Seule la partie orientale de Jérusalem (parce qu'elle contenait le mur des Lamentations et le mont du Temple) fut annexée par décision de la Knesset. L'Etat d'Israël a toujours reconnu et respecté les lieux de culte musulmans, ce qui n'a pas été le cas des Arabes : avant 1967, ils détruisaient les synagogues du quartier juif de Jérusalem, interdisaient aux juifs de prier au mur des Lamentations ou utilisaient les pierres tombales juives du cimetière du mont des Oliviers pour construire des latrines. Certains proposent qu'Israël se retire des territoires et construise un mur pour garantir sa sécurité. Outre le symbole négatif, sur quelle ligne construirait-on le mur ? Tout Etat a besoin de frontières définies et reconnues. On dit : "Les implantations juives dans les territoires occupés sont un obstacle à la paix." Peut-être. Mais on peut aussi retourner le propos. Pourquoi des juifs ne pourraient-ils pas habiter en Cisjordanie et à Gaza, alors qu'un million d'Arabes vivent en Israël ? On dit : "Il faut mettre un terme au cycle de violence."Quel cycle ? Il y a d'un côté une volonté génocidaire d'exterminer le plus de juifs possible et, de l'autre, une volonté légitime de châtier les terroristes responsables de ces atrocités et qui se préparent à en commettre d'autres. On dit : "La France et l'Allemagne se sont réconciliées, et pourtant, combien de millions de morts entre les deux peuples !" C'est vrai, mais jamais la France ou l'Allemagne n'a nié à l'autre le droit d'exister en tant qu'Etat. Les négociations ne pourront valablement reprendre que si, en préambule, du côté palestinien, on renonce à un droit de retour qui sonnerait le glas d'Israël en tant qu'Etat juif et que si, du côté israélien, on accepte de se retirer de la Cisjordanie et de Gaza. Après, et seulement après, pendant la phase de négociations, on pourrait discuter d'un droit de retour pour certains réfugiés et d'échange de territoires entre l'Etat palestinien et Israël afin de permettre à Israël d'annexer des implantations de peuplement en Cisjordanie. On peut se demander, enfin, quelle logique il y aurait à un Etat palestinien exigu, divisé et surpeuplé, alors que la Jordanie est vaste, peu peuplée et habitée majoritairement par des Palestiniens. Il faudra bien penser un jour à résoudre cette absurdité territoriale. Peut-être retrouvera-t-on alors l'"option jordanienne", mais après la création d'un Etat palestinien indépendant. (Arno Klarsfeld est avocat.)
                                                       
Revue de presse

                                   
1. L'arrogance de l'occupation par Lev Grinberg
in Ma'Ariv (quotidien israélien) du dimanche 16 décembre 2001
[traduit de l'anglais par Giorgio Basile]

(Lev Grinberg est professeur de sociologie politique, et directeur de l'Institut Humphrey de Recherche Sociale à l'Université Ben Gourion du Néguev (Israël). L'essentiel de ses travaux ont porté sur la stratégie du parti travailliste israélien, et sur le processus de paix d'Oslo.)
Ce dernier mois a été marqué par un changement spectaculaire dans les attitudes des États-Unis et de l'Europe envers l'occupation israélienne. Les États-Unis d'abord, et l'Europe par la suite, ont adopté la vision israélienne selon laquelle le cœur du problème est Yasser Arafat. Le bombardement des hélicoptères d'Arafat, son enfermement dans la ville assiégée de Ramallah, et l'occupation récente de plusieurs endroits de la ville, n'ont rien à voir avec la sécurité israélienne ou la «lutte contre le terrorisme». Le gouvernement israélien a pris Arafat pour cible, et a réussi à convaincre l'opinion israélienne d'abord, et maintenant la communauté internationale, que cette politique est fondée.
L'action actuelle contre Arafat a été précédée par la mise en place d'un discours arrogant et paternaliste sur le «caractère d'Arafat». Nous, Israéliens, sommes libres de destituer un dirigeant et d'en nommer un autre à sa place. Cette arrogance à l'égard d'Arafat, fait ressortir les aspects sous-jacents du processus de paix manqué d'Oslo et du sommet de Camp David. Le discours désignant Arafat comme étant l'essence du problème palestinien n'a pas pris le dessus en raison de la campagne menée par les dirigeants des colons dans les Territoires occupés et par l'extrême droite. Bien plutôt, c'est le discours de l'ancien premier ministre Ehud Barak et de son ministre des Affaires étrangères, Shlomo Ben Ami, qu'ils ont développé après le sommet de Camp David afin de dissimuler leur échec retentissant. La simplification excessive par laquelle le conflit israélo-palestinien dans son ensemble se réduirait au caractère d'Arafat, et, partant de là, la solution qui va de soi, l'«élimination de l'obstacle» d'un coup de baguette magique, ont été élaborées par les dirigeants de la «Gauche», dans la foulée de leur besoin d'expliquer leur fiasco au terme de leur mandat.
Le discours arrogant se reflète dans la forte envie d'introniser à la place d'Arafat un dirigeant alternatif, plus «obligeant», et dans l'argument paternaliste selon lequel «nous savons ce qui vaut mieux pour les Palestiniens». En effet, chaque aile de l'éventail politique israélien opte pour un dirigeant qui servira au mieux ses objectifs respectifs. Les «modérés» au gouvernement préfèrent un modéré, en complet-veston, qui consentira à négocier à la manière occidentale, rationnelle, et les «extrémistes» ont envie d'un interlocuteur genre Hamas, qui pourrait légitimer une guerre ouverte et sanguinaire contre «le satan palestinien». Les deux camps tiennent le même discours, selon lequel la charge de résoudre la crise incombe à Arafat, tout en dispensant simultanément Israël de toute responsabilité. En fait, le gouvernement combat Arafat et ses forces, l'empêchant, lui et l'Autorité palestinienne, de réussir de quelque façon que ce soit dans sa lutte contre l'extrémisme islamiste, parce que l'extrémisme palestinien et le terrorisme aident à dissimuler le cœur du problème, qui est l'occupation.
Arrogance et paternalisme sont la conséquence sous-jacente de l'occupation, ce qui n'est pas particulier à la situation israélienne. Les colons européens qui ont occupé des régions habitées par des non-européens ont développé des discours similaires. Les habitants indigènes étaient considérés comme inférieurs et primitifs, ne méritant pas des droits individuels, et moins encore un droit collectif sur leur patrie. Telle a été la situation en Israël/Palestine depuis le commencement de la colonisation, et le processus de paix d'Oslo n'a introduit aucun changement fondamental. La terre nous appartient, à nous Israéliens, nous en sommes maîtres, et les Palestiniens doivent accepter ce que nous sommes assez bienveillants de leur offrir. L'indignation de la «Gauche» à l'égard des Palestiniens, après Camp David, s'est exercée à propos de leur ingratitude et de leur refus d'accepter l'offre «généreuse» de Barak. Le soutien des États-Unis à l'attitude israélienne a semé le désespoir parmi les Palestiniens.
Les accords d'Oslo ont été formulés conformément à l'arrogance de l'occupation. Ayant «obtenu» au départ Jéricho et Gaza, Arafat a été «mis à l'épreuve». S'il réussissait l'examen, il serait récompensé par l'attribution de territoires supplémentaires; dans le cas contraire, le processus serait interrompu, comme l'a déclaré Rabin (Netanyahu fut plus direct encore, qui déclara dans un slogan: «S'ils fournissent des résultats, ils recevront plus, dans le cas contraire, ils n'auront rien!»).
La reprise du processus d'Oslo dépend de la «bonne conduite» d'Arafat, ses notes étant attribuées par Israël. On attendait d'Arafat qu'il délivre ce que l'armée israélienne n'était pas parvenue à obtenir: la sécurité pour les Israéliens. Cependant, il n'avait pas le droit le sauvegarder la sécurité ou l'indépendance de son peuple. Dès lors, l'autorité d'Arafat ne venait pas du peuple palestinien et de ses droits légitimes, mais bien plutôt du consentement d'Israël à sa présence; d'où vient qu'il lui est loisible de l'expulser.
Qu'a entrepris Israël en contrepartie? Simplement, de se retirer des plus grandes villes palestiniennes (et de quelques terres aux alentours, comme Israël le jugeait bon), donc de donner à Arafat la possibilité de nommer des gouverneurs et des policiers, mais pas de permettre une continuité territoriale ou une souveraineté. Israël ne s'est pas chargé de se dessaisir du contrôle militaire, de créer un État palestinien, de garantir l'indépendance économique, de se retirer hors des frontières de 1967, et moins encore de résoudre les questions explosives de Jérusalem ou des réfugiés palestiniens. Israël n'a même pas arrêté ou freiné sa campagne de colonisation dans les territoires occupés. L'accord dans son ensemble reposait sur la bonne volonté d'Israël. Donc, la seconde pré-condition indispensable au succès des accords d'Oslo était le maintien au pouvoir de Rabin. L'assassinat de Rabin, et l'impuissance d'Arafat à assurer la sécurité d'Israël, ont condamné les accords d'Oslo.
Ariel Sharon achève maintenant le projet historique qu'il a commencé en 1982 avec l'occupation du Liban. Il fait usage de la même logique, fondée sur la puissance militaire pour détruire la représentation légitime du peuple palestinien. Dans le cas du Liban, il a été arrêté par la communauté internationale qui l'a empêché de pénétrer dans Beyrouth assiégée. Toutefois, il a réussi à faire de Bechir Gemayel le président du Liban. Il est bon de rappeler que Gemayel a été assassiné quelques jours après sa nomination, tandis que l'armée israélienne était entraînée dans une occupation de 18 ans et un combat contre les milices libanaises, qui ont pris fin par le retrait forcé d'Israël du Liban.
Les Palestiniens ont tiré les leçons du Liban, et sont las des accords d'Oslo qu'ils perçoivent comme un alibi à la poursuite de l'occupation. Ce n'est pas Arafat qui a déclenché l'Intifada, quoiqu'il ait pu s'efforcer d'en prendre la tête, afin de préserver son statut de dirigeant du peuple dont il a la responsabilité. À moins que nous, Israéliens, abandonnions notre mode de pensée arrogant, et notre position de puissance occupante, le cycle actuel de massacres ne pourra aller qu'en s'intensifiant, avec Arafat, et plus encore sans lui. L'Europe, qui a été le témoin de l'arrogance colonialiste en tant que puissance dominante, ne devrait pas aujourd'hui revenir au soutien d'attitudes similaires, même si elles sont le fait de l'État juif. Une intervention internationale pour arrêter Sharon est nécessaire d'urgence pour le bien des Palestiniens, mais tout autant pour celui des Israéliens.
                                       
2. Interview exclusive avec Sharon : "Arafat appartient à l'histoire" propos recueillis par Adi Sidon
in Bild (quotidien allemand) du vendredi 14 décembre 2001
[traduit de l'allemand par Vincent Schneegans]

[Bild tire à 4,4 millions d'exemplaires. Populaire et volontiers populiste, il est l'équivalent du "Sun" britannique.]
Pour le Premier Ministre israélien Ariel Sharon, Yasser Arafat n'est plus un partenaire à la négociation.
- Monsieur le Premier Ministre, vous avez coupé tout contact avec le dirigeant Palestinien Yasser Arafat, pourquoi ?
- Arafat a eu suffisamment de temps pour stopper la terreur contre Israël. Il a laissé passer d'innombrables chances d'arrêter ses troupes criminelles. Depuis l'attentat de mercredi soir, une chose est claire pour nous : Arafat appartient à l'histoire.
- Arafat est-il à présent comme d'autres Top-Terroristes sur votre liste noire ?
- Nous ne nous battons pas contre Arafat personnellement. Nous ne voulons pas le tuer, comme peuvent l'affirmer les Palestiniens. Nous sommes contre la terreur, qui vient des territoires autonomes et qui tue des israéliens innocents.
- Avec qui voulez vous maintenant traiter coté Palestinien ?
- Il y a suffisamment de personnes dans l'entourage d'Arafat qui pensent différemment de lui, et c'est avec eux que nous menons des négociations.
- Après l'attaque contre les colons juifs, de nombreuses villes en territoires Palestinien ont été occupées par les troupes israéliennes. Jusqu'à quand l'armée va-t-elle rester là ?
- Nous n'occupons pas les villes, mais nous les avons encerclé afin qu'aucun terroriste ne puisse en sortir. Nous resterons là aussi longtemps que cela sera nécessaire. Si nous ne parvenons à aucune solution de paix par la négociation avec une nouvelle direction palestinienne, alors l'armée israélienne ira également dans les villes palestiniennes, pour elle même rétablir l'ordre. Cela fait sept années que nous parlons avec l'autre partie. Maintenant, nous passons aux faits !
- Quand les négociations reprendront telles officiellement avec le gouvernement d'autonomie ?
- Seulement quand aura commencé un cessez-le-feu sérieux. Même Anthony Zinni, l'émissaire américain envoyé par le Président Georges Bush, s'est tourné vers les dirigeants Palestiniens, également vers Arafat personnellement, pour demander au moins 48 heures de cessez-le-feu. Pour toute réponse, il y a eu cette effroyable attaque terroriste de mercredi, un coup de poing au visage de l'envoyé Zinni et de l'ensemble du monde libre.
- Plus généralement , voyez vous encore une chance de paix dans votre pays ?
- Les gens en rêve en Israël. Mais nous avons constaté que toute nos offres de conciliation avec les Palestiniens sont tombés dans les oreilles de sourds. Arafat, ou qui que ce soit qui viendra après lui, doit faire ce que tous les hommes de paix de ce monde attendent de lui : arrêter les candidats aux attentats suicides. Jusque-là, nous continuerons de combattre par tous les moyens les crimes commis contre notre peuple.
                           
3. "Nous sommes tous des Abou Ammar" par Valérie Féron
in 24 heures (quotidien suisse) du vendredi 14 décembre 2001

Face aux pressions et menaces qui pèsent sur le président de l’Autorité nationale Palestinienne, Yasser Arafat (Abou Ammar), les Palestiniens réaffirment leur détermination à se battre pour leurs droits, estimant ne pas "avoir le choix".
Pour les Palestiniens, tant dans la bande de Gaza qu’en Cisjordanie, le gouvernement israélien, en déclarant leur président " hors jeu politiquement " et en décidant de "rompre tout contact avec lui" vient de clarifier la situation : il s’agit cette fois d’une déclaration de guerre " officielle au peuple palestinien ". Une déclaration d’autant plus claireque les missiles israéliens s’abattent depuis plus de dix jours " non pas sur les bureaux du Jihad Islamique ou du Hamas mais sur les représentations officielles de l’Autorité Nationale ". On ne s’attendait pas à autre chose de l’actuel premier ministre israélien, car Sharon, dans les territoires palestiniens, " on le connaît depuis Beyrouth " et on sait qu’il " ne connaît que la force "  et veut que les Palestiniens " capitulent " : " Il ne comprend pas que nous ne céderons jamais sur nos droits, et tout d’abord celui de résister à l’occupation et à la colonisation israélienne de notre terre ", répète t-on ici et là. Dans ce contexte, le message aux Israéliens est clair : s’il est impossible d’obtenir ses droits par un retour à la table des négociations suite à un cessez-le-feu alors " Sharon va se retrouver avec en face de lui des millions de Abou Ammar (Yasser Arafat) ". Des propos qui sont une réponse populaire aux déclarations des officiels israéliens ces derniers temps sur " l’incapacité " de Yasser Arafat à contrôler les mouvements auteurs d’attentats, voire à diriger son peuple, accompagnées d’allusions à son expulsion ou son assassinat. Les risques d’assassinat du président de l’Autorité Nationalepalestinienne sont cependant pris très au sérieux notamment au sein de la direction de son mouvement, le Fatah: " les Israéliens ne veulent pas prendre la responsabilité d’un tel crime, explique le membre du Comité Central, Hani al Hassan, l’idée serait plutôt de maquiller cet assassinat en parlant d’accident au cours de fusillade entre des gardes ou d’affrontements inter-palestiniens ". Certains responsables du Fatah comme Marwan Barghouti sont par ailleurs des cibles de l’armée israélienne, ce qui risque de faire prendre un tournant à l’escalade sans précédent du moment. L’enjeu semble moins de " tenir " les groupes du Hamas et ceux du Jihad que les militants du Fatah dont une partie s’est radicalisée depuis le début de l’Intifada il y a quatorze mois, et qui à l'image de l'ensemble de la population "sont habitués à exprimer librement leurs opinions" donnant souvent du fil à retordre à leurs dirigeants. Dans ce contexte, en cas de rupture définitive de dialogue, l’armée israélienne se retrouverait face à l’ensemble des mouvements de la résistance palestinienne à l’occupation, des plus radicaux comme le Hamas ou le Jihad aux modérés du Fatah, pour lesquels "la lutte armée organisée reste le dernier des choix", quand il n’y en a plus d’autres.
                                           
4. A Gaza, la rage d'une police impuissante - Tous les locaux des forces palestiniennes y ont été détruits par Christophe Ayad
in Libération du vendredi 14 décembre 2001

Le lieutenant Alaa al-Banna n'a pas dormi de la nuit. Les chasseurs bombardiers F-16 israéliens n'ont cessé de survoler l'étroite bande de Gaza, de mercredi soir à 21 h 30 jusqu'à 3 h 30 du matin jeudi, lâchant une trentaine de missiles sur différentes cibles, appartenant pour la plupart aux services de sécurité de l'Autorité palestinienne.
A l'aube, le jeune lieutenant de la police maritime, chargée, avec la Force 17, de la protection rapprochée du président palestinien, est allé constater les dégâts. Le bâtiment, situé à 500 mètres de la Muntada, le siège de la présidence, et à moins de 200 m de la résidence personnelle d'Arafat, a été abattu par deux missiles tirés simultanément. «J'en ai marre, explose-t-il, dès qu'on veut faire quelque chose, c'est interdit, interdit, interdit. Il y a des jours, j'ai envie de me faire sauter.» «Tais-toi!», le coupe un collègue. «Mais on a envie de se battre, lui répond Alaa al-Banna. On peut pas rester comme ça sans rien faire. Tous les jours, il y a des morts, encore des morts, j'y pense tout le temps. Ça m'étouffe.»
Impuissance et colère. Sur les ruines du bâtiment, les policiers ont planté un drapeau palestinien et deux posters de Yasser Arafat. Un mélange d'impuissance, de fatalité et de colère régnait sur Gaza au lendemain des bombardements sans précédent de l'aviation israélienne. Le directeur général adjoint de la police, Mahmoud Saïd Asfour, essaie de faire bonne figure dans son bureau, déplacé au rez-de-chaussée d'une villa par mesure de sécurité. Pour la cinquième fois, le QG de la police a été frappé; cette fois-ci, même le bureau de son chef, Ghazi Jabali, le responsable de la police palestinienne pour Gaza et la Cisjordanie, est réduit en poussière. «Sharon cherche à jeter les Palestiniens dans l'anarchie et la guerre civile. Mais nous ne tomberons pas dans le piège, assure le numéro 3 de la police palestinienne. Nous continuons à arrêter des militants du Hamas et du Jihad.» Selon lui, 180 personnes sont détenues à ce jour. Pas dans des prisons «parce que les Israéliens pourraient les bombarder, comme à Naplouse il y a quelques mois».
Dans la nuit de mercredi à jeudi, le président palestinien a ordonné la fermeture des bureaux du Hamas et du Jihad. «Nous avons commencé, assure Mahmoud Saïd Asfour sans donner plus de détail. Nous surveillons les mosquées, les universités, etc. Les écoles et les cliniques gérées par le Hamas passeront sous l'autorité des ministères de l'Education et des Affaires sociales.» Interrogé sur le fait que ces organisations accusent l'Autorité palestinienne de faire le travail des Israéliens, il coupe court: «Nous travaillons en fonction des intérêts palestiniens. Si on laisse le Hamas faire ce qu'il veut, il va finir par faire ce que Sharon attend de lui.»
En revanche, sa résolution semble moins ferme lorsqu'on lui demande s'il est prêt à arrêter des militants du Fatah, le parti de Yasser Arafat, lorsqu'ils participent à des attentats. «La question des Brigades d'al-Aqsa (la milice du Fatah qui a corevendiqué avec le Hamas l'attentat contre un bus de colons, ndlr) est un problème», avoue-t-il. D'autres, comme Marouan Abdel Hamid, vice-ministre du Logement, ne croient pas à une participation du Fatah à des opérations armées: «Ce sont des gens qui utilisent le nom du Fatah, mais ils n'en font pas partie.»
Coupée en quatre. L'annonce par le gouvernement israélien qu'il se donnait le droit de réoccuper des zones autonomes et de traquer lui-même des militants palestiniens n'a pas provoqué de psychose particulière à Gaza. «Ils viennent déjà détruire nos champs, nos oliviers, nos maisons, s'emporte Bachar un épicier. Que voulez-vous qu'ils fassent de plus!» En cas de réoccupation par l'armée israélienne des territoires autonomes, Mahmoud Saïd Asfour, le responsable de la police, assure être prêt à se battre: «Je ne suis pas inquiet. Les Israéliens rentrent et ressortent rapidement. S'ils s'installent dans les zones urbaines, ils risquent de grosses pertes.» En attendant, la bande de Gaza, longue d'à peine 50 km, était coupée hier en quatre, forçant les habitants à rester chez eux ou à patienter plusieurs heures pour franchir les barrages.
Hier soir à 20 heures, des hélicoptères ont à nouveau bombardé le centre de Gaza et ont touché des locaux policiers ainsi qu'une mosquée proche du domicile d'un responsable du Hamas.
                                     
5. Deux arrestations après la découverte de la préparation d'attentats contre une mosquée et un membre du Congrès américain par Greg Winter
in The New York Times (quotidien américain) du jeudi 13 décembre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

Los Angeles, 12 décembre - Des procureurs fédéraux ont mis en examen le secrétaire et l'un des membres de la Ligue de Défense Juive, aujourd'hui, après la découverte de deux attentats qu'ils préparaient, au moyens de tuyaux bourrés d'explosifs, contre l'une des principales mosquées de Los Angeles et le bureau d'un membre du Congrès, originaire du Moyen-Orient.
Le FBI (Federal Bureau of Investigation) suspectait depuis longtemps cette ligue d'avoir participé au meurtre, en 1985, d'un militant arabo-américain de Santa Ana (Californie), mais sa culpabilité dans cet attentat n'avait jamais pu être prouvée. Le dirigeant de l'association, Irving David Rubin, 56 ans, avait été jugé pour incitation au meurtre d'anciens nazis aux Etats-Unis, et acquitté.
Au cours d'une conférence de presse tenue ce jour, l'avocat général des Etats-Unis, John Gordon, a déclaré que l'enquête avait été lancée après qu'un membre de l'association ait informé le FBI, le 17 octobre, que M. Rubin et son co-accusé, Earl Leslie Krugel, 59 ans, membre de longue date, lui avaient demandé de participer à la préparation de l'attentat.
Des agents fédéraux ont alors recruté cet informateur, qui leur a indiqué avoir déposé une bombe dans une mosquée sur les ordres de la ligue de défense, afin de contribuer à déjouer l'attentat, a déclaré M. Gordon.
Au cours de conversations enregistrées secrètement par l'informateur, M. Krugel déclarait qu'il voulait que l'attentat ait pour effet de "secouer" la communauté musulmane, en attaquant l'une de leurs "sales mosquées". Dût quelqu'un être tué, il aurait déclaré, selon la déposition du gouvernement :  "c'est la vie" (en français dans le texte).
Les enregistrements comportent aussi des propos de M. Rubin disant qu'il voulait "faire la chasse aux Palestiniens" et prouver que la Ligue de Défense Juive était "toujours bien vivante et militante", indique la déposition.
M. Rubin et M. Krugel sont passibles de complot contre l'état fédéral et de préparation d'attentat terroriste, ils ont été mis en état d'arrestation sine die. S'ils devaient être déclarés coupables, ils risquent plus de trente ans de prison.
D'après la déposition, les deux hommes avaient débattu du choix de cibles "appropriées" des semaines durant, choisissant tout d'abord le Conseil des Affaires Publiques Musulmanes, une ONG locale qui avait diffusé des émissions de radio selon lesquelles la politique étrangère américaine était en partie responsable des attaques terroristes (du 11 septembre dernier).
Toujours dans la déposition, on apprend que, dans la nuit de mardi, au cours d'un rendez-vous tenu chez un traiteur, ils avaient jeté leur dévolu sur la mosquée du roi Fahd, magnifique lieu de culte d'une valeur estimée à 8,1 milliards de dollars, entièrement financé par le roi Fahd et la famille royale saoudienne, ainsi que sur le bureau du Représentant (membre du Congrès) Darrell Issa, un républicain californien dont le grand-père était libanais.
"Je ne sais pas ce qui a amené ces types à me choisir pour cible", a déclaré M. Issa dans un communiqué. Bien que s'étant élevé contre la 'chasse au faciès' judiciaire qui vise les Arabes américains depuis les attentats du 11 septembre, et bien que partisan de la création d'un Etat palestinien, il a aussi condamné les attentats et exhorté les gouvernements du Moyen-Orient à faire leur possible afin de contribuer à l'élimination du terrorisme. Des responsables gouvernementaux américains ont indiqué que la seule hypothèse qui leur venait à l'esprit était que son origine ethnique pouvait l'avoir en quelque sorte désigné comme cible.
Quelques heures après avoir eu connaissances des cibles finalement 'sélectionnées', les agents du FBI ont perquisitionné le domicile et le garage de M. Krugel, dans lesquels ils ont trouvé plusieurs kilos de poudre, des détonateurs, du cordon Bickford (mèche), des tuyaux en métal et des embouts métalliques (servant à boucher les tuyaux), éléments permettant de construire des bombes. Ils trouvèrent également une douzaine d'armes à feu, dont certaines étaient chargées. Après quoi, ils arrêtèrent M. Krugel, à neuf heures du soir, mardi dernier.
M. Rubin a été arrêté à un barrage routier, dans son véhicule, 45 minutes plus tard.
Son avocat, Brian Altman, a déclaré son client innocent.
"Notre client, Irv Rubin, n'a rien à voir avec un quelconque attentat", a-t-il indiqué.
Dans la défense de son client, l'avocat de M. Krugel, Charles L. Kreindler, a mis l'accent sur le fait que la poudre explosive avait été fournie par l'informateur du FBI, fait confirmé par la déposition du gouvernement.
"Il est clair que c'est l'indic du gouvernement qui a organisé toute cette affaire", a proclamé maître Kreindler.
Ces arrestations, ont déclaré les responsables fédéraux, sont un exemple de l'engagement du Ministère de la Justice à repérer les terroristes de tous poils, quelque soit leur ethnie, leur religion ou leur idéologie. Au cours de ces dernières semaines, des défenseurs des droits civiques et des associations musulmanes avaient accusé le Procureur général John Ashcroft de s'en prendre injustement et de manière discriminatoire à la communauté musulmane pour procéder à des contrôles, allant jusqu'à des arrestations et des interrogatoires dans les milieux immigrés. Des officiels fédéraux ont déclaré espérer que ces dernières arrestations feraient taire ces allégations.
Ils ont indiqué que MM. Rubin et Krugel avaient l'intention d'attaquer un bâtiment, et non des personnes, et qu'ils avaient prévu de faire exploser la bombe durant la nuit de façon à réduire au minimum les risques de blesser quelqu'un. Dans les conversations enregistrées, M. Rubin disait notamment qu'il aurait voulu faire sauter un immeuble entier, regrettant au passage que la Ligue de Défense Juive ne possédait pas les moyens techniques nécessaires pour ce faire, d'après la déposition de l'avocat général. Les officiels fédéraux ont confirmé que les explosifs trouvés au domicile de M. Krugel n'auraient pas été assez puissants pour détruire tout un édifice.
Si M. Rubin tenait à éviter de viser des personnes, indique la déposition du gouvernement, c'est sans doute par ce que la Ligue de Défense Juive a été suspectée de l'assassinat d'Alex Odeh, directeur pour la Côte Ouest du Comité Arabo-américain Contre la Discrimination, qui a été tué par un attentat à la bombe dans son bureau de Santa Ana, en 1985.
En dépit de l'arrestation du secrétaire de la Ligue, des officiels fédéraux ont indiqué que la Ligue de Défense Juive n'était pas impliqué en tant que personne morale dans l'attentat déjoué.
"Dans le cadre de cette affaire, ce sont deux individus qui sont en cause", a déclaré M. Gordon. "Cela ne doit pas porter atteinte à l'honorabilité de la Ligue de Défense Juive."
                                       
6. Les usines d'armement cachées par Amira Hass
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du mercredi 12 décembre 2001
[traduit de l'anglais par Giorgio Basile]

Il y a un laboratoire de fabrication d'armes à retardement que le Shin Bet et les ministres européens des Affaires étrangères ont oublié, lorsqu'ils ont demandé à Arafat de prendre des mesures contre le terrorisme. Dans ce laboratoire - qui dispose de centaines de succursales en Cisjordanie et à Gaza - des centaines, si pas des milliers de personnes font l'erreur de penser «Je suis prêt à mourir avec les Philistins».
Ces laboratoires sont les check-points et les bouclages des Forces de Défense Israéliennes (FDI), qui ont progressivement renforcé le siège autour de chaque ville et village palestinien, et fait paraître, en comparaison, les plans d'Avigdor Lieberman de morcellement des territoires comme un programme humain et éclairé.
Il est difficile de saisir toutes les informations qui parviennent de ces endroits assiégés. Le manque de fournitures médicales, telles que les bonbonnes d'oxygènes, est devenu désespérément routinier dans les hôpitaux. Le gaz de chauffage, le carburant, et même l'eau potable, viennent couramment à manquer. Les fournisseurs ont des difficultés à s'approvisionner en aliments frais.
La semaine dernière, interdiction a été faite aux Palestiniens d'emprunter les routes en Zone 'C' - quelque 60% de la Cisjordanie. Les écoles sont à moitié vides. Dans le camp de réfugiés de Fowar, par exemple, les enfants ne pouvaient éviter les check-points, et n'ont donc pu se rendre à l'école d'Hébron ces trois derniers jours. Les universités sont partiellement ou totalement paralysées, telle Bir Zeit, où toutes les routes conduisant vers la faculté ont été fermées en raison du couvre-feu en vigueur au nord de Ramallah. L'année scolaire est d'ores et déjà perdue, et avec elle les coûteux frais de scolarité.
Avec les check-points, les bouclages et les couvre-feux, un nombre indéterminé de gens ont perdu leur travail dans le secteur privé, ou bien ont été contraints de déménager, la moitié de leur salaire étant consacrée à payer un deuxième loyer. Chaque agriculteur qui part travailler sur ses champs risque sa vie; qu'il ait à traverser la Zone 'C', ou qu'il doive emprunter une route sécuritaire en bordure d'une colonie, il en devient automatiquement un «suspect».
Les FDI effectuent le décompte de la moindre mine, du moindre mortier palestiniens, mais ne comptent pour rien toutes les grenades incapacitantes, les grenades lacrymogènes, les balles caoutchoutées et réelles dont les soldats font usage chaque jour pour faire appliquer le bouclage total.
Les quartiers situés au nord de Ramallah ont été soumis au couvre-feu ces neuf derniers jours. Dans leurs chars, les soldats font respecter cette mesure toutes les quelques heures, en se mettant en travers de la route et en pointant leurs canons en direction des centaines de gens qui tentent de gagner le centre de la ville en passant par les collines. De temps en temps, les soldats lancent une grenade lacrymogène ou incapacitante, à d'autres moments ils tirent des balles «en caoutchouc». Parfois, ils confisquent les clés des voitures, et obligent les conducteurs à les récupérer en se rendant à l'Administration Civile. Mais l'immeuble de l'Administration Civile est situé en Zone 'C', où les Palestiniens n'ont pas le droit d'aller.
Sans caméras et sans observateurs extérieurs, c'est comme si ces choses ne s'étaient jamais passées. Les FDI peuvent assurer qu'elles ne sont au courant d'aucune fusillade. Comme ce fut le cas pour ces tirs qui ont tué Marwan Lahluh, un chauffeur de taxi d'Arraba qui avait tenté de gagner Jénine en empruntant des petites routes, et qui a été atteint en pleine poitrine d'une balle tirée depuis un bosquet où des Palestiniens affirment avoir vu une unité des FDI prendre position.
Les FDI affirment que les cas «humanitaires» sont autorisés à franchir les check-points. S'il en est ainsi, comment se fait-il que Tamer Kuzamer, un bébé malade, et sa mère, n'ont pas pu traverser le check-point de Habla pour aller consulter un médecin de Ramallah? Ses parents ont voulu faire un détour, bien plus long que la route directe, mais le bébé est mort au cours du trajet. Pourquoi deux malades cardiaques, revenant vers Gaza après avoir reçu des soins médicaux, ont-ils dû attendre pendant trois heures durant la nuit de vendredi dernier, jusqu'à ce que l'intervention d'un avocat israélien leur permette enfin de revenir dans la bande de Gaza assiégée? Et pourquoi une femme, qui venait d'accoucher 14 heures plus tôt à peine, a-t-elle dû attendre pendant des heures dans une ambulance à la sortie de Naplouse, avant de pouvoir regagner son village, distant d'à peine 10 minutes en voiture? Lorsqu'aucun journaliste ou diplomate n'est en vue, la réponse des FDI est qu'«aucune plainte n'a été déposée».
Chacun de ces exemples devrait être multiplié par les dizaines de milliers de personnes qui sont soumises quotidiennement aux mêmes préjudices, afin de commencer à comprendre le siège israélien dans sa globalité. Il faut essayer de regarder avec les yeux de tous ceux qui observent un vieillard chancelant sur ses béquilles dans la boue et la pluie pour éviter un énorme char, ou une jeune fille avec des nattes et vêtue de son uniforme scolaire, se réfugiant derrière un rocher pour s'abriter des gaz lancés par un soldat.
Israël n'a qu'une seule réponse: Tout est permis dans la guerre contre le terrorisme. C'est pourquoi on oublie que les kamikazes qui se sont fait sauter près de l'hôtel de Jérusalem et dans le bus de Haïfa ont pu pénétrer en Israël en dépit des check-points, et que les kamikazes qui ont fait sauter leurs bombes dans une rue piétonnière de Jérusalem venaient d'Abou Dis, dont la sécurité est totalement sous contrôle israélien. Et c'est apparemment pourquoi il y aura toujours plus d'escalade militaire, et un renforcement accru du blocus.
                               
7. Un raid de l'armée israélienne marque un nouveau précédent dangereux par Sophie Claudet
in The Daily Star (quotidien libanais) du lundi 10 décembre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

De notre envoyée spéciale à Ramallah - Hassan Abu-Libdéh, directeur du siège sis à Ramallah de l'Office central palestinien des statistiques (PCBS) est encore sous le choc des événements survenus il y a quelques jours.
Mercredi 5 décembre, à 23h30, l'armée israélienne a investi le bâtiment, y restant jusqu'à l'aube. Assis à son bureau, l'homme me montre un monceau de documents répandus sur le sol. "25 soldats sont entrés de force", dit-il. "Puis ils se sont mis à casser des portes, des cloisons en placo-plâtre et des plafonds. Ils ont volé ou détruit des disques durs d'ordinateur, des CD-Roms, des disquettes et plusieurs fichiers papier."
Pourquoi l'armée israélienne a-t-elle procédé au saccage d'une administration de l'Autorité palestinienne qui ne représentait pour elle, à l'évidence, ni une menace à la sécurité, ni un objectif militaire ?
La réponse officielle d'Israël vint, le lendemain 6 décembre, en début d'après-midi : "Dans le cadre de la lutte de l'armée israélienne contre le terrorisme, des recherches ont été effectuées dans les bureaux de l'Office central palestinien des statistiques", indique le communiqué, qui poursuit : "des documents saisis durant cette fouille pourraient contenir des preuves du soutien apporté par l'Autorité palestinienne aux activités terroristes. Parmi ces indices, ont été trouvés notamment : des documents attestant du transfert de fonds à l'Autorité palestinienne, des talons de carnets de chèques tous détachés, des vidéocassettes et des disquettes d'ordinateur. Toutes ces pièces ont été transmises aux services compétents pour analyse."
Ce communiqué est tout-à-fait inhabituel de la part de l'armée israélienne (n'était-ce son anglais heurté), en cela qu'il n'établit pas de lien avéré entre l'Office palestinien des statistiques et le terrorisme, mais qu'il "allègue" plutôt la possibilité qu'un tel lien existât.
M. Abu Libdéh se perd en conjectures. "Les Israéliens nous connaissent bien. Nos statistiques sont du domaine public et, jusqu'à l'éclatement de l'intifada, nous travaillions en liaison constante avec le Bureau Central Israélien des Statistiques." Visiblement perplexe, il ajoute : "Notre institution est soutenue financièrement par divers pays donateurs dont la Norvège, l'Allemagne, la Suède, la Suisse et l'Union européenne. Nous nous soumettons à des audits de manière régulière. Si l'on apportait foi aux allégations de l'armée israélienne, cela voudrait donc dire que les pays européens soutiennent le terrorisme ?"
Cette accusation a bel et bien été proférée par le premier ministre israélien Ariel Sharon, durant une visite d'une délégation de l'Union européenne dans la région, au mois de novembre, bien qu'il n'ait pas cité nommément l'Office central palestinien des statistiques, mettant en cause de manière globale l'aide allouée à l'Autorité palestinienne.
Jean Bretèche, représentant de la Commission européenne en Cisjordanie et à Gaza, cachait mal son indignation lorsque nous avons sollicité ses réactions sur cette véritable mise à sac. "C'est du pur vandalisme", nous a-t-il répondu. "Je serais curieux de voir les preuves à conviction que l'armée israélienne prétend avoir découvertes. L'Office palestinien des statistiques faisait un travail remarquable qui nous permettait de suivre la situation économique dans les territoires, ce qui nous aidait grandement à caler nos prévisions. Il est incompréhensible que l'armée (israélienne) s'en prenne d'une manière aussi véhémente à une institution qui ne présente aucune menace pour la sécurité (d'Israël)."
M. Abu-Libdéh fait état de nombreux appels téléphoniques et messages électroniques de soutien reçus par l'Office des statistiques palestiniens de la part d'instances et gouvernements donateurs.
En ce qui concerne la réaction américaine (il faut garder à l'esprit que l'envoyé spécial américain Anthony Zinni est sur place), M. Abu-Libdéh nous dit avoir informé personnellement les Américains du saccage, dès les premières heures de sa 'réalisation' par les soldats israéliens, et les avoir invités le lendemain à venir sur place inspecter à loisir les liens de l'Office palestinien des statistiques avec le terrorisme. Jusqu'à maintenant, les Etats-Unis n'ont pas répondu à cette invitation.
Peu importe. M. Abu-Libdéh cherche toujours une explication à l'inexplicable : "Israël a envoyé un message très clair à l'Autorité palestinienne en donnant l'ordre à ses forces d'attaquer une agence gouvernementale n'ayant rien à voir avec la sécurité. Cela signifie que, dussent les choses s'envenimer, Israël pourrait détruire l'infrastructure de l'Autorité palestinienne en totalité, compromettant ainsi l'établissement d'un futur Etat palestinien. Selon ce scénario, des agences non-gouvernementales pourraient également être attaquées et l'accès à l'information et les libertés abolis."
M. Abu-Libdéh nous informe que, dès la fin du saccage en règle de son administration, la radio israélienne a annoncé dans ses émissions en arabe que l'armée recherchait des informations stratégiques. "L'armée cherche quelque chose, ils pensent que nous détenons des informations confidentielles sur des personnes individuelles et leurs appartenances politiques ou que nous avons une banque de données centrale sur les activistes palestiniens", nous a-t-il dit. "Ce n'est bien entendu pas le cas. Nous ne recensons que des données d'ordre socio-économique ou culturel. Peut-être l'armée israélienne imagine-t-elle que notre recensement de la population, effectué en 1997, ou la liste des électeurs palestiniens pourraient lui être d'une quelconque utilité, bien qu'encore une fois, ces données n'aient aucune dimension politique ?". Deux jours après la mise à sac des bureaux, M. Abu-Libdéh nous a dit qu'il essayait, avec ses employés, d'estimer l'importance des données et des fichiers perdus. "Les dégâts matériels ne sont pas ce qui me préoccupe le plus", m'a-t-il confié. "Nous les estimons à environ 150 000 dollars, et un pays donateur s'est déjà offert afin de prendre en charge les réparations. Ce que je redoute le plus est l'importance et le volume des données qui ont été dérobées et l'éventualité que des virus aient été implantés à dessein dans nos réseaux informatiques". M. Abu-Libdéh évoque même la possibilité que des explosifs aient été dissimulés dans le bâtiment...
Khaled Hdeïb était l'un des trois gardiens de nuit présents durant le sac. Il nous relate avoir été contraint à ouvrir certains bureaux, après quoi, on le ramena auprès de ses deux collègues au rez-de-chaussée. Comme eux, il fut menotté et battu, à plusieurs reprises, par les soldats israéliens.
M. Hdeïb nous fait faire une tournée du bâtiment. En plus du vol et de la destruction - évidents - de matériel informatique (hardware et software), reconnus par l'armée israélienne elle-même, on est frappé par l'étendue des dégâts totalement gratuits qui évoquent un vandalisme rageur. Des posters représentant des paysages de Palestine et des Palestiniens tués au cours de l'intifada ont été arrachés des murs et déchirés en mille morceaux. Un drapeau palestinien, dont une partie a été arrachée, gît sur le carrelage de la cuisine. L'un des coffres forts a été éventré et vidé de l'argent qu'il contenait ; la porte en a même mystérieusement disparu... La photo d'un jeune enfant, sur un bureau désert, nous sourit à travers l'étoilement de fractures du verre qui la protégeait. Des CD-Roms rageusement brisés jonchent le sol d'un bureau, parmi lesquels - ironie - un éclat portant la mention 'Annuaire du Bureau central israélien des statistiques, n°52, 2001', banque de données fournie par l'organisme israélien en échange de la fourniture des données correspondantes par son homologue palestinien...    
De manière surprenante, il manque très peu de choses dans la section des statistiques sur Jérusalem. M. Mustafa Khawaji, qui en est le responsable, pense que les fichiers ont pu être microfilmés. Et, en effet, M. Hdeib a fait état d'une équipe de soldats chargés de prendre des clichés de certains fichiers qui avaient l'air de les intéresser au plus haut point. L'homme insiste sur le fait que certains de ces soldats, Druzes, parlaient donc arabe et "semblaient savoir très précisément ce qu'ils recherchaient." Il dit aussi que les réguliers israéliens étaient accompagnés de plusieurs nervis de l'armée du Sud-Liban désormais dissoute. Interrogé sur la raison de cette conviction, il s'anime : "Je reconnais très bien l'accent libanais. Ces types n'arrêtaient pas de faire de grosses plaisanteries sur le compte d'Arafat et de sa fuite de Beyrouth. Ils ont montré du doigt la photo d'un réfugié palestinien, à l'entrée, en s'esclaffant et en jurant que tel serait notre sort, à jamais."
Si l'allégation de M. Hdeib quant à la participation d'hommes de l'ex-armée du Sud Liban au saccage ne peut être confirmée, son assurance que "les soldats 's'éclataient' à tout casser dans les bureaux" ne saurait être mise en doute par quiconque daignera prendre le temps de venir visiter ces locaux dévastés et y constater l'ampleur des dégâts.
                                                   
8. Leïla Shahid : “Je suis beaucoup plus sévère avec la communauté internationale qu’avec les Israéliens” propos recueillis par Philippe Jacqué
sur Courrierinternational.com le lundi 10 décembre 2001
Née à Beyrouth en 1949, Leila Shahid s’engage avec Yasser Arafat dès 1969. Arrivée à Paris en 1974, elle devient vingt ans plus tard la déléguée de la Palestine en France. Dans cet entretien à “Courrierinternational.com”, elle exprime sa vision de l’Intifada, commencée fin septembre 2000, et sa confiance dans l’établissement d’un véritable Etat en Cisjordanie et à Gaza.
- Après quatorze mois d’Intifada et plus de 1 000 morts, quel bilan tirez-vous ?
- La société palestinienne est en plein mouvement. La radicalisation progressive de ses actions, des manifestations pacifistes aux envois de kamikazes, résulte d’une situation objective : l’échec d’un processus de paix de huit ans, qui avait promis à la société palestinienne la libération du territoire occupé et la constitution d’un véritable Etat. Ainsi le premier bilan à tirer est clair : il s’agit d’une reprise de l’initiative politique par la société palestinienne, qui crie à sa propre direction comme au reste du monde son refus d’une situation profondément injuste. Selon moi, cette Intifada prouve la bonne santé de la société palestinienne. La tragédie, c’est que l’on a présenté l’Intifada comme une action contre les Israéliens. Or c’est un mouvement réflexif, un peuple qui se relève. C’est l’Intifada des réfugiés et des pauvres, et c’est pour cela qu’elle est plus radicale et qu’elle va tellement loin.
- Comment jugez-vous la réaction de la société israélienne ?
- L’Intifada démontre à mes yeux l’aveuglement et la surdité de la société israélienne et de sa direction politique, que ce soit Ehoud Barak ou Ariel Sharon. La répression féroce, le châtiment collectif de toute la société palestinienne - les destructions de maisons, d’oliviers, les bombardements, les bouclages, les arrestations -, tout cela renforce et nourrit la capacité de résistance palestinienne. Et la résistance ne peut que se radicaliser dans sa forme : du jet de pierres aux kalachnikovs et aux kamikazes. Aujourd’hui, nous arrivons à un point où l’Intifada ne peut déboucher que sur un réveil de la société israélienne que Sharon mène à sa perte. Israël est en un sens une société d’enfants gâtés, immatures et égocentriques. La gauche israélienne, Amos Oz ou A. B. Yehoshua, par exemple, pensait qu’il suffisait de dire “nous reconnaissons un Etat palestinien” pour que tout rentre dans l’ordre. Ils n’ont pas pris la peine de connaître la réalité palestinienne et de s’y investir. Ils ont eu l’attitude coloniale de dire “après tout ce qu’on leur a donné, ils nous envoient une claque”. Ils n’ont pas compris que les Palestiniens vivaient mieux avant Oslo plutôt qu’après. Cette démission des intellectuels de gauche a renforcé Sharon. J’attends la naissance d’une vraie gauche israélienne.
- Comment jugez-vous l’engagement de la communauté internationale, et des Etats Unis en particulier ?
- Si la société israélienne est frappée de cécité, la communauté internationale souffre de lâcheté. Je suis beaucoup plus sévère envers elle qu’envers la société israélienne. La communauté internationale est incapable d’assumer sa responsabilité face aux Israéliens et les laisse agir en toute impunité. Face à la violation de toutes les règles du droit international, les Etats-Unis, l’Union européenne et la Russie, toute la communauté internationale reste muette. Et pourtant, le sommet de Charm el-Cheikh d’octobre 2000, en mandatant la commission George Mitchell, aurait pu faire baisser la tension sur le terrain. Cette lâcheté internationale s’explique par la culpabilité de l’Europe à l’égard du peuple juif et la politique impériale américaine de soutien à Israël.
- Quel est l’impact du 11 septembre sur le conflit ?
- Le 11 septembre a bouleversé l’agenda mondial. L’attention centrée sur le Moyen-Orient s’est réorientée vers l’Afghanistan, laissant Sharon mener sa propre guerre contre les Palestiniens. Aujourd’hui, je ne sais pas jusqu’où ira cette guerre et combien de pays elle embrasera. Tout cela s’ajoute à une crise profonde de modernité dans le monde arabe, crise qui met face à face les laïcs et les religieux, les riches et les pauvres, les démocrates et leurs oppresseurs, qu’ils soient des régimes militarisés ou des régimes islamisés. La Palestine a toujours été un catalyseur de toutes les contradictions et dialectiques qui travaillent les sociétés arabes et qui séparent le camp de la paix avec Israël du camp de la guerre. Nous sommes arrivés à un point nodal, la communauté internationale n’a pas les moyens de détourner les yeux. Il faudra qu’elle assure la paix ou qu’elle paie le prix de la guerre.
- Comment peut-on aujourd’hui sortir de l’impasse ?
- L’ensemble des accords déjà signés sont encore valables : Oslo I et II, Wye River, Charm el-Cheikh I et II et le rapport Mitchell. Ce dernier propose un mécanisme pour reprendre la mise en œuvre de ce qui a été signé. Tous ces accords, signés et approuvés par la Knesset, doivent être appliqués. Or, dans une situation où il y a un fort et un faible, l’expérience montre que ça ne sert à rien de signer des accords s’il n’y a pas un mécanisme d’arbitrage international qui surveille chaque contractant et qui garantisse l’application. Il faut un arbitre très exigeant et ferme avec les deux parties. Il faut faire respecter le calendrier et les détails. Par exemple, lorsque la déclaration de principe dit : “Rien ne sera entamé qui puisse porter préjudice à la souveraineté du territoire”, cela veut dire, à mon sens, la fin de la colonisation. De même, le texte énonçait que les parties s’abstenaient de “recourir aux armes pour régler des conflits”. Nous n’avons pas respecté cette clause. S’il y avait eu un arbitre pour nous en empêcher, nous ne serions pas tous les deux dans le pétrin dans lequel nous sommes aujourd’hui.
- Est-ce que l’on peut revenir à la table des négociations ?
- Bien sûr, même avec Sharon, un homme qui ne veut pas de la paix. Il a d’ailleurs voté contre l’ensemble des traités de paix avec l’Egypte, la Jordanie et la Palestine. Il fait parti de ces généraux qui vivent dans le passé, il dit encore que la guerre d’indépendance n’est pas terminée… Mais il est le Premier ministre d’un Etat qui ne vit pas dans une bulle et qui dépend de fait de ses relations avec les Etats-Unis et l’Union européenne sur les plans diplomatique et économique. Israël ne peut se couper des Etats-Unis et de l’Europe. De même, Israël n’a pas les moyens de briser les accords de paix avec l’Egypte et la Jordanie et de risquer une nouvelle guerre avec la Syrie. Pour toutes ces raisons, ce qui manque, c’est la volonté de la communauté internationale d’assumer sa responsabilité, comme elle l’a fait dans le Golfe, en Bosnie, au Kosovo et en Afghanistan au sein de coalitions internationales de guerre. Je ne vois pas pourquoi le Moyen-Orient ne pourrait pas susciter une coalition internationale de paix. Une coalition entre Américains, Européens, Russes, Chinois et les Etats arabes qui ont signé un traité de paix avec Israël sous l’égide de l’ONU, afin de mettre en œuvre les accords tels qu’ils sont signés et sauver le Moyen-Orient d’une nouvelle guerre. Concernant le statut final, nous avons assez avancé à Taba pour régler ces questions en une année de négociations. Sur chaque dossier, nous avons pratiquement trouvé une position commune avec les Israéliens. Barak était sur le point de signer, mais c’était le jour précédant les élections générales en Israël, et il a préféré abandonner. La seule chose qui manque est la volonté politique du gouvernement israélien et de la communauté internationale. Quand Sharon dit qu’il combat son Ben Laden et qu’il doit détruire ses talibans, en parlant de Yasser Arafat et de l’Autorité palestinienne, la communauté internationale doit sortir de sa réserve.
- L’Autorité palestinienne ne semble pas être sur la même ligne que la population et les islamistes…
- Non, la population palestinienne est en accord avec cette position de compromis parce qu’elle veut vivre. De même, les islamistes palestiniens sont avant tout des nationalistes. Ils ne reprochent pas à Arafat de ne pas être un bon musulman, mais de ne pas libérer les Territoires. Ils ont certes un programme d’islamisation de la société après la libération et la constitution d’un Etat. Aujourd’hui, ils n’ont pas de projet alternatif à la formule “deux Etats côte à côte”. Mais, si nous pouvons tenir nos promesses d’Oslo, les sondages vont de nouveau revenir en notre faveur.
- Depuis le début de l’intifada, de nouvelles générations font entendre leur voix, contredisant souvent Arafat. Existe-t-il aujourd’hui un plan de succession du leader palestinien ?
- Yasser Arafat est le père de la nation, c’est l’homme qui a symbolisé l’autonomie de la décision politique palestinienne face à la volonté israélienne de nous faire disparaître et à la tentative arabe d’imposer son hégémonie. Une période historique se termine donc avec lui. Il n’y aura pas de deuxième Arafat. De plus, le successeur ne sera pas un militaire, la société ne le tolérerait pas. Pour l’instant, la dynamique de l’Intifada montre sa capacité de résistance et le renouvellement de son leadership. La nouvelle génération de dirigeants (Marwan Barghouti et Hussam Khader) passe aujourd’hui son examen dans les Territoires. Ils ont la confiance de la population parce qu’ils luttent contre l’occupation. Une alliance entre les anciennes générations (Yasser Abed Rabbo, Hanane Ashrawi ou Nabil Shaath) et la nouvelle génération de dirigeants semble nécessaire. Le nouveau leadership sera constitué d’ingénieurs, de gestionnaires, d’informaticiens pour constituer un Etat moderne. Nous n’avons plus besoin de personnalités charismatiques extraordinaires, nous avons besoin d’institutions qui gèrent au jour le jour l’économie, l’éducation, l’agriculture. Malheureusement, on ne peut assurer que la transition du pouvoir sera démocratique si nous sommes toujours en guerre.
- Des voix s’élèvent en Palestine demandant la création d’un gouvernement d’union nationale intégrant les islamistes. Est-ce une possibilité ?
- L’unité nationale existe déjà dans la société. En revanche, l’union nationale n’est pas possible, car il n’y a pas de gouvernement aujourd’hui. Aujourd’hui, il y a Yasser Arafat et un peuple palestinien, tous les deux cibles de la guerre de Sharon. Par contre, la société a réalisé l’union à travers la direction des mouvements nationalistes et islamistes qui ont coordonné l’action des groupes palestiniens durant l’Intifada. Le Fatah a ainsi pu convaincre le Hamas de renoncer aux attentats suicides. C’est la provocation d’Ariel Sharon, les assassinats extrajudiciaires, qui ont obligé le Hamas et le Djihad islamique à revenir aux attaques kamikazes. La stratégie du Premier ministre est de pousser à la guerre civile, beaucoup plus destructrice pour le peuple palestinien que la répression israélienne. Selon moi, la population palestinienne défend les militants du Hamas par dépit et pour éviter la guerre civile. Si vous faites intervenir des observateurs, si vous arrêtez les blocus, vous verrez que le soutien au Hamas va chuter. De plus, le sens de la responsabilité des Palestiniens les pousse à éviter le règlement par les armes de leurs différends politiques. La gauche et les laïcs, c’est-à-dire le Fatah, ont le sentiment qu’ils peuvent gagner démocratiquement. Si ce projet, le compromis historique, deux Etats côte à côte, échoue avec Arafat, ses successeurs en tireront la leçon.
                                   
9. DOSSIER SPECIAL - Palestiniens : quel avenir ?
in Le Monde du dimanche 9 décembre 2001
[l'intégralité du dossier sur http://www.lemonde.fr/dossier/0,5987,3218-7002--,00.html]
                           
Extraits :
                           
9.1. Yasser Arafat, le dernier des fedayins par Mouna Naïm
Depuis 43 ans, il incarne le mouvement de libération nationale palestinien. Aujourd'hui, le rêve d'un Etat palestinien semble s'éloigner. Pourtant, malgré les intrigues, les échecs et même les menaces, "le Vieux" refuse de jeter l'éponge JAMAIS sans doute Yasser Arafat n'aura vécu crise aussi inextricable. Le président palestinien pensait pouvoir conduire son peuple à l'indépendance en mai 1999 - comme le prévoyaient les accords d'Oslo -, ou, au pire, quelques mois plus tard. Début décembre 2001, l'embryon de Palestine a volé en éclats - sauf sur le papier - et, avec lui, la quasi-totalité des symboles de l'Autorité palestinienne. L'Intifada, la révolte des Palestiniens contre l'occupation, s'est heurtée à l'impressionnante machine de guerre israélienne : plus de huit cents morts palestiniens, des milliers de blessés et de handicapés, des infrastructures en lambeaux, des centaines d'habitations détruites, des vergers brûlés, des territoires autonomes soumis à "bouclage" extérieur et intérieur, une population humiliée et une poussée d'extrémisme, islamiste surtout, avec son lot d'attentats terroristes et l'enchaînement interminable des représailles et contre-représailles. Harcelé par le premier ministre israélien, Ariel Sharon, qui conteste sa légitimité, sommé par la communauté internationale, singulièrement les Etats-Unis, de sévir contre les plus extrémistes des siens, Yasser Arafat est, en sens inverse, soumis aux pressions de son peuple, qui le juge, au contraire, trop conciliant avec l'Etat juif.
Sa vie a été jalonnée d'épreuves. Son expulsion et celle de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) de Jordanie en 1970-1971, le départ forcé de Beyrouth en septembre 1982, puis de l'est et du nord du Liban l'année suivante, la longue traversée du désert qui a suivi, le meurtre de ses deux plus proches compagnons - Abou Jihad et Abou Iyad -, sa mise en quarantaine en 1990 pour n'avoir pas su choisir le bon camp lors de l'invasion du Koweït par l'Irak, restent sans doute parmi ses souvenirs les plus amers. Ce n'est pas non plus de gaieté de cœur, mais par réalisme politique, qu'il s'est résigné à renoncer à récupérer la totalité de la Palestine, pour se contenter d'un petit Etat aux côtés d'Israël.
Le numéro un et le plus célèbre des fedayins est doté d'une étonnante capacité de résistance physique et morale, entretenue par un mode de vie d'une rare sobriété. Chef militaire courageux, en état d'alerte permanent, il a vécu pendant plus de trente ans en nomade, pour échapper aux rets d'un ennemi israélien redoutable.
Il n'a connu de relative stabilité que depuis son retour à Gaza, en 1994, mais le harcèlement auquel le soumet le gouvernement de M. Sharon, qui l'accuse de soutenir le terrorisme, réveille indiscutablement quelques souvenirs désagréables. Dirigeant politique paternaliste et autoritaire à la fois, têtu et méfiant, manipulateur au besoin, le président du Comité exécutif de l'OLP (depuis 1969) et de l'Autorité palestinienne centralise tous les pouvoirs. Détenteur des cordons de la bourse, il n'en profite pas pour s'enrichir personnellement, mais entretient généreusement une clientèle. Il laisse aussi se développer autour de lui un système de prébendes et de corruption.
Né au Caire le 4 août 1929, sixième enfant d'une famille palestinienne de Gaza, Yasser Arafat a consacré la plus grande partie de sa vie à se battre pour la Palestine. C'est à l'âge de trente ans que l'ingénieur Mohammad Abdel Raouf Arafat Al Koudoua Al Husseini (son vrai nom), alors employé du département des travaux publics de l'émirat du Koweït, entre véritablement en politique. Au début des années 1950, il a bien fait de l'agit-prop au sein de l'Union des étudiants palestiniens à l'université du Caire, où il a fait ses études. Mais c'est seulement en 1959 qu'avec deux camarades, Salah Khalaf (Abou Iyad) et Khalil Al Wazir (Abou Jihad), il met sur pied le Fatah. Fatah est l'anagramme du sigle du mouvement : Harakat al tahrir al watani al filistini (Hataf). Hataf signifie mort et Fatah conquête.
Yasser Arafat dit adieu à la vie facile du jeune homme qui gagnait bien sa vie, amateur de belles cylindrées, plutôt américaines. Commence un parcours tout entier voué à la lutte, jalonné de succès et aussi d'échecs qui, loin de dissuader Yasser Arafat, le galvanisent : premières actions de commandos, premiers tracts et bulletins clandestins, première reconnaissance par les "frères" arabes, prise de contrôle de l'OLP. Yasser Arafat devient très vite le porte-drapeau d'un mouvement national qu'il fait naviguer entre les écueils pour empêcher toute hypothèque, avec le souci de ne jamais s'aliéner totalement les pays "frères".
Il doit également négocier des virages sans jamais s'avouer vaincu, amortir les échecs, gérer les contradictions interpalestiniennes, quitte à fermer les yeux - à contrecœur et dans le seul intérêt de l'unité nationale palestinienne disent ses proches - sur les actions terroristes auxquelles se livrent certains des siens. Au début des années 1980, après le désastre du Liban et l'exil tunisien, on le croit "fini"... Il "rebondit" sur la première Intifada de Cisjordanie et de Gaza, qui se réclame de l'OLP et revendique l'unité du peuple palestinien.
C'est principalement à cette population que Yasser Arafat doit son retour à Gaza et son élection à la tête de l'Autorité palestinienne. Mais le chef de l'OLP et "les gens de Tunis" ont transposé en Cisjordanie et à Gaza leurs méthodes brutales de gouvernement. Arafat ne souffre aucune critique. Les exigences d'Israël en matière de lutte contre le terrorisme renforcent ses tendances autocratiques.
Les violations des droits de l'homme se multiplient, les accusations d'enrichissement illicites de son entourage aussi. Yasser Arafat se voit reprocher d'avoir mal négocié les accords d'Oslo, de céder trop vite aux exigences d'Israël, dont la poigne, loin de se desserrer, se renforce. Son refus des propositions - jugées irrecevables - faites par Israël au sommet de Camp David, en juillet 2000, redore son prestige auprès des siens ; mais la colère gronde en Palestine. Une visite jugée provocatrice d'Ariel Sharon, alors figure de proue de l'opposition de droite, sur l'esplanade des Mosquées, à Jérusalem, le 28 septembre 2000, est l'étincelle qui met le feu aux poudres. L'Intifada éclate.
Yasser Arafat est sans doute le dernier à imaginer que la révolte des siens sera encore aussi vivace plus de quatorze mois plus tard ; d'autant que des négociations discrètes avec l'équipe gouvernementale du premier ministre israélien d'alors, Ehoud Barak, à Taba, en Egypte, permettent de réelles avancées. Mais le verdict des élections anticipées en Israël tombe. Ariel Sharon l'emporte, et avec lui la politique de la poigne de fer et de la répression impitoyable : meurtres ciblés, bombardements de l'artillerie et de l'aviation, incursions en territoires autonomes palestiniens. Les pressions contradictoires qui s'exercent sur le président palestinien sont de plus en plus fortes. Habitué des situations difficiles, il ne jette pas l'éponge. Quels qu'ils soient, ses choix seront néanmoins très difficiles à assumer.
Boire la mer à Gaza, chronique 1993-1996, par Amira Hass, éd. La Fabrique, 583 p., 23 Euros (150 F). Lire aussi : [...] Israël, Palestine, vérités sur un conflit, par Alain Gresh, Fayard, 2001, 200 p., 12 Euros (82 F). Israël-Palestine, désaccords de paix, au-delà de la colère, éd. Hommes de parole, 2001, 493 p., 22 Euros (149 F). Israël-Palestine, le défi binational, par Michel Warshawski, éd. Textuel, 16,77 Euros (110 F).
                                           
9.2. "Voir à travers les yeux des habitants" par Mouna Naïm
BOIRE LA MER À GAZA est un ouvrage d'un intérêt exceptionnel. C'est un témoignage sur la vie des habitants de la bande de Gaza, ce territoire de 360 km2 où s'entassent environ un million de Palestiniens, entre ville, villages et camps de réfugiés, et "dont il faut retirer 72 km2 de colonies presque totalement interdits aux Palestiniens, ce qui leur laisse, en fait, 288 km2 dont il n'y a pas moyen de sortir, ni vers Israël ni vers l'Egypte ni vers la Cisjordanie".
Il n'est pas indifférent non plus que Boire la mer à Gaza soit le récit d'une journaliste israélienne, Amira Hass, du quotidien Haaretz, la seule de ses confrères et consœurs à avoir décidé de s'installer, entre 1993 et 1996, dans le territoire autonome palestinien, "comme n'importe quel journaliste envoyé comme correspondant à l'étranger", écrit-elle. Convaincue que, "pour faire cesser le terrorisme, il faut en analyser les raisons sociales, économiques, historiques, et soulager la souffrance des gens", Amira Hass ne se laisse pas pour autant aller à quelque indulgence envers les auteurs d'attentats terroristes.
Elle veut "comprendre, jusque dans ses moindres détails, une réalité", dont Israël, dit-elle,"est responsable de bout en bout", tout en revendiquant son identité israélienne et juive auprès de tous ses interlocuteurs. Tandis qu'une grande partie des Israéliens ont de Gaza une "image déformée : sauvage, violente et hostile aux juifs", Amira Hass s'est donné les moyens de le "voir à travers les yeux de ses habitants et non par la fenêtre d'une jeep de l'armée, d'une salle d'interrogatoire ou dans les documents du Shin Beth, le service de renseignement militaire israélien".
La signature des accords d'Oslo et le transfert d'autorité en mai 1994 furent, bien sûr, accueillis avec un énorme soulagement par la population locale et par le monde entier.
Mais le récit que fait l'auteur de leur application concrète, sur le terrain, révèle l'envers du décor : une dépendance, totale et forcément léonine, des Palestiniens à l'égard d'Israël. L'image la plus évocatrice en est peut-être celle, précisément, du passage consacré aux travailleurs palestiniens à Erez, passage qui "n'est pas visible du dehors, de là où les diplomates étrangers et les VIP palestiniens passent la frontière. Il est caché d'un côté par des blocs de béton (...) et, de l'autre, ce sont de grands rouleaux de barbelé qui dissuadent ceux qui voudraient se faufiler". C'est par ce boyau, dérobé aux regards de ceux qui passent du côté officiel, que doivent impérativement transiter les centaines d'ouvriers palestiniens autorisés à aller travailler en Israël. C'est là que s'égrène au compte-gouttes, dès les premières heures de l'aube, le chapelet de ces hommes armés d'une patience surhumaine, et l'humiliation rentrée, prix de leur droit d'aller gagner leur vie et celle des leurs de l'autre côté de la frontière.
D'embûches administratives en crises israélo-palestiniennes plus ou moins aiguës, d'attentats anti-israéliens en bouclages et punitions collectives, d'impuissance et d'incurie en autocratie et clientélisme de l'Autorité palestinienne, les germes sont semés d'une révolte qui paraît inévitable.
Amira Hass ne dresse pas un rapport chiffré, un état des lieux froid et décharné. Elle est allée voir de ses propres yeux, a noué des amitiés avec les habitants de Gaza, qui lui racontent leur calvaire au quotidien. Elle a interrogé les membres de l'Autorité palestinienne, les services responsables israéliens, vérifié et recoupé ses informations, rapporté les sentiments parfois contradictoires et mêlés des uns et des autres, l'absurdité de certaines situations, les difficultés des gens, et cette grande aspiration à la liberté qui était déjà à l'origine de la première Intifada. Amira Hass livre des chiffres, comptabilise les bouclages, ne se prive pas de tirer ses propres conclusions, mais la colonne vertébrale de son ouvrage est les faits. Et ils parlent d'eux-mêmes.
Il n'est pas indifférent de rappeler à cet égard que, depuis 1996, la situation a empiré dans les territoires autonomes palestiniens, notamment depuis que le gouvernement israélien d'Ariel Sharon a resserré l'étau autour de ces zones et que les "bouclages" intérieurs et extérieurs deviennent de plus en plus hermétiques.
                       
9.3. Jean-François Legrain, chercheur au CNRS, spécialiste de la question palestinienne : "Après Arafat, on peut craindre une guerre civile..." propos recueillis par Patrice Claude
[Jean-François Legrain est chercheur arabisant au CNRS. Il étudie la question palestinienne depuis une vingtaine d'années. Agé de quarante-six ans, membre du Gremmo, le Groupe de recherches et d'études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (CNRS) à la maison de l'Orient (université Lyon-2), Jean-François Legrain a occupé des postes à Damas, au Caire, puis à Jérusalem. Il est l'auteur des Voix du soulèvement palestinien, en 1991 (Cedej-Le Caire) et des Palestines du quotidien (Cermoc-Beyrouth), en 1999.]
Très pessimiste sur l'avenir, le chercheur français estime que, sans une volonté forte de la communauté internationale, le cycle des violences se poursuivra au Proche-Orient
- Comment la situation des Palestiniens vous apparaît-elle aujourd'hui ?
- Extrêmement sombre, je le crains. D'une certaine manière, ils sont revenus à juillet 1967, tout de suite après la guerre dite de six jours et l'occupation par Israël de l'ensemble des territoires palestiniens. S'il n'y a pas une volonté forte de la communauté internationale d'intervenir d'urgence - et pour l'heure, on ne la voit pas du tout venir - tout est à reconstruire, à ré-imaginer.
- Vous pensez qu'Israël veut reprendre le contrôle de tous les territoires, enclaves autonomes comprises ?
- Peut-être pas directement, mais on ne perçoit, parmi les dirigeants israéliens, aucune volonté de mettre un terme à une politique de force qui a reçu, c'est évident, un feu vert américain. Je le répète, sans une intervention extérieure forte, on ne sortira pas du cycle violences, répression, réactions, dans lequel on est entré avant même l'élection de Sharon, au début de l'année.
- A qui la faute ?
- Sharon et Barak d'abord. Arafat ensuite, parce qu'il ne sait plus quoi faire. Il n'a pas de stratégie de rechange, il réagit au coup par coup, au jour le jour. Sa première erreur fondamentale - mais avait-il le choix à cette époque ? - fut d'accepter que les négociations de Madrid, puis d'Oslo, ne portent pas sur les modalités d'entrée du droit dans la réalité, mais sur le droit même. Dès le début, les Américains, sur pressions israéliennes, ont imposé que les négociations échappent à l'ONU, qu'il ne soit plus fait référence à l'ensemble de ces résolutions, mais à certaines seulement. Surtout, tout mécanisme de contrainte visant à sanctionner la, ou les parties qui ne respecteraient pas leurs engagements, a été écarté. Je vous rappelle quand même que huit accords intérimaires ont été signés depuis 1994, et qu'aucun n'a été appliqué dans sa totalité. La colonisation de terres palestiniennes militairement occupées s'est poursuivie - Barak a créé plus de nouvelles colonies que Nétanyahou lui-même - et elle se poursuit encore, sans que la communauté internationale bouge.
- Alors, c'est la fin d'Arafat ?
- D'abord, il n'a pas manifesté de volonté de repartir en exil. Les événements présents semblent plutôt lui redonner de l'énergie. Il se croit revenu à Beyrouth il y a vingt ans. Ensuite, s'il voulait partir, je ne vois aucun pays de la région prêt à l'accueillir au risque de paraître acquiescer à la politique israélienne. Enfin, je ne crois pas que les Israéliens puissent ouvertement l'assassiner.
S'ils le faisaient, ils devraient s'arranger pour ne pas apparaître comme responsables. Non, je pense simplement que l'Autorité palestinienne va continuer de se déliter sous les coups de boutoir d'Israël et des Américains...
- Mais enfin la crédibilité de l'homme est bien entamée auprès de son propre peuple, non ?
- Attention. Une majorité de Palestiniens pensent sans doute que "le Vieux" s'est trompé, qu'il s'est fait mener en bateau depuis dix ans par les Israéliens et qu'il est grand temps de changer de tactique. Mais Arafat reste le "héros" de la lutte nationale, le "père de la nation" en quelque sorte, l'incarnation même de la Palestine. Quoi qu'il fasse, il bénéficiera toujours de cet énorme capital symbolique. Même les islamistes du Hamas ou du Djihad, qui contestent sa politique, respectent le symbole Arafat. Vous remarquerez que, si les forces de sécurité palestiniennes ont déjà tué des islamistes, l'inverse n'a jamais eu lieu.
- La campagne d'attentats-suicides qu'ils ont lancée en Israël visait quand même à le déstabiliser ?
- Non. C'est un fait que cette campagne l'affaiblit, mais ce n'est qu'une conséquence, ce n'est pas leur objectif. Le Hamas n'aime pas le processus d'Oslo, lequel, pour lui, n'a aucune chance d'amener la justice. Mais il ne tient pas particulièrement à le couler. Pour les islamistes, ce qui est fondamental, c'est de rester l'incarnation d'une exigence morale et religieuse dans la société palestinienne. Pour y parvenir, il faut évidemment faire pression sur le politique, mais prendre le pouvoir ne les intéresse pas. Gouverner, c'est assumer trop de choses, rencontrer "l'ennemi" dans des conférences internationales. Le Hamas n'y tient pas. C'est avant tout un mouvement "réformiste", associatif...
- Qui lance tout de même régulièrement de meurtrières campagnes d'attentats-suicides...
- Certes. Mais remarquons tout de même que, chaque fois, il s'agit de répondre à ce qui est perçu comme une agression israélienne directe, un meurtre de masse, ou l'élimination physique d'un de leurs dirigeants. Leur première campagne d'attentats-suicides, c'était pour répondre à l'assassinat de vingt-neuf Palestiniens en prière à Hébron, en 1994, par un colon fanatique. La vengeance, au sens quasi biblique du terme, prend alors le pas sur les priorités "sociopolitiques" du mouvement. Les Israéliens le savent parfaitement...
- Que voulez vous dire ?
- Regardez ce qui s'est passé. En 1996, quelques semaines avant la première élection palestinienne "autonome", assassinat de Yehya Ayache, dit "l'Ingénieur", un artificier qui a organisé les attentats précédents. Réponse du Hamas : campagne, annoncée et exécutée, d'attentats-suicides. Il y a d'autres exemples. Le 11 septembre dernier, le mouvement, sur l'injonction d'Arafat qui a compris la gravité de la situation internationale, s'engage à cesser tout attentat. Les "frères" tiennent parole et puis, boum, deux jours avant l'arrivée en "terre sainte" du nouvel émissaire américain - qui vient essayer de renouer les fils d'une négociation dont Sharon ne veut pas -, nouvel assassinat "ciblé". La mort d'Abou Hanoud, un chef "militaire" de Cisjordanie - et non "le" chef comme les Israéliens ne l'ignorent pas -, va automatiquement déclencher une nouvelle campagne de vengeance. Comme chaque fois, les attentats-suicides sont annoncés. Comme chaque fois, les Israéliens, en assassinant un leader, savaient parfaitement ce qui allait suivre...
- Que se passera-t-il lorsque Arafat ne sera plus là ?
- Vous savez bien que depuis la mort d'Abou Jihad, assassiné en 1988 par Israël, il n'y a plus d'héritier évident. Arafat est le seul personnage charismatique, le seul qui sache parfaitement jouer des "localismes" palestiniens pour créer des consensus. Il y a seulement dix-huit mois, le processus de succession aurait été chaotique, difficile mais il se serait probablement déroulé sans violence. Aujourd'hui c'est totalement différent. Aucun postulant crédible à la succession du "Vieux" ne peut s'imposer sans l'appui des chefs "militaires" de l'Autorité. Les Mohammed Dahlan, Jibril Rajoub, Amine al Hindi et autres Moussa Arafat qui dirigent l'un ou l'autre des quinze "services de sécurité" créés par le raïs, peuvent-ils se retrouver autour du même homme (Abou Mazen pour l'OLP, Hani el Hassan pour le Fatah ?) Je crains que non. C'est là que réside la plus sérieuse menace d'une guerre civile entre Palestiniens..."
                                   
9.4. 1936-1947 - La nation arabe par Jean-Pierre Langellier
LA PREMIÈRE révolte massive contre la présence sioniste en Palestine éclate en avril 1936. Depuis quelque temps déjà, "le couteau est dans l'air". Au matin du 19 avril, dans les rues de Jaffa, la foule arabe, ajoutant foi à de folles rumeurs, attaque des passants juifs. Bilan : 9 morts, 55 blessés. Même scénario le lendemain dans les faubourgs de Tel-Aviv : 10 Juifs sont tués, 40 blessés. Deux jours plus tard, les chefs des partis arabes décrètent le boycottage de la communauté juive. Un Conseil national appelle à une grève générale illimitée. Elle a trois objectifs : l'arrêt de l'immigration juive, l'interdiction de l'achat de terres par les Juifs, la création d'un gouvernement national arabe sur l'ensemble du territoire. Le 25 avril, le mufti de Jérusalem, Hadj Amin El Husseini, met en place un Haut Comité arabe.
L'irrésistible montée des périls en Palestine s'est nourrie des contradictions et des lâchetés de la politique de la Grande-Bretagne, puissance mandataire depuis 1922. Londres a en effet promis trois fois la Palestine pendant la première guerre mondiale : deux fois aux Arabes, et une fois aux Juifs avec la célèbre "déclaration Balfour" du 2 novembre 1917, "envisageant favorablement (...) l'établissement en Palestine d'un foyer national pour le peuple juif". Puis le vent a tourné. Les intérêts britanniques ont penché de plus en plus du côté des Arabes. Pendant un quart de siècle, la Grande-Bretagne s'est employée à vider de son contenu la promesse de 1917 en recommandant un contrôle strict de l'immigration juive et des achats fonciers. Mais, depuis 1932, les achats de terres par des Juifs se sont accélérés. Les Arabes de Palestine sentent le pays leur échapper.
UN MANDAT "IRRÉALISABLE"
Mai 1936 : un mois après le début de la grève, des bandes armées encouragées et renforcées par des Arabes de Syrie - un territoire sous mandat français - livrent de véritables batailles rangées aux soldats britanniques. Au fil des mois, pourtant, la grève s'essouffle. En septembre, le Haut Comité arabe met fin au mouvement, le temps de permettre à une commission d'enquête présidée par Lord Peel de faire son travail. En juillet 1937, ses conclusions font sensation : pour la première fois, un rapport officiel juge le mandat "irréalisable", reconnaît le caractère insoluble du conflit judéo-arabe et préconise la seule issue logique : la partition.
L'insurrection reprend, plus violente que jamais. Le gouvernement dissout le Haut Comité arabe ; le mufti de Jérusalem s'enfuit au Liban ; les insurgés multiplient les sabotages et les attaques contre la population juive.
Les méthodes expéditives des révoltés, les rivalités de clans et les clivages idéologiques au sein des élites, le durcissement des Britanniques, qui se décident, en octobre 1938, à mater l'insurrection manu militari, expliquent l'échec du mouvement. En août 1939, la révolte a vécu, après avoir fait près de 7 000 morts. Entre-temps, en mai 1939, le dernier Livre blanc, œuvre d'un cabinet conservateur, a renié la déclaration Balfour. Il prévoit de créer avant dix ans un Etat palestinien unique et limite l'immigration juive à 75 000 arrivants en cinq ans, après quoi celle-ci sera soumise au consentement arabe.
Mais la défaite du nazisme et la découverte de l'Holocauste renforcent la légitimité du dessein sioniste. A l'immobilisme britannique en Palestine répondent la guérilla, les sabotages et le terrorisme juifs, œuvres de l'Irgoun - une milice paramilitaire sioniste de droite créée en 1937 - et des héritiers du groupe extrémiste Stern. En mars 1945, au Caire, cinq pays - l'Egypte, la Syrie, le Liban, l'Irak et la Transjordanie - créent la Ligue arabe.
Lors d'une réunion secrète à Paris, en août 1946, la direction de l'Agence juive se rallie à la solution du partage avec pour objectif le soutien de l'Amérique, en qui elle place désormais ses espoirs. Très vite, le président Harry Truman donne son accord à une partition, mettant ainsi fin à plusieurs années d'atermoiements.
Le sort de la Palestine est tout autant entre les mains de Moscou. Le 14 mai 1947, le délégué soviétique à l'ONU, Andreï Gromyko, fait sensation en proposant un Etat binational en Palestine ou, à défaut, son partage en deux Etats. Pour l'URSS, il importe avant tout de chasser les Britanniques de Palestine. A ses yeux, la révolte juive est un mouvement de libération anti-impérialiste, ennemi de surcroît des régimes féodaux arabes, laquais du colonialisme britannique. Staline espère-t-il l'avènement d'un Etat juif neutre, voire socialiste ? Toujours est-il que la convergence éphémère des analyses américaine et soviétique offre à l'Agence juive une chance inespérée qu'elle s'empresse de saisir.
Le 13 mai 1947, l'ONU désigne une commission d'enquête spéciale (Unscop), qui débarque un mois plus tard en Palestine, où elle commence ses auditions. L'Agence juive défend sa cause, force documents à l'appui. Le Haut Comité arabe boycotte la commission. Erreur fatale. Son intransigeance hautaine se nourrit de la certitude d'être dans son droit : pourquoi renoncerait-il à une partie de la Palestine ? Mais elle contraste avec la souplesse tactique des sionistes. Trois mois plus tard, l'Unscop rend son verdict : elle recommande, à la majorité, le partage de la Palestine. L'Etat arabe comprendrait la Galilée occidentale, les collines du centre à l'exception de Jérusalem et de Bethléem, sous contrôle international, et la plaine côtière du sud, d'Ashdod à l'Egypte. Les Juifs recevraient le reste. Cet Etat juif minuscule et biscornu, découpé en trois tronçons, est-il viable ? Peu importe. Pragmatiques, les sionistes l'acceptent avec enthousiasme. Pour eux, une chose prime : la reconnaissance de leur souveraineté et d'une immigration juive sans entraves.
"À LA VIE, À LA MORT"
Le débat s'ouvre en séance plénière le 21 octobre 1947 sous la coupole de l'ancienne patinoire de Flushing Meadows, où la jeune ONU a élu domicile. Face aux Juifs, prêts à d'ultimes concessions, les Arabes sont solidaires dans leur refus de ce qu'ils tiennent pour une décision illégitime. Mais rien n'est joué. La bataille diplomatique dure six semaines : elle est fertile en manœuvres, chantages, menaces et autres coups de bluff.
Le samedi 29 novembre, trente ans mois pour mois après la déclaration Balfour, c'est l'heure de vérité. Il fait froid à New York, en cette fin d'après-midi. Dans la nuit, beaucoup plus douce mais tout aussi fébrile, de Tel-Aviv, plusieurs dizaines de milliers de personnes vivent l'événement en direct. Les haut-parleurs égrènent les résultats du scrutin. La foule chavire entre enthousiasme et colère. Vient le décompte final : 33 "oui", 13 "non", 10 abstentions. Le seuil fatidique des deux tiers des suffrages exprimés est franchi, le partage adopté. Chez les Juifs de Palestine, le soulagement est immense, la joie contagieuse. Ils vont danser toute la nuit. Chez les Arabes, c'est la consternation et la colère. Ils entament, deux jours plus tard, une grève générale.
Cette nuit-là, on réveille David Ben Gourion, qui dort dans un hôtel au bord de la mer Morte. Il est le seul à ne pas sourire. Visionnaire, il note dans son Journal : "Nous sommes à la veille d'une guerre à la vie à la mort avec les peuples arabes. Et nous allons y perdre la fleur de notre jeunesse !" Le jour même tombent les sept premières victimes juives : des passagers d'autobus tués par des commandos arabes.
                               
9.5. 1948-1967 - D'une "catastrophe" à l'autre par Sylvain Cypel
LA PREMIÈRE guerre israélo-arabe débute le 15 mai 1948 par l'offensive des pays voisins contre le nouvel Etat juif, proclamé la veille à Tel-Aviv. Elle s'achèvera, pour les palestiniens, par la Nakba - la "catastrophe" de l'exode. Mais les affrontements armés sont quotidiens depuis l'annonce du plan de partage. Chaque camp marque son territoire. La communauté juive et le roi Abdallah de Transjordanie ont même négocié en secret une partition qui interdirait l'émergence d'un Etat palestinien. Militairement, les Palestiniens offrent peu de résistance aux milices armées juives. Safed, Tibériade, Jaffa, les quartiers arabes de Haïfa tombent avant même la proclamation de l'Etat et se vident largement de leur population.
Depuis des mois, David Ben Gourion et les groupes armés juifs envisagent d'élargir les frontières nées de la partition et, surtout, de modifier sur le terrain le rapport démographique entre Juifs et Arabes. Perpétré par les milices de l'Etzel, de Menahem Begin, et du Lehi, le massacre de Deir Yassine (entre 120 et 250 civils assassinés, le reste de la population étant expulsé du village) symbolise cette volonté de terroriser les Palestiniens pour qu'ils fuient. Commis le 9 avril, il se situe dans le cadre d'un plan militaro-politique, dit "plan D", présenté par David Ben Gourion à son état-major fin mars, qui induit implicitement l'expulsion massive des Palestiniens.
Au lendemain du drame, David Ben Gourion, évoquant une "bavure", envoie un message d'excuses au roi Abdallah. Menahem Begin, lui, écrira plus tard : "Les Arabes à travers le pays furent pris d'une panique illimitée et commencèrent à fuir leurs villages." Cette "légende de terreur", ajoutera-t-il, "valait bien une demi-douzaine de bataillons des forces d'Israël". En un an, 650 000 Palestiniens fuient l'avancée des forces juives ou sont expulsés par vagues successives. Le point culminant est atteint en juillet 1948 : 100 000 d'entre eux sont poussés au départ en dix jours. L'Agence de secours et de travail des Nations unies pour les réfugiés de Palestine, l'UNRWA, fournit, en décembre 1949, le chiffre officiel de 726 000 réfugiés.
UN "PEUPLE SANS TERRE"
Environ 50 000 Palestiniens sont expulsés après les accords d'armistice, au motif de "sécuriser" les frontières.
De juin à octobre 1950, la population de Majdal (aujourd'hui la ville balnéaire d'Ashkelon) est entièrement transportée vers Gaza. Dans toutes les villes, les dizaines de milliers de maisons abandonnées servent à loger les immigrants juifs. Quant aux quelque 450 villages palestiniens situés à l'intérieur des frontières du nouvel Etat, les trois quarts sont rasés, et leurs terres distribuées. Après la guerre, le premier président de l'Etat juif, Haïm Weizman, dira en privé que le "vrai miracle" de 1948 n'a pas été la victoire, mais le "nettoyage " du pays de ses Arabes. Bénéficiant d'un rapport de forces favorable et du soutien politico-militaire de la communauté internationale, Israël sort largement gagnant de la guerre. Les frontières d'armistice, établies en 1949, lui laissent un territoire agrandi de moitié. Il ne reste sur son sol que 160 000 Palestiniens, ces "Arabes israéliens" placés sous un régime de gouvernement militaire et auxquels s'imposent les "lois d'urgence" britanniques que les Israéliens ont intégrées à leur arsenal juridique.
Par une funeste ironie de l'histoire, le sionisme engendre un "peuple sans terre", entassé dans des villages de tentes miséreux, à Gaza, en Cisjordanie, en Jordanie, autour de Damas, de Beyrouth et au Liban sud ; mais aussi un peuple scindé en deux, entre ceux qui ont quitté leurs foyers et ceux qui y sont restés.
Après la Nakba, le temps semble s'arrêter pour les Palestiniens. Politiquement, ils n'existent plus. Divisé, leur mouvement national est exsangue. Seule perdure la "question", strictement humanitaire, des réfugiés.
Pour eux, l'ONU crée en 1949, avec l'UNRWA, le premier commissariat aux réfugiés. Israël ne se reconnaît aucune responsabilité dans leur situation. "Si les Palestiniens restent à l'état de réfugiés, la seule faute en incombe aux Etats arabes" qui refusent de les installer chez eux, explique-t-on à Jérusalem.
Le "trou noir" des Palestiniens va durer quinze ans. Le calme règne aux frontières. Instruits par le passé, de nombreux jeunes intellectuels se méfient des régimes arabes, pour lesquels le sort malheureux de la Palestine sert souvent de dérivatif aux problèmes internes. Parmi eux, trois hommes ont acquis la certitude que leur peuple doit désormais être l'acteur de son propre destin. Yasser Arafat (Abou Ammar), Khalil Al Wazir (Abou Jihad) et Salah Khalaf (Abou Iyad) se sont rencontrés au Caire, au sein de l'Union des étudiants palestiniens. Ensemble, ils fondent en 1959, au Koweït, le Fatah, qui se donne pour but l'autonomie du mouvement national et la reconquête de la Palestine par la lutte armée.
NOUVEL EXIL
Il leur faut d'abord forger une organisation, convaincre les intellectuels dispersés dans le monde arabe et les jeunes des camps de réfugiés de rejoindre le Fatah. Les candidats ne manquent pas, au sein d'une jeunesse désœuvrée et désespérée. Mais les premières "incursions" de combattants (fedayins) du Fatah en territoire israélien n'interviennent pas avant janvier 1965. Et jusqu'en juin 1967, on en dénombre à peine une dizaine.
Survient la guerre de six jours, qui va redistribuer toutes les cartes. Israël s'empare du Sinaï, puis du plateau syrien du Golan. Il conquiert surtout Gaza et la Cisjordanie, dont la partie arabe de Jérusalem, qu'il proclame aussitôt "ville réunifiée". Pour les Palestiniens, cette guerre constitue une nouvelle nakba, physiquement moins grave, mais tout aussi déstabilisante. Politiquement absents de la guerre de 1948, ils se sont fait entendre, avant ce nouveau conflit, à travers les vociférations d'Ahmed Choukeïri, leader inféodé à l'Egypte de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP). Ses diatribes antisémites ont contribué à répandre l'idée d'un Israël menacé de disparition. N'ayant nulle part où fuir, la population de Gaza reste sur place. Mais, en Cisjordanie, 200 000 personnes prennent le chemin d'un nouvel exil. Au total, un million de Palestiniens se retrouvent sous la domination directe des Israéliens.
Yasser Arafat, lui, a compris que la défaite arabe est lourde de nouveaux affrontements. Dès le 12 juin, il convoque un congrès du Fatah, à Damas, qui décide de porter la lutte armée en priorité dans les territoires nouvellement occupés. Le 31 juillet 1967, suivi d'un petit commando, il traverse le Jourdain et entreprend un premier séjour clandestin en Cisjordanie occupée pour y créer des cellules de son mouvement.
                                
9.6. 1968-1983 - Le temps des fedayins par Mouna Naïm
LES FEDAYINS entrent en scène. A partir de 1967 et pendant quinze ans, ils vont défendre leur cause par le combat. Le déclin puis la mort du nassérisme aidant, ils deviennent des héros pour une grande partie de l'opinion arabe. Tantôt sollicités et tantôt réprimés par les gouvernements arabes, qui n'hésitent pas à instrumentaliser certains d'entre eux à leurs fins propres, tenus pour terroristes en Israël et en Occident, ils sont au cœur de la tourmente du Proche-Orient.
En 1967, Israël occupe la totalité de l'ancienne Palestine mandataire. Pour le Fatah, il n'y a pas une minute à perdre. Mais il doit rapidement déchanter. La population, sonnée par l'occupation, n'a pas le cœur à la révolte ; l'efficacité et la célérité de la mainmise israélienne sont dissuasives.
Du côté arabe, les perspectives sont moins sombres : les trois "non" du sommet réuni en août à Khartoum - "pas de paix, pas de reconnaissance d'Israël, pas de négociations avec lui" - sont un encouragement indirect à la résistance, résistance à laquelle le président égyptien, Gamal Abdel Nasser, apporte sa caution en reconnaissant le "droit de résister" à l'occupant. Le rejet, par le Fatah, de la résolution 242 du Conseil de sécurité - impliquant la reconnaissance d'Israël -, qu'il a pourtant lui-même acceptée, n'indispose guère le raïs. Depuis quelque temps, il a senti le vent tourner. Il a compris que l'OLP d'Ahmed Choukeiri doit céder la place à une nouvelle génération plus combative. Ahmed Choukeiri lui-même en prend acte en décembre et présente sa démission.
Faute de pouvoir déstabiliser l'occupant de l'intérieur, le Fatah et d'autres organisations de résistance - principalement le Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP), de Georges Habache, et la Saïka, créée par le Baas syrien - se replient à nouveau sur la guérilla transfrontalière. En Jordanie, où des centaines de milliers de nouveaux réfugiés ont grossi les rangs de ceux qui y avaient trouvé asile en 1948, les fedayins ouvrent des dizaines de bases et de camps d'entraînement. Petit à petit, un embryon d'Etat dans l'Etat voit le jour. Jordaniens et Palestiniens vont alors faire preuve d'une fraternité d'armes exemplaire lors de la bataille de Karameh.
Karameh est une petite ville créée ex nihilo par les réfugiés palestiniens partis ou chassés de leurs foyers en 1948. Le Fatah en a fait une base avancée pour ses opérations, qui attire comme un aimant les bombardements de l'artillerie israélienne. Résolu à en découdre une fois pour toutes, Israël lance à l'assaut de la ville, à l'aube du 21 mars 1968, des blindés et des troupes aéroportées, couverts par l'artillerie. Une fois le Jourdain franchi, les chars israéliens sont la cible de l'artillerie jordanienne, tandis que les parachutistes essuient les tirs des fedayins qui défendent la ville. Ralentis dans leur progression, les soldats israéliens n'en avancent pas moins, détruisant tout sur leur passage. La résistance des Palestiniens est héroïque.
Avec l'armée jordanienne, ils harcèlent les forces ennemies jusqu'à leur repli total au-delà du Jourdain, à la tombée de la nuit. Le bilan des pertes en vies humaines et en matériels dans les deux camps est lourd. Mais pour les Palestiniens et les Jordaniens, ce qui compte, c'est la valeur symbolique de la bataille, qui permet aux Arabes, par Palestiniens et Jordaniens interposés, de relever la tête.
Yasser Arafat sort pour la première fois de l'ombre, en avril 1968, lorsqu'il en devient le porte-parole officiel. En juillet, Nasser l'invite à se joindre à lui lors d'une visite à Moscou.
OLP : LA GUÉRILLA AU POUVOIR
La composition du nouveau Conseil national palestinien (CNP), désigné en juin, et les décisions qu'il adopte un mois plus tard reflètent cette nouvelle donne : les organisations de fedayins sont largement représentées et la nouvelle Charte palestinienne durcit le ton, faisant de "la lutte armée (...) la seule voie" pour libérer la Palestine. En conséquence, "l'action des commandos constitue le noyau de la guerre populaire de libération". A l'adresse des pays arabes, la Charte dispose que le peuple palestinien rejette toute ingérence ou tutelle. Il faut toutefois attendre février 1969 pour que, lors d'une nouvelle réunion du CNP, les mouvements de guérilla prennent véritablement le pouvoir.
L'OLP est morte, vive l'OLP ! Yasser Arafat est élu président du comité exécutif et chef du département militaire. Entre-temps, deux nouvelles organisations ont vu le jour : le Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP) et le FPLP- Commandement général (FPLP-CG), nés de scissions au sein du FPLP. L'Irak baasiste crée, en avril, une organisation à sa dévotion : le Front de libération arabe (FLA).
D'autres encore se créent. Ce foisonnement amène l'OLP à se doter de nouvelles structures : un commandement de la lutte armée palestinienne (avril 1969), qui coordonne toutes les activités militaires, un comité central (juin 1970), un conseil central (janvier 1973), organe intermédiaire entre le CNP et le comité exécutif. Les Etats arabes commencent à s'inquiéter de cette prolifération de formations dont le contrôle leur échappe. L'Irak et la Syrie imposent des règles très strictes aux combattants palestiniens, tirant ainsi les leçons du prix payé par le Liban et la Jordanie à la présence et surtout à l'activité des fedayins sur leur territoire. Au pays du Cèdre, l'affaire la plus grave a lieu en décembre 1968, lorsque, en "punition" à la présence du FPLP sur le territoire libanais, un commando héliporté israélien détruit treize appareils de la flotte aérienne civile libanaise stationnés sur l'aéroport de Beyrouth. Ce raid provoque une crise de près d'un an au Liban, dont la classe politique est divisée sur l'attitude à adopter envers les fedayins. Ceux-ci ont fait de l'Arkoub, dans le sud du pays, l'un de leurs théâtres d'action. Ils bénéficient de nombreuses sympathies dans les camps de réfugiés palestiniens, au sein de la population et des formations politiques libanaises. A la mi-mai, une attaque israélienne contre le Sud ne fait qu'aggraver les choses. Grâce à la médiation de l'Egypte, Beyrouth et les Palestiniens concluent, le 3 novembre, l'accord ultra-secret dit "du Caire", qui - selon ce que l'on en sait - entérine la présence des fedayins dans l'Arkoub. C'est une victoire pour les Palestiniens.
En Jordanie, les choses prennent une tournure plus grave. Les organisations palestiniennes s'y arrogent tous les droits. Les accrochages avec l'armée jordanienne se multiplient dès l'automne 1968. Israël riposte systématiquement par des raids aux opérations menées à partir du Jourdain. Tenu dans la plus grande suspicion par les Palestiniens, notamment à cause de ses contacts secrets avec Israël, le roi Hussein perd patience. La méfiance réciproque va crescendo, ponctuée par des ententes verbales jamais respectées. En juin 1970, des commandos du FPLP prennent en otage les clients des deux plus grands hôtels d'Amman. La crise est désamorcée, mais la tension demeure vive. Et lorsque, fin juillet, la Jordanie - comme l'Egypte - donne son accord au plan de paix du secrétaire d'Etat américain William Rogers, les Palestiniens voient rouge.
LA NAISSANCE DE SEPTEMBRE NOIR
A Amman, à la fin d'août, le CNP rejette le plan Rogers. La tension monte à nouveau après le détournement, le 6 septembre, par le FPLP de deux avions de ligne américain et suisse, sur un "aéroport de la révolution", près de Zarka, à une vingtaine de kilomètres au nord-est d'Amman. Le 9 septembre, ils y sont rejoints par un troisième appareil, britannique celui-là, lui aussi détourné pour obtenir la libération de sept fedayins détenus par la Suisse, l'Allemagne de l'Ouest et la Grande-Bretagne. Les trois avions sont dynamités après la libération de leurs passagers.
C'est plus que n'en peut tolérer le roi Hussein, qui forme, le 16 septembre, un gouvernement militaire et donne à l'armée l'ordre de "faire le ménage". Les combats entre Jordaniens et Palestiniens sont sans pitié. Le 27 septembre, un cessez-le-feu est enfin conclu au Caire sous les auspices de Nasser. Les pertes palestiniennes sont énormes. Selon le Croissant-Rouge palestinien, cette guerre civile a fait 3 440 morts et 10 840 blessés parmi la population civile, rien que pendant les combats les plus durs, du 17 septembre au 6 octobre 1970. Il faudrait y ajouter les pertes dans les rangs des fedayins et de l'armée jordanienne. Pourtant, les Palestiniens n'ont pas été écrasés. De nouveaux accrochages ont lieu au printemps 1971 et se soldent par l'expulsion des fedayins du royaume. Le dernier noyau qui résiste encore dans les forêts de Jerash et d'Ajloun est vaincu à la mi-juillet. Le 28 novembre, Wasfi Tall, premier ministre depuis quelques mois, est assassiné au Caire. C'est la première victime d'une organisation jusque-là inconnue : Septembre noir.
Commence alors un cycle d'attentats anti-israéliens, "anti-impérialistes" et de prises d'otages qui ne connaissent pas de frontières et dont l'objectif, quoi qu'on en pense par ailleurs, est de rappeler au monde que rien ne se fera au Proche-Orient sans l'accord des Palestiniens. Le plus spectaculaire de ces actes de violence est celui qui, en septembre 1972, décime l'équipe israélienne aux Jeux olympiques de Munich. Onze athlètes israéliens sont tués. Israël riposte en bombardant les camps de réfugiés et les bases palestiniennes au Liban et jure de punir les responsables de l'opération de Munich. Deux membres du comité exécutif de l'OLP et un autre du comité central, Abou Youssef, Kamal Nasser et Kamal Adouane, sont assassinés dans la nuit du 9 au 10 avril 1973 à leurs domiciles à Beyrouth par un commando israélien.
Les Palestiniens des territoires se rappellent à la mémoire de l'OLP par leur refus de collaborer avec Israël. Le CNP réuni au Caire en janvier 1973 crée un Front national unifié dans ces territoires. Il en récolte les fruits près de deux ans plus tard, lorsque la population se soulève, comme en écho au discours de Yasser Arafat devant l'Assemblée générale des Nations unies, le 23 novembre 1974, qui se dit "porteur d'un rameau d'olivier et d'un fusil de révolutionnaire" et du "rêve" d'un "Etat démocratique où chrétiens, juifs et musulmans vivraient en toute égalité". C'est le début d'une contestation quasi permanente de l'occupation.
L'ADIEU À BEYROUTH
Les sommets arabes d'Alger (novembre 1973) puis de Rabat (octobre 1974) reconnaissent l'OLP comme l'unique représentant légitime du peuple palestinien. L'OLP obtient, dans la foulée, un statut d'observateur à l'ONU.
Au terme d'un débat long et agité, l'OLP conclut que la libération de toute la Palestine ne pourra se faire que par étapes. Réuni en juin 1974 au Caire, le CNP adopte un programme prévoyant d'"édifier l'autorité nationale indépendante et combattante sur toute partie du territoire palestinien qui sera libérée". La Charte de l'OLP n'est pas pour autant abrogée. En mars 1977, impliquée dans une guerre destructrice au Liban, l'organisation palestinienne comprend qu'elle ne peut plus rien attendre des Etats arabes. Le CNP demande que l'OLP soit associée aux efforts de paix et réclame un "Etat national indépendant".
L'année 1975 commence mal pour les Palestiniens au Liban. En janvier, l'artillerie israélienne bombarde des localités du Sud. Le 13 avril, une double fusillade prend pour cibles, en l'espace de quelques heures, un véhicule transportant des membres du parti des Phalanges - hostile à la présence palestinienne - et un autocar transportant des Palestiniens. Elle met le feu aux poudres d'une guerre qui va durer quinze ans. Ses causes sont aussi diverses que complexes : antagonismes libano-libanais quant à la présence palestinienne et, plus généralement, à l'appartenance du Liban au monde arabe ; problèmes et haines intercommunautaires et interclaniques ; inégalités sociales, prennent tous deux les Palestiniens pour principale cible.
La Syrie intervient massivement au Liban en juin 1976 aux côtés des forces conservatrices (chrétiennes) antipalestiniennes et ne soutiendra jamais les Palestiniens et leurs alliés libanais, dits "palestino-progressistes". Israël, qui a armé et entraîné les milices des partis chrétiens conservateurs, envahit le Liban pour briser les Palestiniens. Le 6 juin 1982, son armée progresse jusqu'à Beyrouth et impose un blocus à l'ouest de la ville. C'est là que se trouvent les quartiers généraux de l'OLP, dont l'Etat juif exige le désarmement et l'expulsion, ainsi que le départ des troupes syriennes et la conclusion d'un traité de paix avec le Liban.
Sous la pression d'Israël et cédant aux demandes pressantes des autorités libanaises, harcelées par l'envoyé spécial américain Philip Habib, l'OLP est contrainte de quitter Beyrouth. Le départ des combattants s'échelonne entre le 21 août et le 3 septembre, vers des destinations aussi diverses que l'Algérie, le Yémen, le Soudan, l'Irak ou la Tunisie. Une partie d'entre eux, inféodés à la Syrie ou subissant sa très forte "influence", sont évacués vers Damas. Parmi ces derniers, des membres du Fatah qui contestent l'autorité de Yasser Arafat et l'accusent de brader la Palestine. A Beyrouth ouest, la population civile palestinienne est à son tour victime de la guerre. Les 16 et 17 septembre 1982, des tueurs d'une milice extrémiste chrétienne libanaise commettent un massacre dans les camps de réfugiés de Sabra et de Chatila. Les forces israéliennes, stationnées à proximité, laissent la tuerie se perpétrer pendant trente-six heures. Selon la Protection civile libanaise, 1 500 Palestiniens et Libanais sont massacrés. Un rapport de la Croix-Rouge libanaise fait état de 328 cadavres "dénombrés". Le bilan définitif de ce drame ne sera jamais établi avec précision. A l'été 1983, des combats opposent les loyalistes aux anti-arafatistes pro-syriens dans la plaine de la Bekaa et à Tripoli, capitale du Liban nord, où l'artillerie syrienne leur apporte son appui. Le 20 décembre, Yasser Arafat et 4 000 combattants palestiniens embarquent à bord de bateaux grecs escortés par des navires français.
                                           
9.7. 1984-1993 - Les fruits de l'Intifada par Alain Frachon
L'AVENTURE libanaise derrière lui, Israël somnole. Après tout, où sont les dangers, en ce milieu des années 1980 ? La paix avec l'Egypte a résisté à l'invasion par l'Etat juif d'un autre pays arabe (le Liban). La relation avec la Syrie est conflictuelle, mais contrôlée. La situation le long de la frontière jordanienne est calme : les contacts - secrets - sont nombreux avec Hussein de Jordanie. L'alliance stratégique avec les Etats-Unis n'a jamais été aussi solide.
Les Palestiniens ? Ils ont été défaits au Liban. Les quelque 12 000 à 15 000 fedayins du mouvement national palestinien sont dispersés ; ils n'ont plus aucune base le long d'Israël. L'OLP a préservé l'identité palestinienne dans la diaspora, énorme accomplissement. Mais elle n'a plus de capacité militaire. Et avant tout soucieuse de conserver son unité, elle n'a pris aucun risque diplomatique : elle ne reconnaît même pas les résolutions 242 et 338 de l'ONU. Celles-ci posent le principe de la paix en échange des territoires, mais affirment que chaque Etat de la région - y compris Israël, donc - a le droit de vivre dans des frontières sûres et reconnues.
Israël est libre de poursuivre le grand dessein de la droite sioniste, que la gauche travailliste tolère sans vraiment s'y opposer : la colonisation des territoires occupés. A Jérusalem-Est, en Cisjordanie, dans la bande de Gaza - ces territoires conquis durant la guerre de juin 1967 -, les implantations vont bon train. Israël absorbe les territoires, s'y installe comme pour ne jamais en partir. Israël se berce de l'illusion d'une occupation "douce". L'Etat juif "contrôle" près de 2 millions de Palestiniens avec quelques centaines de gardes-frontières - des unités druzes, souvent - et de militaires. La gestion des territoires est le fait d'une administration centrale de 300 Israéliens et de quelque 15 000 fonctionnaires palestiniens (policiers compris). L'occupation ne coûte pas grand-chose, ni en "image" ni en moyens militaires ou financiers. L'occupant a banni, fait emprisonner ou tient sous un étroit contrôle policier tous les Palestiniens d'envergure de Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem qui se réclament ouvertement du mouvement national (en clair, de l'OLP) : ils ne sont pas des interlocuteurs. Pour anéantir l'OLP, les services israéliens favorisent même l'émergence d'un mouvement islamiste à Gaza...
UN ACCIDENT ET UNE RUMEUR
A l'exception de quelques Cassandres isolées, les Israéliens ne voient pas venir l'orage. Personne ne réalise que la majorité des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie ont moins de dix-huit ans. Ils ont vu leurs parents humiliés par l'occupant ; ils n'ont aucune confiance dans les vieux notables locaux projordaniens ; ils n'entretiennent pas la moindre illusion sur les régimes arabes. Et leur avenir - économique, social et politique - est hermétiquement bouché : c'est la vie au rythme des épuisantes demandes de papiers (pour le moindre déplacement), des insultes et des fouilles à chaque check point, à chaque barrage de l'armée.
L'accumulation de colère, d'amertume, de frustrations, de désespoir va provoquer l'explosion.
Elle a lieu à Gaza, le plus misérable des territoires, dans le plus sinistre des camps de réfugiés, Jabaliya, bidonville où s'entassent plus de 60 000 malheureux. Il suffit d'un accident de la route et d'une rumeur. Le 8 décembre 1987, le chauffeur d'un camion israélien percute, à l'entrée du territoire, une voiture chargée de travailleurs palestiniens : l'accident fait quatre morts chez ces derniers (des hommes de Jabaliya). La rumeur : ce n'est pas un accident, mais une agression délibérée perpétrée par le chauffeur pour venger la mort d'un parent assassiné deux jours plus tôt sur le marché central de Gaza. La rumeur est fausse. Mais le levain prend : toute la journée du 9, les jeunes de Jabaliya affrontent l'armée à coups de pierres et de cocktails Molotov. Le lendemain, toute la population du camp descend dans la rue. Très vite, l'émeute gagne l'ensemble du territoire de Gaza.
Plus riche, plus bourgeoise, traditionnellement moins rebelle, la Cisjordanie entre à son tour dans la bataille. Suivent dix jours d'affrontements ininterrompus. Ils vont donner sa physionomie à une révolte - l'Intifada, "l'ébranlement"- qui, avec des hauts et des bas, va durer six ans. Il y a des armes dans les territoires. Mais les Palestiniens ne les utilisent pas. Ils comprennent très vite que leur révolte est télévisuelle. Face aux caméras, ils attaquent l'armée à coups de pierres et de cocktails Molotov. Ils mobilisent la population, femmes et enfants compris, en première ligne de leurs manifestations. Pas plus les gardes-frontières que les militaires n'ont la moindre formation en matière de contrôle d'une émeute. Ils tirent. Ils ont toujours tiré, au M 16 ou au fusil Galil, à chaque rentrée universitaire, quand les étudiants palestiniens manifestaient sur leur campus.
Et chaque année, plus d'une demi-douzaine de manifestants désarmés ont été tués dans les territoires par les soldats. Cette fois, en dix jours, les morts se comptent par dizaines, les blessés, par centaines.
Les Israéliens tablent sur un essoufflement rapide du mouvement. Mais la révolte dure. Les routes sont coupées de barrages de pneus enflammés. Les affrontements perdent en intensité la semaine pour reprendre chaque vendredi, jour de la prière. Ils se doublent d'un mouvement de désobéissance civile : cartes d'identité de l'administration territoriale déchirées, démissions en masse de la même administration, refus de payer l'impôt, grève partielle du commerce (les commerçants n'ouvrent que trois heures par jour).
UNE OLP "DE L'INTÉRIEUR"
L'armée est massivement déployée. Le ministre de la défense, le travailliste Itzhak Rabin, ordonne : "Il faut leur briser les membres." Les soldats obéissent, littéralement : les militants palestiniens sont arrêtés par milliers, les passages à tabac, systématiques.
Lancés en territoire inconnu, les jeunes militaires israéliens se livrent à nombre d'exactions, de brutalités, de déprédations matérielles et autres actes de vandalisme. Les territoires sont soumis au couvre-feu. Mais les attaques se poursuivent. Aux manifestations de masse de la première année succèdent les coups de main et les agressions contre les colons et les patrouilles de l'armée.
L'OLP de l'extérieur a toujours considéré les Palestiniens de l'intérieur avec une certaine condescendance. Si elle n'a pas vu, elle non plus, venir l'Intifada, elle récupère le mouvement. Les "comités", qui, ici et là, sans grande coordination, animent la révolte, vont tous se réclamer de l'OLP. Le vieux leadership des territoires, celui qui était proche d'Amman, est balayé. De nouvelles personnalités palestiniennes émergent - Fayçal Husseini, Hanane Achraoui, Radouane Abou Ayache, Saeb Erakat - qui, toutes, appartiennent à l'OLP. Sur le terrain, les "comités" mènent une chasse impitoyable aux Palestiniens qui ont collaboré avec l'administration israélienne : des centaines d'entre eux sont assassinés, tués d'une balle ou tabassés à mort.
En moins de quatre ans, les Palestiniens ont modifié l'équation des territoires. Pour Israël, l'occupation est devenue coûteuse. En hommes : il faut maintenir pas moins de trois divisions pour préserver un semblant d'ordre. En image : dans le monde entier, Israël a été condamné, y compris aux Etats-Unis. L'Intifada a ramené le conflit à sa dimension originelle : l'affrontement de deux peuples sur une même terre, un choc de deux nationalismes, dont les légitimités s'excluent. Les Palestiniens redeviennent l'adversaire avec lequel il faut faire la paix.
Les conséquences stratégiques sont énormes. Le roi Hussein, rejeté par les manifestants, renonce à toute prétention sur les territoires (juillet 1988). L'OLP abandonne la "lutte armée" : elle reconnaît les résolutions 242 et 338 de l'ONU, donc le droit à l'existence d'Israël (à Alger, en novembre 1988).
RECONNAISSANCE MUTUELLE
Dès 1989, les Etats-Unis multiplient les contacts avec des Palestiniens de l'intérieur qui ne cachent pas leur appartenance à la centrale. Un an plus tard, Washington négocie ouvertement avec l'OLP. L'Europe avait montré la voie, quelques années plus tôt. En cette fin des années 1980, il n'y a plus qu'Israël - travaillistes compris - pour dire que la paix passe par la négociation avec les Etats voisins, pas avec l'OLP.
A l'été 1990, la tension se déplace plus à l'est. L'Irak a envahi le Koweït. Le président Bush et son secrétaire d'Etat, James Baker, assemblent une vaste coalition contre Saddam Hussein : la Syrie et l'Egypte en font partie. En échange de ce soutien, MM. Bush et Baker promettent de relancer le processus de paix israélo-palestinien. En octobre 1991, la Conférence de Madrid lance une large négociation entre Israël, ses voisins arabes et une délégation jordano-palestinienne (comprenant des Palestiniens de l'intérieur membres de l'OLP). Elle est relayée par des pourparlers secrets israélo-palestiniens, à Oslo, qui débouchent sur la reconnaissance mutuelle entre Israël et l'OLP.
                                           
9.8. 1994-2001 - D'Oslo à la révolte par Mouna Naïm
La signature spectaculaire des accords d'Oslo sur la pelouse de la Maison Blanche le 13 septembre 1993, scellée par une poignée de main historique entre Yasser Arafat et Itzhak Rabin, sous les yeux de Bill Clinton, entretient l'illusion d'un conflit achevé. Ces accords sont en fait un pari, dont le succès éventuel devait permettre l'instauration d'une paix définitive en mai 1999, étant entendu, même si cela n'était pas écrit en toutes lettres, que les Palestiniens auraient alors leur Etat. Les retards à l'allumage dans l'application des accords, le meurtre de fidèles musulmans en prière en février 1994 au caveau des Patriarches à Hébron suivi, en représailles, par le premier attentat-suicide du Mouvement de la résistance islamique Hamas, dissipent assez rapidement le climat d'euphorie, malgré le transfert d'autorité en mai 1994 et l'évacuation des premières villes palestiniennes l'année suivante.
Le meurtre du premier ministre israélien Itzhak Rabin par un extrémiste juif le 5 novembre 1995 marque un tournant. Un Conseil législatif palestinien est bien élu en janvier 1996, mais une vague d'attentats-suicides perpétrés par l'aile militaire du Hamas, en février 1996, ébranle le fragile édifice. En dépit de l'organisation d'un sommet régional contre le terrorisme, en Egypte, la confiance est ébréchée.
Les élections en Israël portent au pouvoir, quelques mois plus tard, la droite nationaliste de Benyamin Nétanyahou, qui a fait campagne contre Oslo. Le nouveau premier ministre assure à la fois qu'Israël respectera sa signature et qu'il limitera les effets, jugés pervers, d'Oslo.
Une position intenable, qui ruine le contrat passé trois ans auparavant. Benyamin Nétanyahou traîne les pieds. La colonisation de Jérusalem-Est et des autres territoires occupés, qui n'a jamais cessé, repart de plus belle. Elle déclenche l'ire des Palestiniens, qui dénoncent cette politique des faits accomplis, reclus dans leurs miettes de territoires par des bouclages à répétition. Impuissant, Yasser Arafat fait le dos rond. Les attentats anti-israéliens se multiplient. L'ouverture controversée d'un tunnel archéologique, en bordure de l'esplanade des Mosquées, à Jérusalem, enflamme, en septembre 1996, des territoires palestiniens asphyxiés. La confiance est rompue.
Les aléas de la politique intérieure israélienne interfèrent à nouveau sur le processus de paix en mai 1999, avec la chute du gouvernement Nétanyahou auquel succède le travailliste Ehoud Barak. Ce dernier entend prolonger l'œuvre d'Itzhak Rabin. Les discussions de paix reprennent alors que la période d'autonomie est achevée sur le papier. En septembre 1999, un nouveau calendrier est arrêté. Retraits israéliens, libérations de prisonniers, mesures intérimaires en souffrance, chaque point est renvoyé à une date précise. Un accord cadre doit être arrêté en février 2000 pour faciliter la conclusion d'une paix globale le 13 septembre 2000, sept ans après la signature de l'accord de Washington.
UN TOUT À PRENDRE OU À LAISSER
Pas plus que les autres, ce calendrier ne sera tenu. Entre la piste palestinienne et la piste syro-libanaise, Ehoud Barak tergiverse. La tension monte. En juillet 2000, le président américain Bill Clinton, sur l'insistance de M. Barak et contre l'avis des Palestiniens, décide de convoquer les deux parties à Camp David pour un sommet supposé être celui de la paix. Les pourparlers butent surtout sur les questions-clefs de l'évacuation de Jérusalem-Est et du droit au retour des réfugiés. Le président palestinien refuse un accord présenté comme un tout à prendre ou à laisser.
Lors de pourparlers ultérieurs à Taba, en Egypte, les négociateurs des deux parties font des progrès sensibles vers un accord, mais sur le terrain, en Palestine, l'ire des Palestiniens, lassés par sept années de négociations sans dividendes, ne cesse de croître. Et lorsque, le 28 septembre, le chef de l'opposition de droite, Ariel Sharon, se rend sous haute garde sur l'esplanade des Mosquées, à Jérusalem, sa visite est perçue comme une provocation. Les premières pierres tombent. La deuxième Intifada éclate. De nouvelles élections anticipées amènent Ariel Sharon au pouvoir en Israël en mars 2001. Les représailles et contre-représailles s'intensifient. Neuf mois plus tard, malgré l'intervention de l'impressionnante machine de guerre israélienne, malgré le coût humain exorbitant et les pertes matérielles considérables, la révolte continue.
                                   
10. Priorité palestinienne pour les opinions arabes - Le grand écart des dirigeants du Golfe par Eric Rouleau
in Le Monde diplomatique du mois de décembre 2001
M. Saddam Hussein "est un homme très dangereux qui constitue une menace pour la région et une menace pour nous en raison de sa détermination à acquérir des armes de destruction massive", a déclaré le 18 novembre, Mme Condoleezza Rice, conseillère à la sécurité nationale du président Goerge W. Bush. Alors que la guerre en Afghanistan s'achève, les Etats-Unis proclament que celle contre le terrorisme se poursuivra. La définition de nouvelles cibles est en discussion à Washington. La question irakienne revient ainsi sur la table du Conseil de sécurité des Nations unies. "Nous envisageons le retour des inspecteurs, une fois que les sanctions contre nous auront été levées", a admis le ministre irakien des affaires étrangères, laissant ainsi transparaître les inquiétudes de son pays devant l'éventualité d'une intervention américaine. Mais une telle action pour renverser le régime irakien risquerait d'enflammer encore plus les opinions du monde arabe et musulman, exaspérées de la passivité américaine en Palestine, et de fragiliser la position des dirigeants du Golfe, alliés des Etats-Unis.
Trois Etats du Golfe - Bahreïn, les Emirats arabes unis et le Qatar - figurent au palmarès des alliés inconditionnels de Washington. Ils sont parés de toutes les qualités requises. S'estimant vulnérables, ils se sont placés sous la protection de l'Oncle Sam, accueillant ses bases militaires, ses GI's, ses agents de la Central Intelligence Agency (CIA) et du Federal Bureau of Investigations (FBI) et, dans la foulée, ses marchands de canons et ses experts tout-terrain. Champions de la mondialisation, ils se sont dotés d'une économie néolibérale et ont confié à Wall Street des centaines de milliards de dollars. Ils sacrifient au besoin leurs propres intérêts à ceux des industries occidentales en maintenant le prix du pétrole à des niveaux 'raisonnables'. Ils s'approvisionnent massivement en produits 'made in America'.
Doha vient d'accueillir la quatrième conférence ministérielle de l'Organisation mondiale du commerce. Leurs dirigeants et leurs élites, pour la plupart formés dans les universités anglo-saxonnes, vivent à l'occidentale dans l'intimité. Ils apprécient le jazz de la Nouvelle-Orléans et les fims de Hollywood, sont fascinés par le pragmatisme innovateur et le dynamisme de la nation américaine. Comme il se doit, ces Etats se sont rangés, au lendemain des attentats du 11 septembre, sous l'étendard de la coalition 'Liberté immuable' pour lutter contre le terrorisme.
Cependant, l'observateur étranger ne tarde pas à constater qu'il s'agit là d'une façade en trompe-l'oeil, dont la transparence permet de percevoir à l'arrière-plan le gouffre insondable qui sépare ces peuples arabo-musulmans des Etats-Unis, plus précisément de la politique étrangère et de la stratégie planétaire de l'hyperpuissance américaine. Le consensus est impressionnant : du chef de l'Etat au quidam, les critiques, nuancées ou non, sont identiques sur le fond, même si les sensibilités sont différentes selon l'interlocuteur, de tendance libérale, nationaliste ou islamiste. On s'étonnera malgré tout d'entendre l'émir du Qatar, le cheikh Hamad Ben Khalifa, lancer : "Mon pays n'est pas la pompe à essence de l'Amérique" ou bien, s'adressant à une haute personnalité française, (Jacques Chirac, note PIP) marteler ces mots "Je ne suis pas et je ne serai jamais une marionnette de Washington."
Le prince régnant de ce richissime émirat, dont le revenu par tête d'habitant est virtuellement le plus élevé au monde, est rentré récemment de la capitale américaine profondément déçu, voire humilié, par l'accueil qui lui a été réservé. Entre autres vexations subies, ses interlocuteurs le sommèrent de mettre au pas ce qu'ils encensaient naguère, la chaîne de télévision Al-Jazira, fleuron et symbole de la libéralisation que l'émir a entrerprise avec la bénédiction de Washington. De surcroît, ils refusèrent tout net de lui fournir le moindre élément établissant la culpabilité de M. Oussama Ben Laden dans les attentats du 11 septembre. "Mes doutes demeurent entier", nous confiait-il au cours d'un entretien informel, avant d'évoquer d'autres hypothèses tout autant plausibles selon lui.
Son scepticisme est largement partagé par l'opinion. Des sondages indiquent que la majorité des populations de la région jugent que le chef de l'organisation Al-Qaida n'est pas l'auteur des attentats, sans pour autant lui reconnaître une quelconque légitimité religieuse. "L'Occident a fait de Ben Laden un chef spirituel islamique, alors qu'il n'est rien d'autre qu'un imposteur", nous déclare le vice-premier ministre de l'émirat d'Abou Dhabi, le cheikh Zayed Ben Sultan. Il n'est même pas crédible quand il s'en prend à l'Etat d'Israël, soutient le directeur d'un grand quotidien de Dubaï : personne n'ignore que ce milliardaire saoudien n'a jamais versé un dollar ou fait livrer une cartouche de pistolet aux organisations de résistance palestiniennes ou libanaises.
Personne non plus ne prête à M. Ben Laden un projet politique crédible, sinon de chercher à déstabiliser les régimes arabes, au premier chef celui d'Arabie saoudite, qu'il déteste par-dessus tout. Le paradoxe est frappant : malgré tout, l''imposteur' est immensément populaire. Surnommé tantôt le 'Robin des bois', tantôt le 'Che Guevara' arabe, il fascine l'opinion - explique-t-on - parce qu'il est le seul à défier la plus grande des puissances mondiales, à lui reprocher son hypocrisie, sa partialité, ses injustices. "Che Guevara n'avait-il pas séduit des millions de non-communistes à travers le monde ?", déclare, en guise d'explication, le cheikh Saoud, homme politique issu des universités américaines et fils de l'émir de l'émirat de Ras-elKhaïma.
Cependant, les gouvernements ont tenté d'appliquer rigoureusement les consignes de Washington concernant la lutte contre le terrorisme. Ils ont fourni toutes les facilités aux forces armées américaines, instauré une étroite coopération avec la CIA et le FBI, mais aussi avec les services de renseignement français et britanniques. Après avoir rompu leurs relations diplomatiques avec le régime des talibans, les Emirats arabes unis ont procédé à des centaines d'arrestations - qualifiées officieusement d''internements préventifs' -, dont une centaine de militaires ; ils ont conduit des interrogatoires musclés conjointement avec des agents de sécurité américains ; ils ont expulsé des résidents afghans ou pakistanais, suspects de sympathies pour Ben Laden ; quelques imams de mosquées réfractaires à la censure de leurs prêches ont été renvoyés dans leurs foyers. Le conseiller particulier du prince héritier de Ras elKhaïma, le docteur Hassan Alkim, un islamiste notoire, a été licencié de l'université où il enseignait les relations internationales, malgré ses professions de foi résolument démocratiques. Diplômé d'universités britanniques et américaines, il continue néanmoins à publier une chronique hebdomadaire dans le quotidien officieux AlIttihad.
Les gouvernements de Bahreïn et du Qatar n'ont pas eu besoin d'avoir recours à la manière forte. Les mouvements islamistes de Bahreïn, sunnites ou chiites, sont par principes hostiles au terrorisme, qu'ils n'ont d'ailleurs jamais pratiqué ; la plupart d'entre eux militent depuis un quart de siècle aux côtés des partis laïques en faveur du pluralisme démocratique, tout en manifestant une parfaite loyauté à l'égard de l'émir régnant, qui a entrepris, depuis le début de cette année, la libéralisation du système politique. Des centaines de milliers de musulmans, surtout d'Arabie saoudite, convergent vers Bahreïn, pays de tourisme tolérant et ouvert aux moeurs occidentales, pour jouir de libertés dont ils sont privés dans leur pays d'origine.
Au Qatar, les mouvements qui se réclament de la religion du Prophète sont inexistants, tandis que les individus appartenant à la mouvance 'les islamistes au volant de Mercedes', comme on les désigne ironiquement, sont parfaitement inoffensifs. Ils sont pourtant bien présents dans les allées du pouvoir. Le cheikh Fahd, fils cadet de l'émir régnant, par exemple, est entouré d''afghans arabes', de moujahidins qui ont combattu l'occupant soviétique dans les années 1980. Divisée, la famille princière compte plusieurs 'modernistes', dont le chef de file est le monarque lui-même, réputé pour sa francophilie ; il est épaulé par une épouse militante, cheikha Moza alMisnad, et par son ministre des affaires étrangères, le cheikh Hamad Ben Jassem. Un autre membre de la famille, le ministre de l'intérieur, jugé trop conservateur, a été mis sur la touche pour accélérer la libéralisation des moeurs. Dans ce pays qui se réclame de l'islam wahhabite, le port du voile est facultatif et l'alcool accessible aux autochtones dans les lieux publics.
Si la répression des activités islamistes a été menée avec succès, le problème du financement occulte d'organisations terroristes est loin d'être réglé. Le gel de comptes bancaires jugés douteux s'est révélé largement impratiquable à Bahreïn, où opèrent des dizaines de banques étrangères off-shore qui échappent au contrôle de l'Etat ; les institutions financières au Qatar - gérées souvent par des proches de la famille princière - assurent que leurs clients, à quelques exceptions près, sont au-dessus de tout soupçon ; dans les Emirats arabes unis, les comptes bancaires de 149 sociétés et particuliers ont été 'mis sous observation', leur gel n'intervenant que si des opérations suspectes étaient décelées.
Quant aux richissimes associations caritatives que les Etats-Unis soupçonnent de véhiculer des fonds à des mouvements subversifs, les autorités tiennent compte du double rôle prestigieux qu'elles remplissent. D'une part, elles viennent en aide aux populations déshéritées du monde musulman en finançant notamment l'édification d'infrastructures d'intérêt public, en versant encore des allocations aux familles nécessiteuses. D'autre part, elles fournissent une aide multiforme aux 'moujahidins de la liberté' dans les divers pays, en Tchétchénie, dans les Balkans, au Caucase, en Palestine.
Des fonds sont vraisemblablement détournés au profit de causes inavouables, mais comment le savoir et, surtout, comment le prouver ? Face à ce redoutable dilemme, les gouvernements ont baissé les bras, au grand dam de l'allié américain.
Même impuissance dans la lutte contre le recyclage de l'argent sale. Plaque tournante du commerce triangulaire, de la contrebande, des trafics en tout genre pratiqués par des mafias internationales, desservant une aire géographique allant de Moscou au Cap, du Texas au sous-continent indien, paradis fiscal prisé par les investisseurs et les spéculateurs, le port de Dubaï est réputé pour être un sanctuaire et une courroie de transmission pour les capitaux d'origine douteuse. "Pourquoi s'acharne-t-on sur Dubaï ?", s'exclame, indigné, le chef de la diplomatie des Emirats, le cheikh Hamdan Ben Zayed. "A l'ère de la mondialisation, poursuit-il, ce port n'est qu'un anneau d'une longue chaîne de relais financiers qui s'égrènent de New York à Genève, de Singapour à Londres, en passant par Hongkong." Autrement dit, les terroristes de tout poil n'ont pas à se faire de souci pour le financement de leurs activités, quel que soit le sort de M. Ben Laden et de ses complices.
Un régime unanimement détesté
Le régime des talibans est unanimement méprisé, mais la campagne militaire américaine en Afghanistan suscite tout autant de réprobation de l'opinion (à 80% hostile, selon un sondage) que les réserves des dirigeants. Aucun d'eux n'a publiquement soutenu l'intervention des Etats-Unis : tous sont persuadés qu'elle ne mettra pas un terme au mal qu'elle prétend extirper, même si elle devait être couronnée de succès.
A Doha, le chef de la diplomatie du Qatar assure, dans un entretien, qu'il "comprend le besoin impératif des Américains de venger leurs morts", mais redoute les conséquences "catastrophiques" d'une guerre prolongée. La déstabilisation des régimes pakistanais et saoudien, en particulier, précisent ses collaborateurs, ne manquera pas d'entraîner les pays voisins dans la tourmente.
A Abou Dhabi, le ministre d'Etat des affaires étrangères des Emirats arabes unis émet un jugement plus fondamental : "C'est une question de principe pour nous, affirme le cheikh Hamdan Ben Zayed, car il nous paraît inacceptable qu'une puissance, quelle qu'elle soit, se charge de renverser le régime d'un pays tiers, fût-il le plus détestable au monde, créant ainsi un précédent dangereux dans les relations internationales." Le cheikh Sultan Ben Zayed, vice-premier ministre, regrette pour sa part "le comportement unilatéral des Etats-Unis, marginalisant ainsi l'ONU dans une affaire qu'elle aurait dû et pu traiter autrement et mieux".
A Manama, le chef de la diplomatie de l'Etat de Bahreïn, le cheikh Mohamed Ben Moubarak insiste, tout comme ses homologues dans l'ensemble du monde arabe, à affirmer que les Etats-Unis feraient oeuvre beaucoup plus utile en s'attelant plutôt à la tâche de traiter les causes politiques du terrorisme. Certes, celles-ci sont multiples, admet-il, mais les frustrations engendrées par l'interminable conflit au Proche-Orient ont une importance capitale.
Le consensus est tel, à cet égard, que les hauts responsables tiennent des propos identiques, que l'on peut résumer ainsi : il est urgent que les Etats-Unis agissent en étroite concertation avec l'Europe et les Nations unies pour résoudre le conflit israélo-palestinien, et, dans l'immédiat, mettre un terme à la sanglante répression de l'Intifada, soulèvement légitime d'un peuple occupé et opprimé. La démagogie du chef d'AlQaida, qui tente de légitimer ses crimes en dénonçant la partialité de Washington, ne devrait pas servir de prétexte pour ignorer la colère grandissante de l'opinion arabe, génératrice de tous les extrémismes. En revanche, un règlement aura pour conséquence d'ouvrir la voie à une pleine normalisation entre Israël et les Etats du Proche-Orient.
Ce n'est sans doute pas l'effet du hasard si tous nos interlocuteurs ont spontanément rappelé que "la paix avec Israël est un objectif stratégique des pays membres de la Ligue arabe", selon les termes d'une résolution adoptée au lendemain des accords d'Oslo de 1993. "Nous ne cessons d'assurer les Etats-Unis que nous sommes disposés à reconnaître l'Etat juif et à normaliser nos relations avec lui dès qu'il aura consenti à évacuer tous les territoires occupés", déclare, par exemple, le chef de la diplomatie des Emirats arabes unis. Le Qatar a confirmé ces bonnes dispositions en ne fermant pas le 'bureau commercial' d'Israël à Doha, mais en 'suspendant' seulement ses activités, autorisant ainsi les diplomates israéliens à demeurer à leur poste en attendant des jours meilleurs.
Malgré les déclarations, qui se voulaient apaisantes, du président George W. Bush et de son secrétaire d'Etat Colin Powell, le scepticisme prédomine quant à la volonté de Washington d'instaurer un règlement durable au Proche-Orient et de circonscrire sa 'guerre contre le terrorisme'. On en veut pour preuve la pétition signée par quatre-vingt neuf sénateurs (sur cent) demandant au président Bush de ne pas faire obstacle au combat de M. Ariel Sharon 'contre le terrorisme palestinien'.
Les dirigeants du Golfe redoutent par-dessus tout que Washington s'en prenne aux organisations palestiniennes - tels le Hamas, le Jihad islamique ou le Front populaire pour la libération de la Palestine, considérés comme des mouvements de résistance - et à des pays jugés subversifs, l'Irak au premier chef. Si telles sont les intentions des Etats-Unis, déclarent-ils à l'unisson, le gouffre entre l'Occident et le monde arabo-musulman se creusera davantage et le pire serait alors à redouter.
                                               
11. L'ère des conflits asymétriques par Marwan Bishara
in Manière de voir N°60 du mois de novembre-décembre 2001

Désormais, l'adversaire n'est plus un Etat, mais des groupes mus par une religion ou par des idéologies. Nouveaux défis.
L'attaque du 11 septembre 2001 vient de clore une période durant laquelle les Etats-Unis perfectionnaient leur approche de la 'guerre à zéro mort", qui promettait de réduire au minimum les pertes de vies américaines dans les conflits futurs - tout en infligeant des dommages maximaux à l'ennemi. Le président américain George W. Bush dut déclarer la 'guerre' avant de savoir à qui la déclarer. Le nouvel ennemi est mobile, transnational - ou infranational. L'événement ouvre une nouvelle ère de la guerre : l'ère des conflits asymétriques.
Des décennies durant, les Etats-Unis dépensèrent des milliers de milliards de dollars pour se protéger des retombées des affrontements. Après la guerre du Vietnam et vingt années de dépenses colossales, ils menèrent la guerre du Golfe en minimisant leurs propres pertes humaines. Les campagnes massives de bombardements en haute altitude - doctrine du général Colin Powell - amenèrent les Américains à envisager pouvoir gagner sans un seul mort les conflits 'symétriques' : missiles de croisière et supériorité aérienne, appuyés par les capacités les plus avancées du renseignement aérien ou spatial, garantiraient ce résultat tout en assurant à l'ennemi un niveau de destruction insoutenable.
Mais certains stratèges mettaient en garde les Etats-Unis contre les schémas anciens et envisageaient des scénarios de 'guerre asymétrique', qui les frapperait là où ils sont le plus vulnérables : des morts, civils ou militaires, la fierté nationale, Washington et Wall Street. Dans le contexte d'un monde qui se globalisait, le Pentagone s'était engagé dans la 'révolution dans les affaires militaires' (RMA) [1].
Deux écoles de pensée distinctes se partagent la réflexion sur ces enjeux. La première parle de 'guerre de quatrième génération', de conflit 'non étatique' (stateless) ou de 'guerre asymétrique' - conduite par des 'opposants dont la base peut ne pas être un Etat-nation, mais une idéologie ou une religion'. Intervenant devant le comité sur le renseignement du Sénat, en février 2001, à propos des 'menaces mondiales' [2], le directeur de la CIA, M. George Tenet, soulignait combien il était frappé par le "rythme accéléré des changements dans tant de secteurs qui affectent les intérêts nationaux (des Etats-Unis)".
L''asymétrie' relève aussi bien des émules de M. Oussama Ben Laden que des mafias internationales, des trafiquants de drogue, des acteurs non étatiques comme ceux auxquels les Etats-Unis furent confrontés en Somalie, au Kosovo - voire au Liban en 1983, lorsqu'une bombe tua 239 'marines', trois minutes avant qu'un camion piégé souffle un bâtiment où périrent 73 soldats français. Pour les tenants de cette approche, il faut s'interroger sur l'utilité des sommes consacrées au développement de nouveaux avions de combat et de frégates, quand deux hommes sur un bateau peuvent fondre sur le navire militaire américain USS Cole et l'endommager, emportant les vies de 17 soldats (12 octobre 2000, à Aden).
Le second camp se battait pour un bouclier de défense antimissiles destiné à protéger le territoire américain contre l'arrivée de vecteurs balistiques porteurs de charges nucléaires, chimiques ou bactériologiques. L'administration Bush, sous la houlette de MM. Richard Cheney et Donald Rumsfeld, respectivement vice-président et secrétaire à la défense, concentra ses efforts sur ce projet - qui avait le mérite à leurs yeux de garantir d'importantes subventions au complexe militaro-industriel. Pour calmer l'indignation internationale suscitée par cette relance de la prolifération, M. Bush dut expliquer qu'il s'agissait de défendre les Etats-Unis non contre les autres puissances nucléaires, mais contre des "Etats voyous", ou, pis, contre des groupes capables de tirer des missiles en direction des intérêts américains, sur son sol et partout dans le monde.
Ainsi ces deux courants de pensée se retrouvèrent-ils pour élaborer une stratégie cohérente contre le nouvel ennemi. Mais, en dehors de M. Ben Laden, qui d'autre peut être visé ? Les mafias et les trafiquants de drogue n'ont guère d'intérêt à déclencher de telles hostilités, qui ne pourraient que nuire à leurs affaires. De plus, si les Etats-Unis n'ont pas l'intention d'attaquer l'un des pays qu'ils qualifient d'"Etats voyous", comment les dirigeants de ces derniers pourraient-ils lancer un missile en direction des Etats-Unis et s'attirer une riposte comparable à celle qu'ont connue la Libye ou l'Irak ?
Beaucoup de questions restent en suspens. Dans quelle mesure les Etats-Unis ont-ils créé ces nouvelles menaces, et quel est - au-delà des attaques du 11 septembre - le niveau de dangerosité de celles-ci ? En quoi ce terrorisme diffère-t-il de celui que subissent d'autres pays, arabes ou européens ? S'agit-il d'une différence qualitative, ou seulement (si l'on peut dire) quantitative ?
Le concept d'asymétrie doit être distingué de celui de dissymétrie : ce dernier indique une différence quantitative entre les forces ou la puissance des belligérants : un Etat fort face à un Etat faible, les Etats-Unis face à l'Irak par exemple. L'asymétrie, elle, souligne les différences qualitatives dans les moyens employés, dans le style et dans les valeurs des nouveaux ennemis. En d'autres termes, lorsqu'une puissance comme les Etats-Unis affermit son hégémonie sur la marche du monde ainsi que dans la guerre conventionnelle, ses ennemis et ses victimes ont recours à des moyens de lutte non conventionnels et 'asymétriques' pour la combattre, esquivant sa force et concentrant ses attaques sur ses vulnérabilités.
Ainsi, conclut le Pentagone, le nouvel ennemi "ne combat pas à la loyale". Il utilise, dans une stratégie bien ancrée dans le monde globalisé, tous les moyens modernes de communication, de transport, d'information... La "terreur psychologique", l'influence des médias traditionnels et Internet font partie de son arsenal. Il fait appel à des couteaux, des bombes artisanales et des avions civils - menaces, on l'a vu, efficaces. Même s'il dispose bien d'une base géographique, il est impossible de le ficher de manière catégorique, voire simplement de le dénombrer. Il n'a pas d'adresse permanente, et son réseau est dispersé. Le monde est son adresse et son camp d'opération.
Les 'opposants asymétriques' ont une force et un intérêt communs : l'affaiblissement de la souveraineté des Etats et la montée en puissance des forces du marché. On pourrait même dire qu'ils rejoignent les intérêts, en ce domaine, de Sony, McDonald's, CNN, Adidas et America Online. Tous utilisent les zones grises - où les structures juridiques sont indigentes - pour s'assurer un profit maximal et échapper aux réglementations qui découlent de la légitimité constitutionnelle et démocratique des Etats. Tous sont, en ce sens, des créatures de la mondialisation néolibérale. Ils trouvent des marges de manoeuvre dont les Etats eux-mêmes ne disposent pas.
C'est ainsi que M. Ben Laden est décrit dans les médias américains non pas seulement comme un islamiste politique, enraciné dans sa société particulière, mais comme le représentant d'une nouvelle génération cosmopolite d'islamistes faisant planer une menace globale, à l'instar du mouvement islamique du Soudanais Hassan AlTourabi (aujourd'hui en prison au Soudan). Ces mouvements chercheraient l'affrontement avec les Etats-Unis pour affaiblir l'hégémonie de ceux-ci, voire les détruire.
En additionnant tous ces ces critères qui, pour les stratèges modernes américains, caractérisent l''ennemi asymétrique', on est obligé de constater combien ils dressent le portrait-robot du 'suspect n°1' de New-York, M. Ben Laden. S'il n'avait pas existé, il aurait fallu l'inventer !
Chacun connaît désormais son histoire : formé par la CIA dans les années 1980, il finira par se retourner contre son créateur après la guerre du Golfe. Peut-on donc, dans ce cas, distinguer l''ennemi asymétrique' des systèmes étatiques et de leurs réseaux de renseignement ? Est-il possible de conduire un mouvement de violence internationale sans soutien étatique ? Comment ce nouvel ennemi peut-il être quasiment 'virtuel' tout en menant des opérations bien réelles ? Dire qu'il est fondé sur une idéologie ne suffit pas : les idéologies ne peuvent agir en dehors de lieux géographiques où se préparent les opérations, de logistique et d'instruments à entreposer, de comptes bancaires, etc.
D'autres formes d'asymétrie figurent aussi au catalogue de la nouvelle pensée stratégique américaine : les Etats "voyous" ou "en faillite". L'expérience de l'intervention en Somalie a marqué un tournant majeur : en octobre 1993, quand le clan de M. Hussein Aydid humilia les troupes américaines à Mogadiscio, l'administration du président William Clinton fut convaincue qu'elle ne pourrait ni gérer ni gagner une guerre contre des milices n'ayant aucun compte à rendre dans le système interétatique.
L'opération "Juste Cause" à Panama, en décembre 1989, était aussi, à sa façon, un combat asymétrique, même s'il s'agissait pour Washington de sa plus importante opération extérieure depuis le Vietnam : capturer le président Manuel Antonio Noriega, qui avait lui aussi fini par échapper à ses marionnettistes... Puis les Etats-Unis s'en prirent à MM. Saddam Hussein, Slobodan Milosevic et Radovan Karadzic, tous considérés plus comme des bandits que comme des chefs d'Etat. Toutefois, ces opérations n'étaient pas très différentes de celles que les Etats-Unis avaient menées durant la guerre froide contre des dirigeants étrangers, que ce soit en Amérique latine ou au Proche-Orient. Alors, où est la différence ?
C'est probablement dans les moyens utilisés que se profilent les changements liés à la prise en considération des "ennemis asymétriques". Des méthodes de prévention et de dissuasion non orthodoxes, qui n'étaient pas envisageables ou pas légitimes avant le 11 septembre 2001 - comme les assassinats 'ciblés' de dirigeants étrangers [3] -, vont faire leur entrée dans l'arsenal américain. Les interventions extérieures américaines franchiront un nouveau palier dans la violence.
Pour combattre l'"ennemi asymétrique", les stratèges s'accordent sur la nécessité de recourir à du matériel d'une précision et d'une puissance accrues. Les services de renseignement seront renforcés tant en moyens technologiques qu'en moyens humains. Certains vont jusqu'à préconiser le "profilage racial" dans les enquêtes de police. L'espionnage sera dirigé vers une myriade de sources potentielles de soutien du nouvel ennemi : organisations non gouvernementales, associations d'entraide, communautés expatriées, sites Internet... Un sénateur américain s'est même plaint récemment que la CIA supplantait le département d'Etat dans le domaine diplomatique.
De plus, le bouclier antimissile peut désormais voir le jour : qui sait ce que préparent ces assassins démoniaques ? Le Sénat a voté, à l'unanimité, des pouvoirs étendus pour le président. A la Chambre des représentants, 420 voix pour, une seule voix contre : celle de la démocrate Barbara Lee, pour qui "une action militaire n'empêchera pas que soient perpétrés d'autres actes de terrorisme international contre les Etats-Unis [4]."
Dans la pratique, la majeure partie des travaux théoriques consacrés à la guerre asymétrique portent sur les Etats-Unis et, depuis la seconde Intifada, sur Israël. Ces deux pays collaborent étroitement dans divers programmes, notamment autour du projet antimissile Arrow. Les techniques militaires employées par Israël en Cisjordanie et à Gaza font l'objet d'un intérêt particulier chez les analystes, qui y ont détecté un "caractère asymétrique".
Sous le titre "Comment mener une guerre asymétrique", le général Wesley Clark, celui-là même qui commanda les troupes de l'OTAN lors de la guerre du Kosovo, explique que les Palestiniens "à l'intérieur d'Israël" - il ne sait sans doute pas que la Cisjordanie et Gaza sont des territoires occupés - ont appris à résister en faisant usage d'armes non mortelles, cailloux et bâtons. Il s'agissait, selon son analyse, d'une tactique visant à exploiter la sensibilité de l'opinion mondiale et à contraindre les forces de sécurité israéliennes à une réaction disproportionnée. A l'occasion, des hommes armés se mêlaient aux lanceurs de pierres, tandis que d'autres posaient des bombes. Riposter avec des avions de chasse, des blindés et des tirs d'artillerie était inefficace : riposter avec des troupes au sol faisait courir trop de risques aux soldats et, donc, à la cohésion de l'opinion publique ; Israël dut développer de nouveaux équipements, de nouvelles forces et de nouvelles tactiques.
Pour sécuriser ses frontières, il déploya plus de blindés. Il acheta des hélicoptères, des avions sans pilote et des systèmes optiques à longue portée. Il fournit à ses soldats des balles de caoutchouc, entre autres instruments de contrôle d'émeutes. Des forces spéciales furent chargées de suppléer l'armée conventionnelle pour le maintien de l'ordre à l'intérieur d'Israël [5].
L'admiration que voue M. Clark à la tactique d'Israël est alarmante : cette politique a mené à la mort de plus de 700 Palestiniens, sans parler des milliers de blessés. Surtout, en l'absence d'options diplomatiques, cette utilisation de la force n'a donné aucun résultat.
Eminent analyste du Centre for Strategic and International Studies de Washington, M. Anthony Cordesman avait commencé par suggérer qu'Israël contraigne l'Autorité palestinienne à éliminer des Palestiniens et à limiter leurs libertés individuelles pour "stabiliser" la situation. Il avait même évoqué l'utilisation de la torture. Puis, l'Intifada continuant, il indiqua que les Palestiniens n'avaient plus qu'une alternative : soit "la paix dans la violence", soit la guerre. Ainsi, Israël se chargerait du sale boulot pour l'Autorité, et contre elle, ce qu'il appelait "guerre asymétrique". Cela signifiait plus de contrôle social, plus d'assassinats, et toujours plus d'entraves à l'économie. A entendre le président Bush, il paraît clair que les Etats-Unis se dirigent vers une pratique similaire de la "guerre asymétrique", en dépit de l'échec patent de cette stratégie en Cisjordanie et à Gaza.
Ce choix serait une catastrophe. Les "zones grises" du monde créées par les guerres, la mondialisation et l'appauvrissement, sont un terrain dangereux. Des institutions publiques et le développement y sont plus nécessaires que les interventions militaires. D'autre part, les attentats du 11 septembre reflètent les transformations d'un monde qui change et qu'il faut essayer de comprendre. La riposte qui se dessine confirme pourtant la poursuite d'une stratégie visant à imposer un ordre international sécuritaire favorable aux intérêts des Etats-Unis. Reverrons-nous le même scénario que celui qui a succédé à la 'victoire' sur l'Irak et qui a favorisé l'extension des groupes islamistes les plus radicaux ? Le 'nouvel ennemi asymétrique' ne peut être vaincu à travers une force brute, et encore moins par une technologie sans projet politique qui, chaque fois, se révélera inférieure à la puissance de la culture et de l'identité.
NOTES :
[1] : Lire Maurice Najman, "Les Américains préparent les armes du 21ème siècle", Le Monde diplomatique, février 1998.
[2] : "Worldwide Threat 2001. National Security in a Changing World",
www.cia.gov/cia/public_affairs/speeches/UNCLASWWT_02072001.html
[3] : Le Monde, 18 septembre 2001.
[4] : A la suite de cette position, elle a été victime d'une campagne digne des pires moments du maccarthysme.
[5] : Time, 23 octobre 2000.
                                   
12. La mondialisation et les cultures par Paul Valadier
in la revue Etvdes du mois de décembre 2001
(Paul Valadier s.j., Doyen de la Faculté de Philosophie, Centre Sèvres, Paris.)
Ce texte est la reprise très remaniée d'une intervention du Colloque international organisé à Venise par l'Institut international Jacques-Maritain, en collaboration avec les Universités Al-Quds et Hébraïque (Jérusalem), ainsi que l'Université Grégorienne (Rome), en février 2001.
Au début du Manifeste du parti communiste, Marx affirmait : "Un spectre hante l'Europe : le spectre du communisme." En le parodiant, on pourrait avancer qu'aujourd'hui un spectre hante la planète, celui d'une mondialisation de type libéral. Ce renversement de situation surprendrait assurément l'auteur du Capital, mais il le conforterait aussi dans son jugement sur un capitalisme foncièrement entreprenant, dynamique, balayant sur son passage les structures anciennes, déracinant les hommes et les peuples de leurs cultures et de leurs traditions, apparemment emporté dans une dynamique sans principe ni logique repérable.
Le constat de cette mondialisation n'est pas à faire, tant les traces en sont partout visibles. Encore que, comme toutes les évidences, celle-ci entraîne avec elle pas mal d'ambiguïtés ou d'à-peu-près. Ne serait-ce que sur la nature même de cette mondialisation : que recouvre-t-elle, au juste ? Le terme n'est-il pas un fourre-tout qui sert aussi bien à l'exaltation 'progressiste' qu'à la diabolisation moralisatrice ? Or, il s'agit d'un phénomène complexe, à multiples entrées et à multiples niveaux de réalité, impossible à rapporter à une entité simple. En effet, on entend par mondialisation, à la fois : des tendances économique lourdes (un échange accru des biens et des services qui enjambe les frontières nationales et les relativise) ; des mouvements financiers qui multiplient les transactions réelles et surtout virtuelles sur l'ensemble de la planète et en une chronologie bouleversée par rapport au temps du sens commun ; des nouveautés technologiques qui brassent dans leurs réseaux universels les communications les plus diverses (Internet étant le symbole le plus parlant de ces innovations) ; des phénomènes de mode et de style de vie qui paraissent s'imposer un peu partout dans le monde, etc. Bref, la mondialisation désigne un brassage de diverses pratiques qui font fi des frontières nationales et culturelles, pour ne rien dire des interdits éthiques et des défenses juridiques.
On doit donc s'interroger sur la portée d'un phénomène d'une telle ampleur : est-il animé par une logique imparable et implacable, comme une sorte de nouvelle fatalité qui emporterait une humanité impuissante à réagir ? Est-il l'enfant légitime de la modernité, celle qui fut ouverte par la Renaissance et prolongée par la philosophie des Lumières, ou en est-il une dérivation en quelque sorte 'hérétique' ? Quelles conséquences a-t-il sur les cultures qu'il semble ébranler, voire détruire, au profit d'un seul modèle dominant et séducteur ? Peut-on trouver dans les religions une sorte de cran d'arrêt à ce processus, ou sont-elles elles-mêmes emportées par le tourbillon, et donc incapables d'offrir des pôles de résistance ?
Questions assurément trop vastes pour un seul article, mais par rapport auxquelles on peut du moins tenter de poser quelques éléments de réflexion, notamment sous l'angle de la relation entre mondialisation et cultures.
Réactions contradictoires
Il convient sans doute de partir des réactions violemment contradictoires que suscite le phénomène de la mondialisation. Il provoque, chez les uns, une euphorie et un enthousiasme extrêmes, fondés sur une confiance dans les pouvoirs technologiques actuels (notamment au niveau de l'information) et dans les ressources de l'inventivité humaine en tous domaines ; pour ceux-là, l'humanité accéderait enfin au cosmopolitisme rêvé par certains philosophes, ou plus exactement à la mise en place d'une société civile de l'échange généralisé.Une planète divisée deviendrait un grand village, où chacun serait à même de reconnaître chacun comme son proche, renouant ainsi avec un autre rêve, hégélien celui-ci, de la reconnaissance mutuelle. L'ouverture universelle, hors des carcans des frontières, signerait l'avènement d'une liberté presque illimitée dans les échanges et donc dans l'approche de l'humain.
Mais la mondialisation éveille, chez les autres, les craintes les plus vives  l'uniformisation technologique n'entraîne-t-elle pas une éradication des systèmes politiques nationaux, devenus impuissants, et une relativisation des cultures, dévalorisées au profit d'un modèle unique qui serait celui de tout le monde et de personne ? N'est-on pas en train de substituer aux hommes réels, enracinés dans des cultures et des religions, des hommes virtuels, si mobiles qu'ils n'ont plus d'ancrage et deviennent objets inconscients des manipulations les plus sournoises parce qu'invisibles ? La servitude serait alors le nouveau nom de cet échangisme où plus personne ne rencontre en réalité personne.
Liberté ou servitude ? Nul besoin d'être grand sage pour s'aviser de l'importance de ces jugements contradictoires. Or, il faut s'interroger : les admirateurs inconditionnels, comme les détracteurs systématiques, ne sont-ils pas victimes de la même fascination devant le phénomène ? Mais la fascination - nous le savons depuis la mésaventure d'Eve dans la Genèse - est le signe incontestable de la tentation et le prélude à la faute. Les uns comme les autres semblent s'incliner devant un mouvement dont le caractère imparable leur paraît quasiment aller de soi. Ne faut-il pas interroger cette pseudo-évidence ? Faut-il se laisser abuser par l'ampleur d'un phénomène au point de l'estimer inéluctable ?
A cet égard, les leçons d'Etienne de la Boëtie sont d'actualité : la servitude volontaire, c'est-à-dire l'agenouillement devant des puissances factices et apparentes est, selon cet ami de Montaigne, l'attitude spontanée et paresseuse de l'homme ; celui-ci aime croire à la nécessité d'obéir et de s'incliner, alors qu'il pourrait et devrait s'interroger sur une puissance qui n'est peut-être qu'empruntée et faussement puissante. En se représentant la mondialisation comme inévitable, n'a-t-on pas présupposé son caractère fatal et n'a-t-on pas par avance renoncé à frapper le nouveau sceptre du marteau de la critique ? N'accepte-t-on pas ainsi une nouvelle forme de "servitude volontaire" ?
A cette première interrogation peut s'en ajouter une seconde. La mondialisation passe pour faire corps avec la modernité même ; n'est-elle pas liée au grand projet scientifico-technique qui marque notre temps, ainsi qu'à l'entreprise concomitante de transformation sociale des rapports humains ? Bref, modernisation et modernité ne seraient-elles pas comme l'envers et l'endroit de la même médaille ? Or, il faut certainement aussi contester ce postulat. La modernisation technologique sous mode libéral n'est pas le tout de la modernité, et il se pourrait bien qu'elle ne soit qu'un avatar destructeurs des principes mêmes de cette modernité. Car - est-il besoin d'y insister ? - la modernité se définit par le pouvoir critique de la raison en tous domaines, par rapport à la nature certes (et cela fonde l'entreprise scientifico-technique), mais aussi par rapport aux institutions de toutes sortes ; et cela introduit les sociétés marquées par elle dans une relation critique avec leurs traditions et envers tout ce qui se produit en elles. Nous sommes, disait le philosophe Eric Weil, "la tradition qui ne se satisfait pas de la tradition".
Ce pouvoir de critique permanente, sans doute à ce point constitutif de la civilisation occidentale qu'il en est la matrice toujours féconde, suppose des esprits aptes à juger et à prendre en main leur destin à travers la démocratie en particulier, mais certainement pas en s'abandonnant à quelque fatalité que ce soit. Définie ainsi, la modernité a une ambition anthropologique et un fondement philosophique bien plus vastes que notre actuelle modernisation libérale. On peut donc défendre la modernité tout en combattant les effets pervers d'une modernisation effrénée, si celle-ci devait aboutir au renoncement d'un exercice de la raison et à la soumission à un modèle unique, présenté abusivement comme le seul cohérent avec la modernité. C'est même au nom des principes de la modernité qu'on peut engager une critique positive de la modernisation libérale.
L'originalité des cultures
Mais une autre question peut être posée, cette fosi en direction des détracteurs de la mondialisation. Ont-ils raison de conclure du développement des techniques de communication uniformes et envahissantes, et de l'emprise des modèles qu'elles véhiculent (modes de pensée, langage identique - le 'broken english' des aéroports - ou, pour faire bref, emprise d'une sous-culture hollywoodienne...), à l'uniformisation probable et programmée des cultures, voire à leur affaiblissement ou à leur disparition ? Une inquiétude fondée se fait jour chez beaucoup, notamment devant le développement des réseaux de communication. Plus encore que l'uniformisation économique, la domination de ces réseaux accessibles pratiquement en tous points de la planète ne porte-t-elle pas une menace dont nous n'avons pas encore tout à fait l'idée, tant elle est neuve ? On ne manque pas de brandir, à cet égard, le spectre d'une substitution d'un homme virtuel à l'homme réel, qui va bien au-delà d'une uniformisation dans les manières de faire ou de penser. Tel colloque récent s'est interrogé pour savoir si Internet n'est pas en train de créer "un homme nouveau", ou un type inouï d'humanité... Faute de pouvoir et de vouloir entrer dans les perspectives de la science-fiction, peut-être faut-il, plus simplement, esquisser une réflexion sur la force et le sens des cultures - sans minimiser les questions graves évoquées à l'instant, mais en les relativisant aussi, afin d'éviter les vertiges si fréquents lorsqu'on aborde des questions nouvelles dont on redoute le pire, non sans excès sans doute.
L'illusion peut venir d'une assimilation entre une culture et des objets de fabrication courante, transitoires, jetables, de faible ou de moyenne durée, comme les techniques elles-mêmes en constante transformation. Or, une culture a une résistance et une 'durabilité' infiniment plus grande que les objets de consommation ; en ce sens, les cultures ont un pouvoir de résistance, voire d'assimilation, beaucoup plus fort qu'on ne le pense. Hannah Arendt avait mis en garde, jadis, contre une fausse identification entre l'univers des produits commandés par les exigences de la vie (celui de la production marchande et technique, en constante transformation et assimilation) et l'univers par lequel l'homme se rapporte au monde, s'y enracine, s'oriente grâce à lui, se donne les repères pour se situer par rapport à la nature, à la vie, ou à la mort, à l'au-delà. Les cultures structurent le rapport de l'homme au monde ; elles sont autant d'inventions par lesquelles l'homme se cultive lui-même, opère un travail d'appropriation et de sens à travers l'habitat, le travail, l'organisation familiale, sociale et politique, les éthiques, les arts et les religions. Même si des interférences existent entre ces phénomènes et si l'entrée des techniques dans une culture ne va pas sans introduire de profondes modifications dans les rapports humains, sans doute faut-il s'aviser aussi que le tout d'une culture n'en est pas forcément affecté, ou encore que des cultures particulières ont des pouvoirs assimilateurs que l'idéologie technocratique ou la peur fataliste qu'elle induit tendent à sous-estimer.
De ce point de vue, il n'est pas sûr que la mondialisation signifie le nivellement des cultures, même si elle les transforme toutes, quoique selon des degrés différents d'après l'aptitude de ces cultures à s'approprier lesdites techniques. Pour le dire autrement, l'utilisation des techniques et le contact avec les modèles qu'elles véhiculent affectent sans doute les usagers, mais à quel niveau ? Qu'est-ce qui, en eux, est effectivement remis en cause ? Et surtout, globalement, une culture musulmane ou bouddhiste n'a-t-elle pas des ressources qui lui permettent d'assimiler, sans y perdre son originalité, un apport extérieur à bien des égards superficiel ? En se transformant, sans doute, mais peut-être pas en se perdant. L'utilisation d'un ordinateur ne conduit pas forcément à une remise en cause radicale des rapports au cosmos, aux ancêtres ou à sa religion.
Si cette lecture du phénomène des cultures est juste, elle conduit à relativiser les alarmes d'une domination uniformisante de la mondialisation. Peut-être même faut-il faire un pas de plus : ne peut-on pas s'attendre à ce que, après un moment d'éblouissement et d'émerveillement, les cultures ainsi affectées réagissent en retrouvant leur vitalité et leurs spécificités ? N'oublions pas à quel point, dans le passé, beaucoup ont été portés à parler de la fin des cultures et des civilisations, avec l'arrivée de l'imprimerie, ou de l'électricité, ou de l'automobile. Sans être exagérément optimiste, on peut remarquer un extraordinaire pouvoir assimilateur en l'homme, une aptitude à rebondir et à s'adapter qu'il ne faut pas sous-estimer, car elle s'enracine dans ces cultures par lesquelles les hommes se donnent les moyens d'habiter humainement le monde. Références durables, qui tiennent dans des principes de conduite, des modes de pensée, des mythes religieux, références peu ou non 'biodégradables', échappant au monde de l''animal laborans' dont parlait Hannah Arendt, c'est-à-dire à celui du renouvellement indéfini de la vie qui se détruit sans cesse elle-même, monde de l'usage utilitaire et de la consommation, alors que le monde culturel ne relève point de l'utile ni du consommable, mais du sens et de la gratuité.
Place et rôle des religions
C'est ici qu'on peut s'interroger sur la place des religions, car elles font éminemment partie des cultures qu'on vient d'évoquer. Elles en sont même souvent le foyer inspirateur et stabilisateur, ou elles l'ont été. Evoquer leur rôle peut sans doute contribuer à compléter les remarques précédentes : quel rôle les religions peuvent-elles jouer par rapport à la mondialisation ? Rôle d'accélération ou de frein ? Rôle vain ou efficace ? Jamais univoque, ce rôle peut être ambigu, car les religions peuvent contribuer au pire ou au meilleur. Au pire quand elles servent d'instruments à des identités nationales en péril et qu'elles rendent ainsi irréductibles et absolus des conflits limités (nationalismes religieux) ; au pire encore, et surtout, quand elles proposent un modèle politique d'organisation des sociétés et prétendent l'imposer à la loi civile. Dans le contexte d'une mondialisation qui ébranle les structures traditionnelles, on voit bien, en effet, que les religions sont sollicitées de remplir ces rôles équivoques. Elles sont censées être l'élément protecteur contre une modernité et une mondialisation déstabilisatrices.
Et pourtant, elles apportent aussi le meilleur, si elles sont fidèles au message qui les traverse : elles sont appelées à re-lier les hommes entre eux et au Tout des choses, donc à poser une référence ultime qui transcende les diversités humaines et les noue en un destin commun. Par là, les religions arrachent l'homme à la fatalité inscrite dans l''animal laborans' ; elles lui signifient qu'il est plus qu'un consommateur, plus qu'un citoyen de sa cité particulière ou de sa nation ; elles attestent que sa grandeur tient dans la reconnaissance de sa propre transcendance donc qu'à ce titre tout homme est proche de tout homme. Dans le cas du christianisme, l'universel qu'il véhicule n'est pas un universel de domination, mais de reconnaissance universelle : nous sommes tous appelés par un Dieu Père à nous reconnaître fils et filles en Christ ; et cette vocation conteste radicalement toute uniformisation et tout nivellement. Contre le Babel de la mondialisation qui prétend parler une seule langue, la Pentecôte de l'Esprit donne à chaque personne et à chaque culture de parler sa propre langue et d'être comprise des autres ; par là, le christianisme élève une barrière décisive contre l'uniformisation mortelle d'une nouvelle forme de prométhéisme libéral. Il appelle à une communication entre des différences assumées. Il est porteur d'une utopie mondiale qui n'est pas de nivellement, mais de communion des pluralismes culturels, respectés dans leur diversité et appelés à communiquer avec tous les autres. On doit donc, raisonnablement, parier que, au repli peureux sur eux-mêmes, les religions, tout particulièrement le christianisme, sauront jouer pleinement leur vocation de communication entre les hommes et aider à une ouverture réciproque qui ne soit ni d'enfermement sur soi, ni de nivellement destructeur des diversités.
Uniformisation ou transversalité des cultures ?
Cependant, maints esprits n'en doutent pas moins que les cultures, voire les religions, enferment les hommes derrière des barrières exclusives. Au risque d'uniformisation, on oppose parfois un autre risque, non moins redoutable, celui d'un 'Clash of Civilizations' ou d'un heurt des cultures, selon les thèses de l'Américain Samuel Huntington. Les deux risques peuvent d'ailleurs aller de pair. Devant le nivellement menaçant, les cultures ne vont-elles pas être tentées par le repli exclusif dont les nationalismes donnent tant de signes inquiétants ? L'avenir n'est-il pas à la confrontation entre cultures, voire entre religions, en même temps qu'à l'uniformité ?
Il convient de redire ce que nous avons suggéré plus haut : ni une culture, ni une religion ne sont des entités closes. Par les cultures, les hommes se donnent les moyens d'habiter le monde, selon des modalités d'une richesse et d'une inventivité extraordinaires ; cet effort, au principe de toute culture, leur est commun. Partout et toujours l'humanité a rencontré et rencontre les mêmes problèmes, de survie, du sens de la différence des sexes, de la suite des générations, de la souffrance et de la mort. Si les réponses varient, les défis de base et les interrogations sont les mêmes. Voilà qui fonde une certaine transversalité entre cultures, une possibilité de se comprendre dans nos différences mêmes. Celles-ci marquent l'identité de la condition humaine et la solidarité de cette condition confrontée aux mêmes exigences existentielles : s'abriter, se nourrir, communiquer, engendrer, souffrir, jouir de la vie, mourir... Et si, dans certaines circonstances, les cultures (ou les civilisations) peuvent se heurter, elles sont bien plutôt ces enracinements grâce auxquels les hommes découvrent ce qui leur est commun et à quoi ils répondent de manière si diversifiée et si inventive.
C'est ici qu'on doit évoquer l'une de ces références transversales si fortement discutée de nos jours : les Droits de l'Homme. Il faut affirmer avec force qu'une telle référence n'est pas d'abord liée à l'Occident, même si le lieu de naissance des Chartes est historiquement et culturellement situé. Ramenée à l'essentiel, une telle référence ne met pas devant des contenus ou des prescriptions qui seraient propres à une culture et à une seule ; elle oblige à prendre conscience de la solidarité humaine par delà et dans la diversité des situations. Elle met devant ce qui est commun à tout homme affronté aux mêmes défis de l'oppression, de la servitude, de la faim ou de la maladie. Nul n'était mieux placé pour le rappeler que l'actuel Secrétaire des Nations Unies. Au cours des solennités marquant le cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle, M. Kofi Annan disait à Genève (16 mars 1998) :
'Certains Africains continuent à considérer le souci des Droits de l'Homme comme un luxe de riches pour lequel l'Afrique n'est pas prête..., comme un complot fomenté par les pays occidentaux industrialisés. Il s'agit là, pour moi, d'une conception dégradante, qui fait injure à l'aspiration et à la dignité humaine qui existent dans le coeur de chaque Africain. Est-ce que les mères africaines ne pleurent pas lorsque leurs fils et leurs filles sont tués ou torturés par des agents de l'oppression ? Est-ce que l'Afrique, dans son ensemble, ne souffre pas lorsque l'une de ses voix est étouffée ? Les droits de l'Homme sont les droits des Africains, ce sont les droits des Asiatiques, ce sont les droits des Européens, ce sont les droits des Américains. Ces droits n'appartiennent à aucun gouvernement, ils ne se limitent à aucun continent, car ils sont inhérents à l'humanité même.'
M. Annan situe très exactement le fondement de ces Droits dans une sensibilité commune devant la souffrance, la torture, les besoins liés à la condition humaine ; sensibilité à laquelle, cela va de soi, les cultures diverses répondent diversement. Ainsi le souci du malade et du blessé passe évidemment par des médiations tout autres selon les systèmes de soins en place dans des pays riches ou des pays pauvres, mais partout et toujours apparaît une exigence de solidarité envers le corps souffrant. A moins d'avoir affaire à une culture qui aurait perdu le sens de l'humain et qui, dès lors, ne mériterait plus le nom de culture ou de civilisation.
Vers une mondialisation morale ?
Certes, on ne peut cacher ici qu'un modèle culturel dominant tend aussi à s'imposer ; et, par exemple, que des valeurs proprement occidentales développent leur séduction sur des esprits marqués par d'autres valeurs, comme celles de liberté politique, voire d'égalité, entre les hommes et les femmes. Et si ces valeurs ne sont point admises sans contestation, du moins provoquent-elles des débats et mettent-elles en cause des traditions fondées sur d'autres valeurs. Ainsi a-t-on vu, en mars 2000, au Maroc, des manifestations massives de musulmans protestant contre les revendications d'égalité pour les femmes, sous le prétexte qu'elles seraient liées à une occidentalisation néo-coloniale. C'est bien reconnaître un certain brassage des valeurs qui touchent plus ou moins toutes les cultures.
Jacques Derrida a noté à quel point l'idée de pardon, par exemple, rayonne bien au-delà de ce qu'il appelle la "culture abrahamique" ; ainsi le Japon, notamment, a demandé pardon à la Corée pour les crimes du passé. Pour désigner cette autre forme de mondialisation, Derrida a forgé le néologisme de "mondialatinisation", puisqu'il s'agit d'un modèle moral biblique-chrétien-romain... De son côté, l'anthropologue René Girard insiste sur une mondialisation de certaines idées bibliques, en particulier celle de la valorisation de la victime ou l'exigence d'une non-violence sous peine d'embraser la planète. Si ces thèses sont exactes - et l'on peut évidemment discuter de leur pertinence -, elles démontreraient bien, non pas un 'clash' entre cultures, mais l'existence de points de vue partagés et de communautés partielles de valeurs qu'aucune mondialisation technologique ne peut conduire à ignorer, même si celle-ci est plus visible, plus frappante et apparemment plus inflexible dans sa progression. A moins que la mondialisation technologique ne soit le véhicule inconscient de cette "mondia-latinisation" morale ?...
Mais il faut y insister : cette transversalité ou ces communications par osmose de valeurs d'origines religieuses ou philosophiques diverses n'aboutit pas nécessairement à une uniformisation. En quoi ce qui a lieu dans les cultures contredit l'uniformisation technique apparente. Même si l'idée de pardon devient commune, ses modalités d'application varient selon les cultures particulières, on l'a vu dans le cas de l'Afrique du Sud. De même, l'idée d'égalité entre les sexes produira très vraisemblablement des comportements, voire des réglementations juridiques dans le contexte musulman ou bouddhiste qui ne reproduiront pas le modèle occidental, après tout pas nécessairement imitable en tout point, lui-même étant d'ailleurs fort variable selon les pays et les mentalités. La même référence idéale se traduira par des contenus marqués par les traditions différentes, transformées par cette référence et cependant assumées par elle pour lui donner une expression inédite.
De telles réflexions sont-elles marquées par un excès d'optimisme ou de naïveté devant les effets d'une mondialisation libérale galopante ? Il ne s'agit pas d'un optimisme de sentiment ou d'humeur, mais de conviction, fondé sur une lecture philosophique de la condition humaine. Cette lecture met en garde contre les illusions des fausses puissances apparentes. Surtout, elle met en face de ce qu'il en est de l'homme dans sa diversité. Les mille et une manières qu'il a eues et qu'il aura encore d'inventer sa présence au monde (telles sont les 'cultures') incluent bien le monde des techniques, puisque 'culture' veut dire travail sur la nature et sur soi, donc appropriation, pour une large part technique, des données naturelles ; et, de nos jours, la progression fulgurante de la technologie peut paraître dominer sans partage et éradiquer les autres dimensions des cultures. Mais sans doute faut-il se garder d'une fascination qui ferait croire à la mort des diversités humaines, donc à la victoire d'un seul modèle ; car elle conduirait à sous-estimer les autres dimensions non exclusivement techniques de la vie humaine. Certes, telle culture particulière peut s'effondrer devant les avancées technologiques ou des modèles soi-disant occidentaux imposés brutalement. Beaucoup ont d'ailleurs disparu, les ethnologues en témoignent. Mais cela ne justifie pas le fatalisme, au contraire. Voilà bien pourquoi une réflexion fondamentale s'impose, afin de ne pas plier devant un nouveau Moloch ou une nouvelle puissance qui, telle la statue rêvée par le Nabuchodonosor de la Bible, a sans doute les pieds plus fragiles qu'on ne pense.