Ceci n'est pas un événement fortuit. C'est le résultat logique de la
politique entreprise par Ariel Sharon depuis qu'il a pris le pouvoir en février
; et, en fait, c'est une continuation directe de la politique de Sharon ministre
de la Défense du début des années 80 quand il a lancé l'invasion désastreuse du
Liban dans le but de détruire l'OLP et d'expulser Arafat.
Depuis qu'il est devenu Premier ministre, Sharon s'est rapproché de plus en
plus de cette guerre totale. Des mesures d'oppression se sont accumulées sans
cesse, l'innovation scandaleuse d'hier devenant la routine d'aujourd'hui. L'"
étranglement " imposé à Ramallah dès la première semaine du mandat de Sharon et
qui a déclenché alors de nombreuses protestations internationales était, en
fait, bien moins sévère que le siège imposé à présent à chaque ville et chaque
village de Cisjordanie.
Le même processus de banalisation a continué en ce qui concerne le
bombardement des villes palestiniennes - d'abord par des tirs d'hélicoptères
(déjà commencés sous Barak) puis par des avions de combat F16 et a continué avec
l'assassinat de plus en plus fréquent de Palestiniens soupçonnés de terrorisme
et avec les incursions armées dans les zones palestiniennes, d'abord pour
quelques jours, ensuite pour des semaines et enfin pour des mois.
Il y a eu plein d'efforts et de plans de médiation tout au long du
gouvernement Sharon. Le Premier Ministre n'en a jamais rejeté aucun ouvertement.
Par contre il a utilisé ce qui jusqu'à maintenant semble être une méthode
infaillible : demander fermement sept jours de " cessez le feu complet et absolu
" avant que des négociations sérieuses puissent avoir lieu, et alors faire une
grosse provocation juste avant que le nouveau cessez le feu soit sur le point
d'entrer en vigueur.
Ce qui est arrivé il y a un peu plus d'une semaine était l'utilisation
particulièrement efficace de la technique : quelques jours avant l'arrivée du
dernier médiateur, l'ex général américain Zinni, Sharon a autorisé l'assassinat
par des tirs d'hélicoptères de Mahmoud Abou Hunud, un dirigeant du Hamas
important et assez populaire pour être sûr que sa mort serait vengée avec les
méthodes brutales du Hamas - d'autant plus que l'assassinat a eu lieu alors que
l'opinion publique palestinienne était déjà embrasée par la mort de cinq enfants
palestiniens provoquée par une charge explosive déposée par des sapeurs de
l'armée israélienne (ce qui apparemment était un accident).
Le stratagème était, en fait, tout à fait évident. Il a été alors commenté
dans les médias : le spécialiste Alex Fishman a souligné dans Yedit Aharanot (le
25 novembre) que l'assassinat de Abu Hunut avait rompu l'accord tacite entre
Arafat et le Hamas de ne pas faire d'attentats suicides - un accord qui a été en
vigueur pendant plusieurs mois, et dont l'existence pourrait bien avoir sauvé
des dizaines de vies israéliennes.
Sans accès aux dossiers confidentiels de Sharon, il n'y a aucun moyen de
prouver avec certitude que le Premier Ministre voulait réellement ce qui s'est
passé. Il ne fait aucun doute que lui et ses conseillers militaires et de
renseignement savaient bien ce qu'il résulterait de l'assassinat de Abou Hunud
et cependant il l'ont ordonné. Il ne fait non plus aucun doute que la vengeance
sinistre de Hamas, causant la mort de 26 Israéliens choisis au hasard, était
d'un bénéfice inestimable pour Sharon. Elle lui donnait le prétexte parfait pour
la déclaration de guerre contre Arafat, sabotant de fait la mission de Zinni et
laissant les faucons du Pentagone prendre le dessus dans les conflits internes
de l'administration du département d'Etat. Il en est résulté que l'attaque de
Sharon contre les Palestiniens a reçu un soutien ouvert sans précédent de la
part de Washington.
Avec un tel soutien, Sharon pouvait des permettre d'adopter une attitude
ouvertement méprisante envers son ministre des Affaires étrangères Simon Peres
dont le prestige international en tant que lauréat du Prix Nobel de la Paix et
artisan supposé de la paix était jusqu'ici vital pour le gouvernement Sharon.
Désormais le Premier ministre pouvait se permettre de brandir sa déclaration de
guerre à son cabinet et de balayer les objections de Peres.
Sharon a affiché sa nouvelle campagne comme " une guerre au terrorisme ".
Mais comment peut-on sérieusement prétendre que la cause de " la lutte contre le
terrorisme " peut être défendue par le bombardement et la destruction des
hélicoptères personnels d'Arafat qui, de toutes façons, ne pouvaient voler sans
l'autorisation de l'aviation israélienne ? ou en envoyant des tanks et des
bulldozers pour détruire les pistes de l'aéroport international de Gaza, qui a
été inauguré il y a trois ans par le Président Bill Clinton en personne et qui a
été fermé depuis le déclenchement de l'Intifada ? Ou en envahissant de nouveau
Ramallah, dont une large partie a été récemment occupée par les tanks israéliens
sans diminuer en rien l'intensité de la rébellion palestinienne ? Ou même, en
ciblant systématiquement et détruisant les installations de la police
palestinienne et des services de sécurité - le dispositif même avec lequel
Arafat venait de commencer la tâche difficile et délicate de confrontation avec
les Palestiniens radicaux.
Vue dans la perspective d'un Premier Ministre israélien déterminé à
maintenir l'occupation israélienne et la colonisation en Cisjordanie et dans la
Bande de Gaza, et à étouffer toute possibilité d'Etat palestinien, la campagne
de Sharon de ces derniers jours prend tout son sens. Dans cette perspective,
Sharon semble recevoir le soutien de l'administration Bush pour détruire ce que
le Secrétaire d'Etat Powell présentait, il y a juste deux semaines, comme la
vision des Etats Unis pour l'avenir de la région : une Palestine viable vivant
en paix à côté
d'Israël.
Revue de presse
1. Répression
quotidienne en Cisjordanie et à Gaza par Amira Hass
in Le Monde
Diplomatique du mois de décembre 2001
(Amira Hass est correspondante en Palestine du quotidien israélien
Ha'Aretz. Auteur de "Boire la mer à Gaza" aux éditions La Fabrique - Paris
- 2001.)
Omar, quatre ans, demande à sa mère :
"Maman, comment est-ce que l'Amérique est arrivée chez nous ?" Un détachement de
l'armée israélienne est en train de se déployer dans le village de Beit Rima, au
nord-ouest de Ramallah. Nous sommes le 24 octobre 2001, à l'aube. Des blindés,
des unités d'infanterie et trois hélicoptères viennent pour faire sauter deux
positions palestiniennes : la police et la 'sécurité nationale' (une sorte de
police des frontières). En une heure, cinq Palestiniens sont tués - deux
policiers et trois hommes de la sécurité nationale - et neuf blessés, dont un
civil.
Les officiers israéliens ont prétendu que l'armée n'avait fait que
répliquer à des tirs, autrement dit qu'il s'agissait d'un combat. Mais des
témoignages concordants font apparaître qu'au moins trois hommes tués dormaient
au moment où le feu a été ouvert sur eux, et que la plupart des autres avaient
très vite compris que leurs kalachnikovs ne pouvaient pas grand-chose contre la
formidable puissance autour d'eux. L'armée ne permit ni aux équipes médicales
palestiniennes ni au médecin local de parvenir jusqu'aux blessés. C'est
pourquoi, dans les premières heures de l'offensive, des rumeurs firent état d'un
grand nombre de morts. Plusieurs blessés perdirent leur sang quatre à cinq
heures durant, jusqu'à l'arrivée de l'équipe médicale militaire israélienne. Il
est difficile de savoir si certains de ceux qui sont morts auraient pu être
sauvés s'ils avaient reçu des soins plus tôt.
Les tirs se poursuivront
jusqu'à 6 heures, puis le couvre-feu sera imposé dans le village. Jusqu'à 11
heures, les forces armées s'emploient à arrêter quarante-deux habitants, qui
sont emmenés, pieds et mains liés, les yeux bandés et la tête recouverte d'un
sac, dans une tente-prison installée non loin de là, sur les terres de la
colonie voisine de Halamish. On les laisse ainsi pendant des heures, assis par
terre, la tête courbée en avant, jusqu'à ce qu'un officier du Shin Beth les
interroge. Au bout de plusieurs heures, on leur permet de s'appuyer dos à dos
les uns contre les autres. Trente et un d'entre eux sont relâchés après minuit
et peuvent enfin rentrer chez eux alors que onze autres sont emmenés en
détention. Parmi ces derniers, au moins cinq sont relâchés. L'armée déclare
avoir effectué d'importantes arrestations en rapport avec l'assassinat du
ministre Rehavam Zeevi, le 17 octobre. Mais les deux principaux suspects dans
cet assassinat, originaires du village, ne se trouvaient pas là au moment de
l'offensive.
Pendant ce temps, l'armée détruit trois maisons où vivent les
familles de trois hommes recherchés : un membre du Hamas (soupçonné
d'implication dans l'attentat de la pizzeria de Jérusalem) et deux membres du
Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP). En quelques secondes,
les explosifs posés par les soldats privent de toit une trentaine d'âmes. La
force de l'explosion endommage aussi des maisons avoisinantes. L'intérieur tout
entier d'une quatrième maison, en pierre celle-là, s'enflamme : les soldats ne
veulent pas croire les voisins, qui leur expliquent que les habitants se
trouvent en ce moment à Ramallah. Ils lancent à l'intérieur une grenade
offensive ou fumigène, et une grenade lacrymogène. Quelque chose prend feu et il
n'y a bientôt plus qu'un épais nuage de fumée et des carcasses de feraille
carbonisées. Seul en réchappe, intact, un cendrier en verre épais.
Le
lendemain, des dizaines d'enfants s'égaillent dans le petit village - 4 000
habitants - pour glaner les reliques de l'assaut : des centaines de douilles
vides de toutes tailles : les plus grandes, particulièrement lourdes,
provenaient des hélicoptères et étaient encore reliées par des lanières de
caoutchouc.
Ce spectacle est devenu habituel au cours de l'année qui vient de
s'écouler : des enfants palestiniens ramassant des douilles vides, des éclats
d'obus, des grenades lacrymogènes, des grenades offensives - ce qui reste après
chaque opération israélienne. Les enfants brandissent aux passants de lourds
sacs pleins de ces témoignages.
Dans toutes les villes palestiniennes, la
vision des maisons carbonisées, trouées par les obus israéliens, est désormais
douloureusement familière. Le principal instrument de destruction des maisons,
surtout dans les camps de Rafah et de Khan Younis, dans la bande de Gaza, reste
le bulldozer, dont on ne voit pas le conducteur : l'armée décide de créer une
zone-tampon entre le camp et la frontière (avec l'Egypte), d'une part, et le
bloc principal de colonies, d'autre part. A Rafah, les destructions de maisons
sont aussi destinées, d'après l'armée, à empêcher l'infiltration d'armes en
provenance d'Egypte : depuis les années 1980, les Palestiniens ont creusé des
tranchées vers l'Egypte, par lesquelles passaient surtout drogues et produits de
consommation bon marché - parfois aussi des personnes. A présent, toujours
d'après l'armée, ces tranchées sont devenues une voie d'acheminement d'armes et
de munitions pour les 'terroristes'.
Mortiers artisanaux et primitifs
Derrière les rangées
de maisons détruites se dressent d'autres rangées de maisons palestiniennes
criblées de trous, dus aux projectiles provenant des positions israéliennes et
des postes de tir dressés tout le long de la frontière et dans les colonies.
L'armée israélienne continue à détruire les maisons et à tirer, pendant que des
Palestiniens anonymes posent toujours des explosifs sur les axes de circulation
de l'armée israélienne et tirent en direction des colonies. En général, il n'y a
pas de blessés israéliens, mais presque chaque jour, on compte des morts et des
blessés palestiniens.
Tsahal soutient que ses tirs et ses obus sont une
réaction aux tirs des Palestiniens. Depuis le 29 septembre 2000, l'Intifada est
marquée par la puissance de la répression de l'armée israélienne, très
supérieure à celle des opérations palestiniennes contre des cibles israéliennes
: quand les Palestiniens ont commencé par des jets symboliques de pierres vers
les positions militaires devant les villes palestiniennes, les soldats ont
répondu par des tirs meurtriers à balles réelles contre les manifestants et les
lanceurs de pierres. En un mois, plus de cent personnes ont été tuées, qui,
d'après de nombreux témoignages directs, ne menaçaient pas la vie des soldats.
Dans un nombre non négligeable de cas, l'armée a tiré non 'en réaction', mais de
sa propre initiative. Elle a répondu par des armes lourdes à des tirs sans
efficacité, 'en l'air', à des mortiers artisanaux et primitifs. Quand les tirs
palestiniens sont devenus 'efficaces', quand les Palestiniens ont repris les
attentats-suicides en Israël, quand des civils et des soldats israéliens ont été
tués, l'armée israélienne a répondu par des bombardements à partir
d'hélicoptères, puis d'avions. Selon les porte-parole israéliens, ces opérations
étaient nécessaires pour lutter contre l'offensive terroriste
palestinienne.
Le raisonnement palestinien est inverse : en octobre 2000,
dit-on à Bethléem, sept ou huit jeunes armés de la région (qui n'appartiennent
pas pour autant à la Sécurité palestinienne) décident que la lutte contre
l'occupation doit être menée par les armes. Ils sont probablement à l'origine du
meurtre de trois soldats israéliens, le 1er novembre 2000. Une semaine plus
tard, Israël assassine leur chef, Hussein Abyat. Aujourd'hui, au terme d'une
année d'assassinats ciblés et d'opérations militaires israéliennes qui ne
cessent de croître en ampleur, on dit à Bethléem qu'il y a environ un millier de
jeunes - sinon davantage - équipés d'armes qu'ils ont eux-mêmes achetées de
leurs deniers.
Du 19 au 28 octobre 2001, quand l'armée israélienne entre avec
d'importantes forces blindées au coeur de la ville et s'installe dans sept
maisons, ces jeunes en armes essaient de former une opposition : bombes
artisanales, cocktails Molotov, tirs à partir des maisons des camps palestiniens
où se sont postés les chars israéliens, francs-tireurs, kalachnikovs. L'un de
ces jeunes, qui dit appartenir aux 'Brigades des martyrs d'Al-Aqsa', apparentées
au Fath, explique qu'ils savent bien que, malgré les armes qu'ils possèdent, ils
sont incapables d'arrêter les chars. Mais ils tirent orgueil de ce que pas un
soldat israélien n'ait osé descendre des véhicules blindés ni montrer son
visage, de peur d'être pris pour cible par un franc-tireur palestinien. En dix
jours, à Bethléem, seize Palestiniens - dont onze civils - sont tués dans la rue
ou chez eux. Un soldat israélien subit des blessures de gravité moyenne. Trois
autres Palestiniens armés sont tués au cours d'une opération ciblée de
l'armée.
A la même époque, fin octobre, un quartier du nord de Ramallah est
également envahi par les chars, qui bloquent ainsi les accès des villes de
Jénine, Tulkarem et Kalkiliya. A Ramallah - où réside le dirigeant du Fatah
Marwan Barghouthi -, pendant deux jours, des hommes de la sécurité palestinienne
et des militants armés du Fatah tirent sur les forces israéliennes, puis plus
rien. Quatre Palestiniens armés meurent, pas un Israélien n'est touché. Quand le
feu s'arrête, de nombreux soldats descendent des chars et des véhicules blindés.
Ils imposent le couvre-feu vingt-quatre heures sur vingt-quatre et interdisent
l'accès de la ville aux quelque trente mille habitants des villages environnants
et d'un camp de réfugiés voisin. Chaque jour, des centaines d'habitants
'transgressent les consignes' et se rendent à pied dans le quartier sous
couvre-feu, sous la menace des canons et mitrailleuses des chars et véhicules
blindés. Parfois, les soldats lancent des grenades lacrymogènes et des grenades
offensives en plein milieu de ces gens qui se cachent, fuient, crapahutant sur
la rocaille et escaladant des pentes abruptes, tout ça pour pouvoir se rendre à
l'école, au travail, au marché, au dispensaire, aux bureaux de l'Autorité
palestinienne. Malgré tout, les rues de Ramallah sont presque entièrement
vides.
"Au moins, toi, tu peux gagner ta vie !" s'entend dire un vendeur de
falafels - c'est le repas à emporter le plus nourrissant et le moins cher que
l'on puisse trouver - du centre de Ramallah. "Je vais t'étonner, mais des
falafels, les gens n'en ont jamais aussi peu acheté !", répond celui-ci. Deux
des trois millions de Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza vivent au-dessous
du seuil de pauvreté, d'après les chiffres du Bureau palestinien de
statistiques. Environ 15% des familles ont perdu toute source de revenu, surtout
dans la bande de Gaza, où elles ne peuvent se rabattre sur une petite production
agricole familiale, comme en Cisjordanie.
Deux semaines sans ravitaillement
En un an, l'économie
palestinienne a presque été paralysée. Les chars et les hélicoptères ne sont pas
en cause. Depuis un an, des blocs de béton sont placés aux entrées de tous les
villages palestiniens, et empêchent le passage des voitures dans un sens comme
dans l'autre. La circulation sur les routes qui desservent les colonies
israéliennes est en général interdite aux Palestiniens. Les gens font des
kilomètres à pied, changent de taxi trois ou quatre fois avant d'arriver à bon
port. Des déplacements qui naguère prenaient vingt minutes sont transformés en
odyssées de deux ou trois heures. Etudes, travail, construction, développement,
vie sociale, tout s'est rétréci comme peau de chagrin à cause de ces blocs de
béton.
Deux villages sont encore plus éprouvés que les autres par le bouclage
: Beit Furiq et Beit Dajan, à l'est de Naplouse, douze mille habitants à eux
deux. Ils se trouvent sur une route qui conduit à trois des colonies les plus
fanatiques. Fin octobre 2001, la sortie des villages a été purement et
simplement interdite. Pendant environ deux semaines, ils n'ont pu être
ravaitaillés ni en nourriture ni, pis encore, en eau. Beit Furiq et Beit Dajan
ne sont pas reliés au réseau de l'eau (les colonies voisines le sont) et
dépendent donc de l'eau de pluie et de source, mais surtout du ravitaillement
par des camions-citernes. Pendant huit jours entiers, les soldats ont refusé aux
chauffeurs l'autorisation de sortir pour aller chercher l'eau. Plus tard, ces
mêmes chauffeurs ont été retenus pendant des heures au barrage, ce qui les a
empêchés de rapporter une quantité suffisant aux besoins du village.
Du côté
de l'armée, on explique qu'à la même période il y avait des menaces d'attentat,
raison pour laquelle les camions-citernes et les camions de nourriture ont été
retardés à l'entrée des deux villages. On admet que, dans certains cas, "les
camions furent retardés au-delà de la mesure". D'autres villages et d'autres
régions souffrent de retards du même genre, bien que moins extrêmes, dans leur
ravitaillement en eau et en nourriture. Les obus, les balles et les assassinats,
m'a dit un villageois, seules quelques centaines, peut-être quelques milliers de
personnes ont à les subir. Les blocs de béton, c'est tout le peuple qui en
souffre.
2. Norman Finkelstein apporte sa touche personnelle à
Beyrouth - L'auteur, à la fois célébré et controversé, exposera sa vision du
monde post-11 septembre par Warren Singh-Bartlett
in The Daily Star
(quotidien libanais) du lundi 10 décembre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Norman Finkelstein a bien failli être la première victime de la guerre en
Afghanistan enregistrée au Liban. Cet écrivain, ancien professeur d'université,
exilé new yorkais et iconoclaste professionnel, qui fait carrière du
renversement des tabous tenus pour sacro-saints par les Juifs américains et les
Juifs israéliens avait, en effet, presque décidé que le temps n'était pas encore
venu de déclencher sa première offensive oratoire au Moyen-Orient. Mais, fort
heureusement, il faudrait bien plus que les problèmes de déplacement aérien
consécutifs au post-World Trade Center pour clouer Finkelstein au sol, et il est
actuellement en ville où il donnera deux conférences au Théâtre de Beyrouth,
dont la première, ce soir, portera sur les effets possibles des attentats du 11
septembre sur la politique américaine dans notre région et la seconde, jeudi
prochain, portera sur le fonctionnement du lobby juif aux Etats-Unis.
"J'ai
eu l'impression que le sujet de l''industrie de l'holocauste' n'est pas de
première importance pour les gens (ici)", nous a-t-il confié, expliquant la
raison principale de sa venue à Beyrouth. "Aujourd'hui, ce qui intéresse surtout
les gens, c'est essentiellement de savoir quelle est la réaction des Etats-Unis
aux attentats du 11 septembre, et de quelle manière cette réaction aura un
impact sur la région (du Moyen-Orient)".
Son approche de sujets qui entrent
encore et toujours dans la catégorie du "pas en présence des Goyim", tel celui
de l'extorsion de fonds de divers Etats européens au nom des survivants de
l'holocauste par ce que Finkelstein qualifie d''industrie', dans son quatrième
livre publié l'année dernière - L'industrie de l'Holocauste : réflexions sur
l'exploitation de la souffrance des Juifs - lui a attiré beaucoup plus de
critiques que d'éloges, en particulier, chez lui, aux Etats-Unis.
Utilisant un langage décidé mais courtois, Finkelstein a un style plutôt
provocant, tant à la ville que dans ses écrits ; ainsi de sa description de la
prédilection des Israéliens pour des héros "athlétiques, blonds, bronzés et
aryens". Dès lors, la chose sans doute la plus remarquable chez cet
universitaire, en particulier pour qui connaît la réputation sulfureuse qui est
la sienne dans les médias américains, est qu'il n'ait (apparemment) ni cornes ni
queue terminée en pointe. Quant à savoir s'il a la langue bifide, cela reste à
voir...
L'invitation de Finkelstein, mise sur pied par l'un de ses anciens
étudiants et éditeur de la traduction arabe de son Industrie de l'Holocauste,
Dar al-Adab, le Dr. Semah Idriss, brise à point nommé un certain nombre de
tabous, elle aussi. Finkelstein sera, ainsi, le premier intellectuel juif
américain à s'exprimer ici, tout au moins depuis la guerre (civile), ce qui sera
peut-être de nature à poser une nouvelle pierre miliaire sur la voie de la
reconquête, par Beyrouth, de sa position de capitale culturelle, à la fois
excitante et excitable, du monde arabe...
Elle montre aussi la longueur du
chemin que les institutions du pays ont encore à faire... Finkelstein aurait dû,
originellement, donner sa seconde conférence à l'amphithéâtre Issam Fares de
l'Université Américaine, mais c'était sans compter sur les autorités de
l'université, qui ont décidé que l'homme qui s'est vu décerner un doctorat par
l'Université de Princeton et qui a passé dix années à enseigner les sciences
politiques à l'Université de New York était devenu, du jour au lendemain - du
point de vue académique s'entend (qu'alliez-vous imaginer ?) - un candidat
inapte à s'adresser aux étudiants dont elles ont la 'charge'.
Les étudiants,
dans leur écrasante majorité, ont protesté contre cette mesure, et après maintes
pressions, l'Université a concédé du bout des lèvres une conférence de presse
informelle, réservée, qui plus est, aux seuls étudiants de l'Université
Américaine. Elle se tiendra jeudi prochain, en soirée.
La visite de
Finkelstein pourrait bien contribuer à démolir certaines des théories du complot
qui trouvent un terrain de plus en plus fertile dans cette
région.
Finkelstein a ainsi donné l'exemple des derniers attentats-suicides à
Jérusalem et à Haifa, qui ont coûté la vie à vingt cinq Israéliens et
Palestiniens. Il y avait eu autant de Palestiniens tués à Bethlehem après
l'assassinat du ministre (démissionnaire) du tourisme, l'extrémiste Rehavam
Ze'evi. A quelques rares exceptions - remarquées - près, les mêmes médias qui
ont fait leurs gros titres des premiers de ces morts avaient quasi totalement
ignoré les seconds. Comment pourrait-il s'agir d'autre chose que d'une politique
délibérée ?
"Mais 'délibérée', cela suggère l'idée d'un complot", explique
Finkelstein, qui ajoute que ses commentaires font référence aux seuls médias
américains. "Dans les médias américains, le point de vue américano-israélien est
désormais tellement internalisé, intégré, qu'il cesse d'être 'délibéré' : il est
de l'ordre de l'inconscient."
"Il s'agit de tout un système mental. Il y a
l'holocauste et la souffrance juive, la peur qu'ont les Gentils de ne pas
comprendre (correctement la situation) et que toute critique (de leur part)
pourrait être de nature à alimenter l'antisémitisme", poursuit-il.
"Ainsi,
les vies israéliennes ont de l'importance, d'une manière dont les vies
palestiniennes ne peuvent pas se prévaloir. De plus, les vies des Palestiniens
musulmans comptent encore moins que celles des Palestiniens chrétiens."
Que
pense Finkelstein de l'intérêt croissant, au Moyen-Orient, pour les écrits
d'historiens révisionnistes tels David Irving et Roger Garaudy, qui considèrent
que l'extermination des Juifs d'Europe ne serait qu'une sorte de légende du
vingtième siècle ? Que pense-t-il de la décision du gouvernement libanais
d'interdire une conférence révisionniste prévue à Beyrouh, au début de cette
année ?
"Empêcher quiconque de s'exprimer ne diminue en rien le danger que
représente la désinformation ; cela ne fait que convaincre les gens que si cette
expression est interdite, cela doit cacher quelque chose" dit Finkelstein, qui,
à l'évidence, n'est pas désarçonné par ce genre de questions. "Toutefois, je
pense réellement que le monde arabe ne met que lui-même dans l'embarras, et
personne d'autre, lorsqu'il donne à des gens qui sont carrément dérangés et
malhonnêtes l'accès aux tribunes. Il y a une autre raison d'être contre : c'est
le fait qu'Israël et ses propagandistes souhaitent que soit tenues ce genre de
conférences (révisionnistes) ; elles leur fournissent, en effet, une 'preuve'
que les Arabes haïssent les Juifs."
Ajoutez à cela la croyance, ancrée en
Amérique, après le 11 septembre, selon laquelle tout le monde, en particulier
les Arabes, hait les Américains, et vous verrez que l'avenir est loin d'être
rose.
"Vous pouvez sans risque de vous tromper en déduire, en extrapolant,
qu'il existe aux Etats-Unis une sorte de chauvinisme hystérique et de soutien
aveugle à la politique américaine, mais cela ne donne toutefois pas un tableau
très exact de la réalité", dit Finkelstein. "Il y a aussi une certaine
conscience du fait que le 11 septembre n'était pas simplement un acte insensé,
mais qu'il représentait - sous une forme évidemment totalement inacceptable -
des ressentiments réels et profondément ancrés dans le monde arabe. Je pense que
les Américains sont ouverts à cette suggestion."
L'une des indications
pourrait en être donnée par de nombreux sondages d'opinion selon lesquels une
majorité d'Américains et de Juifs Américains sont plus que jamais en faveur
d'une solution à deux Etats au conflit israélo-palestinien. Mais on pourrait
objecter qu'aujourd'hui, c'est aussi le cas d'Ariel Sharon...
"La question
est de savoir si tout le monde a bien conscience des différences (fondamentales)
entre la position de la communauté internationale (sur ce problème), exprimée
par de multiples résolutions de l'ONU", dit-il, " et celle d'Israël, d'autre
part, qui désire créer des bantoustans palestiniens éparpillés : j'en doute
fortement." Finkelstein pense également que la création d'un Etat palestinien -
que ce soit sous la forme d'un pays entièrement fonctionnel, territorialement
uni, ou sous celle d'un chapelet d'étaticules indéfendables et non viables - ne
signifiera pas nécessairement que la paix sera instaurée dans la région du
Moyen-Orient.
"Israël restera l'obligé des puissances occidentales, aussi le
problème que cela représente demeurera, et il n'est pas mince", dit-il. "C'est
un échange de bons procédés : Israël sert les intérêts de son suzerain impérial
(américain) si le suzerain impérial sert les intérêts de son vassal :
Israël."
Ainsi, la seule réponse serait donc le fameux cri de ralliement, si
souvent entendu au Moyen-Orient : "Mort à l'Amérique" ?
"Non, ce n'est pas la
réponse", tranche Finkelstein. "Mais le seul espoir, en l'état, réside en un
changement accéléré et une amélioration (des positions d'icelle)".
Maigre
consolation pour une région qui observe, avec un scepticisme croissant, le lourd
tribut des morts et des destructions, n'est-ce pas ?
"Les problèmes sont si
profonds et si terribles, la souffrance est immense", dit-il. "Il pourrait se
faire que nous entrions dans une période révolutionnaire, faite de changements
rapides, mais je n'en vois pas les indices. De plus, bien souvent, quand la
poussière se dissipe, nous voyons combien la révolution a en réalité changé très
peu de choses, de toutes manières."
[Norman Finkelstein s'exprimera
le jeudi 13 décembre 2001 au Théâtre de Beyrouth, à dix-neuf heures. Le nombre
de places est limité : 250.]
3. La dangereuse
confusion des juifs de France par Eyal Sivan
in Le Monde du 8
décembre 2001
(Eyal Sivan, cinéaste
israélien, réside en France.)
Disons-le sans détour, la question du sionisme est dépassée. Pourtant
l'amalgame systématique entre antisionisme et antisémitisme est devenu la
nouvelle arme d'intimidation des "amis d'Israël".
Les accusations d'antisémitisme lancées par les institutions juives de
France à l'encontre des médias français, la violence passionnelle des réactions
et l'opprobre jeté sur toute attitude critique à l'égard d'Israël témoignent de
la confusion et de l'échauffement des esprits. Confondant non-sionisme et
antisémitisme, ces réactions se multiplient depuis que la guerre coloniale en
Palestine-Israël redouble de violence. Ainsi, les institutions juives de France
font peser aujourd'hui un danger sur les juifs et le judaïsme, et plus
particulièrement sur la cohabitation entre Français juifs et musulmans au sein
de la République.
Que des juifs en France se sentent aujourd'hui concernés par le sort des
Israéliens qui ont élu avec une large majorité un premier ministre d'extrême
droite et sont aujourd'hui piégés dans une situation politique et identitaire à
laquelle ils ne voient pas d'issue, c'est légitime. Mais que la communauté juive
de France et son grand rabbin s'enferment dans un soutien inconditionnel à la
situation coloniale et meurtrière qui prévaut depuis plus de cinquante ans en
Israël-Palestine, c'est inacceptable.
On en est arrivé à confondre la signification mystique que revêt la terre
d'Israël dans le judaïsme avec une revendication territoriale qui n'a plus rien
à voir avec la sécurité. Israël est aujourd'hui le seul endroit du monde où les
juifs sont menacés physiquement en tant que tels. Le CRIF déclare pourtant que
les juifs de France, "inquiets de voir les jeunes musulmans transporter en
France le conflit du Proche-Orient", sont prêts à envisager d'émigrer en Israël
pour s'y réfugier.
Une minorité de juifs de France prend au sérieux la grande angoisse de la
société juive israélienne face à l'évolution démographique favorable aux Arabes
et émigre en Israël. Pour la plupart religieux intégristes, ils choisissent de
s'installer dans les colonies de peuplement en Cisjordanie et dans la bande de
Gaza. Si la majorité des juifs de France (de loin la plus grande communauté
d'Europe) restent attachés à une République qui leur permet de vivre leur
judaïsme dans toutes les nuances qu'on lui connaît aujourd'hui, ils représentent
pourtant, selon les propres termes de l'Agence juive, le "dernier réservoir"
d'immigration vers Israël.
Dans les synagogues et les centres communautaires juifs, le drapeau
israélien et la collecte d'argent au bénéfice d'Israël ont tendance à prendre la
place des symboles religieux traditionnels. Les fonctionnaires de "l'office
israélien de l'explication" et de l'ambassade d'Israël en France comme des
officiers de l'armée israélienne accompagnent des dirigeants
communautaires.
Quant à la sécurité des institutions juives, elle est
assurée par les services d'ordre des mouvements de jeunesse sionistes, secondés
et entraînés par des membres de la sûreté israélienne.
C'est ainsi que s'opère le déplacement du domaine politique vers le
religieux. Identifiés comme des institutions de soutien à Israël, les synagogues
et centres commu nautaires deviennent, dans cette confusion, des cibles
d'attaques criminelles, qui, par ailleurs, doivent êtres punies en tant que
telles.
Mais, en qualifiant d'antisémites les positions non sionistes et critiques
portées à l'égard de la politique israélienne et, délégitimant un point de vue
politique en le confondant avec un propos raciste, les institutions juives
communautaires françaises jouent aux apprentis sorciers et deviennent
elles-mêmes vecteurs de violence.
Pour les juifs pratiquants, le judaïsme n'est pas une question. Pour des
juifs laïques, en revanche, tiraillés entre universalisme et crispation
identitaire, le sionisme est devenu une religion de substitution. De ces juifs
en mal d'identité, Yeshayahu Leibowitz, le philosophe israélien, religieux et
sioniste, disait : "Pour la plupart des juifs qui se déclarent tels, le judaïsme
n'est plus que le bout de chiffon bleu et blanc hissé en haut d'un mât et les
actions militaires que l'armée accomplit en leur nom pour ce symbole. L'héroïsme
au combat et la domination, voilà leur judaïsme."
Le génocide des juifs est identifié comme un holocauste et un terme
biblique lui a été attaché, "Shoah". Ce transfert dans le registre du sacré
arrache l'événement à sa gravité politique. La culture victimaire devient un
pilier de l'identité juive laïque. Les autres, et en premier lieu les
Palestiniens, sont sommés de prouver leur souffrance, car ils ne seraient que
les victimes des victimes…
En 1990, pendant la première Intifada, le même Leibowitz constatait : "Rien
de plus confortable que de se définir par rapport à ce que les autres nous ont
fait. Nous nous sentons ainsi dispensés de nous poser la question “Qui
sommes-nous?” et de tout examen de conscience."
En votant à l'ONU en 1947 le partage de la Palestine qui attribuait environ
60% du territoire à la minorité juive et 40% à la majorité arabe, le monde
occidental voyait là un moyen de se racheter après la catastrophe du génocide. A
cela s'ajoutaient la mentalité coloniale de l'époque et son mépris à l'égard des
populations indigènes. Le monde occidental semblait faire sienne l'idée sioniste
selon laquelle les juifs sont partout en transit, à l'exception de ce bout de
terre qu'ils revendiquaient et qui leur était désormais attribué. Les Arabes
refusèrent ce partage inégal. Contrairement à ce qui est fréquemment affirmé,
ils ne s'en tinrent pas à un simple rejet. Le représentant du Haut Comité arabe
pour la Palestine avait proposé le projet d'un Etat binational. Et la communauté
des nations est restée sourde à diverses propositions d'un plan pour un Etat
fédéré.
Le territoire de la Palestine historique (Israël, territoires occupés et
zones autonomes) comporte aujourd'hui environ 4 millions de Palestiniens et 5
millions de juifs. La question du droit au retour des réfugiés palestiniens
expulsés en 1948 ajoute une complexité supplémentaire au dénouement du conflit.
Comment faire accepter à un Palestinien né à Jaffa qu'il n'a pas le droit d'y
revenir, alors qu'un juif né à Paris peut, lui, s'y installer? Dans cette
logique, le partage de la terre et la séparation entre Israéliens et
Palestiniens semble s'imposer. Mais, à moins d'envisager un nouveau transfert de
populations, il semble impossible de dessiner des frontières vivables entre des
communautés aussi imbriquées sur le terrain. Le partage est aussi illusoire que
la croyance, pour "corriger" la donne démographique, en une grande vague
d'immigration juive qui serait provoquée par la résurgence de l'antisémitisme en
Occident.
Pourtant les apprentis sorciers continuent à jouer la carte de la panique
en brandissant le spectre de l'antisémitisme. Ils montrent ainsi leur incapacité
à sortir d'une vision manichéenne et archaïque des rapports de force.
Pour rompre le cercle vicieux de la haine et de la vengeance, il convient,
au contraire, de faire appel à l'intervention des nations qui furent à l'origine
de l'erreur historique de 1947. Il est temps d'en appeler à la raison et
d'abandonner des conceptions nationalistes et théocratiques dont l'Histoire du
XXe siècle a largement démontré les limites et le coût humain.
Seule une vision républicaine, démocratique et laïque persuadera les
peuples israélien et palestinien qu'ils peuvent vivre – et pas seulement mourir
– sur le même territoire.
S'ils souhaitent sincèrement favoriser une solution au conflit du
Proche-Orient et voir leurs amis ou parents israéliens vivre enfin en paix, les
Français juifs ont bel et bien un rôle à jouer. Premiers dans l'Histoire à
bénéficier des bienfaits des principes républicains, pourquoi n'encouragent-ils
pas les Israéliens à s'engager dans une voie similaire? Pourquoi ne
s'appliquent-ils pas à développer en France des relations harmonieuses avec la
communauté musulmane au lieu de l'accuser d'importer en France le conflit du
Proche-Orient? Leur exemple serait une vraie contribution à la paix et servirait
plus le judaïsme que le drapeau israélien.
4. Dangereuses
illusions par Baroukh Kimmerling
in "Ha’Aretz" Tel-Aviv
traduit dans Courrrier International du jeudi 6 décembre 2001
Laissons la droite nationale et religieuse gouverner seule le pays, propose
"Ha’Aretz". Alors, l’opinion publique israélienne se réveillera.
Pour
quiconque a un minimum de sens commun, il est évident que l’option du Grand
Israël est inapplicable et que, en fin de course, Israël ne se stabilisera qu’en
épousant plus ou moins le tracé de la “Ligne verte” [ligne fictive séparant
Israël des territoires occupés en 1967]. Cependant, trois questions centrales et
étroitement imbriquées cherchent encore une réponse. Combien de temps durera
cette guerre de décolonisation ? Combien de victimes fera-t-elle des deux côtés
? Israël parviendra-t-il à nouer un partenariat avec les Palestiniens ou
laissera-t-il les deux sociétés, tant israélienne que palestinienne, s’enfermer
dans leurs frontières étroites et ruminer leur haine et leur soif de vengeance
?
L’une des raisons de la perpétuation de cette situation intolérable réside
dans la disparition d’une opposition moralement et politiquement significative,
s’appuyant sur une opinion publique active, un débat public, des hommes
politiques qui mènent ce débat et une opposition parlementaire sérieuse. Le
premier pas dans la disparition de l’opposition israélienne peut être attribué
aux déclarations de l’ancien Premier ministre Ehoud Barak, un politicien amateur
et versatile qui a justifié son échec personnel en décrétant qu’Israël “n’avait
pas de partenaire”. Cette déclaration a ouvert la voie à de dangereuses
illusions dans les deux sociétés. Les Palestiniens ont déclenché une guerre
malhonnête et une campagne terroriste contre des cibles juives des deux côtés de
la Ligne verte. En réponse, l’opinion israélienne a élu Ariel Sharon au poste de
Premier ministre. Sharon, un homme politique blanchi sous le harnais, a paralysé
le Parti travailliste en assurant pratiquement les pleins pouvoirs au ministre
des Affaires étrangères Shimon Pérès, un piètre homme politique qui aurait dû se
retirer depuis longtemps, et au ministre de la Défense Benyamin Ben Eliezer, une
personnalité à l’agressivité patente. Sharon a même récupéré l’héritage de Rabin
en intégrant sa fille, Daliya Rabin-Pelossoff, dans son gouvernement. Enfin,
depuis la mise sur pied de ce gouvernement, les dirigeants du Parti travailliste
se sont lancés dans une bataille surréaliste pour la direction d’un parti qui
n’existe plus. Quant au Meretz [gauche], tout ce qu’il offre, c’est la
rhétorique brumeuse de son chef Yossi Sarid et de sa députée Anat Maor. En
outre, la plupart des intellectuels israéliens ont changé leurs vues ou
s’enferment dans le silence...
Une autre illusion dangereuse, abondamment reprise par nos médias, consiste
à parler de “gauche” à propos de partis aux options sociopolitiques fort
différentes, dont le seul dénominateur commun était la conviction que, en se
retirant vers les lignes de 1967, Israël pourrait arriver à un rapprochement
avec les Palestiniens. Cette “gauche” n’existe plus, et tout le spectre
politique a viré à droite.
Comment restaurer une opposition israélienne crédible ? Tout simplement en
laissant les droites nationales et religieuses gouverner le pays. Quant à ceux
qui s’obstinent à servir de feuille de vigne à la droite israélienne, ils
devront assumer la responsabilité historique d’un choix aux conséquences
désastreuses. Il faut laisser le Likoud et le cartel de l’extrême droite
gouverner l’Etat, l’économie et la société. Les Israéliens ne tarderont pas à en
découvrir les conséquences. Peut-être assistera-t-on alors à un changement
dramatique dans l’opinion. Mais la première chose à faire pour permettre à
Israël de sortir du labyrinthe, c’est de rebâtir une opposition politique et
morale face à un gouvernement d’union nationale qui n’est rien d’autre qu’un
gouvernement de pure extrême droite.
5. Big Macs, pauvreté, terrorisme et... Ariel
Sharon par Hady Amr
in The Daily Star (quotidien libanais) du jeudi
6 décembre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
(Consultant économique et politique, Hady Amr, ancien conseiller du
Président Bill Clinton au ministère américain de la Défense, partage son temps
entre Arlington (Virginie, USA) et le monde arabe.)
Pourquoi des
militants du Jihad islamique palestinien se font-ils sauter dans des bus et des
discothèques, en Israël, tuant des dizaines de personnes ? Pourquoi l'Israélien
Ariel Sharon, déjà accusé d'être un criminel de guerre, récidive-t-il en
envoyant son armée bombarder, tirer et tuer des Palestiniens, tout en
multipliant les attaques (verbales) contre l'Autorité palestinienne ? A en
croire ce que nous disent depuis des années des experts ès politique étrangère
américaine et des journalistes comme Thomas Friedman, le conflit a quelque chose
à voir avec les Big Macs et la pauvreté. Friedman ajoute aussi que les Arabes,
en général, et les Palestiniens, en particulier, ne manquent jamais l'occasion
de rater l'occasion. En tant qu'Américain élevé (en partie) aux McDonalds, au
beurre de cacahuète et aux sandwichs à la gelée, dans le New Jersey, en
Pennsylvanie et en Virginie, je me sens concerné par ces trois raisons
'profondes'. Et en tant qu'Arabe élevé - mais oui... - au shawarma et aux
sandwiches aux falafels au Liban et en Arabie Saoudite, je me sens concerné par
ces trois 'raisons' à un deuxième titre, et en particulier, la dernière.
Qu'est-ce donc que cette 'théorie du Big Mac' ? C'est aussi une théorie de
Friedman (encore lui). Dans les années 1990, il a fait l'hypothèse que deux pays
ayant chacun un McDonald's sur leur territoire respectif n'ont jamais fait - ou
ne feront jamais - la guerre entre eux. Absurde ? La présence de McDonald's est
assurément l'indicateur de l'existence d'un environnement stable et pacifié.
Mais, lorsque je vivais à Beyrouth, en 1998, l'ouverture par McDonald's de son
premier restaurant dans la capitale libanaise, (lequel, notons-le au passage, a
connu le décollage le plus remarquable au monde durant son premier mois
d'existence), n'a pas empêché Israël de continuer à bombarder le Liban.
McDonald's ou pas McDonald's : kif-kif... Bien souvent, cette action avait pour
effet de précipiter des écolières, des Libanais ordinaires et moi-même dans les
abris, tandis que les avions de guerre israéliens descendaient en piqué sur
Beyrouth. Une fois, en 1999, ils bombardèrent la centrale électrique de la
capitale, plongeant dans l'obscurité et privant d'électricité (et donc de
climatisation et de frigidaires) des centaines de milliers de personnes durant
tout un été, interminable et particulièrement étouffant. Bien entendu, les
combattants du Hizbollah continuèrent à lutter contre l'occupation libanaise du
Sud-Liban, en envoyant des roquettes sur le territoire d'Israël et en faisant
exploser des bombes déposées le long des routes. Les Libanais d'origine, ainsi
que les touristes arabes et occidentaux, pouvaient continuer à acheter tous les
hamburgers qu'ils désiraient... Peut-être alors, M. Friedman, que ce qui faisait
cruellement défaut, en réalité, c'était un McDonald's... à Nabatiyéh (Sud-Liban)
?
Mais, un an ou deux après, Israël se retira effectivement du Sud-Liban
(faisons l'impasse sur le problème des fermes de Shebaa) et une paix relative a
pu être obtenue entre Israël et le Liban. En ayant cette réalité à l'esprit,
peut-on dire que tout ce que les décideurs politiques américains, israéliens et
arabes doivent faire, afin de paver la voie vers la paix en Israël et en
Palestine, c'est tout simplement de convaincre McDonald's de commencer à servir
des "doubles hamburgers 100% boeuf avec sauce spéciale, laitue, fromage,
pickles, oignons et petits pains au sésame" à Ramallah et à Gaza ? Tu parles !
Est-il envisageable que McDonald's aille courir le risque de se faire bombarder
par des hélicoptères israéliens Apache (de fabrication américaine) ou se faire
exploser le restau par un jeune bardé d'explosifs comme l'a fait Sbarro à
Jérusalem ? Aujourd'hui, que nenni. Mais si l'Amérique, Israël et le monde arabe
décident de travailler tous ensemble afin de créer la paix et la sécurité
demain, alors là : oui. Notons au passage que, de manière curieuse, aucun des
pays susceptibles d'être pris pour cible par les Etats-Unis dans la Phase II de
leur 'Guerre contre le Terrorisme' - la Somalie, l'Irak, la Syrie ou l'Iran -
n'a, non plus, de McDo. Tiens, tiens...
Bon, maintenant, parlons 'pauvreté',
et non plus 'hamburgers'. Les experts de la politique étrangère américaine
défendent, depuis des lustres, l'idée selon laquelle la pauvreté alimente le feu
de la haine dans les ventres vides des candidats terroristes. Et que, si vous
apportez à une population un niveau de vie amélioré et assez de liberté
permettant à des esprits entreprenants d'aller de l'avant, les gens s'adonneront
au commerce et éradiqueront d'eux-mêmes la violence. Dans ce cas, Arafat et
l'Autorité palestinienne n'ont même pas besoin de se poser la question : bien
loin de permettre une telle amélioration, depuis les accords d'Oslo, en 1993,
Israël n'a fait qu'accentuer son blocus économique rampant contre la société
palestinienne, faisant chuter le niveau de vie déjà passablement bas des
Palestiniens à un niveau incroyablement bas. Ainsi, les Palestiniens souffrent
d'une pauvreté qui va sans cesse s'aggravant, tandis que le reste du monde arabe
progresse ou, tout au moins, limite les dégâts, en stagnant. Tandis que la
Jordanie 'amie de la paix' - dont la moitié de la population est palestinienne -
a conclu un Accord de Libre Echange avec les Etats-Unis, un rapport de l'UNICEF
montre que les revenus des ménages en Cisjordanie et à Gaza ont chuté de 20% au
cours des années 1990. Pendant ce temps, l'économie israélienne décollait en
flèche. En voilà, un dividende de la paix qu'il est drôle, pour les Palestiniens
!
Que faire ? L'Arabe en moi est tenté de demander à Israël et à l'Amérique :
'Comment pouvons-nous empêcher les enfants palestiniens de se faire sauter dans
les quartiers de loisir animés de Jérusalem ? Nous devons veiller tout autant à
assurer la sécurité aux Palestiniens et à réunir les conditions pour qu'il y ait
aussi des quartiers de loisirs animés à Gaza, à Naplouse et à Jenin. Mais en
réalité, les Palestiniens obtiennent quoi ? Une économie étranglée. Et la
liberté de n'avoir rien d'autre à faire que décider quoi mettre dans leur
assiette, pour peu que ce ne soit pas quelque chose qu'on ne trouve que dans la
ville d'à-côté, parce qu'un barrage israélien les empêcherait sûrement d'aller
l'acheter.
Revenons, maintenant, à l'histoire de Friedman, qui voudrait que
les Arabes ne manquent jamais une occasion de rater l'occasion. L'Américain, en
moi, plaide en faveur du monde arabe : réveillez-vous et humez-moi l'arôme de ce
café ! Bon, d'accord, je vous accorde encore une semaine, jusqu'à la fin du
Ramadan, avant de commencer... Etant musulman, je jeûne, moi aussi. Depuis le
collège, à Easton (Pennsylvanie) et à Morristown (New Jersey), j'ai observé
comment le peuple israélien travaille en étroite symbiose avec la communauté
juive américaine, forte de six millions d'âmes, afin d'entretenir toute une
diplomatie faite de relations publiques soutenues, intenses, personnalisées.
Enfant, je n'ai pas pu ne pas remarquer que pratiquement pas un mois ne
s'écoulait sans qu'une délégation d'enfants, de boy-scouts, ou de sportifs
amateurs israéliens vienne visiter mon école.
Enfant, toujours, je me
demandais : 'mais ils sont où, les Arabes ?'. Je n'en ai jamais vu, jusqu'à ce
qu'ils finissent par faire leur apparition à la télé, où ils parlaient avec un
tel accent que je ne comprenais rien à ce qu'ils baragouinaient. Souvent, dans
le monde arabe, j'ai été confronté à la théorie rebattue du 'complot juif'. Ne
me faites par rigoler ! Quelle excuse pitoyable... Le peuple arabe - en
particulier, au Liban, en Jordanie, en Egypte et dans les pays du Golfe - a
totalement échoué, sur toute la ligne, incapable qu'il a été de travailler
intimement avec la communauté arabo-musulmane américaine, forte de six millions
d'âmes, afin de développer des relations soutenues et saines avec le peuple
américain. L'échec est si patent, la négligence si énorme, qu'à chaque fois
qu'un jeune Palestinien se fait sauter ou qu'un missile israélien tue des
civils, autant d'horreurs qui détruisent les vies de mères israéliennes et
palestiniennes, mon coeur est doublement déchiré à cause - là, oui, pour le coup
- de l'occasion perdue. Il y a, au bas mot, un quart de milliard d'Arabes dans
le monde, et seulement quelques millions d'Israéliens. Et malgré çà, durant
toute ma scolarité, les Arabes n'ont jamais jugé opportun de s'arranger afin de
venir rendre visite à l'une des écoles ou des clubs de sports que j'ai
fréquentés aux Etats-Unis. De son côté, la communauté arabo-américaine n'a pas
été totalement au-dessous de tout. Pas de mon temps, en tout cas (j'ai
trente-quatre ans).
Je suis bien placé pour le savoir : j'ai eu l'occasion
d'y exercer diverses activités bénévoles depuis l'âge du collège. Je le sais
aussi très bien, pour avoir exercé la fonction de directeur national de la
promotion sociale des communautés (ethniques) durant la campagne présidentielle
d'Al Gore (candidat démocrate, vaincu par Bush, ndt), ce qui m'a permis de voir
ce que la communauté arabo-américaine a de meilleur. Durant la campagne
présidentielle, j'ai vu des Israéliens en visite aux Etats-Unis, avides de mieux
comprendre l'Amérique, s'occuper de très très près de campagnes électorales
nationales et locales. Avec les pleins-pouvoirs... car sans concurrence... Où,
me demandais-je, étaient les gars du monde arabe ? Comme aurait dit mon maître
d'école, au moment de l'appel : "Machin ? - absent"...
Regardons la réalité
en face. Il n'y a aucun complot juif, ni même américain, qui viserait à tenir
les Arabes à l'écart. Dans aucune campagne électorale locale, et Dieu sait si
j'en ai connu, on ne refuse du monde ! Comment se fait-il que les parents arabes
n'encouragent pas leurs enfants à prendre un trimestre sabbatique afin de
participer à des campagnes politiques comme le font les parents israéliens ?
Demandez-le donc à mon ami Marc Ginsberg, ancien ambassadeur américain au Maroc,
qui n'a pas été élevé seulement aux Etats-Unis, mais aussi au Liban, en Egypte
et en Israël, et qui parle sacrément bien l'arabe! Il a frayé son chemin en
commençant par trier du courrier sur la colline du Capitole (à Washington),
jusqu'à la position éminente qu'il occupe aujourd'hui. Il y a quelques mois,
Marc a écrit un article sur la nécessité d'un rapprochement beaucoup plus
intime, de personne à personne, entre l'Amérique et le monde musulman. C'est ce
à quoi il s'emploie, activement, en ce moment. Il pense - et je pense comme lui
- que le Moyen-Orient ne connaîtra pas la paix tant que les peuples américain et
arabe ne se comprendront et ne s'apprécieront pas mieux l'un l'autre.
Bon.
Alors, si vous êtes occidental, ou américain, que pouvez-vous faire ? Vous devez
faire plus que vous contenter de lire des bouquins : vous devez trouver un moyen
d'aller au-devant des Arabes et d'inviter des Arabes chez vous, dans vos écoles
et dans vos clubs de scouts. Vous devez les comprendre et mieux comprendre quels
sont leurs problèmes. Ils sont aussi dignes que vous. Ils sont humains. Si vous
êtes arabe, vivant dans un pays arabe, que pouvez-vous faire ? Vous devez vous
organiser mieux, afin d'envoyer des groupes d'enfants ou aller vous-mêmes
découvrir la société américaine (et vous y faire apprécier). Vous devez mieux
comprendre l'Amérique et donner l'opportunité à l'Amérique de mieux vous
comprendre. Invitez un membre du Congrès américain pour une conférence devant
votre association en Jordanie ou au Liban : il viendra, c'est sûr. Ecrivez au
rédacteur en chef du New York Times : internet, c'est pour les chiens ? Si vous
en avez la possibilité, appelez la CNN, sur la ligne ouverte aux
téléspectateurs, et faites vous entendre. Offrez votre bonne volonté pour une
campagne électorale locale aux Etats-Unis. Comment ça : je débloque ? Mais bien
sûr que si, que vous pouvez ! Si vous voulez comprendre le système politique
américain, je ne vois pas de meilleur moyen. Vous ne pouvez pas décemment rester
là, assis, à attendre que votre gouvernement fasse tout à votre place. Dieu sait
si les Israéliens et les Américains n'hésitent pas une seconde à s'organiser
ensemble pour voyager à l'étranger et découvrir les autres
cultures.
Autrement, la prochaine fois que les Israéliens et les Palestiniens
s'entre-tueront ou qu'un terroriste frappera l'Amérique, tuant des milliers de
personnes et détruisant la vie de leurs proches, comment pourrez-vous vous
regarder encore dans le miroir et dire que vous avez fait ce que vous auriez pu
faire pour arrêter le massacre ? Faire en sorte que McDonald investisse à Gaza,
ou mettre fin à la pauvreté à Gaza et en Cisjordanie, c'est le travail des
hommes d'affaires et des gouvernements. Quand à nous, les gens ordinaires, ce
que nous devons faire, c'est apprendre à mieux nous connaître - et
vite.
6. Leïla Shahid :
"Le maître de Sharon, c'est Bush"
in L'Humanité du jeudi 6 décembre 2001
La déléguée générale de Palestine en
France a dénoncé " une guerre barbare d'un Etat contre une population démunie ".
Les participants de l'opération " Un avion pour la paix " annoncent de nouvelles
initiatives.
Leila Shahid, déléguée générale de Palestine en France, participait hier au
siège du MRAP, à la conférence de presse des participants à l'initiative " Un
avion pour la paix ", qui rentraient de leur séjour en Israël et dans les camps
de réfugiés palestiniens, du 29 novembre au 3 décembre. Au lendemain des raids
de l'armée israélienne en Cisjordanie et à Gaza, la responsable palestinienne a
dénoncé vigoureusement " cette guerre barbare menée par Sharon contre une
population civile démunie et une Autorité palestinienne bloquée dans sa liberté
de mouvement ".
" Il n'y a pas de symétrie possible ", a insisté Leila Shahid, mettant en
garde contre toutes les tentatives de renvoyer dos à dos l'Autorité
palestinienne et Sharon dont " la politique est la pire qu'ait jamais connue
Israël ".
Aux côtés de Fernand Tuil, cheville ouvrière de l'initiative " Un avion
pour la paix " et de Mouloud Aounit, le président du MRAP qui était lui-même du
voyage, Leila Shahid a rendu hommage aux participants. " En vous rendant sur
place, vous avez prouvé que les citoyens ont un rôle déterminant à jouer pour
définir le monde à venir. " " Ce conflit est très différent de tous les autres,
car il touche à l'identité de chacun d'entre nous. Un citoyen français qui vit
dans une République laïque et métissée, lorsqu'il se bat pour la justice là-bas,
pour un Etat palestinien viable au côté d'un Etat israélien garanti dans sa
sécurité, se bat pour les valeurs de justice ici même en France et en Europe.
"
L'Autorité palestinienne, a rappelé Leila Shahid, a été la première à
condamner les attentats du week-end dernier. " Ces attentats sont contre la
cause palestinienne. Comment pourrions-nous tuer les enfants et les familles de
nos partenaires pour la paix qui sont dans la population israélienne ? "
a-t-elle martelé. La vengeance et la punition collective, la guerre produiront
d'autres attentats.
" Le maître de Sharon, c'est Bush ", a accusé l'ambassadrice palestinienne,
rappelant le feu vert du président américain à l'égard de Sharon. Celui-ci
s'inspire de la réaction de George Bush aux attentats terroristes du 11
septembre. " Le discours de Sharon est effrayant, c'est celui d'un général qui
commence une guerre coloniale. " Leila Shahid a rappelé qu'Israël est une
puissance militaire de premier plan qui dispose de 200 têtes nucléaires. " Ariel
Sharon voudrait faire croire que nous aurions le dessein de détruire Israël.
Comment peut-on mentir à ce point à son propre peuple ? " Elle s'est insurgée
contre les dérapages que peuvent entraîner les idées de vengeance " légitimant "
les liquidations physiques. " · ce compte-là faudrait-il que les Palestiniens
décident de venger les huit cents victimes des balles israéliennes depuis un an,
que les Vietnamiens se vengent de la guerre américaine ou les Algériens du
colonialisme français ? Voyez où mèneraient pareilles dérives ? " Alors que les
Palestiniens sont seuls face à la violence brutale de l'armée israélienne, Leila
Shahid a rendu un hommage appuyé à Hubert Védrine, ministre français des
Affaires étrangères, " qui a dénoncé avec beaucoup de courage la politique du
pire d'Ariel Sharon, alors que même les pays arabes sont restés jusqu'ici
silencieux ". Votre tâche est énorme, a conclu Leila Shahid en demandant aux
participants d'" Un avion pour la paix " de témoigner sur ce qu'ils avaient vu
ces derniers jours dans les territoires palestiniens.
Telle est bien l'intention exprimée par Fernand Tuil, qui a annoncé de
nouvelles initiatives. Dans quelques jours, une délégation de femmes, élues et
responsables associatives se rendra dans la région pour faire entendre un
message pacifiste. Mille personnes iront ensemble prochainement à Bruxelles pour
réclamer de l'Union européenne pour l'envoi d'une force de protection du peuple
palestinien. Il y a urgence. Sinon la communauté internationale se rendra
coupable de non-assistance à peuple en danger.
7. Le Hamas roule pour Sharon par Hassane
Zerrouky
in L'Humanité du jeudi 6 décembre 2001
Le chef du Hamas, Ahmed Yassine, a
rejeté tout arrêt des actions anti-israéliennes tant que durera l'occupation
israélienne. " Ils veulent que nous cessions de combattre ? Ils peuvent
l'obtenir facilement : avec la fin de l'occupation... ". L'argument est, a
priori, imparable. Le Hamas mène une guerre de libération. Sauf qu'il partage
avec Sharon une même politique : le Hamas est opposé à l'existence d'Israël,
tout comme Sharon est opposé à la création d'un Etat palestinien. Certes, la
paupérisation, l'apartheid pratiqué contre les Palestiniens, comme le souligne
Pierre Vidal-Naquet, les humiliations et la répression au quotidien, sur fond de
refus d'application des accords d'Oslo, sont autant de terreaux permettant à
l'islamisme de se développer. Mais, il ne faut pas oublier que le Hamas a été
aidé et encouragé par le Mossad durant les années soixante-dix, alors que dans
le même temps, Israël faisait la chasse aux militants de l'OLP. Les services
israéliens, qui ont donc enfanté le Hamas, ont de quoi se réjouir. Par sa
stratégie de guerre contre les civils israéliens, le Hamas remplit parfaitement
la fonction et le rôle pour lesquels il a été mis sur orbite. D'autant que les
réactions internationales suscitées par les attentats suicides commis par le
Hamas ont conforté Sharon dans sa politique du pire. Sans doute, si la
communauté internationale avait réagi avec la même vigueur concernant la
répression au quotidien à l'égard des Palestiniens, Ariel Sharon serait
contraint à négocier avec Arafat. Cette même communauté internationale, qui ne
fait rien pour qu'Israël applique les résolutions de l'ONU, multiplie les
pressions de toutes sortes contre Arafat pour qu'il accepte de liquider le
Hamas, alors que l'Autorité palestinienne ne contrôle que 3 % des territoires.
Or, il serait si simple qu'Israël se retire de la Cisjordanie et de Gaza,
démantèle les colonies, afin de permettre à l'OLP de neutraliser les extrémistes
du Hamas. Mais force est de constater, que cette politique qui relève du bon
sens, n'a pas les faveurs de la communauté internationale. Aussi, rien
d'étonnant que le Hamas soit également conforté dans sa stratégie du pire. Car,
si par hypothèse, Sharon parvenait à ses fins, à savoir ruiner définitivement
les accords d'Oslo par la destruction de l'Autorité palestinienne, le Hamas
aurait atteint son but : pas d'Etat palestinien coexistant pacifiquement avec
l'Etat d'Israël.
8. "Les
entreprises européennes fuient les territoires
palestiniens"
extrait d'une revue de la
presse néerlandaise du mercredi 5 décembre 2001 réalisée par l'ambassade de
France aux Pays-Bas
Gaza - "Les entreprises européennes
fuient les territoires palestiniens", relève le Financieele Dagblad à la une.
"Le groupe de construction néerlandais Ballast Nedam et le constructeur français
Spie Batignolles renoncent à construire le port de Gaza, qu'on réalise avec des
fonds européens d'aide au développement. La raison en est l'insécurité des
territoires palestiniens. 'Le contrat sera annulé. C'est fini, point, à la
ligne', déclare une porte-parole de Ballast Nedam (Amstelveen). 'Si l'on reprend
les travaux, il faudra d'abord renégocier.' Le ministère néerlandais des
Affaires étrangères a annoncé hier dans un communiqué de presse que l'accord
sera annulé à dater du 7 décembre. Le ministère de la Coopération dit que les
fonds dégagés seront affectés à d'autres projets.
9. Elias Sanbar,
intellectuel palestinien : "Un feu vert implicite à la liquidation physique
d'Arafat" entretien réalisé par José Garçon
in Libération du mercredi 5 décembre 2001
(Elias Sanbar est rédacteur en chef de la Revue d'études
palestiniennes. Son dernier livre paru s'intitule le Bien des absents, publié
aux éditions Actes Sud.)
- A quelle stratégie obéit Ariel Sharon ?
- Les bombardements des cibles palestiniennes ne sont pas que symboliques.
Ils ont aussi une logique opérationnelle. Ils rappellent la stratégie qu'a
suivie, en 1982 à Beyrouth, le même Ariel Sharon en tentant de prendre Arafat
dans une souricière, afin de décider de son sort. Sharon semble chercher
aujourd'hui à détruire la structure de l'Autorité palestinienne et à mettre son
président à sa merci. Cette stratégie vise à faire en sorte que le départ de
l'Autorité ou la liquidation physique de son chef relèvent du Premier ministre
israélien. Elle s'inscrit aussi dans la vision que Sharon a d'un éventuel
règlement. A ses yeux, les accords d'Oslo sont la plus grande erreur commise
dans l'histoire d'Israël et la seule solution serait de multiplier les
interlocuteurs «locaux». Ce qui ressemble à un projet de bantoustans.
- La vie d'Arafat est-elle menacée ?
- Même s'il est difficile de répondre, plusieurs faits indiquent que Sharon
a un feu vert implicite s'il décidait de passer à sa liquidation physique: les
dernières prises de position israéliennes, l'amalgame entre le mouvement
palestinien et al-Qaeda, et les déclarations de Bush et de son secrétaire à la
Défense affirmant soit qu'Arafat est un obstacle à la paix, soit qu'il est
disqualifié...
- Jusqu'où Arafat peut-il combattre les extrémistes sans provoquer
une guerre civile ?
- La politique israélienne vise à placer Arafat dans l'impossibilité de
répondre aux demandes qui lui sont faites, afin de le disqualifier. On peut dès
lors se demander si la décision n'a pas été prise d'ouvrir un second front au
Proche-Orient. Commençant en Palestine, il déborderait ses frontières et
aboutirait à une crise plus vaste, dont l'Irak serait une cible. L'amalgame,
intolérable pour les Palestiniens, fait entre leur mouvement d'indépendance et
Al-Qaeda ne peut aboutir qu'à légitimer des aventures militaires en Palestine et
dans les pays environnants... Reste la guerre civile. Son spectre s'éloigne avec
la montée des frappes israéliennes, qui ne peuvent que souder la société
palestinienne. Le pari de déclencher une guerre civile pour briser les
aspirations palestiniennes et faire accepter les conditions de Sharon pour la
paix a montré ses limites. Aucune leçon n'a été tirée par l'état-major
israélien, qui continue à miser exclusivement sur la force. Les représailles ne
sont pas le chemin vers la paix, mais vers l'escalade.
- Les islamistes seront-ils les gagnants de la crise ?
- Si le scénario du pire aboutissait, les islamistes de Palestine et
d'ailleurs seraient les mieux placés pour en cueillir les fruits. On se
retrouverait dans la situation où les islamistes, Sharon et l'administration
américaine obtiendraient ce qu'ils recherchent: une croisade. Si cette politique
continue, ils l'auront. On sera alors dans une situation où les délires des uns
et des autres s'affronteront, tandis que les démocrates et les partisans de la
paix et de la réconciliation seront pour longtemps hors jeu.
- Que peut faire Arafat ?
- Seulement deux choses: continuer, d'un côté, à compter sur son peuple; de
l'autre, espérer que les Etats arabes prendront position pour arrêter
l'escalade. Enfin, espérer qu'un certain nombre d'acteurs internationaux,
particulièrement l'Europe, ne se contenteront plus de lancer des appels, mais
passeront à l'acte pour qu'une force tierce intervienne sur le terrain et impose
un désengagement entre les parties.
- N'est-ce pas illusoire quand Washington paraît revenu à sa
position d'avant le 11 septembre et que les Arabes semblent peu pressés
d'intervenir ?
- Un certain espoir était né des déclarations de Colin Powell. Mais le
sentiment prévaut aujourd'hui que la ligne dure, celle qui appelle à
l'élargissement de la guerre d'Afghanistan à d'autres territoires, est en train
de l'emporter... Quant aux Arabes, il y a effectivement un paradoxe à qualifier
d'«urgente» une réunion qui commencera dans cinq jours! Il faut souhaiter que
les Etats arabes, qui ont vu avec l'envahissement du Liban, en 1982, que la
politique de Sharon constitue une menace pour la région tout entière, passent
des grandes déclarations de solidarité avec la Palestine à des mesures concrètes
et surtout immédiates. Car la déstabilisation qui commence en Palestine ne
s'arrêtera pas à ses frontières.
- Cette crise ne pose-t-elle pas le problème de la succession
d'Arafat ?
- Israël, qui répète vouloir d'autres interlocuteurs, devrait savoir que
tous ses successeurs éventuels sont plus «durs» que lui. Une autre question
fondamentale, qui dépasse la personne d'Arafat, se pose à la société
israélienne. Que fera Israël si Sharon parvient à démanteler l'Autorité, à
asseoir son ordre militaire sur les Palestiniens, à imposer à l'ensemble de la
région arabe sa vision d'une solution? Se lancera-t-il dans d'autres aventures,
vers la Jordanie et l'Egypte? A l'inverse des Américains, qui mènent une guerre
terrible en Afghanistan mais rentreront un jour chez eux, les Israéliens savent
qu'il leur faut vivre dans cette région, que leur avenir est là et pas ailleurs.
Comment feront-ils pour cohabiter avec leurs voisins? Pour vivre réconciliés, en
harmonie et en respect mutuel avec les Palestiniens ?
10. Silvan Shalom
: "Il faut verser l'argent des taxes palestiniennes au budget
israélien..." par Tal Muscal
in The Jerusalem Post (quotidien
israélien) du mercredi 5 décembre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Le ministre (israélien) des finances,
Silvan Shalom, a proposé, aujourd'hui, d'utiliser les fonds gelés de l'Autorité
palestinienne afin d'abonder le budget 2001 de la défense israélienne, qui s'est
enflé jusqu'à atteindre 39 milliards de Nouveaux Shekels Israéliens (NSI), alors
que l'année n'est pas terminée.
"Le temps est venu pour le gouvernement
d'examiner l'utilisation de cet argent", a déclaré Shalom.
L'enjeu, ce sont
des centaines de millions de shekels de TVA (taxe à la valeur ajoutée), qui
doivent (en théorie) être remis à l'Autorité palestinienne en vertu des accords
d'Oslo et des accords de Paris de 1994. Depuis le début 2001, le gouvernement a
refusé de remettre ces fonds à l'Autorité palestinienne, alléguant que les
responsables de celle-ci consacreraient 'des sommes énormes au financement
d'activités terroristes'.
"Le budget de la défense a enflé à cause du
président de l'Autorité palestinienne, Yasser Arafat, et l'économie est en crise
à cause d'Arafat", a déclaré Shalom. Actuellement, les dépenses consacrées à la
défense représentent 23,5% du budget israélien pour 2001, d'après les données du
Trésor, ce qui représente le pourcentage le plus élevé enregistré depuis les
années quatre-vingt.
Des compagnies locales telles Bezeq (téléphone) et l'IEC
(Electricité d'Israël), nationalisée, ont exigé du gouvernement qu'il leur verse
des fonds fiscaux (gelés) palestiniens, en compensation de factures non-payées
par les Palestiniens. "Nous allons étudier également cette possibilité", a
indiqué le ministre Shalom.
La proposition de Shalom intervient en une
période où les données officielles du Trésor font état d'une chute de 45
milliards de NSI en rentrées fiscales par rapport aux prévisions. Les chiffres
ont été présentés par Yoni Kaplan, commissaire au recouvrement des taxes du
Ministère des Finances, à la fin du congrès national annuel des comptables
(israéliens), tenu ce jour à Jérusalem. En raison de la chute des rentrées
fiscales et des dépenses accrues en matière de sécurité, le déficit budgétaire
attendu atteindra vraisemblablement les 3,3% du produit national brut (PNB), ce
qui est énorme par rapport à l'objectif initialement retenu de 1,75% du PNB,
soit, en valeur, 8,4 milliards de NSI. Depuis le début de 2001, le déficit
budgétaire a atteint 13,5 milliards de NSI. Shalom a d'ores et déjà admis que
l'objectif de 2,4% du PNB, pour le déficit du budget de l'Etat, en 2002, ne sera
pas atteint non plus.
Avraham Shochat, ancien ministre des finances, a
rejeté la proposition de Shalom. "Les relations de notre économie avec
l'Autorité palestinienne ne sont pas sans présenter des avantages. Je ne sache
pas qu'on leur fournirait le fuel, le béton ou le sucre gratis ?", a-t-il
ironisé. Malgré la grave détérioration des relations avec l'Autorité
palestinienne, exacerbée par les attentats terroristes, Shochat soutient
qu'Israël peut rester le principal fournisseur de biens (d'exportation) aux
Palestiniens.
Avant l'explosion des violences actuelles, en septembre 2000,
le commerce entre Israël et l'Autorité palestinienne avait atteint en moyenne 1
milliards de NSI par an. Dans le cadre de divers protocoles signés à Paris, en
1994, l'Autorité palestinienne se voyait remettre le montant de la TVA, et elle
réinjectait ces sommes en Israël, en achetant des produits israéliens. En dépit
des troubles, l'Autorité palestinienne avait continué à acheter du pétrole, de
l'électricité et d'autres productions de compagnies israéliennes.
"Nous
devons garder à l'esprit qu'un usage différent, par les Palestiniens, de leurs
rentrées fiscales, pourrait avoir des conséquences négatives pour l'économie
israélienne : ils pourraient en effet décider d'acheter du pétrole égyptien ou
du ciment jordanien, ce qui favoriserait l'économie de ces deux pays, et non
plus la nôtre", a conclu
Shochat.
11. Ce qu'Arafat
a à perdre
in The Jerusalem Post (quotidien israélien) du mardi 4
décembre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
EDITORIAL - De la même manière que les Etats-Unis agissent
contre le terrorisme mondial, sous la direction courageuse du président Bush, de
la même manière qu'ils agissent avec toutes les forces dont ils disposent, nous
devons réagir, nous aussi... avec toutes les forces dont nous disposons" a
déclaré le premier ministre Ariel Sharon, hier soir. Pas de problème du côté de
la Maison Blanche, qui a réagi à la destruction par Israël des hélicos du
Président de l'Autorité palestinienne, Yasser Arafat, en mettant en avant "le
droit, pour Israël, de vivre en sécurité". Il lui aura fallu presque trois mois,
mais Arafat a fini par mettre un pied sur la première marche d'une des tours, en
train de s'écrouler, du World Trade Center...
Après le 11 septembre, Arafat
avait enfilé en quatrième vitesse un pull fait maison avec "Coalition" en motif
jersey sur le devant, espérant que personne ne le repérerait en train de se
faufiler du banc adverse pour venir se mêler, en douce, à la bonne équipe.
Arafat a littéralement donné du sang pour les victimes de New York, tandis que
ses tueurs menaçaient de mort les journalistes qui auraient eu la témérité de
filmer les foules palestiniennes en liesse (après les attentats aux Etats-Unis).
Mais il n'a pas daigné faire la seule et unique chose qui aurait pu lui valoir
une intégration authentique dans le club : éliminer le terrorisme.
Malgré
cela, Arafat a réussi, sinon à échapper aux regards soupçonneux de l'entraîneur
de l'équipe coalisée, tout du moins à éviter d'être considéré comme un joueur de
l'équipe adverse - et donc comme une cible potentielle. Maintenant, le jeu
d'Arafat a été dévoilé, on lui demande des comptes sur sa carte d'adhérent
falsifiée et l'injonction de fournir des états de service certifiés en matière
de lutte antiterroriste a été déposée sur son paillasson.
La fumée s'élevait
encore au-dessus des hélicos d'Arafat quand le porte-parole du président George
W. Bush a déclaré : "il est important, désormais, pour le président Arafat, de
montrer qu'il représente effectivement la paix et qu'il n'abrite pas de
terroristes". Les Etats-Unis ont fait de l'abri donné aux terroristes un crime
international passible de changement de régime.
"De toute évidence, la balle
est dans le camp du président Arafat", a poursuivi le porte-parole du président
américain. "Yasser Arafat peut faire beaucoup plus que ce qu'il a fait
jusqu'ici". Plus de bla-bla-bla sur la "responsabilité des deux parties", sur le
"cycle des violences" et autres tentatives contre-productives de tout faire afin
de ne pas faire la distinction entre les terroristes et leurs victimes.
Il
s'agit là de l'abandon par les Etats-Unis de leur équilibrisme, abandon attendu
par Israël depuis plus de quatorze mois, et qui aurait mis, s'il était intervenu
plus tôt, un terme à l'offensive d'Arafat il y a bien longtemps.
De
nombreuses vies ont été perdues pour rien, des deux côtés, à cause de ce retard.
Mais on doit reconnaître à Bush la sagesse d'avoir été capable d'inverser,
enfin, une politique absurde : mieux vaut tard que jamais.
Au moment où nous
publions, une réunion du cabinet israélien se tient, tard dans la nuit, au cours
de laquelle il sera fortement question de la nécessité ou non d'écarter Arafat
du pouvoir. Mais se préoccuper de telles questions reviendrait à ce que les
Etats-Unis se soient posé la question de savoir si en finir avec Oussama Ben
Laden était de nature à déstabiliser, au passage, les Taliban... De même que ces
deux entités, Ben Laden et les Taliban, étaient dans une telle symbiose qu'il
était impossible de détruire l'un sans détruire les autres, il est impossible de
départager entre le Hamas, le Djihad islamique et l'Autorité palestinienne. Et,
de même que les Etats-Unis avaient fait, au début, l'erreur de se préoccuper de
ce qui pourrait venir après les Taliban, plutôt que d'anéantir ce régime sans se
poser de question, Israël se préoccupe beaucoup trop de ce qui pourrait venir
après Arafat.
Au cours des quatorze mois écoulés, nous avons entendu répéter
constamment, tant en Israël qu'à l'extérieur, qu'il n'y aurait "pas de solution
militaire". En réalité, en dépit de plusieurs actions militaires (ponctuelles),
Israël n'a recherché de solution que diplomatique. Israël a tenté d'éviter
d'avoir à défaire lui-même le terrorisme militairement, espérant tout au long
qu'Arafat ferait le calcul qu'il est de son intérêt d'y mettre un
terme.
Cette approche diplomatique a lamentablement échoué, parce que la
partie adverse n'est absolument pas intéressée par la diplomatie, sa seule
préoccupation étant de vaincre Israël. La solution militaire, en revanche, n'a
pas pu échouer : elle n'a pas été tentée. L'hypothèse a été faite, comme l'a
écrit hier le Washington Post, qu'Arafat n'a pas tenté d'écraser le terrorisme
parce qu'il "aurait fort peu à gagner à ce faire". Une solution diplomatique,
voilà qui est compatible avec les considérations sur ce qu'Arafat a à gagner.
Mais la solution militaire consiste beaucoup plus à examiner ce qu'Arafat a à
perdre (bien qu'Arafat pourrait avoir été amené à perdre bien plus qu'il n'a
perdu, même par le recours à la seule diplomatie).
Les Etats-Unis n'ont
jamais envisagé une minute que les Talibans se mettent à pourchasser Ben Laden
en se pliant à un ultimatum américain. Il est peut-être déraisonnable de croire
qu'Arafat, fût-il menacé de perdre le pouvoir, se retourne contre ses vrais
"partenaires de coalition". Mais Israël n'a pas à savoir ce qu'Arafat veut ou ce
qu'il est capable de faire pour savoir quoi faire, lui : Israël doit lutter
contre le terrorisme comme si Arafat n'existait pas, sans se préoccuper une
seconde du sort de son régime.
L'Amérique est en train de prendre conscience
que le terrorisme représente un danger mortel pour son mode de vie et qu'il n'y
a pas d'autre choix qu'éliminer la terreur d'Etat sur une échelle mondiale. La
menace du terrorisme contre Israël est en définitive plus grave que celle qui
concerne l'Amérique. C'est pourquoi Israël doit répliquer d'une manière d'autant
plus résolue.
12. Les représailles israéliennes vise Arafat
lui-même
in Jornal de Noticias (quotidien portugais) du mardi 4
décembre 2001
[traduit du portugais par Christian
Chantegrel]
Israël attaque directement le président de l'Autorité Palestinienne sans
tenir compte des efforts effectués pour enrayer les actions des radicaux
islamiques.
Un des dix missiles lancés par les israéliens sur Gaza, en représaille aux
attentats palestiniens du week-end, visait le quartier-général du président de
l'Autorité Palestinienne, détruisant l'héliport local et deux des hélicoptères
que Yasser Arafat utilisait pour ses déplacements.
Au moins six des autres
missiles ont été lancés sur le centre de la ville autonome, en particulier sur
un dépôt de munitions des forces armées palestiniennes, attaque bien identifiée
par l'épaisse colonne de fumée qu'elle a provoquée et par la fuite désordonnée
de dizaines de personnes qui croisaient les ambulances appelées au
secours.
L'attaque, confirmée par un communiqué de l'armée israélienne,
visait, selon des sources militaires israéliennes, à "limiter la liberté de
mouvements de Yasser Arafat, tout au moins de manière symbolique."
Quelques
heures plus tard, des chasseurs bombardiers F-16 et des hélicoptères israéliens
attaquaient, dans le nord de la Cisjordanie, le quartier-général de la police
dans la ville autonome de Jénine, considérée par Tel-Aviv comme le point de
départ d'une grande partie des extrémistes islamistes qui au cours des derniers
mois ont commis des attentats contre Israël.
Après ces attaques, le
premier-ministre israélien, Ariel Sharon, a fait une communication télévisée,
depuis considérée comme une déclaration de guerre par les palestiniens, au cours
de laquelle il a fait porter la responsabilité de tous les attentats sur Arafat,
tout en laissant entendre que les représailles de Tel-Aviv n'allaient pas
cesser.
Inquiétude mondiale
Le négociateur palestinien Saeb
Erekat, ministre de l'Administration Locale, a souligné que "l'attaque
israélienne ne fait que compliquer les choses plus encore et rend difficile le
retour à la table des négociations", tandis que le titulaire de la Justice
Palestinienne, Freih Abu Madein, disait que "Ariel Sharon a dépassé toutes les
limites", méprisant jusqu'à l'heure de la prière (Iftar).
L'agression envers
Arafat ignore purement et simplement les 110 détentions d'activistes du Hamas et
du Jihad Islamique pourtant menées à bien par les forces fidèles à Yasser
Arafat, dans une opération sans précédents durant les cinq dernières
années.
Tandis que le Haut Représentant de la Politique Extérieure et de la
Sécurité commune de l'Union Européenne, Javier Solana, considérait "la décision
palestinienne de déclarer l'état d'urgence (dans son territoire) comme un
premier pas dans la bonne direction", la Maison Blanche déclarait, après les
attaques israéliennes sur Gaza, que l'Etat hébreu avait "le droit de se
défendre".
A son tour, le ministre des Affaires Etrangères français, Hubert
Védrine, s'exprimant à Bucarest, où se tient, depuis hier, la 9e conférence
ministérielle de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe
(OSCE), a dit que le président de l'Autorité Palestinienne, Yasser Arafat, doit
adopter "d'extrême urgence des mesures pour contenir la violence" au Moyen
Orient, tandis que le président roumain, Ion Iliescu, prévenait de la "grande
erreur politique" que serait l'éloignement de Yasser Arafat du processus de paix
au Moyen Orient.
Le chef de l'Autorité Palestinienne "a joué et joue un rôle
essentiel" dans le processus de paix, a insisté Iliescu. "Il est peut-être le
seul interlocuteur valable, en tant que représentant du camp palestinien dans le
dialogue avec Israël", a considéré le chef de l'état roumain, à la fin d'une
rencontre avec le ministre des Affaires Etrangères portugais, Jaime
Gama.
13. Les plans
sont fin prêts... ils n'attendent que l'atterrissage de Sharon pour déclarer la
guerre - Israël ne laissera pas passer, cette fois, l'occasion de coincer Arafat
et d'en finir avec son Autorité par Alex Fieshman
in Yediot Aharonot
(quotidien israélien) du lundi 3 décembre 2001, repris dans Al-Quds Al-Arabi
(quotidien arabe publié à Londres) du mardi 4 décembre 2001
[traduit de l'arabe par Marcel
Charbonnier]
"La grande opération (terroriste)"
dont les services de sécurité avaient connaissance et qu'ils essayaient de
déjouer n'avait pas encore eu lieu. Ce qui s'est produit à Jérusalem et à Haïfa
n'est rien à côté d'une vaste opération meurtrière dont la menace est encore
palpable. Israël est en train de vivre un paroxysme d'attaques terroristes sans
précédent. Au cours des trois semaines écoulées, 39 Israéliens ont été tués et
350, blessés. Chaque jour, le "Shabak" est sur les pistes de trois ou quatre
alertes maximales - avérées - à la fois ; d'opérations-suicides, tirs, voitures
piégées, colis piégés, attaques contre des colonies, passages à tabac. Cette
enchaînement de mises en alerte est sans précédent. L'Autorité palestinienne n'a
nul besoin de déclarer la guerre à Israël : elle le combat, dans les faits,
quotidiennement.
Par ailleurs, l'armada israélienne fait chauffer les
réacteurs. L'heure H est connue, les grandes lignes ont été exposées au ministre
de la défense. Un "encerclement hermétique" a été établi autour des villes
palestiniennes. On n'attend plus que la descente d'avion de Sharon et qu'il
donne le signal. Les quelques heures à venir, avant son retour dans le pays,
représentent une sorte de veillée d'armes avant le passage à l'étape suivante :
un bain de sang israélo-palestinien. La guerre est hautement probable. En ces
heures, les regards se tournent vers l'Autorité palestinienne et Arafat. Si ce
dernier avait paru gêné après l'attentat contre la discothèque 'Dolphinarium',
cette fois, ce que l'on remarque immédiatement, c'est qu'il a l'air d'avoir
peur. Hier, en début d'après-midi, il a entrepris d'arrêter des éléments du
Hamas et du Jihad islamique, sur une échelle un peu plus élargie que ce que nous
avions pu constater par le passé, où il pratiquait le jeu de la "porte-tambour".
[Allusion à Bush, qui a dit d'Arafat qu'il "attendait de lui qu'il mette les
'terroristes' en prison, dans ce que les gens appellent généralement une prison
: avec des barreaux aux fenêtres et pas de porte-tambour donnant sur l'arrière
cour"...ndt]
Les Américains lui ont fait parvenir une sorte de mise en garde
discrète de la part d'Israël : 'tu n'as pas plus de 48 heures pour t'occuper
vraiment du problème de la violence'. Il est clair pour Israël et les Etats-Unis
qu'Arafat ne peut mettre un terme à la violence en deux jours. Mais son
comportement, durant ces deux jours, suffira à démontrer s'il a la maîtrise du
terrain, au premier chef, et s'il est capable de 'traiter' les organisations
(terroristes) palestiniennes.
Si les rapports des services de renseignement
montrent à Sharon, lorsqu'il rentrera en Israël, qu'Arafat s'attaque
sérieusement à la violence, contrairement au passé, le chronomètre du
déclenchement la guerre ouverte contre l'Autorité sera arrêté, et nous nous
trouverons encore dans une situation où toutes les éventualités resteront
ouvertes.
Conformément à la politique arrêtée par le conseil des ministres,
Israël répliquera à toutes les attaques. A cette fin, l'armée procédera,
prochainement, à certaines manoeuvres, indépendamment des opérations militaires
à long terme. Ainsi, l'armée avancera dans les faubourgs des villes, elle
arrêtera certains suspects recherchés, en 'éliminera' d'autres... Sharon et Ben
Eliezer ont parlé de tout cela à plusieurs reprises ensemble, hier.
Voici un
certain nombre de scénarios vraisemblables des activités militaires de grande
ampleur :
- l'offensive israélienne débutera par une opération militaire
stupéfiante, donnant une claire indication des intentions israéliennes quant à
la suite. Par la suite, (action s'inscrivant dans le cadre d'un 'bras de fer'
avec l'Autorité palestinienne, et non dans celui de son élimination), Israël
pourrait sélectionner une des villes assiégées pour y pénétrer en force, y
arrêter des suspects, y rechercher des armes afin de les confisquer, y frapper
l'organisation (Tanzim), y rester plusieurs jours et enfin s'en retirer. L'armée
voit cette proposition avec faveur, les expériences passées ayant montré que la
pénétration dans les villes n'avait pas d'effet direct sur l'implication (de
certains de leurs habitants dans le terrorisme), contrairement à ce qu'elle
craignait, par le passé.
- une autre possibilité serait d'affaiblir
l'Autorité palestinienne en chassant Arafat de la région et en détruisant les
institutions de l'Autorité. En Israël, on s'amuse depuis quelque temps à l'idée
d'entrer en contact avec des leaders locaux redoutant qu'Arafat ne les entraîne
(avec lui) vers l'abîme.
- Enfin, il y a une autre alternative, non liée
directement à des opérations militaires : permettre à la pression internationale
de contraindre Arafat à lutter contre la violence et à reprendre les
négociations politiques. C'est ce que les partisans de cette solution avaient
essayé de faire après l'attentat contre la discothèque Dolphinarium, mais cela
n'avait été utile que pendant très peu de temps.
Il semble qu'Israël ne
laissera pas échapper, cette fois, l'occasion en or qui s'offre à lui de coincer
Arafat au tournant, en le soumettant au dilemme suivant : être obligé de changer
de politique ou voir son pouvoir anéanti.
14. Si Arafat
n'extirpe pas les racines de la violence, Israël sera contraint à détruire son
Autorité par Benyamin Netanyahu
in Ma'Ariv (quotidien
israélien) du lundi 3 décembre 2001, repris dans Al-Quds Al-Arabi (quotidien
arabe publié à Londres) du mardi 4 décembre 2001
[traduit de l'arabe par Marcel Charbonnier]
(Benyamin Netanyahu est ancien Premier ministre
d'Israël.)
Aucune nation n'est disposée à absorber une vague
d'attentats aussi abominables que ceux qui ont frappé Israël. Il est de notre
droit, et aussi de notre devoir, d'extirper la violence, avec ses racines. Mais
cela ne peut être fait seulement au moyen d'une intervention (militaire), quelle
qu'en soit la force, contre les kamikazes eux-mêmes : après chaque kamikaze tué,
un autre se lèvera.
Le seul moyen qui permette de mettre un terme à la
violence, c'est de s'en prendre au régime qui l'abrite et l'entretient. Les
Etats-Unis, dans leurs tentatives pour en finir avec l'organisation Al-Qa'ida,
ne se focalisent pas sur les terroristes. Non : ils s'en prennent, avant toute
chose, au régime des Taliban qui leur offre son soutien et leur permet de passer
à l'acte. On comprend immédiatement que l'élimination du régime des Taliban
aboutira à la mise hors d'état de nuire du réseau (terroriste)
d'Al-Qa'ida.
Contrairement à ce à quoi l'on était habitués, lutter
efficacement contre la violence, ce n'est plus se contenter de rechercher une
épingle dans une meule de foin : désormais, ce dont il s'agit, c'est de brûler
la meule de foin toute entière. Dans notre cas, (à nous, Israéliens) nous devons
répéter à Arafat, mot pour mot, ce que les Américains ont signifié aux Taliban :
"Arrêtez le terrorisme, sinon vous serez chassés du pouvoir". Ils n'ont pas
arrêté le terrorisme. Ils sont sur le point d'être chassés du pouvoir.
Ce
n'est pas nouveau. J'ai déjà dit cela avant même l'attentat-suicide contre la
discothèque Dolphinarium et l'attaque contre la pizzéria Sparo à Jérusalem et en
d'autres (trop) nombreuses occasions. Nous sommes parvenus à l'instant de
vérité. Nul besoin d'attendre encore plusieurs jours, plusieurs semaines ni
plusieurs mois afin de laisser à Arafat le temps de se conformer à ses promesses
creuses.
Si Arafat ne démantèle pas, dans les prochaines heures, les
organisations (terroristes), notamment celles d'entre elles qui dépendent de son
commandement direct (et je doute qu'il le fasse) - Israël sera contraint
d'anéantir son Autorité.
Que celui qui viendra après lui sache bien une chose
: pour rester au pouvoir, il devra lutter contre la violence, sinon il en sera
chassé à son tour. Je ne sais pas exactement quel sera le nouveau pouvoir en
Afghanistan. Mais je suis prêt à faire un pari, un seul : il n'y aura plus de
terrorisme surgissant de ce pays pour aller frapper les Etats-Unis et, cela,
pendant de très nombreuses années. Il en ira de même, pour ce qui nous concerne.
Le terrorisme est un mal absolu qu'il faut éradiquer. Comme le nazisme. Rien ne
doit nous retenir pour ce faire, en particulier, certainement pas la question de
savoir qui prendra la relève (de l'Autorité palestinienne).
Israël est
parfaitement fondé à demander le soutien des Etats-Unis pour mener à bien ce
devoir juste, dicté par les principes fondamentaux énoncés par le Président Bush
au cours de son allocution devant le Congrès des Etats-Unis : "il n'y a pas de
différence entre les organisations terroristes et les régimes qui les
soutiennent". Après les attentats du 11 septembre, le peuple américain nous
comprend, il est en sympathie avec nous. C'est pourquoi nous pouvons le
mobiliser pour la justification de nos opérations (militaires). Si nous
hésitions (un seul instant), maintenant, nous perdrions ce soutien et
manquerions une occasion en or.
15. Palestiniens-Israéliens :
distance et horreur par Vincent Romani
in Le Monde du mardi 4
décembre 2001
[Vincent Romani est chercheur à l'Institut
d'études politiques et à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe
et musulman (Iremam, CNRS, Aix-en-Provence).]
Un soulèvement
palestinien placé sous le signe de la stricte répétition? Non. L'actuel est,
dans sa configuration, largement différent du précédent (1987-1993). La première
Intifada était structurée par la présence israélienne totale, datant de
l'invasion de 1967 et des débuts de la colonisation de la Cisjordanie et de la
bande de Gaza. Une situation de coexistence dramatique opposait colons et
militaires israéliens aux civils palestiniens, dans les campagnes et les villes.
Une administration coloniale se frottait chaque jour au quotidien palestinien,
dans une relation de domination impliquant une certaine connaissance de l'autre.
La violence de l'occupation, la dépossession matérielle et symbolique des
Palestiniens, mettaient le dominé et le dominant dans une relation de
face-à-face physique.
Pour s'imposer, l'administration coloniale exploita ses propres arabisants
et orientalistes, afin de canaliser et d'instrumentaliser à son profit les
structures claniques et clientélaires palestiniennes ainsi revivifiées.
Inversement, des milliers de Palestiniens des territoires occupés s'imprégnèrent
de culture israélienne, à travers les médias israéliens imposés, la mobilité
professionnelle, l'immobilisation carcérale ou la liberté de circulation de part
et d'autre de la Ligne verte séparant Israël des territoires occupés.
Dans cette occupation aux frontières poreuses, les situations de
face-à-face conflictuel donnaient néanmoins corps à l'ennemi. Au processus de
négation ordinaire de l'autre (palestinien), que les travaux du professeur
Daniel Bartal (université de Tel-Aviv) et d'Eli Podeh (université hébraïque de
Jérusalem) montrent encore massivement à l'œuvre dans le système scolaire
israélien, répondait l'expérience de nombreux appelés au contact des
Palestiniens dans les territoires.
Les plus infimes parties du quotidien des Palestiniens dépendait des
Israéliens ; les rythmes sociaux, la gestion de l'espace et des flux humains et
économiques, l'eau du robinet comme des cultures, les mariages et les
enterrements, étaient déterminés par l'occupant.
En Israël, on vivait à l'heure israélienne, sans se soucier des
Palestiniens ; dans les territoires occupés, on vivait toujours à l'heure de
l'administration coloniale israélienne.
Ce déséquilibre est resté prégnant pendant la "période d'Oslo" (1993 à
2000) et permet de mieux en comprendre la suite tragique. Certes, un afflux
massif de fonds internationaux est venu améliorer la situation économique dans
les territoires, une normalisation des relations entre élites s'est amorcée, des
institutions proto-étatiques ont vu le jour. Mais l'hiatus entre des espérances
sociales et l'expérience progressive des limites d'Oslo a progressivement
exaspéré les frustrations des Palestiniens.
Car Oslo laissait totalement intact le projet de domination coloniale
israélienne et ses représentations.
L'aliénation économique demeura
tout en changeant de dimension ; la politique de démembrement des territoires
palestiniens, y compris sous le gouvernement travailliste d'Ehud Barak (qui
détient le record historique du nombre de logements coloniaux construits), fut
soutenue. Ni la politique générale de colonisation ni la stratégie de grignotage
ethno-spatiale israéliennes n'ont changé depuis.
Au-delà des promesses diplomatiques non tenues, la réelle évolution
s'observe dans les territoires à propos de la technologie israélienne de
domination sur l'espace et les hommes : là est le réel "progrès" d'Oslo : le
désengagement physique des soldats israéliens du cœur des villes palestiniennes
accompagna leur désengagement d'un corps-à-corps traumatisant. Les casernes
reculèrent de quelques centaines de mètres, à la lisière de chaque concentration
urbaine.
L'informatique, l'électronique, l'optronique, les drones, les hélicoptères
sont, depuis, sans cesse mobilisés et améliorés à fins de télécontrôle. Les
interactions de face-à-face sont quasiment remplacées par une technologie de
contrainte à distance, dépersonnalisée. Des centaines de check-points et
barrages fixes ou volants, tranchées ou buttes de terre, incarnent l'occupation
désormais ; ils saturent le réseau routier.
La dimension aseptisée et dépersonnalisée de l'occupation s'observe
aujourd'hui dans le remplacement des fantassins par des chars d'assaut pour
tenir les bouclages et occuper des quartiers. De nombreuses déclarations des
plus hauts responsables israéliens tendent à cette déshumanisation des
Palestiniens ; dans une déclaration passée inaperçue des médias européens, le
président de l'Etat d'Israël, Moshe Katsav, le 11 mai dernier, affirmait des
Palestiniens "qu'ils appartiennent à un autre monde, (…) une autre
galaxie".
La distance symbolique mise en place contre les Palestiniens renvoie à la
distanciation technique de leur répression. L'ennemi n'a ni visage, ni famille,
ni âge à ces distances pour un soldat. Une caméra peut filmer et retransmettre
un passage à tabac, mais ne peut prévoir ni suivre un missile, une balle, un
obus ou un objet piégé ; les images sont donc rares et lointaines, les victimes
palestiniennes, lorsqu'elles sont évoquées, ne sont jamais personnifiées dans
les médias israéliens.
Les dizaines de barrages qui bloquent les flux vitaux de biens matériels et
d'êtres humains – le plus souvent dans le consentement calme de chauffeurs qui
font demi-tour – ne sont ni médiatiques, ni médiatisés, ni immédiatement
violents. Ils font partie d'un dispositif de répartition adouci de la violence
de l'occupation qui n'en produit pas moins une régression multi-dimensionnelle
de la société palestinienne des territoires.
Alors que la majorité des appelés de Tsahal vivent la réalité
cisjordanienne ou gazaouite derrières leurs épiscopes, du haut de leurs postes
d'observation et de tir, réellement incapables de relier leur présence à de
l'oppression. La négation organisée, technologique, de l'autre (palestinien)
atteint aujourd'hui une intensité et une échelle rarement égalées dans les
territoires occupés.
Contrairement à la première Intifada, cette déréalisation de l'humain n'est
plus contredite par un face-à-face physique qu'en des lieux et moments résiduels
qui légitiment désormais la déshumanisation de l'autre bien plus qu'ils ne la
contredisent. L'ignorance organisée de ce que peut être un Palestinien des
territoires forme maintenant un système bien huilé, où école (avec la volonté de
la ministre Limor Livnat de se distancier des travaux des "nouveaux"
historiens), armée, médias, responsables politiques ne cessent de produire à la
fois matériellement et symboliquement une méconnaissance phobique de l'autre
imaginé.
Moins que jamais, la technologie sécuritaire israélienne ne permettra de
remises en cause internes. Cette tendance lourde, structurelle, à la fermeture
du système de connaissance israélien se double d'une amorce analogue du côté
palestinien. Eux non plus ne voient plus physiquement leurs oppresseurs, alors
que l'autonomie médiatique caractérise maintenant l'espace politique
palestinien. La tendance qui se dessine est donc celle d'une radicalisation
quand la démographie galopante verra les aînés expérimentés du premier
soulèvement débordés par leurs cadets laissés dans l'ignorance de ce que peut
être un Israélien en tant que personne humaine.
Dirigeants israéliens et palestiniens n'ont aucun intérêt à reconnaître
l'entière réalité de la colonisation : les premiers pour échapper à l'image de
l'oppresseur, les seconds pour fuir l'accusation d'avoir pu brader les intérêts
de leur peuple et ne pas saper leur légitimité.
16. Les bombes
américaines détruisent trois villages. On fait état de dizaines de
morts. par Tim Weiner
in The New York Times (quotidien américain) du
dimanche 2 décembre 2001
[traduit de l'anglais
par Marcel Charbonnier]
Jalalabad, Afghanistan, 1er
décembre -- Des témoins et des responsables officiels locaux ont déclaré ce jour
que des bombardiers américains survolant Tora Bora, un complexe de grottes où
Oussama Ben Laden est susceptible de se cacher, ont bombardé trois villages
avoisinants, tuant des dizaines de civils. Mais un officiel de haut rang, au
Pentagone, a dit que les bombardiers avaient attaqué des sites à plus de trente
kilomètres de là et qu'ils n'avaient "atteint que leurs cibles".
Deux
officiels afghans ont avancé des nombres de morts qui s'élèvent, mis ensemble, à
soixante-dix, chacun d'entre ces responsables afghans disant que le bilan ne
pourrait que s'alourdir au cours des prochaines heures.
Hazarat Ali, ministre
de la loi et de l'ordre du gouvernement auto-proclamé ici, dénommé la Shura (=
Conseil) de l'Est, a déclaré que le bombardement a pu résulter de
désinformations fournies par des Afghans locaux à des officiers américains. Il a
dit que 45 personnes avaient été tuées dans le village de Balut (='les chênes')
et 5 à Aqal Khan, tous deux situés à quelques kilomètres de Tora Bora. Hajji
Muhammad Zaman, ministre de la défense de la région, a indiqué que 20 victimes
supplémentaires étaient enregistrées dans un troisième village, Gudara.
"Nous
avons parlé avec les autorités" aux Etats-Unis, a indiqué Hajji Zaman. "Nous
leur avons dit : 'votre bombardement est à côté de la plaque. Il y a des civils,
ici. Arrêtez de bombarder cette région'".
A Tampa (Floride), le vice-amiral
Craig R. Quigley, porte-parole en chef du Commandement Central, a indiqué que
les bombes américaines avaient atteint leur objectif, à plus de trente
kilomètres de l'endroit incriminé.
"Si nous avions atteint un village en
causant de nombreuses victimes non-intentionnelles, nous l'aurions dit", a
déclaré l'amiral Quigley. "Nous avons toujours veillé, par le passé, à faire
état de victimes, de manière 'scrupuleuse', dès lors que nous aurions tué (par
impossible... ndt) ne serait-ce qu'une seule personne", (ce 'scrupule' aurait
sans doute été encore plus méticuleux s'il était possible de ne tuer quelqu'un
qu'à moitié ? Ndt) ajoutant : "il est impossible que ce village n'ait pas été
visé à bon escient."
Un survivant, à Gudara, a dit que 38 personnes de sa
famille y ont été tuées. Un autre survivant a fait état de sa crainte qu'au
moins deux cents personnes aient été tuées.
Ce second survivant, qui dit
s'appeler Khalil, a 25 ans. Son hameau, Kama Ado, est situé au sud de Gudara. Il
a été hospitalisé à Jalalabad aujourd'hui, souffrant de fractures multiples, a
déclaré le médecin qui l'a pris en charge, le Dr. Faridullah, 26 ans (les deux
hommes refusent de révéler leur nom complet).
Des villageois, ses voisins,
ont amené M. Khalil à l'hôpital, depuis Gudara, ainsi qu'un garçon de 12 ans,
Noor Muhammad et un autre, de dix ans, Iqbaluddin, a indiqué le Dr. Faridullah.
Noor avait perdu la vue, son bras droit et sa main gauche avaient été arrachés
par l'explosion d'une bombe. Iqbaluddin souffrait de trauma interne dû au
souffle des explosions ('blast trauma'), avec perte d'un poumon, a indiqué le
médecin.
La grand-mère d'Iqbaluddin, Spina, a déclaré avoir perdu 38 parents
dans le bombardement.
"Le village a disparu", a indiqué M. Khalil, ses propos
étant traduits par un interprète. "Toute ma famille - 12 personnes - a été tuée.
Je suis le seul survivant de toute la famille. J'ai perdu mes enfants et ma
femme. Ils ne sont plus là, désormais." Puis il se mit à pleurer. "Je pense que
plus de deux cent personnes ont été tuées", a-t-il dit.
M. Khalil a indiqué
que toutes les maisons de son quartier ont été détruites, soit environ
vingt-cinq. Un village afghan abrite en général une famille au sens large. Des
villageois ont indiqué que 4 000 personnes, environ, habitent Gudara, située à
une trentaine de kilomètres de Tora Bora. Lalgul, un fermier de Gudara, âgé
d'environ 45 ans, qui a porté secours à M. Khalil, a dit, ce soir, à Jalalabad,
que Kama Ado, avec ses deux douzaines de maisons, avait été complètement rayé de
la carte.
M. Khalil a indiqué qu'il était sorti de chez lui à environ quatre
heures du matin, pour aller aux toilettes, lorsque les bombes ont commencé à
frapper. Son récit ne permet pas d'établir si son voisin a été atteint
directement par une bombe ou bien si le souffle et les ondes de choc de bombes
explosant à proximité ont fait s'écrouler sa maison sur lui.
Des réacteurs
ont été entendus, et un B-52 aperçu, volant en direction de Tora Bora, au cours
de quatre sorties, aux environs de 7h30 et 9h30 vendredi, et 4heures et 10
heures du matin, aujourd'hui (samedi), à Jalalabad.
Tard dans la journée
d'aujourd'hui, il était impossible d'obtenir des informations de première main
confirmant le nombre de morts.
La route allant à Gudara est contrôlée par
plusieurs barrages d'hommes armés relevant de différentes loyautés, et personne
ne peut les emprunter nuitamment. Le trajet depuis Jalalabad est d'une longueur
d'environ 40 kilomètres à vol d'oiseau. Un journaliste, à Jalalabad, qui voulait
se rendre à Gudara, vendredi, pour y passer la nuit, en a été dissuadé par des
officiels et des voyageurs afghans qui lui ont dit que sa sécurité ne pourrait
être garantie.
Les témoignages cumulés fournis par des réfugiés afghans au
Pakistan et à l'intérieur de l'Afghanistan indiquent que plusieurs centaines de
civils (si ce n'est des milliers) ont été tués dans les villes et villages
afghans depuis que les Américains ont commencé à bombarder des objectifs taliban
et terroristes, il y a environ deux mois.
Une délégation de villageois de
Gudara est venue à Jalalabad, jeudi dernier, afin de demander une cessation des
bombardements. Ils sont venus demander de l'aide au gouvernement régional
auto-proclamé, la Shura de l'Est, qui a évincé les taliban et repris les choses
en main à Jalalabad, il y a environ quinze jours.
"Des pays civilisés parlent
des droits de l'homme et puis après, ils nous bombardent", a dit un ancien du
village, Muhammad Tahir. "Transmettez mon message au Pentagone : ici, c'est
notre village. C'est le seul endroit que nous ayons pour vivre."
Le Pentagone
n'a rien fait qui puisse s'assimiler à un réel décompte des victimes, il s'est
contenté d'exprimer ses 'regrets' pour 'toute mort non intentionnelle'. Aucun
gouvernement, aucun service de santé, aucun service de secours n'existe en
Afghanistan. Il n'y a que quelques rares hôpitaux en état de fonctionner. Les
survivants, dans des villages isolés (et détruits) sont totalement coupés du
monde extérieur. Ils enterrent leurs morts, aussi vite que possible.
Tora
Bora a été la cible de bombardements américains ininterrompus, depuis dix jours.
Des rapports ont commencé à faire surface, ici, à Jalalabad, selon lesquels les
forces d'AlQa'ida, au moins 2 000 hommes, pourraient être en train de se cacher
dans un réseau de grottes et de tunnels qui percent, comme les trous le font du
gruyère, les flancs d'une chaîne montagneuse à Tora Bora, dans le centre-sud de
la province de Nangarhar, et que M. Bin Laden pourrait être parmi
eux.
17. L'empire de
la mort par Dr. Nurit Peled Elhanan
in Yediot Ahronot (quotidien
israélien) du samedi 1er décembre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
[Dr. Nurit Peled-Elhanan est une
militante pacifiste israélienne de longue date. Elle a reçu récemment un prix de
la paix décerné par le Parlement européen. Nurit est la mère de Smadar Elhanan,
qui a été tuée, à l'âge de treize ans, lors d'un attentat-suicide commis à
Jérusalem en septembre 1997.]
[traduit de l'hébreu en anglais par Edeet Ravel - Montreal]
Dylan Thomas a écrit un poème de
guerre intitulé 'Et la mort n'aura pas d'empire'. En Israël, elle en exerce un.
Ici, la mort gouverne : le gouvernement d'Israël régit un empire de mort. Aussi
la chose la plus étonnante, au sujet de l'attentat terroriste d'hier, à
Jérusalem, comme d'ailleurs, aussi, des autres attentats similaires, c'est
l'étonnement des Israéliens.
La propagande et l'endoctrinement israéliens
s'arrangent pour (et réussissent à) fournir une couverture (médiatique) de ces
attaques totalement détachée de la réalité israélienne. Dans les médias
israéliens (et américains), il est question de meurtriers arabes, et de victimes
israéliennes dont la seule faute serait d'avoir exigé sept jours de
répit.
Mais quiconque a une mémoire qui remonte non pas à un an dans le
passé, non : à une semaine, voire même à quelques heures en arrière... sait
qu'il s'agit d'autre chose, que chaque attentat est le maillon d'une chaîne
d'événements horribles et sanglants qui s'étend jusqu'à trente-quatre ans en
remontant dans le temps et qui n'a qu'une seule et unique cause : une occupation
brutale. Une occupation qui humilie, qui affame, qui dénie l'emploi, qui démolit
des maisons, détruit des récoltes, assassine des enfants, emprisonne des jeunes
sans procès dans des conditions épouvantables, laisse mourir des bébés à des
barrages militaires et répand partout le mensonge.
La semaine dernière, après
l'assassinat d'Abu Hanoud, une journaliste du Yediot Ahronot m'a demandé si je
me sentais "soulagée". N'avais-je pas vécu dans la crainte qu'"un assassin tel
que lui ait pu aller et venir en liberté ?" Non, je n'ai pas été soulagée, lui
ai-je répondu, et je ne me sentirai pas soulagée tant que les assassins
d'enfants palestiniens continuent à aller et venir en liberté. Les assassinats
de ces enfants, comme la liquidation d'un suspect sans procès et le meurtre d'un
garçon de dix ans, hier, peu avant l'attentat, sont l'assurance qu'aucun enfant
israélien ne pourra aller en sécurité à l'école. Chaque enfant israélien devra
payer pour la mort des cinq enfants tués (par une bombe actionnée à distance) à
Gaza et celle des autres, à Jenin, à Ramallah, à Hébron.
C'est d'Israël que
les Palestiniens ont appris que chaque victime doit être vengée dix, cent fois.
Ils n'ont cessé de répéter que tant qu'il n'y aurait pas la paix à Ramallah et à
Jenin il n'y aurait pas la paix à Jérusalem et à Tel Aviv. Aussi n'est ce pas
des Palestiniens qu'il faut exiger sept jours de trêve, mais des forces
israéliennes d'occupation. Vendredi dernier, on a annoncé aux informations que
des politiciens des deux parties étaient parvenus à un accord, à Jérusalem,
permettant la réouverture du casino dont leurs propres revenus dépendent. Ils y
sont parvenus sans intervention américaine, sans rencontre au sommet, avec la
seule assistance de juristes et d'hommes d'affaires, qui promirent aux parties
ce qu'elles attendaient. Ce petit fait montre bien que le conflit n'est pas
entre dirigeants : quand un différend les affecte directement (à la différence
de la mort d'enfants), ils trouvent prestement une solution.
Cela ne fait que
renforcer ma conviction que nous tous, les uns autant que les autres, Israéliens
et Palestiniens, sommes les victimes de politiciens qui jouent sur le tapis vert
la vie de nos gamins pour leurs honneur et prestige. Pour eux, un enfant ne veut
pas un jeton de roulette.
Mais ces attentats servent les intérêts de la
politique israélienne : une politique qui vise à nous faire oublier que la
guerre, aujourd'hui, a pour enjeu de protéger les colonies et de poursuivre la
colonisation, une politique qui amène de jeunes Palestiniens à se suicider pour
entraîner dans la mort des enfants israéliens, comme si ces kamikazes étaient
animés par l'invocation de Samson : "que les Philistins meurent et que je meure
avec eux", une politique subtile et retorse, capable de nous faire croire
qu'"ils veulent Tel Aviv et Jaffa, aussi" et "qu'il n'y a personne en face avec
qui discuter", tout en continuant à éliminer tous ceux qui auraient été
susceptibles de négocier.
Maintenant que nous savons que nos dirigeants sont
capables de faire la paix quand ils y ont un intérêt sonnant et trébuchant, nous
devons exiger qu'ils fassent la paix aussi quand des choses de moindre
importance, telle la vie de nos enfants, sont en jeu. Tant que tous les parents
d'Israël et de Palestine ne s'élèveront pas contre les politiciens, leur
demandant d'en rabattre sur leur soif de conquête et de sang versé, le
peuplement du royaume souterrain des enfants enterrés ne fera que croître.
Depuis l'origine des temps, des mères ont crié à haute et intelligible voix
contre la mort et pour la vie. Aujourd'hui, nous devons nous élever contre la
transformation de nos enfants en assassins et en assassinés, éduquer nos enfants
à ne pas prêter la main à des machinations diaboliques, et forcer les
politiciens - qui disent, avec Abner et Joab, "laissez ces jeunes hommes se
lever et nous distraire de leur lutte" - à laisser la place à des gens capables
de s'asseoir à la table de négociations et de conclure une paix véritable et
juste, qui soient prêts à engager un dialogue, non pas en vue de tromper ou de
manipuler le partenaire, non pas pour humilier l'autre et le forcer à se mettre
à genoux, mais pour parvenir à une solution qui respecte l'autre, une solution
exempte de tout racisme et de tous mensonges. Sinon, la mort continuera à
exercer sur nous sa domination.
Je suggère l'idée que les parents qui n'ont
pas encore perdu leurs enfants regardent où ils mettent les pieds et écoutent ce
que leur disent ces voix qui s'élèvent du royaume de la mort qu'ils foulent jour
après jour et heure après heure, car c'est à ce moment-là seulement que tout le
monde comprendra qu'il n'y a aucune différence entre une vie et une autre vie,
que peu importe la couleur de votre peau, votre nationalité, quel drapeau flotte
au-dessus de telle ou telle colline et dans quelle direction vous pouvez bien
vous tourner pour prier.
Au royaume de la mort, des enfants israéliens
reposent aux côtés d'enfants palestiniens, des soldats de l'armée d'occupation
reposent aux côtés de kamikazes, et personne ne se souvient de qui était David
et qui était Goliath, car ils ont été confrontés à la vérité toute simple et ils
ont compris qu'ils ont été trompés, qu'on leur a menti, que des politiciens
dépourvus de sensibilité et/ou de conscience ont joué leurs vies à la roulette
comme ils continuent à jouer notre vie, à tous, à la roulette. Nous leur avons
donné le pouvoir, par des élections démocratiques, mais cela leur a permis de
faire de notre maison une arène pour des assassinats sans fin. Ce n'est qu'en
les arrêtant que nous pourrons retrouver une vie normale ici. Alors, et alors
seulement, la mort n'aura plus le dernier mot.
18. Aujourd'hui,
les criminels de guerre, c'est nous par Robert Fisk
in Le Monde du
samedi 1er décembre 2001
Nous sommes en train de devenir des
criminels de guerre en Afghanistan. L'US Air Force bombarde Mazar-é-Sharif pour
l'Alliance du Nord, et nos héroïques alliés afghans - qui ont massacré 50 000
personnes à Kaboul entre 1992 et 1996 - ont pénétré dans la ville et exécuté
jusqu'à 300 combattants talibans. La nouvelle est à peine évoquée sur les
chaînes de télévision satellite. Parfaitement normal, apparemment. Les Afghans
ont une 'tradition' de revanche. Ainsi, avec l'aide stratégique de l'US Air
Force, un crime de guerre est commis. Et puis, il y a la 'révolte' de la prison
de Mazar-é-Sharif, au cours de laquelle les détenus talibans ont ouvert le feu
sur leurs geôliers de l'Alliance. Les forces spéciales américaines - et les
troupes britanniques, semble-t-il - ont aidé l'Alliance du Nord à maîtriser
l'insurrection. Bien sûr, nous dit CNN, certains prisonniers ont été 'exécutés'
alors qu'ils tentaient de s'échapper. C'est de la barbarie. Les troupes
britanniques sont aujourd'hui salies par le crime de guerre. Ces derniers jours,
Justin Huggler, l'envoyé spécial de The Independent, a découvert d'autres
exécutions de talibans à Kunduz. Les Américains ont moins d'excuses encore pour
ce massacre. Car le secrétaire à la défense, Donald Rumsfeld, a déclaré très
précisément lors du siège de la ville que les raids aériens américains contre
les talibans qui la défendaient cesseraient si "l'Alliance du Nord le
demandait". Mis à part la révélation que les brutes et les assassins de
l'Alliance du Nord décident à présent pour l'US Air Force dans leur bataille
contre les brutes et les assassins des talibans, la déclaration compromettante
de M. Rumsfeld fait de Washington un témoin dans tout procès relatif aux crimes
de guerre commis à Kunduz. Les Etats-Unis ont agi en totale collaboration avec
les milices de l'Alliance du Nord. Les journalistes de télévision n'ont pour la
plupart montré, à leur grande honte, que peu ou pas d'intérêt pour ces
scandaleux assassinats. Flattant l'Alliance du Nord, bavardant avec les troupes
américaines, ils n'ont dans l'ensemble guère fait qu'allusion dans leurs
reportages aux crimes de guerre perpétrés contre les prisonniers.
Qu'est-ce
qui affole donc nos boussoles depuis le 11 septembre ?
J'ai peut-être une
réponse à donner. Après la première et la seconde guerre mondiale, nous avons -
les 'Occidentaux' - multiplié les lois pour empêcher que des crimes de guerre ne
se reproduisent. La toute première tentative de ce genre a vu le jour entre
Britanniques, Français et Russes après le génocide arménien par les Turcs en
1915. L'Entente a déclaré qu'elle tiendrait pour responsables "tous les membres
du gouvernement ottoman et ceux de leurs agents impliqués dans ces
massacres."
Après l'holocauste juif et l'effondrement de l'Allemagne en 1945,
l'article 6 (C) de la charte de Nuremberg et le préambule à la Convention des
Nations unies sur le génocide ont parlé de "crimes contre l'humanité".
L'après-1945 a produit des législations en masse et donné naissance à des
associations toujours plus nombreuses de défense des droits de l'homme pour
faire pression sur le monde entier au nom des valeurs libérales et humanistes de
l'Occident.
Depuis cinquante ans, nous nous plaçons sur un piédestal moral et
faisons la leçon aux Chinois et aux Soviétiques, aux Arabes et aux Africains en
matière de droits de l'homme. Nous nous prononçons sur les crimes commis par les
Bosniaques, les Croates et les Serbes. Nous les envoyons en nombre ssur le banc
des accusés, comme nous l'avons fait des nazis à Nuremberg. Des milliers de
dossiers ont été constitués, qui décrivent - avec force détails qui donnent la
nausée - les cours martiales, les escadrons de la mort, les tortures et les
exécutions sommaires des Etats voyous et des dictateurs psychopathes. Là aussi,
très bien.
Et puis brusquement, après le 11 septembre, nous avons perdu la
tête. Nous avons bombardé des villages afghans que nous avons anéantis ainsi que
leurs habitants - imputant nos massacres à la folie des talibans et d'Oussama
Ben Laden -, et voilà que nous avons permis à nos infâmes alliés miliciens
d'exécuter leurs prisonniers.
Le président George W. Bush a fait passer une
loi favorisant la création de tout un ensemble de tribunaux militaires
d'exception, afin de juger puis de liquider quiconque est soupçonné d'être un
'terroriste meurtrier" aux yeux des services de renseignement américains,
lamentables d'inefficacité. Qu'on ne s'y trompe pas, nous parlons bien ici
d'escadrons de la mort légalement approuvés par le gouvernement américain. Ils
ont, bien entendu, été conçus pour qu'Oussama Ben Laden et ses hommes, s'ils
sont capturés et non pas tués, ne bénéficient pas d'une défense publique. Un
pseudo-procès et l'exécution.
Ce qui s'est passé est on ne peut plus clair.
Quand des hommes et des femmes à la peau jaune, noire ou basanée, ayant des
convictions communistes, islamiques ou nationalistes, assassinent leurs
prisonniers ou écrasent des villages sous les bombes pour anéantir leurs
ennemis, ou bien instaurent des tribunaux spéciaux, ils doivent être condamnés
par les Etats-Unis, par l'Union européenne, par les Nations unies et par le
monde "civilisé".
Nous sommes les grands défenseurs des droits de l'homme,
des libéraux nobles et bons qui prêchent aux masses démunies. Mais quand les
nôtres sont assassinés - quand nos buildings resplendissants sont détruits -,
alors nous déchirons en mille morceaux la législation, nous envoyons les B-52
contre ces masses démunies et nous partons assassiner nos ennemis.
Winston
avait l'opinion de Bush à propos de ses ennemis. En 1945, il était partisan de
l'exécution pure et simple des dirigeants nazi. Pourtant, bien que les monstres
d'Hitler aient été responsables d'au moins 50 millions de morts - 10 000 fois
plus que le nombre des victimes du 11 septembre -, ils eurent droit à un procès
à Nuremberg, parce que le président Truman a pris cette remarquable décision.
"Des exécutions ou des châtiments en l'absence d'un jugement, a-t-il dit, sans
que soient établies précisément et en toute justice les culpabilités, ne
satisferaient pas la conscience américaine et ne feraient pas la fierté de nos
enfants." Mais nul ne s'étonnera que M. Bush - gouverneur-bourreau de troisième
ordre du Texas - ne sache pas ce qu'est le sens moral d'un homme d'Etat. Ce qui
choque le plus, c'est que les Blair, Schröder, Chirac et tous les
télévisionneurs aient manqué à ce point de cran et se soient tus sur les
exécutions d'Afghans, et sur les lois de type 'soviétique' qui ont été votées
depuis le 11 septembre. Des spectres, cependant, sont là pour nous rappeler les
conséquences des crimes d'Etat. En France, un général est jugé pour avoir
reconnu qu'il avait torturé et assassiné pendant la guerre d'Algérie de 1954 à
1962, et avoir dit de ses actes qu'ils étaient "légitimes", "le devoir accompli
sans plaisir ni remords". A Bruxelles, un juge doit décider si le premier
ministre israélien Ariel Sharon peut être poursuivi pour "responsabilité
personnelle" dans les massacres de Sabra et Chatila en 1982.
Oui, je sais,
les talibans étaient une bande d'impitoyables salauds. Ils ont commis la plupart
de leurs forfaits hors de Mazar-é-Sharif à la fin des années 1990. Ils ont
exécuté des femmes dans le stade de football de Kaboul. Et souvenons-nous que le
11 septembre fut un crime contre l'humanité.
Mais tout cela me pose problème.
George W. Bush dit que l'on "est pour ou contre" dans la guerre pour la
civilisation contre le mal. Or je ne suis, bien évidemment, pas pour Ben Laden.
Mais je ne suis pas pour Bush non plus. Je suis activement contre la brutale, la
cynique, la mensongère "guerre pour la civilisation" qui a débuté si
fallacieusement en notre nom et aujourd'hui coûté autant de vies que le meurtre
de masse du World Trade Center.
En cet instant, je ne peux m'empêcher de
penser à mon père. Il avait combattu au cours de la première guerre mondiale.
Dans la troisième bataille d'Arras. Et lorsque la vieillesse a eu raison de lui
vers la fin du siècle, il enrageait contre le gâchis et les meurtres du conflit
de 1914-1918. A sa mort, en 1992, j'ai hérité de la médaille militaire dont il
avait jadis été si fier, preuve qu'il avait survécu à une guerre qu'il en était
venu à haïr et à mépriser. Au dos de la médaille, sont inscrits ces mots : "La
Grande Guerre pour la civilisation." Je devrais peut-être l'envoyer à George W.
Bush.
(Copyright 'The Independent' / Robert Fisk - Traduit de l'anglais par
Sylvette
Gleize.)
19. Azmi Bishara, député arabe à la Knesset : "En
Israël, les services de sécurité font la loi"
in L'Hebdo Magazine
(hebdomadaire libanais) du vendredi 30 novembre 2001
Dans une
interview qu'il a accordée à Magazine à partir de Paris, Azmi Bishara, député
palestinien de la Knesset et dirigeant du Rassemblement national démocratique,
considère que les dernières mesures israéliennes à son encontre font partie
d'une stratégie à long terme mise en œuvre par Israël contre les Palestiniens de
1948 en particulier, et contre le peuple palestinien en
général.
- Comment expliquez-vous les dernières mesures
israéliennes à votre encontre ?
- Ce sont des mesures politiques.
Les arguments juridiques invoqués, à savoir mon insistance à distinguer
résistance nationale légitime et terrorisme et le fait que je suis intervenu
pour faciliter la visite de Palestiniens des territoires de 1948 à leurs proches
en Syrie, sont des alibis qui ne tiennent pas debout. La véritable explication
des mesures israéliennes est bien plus profonde. Elle est directement liée à la
nature de notre orientation politique et aux défis qu'elle pose à la "démocratie
sioniste". Ayant toujours refusé d'accepter comme évidents les postulats de base
du sionisme, nous avons toujours œuvré pour démontrer la contradiction entre la
nature sioniste de l'Etat d'Israël et son caractère démocratique, entre cette
nature sioniste et le principe de citoyenneté. En donnant à la lutte pour les
droits des citoyens arabes un contenu politique qui va bien au-delà de la
revendication de l'égalité avancée par certains secteurs de la gauche
israélienne, nous avons contribué à exacerber les contradictions susmentionnées.
Dans le contexte de la guerre coloniale actuelle menée contre le peuple
palestinien, notre action devient purement et simplement "insoutenable". Elle
constitue un défi qui est loin d'être marginal et qui s'impose sur l'agenda
politique israélien. De plus, la clarté de notre soutien sans faille à
l'intifada de notre peuple a conduit la classe politique israélienne, de droite
comme de gauche, à mettre en cause notre loyauté en tant que citoyens envers
l'Etat d'Israël.
- Inscrivez-vous ces mesures dans le cadre de la
stratégie offensive de Sharon contre le peuple palestinien ?
- Je
suis peut-être l'un des premiers à ne pas sous-estimer la menace que représente
Ariel Sharon pour notre peuple. Il affirme haut et fort qu'à ses yeux la guerre
de 1948 n'est pas terminée. Son objectif actuel est de briser la volonté de
notre peuple palestinien. Il estime en outre que la conjoncture internationale
lui est favorable. Toutefois, l'affaire dépasse de loin le seul Sharon. Il
s'agit plutôt de la mise en œuvre d'une nouvelle phase d'une stratégie suivie
par les différents gouvernements israéliens successifs depuis des années. Dans
l'establishment politico-militaire israélien, les Palestiniens de 1948 sont
perçus comme le principal danger auquel Israël sera confronté à long terme.
Cette perception n'est pas le produit de l'humeur politique du moment de
l'opinion publique israélienne qui a nettement basculé à droite depuis le début
de l'intifada. Elle n'est pas non plus, exclusivement, le fruit de l'action des
services de renseignements israéliens qui "bombardent" littéralement les
commissions de la Sécurité et des Affaires étrangères de la Knesset de rapports
sur le poids grandissant de la minorité palestinienne de 1948 et sur le rôle
joué en son sens par le Rassemblement national démocratique. Des universitaires,
des intellectuels, des hommes politiques, des "spécialistes" et des médias ont
aussi contribué à son élaboration. Il y a quelques mois par exemple, un congrès
s'est tenu à Hertzelia avec la participation de responsables militaires et des
services de renseignements, ainsi que d'hommes politiques et d'intellectuels de
droite et de gauche, sur les défis futurs posés à Israël par le développement
démographique et le regain d'activisme politique des Palestiniens de 1948.
Durant cette conférence, des analyses très inquiétantes ont été avancées et des
résolutions qui le sont encore plus ont été prises. La politique menée par les
gouvernements israéliens successifs s'inspire de ces perceptions, analyses,
rapports, recommandations, et de l'ambiance générale en Israël. S'agissant de
mon cas personnel, je crois que le gouvernement et l'establishment
politico-militaire cherchent à faire un exemple. Après une campagne de
dénigrement sans précédent à mon encontre, à laquelle a participé activement la
gauche sioniste, les services de renseignements sont intervenus auprès des
pouvoirs juridiques et législatifs pour la levée de mon immunité parlementaire.
Ils cherchent clairement à fixer au rabais le plafond de la représentation
politique arabe et à tracer une nouvelle frontière entre "la légalité" et
"l'illégalité".
- Pouvez-vous nous parler un peu plus du rôle des
services de renseignements ?
- La séparation des pouvoirs en Israël
est une chimère. Les prérogatives des services de renseignements y dépassent de
loin celles de leurs équivalents dans les démocraties libérales. Ils exercent un
pouvoir totalitaire sur les instances juridiques et médiatiques. Intervenir
comme ils l'ont fait pour la levée de l'immunité parlementaire d'un député élu
démocratiquement est impensable dans une démocratie digne de ce nom. Ils veulent
signifier aujourd'hui qu'il est interdit de questionner le caractère sioniste de
l'Etat et ses implications. En guise d'arguments, ils édictent des lois
répressives.
- Après quatorze mois d'intifada, quelle suite devrait
être donnée au mouvement de résistance populaire ?
- Je ne pense pas
que les considérations relatives à la stratégie à suivre peuvent être l'objet de
débats dans les médias. Il me semble important, en revanche, d'adapter notre
humeur politique à l'idée qu'il n'y a pas de solution proche à la cause
palestinienne. Nous devons sérieusement nous préparer à une lutte de longue
haleine. L'illusion de la possibilité d'une victoire rapide ne peut mener qu'à
l'un des deux résultats: le désespoir ou la capitulation. La stratégie de
résistance adoptée tiendra compte aussi de la nécessité de reconstruire la
société palestinienne et les institutions politique, économique ou éducative.
Beaucoup d'analystes insistent sur le caractère spontané de l'intifada ou, en
tout cas, de son déclenchement. Il est crucial aujourd'hui de la penser et de
l'inscrire dans une stratégie nationale globale.
20. Un
intellectuel libre (un portrait d'Edward Saïd) par Juan
Goytisolo
in El Païs (quotidien
espagnol) du jeudi 29 novembre 2001
[traduit de l'espagnol par Michel Gilquin]
Au
début des années 80, j'ai rédigé cette brève présentation d'Edward Saïd, dans le
but de contribuer à la diffusion de son oeuvre en Espagne, présentation que
j'avais adressée à une demi-douzaine d'éditeurs amis ou de ma connaissance
:
"En 1978, la parution de "l'Orientalisme" du Palestinien Edward Saïd,
professeur de littérature anglaise comparée à l'Université de Columbia à New
York -jusqu'alors connu pour ses excelllentes critiques littéraires -, produisit
l'effet d'un cataclysme dans le milieu feutré, un peu clos et autarcique des
orientalistes anglosaxons et français. Son analyse des relations
Occident-Orient, l'exposé minutieux de la démarche de connaissance,
d'appropriation et de définition -toujours réductrice- de l'"Oriental" sous tous
ses aspects, sociaux, culturels, religieux, littéraires et artistiques de la
part de ceux-ci au profit exclusif, non des peuples étudiés, mais de ceux qui,
grâce à leur supériorité technique, économique et militaire, s'apprêtaient à se
lancer dans la conquête et dans l'exploitation, non seulement remettaient en
cause et soumettaient à examen la rigueur de leurs analyses, mais aussi, dans de
nombreux cas, la probité et l'honnêteté intellectuelle de leurs propositions
érudites. Sauf quelques rares exceptions, nous dit Saïd, l'orientalisme
n'a pas contribué à la compréhension et au progrès des peuples arabes,
musulmans, hindous, etc..., objet de son observation : il les a classés dans des
catégories intellectuelles et "essences" immuables dans le but de faciliter leur
assujetissement au "civilisateur" européen. Se fondant sur des présupposés
vagues et incertains, il a forgé une masse péremptoire et assommante de
documents qui, se copiant les uns sur les autres, s'appuyant les uns sur les
autres, finirent par acquérir, avec le temps, une valeur scientifique indiscutée
- bien que discutable-. Une cohorte de clichés ethnocentristes, accumulés
pendant les siècles de lutte de la Chrétienté contre l'Islam, marquèrent ainsi
de leur empreinte la production écrite des voyageurs, lettrés, commerçants et
diplomates : leur vision subjective, nourrie de préjugés, déteignait sur leurs
observations de telle façon que, confrontés à une réalité complexe et difficile
à maîtriser, ils préféraient la diluer dans la "vérité" brumeuse du "témoignage"
déjà écrit."
Avec une rigueur implacable, Saïd a démonté les mécanismes de la
fabrication de l'Autre qui, depuis le Moyen-Age, sous-tendaient le projet
orientaliste. L'âpreté de l'attaque, comme l'avait remarqué en son temps Maxime
Rodinson, plaça "l'Orientalisme" au centre d'une aigre polémique dont les échos
ne se sont toujours pas dissipés. Les critiques et les défenses passionnées du
livre montraient que, de toutes manières, l'auteur avait atteint sa cible :
personne ne pouvait rester indifférent. Mais mon initiative ne déboucha sur
aucun résultat. Le thème de l'oeuvre paraissait, ces années-là, quelque peu
exotique et je me résignai à faire accueillir "l'Orientalisme" dans une discrète
collection que je dirigeais alors et dont la diffusion était restreinte pour ne
pas dire nulle. Heureusement, les choses ont changé.
Comme le savent bien ses
lecteurs espagnols, l'oeuvre d'Edward Saïd embrasse un champ très vaste de
connaissances, quelque chose d'un tant soit peu insolite, comme nous le verrons,
dans l'univers arabo-musulman, traditionnellement endogame, replié sur lui-même
et avec peu de curiosité sur le monde extérieur (comparons, par exemple, le
nombre d'ouvrages écrits en Occident sur cette civilisation si proche, mais si
différente de la nôtre -sans doute plusieurs milliers de titres- avec la petite
cinquantaine d'oeuvres que les essayistes et les voyageurs du Proche-Orient et
du Maghreb écrivirent sur l'Europe avant la première guerre mondiale, et nous
pouvons mesurer l'abîme qui sépare l'Occident développé de cette nébuleuse de
cultures, croyances religieuses et langues prisonnières de la dénomination
d'"orientales", dénomination que nous avons créée. Je veux préciser ici que
l'Espagne est un cas à part : notre anorexie cognitive et assimilatrice touchant
aux autres cultures nous différencie également de façon irrémédiable de
l'Europe).
Le lecteur d'Edward Saïd peut choisir, selon ses préférences,
parmi les différentes facettes de son oeuvre : l'analyste excellent de la
fiction autobiographique de Joseph Conrad ; le critique littéraire de "Intention
et méthode" et "le Monde, le texte et la critique" ; le musicologue, dont j'eus
le privilège d'écouter les conférences inoubliables au Collège de France ; le
narrateur du voyage magnifique dans la terre natale qui, parce que dérobée dans
son enfance, le transforma pour toujours en un Palestinien errant ; l'analyste
politique, observateur implacable d'un mal nommé processus de paix, conséquence
des accords d'Oslo...
Mais je veux souligner maintenant un point qui me
semble essentiel pour la compréhension d'un travail si riche et stimulant. Comme
d'autres exilés tout au long de l'histoire, Saïd a su, à partir de sa propre
infortune et de celle de son peuple, trouver la force de la transformer en un
regard de défi : celui de transformer, selon la célèbre phrase de Malraux, "le
destin en conscience" et celui de s'en servir pour produire une oeuvre dont
l'intelligence intime et les mobiles désintéressés la situent bien haut dessus
des hasards et des contingences de tout engagement politique concret. Saïd n'a
jamais sacrifié le jugement personnel sur l'autel des préjugés collectifs, et ce
trait de caractère, peu commun dans toutes les sociétés, fait de lui un "oiseau
rare" dans le colombier où roucoulent les pigeons domestiqués au service du
pouvoir, qu'il soit politique, économique ou médiatique.
Son statut d'exilé,
d'abord en Egypte puis aux Etats-Unis, lui a octroyé, comme une forme de
compensation personnelle, la marginalité fertile de celui qui, du fait des
circonstances, campe dans une zone frontalière, à la périphérie de l'Occident et
du Proche-Orient, zone à partir de laquelle il se penche sur sa culture à la
lumière d'autres cultures, sur sa langue à la lumière d'autres langues. Fin
connaisseur de la littérature et de l'historiographie anglosaxonnes et
françaises et des ressorts de la domination impérialiste de l'Occident sur le
monde arabo-musulman, il a pu examiner ce dernier à la fois de façon intime et
distanciée, avec amour mais sans indulgence.
Essai après essai, livre après
livre, Edward Saïd a dénoncé la pernicieuse carence d'autocritique parmi les
milieux intellectuels arabes : le repli sur soi de sa culture, son refuge
suicidaire dans le passé, la négation et l'absence de reconnaissance des
réalités qui fâchent ou qui font peur, le complexe d'amour/haine vis-à-vis de
l'Occident, l'absence de démocratie réelle et l'instrumentalisation des élites
par les gouvernants. Un faisceau de maux qui le conduisent à s'interroger dans
"Palestine. Paix sans territoires" : "Sommes-nous condamnés éternellement au
sous-développement, à la dépendance et à la médiocrité ?... Sommes-nous en train
de choisir d'être une copie de l'Afrique du XIXème siècle à la fin du XXème
?".
La désolante expérience des dernières années montre que les critiques
prémonitoires de Saïd au sujet d'Oslo étaient bel et bien fondées. Après une
période de ni guerre ni paix, durant laquelle fut confiée à l'Autorité nationale
Palestinienne la tâche de maintenir un ordre précaire dans ses ghettos et ses
bantoustans, la promenade innocente de Sharon sur l'Esplanade des Mosquées et le
début de la seconde Intifada ont mis en évidence, si tant est que cela était
nécessaire, l'infinie injustice dont souffrent les Palestiniens, injustice qui
nourrit le terrorisme des groupes islamistes et le recours de la part de Sharon
de ce qu'on ne peut désigner autrement que comme un terrorisme d'Etat.
Au
travers l'attentat monstrueux du 11 septembre et la guerre d'Afghanistan, nous
voyons se répéter une variante de la situation créée par la Guerre du Golfe et
l'appui occidental aux régimes arabo-musulmans corrompus et répressifs qui
s'alignent prudemment sur lui. L'alternative ainsi imposée aux peuples du
Proche-Orient ne peut pas être plus dangereuse : soit une fuite en avant vers un
islamisme intolérant et rétrograde, soit la soumission à ces régimes qui
perpétuent leur ignorance et leur sous-développement économique et culturel.
Je souhaiterais, pour finir, citer quelques passages du récent article
d'Edward Saïd, "le Proche-Orient dans une ruelle sans issue", dans lequel, avec
l'intégrité et l'indépendance d'esprit qui le caractérisent, il met le doigt sur
la plaie : l'abandon par l'Occident des principes qu'il prêche, dans les pays
arabes (et ajouterais-je, en Afrique, en Asie et en Amérique Latine).
"On
laisse seuls dans la lutte les esprits courageux qui défendent la
sécularisation, qui protestent contre la violation des droits humains, qui
luttent contre la tyrannie cléricale et essaient de parler et d'agir au nom d'un
nouvel ordre arabe démocratique et moderne ; ils ne trouvent aucun appui dans la
culture officielle et leurs livres et carrières sont parfois livrées en pâture à
cette colère islamique qui s'accumule toujours plus..."
"Le véritable
coupable est l'éducation primaire... faite à base de bribes du Coran, avec des
exercices machinaux basés sur des recueils de textes caducs datant de plus de 50
ans, des cours inutilement longs, des maîtres lamentablement mal équipés et une
incapacité pratiquement totale pour la pensée critique... Cet appareil éducatif
archaïque débouche sur d'extravagants manques dans la logique et dans le
raisonnement moral, aboutit au peu de valeur accordée à la vie humaine, et font
éclore un enthousiasme religieux de la pire espèce ou une adoration servile du
pouvoir..."
Une critique lucide comme celle de Saïd, visant aussi bien les
mécanismes de domination de l'Occident que les racines du sous-développement
culturel, démocratique et social des pays arabes, est plus nécessaire que
jamais. Nous nous trouvons tous confrontés aujourd'hui à l'horreur sans remèdes
d'un terrorisme fanatique et aveugle et à d'autres horreurs, comme celles qui
sont le pain quotidien des Palestiniens, recouvertes de façon intéressée par
l'hypocrisie de nombreux gouvernements.
21. Les raisins
de la colère. Terrorisme, Amérique et Moyen-Orient par Bruno
Guigue
in la revue Etvdes du mois de décembre 2001
[Bruno Guigue est l'auteur de l'ouvrage 'Aux origines du conflit
israélo-arabe. L'invisible remords de l'Occident' aux éditions
de L'Harmattan.]
Cette horreur des attentats
perpétrés aux Etats-Unis, lequel d'entre nous ne l'a point ressentie ?
L'innommable a été commis contre des gens ordinaires, au point que chacun a pu
se demander, un bref instant, s'il ne serait pas la prochaine cible. Mais,
passés l'effroi et la stupeur, le drame du 11 septembre 2001 a aussitôt été
happé par le flot des événements. D'interminables supputations sur ses
conséquences en ont immédiatement atténué la portée. L'explication que nous
attendions se fit attendre, tandis qu'on nous promit sans tarder le spectacle
fracassant d'un châtiment 'sans limites'. Du registre politique, on versa
directement dans le métaphysique, au nom d'une 'liberté immuable' qu'il
convenait de défendre contre les nouveaux barbares.
Western planétaire
La justice expéditive d'un western
planétaire ne pouvait s'embarrasser d'un examen critique du passé. A quoi bon
tenter d'expliquer l'événement, en effet, puisque l'essentiel était de punir les
coupables ? Aussi, à défaut d'une explication politique, on dut se contenter de
la logique implacable d'un règlement de comptes.
'Exit' l'inquiétante
complexité d'un monde que l'on répugne à comprendre, puisqu'il s'agit de faire
place à l'affrontement binaire du Bien et du Mal. A peine fixé dans nos
mémoires, l'événement parut ainsi vidé de son sens et projeté dans l'imminence
d'une croisade dont un seul homme assumerait la direction : le Président
américain, justicier mondial dont on nous priait d'admirer en tremblant la
fulgurance vengeresse.
Privée de toute autre option intellectuelle, l'opinion
américaine se trouva, quant à elle, confortée dans son habituelle bonne
conscience : mais pourquoi donc nous veut-on tant de mal, nous qui apportons la
prospérité au monde ? Pourquoi nous voue-t-on tant de haine, alors que nous
sommes les champions de la liberté ? Le plus étonnant, au lendemain de
l'attentat, fut l'étonnement américain lui-même. Cette nation, qui impose son
hégémonie au reste du monde, découvrit alors, stupéfaite, que le reste du monde
ne l'aimait pas toujours. On est en droit de se demander ce qui a davantage
meurtri l'opinion d'outre-Atlantique : le nombre effrayant de victimes, ou
l'insoutenable réalité de ce qui aurait dû rester du domaine de la fiction ? Le
fait qu'il y ait eu 5 500 morts, ou le fait qu'un tel carnage ait eu lieu aux
Etats-Unis, au coeur d'une nation qui se croyait dotée d'un privilège
d'extra-territorialité face aux multiples périls d'un monde en effervescence ?
Car, avec les Twin Towers, les Américains n'ont pas seulement vu s'effondrer le
mythe de leur invincibilité, ils se sont vu réintégrer, malgré eux, le droit
commun des nations.
Hyperterrorisme suicidaire
Et pourtant, tout, dans la
tragédie du 11 septembre, était de nature à susciter l'autocritique de
l'hyperpuissance américaine. Tout, dans le crime qui fut commis, invitait à en
analyser les causes : le mode opératoire comme le mobile apparent.
Les
attentats perpétrés à New York et à Washington ont stupéfié le monde par leur
caractère spectaculaire et par leur terrifiante efficacité. Dotée de moyens
dérisoires, une poignée d'hommes, si déterminés qu'ils consentirent au sacrifice
suprême, a infligé à l'Amérique une humiliation sans précédent. Dans un univers
bardé d'électronique de pointe, quelques dizaines de kamikazes ont fait la
démonstration que l'ampleur des dégâts n'était pas nécessairement liée à la
maîtrise des technologies dernier cri : un bon manuel de pilotage, un solide
entraînement, une discipline rigoureuse et quelques 'cutters' ont fait
l'affaire. Ils ont suffi, en tout cas, à provoquer au sein de la première
puissance du monde un véritable cataclysme, en rendant vains tous les systèmes
de protection dont elle disposait et en ridiculisant ceux dont elle rêvait de
s'entourer.
L'objectif de cet hyperterrorisme suicidaire était d'infliger des
pertes humaines considérables, en frappant à la fois des cibles civiles et
militaires. Mais rien ne fut laissé au hasard. Et, en frappant l'Amérique de
façon aussi démentielle, les auteurs de l'attentat ont voulu délivrer au monde
un message sans équivoque. Symboles de la puissance économique et militaire des
Etats-Unis, le 'World Trade Center' et le Pentagone ont été choisis, au fond,
avec le même discernement que celui qui présida aux frappes chirurgicales
administrées par l'aviation américaine sur les théâtres d'opération du
Moyen-Orient. Le mode opératoire retenu par les terroristes renvoyait ainsi, par
analogie, à la pratique répétée des frappes aériennes qui scande la politique
américaine, de la guerre contre l'Irak (1991) à l'offensive contre l'Afghanistan
(2001). (De la même façon, on peut d'ailleurs se demander si l'offensive
bioterroriste ne vise pas, en menaçant dans son intimité même chaque Américain,
l'individualisme d'outre-Atlantique).
En dehors de ce 'modus operandi', c'est
naturellement le mobile de l'attentat qui retient l'attention. Quelle que soit
l'identité de ses commanditaires, l'attaque terroriste est une conséquence
directe de la crise qui sévit au Moyen-Orient, et elle est une réplique
meurtrière à la politique des Etats-Unis dans la région. C'est pourquoi, dans
les déclarations du principal suspect, reviennent de manière obsessionnelle deux
griefs fondamentaux : la complaisance américaine à l'égard de l'occupation
israélienne, et la présence militaire des Etats-Unis dans les pays du Golfe ;
autrement dit, la question palestinienne et la question irakienne.
Lorsqu'ils
rêvaient de "ramener l'Irak à l'âge de pierre", les dirigeants américains
avaient-ils seulement conscience des ferments de haine qu'ils répandirent dans
le monde arabe et musulman ? Ont-ils mesuré les conséquences de l'extraordinaire
humiliation infligée par cette guerre où la cybernétique militaire a écrasé
l'adversaire à moindres frais ? Comprennent-ils le profond sentiment d'injustice
éprouvé au Moyen-Orient devant une application sélective du droit international
? Et est-ce un hasard si le retournement d'Oussama Ben Laden contre ses anciens
protecteurs date, précisément, de cette guerre du Golfe où Washington appliqua
sa doctrine du 'zéro mort" qui impliquait, comme son corollaire, l'immolation de
100 000 Irakiens ?
Châtiment céleste
L'offensive militaire engagée contre
l'Afghanistan en fournit une nouvelle illustration : les Américains, lorsqu'ils
sont en courroux, ont une prédilection pour le feu céleste qui consume les
suppôts de Satan. Comme un lointain écho de la Loi outragée, le déploiement des
forces y est irrésistible et le châtiment exemplaire. Dans le châtiment tombé du
ciel, les Américains apprécient le côté expéditif et la quintessence religieuse.
Fidèles à leur puritanisme, ils aiment le caractère abstrait d'un bombardement
aérien qui exécute les coupables à distance, le feu vengeur qui anéantit
jusqu'aux traces visibles de ses victimes. Dans la brutalité des frappes
aériennes, ils n'apprécient pas seulement la rigueur qui s'attache à la règle
morale, ils y goûtent aussi la distance qui rend les opérations invisibles, le
côté abstrait d'une lutte où l'éloignement permet d'accréditer l'image
fallacieuse d'une guerre aseptisée. Puritain lui aussi, et rejeton d'un
capitalisme alimenté par les pétrodollars, l'ex-agent de la CIA Oussama Ben
Laden a retourné contre l'Amérique la même violence manichéenne : comme un
boomerang qui revient vers celui qui l'a lancé, il se jette au visage des
apprentis-sorciers qui l'ont fabriqué. Mais son audace est d'avoir su créer, au
détriment de ses anciens parrains, l'arme implacable qui a frappé
l'hyperpuissance américaine en son propre sanctuaire.
En inventant
l'hyperterrorisme suicidaire par voie aérienne, Ben Laden a créé le dernier
avatar de la barbarie moderne, après la bombe atomique, le bombardement au
napalm et les frappes chirurgicales assistées par ordinateur. Mais, en
retournant le feu céleste contre le 'Grand Satan', il a surtout cherché à
humilier les Etats-Unis d'une façon inédite : en faisant payer au prix fort, par
des milliers d'innocents, la facture de son audace meurtrière. En frappant
d'abord des civils, il a inversé, au détriment des Américains, leur doctrine
hypocrite des frappes chirurgicales et des dégâts collatéraux. Il a voulu, en
somme, faire la démonstration, aux yeux d'une opinion mondiale médusée, que
l'Amérique puovait subir à son tour le sort qu'elle a souvent infligé aux
autres.
Interdit de comprendre ?
Le monde, en tout cas, est
désormais condamné à vivre sous l'effet de ce traumatisme. La guerre déclarée au
terrorisme et à ses alliés (réels ou supposés) ne cessera pas de sitôt, et la
riposte américaine donnera le ton de la vie internationale pendant des années.
Il y a donc, dans la dimension inédite de l'événement, une puissante invitation
à comprendre ce qui s'est passé. Devant l'énormité de ses conséquences, il
importe de s'interroger sur les causes du drame. Tenter d'en déchiffrer le sens,
c'est également le plus sûr moyen de s'en prémunir à l'avenir. Et pourtant, à
lire certains auteurs, une telle entreprise intellectuelle serait un véritable
sacrilège. Devant un acte de barbarie sans précédent, il faudrait, paraît-il,
renoncer à en comprendre les causes. Car un tel déferlement de rage meurtrière
ne s'explique pas, nous dit-on, et chercher à l'expliquer, c'est déjà lui
trouver des circonstances atténuantes. Cette haine inextinguible pour l'Occident
mérite condamnation sans appel de ceux qui l'éprouvent : comment, en effet,
pourrait-on haïr l'Occident ? Comment pourrait-on vomir l'Amérique, au point de
lui infliger d'aussi cruelles blessures ?
C'est ainsi qu'on a pu lire, dans
la presse, que la misère, le sous-développement ou le conflit
israélo-palestinien ne sont nullement à l'origine des attaques terroristes. "Ce
qui motive le terrorisme, explique par exemple Pascal Bruckner, ce n'est pas
telle ou telle erreur de l'Europe ou de l'Amérique, c'est la haine pure et
simple." Irréductible à toute explication rationnelle, le terrorisme est
l'expression d'une bestialité à l'état pur, qu'il est vain de vouloir réfuter.
Il exprime une soif d'immolation dont il est absurde, nous dit-on, de rechercher
les causes, "car l'explication par le désespoir exonère l'acte de son horreur et
débouche sur la tentation d'indulgence". [Pascal Bruckner : 'Tous coupables ?
Non', Le Monde, 25.09.2001]
On se demandera, naturellement, où l'on peut
trouver le moindre indice de cette indulgence à l'égard des auteurs d'attentats.
Mais, l'essentiel n'est pas là. Le plus remarquable réside dans cette injonction
à s'abstenir de comprendre les causes du drame, sous peine d'en devenir
rétrospectivement le complice. En somme, il est interdit de chercher la moindre
explication au terrorisme, car, aussitôt formulée, celle-ci nous ferait
immanquablement basculer de son côté. Pour un peu, on nous sommerait de ne pas
lire les déclarations du chef terroriste, afin d'éviter la contamination par ses
idées subversives. Certes, Ben Laden fait un usage rhétorique de la souffrance
irakienne et palestinienne, mais ce n'est pas parce qu'il l'enrôle abusivement
dans son entreprise criminelle que cette souffrance est une invention de sa
propagande.
L'alliance américano-saoudienne
Nul n'ignore, en outre,
que l'Amérique porte une écrasante responsabilité dans la montée en puissance de
l'islamisme radical. Ce dernier fut l'antidote à l'influence communiste,
patiemment distillé par la CIA au temps de la guerre froide. Puis, il survécut à
la fin de l'affrontement Est-Ouest, au gré d'une stratégie américaine à
géométrie variable. Mais cette connivence entre l'Amérique puritaine et l'Islam
fondamentaliste ne date pas d'hier, et elle est directement liée à un enjeu qui
n'a rien de métaphysique : la maîtrise des ressources pétrolières. Les premiers
à s'intéresser de près aux hydrocarbures du Moyen-Orient furent les
Britanniques, dès le début du 20ème siècle. Mais les Américains, poussés par
l'appât du gain, n'ont pas tardé à y venir. Contrairement aux Anglais et aux
Français, ils n'étaient pas perçus comme des colonisateurs et ne furent guère
suspectés, à l'époque, de visées hégémoniques. C'est cette image positive de
l'Amérique, ancienne colonie uniquement préoccupée de 'business', qui favorisa
son alliance avec les tribus bédouines regroupées sous l'autorité d'Ibn
Séoud.
La découverte, dans les années 1930, des principaux gisements de la
péninsule arabique permit de sceller une alliance durable entre les Etats-Unis
et la monarchie saoudienne. Les compagnies pétrolières d'outre-Atlantique en
furent les principales bénéficiaires. Ce qui unit les Américains et les
Saoudiens, c'est donc une étroite convergence d'intérêts économiques qui
explique la permanence de cette alliance à travers les vicissitudes du siècle.
Mais l'Islam rigoriste de la monarchie wahhabite présente aussi, aux yeux des
Américains, un gage de conservatisme qui leur est précieux, face à la double
menace qui se profile à partir des années 1950. Cette menace, c'est d'abord
celle du communisme, qui se propage au Moyen-Orient dans le climat de
l'affrontement Est-Ouest. Contre l'URSS, la Chine et leurs émules, les
pétro-monarchies du Golfe se rangent évidemment aux côtés du capitalisme
anglo-saxon, car elles défendent avec le même acharnement la libre entreprise et
la propriété privée.
Haro sur le nationalisme arabe
La seconde menace, c'est
celle que représente, aux yeux des Américains, le nationalisme arabe. D'abord
popularisé par l'épopée nassérienne, le panarabisme connaît également un succès
retentissant en Irak et en Syrie sous l'égide du parti Baas, fondé par le
chrétien Michel Aflak. Ce mouvement d'inspiration laïque et progressiste n'est
cependant pas dirigé contre l'Occident, dont il partage les valeurs et prétend
imiter le processus de modernisation. C'est en raison du refus américain de
financer la construction du barrage d'Assouan que le colonel Nasser, en 1956,
nationalisa le canal de Suez et se tourna vers les Soviétiques. Beaucoup plus
tard, le régime irakien de Saddam Hussein bénéficia de l'aide occidentale lors
de son affrontement sanglant avec l'Iran intégriste, de 1980 à 1988. Mais, s'il
n'est pas anti-occidental, le nationalisme arabe a néanmoins pour ambition de
redistribuer les cartes au Moyen-Orient. Il revendique une meilleure répartition
des richesses, incompatibles avec le maintien des privilèges détenus par les
pétromonarchies du Golfe. C'est cette dynamique contestataire qui a trouvé son
aboutissement, en 1991, dans l'invasion du Koweït par l'armée
irakienne.
L'initiative de Saddam Hussein trouvait son origine immédiate dans
un différend pétrolier entre l'Irak et les monarchies du Golfe, doublé d'un
contentieux frontalier avec le Koweït. Au lendemain de l'interminable conflit
avec l'Iran, Bagdad exigea, en effet, une élévation du cours du brut destinée à
financer le développement du pays; L'Irak avait payé au prix fort sa victoire
militaire sur une contagion intégriste qui menaçait l'ensemble de la région. Il
demandait, en somme, un dédommagement financier pour services rendus au monde
arabe. Mais, pour les Etats-Unis, il était hors de question qu'un pays gros
producteur de pétrole s'opposât à sa politique pétrolière en exerçant une menace
sur ses protégés, les pays du Golfe. Il était surtout inadmissible qu'un Etat
arabe, ennemi d'Israël et doté d'une armée aguerrie, se mît à contester le
'leadership' américain. Ramener à la raison le trublion irakien devint alors une
nécessité pour les dirigeants américains, qui attendirent que Saddam Hussein
vînt lui-même se jeter dans le piège. Devant le refus du Koweït de faire la
moindre concession territoriale, le dictateur irakien envisagea l'épreuve de
force. Loin de l'en dissuader, et s'abstenant au contraire de toute critique
intempestive, les responsables américains, habilement, lui prodiguèrent un
encouragement implicite.
Après avoir laissé entendre qu'ils
n'interviendraient pas, les Etats-Unis rétablirent par les armes l'intégrité du
Koweït. Ils infligèrent à l'Irak un déluge de bombes sans précédent dans
l'Histoire. Pire encore, ils soumirent ce petit pays de 22 millions d'habitants
à un embargo qui fit des centaines de milliers de victimes, et qui n'est jamais
que la guerre continuée par d'autres moyens. Mais, du point de vue américain,
l'essentiel était accompli. Succès géopolitique, l'écrasement de l'Irak
baassiste permit aux Etats-Unis d'atteindre simultanément trois objectifs :
liquider les derniers vestiges du nationalisme arabe laïque et socialisant ;
s'implanter militairement au Moyen-Orient à la demande des pays arabes eux-mêmes
; garantir définitivement la sécurité des approvisionnements pétroliers en
provenance de cette région du monde.
Vertus de l'islamisme
Jusqu'à cette 'guerre du Golfe'
qui mit fin aux prétentions irakiennes, les Etats-Unis et la mouvance islamiste
connurent une véritable lune de miel. Rempart contre l'influence soviétique,
antidote au nationalisme arabe, opportun concurrent de la subversion chiite :
les stratèges de la CIA ont prêté à l'islamisme sunnite toutes les vertus.
Certes, Washington resta longtemps fidèle à une alliance avec le fondamentalisme
musulman, dont le paradigme est l'axe américano-saoudien. En échange du pétrole,
les Américains laissèrent le champ libre à la monarchie wahhabite, qui finança,
dans l'ensemble du monde musulman, un immense réseau d'officines islamistes. Peu
importe à l'Amérique, pourtant férue de modernité, que les plus hautes autorités
religieuses d'Arabie Saoudite proclament sans sourciller que "la terre est
plate". Visiblement, les Américains s'accommodent fort bien de la diffusion,
dans cette partie du monde, d'un obscurantisme religieux qui leur paraît sans
doute le meilleur garant de l'ordre social. Mais, outre le libre accès au
pétrole et un conservatisme de bon aloi, c'est surtout le respect de l'ordre
international qui confère à l'axe Riyadh-Washington son véritable
intérêt.
Car, en diluant la nation arabe au sein d'un ensemble plus vaste, le
panislamisme promu par les Saoudiens a pour vertu de neutraliser le nationalisme
arabe laïque et socialisant. Mieux encore : alimentée par les pétrodollars,
cette islamisation de la politique arabe constitue en même temps le meilleur
rempart d'Israël. A l'instar des monarchies du Golfe, l'Etat hébreu n'est-il pas
lui même soumis à une pression considérable des forces confessionnelles ? Entre
l'Amérique puritaine, l'Islam intégriste et l'Etat juif, une secrète connivence
autorise les dérapages verbaux, mais prohibe le passage à l'acte. Conformément
au voeu de Washington, aucun Etat se réclamant du fondamentalisme musulman
sunnite ou chiite n'entreprit la moindre opération militaire contre l'Etat
hébreu : ni les monarchies du Golfe, ni même l'Iran, en dépit de ses violentes
diatribes antisionistes. En cinquante ans de conflit israélo-arabe, en revanche,
seuls des Etats se réclamant du nationalisme laïque ont réellement tenté d'en
découdre avec Israël : l'Egypte, la Syrie et l'Irak. C'est l'alliance
indéfectible avec une Arabie Saoudite conservatrice sur le plan intérieur et
docile sur le plan extérieur qui constitue ainsi, aux côtés de l'alliance avec
Israël, le véritable pivot de la politique américaine au Moyen-Orient.
Le 'djihad', ou la boîte de Pandore
En soutenant la
lutte armée des factions islamistes en Afghanistan, les Américains et leurs
alliés wahhabites se livrèrent, toutefois, à un jeu extrêmement dangereux. Avant
même l'intervention russe, dès l'été 1979, ils livrèrent des armes aux
adversaires du pouvoir laïque et prosoviétique. En 1982, le directeur de la CIA
ouvrit à Brooklyn un centre d'entraînement pour les combattants islamistes.
Pendant dix ans, Washington versa une moyenne annuelle de 600 millions de
dollars aux adeptes du 'djihad' contre le Satan soviétique. Mais le paradoxe est
que l'Amérique, au lendemain de l'effondrement russe, persista dans son appui
politique et financier à la nébuleuse intégriste. Cédant au vertige du succès,
Washington s'extasia sur les performances de la guérilla musulmane qui, en
Afghanistan, fit vaciller l'Union Soviétique. Ces guerriers islamistes, c'est
l'Amérique qui les avait formés, armés et financés. Leur éclatante victoire sur
l'Armée rouge auréola, à ses yeux, l'islamisme combattant d'une réputation
d'efficacité qui incita Washington à le manipuler à son seul profit.
La
créature, toutefois, ne tarda pas à se retourner contre son créateur. Au nom de
la lutte contre l'Union Soviétique, les responsables américains ont
systématiquement favorisé les organisations les plus radicales.
Apprentis-sorciers de la guerre sainte, ils ont sollicité les 'ouléma' les plus
conservateurs pour la diffusion de 'fatwa's faisant de la lutte armée contre
l'envahisseur russe un devoir sacré. D'une incroyable imprudence, les Américains
n'ont pas vu que cet appel à la guerre sainte pouvait aussi, un jour, se
retourner contre eux. Ils ont ouvert une boîte de Pandore [pour reprendre
l'expression de Gilles Kepel, 'Le piège du 'djihad' afghan', Le Monde,
19.09.2001] d'où s'échappèrent de nouvelles menaces, aussitôt attisées par leur
présence militaire massive à proximité des Lieux saints de l'Islam. Croyant
naïvement qu'ils pourraient se débarrasser des 'moudjahidin' après usage, ils
restèrent aveugles à une fermentation idéologique qui abolissait toute
différence entre l'Est et l'Ouest. Ils refusèrent de voir le processus à
l'oeuvre dans les camps d'entraînement pakistanais, ce milieu en vase clos où
les combattants du 'djihad' se persuadèrent que la victoire sur les Russes
préfigurait de nouvelles batailles héroïques contre les impies
d'Occident.
Les dirigeants américains furent-ils victimes de leur imprudence
? Certes. Mais ils durent aussi assumer les conséquences de leur cynisme. Ils
furent captifs de cette idée, doublement erronée, que tous les moyens sont bons,
et qu'il suffit de mettre fin à l'aide financière pour stopper net le
déferlement du fanatisme. Sans doute ont-ils été abusés par leurs propres
services secrets. Prompte à toutes les manipulations, la CIA a fini par enfanter
des monstres dont elle se révéla incapable, jusqu'à la dernière minute,
d'apprécier le véritable danger. Alors qu'elle échafaudait depuis dix ans
d'audacieuses combinaisons entre les factions afghanes, elle ne vit rien venir
de l'effroyable menace qui s'abattit sur le coeur de l'Amérique. Peut-être les
responsables américains ont-ils aussi péché par excès de confiance dans la
toute-puissance du dieu dollar. Il leur faut aujourd'hui se rendre à l'évidence
: fort de ses ramifications internationales et de ses comptes en banque, cet
islamisme combattant, qui s'est nourri de violence extrême avec leur
bénédiction, n'a jamais plus besoin d'eux pour parvenir à ses fins.
Mensonge d'une guerre aseptisée
Le règlement de comptes
planétaire qui se déroule depuis septembre 2001 n'oppose donc, en définitive,
que de vieux complices. Comme on pouvait s'y attendre, le conflit donne lieu à
une médiatisation par défaut, dont le scénario est rodé depuis la guerre contre
l'Irak et la guerre du Kosovo. Dans cet affrontement, qui se résume à une série
d'expéditions punitives ponctuées de déclarations triomphalistes, il ne suffit
pas d'écraser au sol les forces maléfiques, il faut surtout garantir la pureté
du message rédempteur, en s'attribuant l'exclusivité de sa diffusion. Les
Américains ont médité l'exemple du Viêt-Nam. Ils savent qu'une propagande n'est
efficace que si elle est hégémonique, et que l'exclusivité du commentaire
conforte le monopole du commandement. Grâce à des médias complices, l'image de
la guerre contre l'Afghanistan est ainsi lavée de l'opprobre qui entache toute
violence collective. Ce que l'opinion voit du conflit, c'est ce que le Pentagone
croit bon de lui montrer, c'est-à-dire peu de chose, en définitive, noyé sous le
flot continu d'un discours uniforme accréditant le mensonge d'une guerre morale,
où les lâchers de bombes alternent avec les largages de vivres.
La réalité
visible de la guerre se trouve donc ajustée aux impératifs de la bonne
conscience occidentale. Déguisée en lutte pour la civilisation, l'entreprise
militaire est censée accomplir la loi morale, et l'on purge sa représentation de
tout ce qui pourrait en démentir la légitimité. Parce que nous ne voyons de la
guerre que sa surface politiquement correcte, nous devenons les simples
réceptacles d'un déluge verbal formaté par les officines du pouvoir. Ce discours
officiel se gardera de nous dire que les taliban ont pris le pouvoir, en 1996,
grâce à l'appui logistique pakistanais et aux largesses américaines. Il ne nous
dira rien de l'accord passé entre les taliban et la compagnie pétrolière Unocal
pour la construction d'un gazoduc permettant l'acheminement, via le Pakistan, du
gaz provenant des énormes gisements du Turkménistan voisin, pour le plus grand
bénéfice de l'industrie pétrolière américaine. Ce discours ne nous apprendra
rien sur l'abandon, par les Etats-Unis, des opposants afghans au régime taliban,
ni sur ce qui fut la conséquence immédiate du lâchage occidental, l'assassinat
du commandant Massoud. Sans parler du paradoxal retour en force de la Russie,
dont l'approbation est d'autant plus empressée qu'elle lui vaudra quitus, de la
part de l'Amérique, pour son action en Tchétchénie.
Eradiquer les causes du terrorisme
Ce que nous promet,
en revanche, le discours officiel, c'est la perspective d'une guerre sans fin,
aussi démentielle que notre incapacité à en éliminer les véritables causes. Ces
causes, nous les connaissons depuis des années, voire des décennies : le
pourrissement du conflit israélo-palestinien, le maintien d'un embargo aussi
cruel qu'inutile contre l'Irak, la corruption qui sévit dans ces pétromonarchies
dont le milliardaire terroriste Oussama Ben Laden est le monstrueux rejeton. Par
le truchement d'un intégrisme qui est leur créature, les Etats-Unis ont récolté
les raisins d'une colère qu'ils n'ont cessé d'alimenter. Tant que des milliers
d'enfants irakiens agoniseront par manque de médicaments sous l'effet de
l'embargo américain, les Etats-Unis seront menacés. Et tant que des centaines
d'adolescents palestiniens tomberont sous les balles israéliennes, il n'y aura
guère de répit possible pour les nations occidentales, qui accordent leur
indulgence à l'Etat hébreu. Comment, à vrai dire, pourrait-il en être autrement
?
La paix n'a aucune chance, en effet, si l'Occident vassalisé par l'Amérique
répond au terrorisme aveugle en perpétuant son propre aveuglement aux causes
profondes du terrorisme. Imagine-t-on, un seul instant, que puisse cesser la
violence des fanatiques si l'on ne cesse de la provoquer ? Un ancien ministre
français de la Défense n'avait pas tort lorsqu'il répétait, ces dernières
années, que chaque missile américain jeté sur l'Irak est une bûche jetée au
foyer de l'intégrisme. Faut-il être aveugle pour ne pas voir la ressemblance
entre les attentats-suicide du Hamas dans les territoires occupés, et l'attaque
spectaculaire du 11 septembre 2001 ? Cette nouvelle menace terroriste, dont ils
mesurent désormais l'ampleur, les Etats-Unis n'ont-ils pas contribué eux-mêmes à
la forger ? Dans sa cruauté, l'offensive terroriste qui frappe l'Amérique
renvoie aux Américains l'image repoussante de leur propre indifférence à la
souffrance des autres.
Si les Etats-Unis veulent éliminer une telle menace,
ils devront probablement modifier leur vision du monde. Faute d'éradiquer les
causes du terrorisme, ce dernier résistera à tous les bombardements, ou renaîtra
aussitôt sur les ruines fumantes des cités détruites. La politique des frappes
aériennes n'est que l'avatar contemporain de la politique de la canonnière :
elle discrédite l'hyperpuissance à l'instant même où elle paraît en montrer la
force irrésistible. Elle est sans issue, car elle nourrit constamment le germe
de ce qu'elle prétend combattre. Et s'il est absurde de contester aux Etats-Unis
la légitimité d'une riposte, le pilonnage intensif des villes afghanes et le
mélange du militaire et de l'humanitaire risquent d'obtenir l'effet inverse du
but recherché. Le démantèlement des réseaux terroristes relève davantage de
l'opération-commando que du bombardement aérien. Mais surtout, ce démantèlement
appelle une action résolue contre le blanchiment d'argent sale et les paradis
fiscaux, indissociable d'une véritable régulation de la mondialisation
financière. C'est en s'engageant dans cette voie que l'Amérique contribuera à
endiguer le fanatisme meurtrier de ses anciens alliés. Et c'est en pesant de
tout son poids en faveur d'une solution équitable des questions palestinienne et
irakienne qu'elle désamorcera les bombes humaines qui la menacent de tous
côtés.