Pour les Palestiniens, tant dans la bande de Gaza qu’en Cisjordanie, le
gouvernement israélien, en déclarant leur président " hors jeu politiquement "
et en décidant de "rompre tout contact avec lui" vient de clarifier la situation
: il s’agit cette fois d’une déclaration de guerre " officielle au peuple
palestinien ". Une déclaration d’autant plus claireque les missiles israéliens
s’abattent depuis plus de dix jours " non pas sur les bureaux du Jihad Islamique
ou du Hamas mais sur les représentations officielles de l’Autorité Nationale ".
On ne s’attendait pas à autre chose de l’actuel premier ministre israélien, car
Sharon, dans les territoires palestiniens, " on le connaît depuis Beyrouth " et
on sait qu’il " ne connaît que la force " et veut que les Palestiniens "
capitulent " : " Il ne comprend pas que nous ne céderons jamais sur nos droits,
et tout d’abord celui de résister à l’occupation et à la colonisation
israélienne de notre terre ", répète t-on ici et là. Dans ce contexte, le
message aux Israéliens est clair : s’il est impossible d’obtenir ses droits par
un retour à la table des négociations suite à un cessez-le-feu alors " Sharon va
se retrouver avec en face de lui des millions de Abou Ammar (Yasser Arafat) ".
Des propos qui sont une réponse populaire aux déclarations des officiels
israéliens ces derniers temps sur " l’incapacité " de Yasser Arafat à contrôler
les mouvements auteurs d’attentats, voire à diriger son peuple, accompagnées
d’allusions à son expulsion ou son assassinat. Les risques d’assassinat du
président de l’Autorité Nationalepalestinienne sont cependant pris très au
sérieux notamment au sein de la direction de son mouvement, le Fatah: " les
Israéliens ne veulent pas prendre la responsabilité d’un tel crime, explique le
membre du Comité Central, Hani al Hassan, l’idée serait plutôt de maquiller cet
assassinat en parlant d’accident au cours de fusillade entre des gardes ou
d’affrontements inter-palestiniens ". Certains responsables du Fatah comme
Marwan Barghouti sont par ailleurs des cibles de l’armée israélienne, ce qui
risque de faire prendre un tournant à l’escalade sans précédent du moment.
L’enjeu semble moins de " tenir " les groupes du Hamas et ceux du Jihad que les
militants du Fatah dont une partie s’est radicalisée depuis le début de
l’Intifada il y a quatorze mois, et qui à l'image de l'ensemble de la population
"sont habitués à exprimer librement leurs opinions" donnant souvent du fil à
retordre à leurs dirigeants. Dans ce contexte, en cas de rupture définitive de
dialogue, l’armée israélienne se retrouverait face à l’ensemble des mouvements
de la résistance palestinienne à l’occupation, des plus radicaux comme le Hamas
ou le Jihad aux modérés du Fatah, pour lesquels "la lutte armée organisée reste
le dernier des choix", quand il n’y en a plus
d’autres.
4. A Gaza, la rage d'une police impuissante - Tous les
locaux des forces palestiniennes y ont été détruits par Christophe
Ayad
in Libération du vendredi 14 décembre 2001
Le lieutenant Alaa
al-Banna n'a pas dormi de la nuit. Les chasseurs bombardiers F-16 israéliens
n'ont cessé de survoler l'étroite bande de Gaza, de mercredi soir à 21 h 30
jusqu'à 3 h 30 du matin jeudi, lâchant une trentaine de missiles sur différentes
cibles, appartenant pour la plupart aux services de sécurité de l'Autorité
palestinienne.
A l'aube, le jeune lieutenant de la police maritime, chargée,
avec la Force 17, de la protection rapprochée du président palestinien, est allé
constater les dégâts. Le bâtiment, situé à 500 mètres de la Muntada, le siège de
la présidence, et à moins de 200 m de la résidence personnelle d'Arafat, a été
abattu par deux missiles tirés simultanément. «J'en ai marre, explose-t-il, dès
qu'on veut faire quelque chose, c'est interdit, interdit, interdit. Il y a des
jours, j'ai envie de me faire sauter.» «Tais-toi!», le coupe un collègue. «Mais
on a envie de se battre, lui répond Alaa al-Banna. On peut pas rester comme ça
sans rien faire. Tous les jours, il y a des morts, encore des morts, j'y pense
tout le temps. Ça m'étouffe.»
Impuissance et colère. Sur les ruines du
bâtiment, les policiers ont planté un drapeau palestinien et deux posters de
Yasser Arafat. Un mélange d'impuissance, de fatalité et de colère régnait sur
Gaza au lendemain des bombardements sans précédent de l'aviation israélienne. Le
directeur général adjoint de la police, Mahmoud Saïd Asfour, essaie de faire
bonne figure dans son bureau, déplacé au rez-de-chaussée d'une villa par mesure
de sécurité. Pour la cinquième fois, le QG de la police a été frappé; cette
fois-ci, même le bureau de son chef, Ghazi Jabali, le responsable de la police
palestinienne pour Gaza et la Cisjordanie, est réduit en poussière. «Sharon
cherche à jeter les Palestiniens dans l'anarchie et la guerre civile. Mais nous
ne tomberons pas dans le piège, assure le numéro 3 de la police palestinienne.
Nous continuons à arrêter des militants du Hamas et du Jihad.» Selon lui, 180
personnes sont détenues à ce jour. Pas dans des prisons «parce que les
Israéliens pourraient les bombarder, comme à Naplouse il y a quelques
mois».
Dans la nuit de mercredi à jeudi, le président palestinien a ordonné
la fermeture des bureaux du Hamas et du Jihad. «Nous avons commencé, assure
Mahmoud Saïd Asfour sans donner plus de détail. Nous surveillons les mosquées,
les universités, etc. Les écoles et les cliniques gérées par le Hamas passeront
sous l'autorité des ministères de l'Education et des Affaires sociales.»
Interrogé sur le fait que ces organisations accusent l'Autorité palestinienne de
faire le travail des Israéliens, il coupe court: «Nous travaillons en fonction
des intérêts palestiniens. Si on laisse le Hamas faire ce qu'il veut, il va
finir par faire ce que Sharon attend de lui.»
En revanche, sa résolution
semble moins ferme lorsqu'on lui demande s'il est prêt à arrêter des militants
du Fatah, le parti de Yasser Arafat, lorsqu'ils participent à des attentats. «La
question des Brigades d'al-Aqsa (la milice du Fatah qui a corevendiqué avec le
Hamas l'attentat contre un bus de colons, ndlr) est un problème», avoue-t-il.
D'autres, comme Marouan Abdel Hamid, vice-ministre du Logement, ne croient pas à
une participation du Fatah à des opérations armées: «Ce sont des gens qui
utilisent le nom du Fatah, mais ils n'en font pas partie.»
Coupée en quatre.
L'annonce par le gouvernement israélien qu'il se donnait le droit de réoccuper
des zones autonomes et de traquer lui-même des militants palestiniens n'a pas
provoqué de psychose particulière à Gaza. «Ils viennent déjà détruire nos
champs, nos oliviers, nos maisons, s'emporte Bachar un épicier. Que voulez-vous
qu'ils fassent de plus!» En cas de réoccupation par l'armée israélienne des
territoires autonomes, Mahmoud Saïd Asfour, le responsable de la police, assure
être prêt à se battre: «Je ne suis pas inquiet. Les Israéliens rentrent et
ressortent rapidement. S'ils s'installent dans les zones urbaines, ils risquent
de grosses pertes.» En attendant, la bande de Gaza, longue d'à peine 50 km,
était coupée hier en quatre, forçant les habitants à rester chez eux ou à
patienter plusieurs heures pour franchir les barrages.
Hier soir à 20 heures,
des hélicoptères ont à nouveau bombardé le centre de Gaza et ont touché des
locaux policiers ainsi qu'une mosquée proche du domicile d'un responsable du
Hamas.
8. Leïla Shahid :
“Je suis beaucoup plus sévère avec la communauté internationale qu’avec les
Israéliens” propos recueillis par Philippe Jacqué
sur Courrierinternational.com le lundi 10 décembre
2001
Née à Beyrouth en 1949, Leila
Shahid s’engage avec Yasser Arafat dès 1969. Arrivée à Paris en 1974, elle
devient vingt ans plus tard la déléguée de la Palestine en France. Dans cet
entretien à “Courrierinternational.com”, elle exprime sa vision de l’Intifada,
commencée fin septembre 2000, et sa confiance dans l’établissement d’un
véritable Etat en Cisjordanie et à Gaza.
- Après quatorze mois
d’Intifada et plus de 1 000 morts, quel bilan tirez-vous ?
- La société palestinienne est en plein mouvement. La radicalisation
progressive de ses actions, des manifestations pacifistes aux envois de
kamikazes, résulte d’une situation objective : l’échec d’un processus de paix de
huit ans, qui avait promis à la société palestinienne la libération du
territoire occupé et la constitution d’un véritable Etat. Ainsi le premier bilan
à tirer est clair : il s’agit d’une reprise de l’initiative politique par la
société palestinienne, qui crie à sa propre direction comme au reste du monde
son refus d’une situation profondément injuste. Selon moi, cette Intifada prouve
la bonne santé de la société palestinienne. La tragédie, c’est que l’on a
présenté l’Intifada comme une action contre les Israéliens. Or c’est un
mouvement réflexif, un peuple qui se relève. C’est l’Intifada des réfugiés et
des pauvres, et c’est pour cela qu’elle est plus radicale et qu’elle va
tellement loin.
- Comment jugez-vous la réaction de la société israélienne
?
- L’Intifada démontre à mes yeux l’aveuglement et la surdité de la
société israélienne et de sa direction politique, que ce soit Ehoud Barak ou
Ariel Sharon. La répression féroce, le châtiment collectif de toute la société
palestinienne - les destructions de maisons, d’oliviers, les bombardements, les
bouclages, les arrestations -, tout cela renforce et nourrit la capacité de
résistance palestinienne. Et la résistance ne peut que se radicaliser dans sa
forme : du jet de pierres aux kalachnikovs et aux kamikazes. Aujourd’hui, nous
arrivons à un point où l’Intifada ne peut déboucher que sur un réveil de la
société israélienne que Sharon mène à sa perte. Israël est en un sens une
société d’enfants gâtés, immatures et égocentriques. La gauche israélienne, Amos
Oz ou A. B. Yehoshua, par exemple, pensait qu’il suffisait de dire “nous
reconnaissons un Etat palestinien” pour que tout rentre dans l’ordre. Ils n’ont
pas pris la peine de connaître la réalité palestinienne et de s’y investir. Ils
ont eu l’attitude coloniale de dire “après tout ce qu’on leur a donné, ils nous
envoient une claque”. Ils n’ont pas compris que les Palestiniens vivaient mieux
avant Oslo plutôt qu’après. Cette démission des intellectuels de gauche a
renforcé Sharon. J’attends la naissance d’une vraie gauche israélienne.
- Comment jugez-vous l’engagement de la communauté internationale,
et des Etats Unis en particulier ?
- Si la société israélienne est frappée de cécité, la communauté
internationale souffre de lâcheté. Je suis beaucoup plus sévère envers elle
qu’envers la société israélienne. La communauté internationale est incapable
d’assumer sa responsabilité face aux Israéliens et les laisse agir en toute
impunité. Face à la violation de toutes les règles du droit international, les
Etats-Unis, l’Union européenne et la Russie, toute la communauté internationale
reste muette. Et pourtant, le sommet de Charm el-Cheikh d’octobre 2000, en
mandatant la commission George Mitchell, aurait pu faire baisser la tension sur
le terrain. Cette lâcheté internationale s’explique par la culpabilité de
l’Europe à l’égard du peuple juif et la politique impériale américaine de
soutien à Israël.
- Quel est l’impact du 11 septembre sur le conflit ?
- Le 11 septembre a bouleversé l’agenda mondial. L’attention centrée
sur le Moyen-Orient s’est réorientée vers l’Afghanistan, laissant Sharon mener
sa propre guerre contre les Palestiniens. Aujourd’hui, je ne sais pas jusqu’où
ira cette guerre et combien de pays elle embrasera. Tout cela s’ajoute à une
crise profonde de modernité dans le monde arabe, crise qui met face à face les
laïcs et les religieux, les riches et les pauvres, les démocrates et leurs
oppresseurs, qu’ils soient des régimes militarisés ou des régimes islamisés. La
Palestine a toujours été un catalyseur de toutes les contradictions et
dialectiques qui travaillent les sociétés arabes et qui séparent le camp de la
paix avec Israël du camp de la guerre. Nous sommes arrivés à un point nodal, la
communauté internationale n’a pas les moyens de détourner les yeux. Il faudra
qu’elle assure la paix ou qu’elle paie le prix de la guerre.
- Comment peut-on aujourd’hui sortir de l’impasse ?
- L’ensemble des accords déjà signés sont encore valables : Oslo I et
II, Wye River, Charm el-Cheikh I et II et le rapport Mitchell. Ce dernier
propose un mécanisme pour reprendre la mise en œuvre de ce qui a été signé. Tous
ces accords, signés et approuvés par la Knesset, doivent être appliqués. Or,
dans une situation où il y a un fort et un faible, l’expérience montre que ça ne
sert à rien de signer des accords s’il n’y a pas un mécanisme d’arbitrage
international qui surveille chaque contractant et qui garantisse l’application.
Il faut un arbitre très exigeant et ferme avec les deux parties. Il faut faire
respecter le calendrier et les détails. Par exemple, lorsque la déclaration de
principe dit : “Rien ne sera entamé qui puisse porter préjudice à la
souveraineté du territoire”, cela veut dire, à mon sens, la fin de la
colonisation. De même, le texte énonçait que les parties s’abstenaient de
“recourir aux armes pour régler des conflits”. Nous n’avons pas respecté cette
clause. S’il y avait eu un arbitre pour nous en empêcher, nous ne serions pas
tous les deux dans le pétrin dans lequel nous sommes aujourd’hui.
- Est-ce que l’on peut revenir à la table des négociations
?
- Bien sûr, même avec Sharon, un homme qui ne veut pas de la paix. Il
a d’ailleurs voté contre l’ensemble des traités de paix avec l’Egypte, la
Jordanie et la Palestine. Il fait parti de ces généraux qui vivent dans le
passé, il dit encore que la guerre d’indépendance n’est pas terminée… Mais il
est le Premier ministre d’un Etat qui ne vit pas dans une bulle et qui dépend de
fait de ses relations avec les Etats-Unis et l’Union européenne sur les plans
diplomatique et économique. Israël ne peut se couper des Etats-Unis et de
l’Europe. De même, Israël n’a pas les moyens de briser les accords de paix avec
l’Egypte et la Jordanie et de risquer une nouvelle guerre avec la Syrie. Pour
toutes ces raisons, ce qui manque, c’est la volonté de la communauté
internationale d’assumer sa responsabilité, comme elle l’a fait dans le Golfe,
en Bosnie, au Kosovo et en Afghanistan au sein de coalitions internationales de
guerre. Je ne vois pas pourquoi le Moyen-Orient ne pourrait pas susciter une
coalition internationale de paix. Une coalition entre Américains, Européens,
Russes, Chinois et les Etats arabes qui ont signé un traité de paix avec Israël
sous l’égide de l’ONU, afin de mettre en œuvre les accords tels qu’ils sont
signés et sauver le Moyen-Orient d’une nouvelle guerre. Concernant le statut
final, nous avons assez avancé à Taba pour régler ces questions en une année de
négociations. Sur chaque dossier, nous avons pratiquement trouvé une position
commune avec les Israéliens. Barak était sur le point de signer, mais c’était le
jour précédant les élections générales en Israël, et il a préféré abandonner. La
seule chose qui manque est la volonté politique du gouvernement israélien et de
la communauté internationale. Quand Sharon dit qu’il combat son Ben Laden et
qu’il doit détruire ses talibans, en parlant de Yasser Arafat et de l’Autorité
palestinienne, la communauté internationale doit sortir de sa réserve.
- L’Autorité palestinienne ne semble pas être sur la même ligne que
la population et les islamistes…
- Non, la population palestinienne est en accord avec cette position
de compromis parce qu’elle veut vivre. De même, les islamistes palestiniens sont
avant tout des nationalistes. Ils ne reprochent pas à Arafat de ne pas être un
bon musulman, mais de ne pas libérer les Territoires. Ils ont certes un
programme d’islamisation de la société après la libération et la constitution
d’un Etat. Aujourd’hui, ils n’ont pas de projet alternatif à la formule “deux
Etats côte à côte”. Mais, si nous pouvons tenir nos promesses d’Oslo, les
sondages vont de nouveau revenir en notre faveur.
- Depuis le début de l’intifada, de nouvelles générations font
entendre leur voix, contredisant souvent Arafat. Existe-t-il aujourd’hui un plan
de succession du leader palestinien ?
- Yasser Arafat est le père de la nation, c’est l’homme qui a symbolisé
l’autonomie de la décision politique palestinienne face à la volonté israélienne
de nous faire disparaître et à la tentative arabe d’imposer son hégémonie. Une
période historique se termine donc avec lui. Il n’y aura pas de deuxième Arafat.
De plus, le successeur ne sera pas un militaire, la société ne le tolérerait
pas. Pour l’instant, la dynamique de l’Intifada montre sa capacité de résistance
et le renouvellement de son leadership. La nouvelle génération de dirigeants
(Marwan Barghouti et Hussam Khader) passe aujourd’hui son examen dans les
Territoires. Ils ont la confiance de la population parce qu’ils luttent contre
l’occupation. Une alliance entre les anciennes générations (Yasser Abed Rabbo,
Hanane Ashrawi ou Nabil Shaath) et la nouvelle génération de dirigeants semble
nécessaire. Le nouveau leadership sera constitué d’ingénieurs, de gestionnaires,
d’informaticiens pour constituer un Etat moderne. Nous n’avons plus besoin de
personnalités charismatiques extraordinaires, nous avons besoin d’institutions
qui gèrent au jour le jour l’économie, l’éducation, l’agriculture.
Malheureusement, on ne peut assurer que la transition du pouvoir sera
démocratique si nous sommes toujours en guerre.
- Des voix s’élèvent en Palestine demandant la création d’un
gouvernement d’union nationale intégrant les islamistes. Est-ce une possibilité
?
- L’unité nationale existe déjà dans la société. En revanche, l’union
nationale n’est pas possible, car il n’y a pas de gouvernement aujourd’hui.
Aujourd’hui, il y a Yasser Arafat et un peuple palestinien, tous les deux cibles
de la guerre de Sharon. Par contre, la société a réalisé l’union à travers la
direction des mouvements nationalistes et islamistes qui ont coordonné l’action
des groupes palestiniens durant l’Intifada. Le Fatah a ainsi pu convaincre le
Hamas de renoncer aux attentats suicides. C’est la provocation d’Ariel Sharon,
les assassinats extrajudiciaires, qui ont obligé le Hamas et le Djihad islamique
à revenir aux attaques kamikazes. La stratégie du Premier ministre est de
pousser à la guerre civile, beaucoup plus destructrice pour le peuple
palestinien que la répression israélienne. Selon moi, la population
palestinienne défend les militants du Hamas par dépit et pour éviter la guerre
civile. Si vous faites intervenir des observateurs, si vous arrêtez les blocus,
vous verrez que le soutien au Hamas va chuter. De plus, le sens de la
responsabilité des Palestiniens les pousse à éviter le règlement par les armes
de leurs différends politiques. La gauche et les laïcs, c’est-à-dire le Fatah,
ont le sentiment qu’ils peuvent gagner démocratiquement. Si ce projet, le
compromis historique, deux Etats côte à côte, échoue avec Arafat, ses
successeurs en tireront la leçon.
Extraits
:
9.1. Yasser Arafat, le dernier des fedayins
par Mouna Naïm
Depuis 43 ans, il incarne le mouvement de libération
nationale palestinien. Aujourd'hui, le rêve d'un Etat palestinien semble
s'éloigner. Pourtant, malgré les intrigues, les échecs et même les menaces, "le
Vieux" refuse de jeter l'éponge JAMAIS sans doute Yasser Arafat n'aura vécu
crise aussi inextricable. Le président palestinien pensait pouvoir conduire son
peuple à l'indépendance en mai 1999 - comme le prévoyaient les accords d'Oslo -,
ou, au pire, quelques mois plus tard. Début décembre 2001, l'embryon de
Palestine a volé en éclats - sauf sur le papier - et, avec lui, la
quasi-totalité des symboles de l'Autorité palestinienne. L'Intifada, la révolte
des Palestiniens contre l'occupation, s'est heurtée à l'impressionnante machine
de guerre israélienne : plus de huit cents morts palestiniens, des milliers de
blessés et de handicapés, des infrastructures en lambeaux, des centaines
d'habitations détruites, des vergers brûlés, des territoires autonomes soumis à
"bouclage" extérieur et intérieur, une population humiliée et une poussée
d'extrémisme, islamiste surtout, avec son lot d'attentats terroristes et
l'enchaînement interminable des représailles et contre-représailles. Harcelé par
le premier ministre israélien, Ariel Sharon, qui conteste sa légitimité, sommé
par la communauté internationale, singulièrement les Etats-Unis, de sévir contre
les plus extrémistes des siens, Yasser Arafat est, en sens inverse, soumis aux
pressions de son peuple, qui le juge, au contraire, trop conciliant avec l'Etat
juif.
Sa vie a été jalonnée d'épreuves. Son expulsion et celle de
l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) de Jordanie en 1970-1971, le
départ forcé de Beyrouth en septembre 1982, puis de l'est et du nord du Liban
l'année suivante, la longue traversée du désert qui a suivi, le meurtre de ses
deux plus proches compagnons - Abou Jihad et Abou Iyad -, sa mise en quarantaine
en 1990 pour n'avoir pas su choisir le bon camp lors de l'invasion du Koweït par
l'Irak, restent sans doute parmi ses souvenirs les plus amers. Ce n'est pas non
plus de gaieté de cœur, mais par réalisme politique, qu'il s'est résigné à
renoncer à récupérer la totalité de la Palestine, pour se contenter d'un petit
Etat aux côtés d'Israël.
Le numéro un et le plus célèbre des fedayins est
doté d'une étonnante capacité de résistance physique et morale, entretenue par
un mode de vie d'une rare sobriété. Chef militaire courageux, en état d'alerte
permanent, il a vécu pendant plus de trente ans en nomade, pour échapper aux
rets d'un ennemi israélien redoutable.
Il n'a connu de relative stabilité que
depuis son retour à Gaza, en 1994, mais le harcèlement auquel le soumet le
gouvernement de M. Sharon, qui l'accuse de soutenir le terrorisme, réveille
indiscutablement quelques souvenirs désagréables. Dirigeant politique
paternaliste et autoritaire à la fois, têtu et méfiant, manipulateur au besoin,
le président du Comité exécutif de l'OLP (depuis 1969) et de l'Autorité
palestinienne centralise tous les pouvoirs. Détenteur des cordons de la bourse,
il n'en profite pas pour s'enrichir personnellement, mais entretient
généreusement une clientèle. Il laisse aussi se développer autour de lui un
système de prébendes et de corruption.
Né au Caire le 4 août 1929, sixième
enfant d'une famille palestinienne de Gaza, Yasser Arafat a consacré la plus
grande partie de sa vie à se battre pour la Palestine. C'est à l'âge de trente
ans que l'ingénieur Mohammad Abdel Raouf Arafat Al Koudoua Al Husseini (son vrai
nom), alors employé du département des travaux publics de l'émirat du Koweït,
entre véritablement en politique. Au début des années 1950, il a bien fait de
l'agit-prop au sein de l'Union des étudiants palestiniens à l'université du
Caire, où il a fait ses études. Mais c'est seulement en 1959 qu'avec deux
camarades, Salah Khalaf (Abou Iyad) et Khalil Al Wazir (Abou Jihad), il met sur
pied le Fatah. Fatah est l'anagramme du sigle du mouvement : Harakat al tahrir
al watani al filistini (Hataf). Hataf signifie mort et Fatah conquête.
Yasser
Arafat dit adieu à la vie facile du jeune homme qui gagnait bien sa vie, amateur
de belles cylindrées, plutôt américaines. Commence un parcours tout entier voué
à la lutte, jalonné de succès et aussi d'échecs qui, loin de dissuader Yasser
Arafat, le galvanisent : premières actions de commandos, premiers tracts et
bulletins clandestins, première reconnaissance par les "frères" arabes, prise de
contrôle de l'OLP. Yasser Arafat devient très vite le porte-drapeau d'un
mouvement national qu'il fait naviguer entre les écueils pour empêcher toute
hypothèque, avec le souci de ne jamais s'aliéner totalement les pays
"frères".
Il doit également négocier des virages sans jamais s'avouer vaincu,
amortir les échecs, gérer les contradictions interpalestiniennes, quitte à
fermer les yeux - à contrecœur et dans le seul intérêt de l'unité nationale
palestinienne disent ses proches - sur les actions terroristes auxquelles se
livrent certains des siens. Au début des années 1980, après le désastre du Liban
et l'exil tunisien, on le croit "fini"... Il "rebondit" sur la première Intifada
de Cisjordanie et de Gaza, qui se réclame de l'OLP et revendique l'unité du
peuple palestinien.
C'est principalement à cette population que Yasser Arafat
doit son retour à Gaza et son élection à la tête de l'Autorité palestinienne.
Mais le chef de l'OLP et "les gens de Tunis" ont transposé en Cisjordanie et à
Gaza leurs méthodes brutales de gouvernement. Arafat ne souffre aucune critique.
Les exigences d'Israël en matière de lutte contre le terrorisme renforcent ses
tendances autocratiques.
Les violations des droits de l'homme se multiplient,
les accusations d'enrichissement illicites de son entourage aussi. Yasser Arafat
se voit reprocher d'avoir mal négocié les accords d'Oslo, de céder trop vite aux
exigences d'Israël, dont la poigne, loin de se desserrer, se renforce. Son refus
des propositions - jugées irrecevables - faites par Israël au sommet de Camp
David, en juillet 2000, redore son prestige auprès des siens ; mais la colère
gronde en Palestine. Une visite jugée provocatrice d'Ariel Sharon, alors figure
de proue de l'opposition de droite, sur l'esplanade des Mosquées, à Jérusalem,
le 28 septembre 2000, est l'étincelle qui met le feu aux poudres. L'Intifada
éclate.
Yasser Arafat est sans doute le dernier à imaginer que la révolte des
siens sera encore aussi vivace plus de quatorze mois plus tard ; d'autant que
des négociations discrètes avec l'équipe gouvernementale du premier ministre
israélien d'alors, Ehoud Barak, à Taba, en Egypte, permettent de réelles
avancées. Mais le verdict des élections anticipées en Israël tombe. Ariel Sharon
l'emporte, et avec lui la politique de la poigne de fer et de la répression
impitoyable : meurtres ciblés, bombardements de l'artillerie et de l'aviation,
incursions en territoires autonomes palestiniens. Les pressions contradictoires
qui s'exercent sur le président palestinien sont de plus en plus fortes. Habitué
des situations difficiles, il ne jette pas l'éponge. Quels qu'ils soient, ses
choix seront néanmoins très difficiles à assumer.
Boire la mer à Gaza, chronique 1993-1996, par
Amira Hass, éd. La Fabrique, 583 p., 23 Euros (150 F). Lire aussi : [...]
Israël, Palestine, vérités sur un conflit, par Alain Gresh, Fayard, 2001, 200
p., 12 Euros (82 F). Israël-Palestine, désaccords de paix, au-delà de la colère,
éd. Hommes de parole, 2001, 493 p., 22 Euros (149 F). Israël-Palestine, le défi
binational, par Michel Warshawski, éd. Textuel, 16,77 Euros (110
F).
9.2. "Voir à travers les yeux des habitants"
par Mouna Naïm
BOIRE LA MER À GAZA est un ouvrage d'un intérêt
exceptionnel. C'est un témoignage sur la vie des habitants de la bande de Gaza,
ce territoire de 360 km2 où s'entassent environ un million de Palestiniens,
entre ville, villages et camps de réfugiés, et "dont il faut retirer 72 km2 de
colonies presque totalement interdits aux Palestiniens, ce qui leur laisse, en
fait, 288 km2 dont il n'y a pas moyen de sortir, ni vers Israël ni vers l'Egypte
ni vers la Cisjordanie".
Il n'est pas indifférent non plus que Boire la mer à
Gaza soit le récit d'une journaliste israélienne, Amira Hass, du quotidien
Haaretz, la seule de ses confrères et consœurs à avoir décidé de s'installer,
entre 1993 et 1996, dans le territoire autonome palestinien, "comme n'importe
quel journaliste envoyé comme correspondant à l'étranger", écrit-elle.
Convaincue que, "pour faire cesser le terrorisme, il faut en analyser les
raisons sociales, économiques, historiques, et soulager la souffrance des gens",
Amira Hass ne se laisse pas pour autant aller à quelque indulgence envers les
auteurs d'attentats terroristes.
Elle veut "comprendre, jusque dans ses
moindres détails, une réalité", dont Israël, dit-elle,"est responsable de bout
en bout", tout en revendiquant son identité israélienne et juive auprès de tous
ses interlocuteurs. Tandis qu'une grande partie des Israéliens ont de Gaza une
"image déformée : sauvage, violente et hostile aux juifs", Amira Hass s'est
donné les moyens de le "voir à travers les yeux de ses habitants et non par la
fenêtre d'une jeep de l'armée, d'une salle d'interrogatoire ou dans les
documents du Shin Beth, le service de renseignement militaire israélien".
La
signature des accords d'Oslo et le transfert d'autorité en mai 1994 furent, bien
sûr, accueillis avec un énorme soulagement par la population locale et par le
monde entier.
Mais le récit que fait l'auteur de leur application concrète,
sur le terrain, révèle l'envers du décor : une dépendance, totale et forcément
léonine, des Palestiniens à l'égard d'Israël. L'image la plus évocatrice en est
peut-être celle, précisément, du passage consacré aux travailleurs palestiniens
à Erez, passage qui "n'est pas visible du dehors, de là où les diplomates
étrangers et les VIP palestiniens passent la frontière. Il est caché d'un côté
par des blocs de béton (...) et, de l'autre, ce sont de grands rouleaux de
barbelé qui dissuadent ceux qui voudraient se faufiler". C'est par ce boyau,
dérobé aux regards de ceux qui passent du côté officiel, que doivent
impérativement transiter les centaines d'ouvriers palestiniens autorisés à aller
travailler en Israël. C'est là que s'égrène au compte-gouttes, dès les premières
heures de l'aube, le chapelet de ces hommes armés d'une patience surhumaine, et
l'humiliation rentrée, prix de leur droit d'aller gagner leur vie et celle des
leurs de l'autre côté de la frontière.
D'embûches administratives en crises
israélo-palestiniennes plus ou moins aiguës, d'attentats anti-israéliens en
bouclages et punitions collectives, d'impuissance et d'incurie en autocratie et
clientélisme de l'Autorité palestinienne, les germes sont semés d'une révolte
qui paraît inévitable.
Amira Hass ne dresse pas un rapport chiffré, un état
des lieux froid et décharné. Elle est allée voir de ses propres yeux, a noué des
amitiés avec les habitants de Gaza, qui lui racontent leur calvaire au
quotidien. Elle a interrogé les membres de l'Autorité palestinienne, les
services responsables israéliens, vérifié et recoupé ses informations, rapporté
les sentiments parfois contradictoires et mêlés des uns et des autres,
l'absurdité de certaines situations, les difficultés des gens, et cette grande
aspiration à la liberté qui était déjà à l'origine de la première Intifada.
Amira Hass livre des chiffres, comptabilise les bouclages, ne se prive pas de
tirer ses propres conclusions, mais la colonne vertébrale de son ouvrage est les
faits. Et ils parlent d'eux-mêmes.
Il n'est pas indifférent de rappeler à cet
égard que, depuis 1996, la situation a empiré dans les territoires autonomes
palestiniens, notamment depuis que le gouvernement israélien d'Ariel Sharon a
resserré l'étau autour de ces zones et que les "bouclages" intérieurs et
extérieurs deviennent de plus en plus hermétiques.
9.3. Jean-François Legrain, chercheur au CNRS,
spécialiste de la question palestinienne : "Après Arafat, on peut craindre une
guerre civile..." propos recueillis par Patrice Claude
[Jean-François Legrain est chercheur arabisant au CNRS.
Il étudie la question palestinienne depuis une vingtaine d'années. Agé de
quarante-six ans, membre du Gremmo, le Groupe de recherches et d'études sur la
Méditerranée et le Moyen-Orient (CNRS) à la maison de l'Orient (université
Lyon-2), Jean-François Legrain a occupé des postes à Damas, au Caire, puis à
Jérusalem. Il est l'auteur des Voix du soulèvement palestinien, en 1991
(Cedej-Le Caire) et des Palestines du quotidien (Cermoc-Beyrouth), en
1999.]
Très pessimiste sur l'avenir, le chercheur français estime que, sans
une volonté forte de la communauté internationale, le cycle des violences se
poursuivra au Proche-Orient
- Comment la situation des
Palestiniens vous apparaît-elle aujourd'hui ?
- Extrêmement sombre, je le crains. D'une certaine manière, ils sont
revenus à juillet 1967, tout de suite après la guerre dite de six jours et
l'occupation par Israël de l'ensemble des territoires palestiniens. S'il n'y a
pas une volonté forte de la communauté internationale d'intervenir d'urgence -
et pour l'heure, on ne la voit pas du tout venir - tout est à reconstruire, à
ré-imaginer.
- Vous pensez qu'Israël veut reprendre le contrôle de tous les
territoires, enclaves autonomes comprises ?
- Peut-être pas directement, mais on ne perçoit, parmi les dirigeants
israéliens, aucune volonté de mettre un terme à une politique de force qui a
reçu, c'est évident, un feu vert américain. Je le répète, sans une intervention
extérieure forte, on ne sortira pas du cycle violences, répression, réactions,
dans lequel on est entré avant même l'élection de Sharon, au début de
l'année.
- A qui la faute ?
- Sharon et Barak d'abord. Arafat ensuite, parce qu'il ne sait plus quoi
faire. Il n'a pas de stratégie de rechange, il réagit au coup par coup, au jour
le jour. Sa première erreur fondamentale - mais avait-il le choix à cette époque
? - fut d'accepter que les négociations de Madrid, puis d'Oslo, ne portent pas
sur les modalités d'entrée du droit dans la réalité, mais sur le droit même. Dès
le début, les Américains, sur pressions israéliennes, ont imposé que les
négociations échappent à l'ONU, qu'il ne soit plus fait référence à l'ensemble
de ces résolutions, mais à certaines seulement. Surtout, tout mécanisme de
contrainte visant à sanctionner la, ou les parties qui ne respecteraient pas
leurs engagements, a été écarté. Je vous rappelle quand même que huit accords
intérimaires ont été signés depuis 1994, et qu'aucun n'a été appliqué dans sa
totalité. La colonisation de terres palestiniennes militairement occupées s'est
poursuivie - Barak a créé plus de nouvelles colonies que Nétanyahou lui-même -
et elle se poursuit encore, sans que la communauté internationale bouge.
- Alors, c'est la fin d'Arafat ?
- D'abord, il n'a pas manifesté de volonté de repartir en exil. Les
événements présents semblent plutôt lui redonner de l'énergie. Il se croit
revenu à Beyrouth il y a vingt ans. Ensuite, s'il voulait partir, je ne vois
aucun pays de la région prêt à l'accueillir au risque de paraître acquiescer à
la politique israélienne. Enfin, je ne crois pas que les Israéliens puissent
ouvertement l'assassiner.
S'ils le faisaient, ils devraient s'arranger pour
ne pas apparaître comme responsables. Non, je pense simplement que l'Autorité
palestinienne va continuer de se déliter sous les coups de boutoir d'Israël et
des Américains...
- Mais enfin la crédibilité de l'homme est bien entamée auprès de
son propre peuple, non ?
- Attention. Une majorité de Palestiniens pensent sans doute que "le Vieux"
s'est trompé, qu'il s'est fait mener en bateau depuis dix ans par les Israéliens
et qu'il est grand temps de changer de tactique. Mais Arafat reste le "héros" de
la lutte nationale, le "père de la nation" en quelque sorte, l'incarnation même
de la Palestine. Quoi qu'il fasse, il bénéficiera toujours de cet énorme capital
symbolique. Même les islamistes du Hamas ou du Djihad, qui contestent sa
politique, respectent le symbole Arafat. Vous remarquerez que, si les forces de
sécurité palestiniennes ont déjà tué des islamistes, l'inverse n'a jamais eu
lieu.
- La campagne d'attentats-suicides qu'ils ont lancée en Israël
visait quand même à le déstabiliser ?
- Non. C'est un fait que cette campagne l'affaiblit, mais ce n'est qu'une
conséquence, ce n'est pas leur objectif. Le Hamas n'aime pas le processus
d'Oslo, lequel, pour lui, n'a aucune chance d'amener la justice. Mais il ne
tient pas particulièrement à le couler. Pour les islamistes, ce qui est
fondamental, c'est de rester l'incarnation d'une exigence morale et religieuse
dans la société palestinienne. Pour y parvenir, il faut évidemment faire
pression sur le politique, mais prendre le pouvoir ne les intéresse pas.
Gouverner, c'est assumer trop de choses, rencontrer "l'ennemi" dans des
conférences internationales. Le Hamas n'y tient pas. C'est avant tout un
mouvement "réformiste", associatif...
- Qui lance tout de même régulièrement de meurtrières campagnes
d'attentats-suicides...
- Certes. Mais remarquons tout de même que, chaque fois, il s'agit de
répondre à ce qui est perçu comme une agression israélienne directe, un meurtre
de masse, ou l'élimination physique d'un de leurs dirigeants. Leur première
campagne d'attentats-suicides, c'était pour répondre à l'assassinat de
vingt-neuf Palestiniens en prière à Hébron, en 1994, par un colon fanatique. La
vengeance, au sens quasi biblique du terme, prend alors le pas sur les priorités
"sociopolitiques" du mouvement. Les Israéliens le savent parfaitement...
- Que voulez vous dire ?
- Regardez ce qui s'est passé. En 1996, quelques semaines avant la première
élection palestinienne "autonome", assassinat de Yehya Ayache, dit
"l'Ingénieur", un artificier qui a organisé les attentats précédents. Réponse du
Hamas : campagne, annoncée et exécutée, d'attentats-suicides. Il y a d'autres
exemples. Le 11 septembre dernier, le mouvement, sur l'injonction d'Arafat qui a
compris la gravité de la situation internationale, s'engage à cesser tout
attentat. Les "frères" tiennent parole et puis, boum, deux jours avant l'arrivée
en "terre sainte" du nouvel émissaire américain - qui vient essayer de renouer
les fils d'une négociation dont Sharon ne veut pas -, nouvel assassinat "ciblé".
La mort d'Abou Hanoud, un chef "militaire" de Cisjordanie - et non "le" chef
comme les Israéliens ne l'ignorent pas -, va automatiquement déclencher une
nouvelle campagne de vengeance. Comme chaque fois, les attentats-suicides sont
annoncés. Comme chaque fois, les Israéliens, en assassinant un leader, savaient
parfaitement ce qui allait suivre...
- Que se passera-t-il lorsque Arafat ne sera plus là
?
- Vous savez bien que depuis la mort d'Abou Jihad, assassiné en 1988 par
Israël, il n'y a plus d'héritier évident. Arafat est le seul personnage
charismatique, le seul qui sache parfaitement jouer des "localismes"
palestiniens pour créer des consensus. Il y a seulement dix-huit mois, le
processus de succession aurait été chaotique, difficile mais il se serait
probablement déroulé sans violence. Aujourd'hui c'est totalement différent.
Aucun postulant crédible à la succession du "Vieux" ne peut s'imposer sans
l'appui des chefs "militaires" de l'Autorité. Les Mohammed Dahlan, Jibril
Rajoub, Amine al Hindi et autres Moussa Arafat qui dirigent l'un ou l'autre des
quinze "services de sécurité" créés par le raïs, peuvent-ils se retrouver autour
du même homme (Abou Mazen pour l'OLP, Hani el Hassan pour le Fatah ?) Je crains
que non. C'est là que réside la plus sérieuse menace d'une guerre civile entre
Palestiniens..."
9.4. 1936-1947 - La nation arabe par
Jean-Pierre Langellier
LA PREMIÈRE révolte massive contre la présence
sioniste en Palestine éclate en avril 1936. Depuis quelque temps déjà, "le
couteau est dans l'air". Au matin du 19 avril, dans les rues de Jaffa, la foule
arabe, ajoutant foi à de folles rumeurs, attaque des passants juifs. Bilan : 9
morts, 55 blessés. Même scénario le lendemain dans les faubourgs de Tel-Aviv :
10 Juifs sont tués, 40 blessés. Deux jours plus tard, les chefs des partis
arabes décrètent le boycottage de la communauté juive. Un Conseil national
appelle à une grève générale illimitée. Elle a trois objectifs : l'arrêt de
l'immigration juive, l'interdiction de l'achat de terres par les Juifs, la
création d'un gouvernement national arabe sur l'ensemble du territoire. Le 25
avril, le mufti de Jérusalem, Hadj Amin El Husseini, met en place un Haut Comité
arabe.
L'irrésistible montée des périls en Palestine s'est nourrie des
contradictions et des lâchetés de la politique de la Grande-Bretagne, puissance
mandataire depuis 1922. Londres a en effet promis trois fois la Palestine
pendant la première guerre mondiale : deux fois aux Arabes, et une fois aux
Juifs avec la célèbre "déclaration Balfour" du 2 novembre 1917, "envisageant
favorablement (...) l'établissement en Palestine d'un foyer national pour le
peuple juif". Puis le vent a tourné. Les intérêts britanniques ont penché de
plus en plus du côté des Arabes. Pendant un quart de siècle, la Grande-Bretagne
s'est employée à vider de son contenu la promesse de 1917 en recommandant un
contrôle strict de l'immigration juive et des achats fonciers. Mais, depuis
1932, les achats de terres par des Juifs se sont accélérés. Les Arabes de
Palestine sentent le pays leur échapper.
UN MANDAT "IRRÉALISABLE"
Mai 1936
: un mois après le début de la grève, des bandes armées encouragées et
renforcées par des Arabes de Syrie - un territoire sous mandat français -
livrent de véritables batailles rangées aux soldats britanniques. Au fil des
mois, pourtant, la grève s'essouffle. En septembre, le Haut Comité arabe met fin
au mouvement, le temps de permettre à une commission d'enquête présidée par Lord
Peel de faire son travail. En juillet 1937, ses conclusions font sensation :
pour la première fois, un rapport officiel juge le mandat "irréalisable",
reconnaît le caractère insoluble du conflit judéo-arabe et préconise la seule
issue logique : la partition.
L'insurrection reprend, plus violente que
jamais. Le gouvernement dissout le Haut Comité arabe ; le mufti de Jérusalem
s'enfuit au Liban ; les insurgés multiplient les sabotages et les attaques
contre la population juive.
Les méthodes expéditives des révoltés, les
rivalités de clans et les clivages idéologiques au sein des élites, le
durcissement des Britanniques, qui se décident, en octobre 1938, à mater
l'insurrection manu militari, expliquent l'échec du mouvement. En août 1939, la
révolte a vécu, après avoir fait près de 7 000 morts. Entre-temps, en mai 1939,
le dernier Livre blanc, œuvre d'un cabinet conservateur, a renié la déclaration
Balfour. Il prévoit de créer avant dix ans un Etat palestinien unique et limite
l'immigration juive à 75 000 arrivants en cinq ans, après quoi celle-ci sera
soumise au consentement arabe.
Mais la défaite du nazisme et la découverte de
l'Holocauste renforcent la légitimité du dessein sioniste. A l'immobilisme
britannique en Palestine répondent la guérilla, les sabotages et le terrorisme
juifs, œuvres de l'Irgoun - une milice paramilitaire sioniste de droite créée en
1937 - et des héritiers du groupe extrémiste Stern. En mars 1945, au Caire, cinq
pays - l'Egypte, la Syrie, le Liban, l'Irak et la Transjordanie - créent la
Ligue arabe.
Lors d'une réunion secrète à Paris, en août 1946, la direction
de l'Agence juive se rallie à la solution du partage avec pour objectif le
soutien de l'Amérique, en qui elle place désormais ses espoirs. Très vite, le
président Harry Truman donne son accord à une partition, mettant ainsi fin à
plusieurs années d'atermoiements.
Le sort de la Palestine est tout autant
entre les mains de Moscou. Le 14 mai 1947, le délégué soviétique à l'ONU, Andreï
Gromyko, fait sensation en proposant un Etat binational en Palestine ou, à
défaut, son partage en deux Etats. Pour l'URSS, il importe avant tout de chasser
les Britanniques de Palestine. A ses yeux, la révolte juive est un mouvement de
libération anti-impérialiste, ennemi de surcroît des régimes féodaux arabes,
laquais du colonialisme britannique. Staline espère-t-il l'avènement d'un Etat
juif neutre, voire socialiste ? Toujours est-il que la convergence éphémère des
analyses américaine et soviétique offre à l'Agence juive une chance inespérée
qu'elle s'empresse de saisir.
Le 13 mai 1947, l'ONU désigne une commission
d'enquête spéciale (Unscop), qui débarque un mois plus tard en Palestine, où
elle commence ses auditions. L'Agence juive défend sa cause, force documents à
l'appui. Le Haut Comité arabe boycotte la commission. Erreur fatale. Son
intransigeance hautaine se nourrit de la certitude d'être dans son droit :
pourquoi renoncerait-il à une partie de la Palestine ? Mais elle contraste avec
la souplesse tactique des sionistes. Trois mois plus tard, l'Unscop rend son
verdict : elle recommande, à la majorité, le partage de la Palestine. L'Etat
arabe comprendrait la Galilée occidentale, les collines du centre à l'exception
de Jérusalem et de Bethléem, sous contrôle international, et la plaine côtière
du sud, d'Ashdod à l'Egypte. Les Juifs recevraient le reste. Cet Etat juif
minuscule et biscornu, découpé en trois tronçons, est-il viable ? Peu importe.
Pragmatiques, les sionistes l'acceptent avec enthousiasme. Pour eux, une chose
prime : la reconnaissance de leur souveraineté et d'une immigration juive sans
entraves.
"À LA VIE, À LA MORT"
Le débat s'ouvre en séance plénière le 21
octobre 1947 sous la coupole de l'ancienne patinoire de Flushing Meadows, où la
jeune ONU a élu domicile. Face aux Juifs, prêts à d'ultimes concessions, les
Arabes sont solidaires dans leur refus de ce qu'ils tiennent pour une décision
illégitime. Mais rien n'est joué. La bataille diplomatique dure six semaines :
elle est fertile en manœuvres, chantages, menaces et autres coups de
bluff.
Le samedi 29 novembre, trente ans mois pour mois après la déclaration
Balfour, c'est l'heure de vérité. Il fait froid à New York, en cette fin
d'après-midi. Dans la nuit, beaucoup plus douce mais tout aussi fébrile, de
Tel-Aviv, plusieurs dizaines de milliers de personnes vivent l'événement en
direct. Les haut-parleurs égrènent les résultats du scrutin. La foule chavire
entre enthousiasme et colère. Vient le décompte final : 33 "oui", 13 "non", 10
abstentions. Le seuil fatidique des deux tiers des suffrages exprimés est
franchi, le partage adopté. Chez les Juifs de Palestine, le soulagement est
immense, la joie contagieuse. Ils vont danser toute la nuit. Chez les Arabes,
c'est la consternation et la colère. Ils entament, deux jours plus tard, une
grève générale.
Cette nuit-là, on réveille David Ben Gourion, qui dort dans
un hôtel au bord de la mer Morte. Il est le seul à ne pas sourire. Visionnaire,
il note dans son Journal : "Nous sommes à la veille d'une guerre à la vie à la
mort avec les peuples arabes. Et nous allons y perdre la fleur de notre jeunesse
!" Le jour même tombent les sept premières victimes juives : des passagers
d'autobus tués par des commandos arabes.
9.5. 1948-1967 - D'une "catastrophe" à
l'autre par Sylvain Cypel
LA PREMIÈRE guerre israélo-arabe
débute le 15 mai 1948 par l'offensive des pays voisins contre le nouvel Etat
juif, proclamé la veille à Tel-Aviv. Elle s'achèvera, pour les palestiniens, par
la Nakba - la "catastrophe" de l'exode. Mais les affrontements armés sont
quotidiens depuis l'annonce du plan de partage. Chaque camp marque son
territoire. La communauté juive et le roi Abdallah de Transjordanie ont même
négocié en secret une partition qui interdirait l'émergence d'un Etat
palestinien. Militairement, les Palestiniens offrent peu de résistance aux
milices armées juives. Safed, Tibériade, Jaffa, les quartiers arabes de Haïfa
tombent avant même la proclamation de l'Etat et se vident largement de leur
population.
Depuis des mois, David Ben Gourion et les groupes armés juifs
envisagent d'élargir les frontières nées de la partition et, surtout, de
modifier sur le terrain le rapport démographique entre Juifs et Arabes. Perpétré
par les milices de l'Etzel, de Menahem Begin, et du Lehi, le massacre de Deir
Yassine (entre 120 et 250 civils assassinés, le reste de la population étant
expulsé du village) symbolise cette volonté de terroriser les Palestiniens pour
qu'ils fuient. Commis le 9 avril, il se situe dans le cadre d'un plan
militaro-politique, dit "plan D", présenté par David Ben Gourion à son
état-major fin mars, qui induit implicitement l'expulsion massive des
Palestiniens.
Au lendemain du drame, David Ben Gourion, évoquant une
"bavure", envoie un message d'excuses au roi Abdallah. Menahem Begin, lui,
écrira plus tard : "Les Arabes à travers le pays furent pris d'une panique
illimitée et commencèrent à fuir leurs villages." Cette "légende de terreur",
ajoutera-t-il, "valait bien une demi-douzaine de bataillons des forces
d'Israël". En un an, 650 000 Palestiniens fuient l'avancée des forces juives ou
sont expulsés par vagues successives. Le point culminant est atteint en juillet
1948 : 100 000 d'entre eux sont poussés au départ en dix jours. L'Agence de
secours et de travail des Nations unies pour les réfugiés de Palestine, l'UNRWA,
fournit, en décembre 1949, le chiffre officiel de 726 000 réfugiés.
UN
"PEUPLE SANS TERRE"
Environ 50 000 Palestiniens sont expulsés après les
accords d'armistice, au motif de "sécuriser" les frontières.
De juin à
octobre 1950, la population de Majdal (aujourd'hui la ville balnéaire
d'Ashkelon) est entièrement transportée vers Gaza. Dans toutes les villes, les
dizaines de milliers de maisons abandonnées servent à loger les immigrants
juifs. Quant aux quelque 450 villages palestiniens situés à l'intérieur des
frontières du nouvel Etat, les trois quarts sont rasés, et leurs terres
distribuées. Après la guerre, le premier président de l'Etat juif, Haïm Weizman,
dira en privé que le "vrai miracle" de 1948 n'a pas été la victoire, mais le
"nettoyage " du pays de ses Arabes. Bénéficiant d'un rapport de forces favorable
et du soutien politico-militaire de la communauté internationale, Israël sort
largement gagnant de la guerre. Les frontières d'armistice, établies en 1949,
lui laissent un territoire agrandi de moitié. Il ne reste sur son sol que 160
000 Palestiniens, ces "Arabes israéliens" placés sous un régime de gouvernement
militaire et auxquels s'imposent les "lois d'urgence" britanniques que les
Israéliens ont intégrées à leur arsenal juridique.
Par une funeste ironie de
l'histoire, le sionisme engendre un "peuple sans terre", entassé dans des
villages de tentes miséreux, à Gaza, en Cisjordanie, en Jordanie, autour de
Damas, de Beyrouth et au Liban sud ; mais aussi un peuple scindé en deux, entre
ceux qui ont quitté leurs foyers et ceux qui y sont restés.
Après la Nakba,
le temps semble s'arrêter pour les Palestiniens. Politiquement, ils n'existent
plus. Divisé, leur mouvement national est exsangue. Seule perdure la "question",
strictement humanitaire, des réfugiés.
Pour eux, l'ONU crée en 1949, avec
l'UNRWA, le premier commissariat aux réfugiés. Israël ne se reconnaît aucune
responsabilité dans leur situation. "Si les Palestiniens restent à l'état de
réfugiés, la seule faute en incombe aux Etats arabes" qui refusent de les
installer chez eux, explique-t-on à Jérusalem.
Le "trou noir" des
Palestiniens va durer quinze ans. Le calme règne aux frontières. Instruits par
le passé, de nombreux jeunes intellectuels se méfient des régimes arabes, pour
lesquels le sort malheureux de la Palestine sert souvent de dérivatif aux
problèmes internes. Parmi eux, trois hommes ont acquis la certitude que leur
peuple doit désormais être l'acteur de son propre destin. Yasser Arafat (Abou
Ammar), Khalil Al Wazir (Abou Jihad) et Salah Khalaf (Abou Iyad) se sont
rencontrés au Caire, au sein de l'Union des étudiants palestiniens. Ensemble,
ils fondent en 1959, au Koweït, le Fatah, qui se donne pour but l'autonomie du
mouvement national et la reconquête de la Palestine par la lutte armée.
NOUVEL EXIL
Il leur faut d'abord forger une organisation, convaincre les
intellectuels dispersés dans le monde arabe et les jeunes des camps de réfugiés
de rejoindre le Fatah. Les candidats ne manquent pas, au sein d'une jeunesse
désœuvrée et désespérée. Mais les premières "incursions" de combattants
(fedayins) du Fatah en territoire israélien n'interviennent pas avant janvier
1965. Et jusqu'en juin 1967, on en dénombre à peine une dizaine.
Survient la
guerre de six jours, qui va redistribuer toutes les cartes. Israël s'empare du
Sinaï, puis du plateau syrien du Golan. Il conquiert surtout Gaza et la
Cisjordanie, dont la partie arabe de Jérusalem, qu'il proclame aussitôt "ville
réunifiée". Pour les Palestiniens, cette guerre constitue une nouvelle nakba,
physiquement moins grave, mais tout aussi déstabilisante. Politiquement absents
de la guerre de 1948, ils se sont fait entendre, avant ce nouveau conflit, à
travers les vociférations d'Ahmed Choukeïri, leader inféodé à l'Egypte de
l'Organisation de libération de la Palestine (OLP). Ses diatribes antisémites
ont contribué à répandre l'idée d'un Israël menacé de disparition. N'ayant nulle
part où fuir, la population de Gaza reste sur place. Mais, en Cisjordanie, 200
000 personnes prennent le chemin d'un nouvel exil. Au total, un million de
Palestiniens se retrouvent sous la domination directe des Israéliens.
Yasser
Arafat, lui, a compris que la défaite arabe est lourde de nouveaux
affrontements. Dès le 12 juin, il convoque un congrès du Fatah, à Damas, qui
décide de porter la lutte armée en priorité dans les territoires nouvellement
occupés. Le 31 juillet 1967, suivi d'un petit commando, il traverse le Jourdain
et entreprend un premier séjour clandestin en Cisjordanie occupée pour y créer
des cellules de son mouvement.
9.6. 1968-1983 - Le temps des fedayins par
Mouna Naïm
LES FEDAYINS entrent en scène. A partir de 1967 et pendant
quinze ans, ils vont défendre leur cause par le combat. Le déclin puis la mort
du nassérisme aidant, ils deviennent des héros pour une grande partie de
l'opinion arabe. Tantôt sollicités et tantôt réprimés par les gouvernements
arabes, qui n'hésitent pas à instrumentaliser certains d'entre eux à leurs fins
propres, tenus pour terroristes en Israël et en Occident, ils sont au cœur de la
tourmente du Proche-Orient.
En 1967, Israël occupe la totalité de l'ancienne
Palestine mandataire. Pour le Fatah, il n'y a pas une minute à perdre. Mais il
doit rapidement déchanter. La population, sonnée par l'occupation, n'a pas le
cœur à la révolte ; l'efficacité et la célérité de la mainmise israélienne sont
dissuasives.
Du côté arabe, les perspectives sont moins sombres : les trois
"non" du sommet réuni en août à Khartoum - "pas de paix, pas de reconnaissance
d'Israël, pas de négociations avec lui" - sont un encouragement indirect à la
résistance, résistance à laquelle le président égyptien, Gamal Abdel Nasser,
apporte sa caution en reconnaissant le "droit de résister" à l'occupant. Le
rejet, par le Fatah, de la résolution 242 du Conseil de sécurité - impliquant la
reconnaissance d'Israël -, qu'il a pourtant lui-même acceptée, n'indispose guère
le raïs. Depuis quelque temps, il a senti le vent tourner. Il a compris que
l'OLP d'Ahmed Choukeiri doit céder la place à une nouvelle génération plus
combative. Ahmed Choukeiri lui-même en prend acte en décembre et présente sa
démission.
Faute de pouvoir déstabiliser l'occupant de l'intérieur, le Fatah
et d'autres organisations de résistance - principalement le Front populaire pour
la libération de la Palestine (FPLP), de Georges Habache, et la Saïka, créée par
le Baas syrien - se replient à nouveau sur la guérilla transfrontalière. En
Jordanie, où des centaines de milliers de nouveaux réfugiés ont grossi les rangs
de ceux qui y avaient trouvé asile en 1948, les fedayins ouvrent des dizaines de
bases et de camps d'entraînement. Petit à petit, un embryon d'Etat dans l'Etat
voit le jour. Jordaniens et Palestiniens vont alors faire preuve d'une
fraternité d'armes exemplaire lors de la bataille de Karameh.
Karameh est une
petite ville créée ex nihilo par les réfugiés palestiniens partis ou chassés de
leurs foyers en 1948. Le Fatah en a fait une base avancée pour ses opérations,
qui attire comme un aimant les bombardements de l'artillerie israélienne. Résolu
à en découdre une fois pour toutes, Israël lance à l'assaut de la ville, à
l'aube du 21 mars 1968, des blindés et des troupes aéroportées, couverts par
l'artillerie. Une fois le Jourdain franchi, les chars israéliens sont la cible
de l'artillerie jordanienne, tandis que les parachutistes essuient les tirs des
fedayins qui défendent la ville. Ralentis dans leur progression, les soldats
israéliens n'en avancent pas moins, détruisant tout sur leur passage. La
résistance des Palestiniens est héroïque.
Avec l'armée jordanienne, ils
harcèlent les forces ennemies jusqu'à leur repli total au-delà du Jourdain, à la
tombée de la nuit. Le bilan des pertes en vies humaines et en matériels dans les
deux camps est lourd. Mais pour les Palestiniens et les Jordaniens, ce qui
compte, c'est la valeur symbolique de la bataille, qui permet aux Arabes, par
Palestiniens et Jordaniens interposés, de relever la tête.
Yasser Arafat
sort pour la première fois de l'ombre, en avril 1968, lorsqu'il en devient le
porte-parole officiel. En juillet, Nasser l'invite à se joindre à lui lors d'une
visite à Moscou.
OLP : LA GUÉRILLA AU POUVOIR
La composition du nouveau
Conseil national palestinien (CNP), désigné en juin, et les décisions qu'il
adopte un mois plus tard reflètent cette nouvelle donne : les organisations de
fedayins sont largement représentées et la nouvelle Charte palestinienne durcit
le ton, faisant de "la lutte armée (...) la seule voie" pour libérer la
Palestine. En conséquence, "l'action des commandos constitue le noyau de la
guerre populaire de libération". A l'adresse des pays arabes, la Charte dispose
que le peuple palestinien rejette toute ingérence ou tutelle. Il faut toutefois
attendre février 1969 pour que, lors d'une nouvelle réunion du CNP, les
mouvements de guérilla prennent véritablement le pouvoir.
L'OLP est morte,
vive l'OLP ! Yasser Arafat est élu président du comité exécutif et chef du
département militaire. Entre-temps, deux nouvelles organisations ont vu le jour
: le Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP) et le FPLP-
Commandement général (FPLP-CG), nés de scissions au sein du FPLP. L'Irak
baasiste crée, en avril, une organisation à sa dévotion : le Front de libération
arabe (FLA).
D'autres encore se créent. Ce foisonnement amène l'OLP à se
doter de nouvelles structures : un commandement de la lutte armée palestinienne
(avril 1969), qui coordonne toutes les activités militaires, un comité central
(juin 1970), un conseil central (janvier 1973), organe intermédiaire entre le
CNP et le comité exécutif. Les Etats arabes commencent à s'inquiéter de cette
prolifération de formations dont le contrôle leur échappe. L'Irak et la Syrie
imposent des règles très strictes aux combattants palestiniens, tirant ainsi les
leçons du prix payé par le Liban et la Jordanie à la présence et surtout à
l'activité des fedayins sur leur territoire. Au pays du Cèdre, l'affaire la plus
grave a lieu en décembre 1968, lorsque, en "punition" à la présence du FPLP sur
le territoire libanais, un commando héliporté israélien détruit treize appareils
de la flotte aérienne civile libanaise stationnés sur l'aéroport de Beyrouth. Ce
raid provoque une crise de près d'un an au Liban, dont la classe politique est
divisée sur l'attitude à adopter envers les fedayins. Ceux-ci ont fait de
l'Arkoub, dans le sud du pays, l'un de leurs théâtres d'action. Ils bénéficient
de nombreuses sympathies dans les camps de réfugiés palestiniens, au sein de la
population et des formations politiques libanaises. A la mi-mai, une attaque
israélienne contre le Sud ne fait qu'aggraver les choses. Grâce à la médiation
de l'Egypte, Beyrouth et les Palestiniens concluent, le 3 novembre, l'accord
ultra-secret dit "du Caire", qui - selon ce que l'on en sait - entérine la
présence des fedayins dans l'Arkoub. C'est une victoire pour les
Palestiniens.
En Jordanie, les choses prennent une tournure plus grave. Les
organisations palestiniennes s'y arrogent tous les droits. Les accrochages avec
l'armée jordanienne se multiplient dès l'automne 1968. Israël riposte
systématiquement par des raids aux opérations menées à partir du Jourdain. Tenu
dans la plus grande suspicion par les Palestiniens, notamment à cause de ses
contacts secrets avec Israël, le roi Hussein perd patience. La méfiance
réciproque va crescendo, ponctuée par des ententes verbales jamais respectées.
En juin 1970, des commandos du FPLP prennent en otage les clients des deux plus
grands hôtels d'Amman. La crise est désamorcée, mais la tension demeure vive. Et
lorsque, fin juillet, la Jordanie - comme l'Egypte - donne son accord au plan de
paix du secrétaire d'Etat américain William Rogers, les Palestiniens voient
rouge.
LA NAISSANCE DE SEPTEMBRE NOIR
A Amman, à la fin d'août, le CNP
rejette le plan Rogers. La tension monte à nouveau après le détournement, le 6
septembre, par le FPLP de deux avions de ligne américain et suisse, sur un
"aéroport de la révolution", près de Zarka, à une vingtaine de kilomètres au
nord-est d'Amman. Le 9 septembre, ils y sont rejoints par un troisième appareil,
britannique celui-là, lui aussi détourné pour obtenir la libération de sept
fedayins détenus par la Suisse, l'Allemagne de l'Ouest et la Grande-Bretagne.
Les trois avions sont dynamités après la libération de leurs passagers.
C'est
plus que n'en peut tolérer le roi Hussein, qui forme, le 16 septembre, un
gouvernement militaire et donne à l'armée l'ordre de "faire le ménage". Les
combats entre Jordaniens et Palestiniens sont sans pitié. Le 27 septembre, un
cessez-le-feu est enfin conclu au Caire sous les auspices de Nasser. Les pertes
palestiniennes sont énormes. Selon le Croissant-Rouge palestinien, cette guerre
civile a fait 3 440 morts et 10 840 blessés parmi la population civile, rien que
pendant les combats les plus durs, du 17 septembre au 6 octobre 1970. Il
faudrait y ajouter les pertes dans les rangs des fedayins et de l'armée
jordanienne. Pourtant, les Palestiniens n'ont pas été écrasés. De nouveaux
accrochages ont lieu au printemps 1971 et se soldent par l'expulsion des
fedayins du royaume. Le dernier noyau qui résiste encore dans les forêts de
Jerash et d'Ajloun est vaincu à la mi-juillet. Le 28 novembre, Wasfi Tall,
premier ministre depuis quelques mois, est assassiné au Caire. C'est la première
victime d'une organisation jusque-là inconnue : Septembre noir.
Commence
alors un cycle d'attentats anti-israéliens, "anti-impérialistes" et de prises
d'otages qui ne connaissent pas de frontières et dont l'objectif, quoi qu'on en
pense par ailleurs, est de rappeler au monde que rien ne se fera au
Proche-Orient sans l'accord des Palestiniens. Le plus spectaculaire de ces actes
de violence est celui qui, en septembre 1972, décime l'équipe israélienne aux
Jeux olympiques de Munich. Onze athlètes israéliens sont tués. Israël riposte en
bombardant les camps de réfugiés et les bases palestiniennes au Liban et jure de
punir les responsables de l'opération de Munich. Deux membres du comité exécutif
de l'OLP et un autre du comité central, Abou Youssef, Kamal Nasser et Kamal
Adouane, sont assassinés dans la nuit du 9 au 10 avril 1973 à leurs domiciles à
Beyrouth par un commando israélien.
Les Palestiniens des territoires se
rappellent à la mémoire de l'OLP par leur refus de collaborer avec Israël. Le
CNP réuni au Caire en janvier 1973 crée un Front national unifié dans ces
territoires. Il en récolte les fruits près de deux ans plus tard, lorsque la
population se soulève, comme en écho au discours de Yasser Arafat devant
l'Assemblée générale des Nations unies, le 23 novembre 1974, qui se dit "porteur
d'un rameau d'olivier et d'un fusil de révolutionnaire" et du "rêve" d'un "Etat
démocratique où chrétiens, juifs et musulmans vivraient en toute égalité". C'est
le début d'une contestation quasi permanente de l'occupation.
L'ADIEU À
BEYROUTH
Les sommets arabes d'Alger (novembre 1973) puis de Rabat (octobre
1974) reconnaissent l'OLP comme l'unique représentant légitime du peuple
palestinien. L'OLP obtient, dans la foulée, un statut d'observateur à l'ONU.
Au terme d'un débat long et agité, l'OLP conclut que la libération de toute
la Palestine ne pourra se faire que par étapes. Réuni en juin 1974 au Caire, le
CNP adopte un programme prévoyant d'"édifier l'autorité nationale indépendante
et combattante sur toute partie du territoire palestinien qui sera libérée". La
Charte de l'OLP n'est pas pour autant abrogée. En mars 1977, impliquée dans une
guerre destructrice au Liban, l'organisation palestinienne comprend qu'elle ne
peut plus rien attendre des Etats arabes. Le CNP demande que l'OLP soit associée
aux efforts de paix et réclame un "Etat national indépendant".
L'année 1975
commence mal pour les Palestiniens au Liban. En janvier, l'artillerie
israélienne bombarde des localités du Sud. Le 13 avril, une double fusillade
prend pour cibles, en l'espace de quelques heures, un véhicule transportant des
membres du parti des Phalanges - hostile à la présence palestinienne - et un
autocar transportant des Palestiniens. Elle met le feu aux poudres d'une guerre
qui va durer quinze ans. Ses causes sont aussi diverses que complexes :
antagonismes libano-libanais quant à la présence palestinienne et, plus
généralement, à l'appartenance du Liban au monde arabe ; problèmes et haines
intercommunautaires et interclaniques ; inégalités sociales, prennent tous deux
les Palestiniens pour principale cible.
La Syrie intervient massivement au
Liban en juin 1976 aux côtés des forces conservatrices (chrétiennes)
antipalestiniennes et ne soutiendra jamais les Palestiniens et leurs alliés
libanais, dits "palestino-progressistes". Israël, qui a armé et entraîné les
milices des partis chrétiens conservateurs, envahit le Liban pour briser les
Palestiniens. Le 6 juin 1982, son armée progresse jusqu'à Beyrouth et impose un
blocus à l'ouest de la ville. C'est là que se trouvent les quartiers généraux de
l'OLP, dont l'Etat juif exige le désarmement et l'expulsion, ainsi que le départ
des troupes syriennes et la conclusion d'un traité de paix avec le
Liban.
Sous la pression d'Israël et cédant aux demandes pressantes des
autorités libanaises, harcelées par l'envoyé spécial américain Philip Habib,
l'OLP est contrainte de quitter Beyrouth. Le départ des combattants s'échelonne
entre le 21 août et le 3 septembre, vers des destinations aussi diverses que
l'Algérie, le Yémen, le Soudan, l'Irak ou la Tunisie. Une partie d'entre eux,
inféodés à la Syrie ou subissant sa très forte "influence", sont évacués vers
Damas. Parmi ces derniers, des membres du Fatah qui contestent l'autorité de
Yasser Arafat et l'accusent de brader la Palestine. A Beyrouth ouest, la
population civile palestinienne est à son tour victime de la guerre. Les 16 et
17 septembre 1982, des tueurs d'une milice extrémiste chrétienne libanaise
commettent un massacre dans les camps de réfugiés de Sabra et de Chatila. Les
forces israéliennes, stationnées à proximité, laissent la tuerie se perpétrer
pendant trente-six heures. Selon la Protection civile libanaise, 1 500
Palestiniens et Libanais sont massacrés. Un rapport de la Croix-Rouge libanaise
fait état de 328 cadavres "dénombrés". Le bilan définitif de ce drame ne sera
jamais établi avec précision. A l'été 1983, des combats opposent les loyalistes
aux anti-arafatistes pro-syriens dans la plaine de la Bekaa et à Tripoli,
capitale du Liban nord, où l'artillerie syrienne leur apporte son appui. Le 20
décembre, Yasser Arafat et 4 000 combattants palestiniens embarquent à bord de
bateaux grecs escortés par des navires français.
9.7. 1984-1993 - Les fruits de l'Intifada par
Alain Frachon
L'AVENTURE libanaise derrière lui, Israël somnole. Après
tout, où sont les dangers, en ce milieu des années 1980 ? La paix avec l'Egypte
a résisté à l'invasion par l'Etat juif d'un autre pays arabe (le Liban). La
relation avec la Syrie est conflictuelle, mais contrôlée. La situation le long
de la frontière jordanienne est calme : les contacts - secrets - sont nombreux
avec Hussein de Jordanie. L'alliance stratégique avec les Etats-Unis n'a jamais
été aussi solide.
Les Palestiniens ? Ils ont été défaits au Liban. Les
quelque 12 000 à 15 000 fedayins du mouvement national palestinien sont
dispersés ; ils n'ont plus aucune base le long d'Israël. L'OLP a préservé
l'identité palestinienne dans la diaspora, énorme accomplissement. Mais elle n'a
plus de capacité militaire. Et avant tout soucieuse de conserver son unité, elle
n'a pris aucun risque diplomatique : elle ne reconnaît même pas les résolutions
242 et 338 de l'ONU. Celles-ci posent le principe de la paix en échange des
territoires, mais affirment que chaque Etat de la région - y compris Israël,
donc - a le droit de vivre dans des frontières sûres et reconnues.
Israël est
libre de poursuivre le grand dessein de la droite sioniste, que la gauche
travailliste tolère sans vraiment s'y opposer : la colonisation des territoires
occupés. A Jérusalem-Est, en Cisjordanie, dans la bande de Gaza - ces
territoires conquis durant la guerre de juin 1967 -, les implantations vont bon
train. Israël absorbe les territoires, s'y installe comme pour ne jamais en
partir. Israël se berce de l'illusion d'une occupation "douce". L'Etat juif
"contrôle" près de 2 millions de Palestiniens avec quelques centaines de
gardes-frontières - des unités druzes, souvent - et de militaires. La gestion
des territoires est le fait d'une administration centrale de 300 Israéliens et
de quelque 15 000 fonctionnaires palestiniens (policiers compris). L'occupation
ne coûte pas grand-chose, ni en "image" ni en moyens militaires ou financiers.
L'occupant a banni, fait emprisonner ou tient sous un étroit contrôle policier
tous les Palestiniens d'envergure de Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem qui se
réclament ouvertement du mouvement national (en clair, de l'OLP) : ils ne sont
pas des interlocuteurs. Pour anéantir l'OLP, les services israéliens favorisent
même l'émergence d'un mouvement islamiste à Gaza...
UN ACCIDENT ET UNE
RUMEUR
A l'exception de quelques Cassandres isolées, les Israéliens ne voient
pas venir l'orage. Personne ne réalise que la majorité des Palestiniens de Gaza
et de Cisjordanie ont moins de dix-huit ans. Ils ont vu leurs parents humiliés
par l'occupant ; ils n'ont aucune confiance dans les vieux notables locaux
projordaniens ; ils n'entretiennent pas la moindre illusion sur les régimes
arabes. Et leur avenir - économique, social et politique - est hermétiquement
bouché : c'est la vie au rythme des épuisantes demandes de papiers (pour le
moindre déplacement), des insultes et des fouilles à chaque check point, à
chaque barrage de l'armée.
L'accumulation de colère, d'amertume, de
frustrations, de désespoir va provoquer l'explosion.
Elle a lieu à Gaza, le
plus misérable des territoires, dans le plus sinistre des camps de réfugiés,
Jabaliya, bidonville où s'entassent plus de 60 000 malheureux. Il suffit d'un
accident de la route et d'une rumeur. Le 8 décembre 1987, le chauffeur d'un
camion israélien percute, à l'entrée du territoire, une voiture chargée de
travailleurs palestiniens : l'accident fait quatre morts chez ces derniers (des
hommes de Jabaliya). La rumeur : ce n'est pas un accident, mais une agression
délibérée perpétrée par le chauffeur pour venger la mort d'un parent assassiné
deux jours plus tôt sur le marché central de Gaza. La rumeur est fausse. Mais le
levain prend : toute la journée du 9, les jeunes de Jabaliya affrontent l'armée
à coups de pierres et de cocktails Molotov. Le lendemain, toute la population du
camp descend dans la rue. Très vite, l'émeute gagne l'ensemble du territoire de
Gaza.
Plus riche, plus bourgeoise, traditionnellement moins rebelle, la
Cisjordanie entre à son tour dans la bataille. Suivent dix jours d'affrontements
ininterrompus. Ils vont donner sa physionomie à une révolte - l'Intifada,
"l'ébranlement"- qui, avec des hauts et des bas, va durer six ans. Il y a des
armes dans les territoires. Mais les Palestiniens ne les utilisent pas. Ils
comprennent très vite que leur révolte est télévisuelle. Face aux caméras, ils
attaquent l'armée à coups de pierres et de cocktails Molotov. Ils mobilisent la
population, femmes et enfants compris, en première ligne de leurs
manifestations. Pas plus les gardes-frontières que les militaires n'ont la
moindre formation en matière de contrôle d'une émeute. Ils tirent. Ils ont
toujours tiré, au M 16 ou au fusil Galil, à chaque rentrée universitaire, quand
les étudiants palestiniens manifestaient sur leur campus.
Et chaque année,
plus d'une demi-douzaine de manifestants désarmés ont été tués dans les
territoires par les soldats. Cette fois, en dix jours, les morts se comptent par
dizaines, les blessés, par centaines.
Les Israéliens tablent sur un
essoufflement rapide du mouvement. Mais la révolte dure. Les routes sont coupées
de barrages de pneus enflammés. Les affrontements perdent en intensité la
semaine pour reprendre chaque vendredi, jour de la prière. Ils se doublent d'un
mouvement de désobéissance civile : cartes d'identité de l'administration
territoriale déchirées, démissions en masse de la même administration, refus de
payer l'impôt, grève partielle du commerce (les commerçants n'ouvrent que trois
heures par jour).
UNE OLP "DE L'INTÉRIEUR"
L'armée est massivement
déployée. Le ministre de la défense, le travailliste Itzhak Rabin, ordonne : "Il
faut leur briser les membres." Les soldats obéissent, littéralement : les
militants palestiniens sont arrêtés par milliers, les passages à tabac,
systématiques.
Lancés en territoire inconnu, les jeunes militaires
israéliens se livrent à nombre d'exactions, de brutalités, de déprédations
matérielles et autres actes de vandalisme. Les territoires sont soumis au
couvre-feu. Mais les attaques se poursuivent. Aux manifestations de masse de la
première année succèdent les coups de main et les agressions contre les colons
et les patrouilles de l'armée.
L'OLP de l'extérieur a toujours considéré les
Palestiniens de l'intérieur avec une certaine condescendance. Si elle n'a pas
vu, elle non plus, venir l'Intifada, elle récupère le mouvement. Les "comités",
qui, ici et là, sans grande coordination, animent la révolte, vont tous se
réclamer de l'OLP. Le vieux leadership des territoires, celui qui était proche
d'Amman, est balayé. De nouvelles personnalités palestiniennes émergent - Fayçal
Husseini, Hanane Achraoui, Radouane Abou Ayache, Saeb Erakat - qui, toutes,
appartiennent à l'OLP. Sur le terrain, les "comités" mènent une chasse
impitoyable aux Palestiniens qui ont collaboré avec l'administration israélienne
: des centaines d'entre eux sont assassinés, tués d'une balle ou tabassés à
mort.
En moins de quatre ans, les Palestiniens ont modifié l'équation des
territoires. Pour Israël, l'occupation est devenue coûteuse. En hommes : il faut
maintenir pas moins de trois divisions pour préserver un semblant d'ordre. En
image : dans le monde entier, Israël a été condamné, y compris aux Etats-Unis.
L'Intifada a ramené le conflit à sa dimension originelle : l'affrontement de
deux peuples sur une même terre, un choc de deux nationalismes, dont les
légitimités s'excluent. Les Palestiniens redeviennent l'adversaire avec lequel
il faut faire la paix.
Les conséquences stratégiques sont énormes. Le roi
Hussein, rejeté par les manifestants, renonce à toute prétention sur les
territoires (juillet 1988). L'OLP abandonne la "lutte armée" : elle reconnaît
les résolutions 242 et 338 de l'ONU, donc le droit à l'existence d'Israël (à
Alger, en novembre 1988).
RECONNAISSANCE MUTUELLE
Dès 1989, les Etats-Unis
multiplient les contacts avec des Palestiniens de l'intérieur qui ne cachent pas
leur appartenance à la centrale. Un an plus tard, Washington négocie ouvertement
avec l'OLP. L'Europe avait montré la voie, quelques années plus tôt. En cette
fin des années 1980, il n'y a plus qu'Israël - travaillistes compris - pour dire
que la paix passe par la négociation avec les Etats voisins, pas avec
l'OLP.
A l'été 1990, la tension se déplace plus à l'est. L'Irak a envahi le
Koweït. Le président Bush et son secrétaire d'Etat, James Baker, assemblent une
vaste coalition contre Saddam Hussein : la Syrie et l'Egypte en font partie. En
échange de ce soutien, MM. Bush et Baker promettent de relancer le processus de
paix israélo-palestinien. En octobre 1991, la Conférence de Madrid lance une
large négociation entre Israël, ses voisins arabes et une délégation
jordano-palestinienne (comprenant des Palestiniens de l'intérieur membres de
l'OLP). Elle est relayée par des pourparlers secrets israélo-palestiniens, à
Oslo, qui débouchent sur la reconnaissance mutuelle entre Israël et l'OLP.
9.8. 1994-2001 - D'Oslo à la révolte par
Mouna Naïm
La signature spectaculaire des accords d'Oslo sur la
pelouse de la Maison Blanche le 13 septembre 1993, scellée par une poignée de
main historique entre Yasser Arafat et Itzhak Rabin, sous les yeux de Bill
Clinton, entretient l'illusion d'un conflit achevé. Ces accords sont en fait un
pari, dont le succès éventuel devait permettre l'instauration d'une paix
définitive en mai 1999, étant entendu, même si cela n'était pas écrit en toutes
lettres, que les Palestiniens auraient alors leur Etat. Les retards à l'allumage
dans l'application des accords, le meurtre de fidèles musulmans en prière en
février 1994 au caveau des Patriarches à Hébron suivi, en représailles, par le
premier attentat-suicide du Mouvement de la résistance islamique Hamas,
dissipent assez rapidement le climat d'euphorie, malgré le transfert d'autorité
en mai 1994 et l'évacuation des premières villes palestiniennes l'année
suivante.
Le meurtre du premier ministre israélien Itzhak Rabin par un
extrémiste juif le 5 novembre 1995 marque un tournant. Un Conseil législatif
palestinien est bien élu en janvier 1996, mais une vague d'attentats-suicides
perpétrés par l'aile militaire du Hamas, en février 1996, ébranle le fragile
édifice. En dépit de l'organisation d'un sommet régional contre le terrorisme,
en Egypte, la confiance est ébréchée.
Les élections en Israël portent au
pouvoir, quelques mois plus tard, la droite nationaliste de Benyamin Nétanyahou,
qui a fait campagne contre Oslo. Le nouveau premier ministre assure à la fois
qu'Israël respectera sa signature et qu'il limitera les effets, jugés pervers,
d'Oslo.
Une position intenable, qui ruine le contrat passé trois ans
auparavant. Benyamin Nétanyahou traîne les pieds. La colonisation de
Jérusalem-Est et des autres territoires occupés, qui n'a jamais cessé, repart de
plus belle. Elle déclenche l'ire des Palestiniens, qui dénoncent cette politique
des faits accomplis, reclus dans leurs miettes de territoires par des bouclages
à répétition. Impuissant, Yasser Arafat fait le dos rond. Les attentats
anti-israéliens se multiplient. L'ouverture controversée d'un tunnel
archéologique, en bordure de l'esplanade des Mosquées, à Jérusalem, enflamme, en
septembre 1996, des territoires palestiniens asphyxiés. La confiance est
rompue.
Les aléas de la politique intérieure israélienne interfèrent à
nouveau sur le processus de paix en mai 1999, avec la chute du gouvernement
Nétanyahou auquel succède le travailliste Ehoud Barak. Ce dernier entend
prolonger l'œuvre d'Itzhak Rabin. Les discussions de paix reprennent alors que
la période d'autonomie est achevée sur le papier. En septembre 1999, un nouveau
calendrier est arrêté. Retraits israéliens, libérations de prisonniers, mesures
intérimaires en souffrance, chaque point est renvoyé à une date précise. Un
accord cadre doit être arrêté en février 2000 pour faciliter la conclusion d'une
paix globale le 13 septembre 2000, sept ans après la signature de l'accord de
Washington.
UN TOUT À PRENDRE OU À LAISSER
Pas plus que les autres, ce
calendrier ne sera tenu. Entre la piste palestinienne et la piste
syro-libanaise, Ehoud Barak tergiverse. La tension monte. En juillet 2000, le
président américain Bill Clinton, sur l'insistance de M. Barak et contre l'avis
des Palestiniens, décide de convoquer les deux parties à Camp David pour un
sommet supposé être celui de la paix. Les pourparlers butent surtout sur les
questions-clefs de l'évacuation de Jérusalem-Est et du droit au retour des
réfugiés. Le président palestinien refuse un accord présenté comme un tout à
prendre ou à laisser.
Lors de pourparlers ultérieurs à Taba, en Egypte, les
négociateurs des deux parties font des progrès sensibles vers un accord, mais
sur le terrain, en Palestine, l'ire des Palestiniens, lassés par sept années de
négociations sans dividendes, ne cesse de croître. Et lorsque, le 28 septembre,
le chef de l'opposition de droite, Ariel Sharon, se rend sous haute garde sur
l'esplanade des Mosquées, à Jérusalem, sa visite est perçue comme une
provocation. Les premières pierres tombent. La deuxième Intifada éclate. De
nouvelles élections anticipées amènent Ariel Sharon au pouvoir en Israël en mars
2001. Les représailles et contre-représailles s'intensifient. Neuf mois plus
tard, malgré l'intervention de l'impressionnante machine de guerre israélienne,
malgré le coût humain exorbitant et les pertes matérielles considérables, la
révolte continue.
10.
Priorité palestinienne pour les opinions arabes - Le grand écart
des dirigeants du Golfe par Eric Rouleau
in Le Monde diplomatique du
mois de décembre 2001
M. Saddam Hussein "est un homme très dangereux
qui constitue une menace pour la région et une menace pour nous en raison de sa
détermination à acquérir des armes de destruction massive", a déclaré le 18
novembre, Mme Condoleezza Rice, conseillère à la sécurité nationale du président
Goerge W. Bush. Alors que la guerre en Afghanistan s'achève, les Etats-Unis
proclament que celle contre le terrorisme se poursuivra. La définition de
nouvelles cibles est en discussion à Washington. La question irakienne revient
ainsi sur la table du Conseil de sécurité des Nations unies. "Nous envisageons
le retour des inspecteurs, une fois que les sanctions contre nous auront été
levées", a admis le ministre irakien des affaires étrangères, laissant ainsi
transparaître les inquiétudes de son pays devant l'éventualité d'une
intervention américaine. Mais une telle action pour renverser le régime irakien
risquerait d'enflammer encore plus les opinions du monde arabe et musulman,
exaspérées de la passivité américaine en Palestine, et de fragiliser la position
des dirigeants du Golfe, alliés des Etats-Unis.
Trois Etats du Golfe - Bahreïn, les Emirats arabes
unis et le Qatar - figurent au palmarès des alliés inconditionnels de
Washington. Ils sont parés de toutes les qualités requises. S'estimant
vulnérables, ils se sont placés sous la protection de l'Oncle Sam, accueillant
ses bases militaires, ses GI's, ses agents de la Central Intelligence Agency
(CIA) et du Federal Bureau of Investigations (FBI) et, dans la foulée, ses
marchands de canons et ses experts tout-terrain. Champions de la mondialisation,
ils se sont dotés d'une économie néolibérale et ont confié à Wall Street des
centaines de milliards de dollars. Ils sacrifient au besoin leurs propres
intérêts à ceux des industries occidentales en maintenant le prix du pétrole à
des niveaux 'raisonnables'. Ils s'approvisionnent massivement en produits 'made
in America'.
Doha vient d'accueillir la quatrième conférence ministérielle de
l'Organisation mondiale du commerce. Leurs dirigeants et leurs élites, pour la
plupart formés dans les universités anglo-saxonnes, vivent à l'occidentale dans
l'intimité. Ils apprécient le jazz de la Nouvelle-Orléans et les fims de
Hollywood, sont fascinés par le pragmatisme innovateur et le dynamisme de la
nation américaine. Comme il se doit, ces Etats se sont rangés, au lendemain des
attentats du 11 septembre, sous l'étendard de la coalition 'Liberté immuable'
pour lutter contre le terrorisme.
Cependant, l'observateur étranger ne tarde
pas à constater qu'il s'agit là d'une façade en trompe-l'oeil, dont la
transparence permet de percevoir à l'arrière-plan le gouffre insondable qui
sépare ces peuples arabo-musulmans des Etats-Unis, plus précisément de la
politique étrangère et de la stratégie planétaire de l'hyperpuissance
américaine. Le consensus est impressionnant : du chef de l'Etat au quidam, les
critiques, nuancées ou non, sont identiques sur le fond, même si les
sensibilités sont différentes selon l'interlocuteur, de tendance libérale,
nationaliste ou islamiste. On s'étonnera malgré tout d'entendre l'émir du Qatar,
le cheikh Hamad Ben Khalifa, lancer : "Mon pays n'est pas la pompe à essence de
l'Amérique" ou bien, s'adressant à une haute personnalité française, (Jacques
Chirac, note PIP) marteler ces mots "Je ne suis pas et je ne serai jamais une
marionnette de Washington."
Le prince régnant de ce richissime émirat, dont
le revenu par tête d'habitant est virtuellement le plus élevé au monde, est
rentré récemment de la capitale américaine profondément déçu, voire humilié, par
l'accueil qui lui a été réservé. Entre autres vexations subies, ses
interlocuteurs le sommèrent de mettre au pas ce qu'ils encensaient naguère, la
chaîne de télévision Al-Jazira, fleuron et symbole de la libéralisation que
l'émir a entrerprise avec la bénédiction de Washington. De surcroît, ils
refusèrent tout net de lui fournir le moindre élément établissant la culpabilité
de M. Oussama Ben Laden dans les attentats du 11 septembre. "Mes doutes
demeurent entier", nous confiait-il au cours d'un entretien informel, avant
d'évoquer d'autres hypothèses tout autant plausibles selon lui.
Son
scepticisme est largement partagé par l'opinion. Des sondages indiquent que la
majorité des populations de la région jugent que le chef de l'organisation
Al-Qaida n'est pas l'auteur des attentats, sans pour autant lui reconnaître une
quelconque légitimité religieuse. "L'Occident a fait de Ben Laden un chef
spirituel islamique, alors qu'il n'est rien d'autre qu'un imposteur", nous
déclare le vice-premier ministre de l'émirat d'Abou Dhabi, le cheikh Zayed Ben
Sultan. Il n'est même pas crédible quand il s'en prend à l'Etat d'Israël,
soutient le directeur d'un grand quotidien de Dubaï : personne n'ignore que ce
milliardaire saoudien n'a jamais versé un dollar ou fait livrer une cartouche de
pistolet aux organisations de résistance palestiniennes ou
libanaises.
Personne non plus ne prête à M. Ben Laden un projet politique
crédible, sinon de chercher à déstabiliser les régimes arabes, au premier chef
celui d'Arabie saoudite, qu'il déteste par-dessus tout. Le paradoxe est frappant
: malgré tout, l''imposteur' est immensément populaire. Surnommé tantôt le
'Robin des bois', tantôt le 'Che Guevara' arabe, il fascine l'opinion -
explique-t-on - parce qu'il est le seul à défier la plus grande des puissances
mondiales, à lui reprocher son hypocrisie, sa partialité, ses injustices. "Che
Guevara n'avait-il pas séduit des millions de non-communistes à travers le monde
?", déclare, en guise d'explication, le cheikh Saoud, homme politique issu des
universités américaines et fils de l'émir de l'émirat de
Ras-elKhaïma.
Cependant, les gouvernements ont tenté d'appliquer
rigoureusement les consignes de Washington concernant la lutte contre le
terrorisme. Ils ont fourni toutes les facilités aux forces armées américaines,
instauré une étroite coopération avec la CIA et le FBI, mais aussi avec les
services de renseignement français et britanniques. Après avoir rompu leurs
relations diplomatiques avec le régime des talibans, les Emirats arabes unis ont
procédé à des centaines d'arrestations - qualifiées officieusement
d''internements préventifs' -, dont une centaine de militaires ; ils ont conduit
des interrogatoires musclés conjointement avec des agents de sécurité américains
; ils ont expulsé des résidents afghans ou pakistanais, suspects de sympathies
pour Ben Laden ; quelques imams de mosquées réfractaires à la censure de leurs
prêches ont été renvoyés dans leurs foyers. Le conseiller particulier du prince
héritier de Ras elKhaïma, le docteur Hassan Alkim, un islamiste notoire, a été
licencié de l'université où il enseignait les relations internationales, malgré
ses professions de foi résolument démocratiques. Diplômé d'universités
britanniques et américaines, il continue néanmoins à publier une chronique
hebdomadaire dans le quotidien officieux AlIttihad.
Les gouvernements de
Bahreïn et du Qatar n'ont pas eu besoin d'avoir recours à la manière forte. Les
mouvements islamistes de Bahreïn, sunnites ou chiites, sont par principes
hostiles au terrorisme, qu'ils n'ont d'ailleurs jamais pratiqué ; la plupart
d'entre eux militent depuis un quart de siècle aux côtés des partis laïques en
faveur du pluralisme démocratique, tout en manifestant une parfaite loyauté à
l'égard de l'émir régnant, qui a entrepris, depuis le début de cette année, la
libéralisation du système politique. Des centaines de milliers de musulmans,
surtout d'Arabie saoudite, convergent vers Bahreïn, pays de tourisme tolérant et
ouvert aux moeurs occidentales, pour jouir de libertés dont ils sont privés dans
leur pays d'origine.
Au Qatar, les mouvements qui se réclament de la religion
du Prophète sont inexistants, tandis que les individus appartenant à la mouvance
'les islamistes au volant de Mercedes', comme on les désigne ironiquement, sont
parfaitement inoffensifs. Ils sont pourtant bien présents dans les allées du
pouvoir. Le cheikh Fahd, fils cadet de l'émir régnant, par exemple, est entouré
d''afghans arabes', de moujahidins qui ont combattu l'occupant soviétique dans
les années 1980. Divisée, la famille princière compte plusieurs 'modernistes',
dont le chef de file est le monarque lui-même, réputé pour sa francophilie ; il
est épaulé par une épouse militante, cheikha Moza alMisnad, et par son ministre
des affaires étrangères, le cheikh Hamad Ben Jassem. Un autre membre de la
famille, le ministre de l'intérieur, jugé trop conservateur, a été mis sur la
touche pour accélérer la libéralisation des moeurs. Dans ce pays qui se réclame
de l'islam wahhabite, le port du voile est facultatif et l'alcool accessible aux
autochtones dans les lieux publics.
Si la répression des activités islamistes
a été menée avec succès, le problème du financement occulte d'organisations
terroristes est loin d'être réglé. Le gel de comptes bancaires jugés douteux
s'est révélé largement impratiquable à Bahreïn, où opèrent des dizaines de
banques étrangères off-shore qui échappent au contrôle de l'Etat ; les
institutions financières au Qatar - gérées souvent par des proches de la famille
princière - assurent que leurs clients, à quelques exceptions près, sont
au-dessus de tout soupçon ; dans les Emirats arabes unis, les comptes bancaires
de 149 sociétés et particuliers ont été 'mis sous observation', leur gel
n'intervenant que si des opérations suspectes étaient décelées.
Quant aux
richissimes associations caritatives que les Etats-Unis soupçonnent de véhiculer
des fonds à des mouvements subversifs, les autorités tiennent compte du double
rôle prestigieux qu'elles remplissent. D'une part, elles viennent en aide aux
populations déshéritées du monde musulman en finançant notamment l'édification
d'infrastructures d'intérêt public, en versant encore des allocations aux
familles nécessiteuses. D'autre part, elles fournissent une aide multiforme aux
'moujahidins de la liberté' dans les divers pays, en Tchétchénie, dans les
Balkans, au Caucase, en Palestine.
Des fonds sont vraisemblablement détournés
au profit de causes inavouables, mais comment le savoir et, surtout, comment le
prouver ? Face à ce redoutable dilemme, les gouvernements ont baissé les bras,
au grand dam de l'allié américain.
Même impuissance dans la lutte contre le
recyclage de l'argent sale. Plaque tournante du commerce triangulaire, de la
contrebande, des trafics en tout genre pratiqués par des mafias internationales,
desservant une aire géographique allant de Moscou au Cap, du Texas au
sous-continent indien, paradis fiscal prisé par les investisseurs et les
spéculateurs, le port de Dubaï est réputé pour être un sanctuaire et une
courroie de transmission pour les capitaux d'origine douteuse. "Pourquoi
s'acharne-t-on sur Dubaï ?", s'exclame, indigné, le chef de la diplomatie des
Emirats, le cheikh Hamdan Ben Zayed. "A l'ère de la mondialisation, poursuit-il,
ce port n'est qu'un anneau d'une longue chaîne de relais financiers qui
s'égrènent de New York à Genève, de Singapour à Londres, en passant par
Hongkong." Autrement dit, les terroristes de tout poil n'ont pas à se faire de
souci pour le financement de leurs activités, quel que soit le sort de M. Ben
Laden et de ses complices.
Un régime unanimement
détesté
Le régime des talibans est unanimement méprisé, mais la
campagne militaire américaine en Afghanistan suscite tout autant de réprobation
de l'opinion (à 80% hostile, selon un sondage) que les réserves des dirigeants.
Aucun d'eux n'a publiquement soutenu l'intervention des Etats-Unis : tous sont
persuadés qu'elle ne mettra pas un terme au mal qu'elle prétend extirper, même
si elle devait être couronnée de succès.
A Doha, le chef de la diplomatie du
Qatar assure, dans un entretien, qu'il "comprend le besoin impératif des
Américains de venger leurs morts", mais redoute les conséquences
"catastrophiques" d'une guerre prolongée. La déstabilisation des régimes
pakistanais et saoudien, en particulier, précisent ses collaborateurs, ne
manquera pas d'entraîner les pays voisins dans la tourmente.
A Abou Dhabi, le
ministre d'Etat des affaires étrangères des Emirats arabes unis émet un jugement
plus fondamental : "C'est une question de principe pour nous, affirme le cheikh
Hamdan Ben Zayed, car il nous paraît inacceptable qu'une puissance, quelle
qu'elle soit, se charge de renverser le régime d'un pays tiers, fût-il le plus
détestable au monde, créant ainsi un précédent dangereux dans les relations
internationales." Le cheikh Sultan Ben Zayed, vice-premier ministre, regrette
pour sa part "le comportement unilatéral des Etats-Unis, marginalisant ainsi
l'ONU dans une affaire qu'elle aurait dû et pu traiter autrement et mieux".
A
Manama, le chef de la diplomatie de l'Etat de Bahreïn, le cheikh Mohamed Ben
Moubarak insiste, tout comme ses homologues dans l'ensemble du monde arabe, à
affirmer que les Etats-Unis feraient oeuvre beaucoup plus utile en s'attelant
plutôt à la tâche de traiter les causes politiques du terrorisme. Certes,
celles-ci sont multiples, admet-il, mais les frustrations engendrées par
l'interminable conflit au Proche-Orient ont une importance capitale.
Le
consensus est tel, à cet égard, que les hauts responsables tiennent des propos
identiques, que l'on peut résumer ainsi : il est urgent que les Etats-Unis
agissent en étroite concertation avec l'Europe et les Nations unies pour
résoudre le conflit israélo-palestinien, et, dans l'immédiat, mettre un terme à
la sanglante répression de l'Intifada, soulèvement légitime d'un peuple occupé
et opprimé. La démagogie du chef d'AlQaida, qui tente de légitimer ses crimes en
dénonçant la partialité de Washington, ne devrait pas servir de prétexte pour
ignorer la colère grandissante de l'opinion arabe, génératrice de tous les
extrémismes. En revanche, un règlement aura pour conséquence d'ouvrir la voie à
une pleine normalisation entre Israël et les Etats du Proche-Orient.
Ce n'est
sans doute pas l'effet du hasard si tous nos interlocuteurs ont spontanément
rappelé que "la paix avec Israël est un objectif stratégique des pays membres de
la Ligue arabe", selon les termes d'une résolution adoptée au lendemain des
accords d'Oslo de 1993. "Nous ne cessons d'assurer les Etats-Unis que nous
sommes disposés à reconnaître l'Etat juif et à normaliser nos relations avec lui
dès qu'il aura consenti à évacuer tous les territoires occupés", déclare, par
exemple, le chef de la diplomatie des Emirats arabes unis. Le Qatar a confirmé
ces bonnes dispositions en ne fermant pas le 'bureau commercial' d'Israël à
Doha, mais en 'suspendant' seulement ses activités, autorisant ainsi les
diplomates israéliens à demeurer à leur poste en attendant des jours meilleurs.
Malgré les déclarations, qui se voulaient apaisantes, du président George W.
Bush et de son secrétaire d'Etat Colin Powell, le scepticisme prédomine quant à
la volonté de Washington d'instaurer un règlement durable au Proche-Orient et de
circonscrire sa 'guerre contre le terrorisme'. On en veut pour preuve la
pétition signée par quatre-vingt neuf sénateurs (sur cent) demandant au
président Bush de ne pas faire obstacle au combat de M. Ariel Sharon 'contre le
terrorisme palestinien'.
Les dirigeants du Golfe redoutent par-dessus tout
que Washington s'en prenne aux organisations palestiniennes - tels le Hamas, le
Jihad islamique ou le Front populaire pour la libération de la Palestine,
considérés comme des mouvements de résistance - et à des pays jugés subversifs,
l'Irak au premier chef. Si telles sont les intentions des Etats-Unis,
déclarent-ils à l'unisson, le gouffre entre l'Occident et le monde
arabo-musulman se creusera davantage et le pire serait alors à
redouter.
11. L'ère des conflits asymétriques par
Marwan Bishara
in Manière de voir N°60 du mois de novembre-décembre
2001Désormais, l'adversaire n'est plus un Etat, mais des
groupes mus par une religion ou par des idéologies. Nouveaux
défis.L'attaque du 11 septembre 2001 vient de clore une
période durant laquelle les Etats-Unis perfectionnaient leur approche de la
'guerre à zéro mort", qui promettait de réduire au minimum les pertes de vies
américaines dans les conflits futurs - tout en infligeant des dommages maximaux
à l'ennemi. Le président américain George W. Bush dut déclarer la 'guerre' avant
de savoir à qui la déclarer. Le nouvel ennemi est mobile, transnational - ou
infranational. L'événement ouvre une nouvelle ère de la guerre : l'ère des
conflits asymétriques.
Des décennies durant, les Etats-Unis dépensèrent des
milliers de milliards de dollars pour se protéger des retombées des
affrontements. Après la guerre du Vietnam et vingt années de dépenses
colossales, ils menèrent la guerre du Golfe en minimisant leurs propres pertes
humaines. Les campagnes massives de bombardements en haute altitude - doctrine
du général Colin Powell - amenèrent les Américains à envisager pouvoir gagner
sans un seul mort les conflits 'symétriques' : missiles de croisière et
supériorité aérienne, appuyés par les capacités les plus avancées du
renseignement aérien ou spatial, garantiraient ce résultat tout en assurant à
l'ennemi un niveau de destruction insoutenable.
Mais certains stratèges
mettaient en garde les Etats-Unis contre les schémas anciens et envisageaient
des scénarios de 'guerre asymétrique', qui les frapperait là où ils sont le plus
vulnérables : des morts, civils ou militaires, la fierté nationale, Washington
et Wall Street. Dans le contexte d'un monde qui se globalisait, le Pentagone
s'était engagé dans la 'révolution dans les affaires militaires' (RMA)
[1].
Deux écoles de pensée distinctes se partagent la réflexion sur ces
enjeux. La première parle de 'guerre de quatrième génération', de conflit 'non
étatique' (stateless) ou de 'guerre asymétrique' - conduite par des 'opposants
dont la base peut ne pas être un Etat-nation, mais une idéologie ou une
religion'. Intervenant devant le comité sur le renseignement du Sénat, en
février 2001, à propos des 'menaces mondiales' [2], le directeur de la CIA, M.
George Tenet, soulignait combien il était frappé par le "rythme accéléré des
changements dans tant de secteurs qui affectent les intérêts nationaux (des
Etats-Unis)".
L''asymétrie' relève aussi bien des émules de M. Oussama Ben
Laden que des mafias internationales, des trafiquants de drogue, des acteurs non
étatiques comme ceux auxquels les Etats-Unis furent confrontés en Somalie, au
Kosovo - voire au Liban en 1983, lorsqu'une bombe tua 239 'marines', trois
minutes avant qu'un camion piégé souffle un bâtiment où périrent 73 soldats
français. Pour les tenants de cette approche, il faut s'interroger sur l'utilité
des sommes consacrées au développement de nouveaux avions de combat et de
frégates, quand deux hommes sur un bateau peuvent fondre sur le navire militaire
américain USS Cole et l'endommager, emportant les vies de 17 soldats (12 octobre
2000, à Aden).
Le second camp se battait pour un bouclier de défense
antimissiles destiné à protéger le territoire américain contre l'arrivée de
vecteurs balistiques porteurs de charges nucléaires, chimiques ou
bactériologiques. L'administration Bush, sous la houlette de MM. Richard Cheney
et Donald Rumsfeld, respectivement vice-président et secrétaire à la défense,
concentra ses efforts sur ce projet - qui avait le mérite à leurs yeux de
garantir d'importantes subventions au complexe militaro-industriel. Pour calmer
l'indignation internationale suscitée par cette relance de la prolifération, M.
Bush dut expliquer qu'il s'agissait de défendre les Etats-Unis non contre les
autres puissances nucléaires, mais contre des "Etats voyous", ou, pis, contre
des groupes capables de tirer des missiles en direction des intérêts américains,
sur son sol et partout dans le monde.
Ainsi ces deux courants de pensée se
retrouvèrent-ils pour élaborer une stratégie cohérente contre le nouvel ennemi.
Mais, en dehors de M. Ben Laden, qui d'autre peut être visé ? Les mafias et les
trafiquants de drogue n'ont guère d'intérêt à déclencher de telles hostilités,
qui ne pourraient que nuire à leurs affaires. De plus, si les Etats-Unis n'ont
pas l'intention d'attaquer l'un des pays qu'ils qualifient d'"Etats voyous",
comment les dirigeants de ces derniers pourraient-ils lancer un missile en
direction des Etats-Unis et s'attirer une riposte comparable à celle qu'ont
connue la Libye ou l'Irak ?
Beaucoup de questions restent en suspens. Dans
quelle mesure les Etats-Unis ont-ils créé ces nouvelles menaces, et quel est -
au-delà des attaques du 11 septembre - le niveau de dangerosité de celles-ci ?
En quoi ce terrorisme diffère-t-il de celui que subissent d'autres pays, arabes
ou européens ? S'agit-il d'une différence qualitative, ou seulement (si l'on
peut dire) quantitative ?
Le concept d'asymétrie doit être distingué de celui
de dissymétrie : ce dernier indique une différence quantitative entre les forces
ou la puissance des belligérants : un Etat fort face à un Etat faible, les
Etats-Unis face à l'Irak par exemple. L'asymétrie, elle, souligne les
différences qualitatives dans les moyens employés, dans le style et dans les
valeurs des nouveaux ennemis. En d'autres termes, lorsqu'une puissance comme les
Etats-Unis affermit son hégémonie sur la marche du monde ainsi que dans la
guerre conventionnelle, ses ennemis et ses victimes ont recours à des moyens de
lutte non conventionnels et 'asymétriques' pour la combattre, esquivant sa force
et concentrant ses attaques sur ses vulnérabilités.
Ainsi, conclut le
Pentagone, le nouvel ennemi "ne combat pas à la loyale". Il utilise, dans une
stratégie bien ancrée dans le monde globalisé, tous les moyens modernes de
communication, de transport, d'information... La "terreur psychologique",
l'influence des médias traditionnels et Internet font partie de son arsenal. Il
fait appel à des couteaux, des bombes artisanales et des avions civils -
menaces, on l'a vu, efficaces. Même s'il dispose bien d'une base géographique,
il est impossible de le ficher de manière catégorique, voire simplement de le
dénombrer. Il n'a pas d'adresse permanente, et son réseau est dispersé. Le monde
est son adresse et son camp d'opération.
Les 'opposants asymétriques' ont une
force et un intérêt communs : l'affaiblissement de la souveraineté des Etats et
la montée en puissance des forces du marché. On pourrait même dire qu'ils
rejoignent les intérêts, en ce domaine, de Sony, McDonald's, CNN, Adidas et
America Online. Tous utilisent les zones grises - où les structures juridiques
sont indigentes - pour s'assurer un profit maximal et échapper aux
réglementations qui découlent de la légitimité constitutionnelle et démocratique
des Etats. Tous sont, en ce sens, des créatures de la mondialisation
néolibérale. Ils trouvent des marges de manoeuvre dont les Etats eux-mêmes ne
disposent pas.
C'est ainsi que M. Ben Laden est décrit dans les médias
américains non pas seulement comme un islamiste politique, enraciné dans sa
société particulière, mais comme le représentant d'une nouvelle génération
cosmopolite d'islamistes faisant planer une menace globale, à l'instar du
mouvement islamique du Soudanais Hassan AlTourabi (aujourd'hui en prison au
Soudan). Ces mouvements chercheraient l'affrontement avec les Etats-Unis pour
affaiblir l'hégémonie de ceux-ci, voire les détruire.
En additionnant tous
ces ces critères qui, pour les stratèges modernes américains, caractérisent
l''ennemi asymétrique', on est obligé de constater combien ils dressent le
portrait-robot du 'suspect n°1' de New-York, M. Ben Laden. S'il n'avait pas
existé, il aurait fallu l'inventer !
Chacun connaît désormais son histoire :
formé par la CIA dans les années 1980, il finira par se retourner contre son
créateur après la guerre du Golfe. Peut-on donc, dans ce cas, distinguer
l''ennemi asymétrique' des systèmes étatiques et de leurs réseaux de
renseignement ? Est-il possible de conduire un mouvement de violence
internationale sans soutien étatique ? Comment ce nouvel ennemi peut-il être
quasiment 'virtuel' tout en menant des opérations bien réelles ? Dire qu'il est
fondé sur une idéologie ne suffit pas : les idéologies ne peuvent agir en dehors
de lieux géographiques où se préparent les opérations, de logistique et
d'instruments à entreposer, de comptes bancaires, etc.
D'autres formes
d'asymétrie figurent aussi au catalogue de la nouvelle pensée stratégique
américaine : les Etats "voyous" ou "en faillite". L'expérience de l'intervention
en Somalie a marqué un tournant majeur : en octobre 1993, quand le clan de M.
Hussein Aydid humilia les troupes américaines à Mogadiscio, l'administration du
président William Clinton fut convaincue qu'elle ne pourrait ni gérer ni gagner
une guerre contre des milices n'ayant aucun compte à rendre dans le système
interétatique.
L'opération "Juste Cause" à Panama, en décembre 1989, était
aussi, à sa façon, un combat asymétrique, même s'il s'agissait pour Washington
de sa plus importante opération extérieure depuis le Vietnam : capturer le
président Manuel Antonio Noriega, qui avait lui aussi fini par échapper à ses
marionnettistes... Puis les Etats-Unis s'en prirent à MM. Saddam Hussein,
Slobodan Milosevic et Radovan Karadzic, tous considérés plus comme des bandits
que comme des chefs d'Etat. Toutefois, ces opérations n'étaient pas très
différentes de celles que les Etats-Unis avaient menées durant la guerre froide
contre des dirigeants étrangers, que ce soit en Amérique latine ou au
Proche-Orient. Alors, où est la différence ?
C'est probablement dans les
moyens utilisés que se profilent les changements liés à la prise en
considération des "ennemis asymétriques". Des méthodes de prévention et de
dissuasion non orthodoxes, qui n'étaient pas envisageables ou pas légitimes
avant le 11 septembre 2001 - comme les assassinats 'ciblés' de dirigeants
étrangers [3] -, vont faire leur entrée dans l'arsenal américain. Les
interventions extérieures américaines franchiront un nouveau palier dans la
violence.
Pour combattre l'"ennemi asymétrique", les stratèges s'accordent
sur la nécessité de recourir à du matériel d'une précision et d'une puissance
accrues. Les services de renseignement seront renforcés tant en moyens
technologiques qu'en moyens humains. Certains vont jusqu'à préconiser le
"profilage racial" dans les enquêtes de police. L'espionnage sera dirigé vers
une myriade de sources potentielles de soutien du nouvel ennemi : organisations
non gouvernementales, associations d'entraide, communautés expatriées, sites
Internet... Un sénateur américain s'est même plaint récemment que la CIA
supplantait le département d'Etat dans le domaine diplomatique.
De plus, le
bouclier antimissile peut désormais voir le jour : qui sait ce que préparent ces
assassins démoniaques ? Le Sénat a voté, à l'unanimité, des pouvoirs étendus
pour le président. A la Chambre des représentants, 420 voix pour, une seule voix
contre : celle de la démocrate Barbara Lee, pour qui "une action militaire
n'empêchera pas que soient perpétrés d'autres actes de terrorisme international
contre les Etats-Unis [4]."
Dans la pratique, la majeure partie des travaux
théoriques consacrés à la guerre asymétrique portent sur les Etats-Unis et,
depuis la seconde Intifada, sur Israël. Ces deux pays collaborent étroitement
dans divers programmes, notamment autour du projet antimissile Arrow. Les
techniques militaires employées par Israël en Cisjordanie et à Gaza font l'objet
d'un intérêt particulier chez les analystes, qui y ont détecté un "caractère
asymétrique".
Sous le titre "Comment mener une guerre asymétrique", le
général Wesley Clark, celui-là même qui commanda les troupes de l'OTAN lors de
la guerre du Kosovo, explique que les Palestiniens "à l'intérieur d'Israël" - il
ne sait sans doute pas que la Cisjordanie et Gaza sont des territoires occupés -
ont appris à résister en faisant usage d'armes non mortelles, cailloux et
bâtons. Il s'agissait, selon son analyse, d'une tactique visant à exploiter la
sensibilité de l'opinion mondiale et à contraindre les forces de sécurité
israéliennes à une réaction disproportionnée. A l'occasion, des hommes armés se
mêlaient aux lanceurs de pierres, tandis que d'autres posaient des bombes.
Riposter avec des avions de chasse, des blindés et des tirs d'artillerie était
inefficace : riposter avec des troupes au sol faisait courir trop de risques aux
soldats et, donc, à la cohésion de l'opinion publique ; Israël dut développer de
nouveaux équipements, de nouvelles forces et de nouvelles tactiques.
Pour
sécuriser ses frontières, il déploya plus de blindés. Il acheta des
hélicoptères, des avions sans pilote et des systèmes optiques à longue portée.
Il fournit à ses soldats des balles de caoutchouc, entre autres instruments de
contrôle d'émeutes. Des forces spéciales furent chargées de suppléer l'armée
conventionnelle pour le maintien de l'ordre à l'intérieur d'Israël
[5].
L'admiration que voue M. Clark à la tactique d'Israël est alarmante :
cette politique a mené à la mort de plus de 700 Palestiniens, sans parler des
milliers de blessés. Surtout, en l'absence d'options diplomatiques, cette
utilisation de la force n'a donné aucun résultat.
Eminent analyste du Centre
for Strategic and International Studies de Washington, M. Anthony Cordesman
avait commencé par suggérer qu'Israël contraigne l'Autorité palestinienne à
éliminer des Palestiniens et à limiter leurs libertés individuelles pour
"stabiliser" la situation. Il avait même évoqué l'utilisation de la torture.
Puis, l'Intifada continuant, il indiqua que les Palestiniens n'avaient plus
qu'une alternative : soit "la paix dans la violence", soit la guerre. Ainsi,
Israël se chargerait du sale boulot pour l'Autorité, et contre elle, ce qu'il
appelait "guerre asymétrique". Cela signifiait plus de contrôle social, plus
d'assassinats, et toujours plus d'entraves à l'économie. A entendre le président
Bush, il paraît clair que les Etats-Unis se dirigent vers une pratique similaire
de la "guerre asymétrique", en dépit de l'échec patent de cette stratégie en
Cisjordanie et à Gaza.
Ce choix serait une catastrophe. Les "zones grises" du
monde créées par les guerres, la mondialisation et l'appauvrissement, sont un
terrain dangereux. Des institutions publiques et le développement y sont plus
nécessaires que les interventions militaires. D'autre part, les attentats du 11
septembre reflètent les transformations d'un monde qui change et qu'il faut
essayer de comprendre. La riposte qui se dessine confirme pourtant la poursuite
d'une stratégie visant à imposer un ordre international sécuritaire favorable
aux intérêts des Etats-Unis. Reverrons-nous le même scénario que celui qui a
succédé à la 'victoire' sur l'Irak et qui a favorisé l'extension des groupes
islamistes les plus radicaux ? Le 'nouvel ennemi asymétrique' ne peut être
vaincu à travers une force brute, et encore moins par une technologie sans
projet politique qui, chaque fois, se révélera inférieure à la puissance de la
culture et de l'identité.
NOTES :
[1] :
Lire Maurice Najman, "Les Américains préparent les armes du 21ème siècle", Le
Monde diplomatique, février 1998.
[2] : "Worldwide Threat 2001. National
Security in a Changing World", www.cia.gov/cia/public_affairs/speeches/UNCLASWWT_02072001.html[3] : Le Monde, 18 septembre 2001.
[4] : A la suite de
cette position, elle a été victime d'une campagne digne des pires moments du
maccarthysme.
[5] : Time, 23 octobre 2000.
12. La mondialisation et les
cultures par Paul Valadier
in la revue Etvdes du mois de décembre
2001
(Paul Valadier s.j., Doyen de la Faculté de Philosophie,
Centre Sèvres, Paris.)
Ce texte
est la reprise très remaniée d'une intervention du Colloque international
organisé à Venise par l'Institut international Jacques-Maritain, en
collaboration avec les Universités Al-Quds et Hébraïque (Jérusalem), ainsi que
l'Université Grégorienne (Rome), en février 2001.
Au début du Manifeste du parti communiste, Marx affirmait : "Un spectre
hante l'Europe : le spectre du communisme." En le parodiant, on pourrait avancer
qu'aujourd'hui un spectre hante la planète, celui d'une mondialisation de type
libéral. Ce renversement de situation surprendrait assurément l'auteur du
Capital, mais il le conforterait aussi dans son jugement sur un capitalisme
foncièrement entreprenant, dynamique, balayant sur son passage les structures
anciennes, déracinant les hommes et les peuples de leurs cultures et de leurs
traditions, apparemment emporté dans une dynamique sans principe ni logique
repérable.
Le constat de cette mondialisation n'est pas à faire, tant les traces en
sont partout visibles. Encore que, comme toutes les évidences, celle-ci entraîne
avec elle pas mal d'ambiguïtés ou d'à-peu-près. Ne serait-ce que sur la nature
même de cette mondialisation : que recouvre-t-elle, au juste ? Le terme n'est-il
pas un fourre-tout qui sert aussi bien à l'exaltation 'progressiste' qu'à la
diabolisation moralisatrice ? Or, il s'agit d'un phénomène complexe, à multiples
entrées et à multiples niveaux de réalité, impossible à rapporter à une entité
simple. En effet, on entend par mondialisation, à la fois : des tendances
économique lourdes (un échange accru des biens et des services qui enjambe les
frontières nationales et les relativise) ; des mouvements financiers qui
multiplient les transactions réelles et surtout virtuelles sur l'ensemble de la
planète et en une chronologie bouleversée par rapport au temps du sens commun ;
des nouveautés technologiques qui brassent dans leurs réseaux universels les
communications les plus diverses (Internet étant le symbole le plus parlant de
ces innovations) ; des phénomènes de mode et de style de vie qui paraissent
s'imposer un peu partout dans le monde, etc. Bref, la mondialisation désigne un
brassage de diverses pratiques qui font fi des frontières nationales et
culturelles, pour ne rien dire des interdits éthiques et des défenses
juridiques.
On doit donc s'interroger sur la portée d'un phénomène d'une
telle ampleur : est-il animé par une logique imparable et implacable, comme une
sorte de nouvelle fatalité qui emporterait une humanité impuissante à réagir ?
Est-il l'enfant légitime de la modernité, celle qui fut ouverte par la
Renaissance et prolongée par la philosophie des Lumières, ou en est-il une
dérivation en quelque sorte 'hérétique' ? Quelles conséquences a-t-il sur les
cultures qu'il semble ébranler, voire détruire, au profit d'un seul modèle
dominant et séducteur ? Peut-on trouver dans les religions une sorte de cran
d'arrêt à ce processus, ou sont-elles elles-mêmes emportées par le tourbillon,
et donc incapables d'offrir des pôles de résistance ?
Questions assurément
trop vastes pour un seul article, mais par rapport auxquelles on peut du moins
tenter de poser quelques éléments de réflexion, notamment sous l'angle de la
relation entre mondialisation et cultures.
Réactions contradictoires
Il convient sans doute de
partir des réactions violemment contradictoires que suscite le phénomène de la
mondialisation. Il provoque, chez les uns, une euphorie et un enthousiasme
extrêmes, fondés sur une confiance dans les pouvoirs technologiques actuels
(notamment au niveau de l'information) et dans les ressources de l'inventivité
humaine en tous domaines ; pour ceux-là, l'humanité accéderait enfin au
cosmopolitisme rêvé par certains philosophes, ou plus exactement à la mise en
place d'une société civile de l'échange généralisé.Une planète divisée
deviendrait un grand village, où chacun serait à même de reconnaître chacun
comme son proche, renouant ainsi avec un autre rêve, hégélien celui-ci, de la
reconnaissance mutuelle. L'ouverture universelle, hors des carcans des
frontières, signerait l'avènement d'une liberté presque illimitée dans les
échanges et donc dans l'approche de l'humain.
Mais la mondialisation éveille,
chez les autres, les craintes les plus vives l'uniformisation
technologique n'entraîne-t-elle pas une éradication des systèmes politiques
nationaux, devenus impuissants, et une relativisation des cultures, dévalorisées
au profit d'un modèle unique qui serait celui de tout le monde et de personne ?
N'est-on pas en train de substituer aux hommes réels, enracinés dans des
cultures et des religions, des hommes virtuels, si mobiles qu'ils n'ont plus
d'ancrage et deviennent objets inconscients des manipulations les plus
sournoises parce qu'invisibles ? La servitude serait alors le nouveau nom de cet
échangisme où plus personne ne rencontre en réalité personne.
Liberté ou
servitude ? Nul besoin d'être grand sage pour s'aviser de l'importance de ces
jugements contradictoires. Or, il faut s'interroger : les admirateurs
inconditionnels, comme les détracteurs systématiques, ne sont-ils pas victimes
de la même fascination devant le phénomène ? Mais la fascination - nous le
savons depuis la mésaventure d'Eve dans la Genèse - est le signe incontestable
de la tentation et le prélude à la faute. Les uns comme les autres semblent
s'incliner devant un mouvement dont le caractère imparable leur paraît quasiment
aller de soi. Ne faut-il pas interroger cette pseudo-évidence ? Faut-il se
laisser abuser par l'ampleur d'un phénomène au point de l'estimer inéluctable
?
A cet égard, les leçons d'Etienne de la Boëtie sont d'actualité : la
servitude volontaire, c'est-à-dire l'agenouillement devant des puissances
factices et apparentes est, selon cet ami de Montaigne, l'attitude spontanée et
paresseuse de l'homme ; celui-ci aime croire à la nécessité d'obéir et de
s'incliner, alors qu'il pourrait et devrait s'interroger sur une puissance qui
n'est peut-être qu'empruntée et faussement puissante. En se représentant la
mondialisation comme inévitable, n'a-t-on pas présupposé son caractère fatal et
n'a-t-on pas par avance renoncé à frapper le nouveau sceptre du marteau de la
critique ? N'accepte-t-on pas ainsi une nouvelle forme de "servitude volontaire"
?
A cette première interrogation peut s'en ajouter une seconde. La
mondialisation passe pour faire corps avec la modernité même ; n'est-elle pas
liée au grand projet scientifico-technique qui marque notre temps, ainsi qu'à
l'entreprise concomitante de transformation sociale des rapports humains ? Bref,
modernisation et modernité ne seraient-elles pas comme l'envers et l'endroit de
la même médaille ? Or, il faut certainement aussi contester ce postulat. La
modernisation technologique sous mode libéral n'est pas le tout de la modernité,
et il se pourrait bien qu'elle ne soit qu'un avatar destructeurs des principes
mêmes de cette modernité. Car - est-il besoin d'y insister ? - la modernité se
définit par le pouvoir critique de la raison en tous domaines, par rapport à la
nature certes (et cela fonde l'entreprise scientifico-technique), mais aussi par
rapport aux institutions de toutes sortes ; et cela introduit les sociétés
marquées par elle dans une relation critique avec leurs traditions et envers
tout ce qui se produit en elles. Nous sommes, disait le philosophe Eric Weil,
"la tradition qui ne se satisfait pas de la tradition".
Ce pouvoir de
critique permanente, sans doute à ce point constitutif de la civilisation
occidentale qu'il en est la matrice toujours féconde, suppose des esprits aptes
à juger et à prendre en main leur destin à travers la démocratie en particulier,
mais certainement pas en s'abandonnant à quelque fatalité que ce soit. Définie
ainsi, la modernité a une ambition anthropologique et un fondement philosophique
bien plus vastes que notre actuelle modernisation libérale. On peut donc
défendre la modernité tout en combattant les effets pervers d'une modernisation
effrénée, si celle-ci devait aboutir au renoncement d'un exercice de la raison
et à la soumission à un modèle unique, présenté abusivement comme le seul
cohérent avec la modernité. C'est même au nom des principes de la modernité
qu'on peut engager une critique positive de la modernisation libérale.
L'originalité des cultures
Mais une autre question peut
être posée, cette fosi en direction des détracteurs de la mondialisation.
Ont-ils raison de conclure du développement des techniques de communication
uniformes et envahissantes, et de l'emprise des modèles qu'elles véhiculent
(modes de pensée, langage identique - le 'broken english' des aéroports - ou,
pour faire bref, emprise d'une sous-culture hollywoodienne...), à
l'uniformisation probable et programmée des cultures, voire à leur
affaiblissement ou à leur disparition ? Une inquiétude fondée se fait jour chez
beaucoup, notamment devant le développement des réseaux de communication. Plus
encore que l'uniformisation économique, la domination de ces réseaux accessibles
pratiquement en tous points de la planète ne porte-t-elle pas une menace dont
nous n'avons pas encore tout à fait l'idée, tant elle est neuve ? On ne manque
pas de brandir, à cet égard, le spectre d'une substitution d'un homme virtuel à
l'homme réel, qui va bien au-delà d'une uniformisation dans les manières de
faire ou de penser. Tel colloque récent s'est interrogé pour savoir si Internet
n'est pas en train de créer "un homme nouveau", ou un type inouï d'humanité...
Faute de pouvoir et de vouloir entrer dans les perspectives de la
science-fiction, peut-être faut-il, plus simplement, esquisser une réflexion sur
la force et le sens des cultures - sans minimiser les questions graves évoquées
à l'instant, mais en les relativisant aussi, afin d'éviter les vertiges si
fréquents lorsqu'on aborde des questions nouvelles dont on redoute le pire, non
sans excès sans doute.
L'illusion peut venir d'une assimilation entre une
culture et des objets de fabrication courante, transitoires, jetables, de faible
ou de moyenne durée, comme les techniques elles-mêmes en constante
transformation. Or, une culture a une résistance et une 'durabilité' infiniment
plus grande que les objets de consommation ; en ce sens, les cultures ont un
pouvoir de résistance, voire d'assimilation, beaucoup plus fort qu'on ne le
pense. Hannah Arendt avait mis en garde, jadis, contre une fausse identification
entre l'univers des produits commandés par les exigences de la vie (celui de la
production marchande et technique, en constante transformation et assimilation)
et l'univers par lequel l'homme se rapporte au monde, s'y enracine, s'oriente
grâce à lui, se donne les repères pour se situer par rapport à la nature, à la
vie, ou à la mort, à l'au-delà. Les cultures structurent le rapport de l'homme
au monde ; elles sont autant d'inventions par lesquelles l'homme se cultive
lui-même, opère un travail d'appropriation et de sens à travers l'habitat, le
travail, l'organisation familiale, sociale et politique, les éthiques, les arts
et les religions. Même si des interférences existent entre ces phénomènes et si
l'entrée des techniques dans une culture ne va pas sans introduire de profondes
modifications dans les rapports humains, sans doute faut-il s'aviser aussi que
le tout d'une culture n'en est pas forcément affecté, ou encore que des cultures
particulières ont des pouvoirs assimilateurs que l'idéologie technocratique ou
la peur fataliste qu'elle induit tendent à sous-estimer.
De ce point de vue,
il n'est pas sûr que la mondialisation signifie le nivellement des cultures,
même si elle les transforme toutes, quoique selon des degrés différents d'après
l'aptitude de ces cultures à s'approprier lesdites techniques. Pour le dire
autrement, l'utilisation des techniques et le contact avec les modèles qu'elles
véhiculent affectent sans doute les usagers, mais à quel niveau ? Qu'est-ce qui,
en eux, est effectivement remis en cause ? Et surtout, globalement, une culture
musulmane ou bouddhiste n'a-t-elle pas des ressources qui lui permettent
d'assimiler, sans y perdre son originalité, un apport extérieur à bien des
égards superficiel ? En se transformant, sans doute, mais peut-être pas en se
perdant. L'utilisation d'un ordinateur ne conduit pas forcément à une remise en
cause radicale des rapports au cosmos, aux ancêtres ou à sa religion.
Si
cette lecture du phénomène des cultures est juste, elle conduit à relativiser
les alarmes d'une domination uniformisante de la mondialisation. Peut-être même
faut-il faire un pas de plus : ne peut-on pas s'attendre à ce que, après un
moment d'éblouissement et d'émerveillement, les cultures ainsi affectées
réagissent en retrouvant leur vitalité et leurs spécificités ? N'oublions pas à
quel point, dans le passé, beaucoup ont été portés à parler de la fin des
cultures et des civilisations, avec l'arrivée de l'imprimerie, ou de
l'électricité, ou de l'automobile. Sans être exagérément optimiste, on peut
remarquer un extraordinaire pouvoir assimilateur en l'homme, une aptitude à
rebondir et à s'adapter qu'il ne faut pas sous-estimer, car elle s'enracine dans
ces cultures par lesquelles les hommes se donnent les moyens d'habiter
humainement le monde. Références durables, qui tiennent dans des principes de
conduite, des modes de pensée, des mythes religieux, références peu ou non
'biodégradables', échappant au monde de l''animal laborans' dont parlait Hannah
Arendt, c'est-à-dire à celui du renouvellement indéfini de la vie qui se détruit
sans cesse elle-même, monde de l'usage utilitaire et de la consommation, alors
que le monde culturel ne relève point de l'utile ni du consommable, mais du sens
et de la gratuité.
Place et rôle des religions
C'est ici qu'on peut
s'interroger sur la place des religions, car elles font éminemment partie des
cultures qu'on vient d'évoquer. Elles en sont même souvent le foyer inspirateur
et stabilisateur, ou elles l'ont été. Evoquer leur rôle peut sans doute
contribuer à compléter les remarques précédentes : quel rôle les religions
peuvent-elles jouer par rapport à la mondialisation ? Rôle d'accélération ou de
frein ? Rôle vain ou efficace ? Jamais univoque, ce rôle peut être ambigu, car
les religions peuvent contribuer au pire ou au meilleur. Au pire quand elles
servent d'instruments à des identités nationales en péril et qu'elles rendent
ainsi irréductibles et absolus des conflits limités (nationalismes religieux) ;
au pire encore, et surtout, quand elles proposent un modèle politique
d'organisation des sociétés et prétendent l'imposer à la loi civile. Dans le
contexte d'une mondialisation qui ébranle les structures traditionnelles, on
voit bien, en effet, que les religions sont sollicitées de remplir ces rôles
équivoques. Elles sont censées être l'élément protecteur contre une modernité et
une mondialisation déstabilisatrices.
Et pourtant, elles apportent aussi le
meilleur, si elles sont fidèles au message qui les traverse : elles sont
appelées à re-lier les hommes entre eux et au Tout des choses, donc à poser une
référence ultime qui transcende les diversités humaines et les noue en un destin
commun. Par là, les religions arrachent l'homme à la fatalité inscrite dans
l''animal laborans' ; elles lui signifient qu'il est plus qu'un consommateur,
plus qu'un citoyen de sa cité particulière ou de sa nation ; elles attestent que
sa grandeur tient dans la reconnaissance de sa propre transcendance donc qu'à ce
titre tout homme est proche de tout homme. Dans le cas du christianisme,
l'universel qu'il véhicule n'est pas un universel de domination, mais de
reconnaissance universelle : nous sommes tous appelés par un Dieu Père à nous
reconnaître fils et filles en Christ ; et cette vocation conteste radicalement
toute uniformisation et tout nivellement. Contre le Babel de la mondialisation
qui prétend parler une seule langue, la Pentecôte de l'Esprit donne à chaque
personne et à chaque culture de parler sa propre langue et d'être comprise des
autres ; par là, le christianisme élève une barrière décisive contre
l'uniformisation mortelle d'une nouvelle forme de prométhéisme libéral. Il
appelle à une communication entre des différences assumées. Il est porteur d'une
utopie mondiale qui n'est pas de nivellement, mais de communion des pluralismes
culturels, respectés dans leur diversité et appelés à communiquer avec tous les
autres. On doit donc, raisonnablement, parier que, au repli peureux sur
eux-mêmes, les religions, tout particulièrement le christianisme, sauront jouer
pleinement leur vocation de communication entre les hommes et aider à une
ouverture réciproque qui ne soit ni d'enfermement sur soi, ni de nivellement
destructeur des diversités.
Uniformisation ou transversalité des cultures
?
Cependant, maints esprits n'en doutent pas moins que les cultures,
voire les religions, enferment les hommes derrière des barrières exclusives. Au
risque d'uniformisation, on oppose parfois un autre risque, non moins
redoutable, celui d'un 'Clash of Civilizations' ou d'un heurt des cultures,
selon les thèses de l'Américain Samuel Huntington. Les deux risques peuvent
d'ailleurs aller de pair. Devant le nivellement menaçant, les cultures ne
vont-elles pas être tentées par le repli exclusif dont les nationalismes donnent
tant de signes inquiétants ? L'avenir n'est-il pas à la confrontation entre
cultures, voire entre religions, en même temps qu'à l'uniformité ?
Il
convient de redire ce que nous avons suggéré plus haut : ni une culture, ni une
religion ne sont des entités closes. Par les cultures, les hommes se donnent les
moyens d'habiter le monde, selon des modalités d'une richesse et d'une
inventivité extraordinaires ; cet effort, au principe de toute culture, leur est
commun. Partout et toujours l'humanité a rencontré et rencontre les mêmes
problèmes, de survie, du sens de la différence des sexes, de la suite des
générations, de la souffrance et de la mort. Si les réponses varient, les défis
de base et les interrogations sont les mêmes. Voilà qui fonde une certaine
transversalité entre cultures, une possibilité de se comprendre dans nos
différences mêmes. Celles-ci marquent l'identité de la condition humaine et la
solidarité de cette condition confrontée aux mêmes exigences existentielles :
s'abriter, se nourrir, communiquer, engendrer, souffrir, jouir de la vie,
mourir... Et si, dans certaines circonstances, les cultures (ou les
civilisations) peuvent se heurter, elles sont bien plutôt ces enracinements
grâce auxquels les hommes découvrent ce qui leur est commun et à quoi ils
répondent de manière si diversifiée et si inventive.
C'est ici qu'on doit
évoquer l'une de ces références transversales si fortement discutée de nos jours
: les Droits de l'Homme. Il faut affirmer avec force qu'une telle référence
n'est pas d'abord liée à l'Occident, même si le lieu de naissance des Chartes
est historiquement et culturellement situé. Ramenée à l'essentiel, une telle
référence ne met pas devant des contenus ou des prescriptions qui seraient
propres à une culture et à une seule ; elle oblige à prendre conscience de la
solidarité humaine par delà et dans la diversité des situations. Elle met devant
ce qui est commun à tout homme affronté aux mêmes défis de l'oppression, de la
servitude, de la faim ou de la maladie. Nul n'était mieux placé pour le rappeler
que l'actuel Secrétaire des Nations Unies. Au cours des solennités marquant le
cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle, M. Kofi Annan disait à
Genève (16 mars 1998) :
'Certains Africains continuent à considérer le souci
des Droits de l'Homme comme un luxe de riches pour lequel l'Afrique n'est pas
prête..., comme un complot fomenté par les pays occidentaux industrialisés. Il
s'agit là, pour moi, d'une conception dégradante, qui fait injure à l'aspiration
et à la dignité humaine qui existent dans le coeur de chaque Africain. Est-ce
que les mères africaines ne pleurent pas lorsque leurs fils et leurs filles sont
tués ou torturés par des agents de l'oppression ? Est-ce que l'Afrique, dans son
ensemble, ne souffre pas lorsque l'une de ses voix est étouffée ? Les droits de
l'Homme sont les droits des Africains, ce sont les droits des Asiatiques, ce
sont les droits des Européens, ce sont les droits des Américains. Ces droits
n'appartiennent à aucun gouvernement, ils ne se limitent à aucun continent, car
ils sont inhérents à l'humanité même.'
M. Annan situe très exactement le
fondement de ces Droits dans une sensibilité commune devant la souffrance, la
torture, les besoins liés à la condition humaine ; sensibilité à laquelle, cela
va de soi, les cultures diverses répondent diversement. Ainsi le souci du malade
et du blessé passe évidemment par des médiations tout autres selon les systèmes
de soins en place dans des pays riches ou des pays pauvres, mais partout et
toujours apparaît une exigence de solidarité envers le corps souffrant. A moins
d'avoir affaire à une culture qui aurait perdu le sens de l'humain et qui, dès
lors, ne mériterait plus le nom de culture ou de civilisation.
Vers une mondialisation morale ?
Certes, on ne peut
cacher ici qu'un modèle culturel dominant tend aussi à s'imposer ; et, par
exemple, que des valeurs proprement occidentales développent leur séduction sur
des esprits marqués par d'autres valeurs, comme celles de liberté politique,
voire d'égalité, entre les hommes et les femmes. Et si ces valeurs ne sont point
admises sans contestation, du moins provoquent-elles des débats et mettent-elles
en cause des traditions fondées sur d'autres valeurs. Ainsi a-t-on vu, en mars
2000, au Maroc, des manifestations massives de musulmans protestant contre les
revendications d'égalité pour les femmes, sous le prétexte qu'elles seraient
liées à une occidentalisation néo-coloniale. C'est bien reconnaître un certain
brassage des valeurs qui touchent plus ou moins toutes les cultures.
Jacques
Derrida a noté à quel point l'idée de pardon, par exemple, rayonne bien au-delà
de ce qu'il appelle la "culture abrahamique" ; ainsi le Japon, notamment, a
demandé pardon à la Corée pour les crimes du passé. Pour désigner cette autre
forme de mondialisation, Derrida a forgé le néologisme de "mondialatinisation",
puisqu'il s'agit d'un modèle moral biblique-chrétien-romain... De son côté,
l'anthropologue René Girard insiste sur une mondialisation de certaines idées
bibliques, en particulier celle de la valorisation de la victime ou l'exigence
d'une non-violence sous peine d'embraser la planète. Si ces thèses sont exactes
- et l'on peut évidemment discuter de leur pertinence -, elles démontreraient
bien, non pas un 'clash' entre cultures, mais l'existence de points de vue
partagés et de communautés partielles de valeurs qu'aucune mondialisation
technologique ne peut conduire à ignorer, même si celle-ci est plus visible,
plus frappante et apparemment plus inflexible dans sa progression. A moins que
la mondialisation technologique ne soit le véhicule inconscient de cette
"mondia-latinisation" morale ?...
Mais il faut y insister : cette
transversalité ou ces communications par osmose de valeurs d'origines
religieuses ou philosophiques diverses n'aboutit pas nécessairement à une
uniformisation. En quoi ce qui a lieu dans les cultures contredit
l'uniformisation technique apparente. Même si l'idée de pardon devient commune,
ses modalités d'application varient selon les cultures particulières, on l'a vu
dans le cas de l'Afrique du Sud. De même, l'idée d'égalité entre les sexes
produira très vraisemblablement des comportements, voire des réglementations
juridiques dans le contexte musulman ou bouddhiste qui ne reproduiront pas le
modèle occidental, après tout pas nécessairement imitable en tout point,
lui-même étant d'ailleurs fort variable selon les pays et les mentalités. La
même référence idéale se traduira par des contenus marqués par les traditions
différentes, transformées par cette référence et cependant assumées par elle
pour lui donner une expression inédite.
De telles réflexions sont-elles marquées par un excès d'optimisme ou de
naïveté devant les effets d'une mondialisation libérale galopante ? Il ne s'agit
pas d'un optimisme de sentiment ou d'humeur, mais de conviction, fondé sur une
lecture philosophique de la condition humaine. Cette lecture met en garde contre
les illusions des fausses puissances apparentes. Surtout, elle met en face de ce
qu'il en est de l'homme dans sa diversité. Les mille et une manières qu'il a
eues et qu'il aura encore d'inventer sa présence au monde (telles sont les
'cultures') incluent bien le monde des techniques, puisque 'culture' veut dire
travail sur la nature et sur soi, donc appropriation, pour une large part
technique, des données naturelles ; et, de nos jours, la progression fulgurante
de la technologie peut paraître dominer sans partage et éradiquer les autres
dimensions des cultures. Mais sans doute faut-il se garder d'une fascination qui
ferait croire à la mort des diversités humaines, donc à la victoire d'un seul
modèle ; car elle conduirait à sous-estimer les autres dimensions non
exclusivement techniques de la vie humaine. Certes, telle culture particulière
peut s'effondrer devant les avancées technologiques ou des modèles soi-disant
occidentaux imposés brutalement. Beaucoup ont d'ailleurs disparu, les
ethnologues en témoignent. Mais cela ne justifie pas le fatalisme, au contraire.
Voilà bien pourquoi une réflexion fondamentale s'impose, afin de ne pas plier
devant un nouveau Moloch ou une nouvelle puissance qui, telle la statue rêvée
par le Nabuchodonosor de la Bible, a sans doute les pieds plus fragiles qu'on ne
pense.