"Si nous nous révélons incapables de parvenir à une cohabitation et à des accords honnêtes avec les arabes, alors nous n'aurons strictement rien appris pendant nos 2000 années de souffrance et mériterons tout ce qui nous arrivera." Albert Einstein (25 novembre 1929)
                           
in la lettre à Chaim Weisma publiée dans "Pensées Intimes d'Albert Einstein" (Editions du Rocher - 2000)
                                   
   
Point d'information Palestine > N°180 du 11/12/2001

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Sélections, traductions et adaptations de la presse étrangère par Marcel Charbonnier
                       
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Au sommaire
                                      
Témoignages
Cette rubrique regroupe des textes envoyés par des citoyens de Palestine ou des observateurs. Ils sont libres de droits.
1. Ce soir le vent plein de colère souffle sur Gaza par David Torres, citoyen de Gaza en Palestine
2. Humiliation par Nathalie Laillet, citoyenne de Bethléem en Palestine
3. En attendant les représailles… par Micaël Nègre, citoyen de Ramallah en Palestine

                       
Réseau
Cette rubrique regroupe des contributions non publiées dans la presse, ainsi que des communiqués d'ONG.
1. Une guerre fabriquée par Sharon par Adam Keller [traduit de l'anglais par R. Massuard et S. de Wangen]
2. A ce compte-là, pourquoi Yitzhak Rabin n'a-t-il pas pu éviter d'être assassiné ? par Sherri Muzher in The Media Monitors Network du mardi 4 décembre 2001 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
                                 
Revue de presse
1. Répression quotidienne en Cisjordanie et à Gaza par Amira Hass in Le Monde Diplomatique du mois de décembre 2001
2. Norman Finkelstein apporte sa touche personnelle à Beyrouth - L'auteur, à la fois célébré et controversé, exposera sa vision du monde post-11 septembre par Warren Singh-Bartlett in The Daily Star (quotidien libanais) du lundi 10 décembre 2001 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
3. La dangereuse confusion des juifs de France par Eyal Sivan in Le Monde du 8 décembre 2001
4. Dangereuses illusions par Baroukh Kimmerling in "Ha’Aretz" Tel-Aviv traduit dans Courrrier International du jeudi 6 décembre 2001
5. Big Macs, pauvreté, terrorisme et... Ariel Sharon par Hady Amr in The Daily Star (quotidien libanais) du jeudi 6 décembre 2001 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
6. Leïla Shahid : "Le maître de Sharon, c'est Bush" in L'Humanité du jeudi 6 décembre 2001
7. Le Hamas roule pour Sharon par Hassane Zerrouky in L'Humanité du jeudi 6 décembre 2001
8. "Les entreprises européennes fuient les territoires palestiniens" extrait d'une revue de la presse néerlandaise du mercredi 5 décembre 2001 réalisée par l'ambassade de France aux Pays-Bas
9. Elias Sanbar, intellectuel palestinien : "Un feu vert implicite à la liquidation physique d'Arafat" entretien réalisé par José Garçon in Libération du mercredi 5 décembre 2001
10. Silvan Shalom : "Il faut verser l'argent des taxes palestiniennes au budget israélien..." par Tal Muscal in The Jerusalem Post (quotidien israélien) du mercredi 5 décembre 2001 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
11. Ce qu'Arafat a à perdre in The Jerusalem Post (quotidien israélien) du mardi 4 décembre 2001 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
12. Les représailles israéliennes vise Arafat lui-même in Jornal de Noticias (quotidien portugais) du mardi 4 décembre 2001 [traduit du portugais par Christian Chantegrel]
13. Les plans sont fin prêts... ils n'attendent que l'atterrissage de Sharon pour déclarer la guerre - Israël ne laissera pas passer, cette fois, l'occasion de coincer Arafat et d'en finir avec son Autorité par Alex Fieshman in Yediot Aharonot (quotidien israélien) du lundi 3 décembre 2001, repris dans Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du mardi 4 décembre 2001 [traduit de l'arabe par Marcel Charbonnier]
14. Si Arafat n'extirpe pas les racines de la violence, Israël sera contraint à détruire son Autorité par Benyamin Netanyahu in Ma'Ariv (quotidien israélien) du lundi 3 décembre 2001, repris dans Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du mardi 4 décembre 2001 [traduit de l'arabe par Marcel Charbonnier]
15. Palestiniens-Israéliens : distance et horreur par Vincent Romani in Le Monde du mardi 4 décembre 2001
16. Les bombes américaines détruisent trois villages. On fait état de dizaines de morts. par Tim Weiner in The New York Times (quotidien américain) du dimanche 2 décembre 2001 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
17. L'empire de la mort par Dr. Nurit Peled Elhanan in Yediot Ahronot (quotidien israélien) du samedi 1er décembre 2001 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
18. Aujourd'hui, les criminels de guerre, c'est nous par Robert Fisk in Le Monde du samedi 1er décembre 2001
19. Azmi Bishara, député arabe à la Knesset : "En Israël, les services de sécurité font la loi" in L'Hebdo Magazine (hebdomadaire libanais) du vendredi 30 novembre 2001
20. Un intellectuel libre (un portrait d'Edward Saïd) par Juan Goytisolo in El Païs (quotidien espagnol) du jeudi 29 novembre 2001 [traduit de l'espagnol par Michel Gilquin]
21. Les raisins de la colère. Terrorisme, Amérique et Moyen-Orient par Bruno Guigue in la revue Etvdes du mois de décembre 2001
                                               
Témoignages

                                       
1. Ce soir le vent plein de colère souffle sur Gaza par David Torres, citoyen de Gaza en Palestine
Gaza, le 7 décembre 2001 - Ce soir il pleut sur Gaza. Il pleut à verses, une vrai tempête, le ciel est plein d'éclairs. Hier les gens se sont pressés, comme tous les jours de ce Ramadan de privations, pour être à temps a la maison, se reposer, partager le repas en famille ou avec des amis. Comme tous les jours cette même ambiance, cette fébrilité qui suit le cours du soleil, cette délicate tension qui augmente avec le déclin de la lumière. Hier soir j'étais chez un ami, Youssef, dans le Nord de Gaza. Nous avions fait les couses, sa femme prépare le repas, je joue avec son fils de 4 ans et sa fille de 2 ans. Mohammad, un copain qui vit dans le camp de la plage m'appelle : David, il y a 4 hélicoptères sur la mer ! Nous, on file sur le toit. C'était à quelques minutes du coucher de soleil, le ciel bleu de Gaza enflammait les nuages au-dessus de la plage, les pâles rayons du soleil prêts à inviter des millions de personnes à prendre enfin la nourriture et la boisson tant attendues. A l'Ouest, loin au dessus de la mer, 4 minuscules mouches noires décrivent, 2 par 2, des cercles dans le ciel. Je connais la danse de ces mauvais insectes. Quant ils ont terminé, l'un s'incline légèrement, crache une pointe de feu, et soudain un panache de fumée pollue ce ciel si calme. puis, un bruit, comme une feuille qu'on déchire, et un claquement sourd. Une fois, deux puis trois.quelque chose brûle là-bas, il y a un nuage noir, épais, sur une grande partie de la ville, et le soleil s'est depuis longtemps caché sous la terre. Ce soir là le mélodieux appel ne s'est pas répandu dans l'air pour nous libérer du jeûne, les Israéliens nous ont invités à manger à leur façon, avec des canons. Apres une telle soirée j'avais besoin de me reposer, et ce matin je me suis levé vers 10 heures. Journée d'Intifada normale, je devais finir de préparer mon DELF (je suis très en retard et je dois tout rendre avant le 10) et toujours le vacarme des avions de combat F16 qui tournent sur nos têtes. Je sors, pas encore bien réveillé, sur le balcon, mais sous le ciel gris de ce matin-là les avions passaient plus bas que d'habitude, c'est à peine si je peu m'entendre parler au téléphone. Puis insensiblement le ciel se dégage depuis la mer derrière moi, la rue reprend vie, envahie par les milliers d'enfants qui ont terminé l'école, et qui rejoignent en colonnes immenses leurs maisons, leurs parents, leurs jeux. Soudain le bruit d'un chasseur déchire le ciel et retentit un violent souffle métallique, un bâtiment en face de chez moi vole en poussière, j'ai un mouvement de recul et de repli sur moi. La fumée noire monte doucement, je retrouve mes esprits, ils viennent de bombarder en pleine ville au chasseur de combat ! Quelques secondes et c'est le concert des ambulances qui remonte ma rue depuis l'hôpital Shifa pour tourner à droite quelques dizaines de mètres plus loin. La fumée se dissipe lentement, une foule immense se retrouve dans la rue, les gens ferment les magasins, les vendeurs du petit marché devant mon immeuble rangent précipitamment leurs marchandises, c'est la cohue. Et comme toujours, une foule de curieux grands et petits, et la masse des élèves fraîchement libérés de l'école se précipitent, pour aider, pour voir, dans le bruit assourdissant des avions.puis encore, j'entrevois une forme sombre, un trait de feu qui tombe sur la terre, le claquement me pousse en arrière, et dans le bruit de la machine qui s'éloigne un nouveau bloc de fumée s'élève devant mon ciel, devenu terriblement bleu. Une idée atroce me traverse : ces gens qui étaient dans la rue, les hommes femmes et enfants qui vaquaient à leurs occupations, les curieux criminellement rassemblés là par le premier impact pour subir le deuxième, plus violent encore. Un avion de combat F16 pulvérise un bâtiment et peu envoyer voler à plusieurs dizaines de mètres des blocs de béton de 50 ou 60 kg. J'essaie d'appeler mes amis, les lignes sont saturées, le jardinier du CCF habite juste a cote du bâtiment de la sécurité préventive qui vient de sauter, puis les mouches noires arrivent, dansent sur la ville, prennent position et les mêmes claquements sourds, plus loin, vers l'université, vers la police près de laquelle habite un ami, vers la "préfecture" où se trouve le CCF. Justement un copain m'appelle, il va bien, il me rejoint chez moi. Puis c'est le tour d'un autre de m'appeler. On monte tout en haut de la tour où j'habite, c'est vers le nord que dansent les avions, ils jettent des étoiles sur la terre et le ciel devient noir derrière les tours... Je ne sais plus quelle heure il est, mes oreilles sont pleines des cris des avions, je pense a ces gens dans la rue, a mes amis, je sais que c'est le deuxième jour, mais certainement pas le dernier. Ces gens ont tiré sur l'église de la Nativité a Betléhem, en pleine messe, ils ont bombardé un hôpital pour enfant, des écoles, plus rien n'est sacré ici, ni la religion, ni la vie. Le jeu est terminé, les monstres de guerre sont rentrés chez eux, ils sont sortis de leurs machines fumantes pour retrouver femmes et enfants ; leur mission est remplie. Je réussis enfin à parler à Mohammad. Il est à l'hôpital, le jeune fils de son frère a été blesse à la tête, il rentrait de l'école.
On se retrouve la-bas, au chevet du gamin. Ashraf a 14 ans, les yeux fermés au monde par le lourd bandage qui entoure sa tête pleine de bruits et de sang. Son frère aîné lui tient la main, son père est debout, à coté. On discute de la situation, on s'échange des nouvelles sur les amis qu'on a pu joindre, on s'interroge sur les endroits bombardés. Quelqu'un arrive, la mère du petit apparaît à la porte. Mohammad me tire par la main hors de la chambre, et déjà j'entends l'insupportable soupir de cette femme. Il est comme moi, il ne peut pas entendre ça, et c'est avec effort que je dissimule la vague de chagrin qui monte vers mes yeux. Je suis fatigué. 
Je n'ai pas envie de rentrer tout de suite chez Youssef pour la rupture du jeûne, alors avec un copain on va voir les hangars des hélicoptères du président qui ont été détruits hier soir, puis on revient dans mon quartier pour faire un tour près de la ruine. Sur un rayon de 200 m plus une vitre aux fenêtres, les rideaux flottent au vent. Plus près, jusqu'aux portes en métal qui sont sorties de leurs encadrements, tordues par le souffle de la guerre, les façades sont criblées de trous plus ou moins gros, impacts des blocs lancés par l'explosion du missile. Une maison est éventrée, une large baie s'ouvre maintenant sur le salon. Des gravats sans nombre jonchent la rue. La ruine est entourée de maison, sauf sur un coté ou elle donne sur un cimetière. Lui aussi est recouvert de béton, en bloc, en grain et en poussière. On a fait le tour, enjambant les stèles funéraires en lambeaux, d'où quelques heures auparavant les infirmiers ont extrait le corps déchiqueté d'un gamin qui rentrait chez lui par ce chemin. Un gamin d'une école où je travaille m'interpelle. Il habite dans la rue en bas, il est rentré plus tôt aujourd'hui, ses mots sont vides et son visage las est pâle. Je lui souhaite bon courage, lui demande de faire attention a lui. J'ai faim, il est 16 heures, je veux aller chez Youssef. Je suis désolé de n'avoir rien amené, je sais que son fils adore les fraises, je voulais en prendre mais je suis trop fatigué. Je veux m'asseoir. Ce soir le vent plein de colère souffle, furieux, entre les tours de Gaza, et la pluie s'est engouffrée chez moi par les fenêtres entrouvertes.
                                           
2. Humiliation par Nathalie Laillet, citoyenne de Bethléem en Palestine
Bethléem, le 6 décembre 2001 - Bonsoir, toujours à Dheisheh. Je devais aller donner des cours à Ramallah (à peu près à 20 km de chez moi), mais... le check-point de Qalandia est complètement fermé, je ne peux plus rentrer dans la ville. Mon passeport français pourrait peut être amadouer les soldats de Tsahal. Le problème, c'est que même si j'y arrive, un tiers de mes étudiants ne pourra pas venir... et je devais leur faire une interro, la fin du semestre approchant... Bref, donc, chômage technique...
J'ai donc un peu de temps devant moi. Comme presque tous les matins, j'achète le journal. Je commence à le lire. Et tout d'un coup, j'ai un choc. Photo de couverture: Un homme nu (il ne porte qu'un maillot de corps), bras levés, marche. Devant lui, un véhicule blindé de l'armée israélienne, bourré de soldats (bien emmitouflés, eux !)
La scène se passe à Gaza. Figurez-vous que j'ai traduit l'article correspondant à la photo. En voici un extrait :
«À un carrefour au Nord de Khan Younis (bande de Gaza), les forces israéliennes ont contraint des jeunes hommes à ôter leurs vêtements et à marcher en sous-vêtements dans le froid et la pluie, en levant les mains au-dessus de leurs têtes. Un témoin oculaire a rapporté que les soldats israéliens ont ordonné aux passagers d'un minibus de descendre, d'ôter leurs vêtements et de lever les mains. De nombreux journalistes ont pu photographier la scène, laquelle s'est poursuivie par l'arrestation de cinq jeunes gens auxquels on a ligoté les mains. Le colonel Khaled Abou Al Ala, responsable des affaires militaires pour le sud de la bande de Gaza, a dit que de telles scènes, qui sont vues comme des punitions collectives et des humiliations, se répètent depuis quelques temps. (...)»
Un de mes amis médecin, palestinien, m'a déjà parlé de ce genre de scènes humiliantes. Il en voit assez souvent sur la route Naplouse-Qalqylia: on oblige les hommes à se déshabiller, et souvent à courir, nus, devant les soldats, fusils pointés sur eux. Devant des femmes. Je ne vous en avais jamais parlé, parce que je n'en ai pas été témoin. Mais ce matin, cette photo m'a révoltée.
C'est pour la sécurité d'Israël qu'on fait courir des hommes nus ?
La prochaine fois que vous entendrez aux infos (et ne vous inquiétez pas, vous l'entendrez) qu'un kamikaze s'est fait exploser à la terrasse d'un café, pensez donc à l'humiliation de ces hommes.
Pensez à cet homme que j'ai vu dans le journal. Pensez à sa haine pour ces soldats, à sa haine pour tout ce qui est israélien désormais. Il semble avoir une trentaine d'années. Sans doute marié, avec des enfants. C'est sans doute pour eux qu'il a préféré (pour l'instant) l'humiliation à la mort. Pensez à son humiliation, à la honte et la haine qu'elle engendre. Pensez à la honte et la haine qu'il va transmettre à ses enfants. Comment l'en blâmer ?
J'ai honte.
J'ai honte quand je vois ce que des hommes peuvent faire à d'autres hommes.
Dimanche soir, j'ai regardé les infos sur TV5. À 21h30 locales, on a eu le journal de 20h de France 2. Bien sûr, on a parlé des attentats. Le journaliste donnait la parole à des gens, des Israéliens francophones. Une jolie jeune femme brune a pris la parole. Dans un français parfait, elle nous a dit: «On ne veut plus voir d'Arabes. Il faut tuer tous les Arabes!»
Je comprends sa colère après les attentats. Mais ce qu'elle dit va au-delà de la colère. Elle a dit «Arabe» et non «Palestinien». Ce qu'elle a dit est une incitation à la haine raciale. Ni plus, ni moins. J'ai attendu une réaction à cela dans les médias ces derniers jours. Mais je n'ai entendu personne condamner ce genre de phrases.
Je suppose que si un «Arabe» avait appelé à «tuer tous les Juifs» au journal de 20h, il y aurait eu quelques remous...
                                       
3. En attendant les représailles… par Micaël Nègre, citoyen de Ramallah en Palestine
Ramallah, le 3 décembre 2001 - En attendant les représailles… ainsi titre le journal télévisé de France 2 et en attendant les représailles les media devraient peut être revoir leur ligne éditoriale. Alors quoi ? Est-ce que le choc des attentats de ces deux derniers jours prive les journalistes de toute capacité de réflexion ? Est-ce que la compassion, légitime et souhaitable, pour les victimes justifie qu'on adopte ces futures représailles comme quelque chose de normal ? Les media font du yoyo au gré des événements, dénonçant un jour la répression israélienne et condamnant le lendemain la riposte palestinienne incapable de s'inscrire dans la durée, toujours dans l'événementiel. C'est d'ailleurs là leur seule constance. C'est cette absence de vision dans la durée qui fait passer, en une fraction de seconde, les tchétchènes du statut de peuple opprimé par la Russie à celui de groupuscule terroriste, cible potentielle de l'opération " justice infinie " (ou que sais-je), après l'effondrement du World Trade Center et la "découverte " de leurs liens avec Ben Laden. C'est la même vison au jour le jour qui permet de légitimer la punition massive du peuple palestinien parce qu'un attentat à eu lieu.
Et puis quoi ? Depuis quand un attentat commis par un groupe restreint d'activistes, aussi grave soit-il, justifie une répression qui, comme un attentat aveugle, touche indifféremment hommes, femmes, enfants toutes tendances confondues ?
En attendant les représailles, la répression s'est déjà accentuée. Aujourd'hui je n'ai pas pu me rendre à l'université de Bir Zeit où je suis mes cours. Le barrage est désert, personne ne passe ni à pied ni en voiture. Le contraste est saisissant par rapport au spectacle quotidien des files de voitures qui attendent que le militaire de service, le plus souvent avachi sur son fusil, leur face un geste dédaigneux de la main pour passer une par une, après un interrogatoire et une fouille de " routine " dont la durée et inversement proportionnelle à la bonne humeur du planton.
C'est sans doute la vision de ces réprimandes quotidiennes qui manque cruellement à la plupart des journalistes. Sans doute faudrait-il qu'ils voient, comme moi, tous les matins les files d'étudiants parqués derrière un rouleau de barbelés, attendant que par un soudain accès de " conscience professionnelle " celui qui a pris leurs cartes d'identité cesse de se marrer avec son copain, pour qu'ils puissent enfin se rendre à leurs cours. Dans ces conditions, où faut-il chercher les responsables des attentats ?
Parmi les israéliens interviewés après les attentats par France 2, un homme, la quarantaine, ne comprenait pas comment les " arabes " pouvaient faire des choses pareilles alors " qu'on les nourrit ". Il y a peut être du vrai dans ce qu'il dit, c'est bien la politique israélienne, toute entière faite de répression et d'humiliations quotidiennes à l'encontre des palestiniens, qui " nourrit " le terrorisme palestinien.
                                       
Réseau

                                         
1. Une guerre fabriquée par Sharon par Adam Keller
[traduit de l'anglais par R. Massuard et S. de Wangen]
Tel-Aviv, 4 décembre 2001 - Depuis plus d'un an, c'était débattu dans les médias et dans les milieux politique et militaire : ce qui se passe entre Israël et les Palestiniens est-ce une guerre, ou n'est-ce qu'un " combat " ? Tôt ce matin, la question a été résolue : c'est vraiment une guerre. Le gouvernement d'Israël a officiellement et formellement déclaré comme ennemi l'Autorité palestinienne et son président Yasser Arafat, et a donné instruction aux forces armées sous son commandement de poursuivre activement et agressivement la guerre par terre, par air et par mer.
Ceci n'est pas un événement fortuit. C'est le résultat logique de la politique entreprise par Ariel Sharon depuis qu'il a pris le pouvoir en février ; et, en fait, c'est une continuation directe de la politique de Sharon ministre de la Défense du début des années 80 quand il a lancé l'invasion désastreuse du Liban dans le but de détruire l'OLP et d'expulser Arafat.
Depuis qu'il est devenu Premier ministre, Sharon s'est rapproché de plus en plus de cette guerre totale. Des mesures d'oppression se sont accumulées sans cesse, l'innovation scandaleuse d'hier devenant la routine d'aujourd'hui. L'" étranglement " imposé à Ramallah dès la première semaine du mandat de Sharon et qui a déclenché alors de nombreuses protestations internationales était, en fait, bien moins sévère que le siège imposé à présent à chaque ville et chaque village de Cisjordanie.
Le même processus de banalisation a continué en ce qui concerne le bombardement des villes palestiniennes - d'abord par des tirs d'hélicoptères (déjà commencés sous Barak) puis par des avions de combat F16 et a continué avec l'assassinat de plus en plus fréquent de Palestiniens soupçonnés de terrorisme et avec les incursions armées dans les zones palestiniennes, d'abord pour quelques jours, ensuite pour des semaines et enfin pour des mois.
Il y a eu plein d'efforts et de plans de médiation tout au long du gouvernement Sharon. Le Premier Ministre n'en a jamais rejeté aucun ouvertement. Par contre il a utilisé ce qui jusqu'à maintenant semble être une méthode infaillible : demander fermement sept jours de " cessez le feu complet et absolu " avant que des négociations sérieuses puissent avoir lieu, et alors faire une grosse provocation juste avant que le nouveau cessez le feu soit sur le point d'entrer en vigueur.
Ce qui est arrivé il y a un peu plus d'une semaine était l'utilisation particulièrement efficace de la technique : quelques jours avant l'arrivée du dernier médiateur, l'ex général américain Zinni, Sharon a autorisé l'assassinat par des tirs d'hélicoptères de Mahmoud Abou Hunud, un dirigeant du Hamas important et assez populaire pour être sûr que sa mort serait vengée avec les méthodes brutales du Hamas - d'autant plus que l'assassinat a eu lieu alors que l'opinion publique palestinienne était déjà embrasée par la mort de cinq enfants palestiniens provoquée par une charge explosive déposée par des sapeurs de l'armée israélienne (ce qui apparemment était un accident).
Le stratagème était, en fait, tout à fait évident. Il a été alors commenté dans les médias : le spécialiste Alex Fishman a souligné dans Yedit Aharanot (le 25 novembre) que l'assassinat de Abu Hunut avait rompu l'accord tacite entre Arafat et le Hamas de ne pas faire d'attentats suicides - un accord qui a été en vigueur pendant plusieurs mois, et dont l'existence pourrait bien avoir sauvé des dizaines de vies israéliennes.
Sans accès aux dossiers confidentiels de Sharon, il n'y a aucun moyen de prouver avec certitude que le Premier Ministre voulait réellement ce qui s'est passé. Il ne fait aucun doute que lui et ses conseillers militaires et de renseignement savaient bien ce qu'il résulterait de l'assassinat de Abou Hunud et cependant il l'ont ordonné. Il ne fait non plus aucun doute que la vengeance sinistre de Hamas, causant la mort de 26 Israéliens choisis au hasard, était d'un bénéfice inestimable pour Sharon. Elle lui donnait le prétexte parfait pour la déclaration de guerre contre Arafat, sabotant de fait la mission de Zinni et laissant les faucons du Pentagone prendre le dessus dans les conflits internes de l'administration du département d'Etat. Il en est résulté que l'attaque de Sharon contre les Palestiniens a reçu un soutien ouvert sans précédent de la part de Washington.
Avec un tel soutien, Sharon pouvait des permettre d'adopter une attitude ouvertement méprisante envers son ministre des Affaires étrangères Simon Peres dont le prestige international en tant que lauréat du Prix Nobel de la Paix et artisan supposé de la paix était jusqu'ici vital pour le gouvernement Sharon. Désormais le Premier ministre pouvait se permettre de brandir sa déclaration de guerre à son cabinet et de balayer les objections de Peres.
Sharon a affiché sa nouvelle campagne comme " une guerre au terrorisme ". Mais comment peut-on sérieusement prétendre que la cause de " la lutte contre le terrorisme " peut être défendue par le bombardement et la destruction des hélicoptères personnels d'Arafat qui, de toutes façons, ne pouvaient voler sans l'autorisation de l'aviation israélienne ? ou en envoyant des tanks et des bulldozers pour détruire les pistes de l'aéroport international de Gaza, qui a été inauguré il y a trois ans par le Président Bill Clinton en personne et qui a été fermé depuis le déclenchement de l'Intifada ? Ou en envahissant de nouveau Ramallah, dont une large partie a été récemment occupée par les tanks israéliens sans diminuer en rien l'intensité de la rébellion palestinienne ? Ou même, en ciblant systématiquement et détruisant les installations de la police palestinienne et des services de sécurité - le dispositif même avec lequel Arafat venait de commencer la tâche difficile et délicate de confrontation avec les Palestiniens radicaux.
Vue dans la perspective d'un Premier Ministre israélien déterminé à maintenir l'occupation israélienne et la colonisation en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza, et à étouffer toute possibilité d'Etat palestinien, la campagne de Sharon de ces derniers jours prend tout son sens. Dans cette perspective, Sharon semble recevoir le soutien de l'administration Bush pour détruire ce que le Secrétaire d'Etat Powell présentait, il y a juste deux semaines, comme la vision des Etats Unis pour l'avenir de la région : une Palestine viable vivant en paix à côté d'Israël.
                                                       
2. A ce compte-là, pourquoi Yitzhak Rabin n'a-t-il pas pu éviter d'être assassiné ? par Sherri Muzher
in The Media Monitors Network du mardi 4 décembre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

(Sherri Muzher, militant palestino-américain, est juriste et journaliste freelance.)
Yasser Arafat s'entend dire qu'il est directement responsable des attentats-suicides du week-end passé. Qu'Hamas ait averti que l'assassinat de son plus haut responsable militaire trouverait une réponse à la hauteur du crime israélien, voilà qui serait sans importance. Que les Palestiniens n'aient pas d'armée et ne reçoivent pas l'armement qui leur permettrait de se défendre contre l'agression israélienne, ce qui ne peut qu'encourager l'émergence de bombes humaines - à juste titre ou non est une autre question - voilà qui ne déclenche pas le moindre clignotement sur l'écran radar. C'est Yasser Arafat qui est tenu pour responsable des actes et des sentiments de chaque membre de la société palestinienne. Depuis leur colère face au manque de liberté jusqu'à leurs supplications de protestation contre la destruction du foyer de l'un d'entre eux par un bulldozer israélien, c'est Arafat - et Arafat seul - qui décide si les gens sont susceptibles d'éprouver de tels affects ou non. Quand Arafat n'a pas le temps, ça ne fait rien : les livres scolaires palestiniens viennent prendre le relais, puisqu'aussi bien ils sont, eux aussi, "responsables" d'inciter à la haine, par opposition - chacun l'aura compris - aux mesures humiliantes d'Israël.
Oui, vraiment, il est remarquable que Yasser Arafat soit le seul, apparemment, à avoir en main la 'zapette' qui lui permet de commander à distance les émotions et les actes de plusieurs millions de Palestiniens. Je me demande si les Palestiniens, ces ingrats, ont bien conscience du fait que Dieu, dans son incommensurable bonté, a gratifié leur peuple d'un homme détenteur d'un pouvoir encore jamais vu de toute l'histoire de l'humanité.
Mais si Arafat est redevable des émotions et des décisions de chaque Palestinien, le temps n'est-il pas venu d'appliquer le même standard aux responsables israéliens ? Après tout, ne devons-nous pas être des entremetteurs impartiaux ?
Ainsi, Ariel Sharon a été/est directement responsable :
- des massacres de Sabra et Chatila, en 1982, qui ont causé la mort de pas loin de 2 000 personnes. Ce sont ses forces qui supervisaient les camps et, depuis leur prise de contrôle de Beyrouth, elles étaient responsables du bien-être de ses habitants ;
- de l'emprisonnement, de l'obligation de se dévêtir et du passage à tabac à coups de crosses de fusil par les soldats israéliens, durant plus de deux heures, d'un aide-soignant palestinien, en Cisjordanie, en janvier dernier ;
- des déclarations de feu le ministre israélien Rehavam Ze'evi, selon lesquelles Israël devrait se débarrasser des poux (les Palestiniens), allant même jusqu'à se faire l'avocat de la solution de leur  "transfert musclé" (en langage courant : déportation) ;
- de ces soldats israéliens qui ont refusé de laisser Hassan Al-Zreai passer le barrage qu'ils surveillaient, chargé du corps de sa petite-fille, morte, afin d'aller préparer ses obsèques ;
- de ces soldats israéliens qui ont choisi la croix située au sommet de la coupole de l'Eglise de la Nativité pour cible de leurs exercices de tir, comme l'ont rapporté des témoins oculaires américains ;
- de ces soldats israéliens qui ont forcé des chauffeurs de taxi palestiniens à se battre entre eux, sous la contrainte des armes, afin de se distraire ;
- de la mort de Palestiniens, à différents barrages routiers, parce que les soldats israéliens ont interdit aux ambulances qui les emmenaient aux urgences de passer ;
- des déclarations de M. Gideon Ezra, suggérant publiquement que tous le membres de la famille des terroristes kamikazes soient liquidés ;
- des familles qui perdent leur toit parce que les bulldozers de l'armée israélienne détruit leur maison ;
- des Palestiniens qui perdent leurs terres confisquées afin d'élargir les frontières d'Israël, perpétuellement provisoires ;
- des oliviers et des arbres fruitiers déracinés : il y en a eu plus de 385 000 depuis le début de l'Intifada al-Aqsa ;
- des jouets piégés déposés par les soldats israéliens devant les écoles, qui tuent des enfants palestiniens ;
- de l'impossibilité pour les étudiants palestiniens de suivre leur cursus universitaire, parce que les soldats israéliens barricadent les accès à l'université, comme à BirZeit ;
- des églises et des mosquées atteintes par des tirs de missiles ;
- des enfants palestiniens battus ou abattus par des colons israéliens, alors qu'ils ne faisaient que jouer dans la cour de leur maison ;
- des morts d'hommes palestiniens sous les tortures du Shin Bet ;
- du refus de soins à des enfants palestiniens emprisonnés et malades, comme cela s'est produit à la prison de Telmond ;
- de la restriction à l'extrême de l'eau allouée aux Palestiniens à Yatta, en Cisjordanie : deux seaux une fois toutes les trois semaines ;
- de l'usage sans limite de leurs armes par les soldats israéliens tuant des manifestants palestiniens non armés ;
- des assassinats de responsables palestiniens.
Et puisque nous pensons, apparemment, qu'un dirigeant est responsable des actes de chacun de ses administrés, pourquoi donc feu Yitzhak Rabin n'a-t-il pas interdit son assassinat prémédité lors d'un meeting pacifiste, par un assassin israélien, Yigal Amir ? Il aurait dû filer le tuyau aux agents du Mossad : il serait encore en vie. Mais, puisqu'il savait d'avance ce qui allait se passer, devons-nous conclure que son assassinat était en quelque sorte un assassinat-suicide ?
Le pape Jean-Paul II aurait-il dû être excommunié lorsqu'on a découvert que le responsable d'un attentat ayant détruit une clinique pratiquant les avortements, il y a quelques années, était catholique romain ? 
Plus près de chez nous, pourquoi le président Bill Clinton n'a-t-il pas été jeté en prison pour son rôle encore inconnu, mais néanmoins évident, dans l'attentat meurtrier d'Oklahoma City ?
Cela vous semble ridicule ? J'espère bien. Mais il est non moins risible que Yasser Arafat soit tenu responsable des actes et des sentiments de tout Palestinien. Oh, excusez-moi, un instant, je vous prie... Etant donné que je suis d'origine palestinienne, je dois contacter le Président Arafat afin de vérifier si j'ai bien le droit de penser que cette fiction est ridicule... En effet, comme vous le savez, je suis incapable de penser par moi-même.
                                           
Revue de presse

                                     
1. Répression quotidienne en Cisjordanie et à Gaza par Amira Hass
in Le Monde Diplomatique du mois de décembre 2001
(Amira Hass est correspondante en Palestine du quotidien israélien Ha'Aretz. Auteur de "Boire la mer à Gaza" aux éditions La Fabrique - Paris - 2001.)
Omar, quatre ans, demande à sa mère : "Maman, comment est-ce que l'Amérique est arrivée chez nous ?" Un détachement de l'armée israélienne est en train de se déployer dans le village de Beit Rima, au nord-ouest de Ramallah. Nous sommes le 24 octobre 2001, à l'aube. Des blindés, des unités d'infanterie et trois hélicoptères viennent pour faire sauter deux positions palestiniennes : la police et la 'sécurité nationale' (une sorte de police des frontières). En une heure, cinq Palestiniens sont tués - deux policiers et trois hommes de la sécurité nationale - et neuf blessés, dont un civil.
Les officiers israéliens ont prétendu que l'armée n'avait fait que répliquer à des tirs, autrement dit qu'il s'agissait d'un combat. Mais des témoignages concordants font apparaître qu'au moins trois hommes tués dormaient au moment où le feu a été ouvert sur eux, et que la plupart des autres avaient très vite compris que leurs kalachnikovs ne pouvaient pas grand-chose contre la formidable puissance autour d'eux. L'armée ne permit ni aux équipes médicales palestiniennes ni au médecin local de parvenir jusqu'aux blessés. C'est pourquoi, dans les premières heures de l'offensive, des rumeurs firent état d'un grand nombre de morts. Plusieurs blessés perdirent leur sang quatre à cinq heures durant, jusqu'à l'arrivée de l'équipe médicale militaire israélienne. Il est difficile de savoir si certains de ceux qui sont morts auraient pu être sauvés s'ils avaient reçu des soins plus tôt.
Les tirs se poursuivront jusqu'à 6 heures, puis le couvre-feu sera imposé dans le village. Jusqu'à 11 heures, les forces armées s'emploient à arrêter quarante-deux habitants, qui sont emmenés, pieds et mains liés, les yeux bandés et la tête recouverte d'un sac, dans une tente-prison installée non loin de là, sur les terres de la colonie voisine de Halamish. On les laisse ainsi pendant des heures, assis par terre, la tête courbée en avant, jusqu'à ce qu'un officier du Shin Beth les interroge. Au bout de plusieurs heures, on leur permet de s'appuyer dos à dos les uns contre les autres. Trente et un d'entre eux sont relâchés après minuit et peuvent enfin rentrer chez eux alors que onze autres sont emmenés en détention. Parmi ces derniers, au moins cinq sont relâchés. L'armée déclare avoir effectué d'importantes arrestations en rapport avec l'assassinat du ministre Rehavam Zeevi, le 17 octobre. Mais les deux principaux suspects dans cet assassinat, originaires du village, ne se trouvaient pas là au moment de l'offensive.
Pendant ce temps, l'armée détruit trois maisons où vivent les familles de trois hommes recherchés : un membre du Hamas (soupçonné d'implication dans l'attentat de la pizzeria de Jérusalem) et deux membres du Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP). En quelques secondes, les explosifs posés par les soldats privent de toit une trentaine d'âmes. La force de l'explosion endommage aussi des maisons avoisinantes. L'intérieur tout entier d'une quatrième maison, en pierre celle-là, s'enflamme : les soldats ne veulent pas croire les voisins, qui leur expliquent que les habitants se trouvent en ce moment à Ramallah. Ils lancent à l'intérieur une grenade offensive ou fumigène, et une grenade lacrymogène. Quelque chose prend feu et il n'y a bientôt plus qu'un épais nuage de fumée et des carcasses de feraille carbonisées. Seul en réchappe, intact, un cendrier en verre épais.
Le lendemain, des dizaines d'enfants s'égaillent dans le petit village - 4 000 habitants - pour glaner les reliques de l'assaut : des centaines de douilles vides de toutes tailles : les plus grandes, particulièrement lourdes, provenaient des hélicoptères et étaient encore reliées par des lanières de caoutchouc.
Ce spectacle est devenu habituel au cours de l'année qui vient de s'écouler : des enfants palestiniens ramassant des douilles vides, des éclats d'obus, des grenades lacrymogènes, des grenades offensives - ce qui reste après chaque opération israélienne. Les enfants brandissent aux passants de lourds sacs pleins de ces témoignages.
Dans toutes les villes palestiniennes, la vision des maisons carbonisées, trouées par les obus israéliens, est désormais douloureusement familière. Le principal instrument de destruction des maisons, surtout dans les camps de Rafah et de Khan Younis, dans la bande de Gaza, reste le bulldozer, dont on ne voit pas le conducteur : l'armée décide de créer une zone-tampon entre le camp et la frontière (avec l'Egypte), d'une part, et le bloc principal de colonies, d'autre part. A Rafah, les destructions de maisons sont aussi destinées, d'après l'armée, à empêcher l'infiltration d'armes en provenance d'Egypte : depuis les années 1980, les Palestiniens ont creusé des tranchées vers l'Egypte, par lesquelles passaient surtout drogues et produits de consommation bon marché - parfois aussi des personnes. A présent, toujours d'après l'armée, ces tranchées sont devenues une voie d'acheminement d'armes et de munitions pour les 'terroristes'.
Mortiers artisanaux et primitifs
Derrière les rangées de maisons détruites se dressent d'autres rangées de maisons palestiniennes criblées de trous, dus aux projectiles provenant des positions israéliennes et des postes de tir dressés tout le long de la frontière et dans les colonies. L'armée israélienne continue à détruire les maisons et à tirer, pendant que des Palestiniens anonymes posent toujours des explosifs sur les axes de circulation de l'armée israélienne et tirent en direction des colonies. En général, il n'y a pas de blessés israéliens, mais presque chaque jour, on compte des morts et des blessés palestiniens.
Tsahal soutient que ses tirs et ses obus sont une réaction aux tirs des Palestiniens. Depuis le 29 septembre 2000, l'Intifada est marquée par la puissance de la répression de l'armée israélienne, très supérieure à celle des opérations palestiniennes contre des cibles israéliennes : quand les Palestiniens ont commencé par des jets symboliques de pierres vers les positions militaires devant les villes palestiniennes, les soldats ont répondu par des tirs meurtriers à balles réelles contre les manifestants et les lanceurs de pierres. En un mois, plus de cent personnes ont été tuées, qui, d'après de nombreux témoignages directs, ne menaçaient pas la vie des soldats. Dans un nombre non négligeable de cas, l'armée a tiré non 'en réaction', mais de sa propre initiative. Elle a répondu par des armes lourdes à des tirs sans efficacité, 'en l'air', à des mortiers artisanaux et primitifs. Quand les tirs palestiniens sont devenus 'efficaces', quand les Palestiniens ont repris les attentats-suicides en Israël, quand des civils et des soldats israéliens ont été tués, l'armée israélienne a répondu par des bombardements à partir d'hélicoptères, puis d'avions. Selon les porte-parole israéliens, ces opérations étaient nécessaires pour lutter contre l'offensive terroriste palestinienne.
Le raisonnement palestinien est inverse : en octobre 2000, dit-on à Bethléem, sept ou huit jeunes armés de la région (qui n'appartiennent pas pour autant à la Sécurité palestinienne) décident que la lutte contre l'occupation doit être menée par les armes. Ils sont probablement à l'origine du meurtre de trois soldats israéliens, le 1er novembre 2000. Une semaine plus tard, Israël assassine leur chef, Hussein Abyat. Aujourd'hui, au terme d'une année d'assassinats ciblés et d'opérations militaires israéliennes qui ne cessent de croître en ampleur, on dit à Bethléem qu'il y a environ un millier de jeunes - sinon davantage - équipés d'armes qu'ils ont eux-mêmes achetées de leurs deniers.
Du 19 au 28 octobre 2001, quand l'armée israélienne entre avec d'importantes forces blindées au coeur de la ville et s'installe dans sept maisons, ces jeunes en armes essaient de former une opposition : bombes artisanales, cocktails Molotov, tirs à partir des maisons des camps palestiniens où se sont postés les chars israéliens, francs-tireurs, kalachnikovs. L'un de ces jeunes, qui dit appartenir aux 'Brigades des martyrs d'Al-Aqsa', apparentées au Fath, explique qu'ils savent bien que, malgré les armes qu'ils possèdent, ils sont incapables d'arrêter les chars. Mais ils tirent orgueil de ce que pas un soldat israélien n'ait osé descendre des véhicules blindés ni montrer son visage, de peur d'être pris pour cible par un franc-tireur palestinien. En dix jours, à Bethléem, seize Palestiniens - dont onze civils - sont tués dans la rue ou chez eux. Un soldat israélien subit des blessures de gravité moyenne. Trois autres Palestiniens armés sont tués au cours d'une opération ciblée de l'armée.
A la même époque, fin octobre, un quartier du nord de Ramallah est également envahi par les chars, qui bloquent ainsi les accès des villes de Jénine, Tulkarem et Kalkiliya. A Ramallah - où réside le dirigeant du Fatah Marwan Barghouthi -, pendant deux jours, des hommes de la sécurité palestinienne et des militants armés du Fatah tirent sur les forces israéliennes, puis plus rien. Quatre Palestiniens armés meurent, pas un Israélien n'est touché. Quand le feu s'arrête, de nombreux soldats descendent des chars et des véhicules blindés. Ils imposent le couvre-feu vingt-quatre heures sur vingt-quatre et interdisent l'accès de la ville aux quelque trente mille habitants des villages environnants et d'un camp de réfugiés voisin. Chaque jour, des centaines d'habitants 'transgressent les consignes' et se rendent à pied dans le quartier sous couvre-feu, sous la menace des canons et mitrailleuses des chars et véhicules blindés. Parfois, les soldats lancent des grenades lacrymogènes et des grenades offensives en plein milieu de ces gens qui se cachent, fuient, crapahutant sur la rocaille et escaladant des pentes abruptes, tout ça pour pouvoir se rendre à l'école, au travail, au marché, au dispensaire, aux bureaux de l'Autorité palestinienne. Malgré tout, les rues de Ramallah sont presque entièrement vides.
"Au moins, toi, tu peux gagner ta vie !" s'entend dire un vendeur de falafels - c'est le repas à emporter le plus nourrissant et le moins cher que l'on puisse trouver - du centre de Ramallah. "Je vais t'étonner, mais des falafels, les gens n'en ont jamais aussi peu acheté !", répond celui-ci. Deux des trois millions de Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza vivent au-dessous du seuil de pauvreté, d'après les chiffres du Bureau palestinien de statistiques. Environ 15% des familles ont perdu toute source de revenu, surtout dans la bande de Gaza, où elles ne peuvent se rabattre sur une petite production agricole familiale, comme en Cisjordanie.
Deux semaines sans ravitaillement
En un an, l'économie palestinienne a presque été paralysée. Les chars et les hélicoptères ne sont pas en cause. Depuis un an, des blocs de béton sont placés aux entrées de tous les villages palestiniens, et empêchent le passage des voitures dans un sens comme dans l'autre. La circulation sur les routes qui desservent les colonies israéliennes est en général interdite aux Palestiniens. Les gens font des kilomètres à pied, changent de taxi trois ou quatre fois avant d'arriver à bon port. Des déplacements qui naguère prenaient vingt minutes sont transformés en odyssées de deux ou trois heures. Etudes, travail, construction, développement, vie sociale, tout s'est rétréci comme peau de chagrin à cause de ces blocs de béton.
Deux villages sont encore plus éprouvés que les autres par le bouclage : Beit Furiq et Beit Dajan, à l'est de Naplouse, douze mille habitants à eux deux. Ils se trouvent sur une route qui conduit à trois des colonies les plus fanatiques. Fin octobre 2001, la sortie des villages a été purement et simplement interdite. Pendant environ deux semaines, ils n'ont pu être ravaitaillés ni en nourriture ni, pis encore, en eau. Beit Furiq et Beit Dajan ne sont pas reliés au réseau de l'eau (les colonies voisines le sont) et dépendent donc de l'eau de pluie et de source, mais surtout du ravitaillement par des camions-citernes. Pendant huit jours entiers, les soldats ont refusé aux chauffeurs l'autorisation de sortir pour aller chercher l'eau. Plus tard, ces mêmes chauffeurs ont été retenus pendant des heures au barrage, ce qui les a empêchés de rapporter une quantité suffisant aux besoins du village.
Du côté de l'armée, on explique qu'à la même période il y avait des menaces d'attentat, raison pour laquelle les camions-citernes et les camions de nourriture ont été retardés à l'entrée des deux villages. On admet que, dans certains cas, "les camions furent retardés au-delà de la mesure". D'autres villages et d'autres régions souffrent de retards du même genre, bien que moins extrêmes, dans leur ravitaillement en eau et en nourriture. Les obus, les balles et les assassinats, m'a dit un villageois, seules quelques centaines, peut-être quelques milliers de personnes ont à les subir. Les blocs de béton, c'est tout le peuple qui en souffre.
                                   
2. Norman Finkelstein apporte sa touche personnelle à Beyrouth - L'auteur, à la fois célébré et controversé, exposera sa vision du monde post-11 septembre par Warren Singh-Bartlett
in The Daily Star (quotidien libanais) du lundi 10 décembre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
Norman Finkelstein a bien failli être la première victime de la guerre en Afghanistan enregistrée au Liban. Cet écrivain, ancien professeur d'université, exilé new yorkais et iconoclaste professionnel, qui fait carrière du renversement des tabous tenus pour sacro-saints par les Juifs américains et les Juifs israéliens avait, en effet, presque décidé que le temps n'était pas encore venu de déclencher sa première offensive oratoire au Moyen-Orient. Mais, fort heureusement, il faudrait bien plus que les problèmes de déplacement aérien consécutifs au post-World Trade Center pour clouer Finkelstein au sol, et il est actuellement en ville où il donnera deux conférences au Théâtre de Beyrouth, dont la première, ce soir, portera sur les effets possibles des attentats du 11 septembre sur la politique américaine dans notre région et la seconde, jeudi prochain, portera sur le fonctionnement du lobby juif aux Etats-Unis.
"J'ai eu l'impression que le sujet de l''industrie de l'holocauste' n'est pas de première importance pour les gens (ici)", nous a-t-il confié, expliquant la raison principale de sa venue à Beyrouth. "Aujourd'hui, ce qui intéresse surtout les gens, c'est essentiellement de savoir quelle est la réaction des Etats-Unis aux attentats du 11 septembre, et de quelle manière cette réaction aura un impact sur la région (du Moyen-Orient)".
Son approche de sujets qui entrent encore et toujours dans la catégorie du "pas en présence des Goyim", tel celui de l'extorsion de fonds de divers Etats européens au nom des survivants de l'holocauste par ce que Finkelstein qualifie d''industrie', dans son quatrième livre publié l'année dernière - L'industrie de l'Holocauste : réflexions sur l'exploitation de la souffrance des Juifs - lui a attiré beaucoup plus de critiques que d'éloges, en particulier, chez lui, aux Etats-Unis. 
Utilisant un langage décidé mais courtois, Finkelstein a un style plutôt provocant, tant à la ville que dans ses écrits ; ainsi de sa description de la prédilection des Israéliens pour des héros "athlétiques, blonds, bronzés et aryens". Dès lors, la chose sans doute la plus remarquable chez cet universitaire, en particulier pour qui connaît la réputation sulfureuse qui est la sienne dans les médias américains, est qu'il n'ait (apparemment) ni cornes ni queue terminée en pointe. Quant à savoir s'il a la langue bifide, cela reste à voir...
L'invitation de Finkelstein, mise sur pied par l'un de ses anciens étudiants et éditeur de la traduction arabe de son Industrie de l'Holocauste, Dar al-Adab, le Dr. Semah Idriss, brise à point nommé un certain nombre de tabous, elle aussi. Finkelstein sera, ainsi, le premier intellectuel juif américain à s'exprimer ici, tout au moins depuis la guerre (civile), ce qui sera peut-être de nature à poser une nouvelle pierre miliaire sur la voie de la reconquête, par Beyrouth, de sa position de capitale culturelle, à la fois excitante et excitable, du monde arabe...
Elle montre aussi la longueur du chemin que les institutions du pays ont encore à faire... Finkelstein aurait dû, originellement, donner sa seconde conférence à l'amphithéâtre Issam Fares de l'Université Américaine, mais c'était sans compter sur les autorités de l'université, qui ont décidé que l'homme qui s'est vu décerner un doctorat par l'Université de Princeton et qui a passé dix années à enseigner les sciences politiques à l'Université de New York était devenu, du jour au lendemain - du point de vue académique s'entend (qu'alliez-vous imaginer ?) - un candidat inapte à s'adresser aux étudiants dont elles ont la 'charge'.
Les étudiants, dans leur écrasante majorité, ont protesté contre cette mesure, et après maintes pressions, l'Université a concédé du bout des lèvres une conférence de presse informelle, réservée, qui plus est, aux seuls étudiants de l'Université Américaine. Elle se tiendra jeudi prochain, en soirée.
La visite de Finkelstein pourrait bien contribuer à démolir certaines des théories du complot qui trouvent un terrain de plus en plus fertile dans cette région.
Finkelstein a ainsi donné l'exemple des derniers attentats-suicides à Jérusalem et à Haifa, qui ont coûté la vie à vingt cinq Israéliens et Palestiniens. Il y avait eu autant de Palestiniens tués à Bethlehem après l'assassinat du ministre (démissionnaire) du tourisme, l'extrémiste Rehavam Ze'evi. A quelques rares exceptions - remarquées - près, les mêmes médias qui ont fait leurs gros titres des premiers de ces morts avaient quasi totalement ignoré les seconds. Comment pourrait-il s'agir d'autre chose que d'une politique délibérée ?
"Mais 'délibérée', cela suggère l'idée d'un complot", explique Finkelstein, qui ajoute que ses commentaires font référence aux seuls médias américains. "Dans les médias américains, le point de vue américano-israélien est désormais tellement internalisé, intégré, qu'il cesse d'être 'délibéré' : il est de l'ordre de l'inconscient."
"Il s'agit de tout un système mental. Il y a l'holocauste et la souffrance juive, la peur qu'ont les Gentils de ne pas comprendre (correctement la situation) et que toute critique (de leur part) pourrait être de nature à alimenter l'antisémitisme", poursuit-il.
"Ainsi, les vies israéliennes ont de l'importance, d'une manière dont les vies palestiniennes ne peuvent pas se prévaloir. De plus, les vies des Palestiniens musulmans comptent encore moins que celles des Palestiniens chrétiens."
Que pense Finkelstein de l'intérêt croissant, au Moyen-Orient, pour les écrits d'historiens révisionnistes tels David Irving et Roger Garaudy, qui considèrent que l'extermination des Juifs d'Europe ne serait qu'une sorte de légende du vingtième siècle ? Que pense-t-il de la décision du gouvernement libanais d'interdire une conférence révisionniste prévue à Beyrouh, au début de cette année ?
"Empêcher quiconque de s'exprimer ne diminue en rien le danger que représente la désinformation ; cela ne fait que convaincre les gens que si cette expression est interdite, cela doit cacher quelque chose" dit Finkelstein, qui, à l'évidence, n'est pas désarçonné par ce genre de questions. "Toutefois, je pense réellement que le monde arabe ne met que lui-même dans l'embarras, et personne d'autre, lorsqu'il donne à des gens qui sont carrément dérangés et malhonnêtes l'accès aux tribunes. Il y a une autre raison d'être contre : c'est le fait qu'Israël et ses propagandistes souhaitent que soit tenues ce genre de conférences (révisionnistes) ; elles leur fournissent, en effet, une 'preuve' que les Arabes haïssent les Juifs."
Ajoutez à cela la croyance, ancrée en Amérique, après le 11 septembre, selon laquelle tout le monde, en particulier les Arabes, hait les Américains, et vous verrez que l'avenir est loin d'être rose.
"Vous pouvez sans risque de vous tromper en déduire, en extrapolant, qu'il existe aux Etats-Unis une sorte de chauvinisme hystérique et de soutien aveugle à la politique américaine, mais cela ne donne toutefois pas un tableau très exact de la réalité", dit Finkelstein. "Il y a aussi une certaine conscience du fait que le 11 septembre n'était pas simplement un acte insensé, mais qu'il représentait - sous une forme évidemment totalement inacceptable - des ressentiments réels et profondément ancrés dans le monde arabe. Je pense que les Américains sont ouverts à cette suggestion."
L'une des indications pourrait en être donnée par de nombreux sondages d'opinion selon lesquels une majorité d'Américains et de Juifs Américains sont plus que jamais en faveur d'une solution à deux Etats au conflit israélo-palestinien. Mais on pourrait objecter qu'aujourd'hui, c'est aussi le cas d'Ariel Sharon...
"La question est de savoir si tout le monde a bien conscience des différences (fondamentales) entre la position de la communauté internationale (sur ce problème), exprimée par de multiples résolutions de l'ONU", dit-il, " et celle d'Israël, d'autre part, qui désire créer des bantoustans palestiniens éparpillés : j'en doute fortement." Finkelstein pense également que la création d'un Etat palestinien - que ce soit sous la forme d'un pays entièrement fonctionnel, territorialement uni, ou sous celle d'un chapelet d'étaticules indéfendables et non viables - ne signifiera pas nécessairement que la paix sera instaurée dans la région du Moyen-Orient.
"Israël restera l'obligé des puissances occidentales, aussi le problème que cela représente demeurera, et il n'est pas mince", dit-il. "C'est un échange de bons procédés : Israël sert les intérêts de son suzerain impérial (américain) si le suzerain impérial sert les intérêts de son vassal : Israël."
Ainsi, la seule réponse serait donc le fameux cri de ralliement, si souvent entendu au Moyen-Orient : "Mort à l'Amérique" ?
"Non, ce n'est pas la réponse", tranche Finkelstein. "Mais le seul espoir, en l'état, réside en un changement accéléré et une amélioration (des positions d'icelle)".
Maigre consolation pour une région qui observe, avec un scepticisme croissant, le lourd tribut des morts et des destructions, n'est-ce pas ?
"Les problèmes sont si profonds et si terribles, la souffrance est immense", dit-il. "Il pourrait se faire que nous entrions dans une période révolutionnaire, faite de changements rapides, mais je n'en vois pas les indices. De plus, bien souvent, quand la poussière se dissipe, nous voyons combien la révolution a en réalité changé très peu de choses, de toutes manières."
[Norman Finkelstein s'exprimera le jeudi 13 décembre 2001 au Théâtre de Beyrouth, à dix-neuf heures. Le nombre de places est limité : 250.]
                           
3. La dangereuse confusion des juifs de France par Eyal Sivan
in Le Monde du 8 décembre 2001
(Eyal Sivan, cinéaste israélien, réside en France.)
Disons-le sans détour, la question du sionisme est dépassée. Pourtant l'amalgame systématique entre antisionisme et antisémitisme est devenu la nouvelle arme d'intimidation des "amis d'Israël".
Les accusations d'antisémitisme lancées par les institutions juives de France à l'encontre des médias français, la violence passionnelle des réactions et l'opprobre jeté sur toute attitude critique à l'égard d'Israël témoignent de la confusion et de l'échauffement des esprits. Confondant non-sionisme et antisémitisme, ces réactions se multiplient depuis que la guerre coloniale en Palestine-Israël redouble de violence. Ainsi, les institutions juives de France font peser aujourd'hui un danger sur les juifs et le judaïsme, et plus particulièrement sur la cohabitation entre Français juifs et musulmans au sein de la République.
Que des juifs en France se sentent aujourd'hui concernés par le sort des Israéliens qui ont élu avec une large majorité un premier ministre d'extrême droite et sont aujourd'hui piégés dans une situation politique et identitaire à laquelle ils ne voient pas d'issue, c'est légitime. Mais que la communauté juive de France et son grand rabbin s'enferment dans un soutien inconditionnel à la situation coloniale et meurtrière qui prévaut depuis plus de cinquante ans en Israël-Palestine, c'est inacceptable.
On en est arrivé à confondre la signification mystique que revêt la terre d'Israël dans le judaïsme avec une revendication territoriale qui n'a plus rien à voir avec la sécurité. Israël est aujourd'hui le seul endroit du monde où les juifs sont menacés physiquement en tant que tels. Le CRIF déclare pourtant que les juifs de France, "inquiets de voir les jeunes musulmans transporter en France le conflit du Proche-Orient", sont prêts à envisager d'émigrer en Israël pour s'y réfugier.
Une minorité de juifs de France prend au sérieux la grande angoisse de la société juive israélienne face à l'évolution démographique favorable aux Arabes et émigre en Israël. Pour la plupart religieux intégristes, ils choisissent de s'installer dans les colonies de peuplement en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Si la majorité des juifs de France (de loin la plus grande communauté d'Europe) restent attachés à une République qui leur permet de vivre leur judaïsme dans toutes les nuances qu'on lui connaît aujourd'hui, ils représentent pourtant, selon les propres termes de l'Agence juive, le "dernier réservoir" d'immigration vers Israël.
Dans les synagogues et les centres communautaires juifs, le drapeau israélien et la collecte d'argent au bénéfice d'Israël ont tendance à prendre la place des symboles religieux traditionnels. Les fonctionnaires de "l'office israélien de l'explication" et de l'ambassade d'Israël en France comme des officiers de l'armée israélienne accompagnent des dirigeants communautaires. 
Quant à la sécurité des institutions juives, elle est assurée par les services d'ordre des mouvements de jeunesse sionistes, secondés et entraînés par des membres de la sûreté israélienne.
C'est ainsi que s'opère le déplacement du domaine politique vers le religieux. Identifiés comme des institutions de soutien à Israël, les synagogues et centres commu nautaires deviennent, dans cette confusion, des cibles d'attaques criminelles, qui, par ailleurs, doivent êtres punies en tant que telles.
Mais, en qualifiant d'antisémites les positions non sionistes et critiques portées à l'égard de la politique israélienne et, délégitimant un point de vue politique en le confondant avec un propos raciste, les institutions juives communautaires françaises jouent aux apprentis sorciers et deviennent elles-mêmes vecteurs de violence.
Pour les juifs pratiquants, le judaïsme n'est pas une question. Pour des juifs laïques, en revanche, tiraillés entre universalisme et crispation identitaire, le sionisme est devenu une religion de substitution. De ces juifs en mal d'identité, Yeshayahu Leibowitz, le philosophe israélien, religieux et sioniste, disait : "Pour la plupart des juifs qui se déclarent tels, le judaïsme n'est plus que le bout de chiffon bleu et blanc hissé en haut d'un mât et les actions militaires que l'armée accomplit en leur nom pour ce symbole. L'héroïsme au combat et la domination, voilà leur judaïsme."
Le génocide des juifs est identifié comme un holocauste et un terme biblique lui a été attaché, "Shoah". Ce transfert dans le registre du sacré arrache l'événement à sa gravité politique. La culture victimaire devient un pilier de l'identité juive laïque. Les autres, et en premier lieu les Palestiniens, sont sommés de prouver leur souffrance, car ils ne seraient que les victimes des victimes…
En 1990, pendant la première Intifada, le même Leibowitz constatait : "Rien de plus confortable que de se définir par rapport à ce que les autres nous ont fait. Nous nous sentons ainsi dispensés de nous poser la question “Qui sommes-nous?” et de tout examen de conscience."
En votant à l'ONU en 1947 le partage de la Palestine qui attribuait environ 60% du territoire à la minorité juive et 40% à la majorité arabe, le monde occidental voyait là un moyen de se racheter après la catastrophe du génocide. A cela s'ajoutaient la mentalité coloniale de l'époque et son mépris à l'égard des populations indigènes. Le monde occidental semblait faire sienne l'idée sioniste selon laquelle les juifs sont partout en transit, à l'exception de ce bout de terre qu'ils revendiquaient et qui leur était désormais attribué. Les Arabes refusèrent ce partage inégal. Contrairement à ce qui est fréquemment affirmé, ils ne s'en tinrent pas à un simple rejet. Le représentant du Haut Comité arabe pour la Palestine avait proposé le projet d'un Etat binational. Et la communauté des nations est restée sourde à diverses propositions d'un plan pour un Etat fédéré.
Le territoire de la Palestine historique (Israël, territoires occupés et zones autonomes) comporte aujourd'hui environ 4 millions de Palestiniens et 5 millions de juifs. La question du droit au retour des réfugiés palestiniens expulsés en 1948 ajoute une complexité supplémentaire au dénouement du conflit. Comment faire accepter à un Palestinien né à Jaffa qu'il n'a pas le droit d'y revenir, alors qu'un juif né à Paris peut, lui, s'y installer? Dans cette logique, le partage de la terre et la séparation entre Israéliens et Palestiniens semble s'imposer. Mais, à moins d'envisager un nouveau transfert de populations, il semble impossible de dessiner des frontières vivables entre des communautés aussi imbriquées sur le terrain. Le partage est aussi illusoire que la croyance, pour "corriger" la donne démographique, en une grande vague d'immigration juive qui serait provoquée par la résurgence de l'antisémitisme en Occident.
Pourtant les apprentis sorciers continuent à jouer la carte de la panique en brandissant le spectre de l'antisémitisme. Ils montrent ainsi leur incapacité à sortir d'une vision manichéenne et archaïque des rapports de force.
Pour rompre le cercle vicieux de la haine et de la vengeance, il convient, au contraire, de faire appel à l'intervention des nations qui furent à l'origine de l'erreur historique de 1947. Il est temps d'en appeler à la raison et d'abandonner des conceptions nationalistes et théocratiques dont l'Histoire du XXe siècle a largement démontré les limites et le coût humain.
Seule une vision républicaine, démocratique et laïque persuadera les peuples israélien et palestinien qu'ils peuvent vivre – et pas seulement mourir – sur le même territoire.
S'ils souhaitent sincèrement favoriser une solution au conflit du Proche-Orient et voir leurs amis ou parents israéliens vivre enfin en paix, les Français juifs ont bel et bien un rôle à jouer. Premiers dans l'Histoire à bénéficier des bienfaits des principes républicains, pourquoi n'encouragent-ils pas les Israéliens à s'engager dans une voie similaire? Pourquoi ne s'appliquent-ils pas à développer en France des relations harmonieuses avec la communauté musulmane au lieu de l'accuser d'importer en France le conflit du Proche-Orient? Leur exemple serait une vraie contribution à la paix et servirait plus le judaïsme que le drapeau israélien.
                                   
4. Dangereuses illusions par Baroukh Kimmerling
in "Ha’Aretz" Tel-Aviv traduit dans Courrrier International du jeudi 6 décembre 2001
Laissons la droite nationale et religieuse gouverner seule le pays, propose "Ha’Aretz". Alors, l’opinion publique israélienne se réveillera.
Pour quiconque a un minimum de sens commun, il est évident que l’option du Grand Israël est inapplicable et que, en fin de course, Israël ne se stabilisera qu’en épousant plus ou moins le tracé de la “Ligne verte” [ligne fictive séparant Israël des territoires occupés en 1967]. Cependant, trois questions centrales et étroitement imbriquées cherchent encore une réponse. Combien de temps durera cette guerre de décolonisation ? Combien de victimes fera-t-elle des deux côtés ? Israël parviendra-t-il à nouer un partenariat avec les Palestiniens ou laissera-t-il les deux sociétés, tant israélienne que palestinienne, s’enfermer dans leurs frontières étroites et ruminer leur haine et leur soif de vengeance ?
L’une des raisons de la perpétuation de cette situation intolérable réside dans la disparition d’une opposition moralement et politiquement significative, s’appuyant sur une opinion publique active, un débat public, des hommes politiques qui mènent ce débat et une opposition parlementaire sérieuse. Le premier pas dans la disparition de l’opposition israélienne peut être attribué aux déclarations de l’ancien Premier ministre Ehoud Barak, un politicien amateur et versatile qui a justifié son échec personnel en décrétant qu’Israël “n’avait pas de partenaire”. Cette déclaration a ouvert la voie à de dangereuses illusions dans les deux sociétés. Les Palestiniens ont déclenché une guerre malhonnête et une campagne terroriste contre des cibles juives des deux côtés de la Ligne verte. En réponse, l’opinion israélienne a élu Ariel Sharon au poste de Premier ministre. Sharon, un homme politique blanchi sous le harnais, a paralysé le Parti travailliste en assurant pratiquement les pleins pouvoirs au ministre des Affaires étrangères Shimon Pérès, un piètre homme politique qui aurait dû se retirer depuis longtemps, et au ministre de la Défense Benyamin Ben Eliezer, une personnalité à l’agressivité patente. Sharon a même récupéré l’héritage de Rabin en intégrant sa fille, Daliya Rabin-Pelossoff, dans son gouvernement. Enfin, depuis la mise sur pied de ce gouvernement, les dirigeants du Parti travailliste se sont lancés dans une bataille surréaliste pour la direction d’un parti qui n’existe plus. Quant au Meretz [gauche], tout ce qu’il offre, c’est la rhétorique brumeuse de son chef Yossi Sarid et de sa députée Anat Maor. En outre, la plupart des intellectuels israéliens ont changé leurs vues ou s’enferment dans le silence...
Une autre illusion dangereuse, abondamment reprise par nos médias, consiste à parler de “gauche” à propos de partis aux options sociopolitiques fort différentes, dont le seul dénominateur commun était la conviction que, en se retirant vers les lignes de 1967, Israël pourrait arriver à un rapprochement avec les Palestiniens. Cette “gauche” n’existe plus, et tout le spectre politique a viré à droite.
Comment restaurer une opposition israélienne crédible ? Tout simplement en laissant les droites nationales et religieuses gouverner le pays. Quant à ceux qui s’obstinent à servir de feuille de vigne à la droite israélienne, ils devront assumer la responsabilité historique d’un choix aux conséquences désastreuses. Il faut laisser le Likoud et le cartel de l’extrême droite gouverner l’Etat, l’économie et la société. Les Israéliens ne tarderont pas à en découvrir les conséquences. Peut-être assistera-t-on alors à un changement dramatique dans l’opinion. Mais la première chose à faire pour permettre à Israël de sortir du labyrinthe, c’est de rebâtir une opposition politique et morale face à un gouvernement d’union nationale qui n’est rien d’autre qu’un gouvernement de pure extrême droite.
                                       
5. Big Macs, pauvreté, terrorisme et... Ariel Sharon par Hady Amr
in The Daily Star (quotidien libanais) du jeudi 6 décembre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
(Consultant économique et politique, Hady Amr, ancien conseiller du Président Bill Clinton au ministère américain de la Défense, partage son temps entre Arlington (Virginie, USA) et le monde arabe.)
Pourquoi des militants du Jihad islamique palestinien se font-ils sauter dans des bus et des discothèques, en Israël, tuant des dizaines de personnes ? Pourquoi l'Israélien Ariel Sharon, déjà accusé d'être un criminel de guerre, récidive-t-il en envoyant son armée bombarder, tirer et tuer des Palestiniens, tout en multipliant les attaques (verbales) contre l'Autorité palestinienne ? A en croire ce que nous disent depuis des années des experts ès politique étrangère américaine et des journalistes comme Thomas Friedman, le conflit a quelque chose à voir avec les Big Macs et la pauvreté. Friedman ajoute aussi que les Arabes, en général, et les Palestiniens, en particulier, ne manquent jamais l'occasion de rater l'occasion. En tant qu'Américain élevé (en partie) aux McDonalds, au beurre de cacahuète et aux sandwichs à la gelée, dans le New Jersey, en Pennsylvanie et en Virginie, je me sens concerné par ces trois raisons 'profondes'. Et en tant qu'Arabe élevé - mais oui... - au shawarma et aux sandwiches aux falafels au Liban et en Arabie Saoudite, je me sens concerné par ces trois 'raisons' à un deuxième titre, et en particulier, la dernière.
Qu'est-ce donc que cette 'théorie du Big Mac' ? C'est aussi une théorie de Friedman (encore lui). Dans les années 1990, il a fait l'hypothèse que deux pays ayant chacun un McDonald's sur leur territoire respectif n'ont jamais fait - ou ne feront jamais - la guerre entre eux. Absurde ? La présence de McDonald's est assurément l'indicateur de l'existence d'un environnement stable et pacifié. Mais, lorsque je vivais à Beyrouth, en 1998, l'ouverture par McDonald's de son premier restaurant dans la capitale libanaise, (lequel, notons-le au passage, a connu le décollage le plus remarquable au monde durant son premier mois d'existence), n'a pas empêché Israël de continuer à bombarder le Liban. McDonald's ou pas McDonald's : kif-kif... Bien souvent, cette action avait pour effet de précipiter des écolières, des Libanais ordinaires et moi-même dans les abris, tandis que les avions de guerre israéliens descendaient en piqué sur Beyrouth. Une fois, en 1999, ils bombardèrent la centrale électrique de la capitale, plongeant dans l'obscurité et privant d'électricité (et donc de climatisation et de frigidaires) des centaines de milliers de personnes durant tout un été, interminable et particulièrement étouffant. Bien entendu, les combattants du Hizbollah continuèrent à lutter contre l'occupation libanaise du Sud-Liban, en envoyant des roquettes sur le territoire d'Israël et en faisant exploser des bombes déposées le long des routes. Les Libanais d'origine, ainsi que les touristes arabes et occidentaux, pouvaient continuer à acheter tous les hamburgers qu'ils désiraient... Peut-être alors, M. Friedman, que ce qui faisait cruellement défaut, en réalité, c'était un McDonald's... à Nabatiyéh (Sud-Liban) ?
Mais, un an ou deux après, Israël se retira effectivement du Sud-Liban (faisons l'impasse sur le problème des fermes de Shebaa) et une paix relative a pu être obtenue entre Israël et le Liban. En ayant cette réalité à l'esprit, peut-on dire que tout ce que les décideurs politiques américains, israéliens et arabes doivent faire, afin de paver la voie vers la paix en Israël et en Palestine, c'est tout simplement de convaincre McDonald's de commencer à servir des "doubles hamburgers 100% boeuf avec sauce spéciale, laitue, fromage, pickles, oignons et petits pains au sésame" à Ramallah et à Gaza ? Tu parles ! Est-il envisageable que McDonald's aille courir le risque de se faire bombarder par des hélicoptères israéliens Apache (de fabrication américaine) ou se faire exploser le restau par un jeune bardé d'explosifs comme l'a fait Sbarro à Jérusalem ? Aujourd'hui, que nenni. Mais si l'Amérique, Israël et le monde arabe décident de travailler tous ensemble afin de créer la paix et la sécurité demain, alors là : oui. Notons au passage que, de manière curieuse, aucun des pays susceptibles d'être pris pour cible par les Etats-Unis dans la Phase II de leur 'Guerre contre le Terrorisme' - la Somalie, l'Irak, la Syrie ou l'Iran - n'a, non plus, de McDo. Tiens, tiens...
Bon, maintenant, parlons 'pauvreté', et non plus 'hamburgers'. Les experts de la politique étrangère américaine défendent, depuis des lustres, l'idée selon laquelle la pauvreté alimente le feu de la haine dans les ventres vides des candidats terroristes. Et que, si vous apportez à une population un niveau de vie amélioré et assez de liberté permettant à des esprits entreprenants d'aller de l'avant, les gens s'adonneront au commerce et éradiqueront d'eux-mêmes la violence. Dans ce cas, Arafat et l'Autorité palestinienne n'ont même pas besoin de se poser la question : bien loin de permettre une telle amélioration, depuis les accords d'Oslo, en 1993, Israël n'a fait qu'accentuer son blocus économique rampant contre la société palestinienne, faisant chuter le niveau de vie déjà passablement bas des Palestiniens à un niveau incroyablement bas. Ainsi, les Palestiniens souffrent d'une pauvreté qui va sans cesse s'aggravant, tandis que le reste du monde arabe progresse ou, tout au moins, limite les dégâts, en stagnant. Tandis que la Jordanie 'amie de la paix' - dont la moitié de la population est palestinienne - a conclu un Accord de Libre Echange avec les Etats-Unis, un rapport de l'UNICEF montre que les revenus des ménages en Cisjordanie et à Gaza ont chuté de 20% au cours des années 1990. Pendant ce temps, l'économie israélienne décollait en flèche. En voilà, un dividende de la paix qu'il est drôle, pour les Palestiniens !
Que faire ? L'Arabe en moi est tenté de demander à Israël et à l'Amérique : 'Comment pouvons-nous empêcher les enfants palestiniens de se faire sauter dans les quartiers de loisir animés de Jérusalem ? Nous devons veiller tout autant à assurer la sécurité aux Palestiniens et à réunir les conditions pour qu'il y ait aussi des quartiers de loisirs animés à Gaza, à Naplouse et à Jenin. Mais en réalité, les Palestiniens obtiennent quoi ? Une économie étranglée. Et la liberté de n'avoir rien d'autre à faire que décider quoi mettre dans leur assiette, pour peu que ce ne soit pas quelque chose qu'on ne trouve que dans la ville d'à-côté, parce qu'un barrage israélien les empêcherait sûrement d'aller l'acheter.
Revenons, maintenant, à l'histoire de Friedman, qui voudrait que les Arabes ne manquent jamais une occasion de rater l'occasion. L'Américain, en moi, plaide en faveur du monde arabe : réveillez-vous et humez-moi l'arôme de ce café ! Bon, d'accord, je vous accorde encore une semaine, jusqu'à la fin du Ramadan, avant de commencer... Etant musulman, je jeûne, moi aussi. Depuis le collège, à Easton (Pennsylvanie) et à Morristown (New Jersey), j'ai observé comment le peuple israélien travaille en étroite symbiose avec la communauté juive américaine, forte de six millions d'âmes, afin d'entretenir toute une diplomatie faite de relations publiques soutenues, intenses, personnalisées. Enfant, je n'ai pas pu ne pas remarquer que pratiquement pas un mois ne s'écoulait sans qu'une délégation d'enfants, de boy-scouts, ou de sportifs amateurs israéliens vienne visiter mon école.
Enfant, toujours, je me demandais : 'mais ils sont où, les Arabes ?'. Je n'en ai jamais vu, jusqu'à ce qu'ils finissent par faire leur apparition à la télé, où ils parlaient avec un tel accent que je ne comprenais rien à ce qu'ils baragouinaient. Souvent, dans le monde arabe, j'ai été confronté à la théorie rebattue du 'complot juif'. Ne me faites par rigoler ! Quelle excuse pitoyable... Le peuple arabe - en particulier, au Liban, en Jordanie, en Egypte et dans les pays du Golfe - a totalement échoué, sur toute la ligne, incapable qu'il a été de travailler intimement avec la communauté arabo-musulmane américaine, forte de six millions d'âmes, afin de développer des relations soutenues et saines avec le peuple américain. L'échec est si patent, la négligence si énorme, qu'à chaque fois qu'un jeune Palestinien se fait sauter ou qu'un missile israélien tue des civils, autant d'horreurs qui détruisent les vies de mères israéliennes et palestiniennes, mon coeur est doublement déchiré à cause - là, oui, pour le coup - de l'occasion perdue. Il y a, au bas mot, un quart de milliard d'Arabes dans le monde, et seulement quelques millions d'Israéliens. Et malgré çà, durant toute ma scolarité, les Arabes n'ont jamais jugé opportun de s'arranger afin de venir rendre visite à l'une des écoles ou des clubs de sports que j'ai fréquentés aux Etats-Unis. De son côté, la communauté arabo-américaine n'a pas été totalement au-dessous de tout. Pas de mon temps, en tout cas (j'ai trente-quatre ans).
Je suis bien placé pour le savoir : j'ai eu l'occasion d'y exercer diverses activités bénévoles depuis l'âge du collège. Je le sais aussi très bien, pour avoir exercé la fonction de directeur national de la promotion sociale des communautés (ethniques) durant la campagne présidentielle d'Al Gore (candidat démocrate, vaincu par Bush, ndt), ce qui m'a permis de voir ce que la communauté arabo-américaine a de meilleur. Durant la campagne présidentielle, j'ai vu des Israéliens en visite aux Etats-Unis, avides de mieux comprendre l'Amérique, s'occuper de très très près de campagnes électorales nationales et locales. Avec les pleins-pouvoirs... car sans concurrence... Où, me demandais-je, étaient les gars du monde arabe ? Comme aurait dit mon maître d'école, au moment de l'appel : "Machin ? - absent"...
Regardons la réalité en face. Il n'y a aucun complot juif, ni même américain, qui viserait à tenir les Arabes à l'écart. Dans aucune campagne électorale locale, et Dieu sait si j'en ai connu, on ne refuse du monde ! Comment se fait-il que les parents arabes n'encouragent pas leurs enfants à prendre un trimestre sabbatique afin de participer à des campagnes politiques comme le font les parents israéliens ? Demandez-le donc à mon ami Marc Ginsberg, ancien ambassadeur américain au Maroc, qui n'a pas été élevé seulement aux Etats-Unis, mais aussi au Liban, en Egypte et en Israël, et qui parle sacrément bien l'arabe! Il a frayé son chemin en commençant par trier du courrier sur la colline du Capitole (à Washington), jusqu'à la position éminente qu'il occupe aujourd'hui. Il y a quelques mois, Marc a écrit un article sur la nécessité d'un rapprochement beaucoup plus intime, de personne à personne, entre l'Amérique et le monde musulman. C'est ce à quoi il s'emploie, activement, en ce moment. Il pense - et je pense comme lui - que le Moyen-Orient ne connaîtra pas la paix tant que les peuples américain et arabe ne se comprendront et ne s'apprécieront pas mieux l'un l'autre.
Bon. Alors, si vous êtes occidental, ou américain, que pouvez-vous faire ? Vous devez faire plus que vous contenter de lire des bouquins : vous devez trouver un moyen d'aller au-devant des Arabes et d'inviter des Arabes chez vous, dans vos écoles et dans vos clubs de scouts. Vous devez les comprendre et mieux comprendre quels sont leurs problèmes. Ils sont aussi dignes que vous. Ils sont humains. Si vous êtes arabe, vivant dans un pays arabe, que pouvez-vous faire ? Vous devez vous organiser mieux, afin d'envoyer des groupes d'enfants ou aller vous-mêmes découvrir la société américaine (et vous y faire apprécier). Vous devez mieux comprendre l'Amérique et donner l'opportunité à l'Amérique de mieux vous comprendre. Invitez un membre du Congrès américain pour une conférence devant votre association en Jordanie ou au Liban : il viendra, c'est sûr. Ecrivez au rédacteur en chef du New York Times : internet, c'est pour les chiens ? Si vous en avez la possibilité, appelez la CNN, sur la ligne ouverte aux téléspectateurs, et faites vous entendre. Offrez votre bonne volonté pour une campagne électorale locale aux Etats-Unis. Comment ça : je débloque ? Mais bien sûr que si, que vous pouvez ! Si vous voulez comprendre le système politique américain, je ne vois pas de meilleur moyen. Vous ne pouvez pas décemment rester là, assis, à attendre que votre gouvernement fasse tout à votre place. Dieu sait si les Israéliens et les Américains n'hésitent pas une seconde à s'organiser ensemble pour voyager à l'étranger et découvrir les autres cultures.
Autrement, la prochaine fois que les Israéliens et les Palestiniens s'entre-tueront ou qu'un terroriste frappera l'Amérique, tuant des milliers de personnes et détruisant la vie de leurs proches, comment pourrez-vous vous regarder encore dans le miroir et dire que vous avez fait ce que vous auriez pu faire pour arrêter le massacre ? Faire en sorte que McDonald investisse à Gaza, ou mettre fin à la pauvreté à Gaza et en Cisjordanie, c'est le travail des hommes d'affaires et des gouvernements. Quand à nous, les gens ordinaires, ce que nous devons faire, c'est apprendre à mieux nous connaître - et vite.
                                   
6. Leïla Shahid : "Le maître de Sharon, c'est Bush"
in L'Humanité du jeudi 6 décembre 2001
La déléguée générale de Palestine en France a dénoncé " une guerre barbare d'un Etat contre une population démunie ". Les participants de l'opération " Un avion pour la paix " annoncent de nouvelles initiatives.
Leila Shahid, déléguée générale de Palestine en France, participait hier au siège du MRAP, à la conférence de presse des participants à l'initiative " Un avion pour la paix ", qui rentraient de leur séjour en Israël et dans les camps de réfugiés palestiniens, du 29 novembre au 3 décembre. Au lendemain des raids de l'armée israélienne en Cisjordanie et à Gaza, la responsable palestinienne a dénoncé vigoureusement " cette guerre barbare menée par Sharon contre une population civile démunie et une Autorité palestinienne bloquée dans sa liberté de mouvement ".
" Il n'y a pas de symétrie possible ", a insisté Leila Shahid, mettant en garde contre toutes les tentatives de renvoyer dos à dos l'Autorité palestinienne et Sharon dont " la politique est la pire qu'ait jamais connue Israël ".
Aux côtés de Fernand Tuil, cheville ouvrière de l'initiative " Un avion pour la paix " et de Mouloud Aounit, le président du MRAP qui était lui-même du voyage, Leila Shahid a rendu hommage aux participants. " En vous rendant sur place, vous avez prouvé que les citoyens ont un rôle déterminant à jouer pour définir le monde à venir. " " Ce conflit est très différent de tous les autres, car il touche à l'identité de chacun d'entre nous. Un citoyen français qui vit dans une République laïque et métissée, lorsqu'il se bat pour la justice là-bas, pour un Etat palestinien viable au côté d'un Etat israélien garanti dans sa sécurité, se bat pour les valeurs de justice ici même en France et en Europe. "
L'Autorité palestinienne, a rappelé Leila Shahid, a été la première à condamner les attentats du week-end dernier. " Ces attentats sont contre la cause palestinienne. Comment pourrions-nous tuer les enfants et les familles de nos partenaires pour la paix qui sont dans la population israélienne ? " a-t-elle martelé. La vengeance et la punition collective, la guerre produiront d'autres attentats.
" Le maître de Sharon, c'est Bush ", a accusé l'ambassadrice palestinienne, rappelant le feu vert du président américain à l'égard de Sharon. Celui-ci s'inspire de la réaction de George Bush aux attentats terroristes du 11 septembre. " Le discours de Sharon est effrayant, c'est celui d'un général qui commence une guerre coloniale. " Leila Shahid a rappelé qu'Israël est une puissance militaire de premier plan qui dispose de 200 têtes nucléaires. " Ariel Sharon voudrait faire croire que nous aurions le dessein de détruire Israël. Comment peut-on mentir à ce point à son propre peuple ? " Elle s'est insurgée contre les dérapages que peuvent entraîner les idées de vengeance " légitimant " les liquidations physiques. " · ce compte-là faudrait-il que les Palestiniens décident de venger les huit cents victimes des balles israéliennes depuis un an, que les Vietnamiens se vengent de la guerre américaine ou les Algériens du colonialisme français ? Voyez où mèneraient pareilles dérives ? " Alors que les Palestiniens sont seuls face à la violence brutale de l'armée israélienne, Leila Shahid a rendu un hommage appuyé à Hubert Védrine, ministre français des Affaires étrangères, " qui a dénoncé avec beaucoup de courage la politique du pire d'Ariel Sharon, alors que même les pays arabes sont restés jusqu'ici silencieux ". Votre tâche est énorme, a conclu Leila Shahid en demandant aux participants d'" Un avion pour la paix " de témoigner sur ce qu'ils avaient vu ces derniers jours dans les territoires palestiniens.
Telle est bien l'intention exprimée par Fernand Tuil, qui a annoncé de nouvelles initiatives. Dans quelques jours, une délégation de femmes, élues et responsables associatives se rendra dans la région pour faire entendre un message pacifiste. Mille personnes iront ensemble prochainement à Bruxelles pour réclamer de l'Union européenne pour l'envoi d'une force de protection du peuple palestinien. Il y a urgence. Sinon la communauté internationale se rendra coupable de non-assistance à peuple en danger.
                                           
7. Le Hamas roule pour Sharon par Hassane Zerrouky
in L'Humanité du jeudi 6 décembre 2001
Le chef du Hamas, Ahmed Yassine, a rejeté tout arrêt des actions anti-israéliennes tant que durera l'occupation israélienne. " Ils veulent que nous cessions de combattre ? Ils peuvent l'obtenir facilement : avec la fin de l'occupation... ". L'argument est, a priori, imparable. Le Hamas mène une guerre de libération. Sauf qu'il partage avec Sharon une même politique : le Hamas est opposé à l'existence d'Israël, tout comme Sharon est opposé à la création d'un Etat palestinien. Certes, la paupérisation, l'apartheid pratiqué contre les Palestiniens, comme le souligne Pierre Vidal-Naquet, les humiliations et la répression au quotidien, sur fond de refus d'application des accords d'Oslo, sont autant de terreaux permettant à l'islamisme de se développer. Mais, il ne faut pas oublier que le Hamas a été aidé et encouragé par le Mossad durant les années soixante-dix, alors que dans le même temps, Israël faisait la chasse aux militants de l'OLP. Les services israéliens, qui ont donc enfanté le Hamas, ont de quoi se réjouir. Par sa stratégie de guerre contre les civils israéliens, le Hamas remplit parfaitement la fonction et le rôle pour lesquels il a été mis sur orbite. D'autant que les réactions internationales suscitées par les attentats suicides commis par le Hamas ont conforté Sharon dans sa politique du pire. Sans doute, si la communauté internationale avait réagi avec la même vigueur concernant la répression au quotidien à l'égard des Palestiniens, Ariel Sharon serait contraint à négocier avec Arafat. Cette même communauté internationale, qui ne fait rien pour qu'Israël applique les résolutions de l'ONU, multiplie les pressions de toutes sortes contre Arafat pour qu'il accepte de liquider le Hamas, alors que l'Autorité palestinienne ne contrôle que 3 % des territoires. Or, il serait si simple qu'Israël se retire de la Cisjordanie et de Gaza, démantèle les colonies, afin de permettre à l'OLP de neutraliser les extrémistes du Hamas. Mais force est de constater, que cette politique qui relève du bon sens, n'a pas les faveurs de la communauté internationale. Aussi, rien d'étonnant que le Hamas soit également conforté dans sa stratégie du pire. Car, si par hypothèse, Sharon parvenait à ses fins, à savoir ruiner définitivement les accords d'Oslo par la destruction de l'Autorité palestinienne, le Hamas aurait atteint son but : pas d'Etat palestinien coexistant pacifiquement avec l'Etat d'Israël.
                               
8. "Les entreprises européennes fuient les territoires palestiniens"
extrait d'une revue de la presse néerlandaise du mercredi 5 décembre 2001 réalisée par l'ambassade de France aux Pays-Bas
Gaza - "Les entreprises européennes fuient les territoires palestiniens", relève le Financieele Dagblad à la une. "Le groupe de construction néerlandais Ballast Nedam et le constructeur français Spie Batignolles renoncent à construire le port de Gaza, qu'on réalise avec des fonds européens d'aide au développement. La raison en est l'insécurité des territoires palestiniens. 'Le contrat sera annulé. C'est fini, point, à la ligne', déclare une porte-parole de Ballast Nedam (Amstelveen). 'Si l'on reprend les travaux, il faudra d'abord renégocier.' Le ministère néerlandais des Affaires étrangères a annoncé hier dans un communiqué de presse que l'accord sera annulé à dater du 7 décembre. Le ministère de la Coopération dit que les fonds dégagés seront affectés à d'autres projets.
                                       
9. Elias Sanbar, intellectuel palestinien : "Un feu vert implicite à la liquidation physique d'Arafat" entretien réalisé par José Garçon
in Libération du mercredi 5 décembre 2001
(Elias Sanbar est rédacteur en chef de la Revue d'études palestiniennes. Son dernier livre paru s'intitule le Bien des absents, publié aux éditions Actes Sud.)
- A quelle stratégie obéit Ariel Sharon ?
- Les bombardements des cibles palestiniennes ne sont pas que symboliques. Ils ont aussi une logique opérationnelle. Ils rappellent la stratégie qu'a suivie, en 1982 à Beyrouth, le même Ariel Sharon en tentant de prendre Arafat dans une souricière, afin de décider de son sort. Sharon semble chercher aujourd'hui à détruire la structure de l'Autorité palestinienne et à mettre son président à sa merci. Cette stratégie vise à faire en sorte que le départ de l'Autorité ou la liquidation physique de son chef relèvent du Premier ministre israélien. Elle s'inscrit aussi dans la vision que Sharon a d'un éventuel règlement. A ses yeux, les accords d'Oslo sont la plus grande erreur commise dans l'histoire d'Israël et la seule solution serait de multiplier les interlocuteurs «locaux». Ce qui ressemble à un projet de bantoustans.
- La vie d'Arafat est-elle menacée ?
- Même s'il est difficile de répondre, plusieurs faits indiquent que Sharon a un feu vert implicite s'il décidait de passer à sa liquidation physique: les dernières prises de position israéliennes, l'amalgame entre le mouvement palestinien et al-Qaeda, et les déclarations de Bush et de son secrétaire à la Défense affirmant soit qu'Arafat est un obstacle à la paix, soit qu'il est disqualifié...
- Jusqu'où Arafat peut-il combattre les extrémistes sans provoquer une guerre civile ?
- La politique israélienne vise à placer Arafat dans l'impossibilité de répondre aux demandes qui lui sont faites, afin de le disqualifier. On peut dès lors se demander si la décision n'a pas été prise d'ouvrir un second front au Proche-Orient. Commençant en Palestine, il déborderait ses frontières et aboutirait à une crise plus vaste, dont l'Irak serait une cible. L'amalgame, intolérable pour les Palestiniens, fait entre leur mouvement d'indépendance et Al-Qaeda ne peut aboutir qu'à légitimer des aventures militaires en Palestine et dans les pays environnants... Reste la guerre civile. Son spectre s'éloigne avec la montée des frappes israéliennes, qui ne peuvent que souder la société palestinienne. Le pari de déclencher une guerre civile pour briser les aspirations palestiniennes et faire accepter les conditions de Sharon pour la paix a montré ses limites. Aucune leçon n'a été tirée par l'état-major israélien, qui continue à miser exclusivement sur la force. Les représailles ne sont pas le chemin vers la paix, mais vers l'escalade.
- Les islamistes seront-ils les gagnants de la crise ?
- Si le scénario du pire aboutissait, les islamistes de Palestine et d'ailleurs seraient les mieux placés pour en cueillir les fruits. On se retrouverait dans la situation où les islamistes, Sharon et l'administration américaine obtiendraient ce qu'ils recherchent: une croisade. Si cette politique continue, ils l'auront. On sera alors dans une situation où les délires des uns et des autres s'affronteront, tandis que les démocrates et les partisans de la paix et de la réconciliation seront pour longtemps hors jeu.
- Que peut faire Arafat ?
- Seulement deux choses: continuer, d'un côté, à compter sur son peuple; de l'autre, espérer que les Etats arabes prendront position pour arrêter l'escalade. Enfin, espérer qu'un certain nombre d'acteurs internationaux, particulièrement l'Europe, ne se contenteront plus de lancer des appels, mais passeront à l'acte pour qu'une force tierce intervienne sur le terrain et impose un désengagement entre les parties.
- N'est-ce pas illusoire quand Washington paraît revenu à sa position d'avant le 11 septembre et que les Arabes semblent peu pressés d'intervenir ?
- Un certain espoir était né des déclarations de Colin Powell. Mais le sentiment prévaut aujourd'hui que la ligne dure, celle qui appelle à l'élargissement de la guerre d'Afghanistan à d'autres territoires, est en train de l'emporter... Quant aux Arabes, il y a effectivement un paradoxe à qualifier d'«urgente» une réunion qui commencera dans cinq jours! Il faut souhaiter que les Etats arabes, qui ont vu avec l'envahissement du Liban, en 1982, que la politique de Sharon constitue une menace pour la région tout entière, passent des grandes déclarations de solidarité avec la Palestine à des mesures concrètes et surtout immédiates. Car la déstabilisation qui commence en Palestine ne s'arrêtera pas à ses frontières.
- Cette crise ne pose-t-elle pas le problème de la succession d'Arafat ?
- Israël, qui répète vouloir d'autres interlocuteurs, devrait savoir que tous ses successeurs éventuels sont plus «durs» que lui. Une autre question fondamentale, qui dépasse la personne d'Arafat, se pose à la société israélienne. Que fera Israël si Sharon parvient à démanteler l'Autorité, à asseoir son ordre militaire sur les Palestiniens, à imposer à l'ensemble de la région arabe sa vision d'une solution? Se lancera-t-il dans d'autres aventures, vers la Jordanie et l'Egypte? A l'inverse des Américains, qui mènent une guerre terrible en Afghanistan mais rentreront un jour chez eux, les Israéliens savent qu'il leur faut vivre dans cette région, que leur avenir est là et pas ailleurs. Comment feront-ils pour cohabiter avec leurs voisins? Pour vivre réconciliés, en harmonie et en respect mutuel avec les Palestiniens ?
                                       
10. Silvan Shalom : "Il faut verser l'argent des taxes palestiniennes au budget israélien..." par Tal Muscal
in The Jerusalem Post (quotidien israélien) du mercredi 5 décembre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
Le ministre (israélien) des finances, Silvan Shalom, a proposé, aujourd'hui, d'utiliser les fonds gelés de l'Autorité palestinienne afin d'abonder le budget 2001 de la défense israélienne, qui s'est enflé jusqu'à atteindre 39 milliards de Nouveaux Shekels Israéliens (NSI), alors que l'année n'est pas terminée.
"Le temps est venu pour le gouvernement d'examiner l'utilisation de cet argent", a déclaré Shalom.
L'enjeu, ce sont des centaines de millions de shekels de TVA (taxe à la valeur ajoutée), qui doivent (en théorie) être remis à l'Autorité palestinienne en vertu des accords d'Oslo et des accords de Paris de 1994. Depuis le début 2001, le gouvernement a refusé de remettre ces fonds à l'Autorité palestinienne, alléguant que les responsables de celle-ci consacreraient 'des sommes énormes au financement d'activités terroristes'.
"Le budget de la défense a enflé à cause du président de l'Autorité palestinienne, Yasser Arafat, et l'économie est en crise à cause d'Arafat", a déclaré Shalom. Actuellement, les dépenses consacrées à la défense représentent 23,5% du budget israélien pour 2001, d'après les données du Trésor, ce qui représente le pourcentage le plus élevé enregistré depuis les années quatre-vingt.
Des compagnies locales telles Bezeq (téléphone) et l'IEC (Electricité d'Israël), nationalisée, ont exigé du gouvernement qu'il leur verse des fonds fiscaux (gelés) palestiniens, en compensation de factures non-payées par les Palestiniens. "Nous allons étudier également cette possibilité", a indiqué le ministre Shalom.
La proposition de Shalom intervient en une période où les données officielles du Trésor font état d'une chute de 45 milliards de NSI en rentrées fiscales par rapport aux prévisions. Les chiffres ont été présentés par Yoni Kaplan, commissaire au recouvrement des taxes du Ministère des Finances, à la fin du congrès national annuel des comptables (israéliens), tenu ce jour à Jérusalem. En raison de la chute des rentrées fiscales et des dépenses accrues en matière de sécurité, le déficit budgétaire attendu atteindra vraisemblablement les 3,3% du produit national brut (PNB), ce qui est énorme par rapport à l'objectif initialement retenu de 1,75% du PNB, soit, en valeur, 8,4 milliards de NSI. Depuis le début de 2001, le déficit budgétaire a atteint 13,5 milliards de NSI. Shalom a d'ores et déjà admis que l'objectif de 2,4% du PNB, pour le déficit du budget de l'Etat, en 2002, ne sera pas atteint non plus.
Avraham Shochat, ancien ministre des finances, a rejeté la proposition de Shalom. "Les relations de notre économie avec l'Autorité palestinienne ne sont pas sans présenter des avantages. Je ne sache pas qu'on leur fournirait le fuel, le béton ou le sucre gratis ?", a-t-il ironisé. Malgré la grave détérioration des relations avec l'Autorité palestinienne, exacerbée par les attentats terroristes, Shochat soutient qu'Israël peut rester le principal fournisseur de biens (d'exportation) aux Palestiniens.
Avant l'explosion des violences actuelles, en septembre 2000, le commerce entre Israël et l'Autorité palestinienne avait atteint en moyenne 1 milliards de NSI par an. Dans le cadre de divers protocoles signés à Paris, en 1994, l'Autorité palestinienne se voyait remettre le montant de la TVA, et elle réinjectait ces sommes en Israël, en achetant des produits israéliens. En dépit des troubles, l'Autorité palestinienne avait continué à acheter du pétrole, de l'électricité et d'autres productions de compagnies israéliennes.
"Nous devons garder à l'esprit qu'un usage différent, par les Palestiniens, de leurs rentrées fiscales, pourrait avoir des conséquences négatives pour l'économie israélienne : ils pourraient en effet décider d'acheter du pétrole égyptien ou du ciment jordanien, ce qui favoriserait l'économie de ces deux pays, et non plus la nôtre", a conclu Shochat.
                                            
11. Ce qu'Arafat a à perdre
in The Jerusalem Post (quotidien israélien) du mardi 4 décembre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
EDITORIAL - De la même manière que les Etats-Unis agissent contre le terrorisme mondial, sous la direction courageuse du président Bush, de la même manière qu'ils agissent avec toutes les forces dont ils disposent, nous devons réagir, nous aussi... avec toutes les forces dont nous disposons" a déclaré le premier ministre Ariel Sharon, hier soir. Pas de problème du côté de la Maison Blanche, qui a réagi à la destruction par Israël des hélicos du Président de l'Autorité palestinienne, Yasser Arafat, en mettant en avant "le droit, pour Israël, de vivre en sécurité". Il lui aura fallu presque trois mois, mais Arafat a fini par mettre un pied sur la première marche d'une des tours, en train de s'écrouler, du World Trade Center...
Après le 11 septembre, Arafat avait enfilé en quatrième vitesse un pull fait maison avec "Coalition" en motif jersey sur le devant, espérant que personne ne le repérerait en train de se faufiler du banc adverse pour venir se mêler, en douce, à la bonne équipe. Arafat a littéralement donné du sang pour les victimes de New York, tandis que ses tueurs menaçaient de mort les journalistes qui auraient eu la témérité de filmer les foules palestiniennes en liesse (après les attentats aux Etats-Unis). Mais il n'a pas daigné faire la seule et unique chose qui aurait pu lui valoir une intégration authentique dans le club : éliminer le terrorisme.
Malgré cela, Arafat a réussi, sinon à échapper aux regards soupçonneux de l'entraîneur de l'équipe coalisée, tout du moins à éviter d'être considéré comme un joueur de l'équipe adverse - et donc comme une cible potentielle. Maintenant, le jeu d'Arafat a été dévoilé, on lui demande des comptes sur sa carte d'adhérent falsifiée et l'injonction de fournir des états de service certifiés en matière de lutte antiterroriste a été déposée sur son paillasson.
La fumée s'élevait encore au-dessus des hélicos d'Arafat quand le porte-parole du président George W. Bush a déclaré : "il est important, désormais, pour le président Arafat, de montrer qu'il représente effectivement la paix et qu'il n'abrite pas de terroristes". Les Etats-Unis ont fait de l'abri donné aux terroristes un crime international passible de changement de régime.
"De toute évidence, la balle est dans le camp du président Arafat", a poursuivi le porte-parole du président américain. "Yasser Arafat peut faire beaucoup plus que ce qu'il a fait jusqu'ici". Plus de bla-bla-bla sur la "responsabilité des deux parties", sur le "cycle des violences" et autres tentatives contre-productives de tout faire afin de ne pas faire la distinction entre les terroristes et leurs victimes.
Il s'agit là de l'abandon par les Etats-Unis de leur équilibrisme, abandon attendu par Israël depuis plus de quatorze mois, et qui aurait mis, s'il était intervenu plus tôt, un terme à l'offensive d'Arafat il y a bien longtemps.
De nombreuses vies ont été perdues pour rien, des deux côtés, à cause de ce retard. Mais on doit reconnaître à Bush la sagesse d'avoir été capable d'inverser, enfin, une politique absurde : mieux vaut tard que jamais.
Au moment où nous publions, une réunion du cabinet israélien se tient, tard dans la nuit, au cours de laquelle il sera fortement question de la nécessité ou non d'écarter Arafat du pouvoir. Mais se préoccuper de telles questions reviendrait à ce que les Etats-Unis se soient posé la question de savoir si en finir avec Oussama Ben Laden était de nature à déstabiliser, au passage, les Taliban... De même que ces deux entités, Ben Laden et les Taliban, étaient dans une telle symbiose qu'il était impossible de détruire l'un sans détruire les autres, il est impossible de départager entre le Hamas, le Djihad islamique et l'Autorité palestinienne. Et, de même que les Etats-Unis avaient fait, au début, l'erreur de se préoccuper de ce qui pourrait venir après les Taliban, plutôt que d'anéantir ce régime sans se poser de question, Israël se préoccupe beaucoup trop de ce qui pourrait venir après Arafat.
Au cours des quatorze mois écoulés, nous avons entendu répéter constamment, tant en Israël qu'à l'extérieur, qu'il n'y aurait "pas de solution militaire". En réalité, en dépit de plusieurs actions militaires (ponctuelles), Israël n'a recherché de solution que diplomatique. Israël a tenté d'éviter d'avoir à défaire lui-même le terrorisme militairement, espérant tout au long qu'Arafat ferait le calcul qu'il est de son intérêt d'y mettre un terme.
Cette approche diplomatique a lamentablement échoué, parce que la partie adverse n'est absolument pas intéressée par la diplomatie, sa seule préoccupation étant de vaincre Israël. La solution militaire, en revanche, n'a pas pu échouer : elle n'a pas été tentée. L'hypothèse a été faite, comme l'a écrit hier le Washington Post, qu'Arafat n'a pas tenté d'écraser le terrorisme parce qu'il "aurait fort peu à gagner à ce faire". Une solution diplomatique, voilà qui est compatible avec les considérations sur ce qu'Arafat a à gagner. Mais la solution militaire consiste beaucoup plus à examiner ce qu'Arafat a à perdre (bien qu'Arafat pourrait avoir été amené à perdre bien plus qu'il n'a perdu, même par le recours à la seule diplomatie).
Les Etats-Unis n'ont jamais envisagé une minute que les Talibans se mettent à pourchasser Ben Laden en se pliant à un ultimatum américain. Il est peut-être déraisonnable de croire qu'Arafat, fût-il menacé de perdre le pouvoir, se retourne contre ses vrais "partenaires de coalition". Mais Israël n'a pas à savoir ce qu'Arafat veut ou ce qu'il est capable de faire pour savoir quoi faire, lui : Israël doit lutter contre le terrorisme comme si Arafat n'existait pas, sans se préoccuper une seconde du sort de son régime.
L'Amérique est en train de prendre conscience que le terrorisme représente un danger mortel pour son mode de vie et qu'il n'y a pas d'autre choix qu'éliminer la terreur d'Etat sur une échelle mondiale. La menace du terrorisme contre Israël est en définitive plus grave que celle qui concerne l'Amérique. C'est pourquoi Israël doit répliquer d'une manière d'autant plus résolue.
                                               
12. Les représailles israéliennes vise Arafat lui-même
in Jornal de Noticias (quotidien portugais) du mardi 4 décembre 2001
[traduit du portugais par Christian Chantegrel]
Israël attaque directement le président de l'Autorité Palestinienne sans tenir compte des efforts effectués pour enrayer les actions des radicaux islamiques.
Un des dix missiles lancés par les israéliens sur Gaza, en représaille aux attentats palestiniens du week-end, visait le quartier-général du président de l'Autorité Palestinienne, détruisant l'héliport local et deux des hélicoptères que Yasser Arafat utilisait pour ses déplacements.
Au moins six des autres missiles ont été lancés sur le centre de la ville autonome, en particulier sur un dépôt de munitions des forces armées palestiniennes, attaque bien identifiée par l'épaisse colonne de fumée qu'elle a provoquée et par la fuite désordonnée de dizaines de personnes qui croisaient les ambulances appelées au secours.
L'attaque, confirmée par un communiqué de l'armée israélienne, visait, selon des sources militaires israéliennes, à "limiter la liberté de mouvements de Yasser Arafat, tout au moins de manière symbolique."
Quelques heures plus tard, des chasseurs bombardiers F-16 et des hélicoptères israéliens attaquaient, dans le nord de la Cisjordanie, le quartier-général de la police dans la ville autonome de Jénine, considérée par Tel-Aviv comme le point de départ d'une grande partie des extrémistes islamistes qui au cours des derniers mois ont commis des attentats contre Israël.
Après ces attaques, le premier-ministre israélien, Ariel Sharon, a fait une communication télévisée, depuis considérée comme une déclaration de guerre par les palestiniens, au cours de laquelle il a fait porter la responsabilité de tous les attentats sur Arafat, tout en laissant entendre que les représailles de Tel-Aviv n'allaient pas cesser.
Inquiétude mondiale
Le négociateur palestinien Saeb Erekat, ministre de l'Administration Locale, a souligné que "l'attaque israélienne ne fait que compliquer les choses plus encore et rend difficile le retour à la table des négociations", tandis que le titulaire de la Justice Palestinienne, Freih Abu Madein, disait que "Ariel Sharon a dépassé toutes les limites", méprisant jusqu'à l'heure de la prière (Iftar).
L'agression envers Arafat ignore purement et simplement les 110 détentions d'activistes du Hamas et du Jihad Islamique pourtant menées à bien par les forces fidèles à Yasser Arafat, dans une opération sans précédents durant les cinq dernières années.
Tandis que le Haut Représentant de la Politique Extérieure et de la Sécurité commune de l'Union Européenne, Javier Solana, considérait "la décision palestinienne de déclarer l'état d'urgence (dans son territoire) comme un premier pas dans la bonne direction", la Maison Blanche déclarait, après les attaques israéliennes sur Gaza, que l'Etat hébreu avait "le droit de se défendre".
A son tour, le ministre des Affaires Etrangères français, Hubert Védrine, s'exprimant à Bucarest, où se tient, depuis hier, la 9e conférence ministérielle de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), a dit que le président de l'Autorité Palestinienne, Yasser Arafat, doit adopter "d'extrême urgence des mesures pour contenir la violence" au Moyen Orient, tandis que le président roumain, Ion Iliescu, prévenait de la "grande erreur politique" que serait l'éloignement de Yasser Arafat du processus de paix au Moyen Orient.
Le chef de l'Autorité Palestinienne "a joué et joue un rôle essentiel" dans le processus de paix, a insisté Iliescu. "Il est peut-être le seul interlocuteur valable, en tant que représentant du camp palestinien dans le dialogue avec Israël", a considéré le chef de l'état roumain, à la fin d'une rencontre avec le ministre des Affaires Etrangères portugais, Jaime Gama.
                                       
13. Les plans sont fin prêts... ils n'attendent que l'atterrissage de Sharon pour déclarer la guerre - Israël ne laissera pas passer, cette fois, l'occasion de coincer Arafat et d'en finir avec son Autorité par Alex Fieshman
in Yediot Aharonot (quotidien israélien) du lundi 3 décembre 2001, repris dans Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du mardi 4 décembre 2001
[traduit de l'arabe par Marcel Charbonnier]
"La grande opération (terroriste)" dont les services de sécurité avaient connaissance et qu'ils essayaient de déjouer n'avait pas encore eu lieu. Ce qui s'est produit à Jérusalem et à Haïfa n'est rien à côté d'une vaste opération meurtrière dont la menace est encore palpable. Israël est en train de vivre un paroxysme d'attaques terroristes sans précédent. Au cours des trois semaines écoulées, 39 Israéliens ont été tués et 350, blessés. Chaque jour, le "Shabak" est sur les pistes de trois ou quatre alertes maximales - avérées - à la fois ; d'opérations-suicides, tirs, voitures piégées, colis piégés, attaques contre des colonies, passages à tabac. Cette enchaînement de mises en alerte est sans précédent. L'Autorité palestinienne n'a nul besoin de déclarer la guerre à Israël : elle le combat, dans les faits, quotidiennement.
Par ailleurs, l'armada israélienne fait chauffer les réacteurs. L'heure H est connue, les grandes lignes ont été exposées au ministre de la défense. Un "encerclement hermétique" a été établi autour des villes palestiniennes. On n'attend plus que la descente d'avion de Sharon et qu'il donne le signal. Les quelques heures à venir, avant son retour dans le pays, représentent une sorte de veillée d'armes avant le passage à l'étape suivante : un bain de sang israélo-palestinien. La guerre est hautement probable. En ces heures, les regards se tournent vers l'Autorité palestinienne et Arafat. Si ce dernier avait paru gêné après l'attentat contre la discothèque 'Dolphinarium', cette fois, ce que l'on remarque immédiatement, c'est qu'il a l'air d'avoir peur. Hier, en début d'après-midi, il a entrepris d'arrêter des éléments du Hamas et du Jihad islamique, sur une échelle un peu plus élargie que ce que nous avions pu constater par le passé, où il pratiquait le jeu de la "porte-tambour". [Allusion à Bush, qui a dit d'Arafat qu'il "attendait de lui qu'il mette les 'terroristes' en prison, dans ce que les gens appellent généralement une prison : avec des barreaux aux fenêtres et pas de porte-tambour donnant sur l'arrière cour"...ndt]
Les Américains lui ont fait parvenir une sorte de mise en garde discrète de la part d'Israël : 'tu n'as pas plus de 48 heures pour t'occuper vraiment du problème de la violence'. Il est clair pour Israël et les Etats-Unis qu'Arafat ne peut mettre un terme à la violence en deux jours. Mais son comportement, durant ces deux jours, suffira à démontrer s'il a la maîtrise du terrain, au premier chef, et s'il est capable de 'traiter' les organisations (terroristes) palestiniennes.
Si les rapports des services de renseignement montrent à Sharon, lorsqu'il rentrera en Israël, qu'Arafat s'attaque sérieusement à la violence, contrairement au passé, le chronomètre du déclenchement la guerre ouverte contre l'Autorité sera arrêté, et nous nous trouverons encore dans une situation où toutes les éventualités resteront ouvertes.
Conformément à la politique arrêtée par le conseil des ministres, Israël répliquera à toutes les attaques. A cette fin, l'armée procédera, prochainement, à certaines manoeuvres, indépendamment des opérations militaires à long terme. Ainsi, l'armée avancera dans les faubourgs des villes, elle arrêtera certains suspects recherchés, en 'éliminera' d'autres... Sharon et Ben Eliezer ont parlé de tout cela à plusieurs reprises ensemble, hier.
Voici un certain nombre de scénarios vraisemblables des activités militaires de grande ampleur :
- l'offensive israélienne débutera par une opération militaire stupéfiante, donnant une claire indication des intentions israéliennes quant à la suite. Par la suite, (action s'inscrivant dans le cadre d'un 'bras de fer' avec l'Autorité palestinienne, et non dans celui de son élimination), Israël pourrait sélectionner une des villes assiégées pour y pénétrer en force, y arrêter des suspects, y rechercher des armes afin de les confisquer, y frapper l'organisation (Tanzim), y rester plusieurs jours et enfin s'en retirer. L'armée voit cette proposition avec faveur, les expériences passées ayant montré que la pénétration dans les villes n'avait pas d'effet direct sur l'implication (de certains de leurs habitants dans le terrorisme), contrairement à ce qu'elle craignait, par le passé.
- une autre possibilité serait d'affaiblir l'Autorité palestinienne en chassant Arafat de la région et en détruisant les institutions de l'Autorité. En Israël, on s'amuse depuis quelque temps à l'idée d'entrer en contact avec des leaders locaux redoutant qu'Arafat ne les entraîne (avec lui) vers l'abîme.
- Enfin, il y a une autre alternative, non liée directement à des opérations militaires : permettre à la pression internationale de contraindre Arafat à lutter contre la violence et à reprendre les négociations politiques. C'est ce que les partisans de cette solution avaient essayé de faire après l'attentat contre la discothèque Dolphinarium, mais cela n'avait été utile que pendant très peu de temps.
Il semble qu'Israël ne laissera pas échapper, cette fois, l'occasion en or qui s'offre à lui de coincer Arafat au tournant, en le soumettant au dilemme suivant : être obligé de changer de politique ou voir son pouvoir anéanti.
                                                       
14. Si Arafat n'extirpe pas les racines de la violence, Israël sera contraint à détruire son Autorité par Benyamin Netanyahu
in Ma'Ariv (quotidien israélien) du lundi 3 décembre 2001, repris dans Al-Quds Al-Arabi (quotidien arabe publié à Londres) du mardi 4 décembre 2001
[traduit de l'arabe par Marcel Charbonnier]
(Benyamin Netanyahu est ancien Premier ministre d'Israël.)
Aucune nation n'est disposée à absorber une vague d'attentats aussi abominables que ceux qui ont frappé Israël. Il est de notre droit, et aussi de notre devoir, d'extirper la violence, avec ses racines. Mais cela ne peut être fait seulement au moyen d'une intervention (militaire), quelle qu'en soit la force, contre les kamikazes eux-mêmes : après chaque kamikaze tué, un autre se lèvera.
Le seul moyen qui permette de mettre un terme à la violence, c'est de s'en prendre au régime qui l'abrite et l'entretient. Les Etats-Unis, dans leurs tentatives pour en finir avec l'organisation Al-Qa'ida, ne se focalisent pas sur les terroristes. Non : ils s'en prennent, avant toute chose, au régime des Taliban qui leur offre son soutien et leur permet de passer à l'acte. On comprend immédiatement que l'élimination du régime des Taliban aboutira à la mise hors d'état de nuire du réseau (terroriste) d'Al-Qa'ida.
Contrairement à ce à quoi l'on était habitués, lutter efficacement contre la violence, ce n'est plus se contenter de rechercher une épingle dans une meule de foin : désormais, ce dont il s'agit, c'est de brûler la meule de foin toute entière. Dans notre cas, (à nous, Israéliens) nous devons répéter à Arafat, mot pour mot, ce que les Américains ont signifié aux Taliban : "Arrêtez le terrorisme, sinon vous serez chassés du pouvoir". Ils n'ont pas arrêté le terrorisme. Ils sont sur le point d'être chassés du pouvoir.
Ce n'est pas nouveau. J'ai déjà dit cela avant même l'attentat-suicide contre la discothèque Dolphinarium et l'attaque contre la pizzéria Sparo à Jérusalem et en d'autres (trop) nombreuses occasions. Nous sommes parvenus à l'instant de vérité. Nul besoin d'attendre encore plusieurs jours, plusieurs semaines ni plusieurs mois afin de laisser à Arafat le temps de se conformer à ses promesses creuses.
Si Arafat ne démantèle pas, dans les prochaines heures, les organisations (terroristes), notamment celles d'entre elles qui dépendent de son commandement direct (et je doute qu'il le fasse) - Israël sera contraint d'anéantir son Autorité.
Que celui qui viendra après lui sache bien une chose : pour rester au pouvoir, il devra lutter contre la violence, sinon il en sera chassé à son tour. Je ne sais pas exactement quel sera le nouveau pouvoir en Afghanistan. Mais je suis prêt à faire un pari, un seul : il n'y aura plus de terrorisme surgissant de ce pays pour aller frapper les Etats-Unis et, cela, pendant de très nombreuses années. Il en ira de même, pour ce qui nous concerne. Le terrorisme est un mal absolu qu'il faut éradiquer. Comme le nazisme. Rien ne doit nous retenir pour ce faire, en particulier, certainement pas la question de savoir qui prendra la relève (de l'Autorité palestinienne).
Israël est parfaitement fondé à demander le soutien des Etats-Unis pour mener à bien ce devoir juste, dicté par les principes fondamentaux énoncés par le Président Bush au cours de son allocution devant le Congrès des Etats-Unis : "il n'y a pas de différence entre les organisations terroristes et les régimes qui les soutiennent". Après les attentats du 11 septembre, le peuple américain nous comprend, il est en sympathie avec nous. C'est pourquoi nous pouvons le mobiliser pour la justification de nos opérations (militaires). Si nous hésitions (un seul instant), maintenant, nous perdrions ce soutien et manquerions une occasion en or.
                                           
15. Palestiniens-Israéliens : distance et horreur par Vincent Romani
in Le Monde du mardi 4 décembre 2001

[Vincent Romani est chercheur à l'Institut d'études politiques et à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (Iremam, CNRS, Aix-en-Provence).]
Un soulèvement palestinien placé sous le signe de la stricte répétition? Non. L'actuel est, dans sa configuration, largement différent du précédent (1987-1993). La première Intifada était structurée par la présence israélienne totale, datant de l'invasion de 1967 et des débuts de la colonisation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Une situation de coexistence dramatique opposait colons et militaires israéliens aux civils palestiniens, dans les campagnes et les villes. Une administration coloniale se frottait chaque jour au quotidien palestinien, dans une relation de domination impliquant une certaine connaissance de l'autre. La violence de l'occupation, la dépossession matérielle et symbolique des Palestiniens, mettaient le dominé et le dominant dans une relation de face-à-face physique.
Pour s'imposer, l'administration coloniale exploita ses propres arabisants et orientalistes, afin de canaliser et d'instrumentaliser à son profit les structures claniques et clientélaires palestiniennes ainsi revivifiées. Inversement, des milliers de Palestiniens des territoires occupés s'imprégnèrent de culture israélienne, à travers les médias israéliens imposés, la mobilité professionnelle, l'immobilisation carcérale ou la liberté de circulation de part et d'autre de la Ligne verte séparant Israël des territoires occupés.
Dans cette occupation aux frontières poreuses, les situations de face-à-face conflictuel donnaient néanmoins corps à l'ennemi. Au processus de négation ordinaire de l'autre (palestinien), que les travaux du professeur Daniel Bartal (université de Tel-Aviv) et d'Eli Podeh (université hébraïque de Jérusalem) montrent encore massivement à l'œuvre dans le système scolaire israélien, répondait l'expérience de nombreux appelés au contact des Palestiniens dans les territoires.
Les plus infimes parties du quotidien des Palestiniens dépendait des Israéliens ; les rythmes sociaux, la gestion de l'espace et des flux humains et économiques, l'eau du robinet comme des cultures, les mariages et les enterrements, étaient déterminés par l'occupant.
En Israël, on vivait à l'heure israélienne, sans se soucier des Palestiniens ; dans les territoires occupés, on vivait toujours à l'heure de l'administration coloniale israélienne.
Ce déséquilibre est resté prégnant pendant la "période d'Oslo" (1993 à 2000) et permet de mieux en comprendre la suite tragique. Certes, un afflux massif de fonds internationaux est venu améliorer la situation économique dans les territoires, une normalisation des relations entre élites s'est amorcée, des institutions proto-étatiques ont vu le jour. Mais l'hiatus entre des espérances sociales et l'expérience progressive des limites d'Oslo a progressivement exaspéré les frustrations des Palestiniens.
Car Oslo laissait totalement intact le projet de domination coloniale israélienne et ses représentations. 
L'aliénation économique demeura tout en changeant de dimension ; la politique de démembrement des territoires palestiniens, y compris sous le gouvernement travailliste d'Ehud Barak (qui détient le record historique du nombre de logements coloniaux construits), fut soutenue. Ni la politique générale de colonisation ni la stratégie de grignotage ethno-spatiale israéliennes n'ont changé depuis.
Au-delà des promesses diplomatiques non tenues, la réelle évolution s'observe dans les territoires à propos de la technologie israélienne de domination sur l'espace et les hommes : là est le réel "progrès" d'Oslo : le désengagement physique des soldats israéliens du cœur des villes palestiniennes accompagna leur désengagement d'un corps-à-corps traumatisant. Les casernes reculèrent de quelques centaines de mètres, à la lisière de chaque concentration urbaine.
L'informatique, l'électronique, l'optronique, les drones, les hélicoptères sont, depuis, sans cesse mobilisés et améliorés à fins de télécontrôle. Les interactions de face-à-face sont quasiment remplacées par une technologie de contrainte à distance, dépersonnalisée. Des centaines de check-points et barrages fixes ou volants, tranchées ou buttes de terre, incarnent l'occupation désormais ; ils saturent le réseau routier.
La dimension aseptisée et dépersonnalisée de l'occupation s'observe aujourd'hui dans le remplacement des fantassins par des chars d'assaut pour tenir les bouclages et occuper des quartiers. De nombreuses déclarations des plus hauts responsables israéliens tendent à cette déshumanisation des Palestiniens ; dans une déclaration passée inaperçue des médias européens, le président de l'Etat d'Israël, Moshe Katsav, le 11 mai dernier, affirmait des Palestiniens "qu'ils appartiennent à un autre monde, (…) une autre galaxie".
La distance symbolique mise en place contre les Palestiniens renvoie à la distanciation technique de leur répression. L'ennemi n'a ni visage, ni famille, ni âge à ces distances pour un soldat. Une caméra peut filmer et retransmettre un passage à tabac, mais ne peut prévoir ni suivre un missile, une balle, un obus ou un objet piégé ; les images sont donc rares et lointaines, les victimes palestiniennes, lorsqu'elles sont évoquées, ne sont jamais personnifiées dans les médias israéliens.
Les dizaines de barrages qui bloquent les flux vitaux de biens matériels et d'êtres humains – le plus souvent dans le consentement calme de chauffeurs qui font demi-tour – ne sont ni médiatiques, ni médiatisés, ni immédiatement violents. Ils font partie d'un dispositif de répartition adouci de la violence de l'occupation qui n'en produit pas moins une régression multi-dimensionnelle de la société palestinienne des territoires.
Alors que la majorité des appelés de Tsahal vivent la réalité cisjordanienne ou gazaouite derrières leurs épiscopes, du haut de leurs postes d'observation et de tir, réellement incapables de relier leur présence à de l'oppression. La négation organisée, technologique, de l'autre (palestinien) atteint aujourd'hui une intensité et une échelle rarement égalées dans les territoires occupés.
Contrairement à la première Intifada, cette déréalisation de l'humain n'est plus contredite par un face-à-face physique qu'en des lieux et moments résiduels qui légitiment désormais la déshumanisation de l'autre bien plus qu'ils ne la contredisent. L'ignorance organisée de ce que peut être un Palestinien des territoires forme maintenant un système bien huilé, où école (avec la volonté de la ministre Limor Livnat de se distancier des travaux des "nouveaux" historiens), armée, médias, responsables politiques ne cessent de produire à la fois matériellement et symboliquement une méconnaissance phobique de l'autre imaginé.
Moins que jamais, la technologie sécuritaire israélienne ne permettra de remises en cause internes. Cette tendance lourde, structurelle, à la fermeture du système de connaissance israélien se double d'une amorce analogue du côté palestinien. Eux non plus ne voient plus physiquement leurs oppresseurs, alors que l'autonomie médiatique caractérise maintenant l'espace politique palestinien. La tendance qui se dessine est donc celle d'une radicalisation quand la démographie galopante verra les aînés expérimentés du premier soulèvement débordés par leurs cadets laissés dans l'ignorance de ce que peut être un Israélien en tant que personne humaine.
Dirigeants israéliens et palestiniens n'ont aucun intérêt à reconnaître l'entière réalité de la colonisation : les premiers pour échapper à l'image de l'oppresseur, les seconds pour fuir l'accusation d'avoir pu brader les intérêts de leur peuple et ne pas saper leur légitimité.
                                       
16. Les bombes américaines détruisent trois villages. On fait état de dizaines de morts. par Tim Weiner
in The New York Times (quotidien américain) du dimanche 2 décembre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

Jalalabad, Afghanistan, 1er décembre -- Des témoins et des responsables officiels locaux ont déclaré ce jour que des bombardiers américains survolant Tora Bora, un complexe de grottes où Oussama Ben Laden est susceptible de se cacher, ont bombardé trois villages avoisinants, tuant des dizaines de civils. Mais un officiel de haut rang, au Pentagone, a dit que les bombardiers avaient attaqué des sites à plus de trente kilomètres de là et qu'ils n'avaient "atteint que leurs cibles".
Deux officiels afghans ont avancé des nombres de morts qui s'élèvent, mis ensemble, à soixante-dix, chacun d'entre ces responsables afghans disant que le bilan ne pourrait que s'alourdir au cours des prochaines heures.
Hazarat Ali, ministre de la loi et de l'ordre du gouvernement auto-proclamé ici, dénommé la Shura (= Conseil) de l'Est, a déclaré que le bombardement a pu résulter de désinformations fournies par des Afghans locaux à des officiers américains. Il a dit que 45 personnes avaient été tuées dans le village de Balut (='les chênes') et 5 à Aqal Khan, tous deux situés à quelques kilomètres de Tora Bora. Hajji Muhammad Zaman, ministre de la défense de la région, a indiqué que 20 victimes supplémentaires étaient enregistrées dans un troisième village, Gudara.
"Nous avons parlé avec les autorités" aux Etats-Unis, a indiqué Hajji Zaman. "Nous leur avons dit : 'votre bombardement est à côté de la plaque. Il y a des civils, ici. Arrêtez de bombarder cette région'".
A Tampa (Floride), le vice-amiral Craig R. Quigley, porte-parole en chef du Commandement Central, a indiqué que les bombes américaines avaient atteint leur objectif, à plus de trente kilomètres de l'endroit incriminé.
"Si nous avions atteint un village en causant de nombreuses victimes non-intentionnelles, nous l'aurions dit", a déclaré l'amiral Quigley. "Nous avons toujours veillé, par le passé, à faire état de victimes, de manière 'scrupuleuse', dès lors que nous aurions tué (par impossible... ndt) ne serait-ce qu'une seule personne", (ce 'scrupule' aurait sans doute été encore plus méticuleux s'il était possible de ne tuer quelqu'un qu'à moitié ? Ndt) ajoutant : "il est impossible que ce village n'ait pas été visé à bon escient."
Un survivant, à Gudara, a dit que 38 personnes de sa famille y ont été tuées. Un autre survivant a fait état de sa crainte qu'au moins deux cents personnes aient été tuées.
Ce second survivant, qui dit s'appeler Khalil, a 25 ans. Son hameau, Kama Ado, est situé au sud de Gudara. Il a été hospitalisé à Jalalabad aujourd'hui, souffrant de fractures multiples, a déclaré le médecin qui l'a pris en charge, le Dr. Faridullah, 26 ans (les deux hommes refusent de révéler leur nom complet).
Des villageois, ses voisins, ont amené M. Khalil à l'hôpital, depuis Gudara, ainsi qu'un garçon de 12 ans, Noor Muhammad et un autre, de dix ans, Iqbaluddin, a indiqué le Dr. Faridullah. Noor avait perdu la vue, son bras droit et sa main gauche avaient été arrachés par l'explosion d'une bombe. Iqbaluddin souffrait de trauma interne dû au souffle des explosions ('blast trauma'), avec perte d'un poumon, a indiqué le médecin.
La grand-mère d'Iqbaluddin, Spina, a déclaré avoir perdu 38 parents dans le bombardement.
"Le village a disparu", a indiqué M. Khalil, ses propos étant traduits par un interprète. "Toute ma famille - 12 personnes - a été tuée. Je suis le seul survivant de toute la famille. J'ai perdu mes enfants et ma femme. Ils ne sont plus là, désormais." Puis il se mit à pleurer. "Je pense que plus de deux cent personnes ont été tuées", a-t-il dit.
M. Khalil a indiqué que toutes les maisons de son quartier ont été détruites, soit environ vingt-cinq. Un village afghan abrite en général une famille au sens large. Des villageois ont indiqué que 4 000 personnes, environ, habitent Gudara, située à une trentaine de kilomètres de Tora Bora. Lalgul, un fermier de Gudara, âgé d'environ 45 ans, qui a porté secours à M. Khalil, a dit, ce soir, à Jalalabad, que Kama Ado, avec ses deux douzaines de maisons, avait été complètement rayé de la carte.
M. Khalil a indiqué qu'il était sorti de chez lui à environ quatre heures du matin, pour aller aux toilettes, lorsque les bombes ont commencé à frapper. Son récit ne permet pas d'établir si son voisin a été atteint directement par une bombe ou bien si le souffle et les ondes de choc de bombes explosant à proximité ont fait s'écrouler sa maison sur lui.
Des réacteurs ont été entendus, et un B-52 aperçu, volant en direction de Tora Bora, au cours de quatre sorties, aux environs de 7h30 et 9h30 vendredi, et 4heures et 10 heures du matin, aujourd'hui (samedi), à Jalalabad.
Tard dans la journée d'aujourd'hui, il était impossible d'obtenir des informations de première main confirmant le nombre de morts.
La route allant à Gudara est contrôlée par plusieurs barrages d'hommes armés relevant de différentes loyautés, et personne ne peut les emprunter nuitamment. Le trajet depuis Jalalabad est d'une longueur d'environ 40 kilomètres à vol d'oiseau. Un journaliste, à Jalalabad, qui voulait se rendre à Gudara, vendredi, pour y passer la nuit, en a été dissuadé par des officiels et des voyageurs afghans qui lui ont dit que sa sécurité ne pourrait être garantie.
Les témoignages cumulés fournis par des réfugiés afghans au Pakistan et à l'intérieur de l'Afghanistan indiquent que plusieurs centaines de civils (si ce n'est des milliers) ont été tués dans les villes et villages afghans depuis que les Américains ont commencé à bombarder des objectifs taliban et terroristes, il y a environ deux mois.
Une délégation de villageois de Gudara est venue à Jalalabad, jeudi dernier, afin de demander une cessation des bombardements. Ils sont venus demander de l'aide au gouvernement régional auto-proclamé, la Shura de l'Est, qui a évincé les taliban et repris les choses en main à Jalalabad, il y a environ quinze jours.
"Des pays civilisés parlent des droits de l'homme et puis après, ils nous bombardent", a dit un ancien du village, Muhammad Tahir. "Transmettez mon message au Pentagone : ici, c'est notre village. C'est le seul endroit que nous ayons pour vivre."
Le Pentagone n'a rien fait qui puisse s'assimiler à un réel décompte des victimes, il s'est contenté d'exprimer ses 'regrets' pour 'toute mort non intentionnelle'. Aucun gouvernement, aucun service de santé, aucun service de secours n'existe en Afghanistan. Il n'y a que quelques rares hôpitaux en état de fonctionner. Les survivants, dans des villages isolés (et détruits) sont totalement coupés du monde extérieur. Ils enterrent leurs morts, aussi vite que possible.
Tora Bora a été la cible de bombardements américains ininterrompus, depuis dix jours. Des rapports ont commencé à faire surface, ici, à Jalalabad, selon lesquels les forces d'AlQa'ida, au moins 2 000 hommes, pourraient être en train de se cacher dans un réseau de grottes et de tunnels qui percent, comme les trous le font du gruyère, les flancs d'une chaîne montagneuse à Tora Bora, dans le centre-sud de la province de Nangarhar, et que M. Bin Laden pourrait être parmi eux.
                                       
17. L'empire de la mort par Dr. Nurit Peled Elhanan
in Yediot Ahronot (quotidien israélien) du samedi 1er décembre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
[Dr. Nurit Peled-Elhanan est une militante pacifiste israélienne de longue date. Elle a reçu récemment un prix de la paix décerné par le Parlement européen. Nurit est la mère de Smadar Elhanan, qui a été tuée, à l'âge de treize ans, lors d'un attentat-suicide commis à Jérusalem en septembre 1997.]
[traduit de l'hébreu en anglais par Edeet Ravel - Montreal]
Dylan Thomas a écrit un poème de guerre intitulé 'Et la mort n'aura pas d'empire'. En Israël, elle en exerce un. Ici, la mort gouverne : le gouvernement d'Israël régit un empire de mort. Aussi la chose la plus étonnante, au sujet de l'attentat terroriste d'hier, à Jérusalem, comme d'ailleurs, aussi, des autres attentats similaires, c'est l'étonnement des Israéliens.
La propagande et l'endoctrinement israéliens s'arrangent pour (et réussissent à) fournir une couverture (médiatique) de ces attaques totalement détachée de la réalité israélienne. Dans les médias israéliens (et américains), il est question de meurtriers arabes, et de victimes israéliennes dont la seule faute serait d'avoir exigé sept jours de répit.
Mais quiconque a une mémoire qui remonte non pas à un an dans le passé, non : à une semaine, voire même à quelques heures en arrière... sait qu'il s'agit d'autre chose, que chaque attentat est le maillon d'une chaîne d'événements horribles et sanglants qui s'étend jusqu'à trente-quatre ans en remontant dans le temps et qui n'a qu'une seule et unique cause : une occupation brutale. Une occupation qui humilie, qui affame, qui dénie l'emploi, qui démolit des maisons, détruit des récoltes, assassine des enfants, emprisonne des jeunes sans procès dans des conditions épouvantables, laisse mourir des bébés à des barrages militaires et répand partout le mensonge.
La semaine dernière, après l'assassinat d'Abu Hanoud, une journaliste du Yediot Ahronot m'a demandé si je me sentais "soulagée". N'avais-je pas vécu dans la crainte qu'"un assassin tel que lui ait pu aller et venir en liberté ?" Non, je n'ai pas été soulagée, lui ai-je répondu, et je ne me sentirai pas soulagée tant que les assassins d'enfants palestiniens continuent à aller et venir en liberté. Les assassinats de ces enfants, comme la liquidation d'un suspect sans procès et le meurtre d'un garçon de dix ans, hier, peu avant l'attentat, sont l'assurance qu'aucun enfant israélien ne pourra aller en sécurité à l'école. Chaque enfant israélien devra payer pour la mort des cinq enfants tués (par une bombe actionnée à distance) à Gaza et celle des autres, à Jenin, à Ramallah, à Hébron.
C'est d'Israël que les Palestiniens ont appris que chaque victime doit être vengée dix, cent fois. Ils n'ont cessé de répéter que tant qu'il n'y aurait pas la paix à Ramallah et à Jenin il n'y aurait pas la paix à Jérusalem et à Tel Aviv. Aussi n'est ce pas des Palestiniens qu'il faut exiger sept jours de trêve, mais des forces israéliennes d'occupation. Vendredi dernier, on a annoncé aux informations que des politiciens des deux parties étaient parvenus à un accord, à Jérusalem, permettant la réouverture du casino dont leurs propres revenus dépendent. Ils y sont parvenus sans intervention américaine, sans rencontre au sommet, avec la seule assistance de juristes et d'hommes d'affaires, qui promirent aux parties ce qu'elles attendaient. Ce petit fait montre bien que le conflit n'est pas entre dirigeants : quand un différend les affecte directement (à la différence de la mort d'enfants), ils trouvent prestement une solution.
Cela ne fait que renforcer ma conviction que nous tous, les uns autant que les autres, Israéliens et Palestiniens, sommes les victimes de politiciens qui jouent sur le tapis vert la vie de nos gamins pour leurs honneur et prestige. Pour eux, un enfant ne veut pas un jeton de roulette.
Mais ces attentats servent les intérêts de la politique israélienne : une politique qui vise à nous faire oublier que la guerre, aujourd'hui, a pour enjeu de protéger les colonies et de poursuivre la colonisation, une politique qui amène de jeunes Palestiniens à se suicider pour entraîner dans la mort des enfants israéliens, comme si ces kamikazes étaient animés par l'invocation de Samson : "que les Philistins meurent et que je meure avec eux", une politique subtile et retorse, capable de nous faire croire qu'"ils veulent Tel Aviv et Jaffa, aussi" et "qu'il n'y a personne en face avec qui discuter", tout en continuant à éliminer tous ceux qui auraient été susceptibles de négocier.
Maintenant que nous savons que nos dirigeants sont capables de faire la paix quand ils y ont un intérêt sonnant et trébuchant, nous devons exiger qu'ils fassent la paix aussi quand des choses de moindre importance, telle la vie de nos enfants, sont en jeu. Tant que tous les parents d'Israël et de Palestine ne s'élèveront pas contre les politiciens, leur demandant d'en rabattre sur leur soif de conquête et de sang versé, le peuplement du royaume souterrain des enfants enterrés ne fera que croître. Depuis l'origine des temps, des mères ont crié à haute et intelligible voix contre la mort et pour la vie. Aujourd'hui, nous devons nous élever contre la transformation de nos enfants en assassins et en assassinés, éduquer nos enfants à ne pas prêter la main à des machinations diaboliques, et forcer les politiciens - qui disent, avec Abner et Joab, "laissez ces jeunes hommes se lever et nous distraire de leur lutte" - à laisser la place à des gens capables de s'asseoir à la table de négociations et de conclure une paix véritable et juste, qui soient prêts à engager un dialogue, non pas en vue de tromper ou de manipuler le partenaire, non pas pour humilier l'autre et le forcer à se mettre à genoux, mais pour parvenir à une solution qui respecte l'autre, une solution exempte de tout racisme et de tous mensonges. Sinon, la mort continuera à exercer sur nous sa domination.
Je suggère l'idée que les parents qui n'ont pas encore perdu leurs enfants regardent où ils mettent les pieds et écoutent ce que leur disent ces voix qui s'élèvent du royaume de la mort qu'ils foulent jour après jour et heure après heure, car c'est à ce moment-là seulement que tout le monde comprendra qu'il n'y a aucune différence entre une vie et une autre vie, que peu importe la couleur de votre peau, votre nationalité, quel drapeau flotte au-dessus de telle ou telle colline et dans quelle direction vous pouvez bien vous tourner pour prier.
Au royaume de la mort, des enfants israéliens reposent aux côtés d'enfants palestiniens, des soldats de l'armée d'occupation reposent aux côtés de kamikazes, et personne ne se souvient de qui était David et qui était Goliath, car ils ont été confrontés à la vérité toute simple et ils ont compris qu'ils ont été trompés, qu'on leur a menti, que des politiciens dépourvus de sensibilité et/ou de conscience ont joué leurs vies à la roulette comme ils continuent à jouer notre vie, à tous, à la roulette. Nous leur avons donné le pouvoir, par des élections démocratiques, mais cela leur a permis de faire de notre maison une arène pour des assassinats sans fin. Ce n'est qu'en les arrêtant que nous pourrons retrouver une vie normale ici. Alors, et alors seulement, la mort n'aura plus le dernier mot.
                                       
18. Aujourd'hui, les criminels de guerre, c'est nous par Robert Fisk
in Le Monde du samedi 1er décembre 2001
Nous sommes en train de devenir des criminels de guerre en Afghanistan. L'US Air Force bombarde Mazar-é-Sharif pour l'Alliance du Nord, et nos héroïques alliés afghans - qui ont massacré 50 000 personnes à Kaboul entre 1992 et 1996 - ont pénétré dans la ville et exécuté jusqu'à 300 combattants talibans. La nouvelle est à peine évoquée sur les chaînes de télévision satellite. Parfaitement normal, apparemment. Les Afghans ont une 'tradition' de revanche. Ainsi, avec l'aide stratégique de l'US Air Force, un crime de guerre est commis. Et puis, il y a la 'révolte' de la prison de Mazar-é-Sharif, au cours de laquelle les détenus talibans ont ouvert le feu sur leurs geôliers de l'Alliance. Les forces spéciales américaines - et les troupes britanniques, semble-t-il - ont aidé l'Alliance du Nord à maîtriser l'insurrection. Bien sûr, nous dit CNN, certains prisonniers ont été 'exécutés' alors qu'ils tentaient de s'échapper. C'est de la barbarie. Les troupes britanniques sont aujourd'hui salies par le crime de guerre. Ces derniers jours, Justin Huggler, l'envoyé spécial de The Independent, a découvert d'autres exécutions de talibans à Kunduz. Les Américains ont moins d'excuses encore pour ce massacre. Car le secrétaire à la défense, Donald Rumsfeld, a déclaré très précisément lors du siège de la ville que les raids aériens américains contre les talibans qui la défendaient cesseraient si "l'Alliance du Nord le demandait". Mis à part la révélation que les brutes et les assassins de l'Alliance du Nord décident à présent pour l'US Air Force dans leur bataille contre les brutes et les assassins des talibans, la déclaration compromettante de M. Rumsfeld fait de Washington un témoin dans tout procès relatif aux crimes de guerre commis à Kunduz. Les Etats-Unis ont agi en totale collaboration avec les milices de l'Alliance du Nord. Les journalistes de télévision n'ont pour la plupart montré, à leur grande honte, que peu ou pas d'intérêt pour ces scandaleux assassinats. Flattant l'Alliance du Nord, bavardant avec les troupes américaines, ils n'ont dans l'ensemble guère fait qu'allusion dans leurs reportages aux crimes de guerre perpétrés contre les prisonniers.
Qu'est-ce qui affole donc nos boussoles depuis le 11 septembre ?
J'ai peut-être une réponse à donner. Après la première et la seconde guerre mondiale, nous avons - les 'Occidentaux' - multiplié les lois pour empêcher que des crimes de guerre ne se reproduisent. La toute première tentative de ce genre a vu le jour entre Britanniques, Français et Russes après le génocide arménien par les Turcs en 1915. L'Entente a déclaré qu'elle tiendrait pour responsables "tous les membres du gouvernement ottoman et ceux de leurs agents impliqués dans ces massacres."
Après l'holocauste juif et l'effondrement de l'Allemagne en 1945, l'article 6 (C) de la charte de Nuremberg et le préambule à la Convention des Nations unies sur le génocide ont parlé de "crimes contre l'humanité". L'après-1945 a produit des législations en masse et donné naissance à des associations toujours plus nombreuses de défense des droits de l'homme pour faire pression sur le monde entier au nom des valeurs libérales et humanistes de l'Occident.
Depuis cinquante ans, nous nous plaçons sur un piédestal moral et faisons la leçon aux Chinois et aux Soviétiques, aux Arabes et aux Africains en matière de droits de l'homme. Nous nous prononçons sur les crimes commis par les Bosniaques, les Croates et les Serbes. Nous les envoyons en nombre ssur le banc des accusés, comme nous l'avons fait des nazis à Nuremberg. Des milliers de dossiers ont été constitués, qui décrivent - avec force détails qui donnent la nausée - les cours martiales, les escadrons de la mort, les tortures et les exécutions sommaires des Etats voyous et des dictateurs psychopathes. Là aussi, très bien.
Et puis brusquement, après le 11 septembre, nous avons perdu la tête. Nous avons bombardé des villages afghans que nous avons anéantis ainsi que leurs habitants - imputant nos massacres à la folie des talibans et d'Oussama Ben Laden -, et voilà que nous avons permis à nos infâmes alliés miliciens d'exécuter leurs prisonniers.
Le président George W. Bush a fait passer une loi favorisant la création de tout un ensemble de tribunaux militaires d'exception, afin de juger puis de liquider quiconque est soupçonné d'être un 'terroriste meurtrier" aux yeux des services de renseignement américains, lamentables d'inefficacité. Qu'on ne s'y trompe pas, nous parlons bien ici d'escadrons de la mort légalement approuvés par le gouvernement américain. Ils ont, bien entendu, été conçus pour qu'Oussama Ben Laden et ses hommes, s'ils sont capturés et non pas tués, ne bénéficient pas d'une défense publique. Un pseudo-procès et l'exécution.
Ce qui s'est passé est on ne peut plus clair. Quand des hommes et des femmes à la peau jaune, noire ou basanée, ayant des convictions communistes, islamiques ou nationalistes, assassinent leurs prisonniers ou écrasent des villages sous les bombes pour anéantir leurs ennemis, ou bien instaurent des tribunaux spéciaux, ils doivent être condamnés par les Etats-Unis, par l'Union européenne, par les Nations unies et par le monde "civilisé".
Nous sommes les grands défenseurs des droits de l'homme, des libéraux nobles et bons qui prêchent aux masses démunies. Mais quand les nôtres sont assassinés - quand nos buildings resplendissants sont détruits -, alors nous déchirons en mille morceaux la législation, nous envoyons les B-52 contre ces masses démunies et nous partons assassiner nos ennemis.
Winston avait l'opinion de Bush à propos de ses ennemis. En 1945, il était partisan de l'exécution pure et simple des dirigeants nazi. Pourtant, bien que les monstres d'Hitler aient été responsables d'au moins 50 millions de morts - 10 000 fois plus que le nombre des victimes du 11 septembre -, ils eurent droit à un procès à Nuremberg, parce que le président Truman a pris cette remarquable décision. "Des exécutions ou des châtiments en l'absence d'un jugement, a-t-il dit, sans que soient établies précisément et en toute justice les culpabilités, ne satisferaient pas la conscience américaine et ne feraient pas la fierté de nos enfants." Mais nul ne s'étonnera que M. Bush - gouverneur-bourreau de troisième ordre du Texas - ne sache pas ce qu'est le sens moral d'un homme d'Etat. Ce qui choque le plus, c'est que les Blair, Schröder, Chirac et tous les télévisionneurs aient manqué à ce point de cran et se soient tus sur les exécutions d'Afghans, et sur les lois de type 'soviétique' qui ont été votées depuis le 11 septembre. Des spectres, cependant, sont là pour nous rappeler les conséquences des crimes d'Etat. En France, un général est jugé pour avoir reconnu qu'il avait torturé et assassiné pendant la guerre d'Algérie de 1954 à 1962, et avoir dit de ses actes qu'ils étaient "légitimes", "le devoir accompli sans plaisir ni remords". A Bruxelles, un juge doit décider si le premier ministre israélien Ariel Sharon peut être poursuivi pour "responsabilité personnelle" dans les massacres de Sabra et Chatila en 1982.
Oui, je sais, les talibans étaient une bande d'impitoyables salauds. Ils ont commis la plupart de leurs forfaits hors de Mazar-é-Sharif à la fin des années 1990. Ils ont exécuté des femmes dans le stade de football de Kaboul. Et souvenons-nous que le 11 septembre fut un crime contre l'humanité.
Mais tout cela me pose problème. George W. Bush dit que l'on "est pour ou contre" dans la guerre pour la civilisation contre le mal. Or je ne suis, bien évidemment, pas pour Ben Laden. Mais je ne suis pas pour Bush non plus. Je suis activement contre la brutale, la cynique, la mensongère "guerre pour la civilisation" qui a débuté si fallacieusement en notre nom et aujourd'hui coûté autant de vies que le meurtre de masse du World Trade Center.
En cet instant, je ne peux m'empêcher de penser à mon père. Il avait combattu au cours de la première guerre mondiale. Dans la troisième bataille d'Arras. Et lorsque la vieillesse a eu raison de lui vers la fin du siècle, il enrageait contre le gâchis et les meurtres du conflit de 1914-1918. A sa mort, en 1992, j'ai hérité de la médaille militaire dont il avait jadis été si fier, preuve qu'il avait survécu à une guerre qu'il en était venu à haïr et à mépriser. Au dos de la médaille, sont inscrits ces mots : "La Grande Guerre pour la civilisation." Je devrais peut-être l'envoyer à George W. Bush.
(Copyright 'The Independent' / Robert Fisk - Traduit de l'anglais par Sylvette Gleize.)
                               
19. Azmi Bishara, député arabe à la Knesset : "En Israël, les services de sécurité font la loi"
in L'Hebdo Magazine (hebdomadaire libanais) du vendredi 30 novembre 2001

Dans une interview qu'il a accordée à Magazine à partir de Paris, Azmi Bishara, député palestinien de la Knesset et dirigeant du Rassemblement national démocratique, considère que les dernières mesures israéliennes à son encontre font partie d'une stratégie à long terme mise en œuvre par Israël contre les Palestiniens de 1948 en particulier, et contre le peuple palestinien en général.
- Comment expliquez-vous les dernières mesures israéliennes à votre encontre ?
- Ce sont des mesures politiques. Les arguments juridiques invoqués, à savoir mon insistance à distinguer résistance nationale légitime et terrorisme et le fait que je suis intervenu pour faciliter la visite de Palestiniens des territoires de 1948 à leurs proches en Syrie, sont des alibis qui ne tiennent pas debout. La véritable explication des mesures israéliennes est bien plus profonde. Elle est directement liée à la nature de notre orientation politique et aux défis qu'elle pose à la "démocratie sioniste". Ayant toujours refusé d'accepter comme évidents les postulats de base du sionisme, nous avons toujours œuvré pour démontrer la contradiction entre la nature sioniste de l'Etat d'Israël et son caractère démocratique, entre cette nature sioniste et le principe de citoyenneté. En donnant à la lutte pour les droits des citoyens arabes un contenu politique qui va bien au-delà de la revendication de l'égalité avancée par certains secteurs de la gauche israélienne, nous avons contribué à exacerber les contradictions susmentionnées. Dans le contexte de la guerre coloniale actuelle menée contre le peuple palestinien, notre action devient purement et simplement "insoutenable". Elle constitue un défi qui est loin d'être marginal et qui s'impose sur l'agenda politique israélien. De plus, la clarté de notre soutien sans faille à l'intifada de notre peuple a conduit la classe politique israélienne, de droite comme de gauche, à mettre en cause notre loyauté en tant que citoyens envers l'Etat d'Israël.
- Inscrivez-vous ces mesures dans le cadre de la stratégie offensive de Sharon contre le peuple palestinien ?
- Je suis peut-être l'un des premiers à ne pas sous-estimer la menace que représente Ariel Sharon pour notre peuple. Il affirme haut et fort qu'à ses yeux la guerre de 1948 n'est pas terminée. Son objectif actuel est de briser la volonté de notre peuple palestinien. Il estime en outre que la conjoncture internationale lui est favorable. Toutefois, l'affaire dépasse de loin le seul Sharon. Il s'agit plutôt de la mise en œuvre d'une nouvelle phase d'une stratégie suivie par les différents gouvernements israéliens successifs depuis des années. Dans l'establishment politico-militaire israélien, les Palestiniens de 1948 sont perçus comme le principal danger auquel Israël sera confronté à long terme. Cette perception n'est pas le produit de l'humeur politique du moment de l'opinion publique israélienne qui a nettement basculé à droite depuis le début de l'intifada. Elle n'est pas non plus, exclusivement, le fruit de l'action des services de renseignements israéliens qui "bombardent" littéralement les commissions de la Sécurité et des Affaires étrangères de la Knesset de rapports sur le poids grandissant de la minorité palestinienne de 1948 et sur le rôle joué en son sens par le Rassemblement national démocratique. Des universitaires, des intellectuels, des hommes politiques, des "spécialistes" et des médias ont aussi contribué à son élaboration. Il y a quelques mois par exemple, un congrès s'est tenu à Hertzelia avec la participation de responsables militaires et des services de renseignements, ainsi que d'hommes politiques et d'intellectuels de droite et de gauche, sur les défis futurs posés à Israël par le développement démographique et le regain d'activisme politique des Palestiniens de 1948. Durant cette conférence, des analyses très inquiétantes ont été avancées et des résolutions qui le sont encore plus ont été prises. La politique menée par les gouvernements israéliens successifs s'inspire de ces perceptions, analyses, rapports, recommandations, et de l'ambiance générale en Israël. S'agissant de mon cas personnel, je crois que le gouvernement et l'establishment politico-militaire cherchent à faire un exemple. Après une campagne de dénigrement sans précédent à mon encontre, à laquelle a participé activement la gauche sioniste, les services de renseignements sont intervenus auprès des pouvoirs juridiques et législatifs pour la levée de mon immunité parlementaire. Ils cherchent clairement à fixer au rabais le plafond de la représentation politique arabe et à tracer une nouvelle frontière entre "la légalité" et "l'illégalité".
- Pouvez-vous nous parler un peu plus du rôle des services de renseignements ?
- La séparation des pouvoirs en Israël est une chimère. Les prérogatives des services de renseignements y dépassent de loin celles de leurs équivalents dans les démocraties libérales. Ils exercent un pouvoir totalitaire sur les instances juridiques et médiatiques. Intervenir comme ils l'ont fait pour la levée de l'immunité parlementaire d'un député élu démocratiquement est impensable dans une démocratie digne de ce nom. Ils veulent signifier aujourd'hui qu'il est interdit de questionner le caractère sioniste de l'Etat et ses implications. En guise d'arguments, ils édictent des lois répressives.
- Après quatorze mois d'intifada, quelle suite devrait être donnée au mouvement de résistance populaire ?
- Je ne pense pas que les considérations relatives à la stratégie à suivre peuvent être l'objet de débats dans les médias. Il me semble important, en revanche, d'adapter notre humeur politique à l'idée qu'il n'y a pas de solution proche à la cause palestinienne. Nous devons sérieusement nous préparer à une lutte de longue haleine. L'illusion de la possibilité d'une victoire rapide ne peut mener qu'à l'un des deux résultats: le désespoir ou la capitulation. La stratégie de résistance adoptée tiendra compte aussi de la nécessité de reconstruire la société palestinienne et les institutions politique, économique ou éducative. Beaucoup d'analystes insistent sur le caractère spontané de l'intifada ou, en tout cas, de son déclenchement. Il est crucial aujourd'hui de la penser et de l'inscrire dans une stratégie nationale globale.
                                       
20. Un intellectuel libre (un portrait d'Edward Saïd) par Juan Goytisolo
in El Païs (quotidien espagnol) du jeudi 29 novembre 2001
[traduit de l'espagnol par Michel Gilquin]
Au début des années 80, j'ai rédigé cette brève présentation d'Edward Saïd, dans le but de contribuer à la diffusion de son oeuvre en Espagne, présentation que j'avais adressée à une demi-douzaine d'éditeurs amis ou de ma connaissance :
"En 1978, la parution de "l'Orientalisme" du Palestinien Edward Saïd, professeur de littérature anglaise comparée à l'Université de Columbia à New York -jusqu'alors connu pour ses excelllentes critiques littéraires -, produisit l'effet d'un cataclysme dans le milieu feutré, un peu clos et autarcique des orientalistes anglosaxons et français. Son analyse des relations Occident-Orient, l'exposé minutieux de la démarche de connaissance, d'appropriation et de définition -toujours réductrice- de l'"Oriental" sous tous ses aspects, sociaux, culturels, religieux, littéraires et artistiques de la part de ceux-ci au profit exclusif, non des peuples étudiés, mais de ceux qui, grâce à leur supériorité technique, économique et militaire, s'apprêtaient à se lancer dans la conquête et dans l'exploitation, non seulement remettaient en cause et soumettaient à examen la rigueur de leurs analyses, mais aussi, dans de nombreux cas, la probité et l'honnêteté intellectuelle de leurs propositions érudites. Sauf  quelques rares exceptions, nous dit Saïd, l'orientalisme n'a pas contribué à la compréhension et au progrès des peuples arabes, musulmans, hindous, etc..., objet de son observation : il les a classés dans des catégories intellectuelles et "essences" immuables dans le but de faciliter leur assujetissement au "civilisateur" européen. Se fondant sur des présupposés vagues et incertains, il a forgé une masse péremptoire et assommante de documents qui, se copiant les uns sur les autres, s'appuyant les uns sur les autres, finirent par acquérir, avec le temps, une valeur scientifique indiscutée - bien que discutable-. Une cohorte de clichés ethnocentristes, accumulés pendant les siècles de lutte de la Chrétienté contre l'Islam, marquèrent ainsi de leur empreinte la production écrite des voyageurs, lettrés, commerçants et diplomates : leur vision subjective, nourrie de préjugés, déteignait sur leurs observations de telle façon que, confrontés à une réalité complexe et difficile à maîtriser, ils préféraient la diluer dans la "vérité" brumeuse du "témoignage" déjà écrit."
Avec une rigueur implacable, Saïd a démonté les mécanismes de la fabrication de l'Autre qui, depuis le Moyen-Age, sous-tendaient le projet orientaliste. L'âpreté de l'attaque, comme l'avait remarqué en son temps Maxime Rodinson, plaça "l'Orientalisme" au centre d'une aigre polémique dont les échos ne se sont toujours pas dissipés. Les critiques et les défenses passionnées du livre montraient que, de toutes manières, l'auteur avait atteint sa cible : personne ne pouvait rester indifférent. Mais mon initiative ne déboucha sur aucun résultat. Le thème de l'oeuvre paraissait, ces années-là, quelque peu exotique et je me résignai à faire accueillir "l'Orientalisme" dans une discrète collection que je dirigeais alors et dont la diffusion était restreinte pour ne pas dire nulle. Heureusement, les choses ont changé.
Comme le savent bien ses lecteurs espagnols, l'oeuvre d'Edward Saïd embrasse un champ très vaste de connaissances, quelque chose d'un tant soit peu insolite, comme nous le verrons, dans l'univers arabo-musulman, traditionnellement endogame, replié sur lui-même et avec peu de curiosité sur le monde extérieur (comparons, par exemple, le nombre d'ouvrages écrits en Occident sur cette civilisation si proche, mais si différente de la nôtre -sans doute plusieurs milliers de titres- avec la petite cinquantaine d'oeuvres que les essayistes et les voyageurs du Proche-Orient et du Maghreb écrivirent sur l'Europe avant la première guerre mondiale, et nous pouvons mesurer l'abîme qui sépare l'Occident développé de cette nébuleuse de cultures, croyances religieuses et langues prisonnières de la dénomination d'"orientales", dénomination que nous avons créée. Je veux préciser ici que l'Espagne est un cas à part : notre anorexie cognitive et assimilatrice touchant aux autres cultures nous différencie également de façon irrémédiable de l'Europe).
Le lecteur d'Edward Saïd peut choisir, selon ses préférences, parmi les différentes facettes de son oeuvre : l'analyste excellent de la fiction autobiographique de Joseph Conrad ; le critique littéraire de "Intention et méthode" et "le Monde, le texte et la critique" ; le musicologue, dont j'eus le privilège d'écouter les conférences inoubliables au Collège de France ; le narrateur du voyage magnifique dans la terre natale qui, parce que dérobée dans son enfance, le transforma pour toujours en un Palestinien errant ; l'analyste politique, observateur implacable d'un mal nommé processus de paix, conséquence des accords d'Oslo...
Mais je veux souligner maintenant un point qui me semble essentiel pour la compréhension d'un travail si riche et stimulant. Comme d'autres exilés tout au long de l'histoire, Saïd a su, à partir de sa propre infortune et de celle de son peuple, trouver la force de la transformer en un regard de défi : celui de transformer, selon la célèbre phrase de Malraux, "le destin en conscience" et celui de s'en servir pour produire une oeuvre dont l'intelligence intime et les mobiles désintéressés la situent bien haut dessus des hasards et des contingences de tout engagement politique concret. Saïd n'a jamais sacrifié le jugement personnel sur l'autel des préjugés collectifs, et ce trait de caractère, peu commun dans toutes les sociétés, fait de lui un "oiseau rare" dans le colombier où roucoulent les pigeons domestiqués au service du pouvoir, qu'il soit politique, économique ou médiatique.
Son statut d'exilé, d'abord en Egypte puis aux Etats-Unis, lui a octroyé, comme une forme de compensation personnelle, la marginalité fertile de celui qui, du fait des circonstances, campe dans une zone frontalière, à la périphérie de l'Occident et du Proche-Orient, zone à partir de laquelle il se penche sur sa culture à la lumière d'autres cultures, sur sa langue à la lumière d'autres langues. Fin connaisseur de la littérature et de l'historiographie anglosaxonnes et françaises et des ressorts de la domination impérialiste de l'Occident sur le monde arabo-musulman, il a pu examiner ce dernier à la fois de façon intime et distanciée, avec amour mais sans indulgence.
Essai après essai, livre après livre, Edward Saïd a dénoncé la pernicieuse carence d'autocritique parmi les milieux intellectuels arabes : le repli sur soi de sa culture, son refuge suicidaire dans le passé, la négation et l'absence de reconnaissance des réalités qui fâchent ou qui font peur, le complexe d'amour/haine vis-à-vis de l'Occident, l'absence de démocratie réelle et l'instrumentalisation des élites par les gouvernants. Un faisceau de maux qui le conduisent à s'interroger dans "Palestine. Paix sans territoires" : "Sommes-nous condamnés éternellement au sous-développement, à la dépendance et à la médiocrité ?... Sommes-nous en train de choisir d'être une copie de l'Afrique du XIXème siècle à la fin du XXème ?".
La désolante expérience des dernières années montre que les critiques prémonitoires de Saïd au sujet d'Oslo étaient bel et bien fondées. Après une période de ni guerre ni paix, durant laquelle fut confiée à l'Autorité nationale Palestinienne la tâche de maintenir un ordre précaire dans ses ghettos et ses bantoustans, la promenade innocente de Sharon sur l'Esplanade des Mosquées et le début de la seconde Intifada ont mis en évidence, si tant est que cela était nécessaire, l'infinie injustice dont souffrent les Palestiniens, injustice qui nourrit le terrorisme des groupes islamistes et le recours de la part de Sharon de ce qu'on ne peut désigner autrement que comme un terrorisme d'Etat.
Au travers l'attentat monstrueux du 11 septembre et la guerre d'Afghanistan, nous voyons se répéter une variante de la situation créée par la Guerre du Golfe et l'appui occidental aux régimes arabo-musulmans corrompus et répressifs qui s'alignent prudemment sur lui. L'alternative ainsi imposée aux peuples du Proche-Orient ne peut pas être plus dangereuse : soit une fuite en avant vers un islamisme intolérant et rétrograde, soit la soumission à ces régimes qui perpétuent leur ignorance et leur sous-développement économique et culturel.
Je souhaiterais, pour finir, citer quelques passages du récent article d'Edward Saïd, "le Proche-Orient dans une ruelle sans issue", dans lequel, avec l'intégrité et l'indépendance d'esprit qui le caractérisent, il met le doigt sur la plaie : l'abandon par l'Occident des principes qu'il prêche, dans les pays arabes (et ajouterais-je, en Afrique, en Asie et en Amérique Latine).
"On laisse seuls dans la lutte les esprits courageux qui défendent la sécularisation, qui protestent contre la violation des droits humains, qui luttent contre la tyrannie cléricale et essaient de parler et d'agir au nom d'un nouvel ordre arabe démocratique et moderne ; ils ne trouvent aucun appui dans la culture officielle et leurs livres et carrières sont parfois livrées en pâture à cette colère islamique qui s'accumule toujours plus..."
"Le véritable coupable est l'éducation primaire... faite à base de bribes du Coran, avec des exercices machinaux basés sur des recueils de textes caducs datant de plus de 50 ans, des cours inutilement longs, des maîtres lamentablement mal équipés et une incapacité pratiquement totale pour la pensée critique... Cet appareil éducatif archaïque débouche sur d'extravagants manques dans la logique et dans le raisonnement moral, aboutit au peu de valeur accordée à la vie humaine, et font éclore un enthousiasme religieux de la pire espèce ou une adoration servile du pouvoir..."
Une critique lucide comme celle de Saïd, visant aussi bien les mécanismes de domination de l'Occident que les racines du sous-développement culturel, démocratique et social des pays arabes, est plus nécessaire que jamais. Nous nous trouvons tous confrontés aujourd'hui à l'horreur sans remèdes d'un terrorisme fanatique et aveugle et à d'autres horreurs, comme celles qui sont le pain quotidien des Palestiniens, recouvertes de façon intéressée par l'hypocrisie de nombreux gouvernements.
                                               
21. Les raisins de la colère. Terrorisme, Amérique et Moyen-Orient par Bruno Guigue
in la revue Etvdes du mois de décembre 2001
[Bruno Guigue est l'auteur de l'ouvrage 'Aux origines du conflit israélo-arabe. L'invisible remords de l'Occident' aux éditions de L'Harmattan.]
Cette horreur des attentats perpétrés aux Etats-Unis, lequel d'entre nous ne l'a point ressentie ? L'innommable a été commis contre des gens ordinaires, au point que chacun a pu se demander, un bref instant, s'il ne serait pas la prochaine cible. Mais, passés l'effroi et la stupeur, le drame du 11 septembre 2001 a aussitôt été happé par le flot des événements. D'interminables supputations sur ses conséquences en ont immédiatement atténué la portée. L'explication que nous attendions se fit attendre, tandis qu'on nous promit sans tarder le spectacle fracassant d'un châtiment 'sans limites'. Du registre politique, on versa directement dans le métaphysique, au nom d'une 'liberté immuable' qu'il convenait de défendre contre les nouveaux barbares.
Western planétaire
La justice expéditive d'un western planétaire ne pouvait s'embarrasser d'un examen critique du passé. A quoi bon tenter d'expliquer l'événement, en effet, puisque l'essentiel était de punir les coupables ? Aussi, à défaut d'une explication politique, on dut se contenter de la logique implacable d'un règlement de comptes.
'Exit' l'inquiétante complexité d'un monde que l'on répugne à comprendre, puisqu'il s'agit de faire place à l'affrontement binaire du Bien et du Mal. A peine fixé dans nos mémoires, l'événement parut ainsi vidé de son sens et projeté dans l'imminence d'une croisade dont un seul homme assumerait la direction : le Président américain, justicier mondial dont on nous priait d'admirer en tremblant la fulgurance vengeresse.
Privée de toute autre option intellectuelle, l'opinion américaine se trouva, quant à elle, confortée dans son habituelle bonne conscience : mais pourquoi donc nous veut-on tant de mal, nous qui apportons la prospérité au monde ? Pourquoi nous voue-t-on tant de haine, alors que nous sommes les champions de la liberté ? Le plus étonnant, au lendemain de l'attentat, fut l'étonnement américain lui-même. Cette nation, qui impose son hégémonie au reste du monde, découvrit alors, stupéfaite, que le reste du monde ne l'aimait pas toujours. On est en droit de se demander ce qui a davantage meurtri l'opinion d'outre-Atlantique : le nombre effrayant de victimes, ou l'insoutenable réalité de ce qui aurait dû rester du domaine de la fiction ? Le fait qu'il y ait eu 5 500 morts, ou le fait qu'un tel carnage ait eu lieu aux Etats-Unis, au coeur d'une nation qui se croyait dotée d'un privilège d'extra-territorialité face aux multiples périls d'un monde en effervescence ? Car, avec les Twin Towers, les Américains n'ont pas seulement vu s'effondrer le mythe de leur invincibilité, ils se sont vu réintégrer, malgré eux, le droit commun des nations.
Hyperterrorisme suicidaire
Et pourtant, tout, dans la tragédie du 11 septembre, était de nature à susciter l'autocritique de l'hyperpuissance américaine. Tout, dans le crime qui fut commis, invitait à en analyser les causes : le mode opératoire comme le mobile apparent.
Les attentats perpétrés à New York et à Washington ont stupéfié le monde par leur caractère spectaculaire et par leur terrifiante efficacité. Dotée de moyens dérisoires, une poignée d'hommes, si déterminés qu'ils consentirent au sacrifice suprême, a infligé à l'Amérique une humiliation sans précédent. Dans un univers bardé d'électronique de pointe, quelques dizaines de kamikazes ont fait la démonstration que l'ampleur des dégâts n'était pas nécessairement liée à la maîtrise des technologies dernier cri : un bon manuel de pilotage, un solide entraînement, une discipline rigoureuse et quelques 'cutters' ont fait l'affaire. Ils ont suffi, en tout cas, à provoquer au sein de la première puissance du monde un véritable cataclysme, en rendant vains tous les systèmes de protection dont elle disposait et en ridiculisant ceux dont elle rêvait de s'entourer.
L'objectif de cet hyperterrorisme suicidaire était d'infliger des pertes humaines considérables, en frappant à la fois des cibles civiles et militaires. Mais rien ne fut laissé au hasard. Et, en frappant l'Amérique de façon aussi démentielle, les auteurs de l'attentat ont voulu délivrer au monde un message sans équivoque. Symboles de la puissance économique et militaire des Etats-Unis, le 'World Trade Center' et le Pentagone ont été choisis, au fond, avec le même discernement que celui qui présida aux frappes chirurgicales administrées par l'aviation américaine sur les théâtres d'opération du Moyen-Orient. Le mode opératoire retenu par les terroristes renvoyait ainsi, par analogie, à la pratique répétée des frappes aériennes qui scande la politique américaine, de la guerre contre l'Irak (1991) à l'offensive contre l'Afghanistan (2001). (De la même façon, on peut d'ailleurs se demander si l'offensive bioterroriste ne vise pas, en menaçant dans son intimité même chaque Américain, l'individualisme d'outre-Atlantique).
En dehors de ce 'modus operandi', c'est naturellement le mobile de l'attentat qui retient l'attention. Quelle que soit l'identité de ses commanditaires, l'attaque terroriste est une conséquence directe de la crise qui sévit au Moyen-Orient, et elle est une réplique meurtrière à la politique des Etats-Unis dans la région. C'est pourquoi, dans les déclarations du principal suspect, reviennent de manière obsessionnelle deux griefs fondamentaux : la complaisance américaine à l'égard de l'occupation israélienne, et la présence militaire des Etats-Unis dans les pays du Golfe ; autrement dit, la question palestinienne et la question irakienne.
Lorsqu'ils rêvaient de "ramener l'Irak à l'âge de pierre", les dirigeants américains avaient-ils seulement conscience des ferments de haine qu'ils répandirent dans le monde arabe et musulman ? Ont-ils mesuré les conséquences de l'extraordinaire humiliation infligée par cette guerre où la cybernétique militaire a écrasé l'adversaire à moindres frais ? Comprennent-ils le profond sentiment d'injustice éprouvé au Moyen-Orient devant une application sélective du droit international ? Et est-ce un hasard si le retournement d'Oussama Ben Laden contre ses anciens protecteurs date, précisément, de cette guerre du Golfe où Washington appliqua sa doctrine du 'zéro mort" qui impliquait, comme son corollaire, l'immolation de 100 000 Irakiens ?
Châtiment céleste
L'offensive militaire engagée contre l'Afghanistan en fournit une nouvelle illustration : les Américains, lorsqu'ils sont en courroux, ont une prédilection pour le feu céleste qui consume les suppôts de Satan. Comme un lointain écho de la Loi outragée, le déploiement des forces y est irrésistible et le châtiment exemplaire. Dans le châtiment tombé du ciel, les Américains apprécient le côté expéditif et la quintessence religieuse. Fidèles à leur puritanisme, ils aiment le caractère abstrait d'un bombardement aérien qui exécute les coupables à distance, le feu vengeur qui anéantit jusqu'aux traces visibles de ses victimes. Dans la brutalité des frappes aériennes, ils n'apprécient pas seulement la rigueur qui s'attache à la règle morale, ils y goûtent aussi la distance qui rend les opérations invisibles, le côté abstrait d'une lutte où l'éloignement permet d'accréditer l'image fallacieuse d'une guerre aseptisée. Puritain lui aussi, et rejeton d'un capitalisme alimenté par les pétrodollars, l'ex-agent de la CIA Oussama Ben Laden a retourné contre l'Amérique la même violence manichéenne : comme un boomerang qui revient vers celui qui l'a lancé, il se jette au visage des apprentis-sorciers qui l'ont fabriqué. Mais son audace est d'avoir su créer, au détriment de ses anciens parrains, l'arme implacable qui a frappé l'hyperpuissance américaine en son propre sanctuaire.
En inventant l'hyperterrorisme suicidaire par voie aérienne, Ben Laden a créé le dernier avatar de la barbarie moderne, après la bombe atomique, le bombardement au napalm et les frappes chirurgicales assistées par ordinateur. Mais, en retournant le feu céleste contre le 'Grand Satan', il a surtout cherché à humilier les Etats-Unis d'une façon inédite : en faisant payer au prix fort, par des milliers d'innocents, la facture de son audace meurtrière. En frappant d'abord des civils, il a inversé, au détriment des Américains, leur doctrine hypocrite des frappes chirurgicales et des dégâts collatéraux. Il a voulu, en somme, faire la démonstration, aux yeux d'une opinion mondiale médusée, que l'Amérique puovait subir à son tour le sort qu'elle a souvent infligé aux autres.
Interdit de comprendre ?
Le monde, en tout cas, est désormais condamné à vivre sous l'effet de ce traumatisme. La guerre déclarée au terrorisme et à ses alliés (réels ou supposés) ne cessera pas de sitôt, et la riposte américaine donnera le ton de la vie internationale pendant des années. Il y a donc, dans la dimension inédite de l'événement, une puissante invitation à comprendre ce qui s'est passé. Devant l'énormité de ses conséquences, il importe de s'interroger sur les causes du drame. Tenter d'en déchiffrer le sens, c'est également le plus sûr moyen de s'en prémunir à l'avenir. Et pourtant, à lire certains auteurs, une telle entreprise intellectuelle serait un véritable sacrilège. Devant un acte de barbarie sans précédent, il faudrait, paraît-il, renoncer à en comprendre les causes. Car un tel déferlement de rage meurtrière ne s'explique pas, nous dit-on, et chercher à l'expliquer, c'est déjà lui trouver des circonstances atténuantes. Cette haine inextinguible pour l'Occident mérite condamnation sans appel de ceux qui l'éprouvent : comment, en effet, pourrait-on haïr l'Occident ? Comment pourrait-on vomir l'Amérique, au point de lui infliger d'aussi cruelles blessures ?
C'est ainsi qu'on a pu lire, dans la presse, que la misère, le sous-développement ou le conflit israélo-palestinien ne sont nullement à l'origine des attaques terroristes. "Ce qui motive le terrorisme, explique par exemple Pascal Bruckner, ce n'est pas telle ou telle erreur de l'Europe ou de l'Amérique, c'est la haine pure et simple." Irréductible à toute explication rationnelle, le terrorisme est l'expression d'une bestialité à l'état pur, qu'il est vain de vouloir réfuter. Il exprime une soif d'immolation dont il est absurde, nous dit-on, de rechercher les causes, "car l'explication par le désespoir exonère l'acte de son horreur et débouche sur la tentation d'indulgence". [Pascal Bruckner : 'Tous coupables ? Non', Le Monde, 25.09.2001]
On se demandera, naturellement, où l'on peut trouver le moindre indice de cette indulgence à l'égard des auteurs d'attentats. Mais, l'essentiel n'est pas là. Le plus remarquable réside dans cette injonction à s'abstenir de comprendre les causes du drame, sous peine d'en devenir rétrospectivement le complice. En somme, il est interdit de chercher la moindre explication au terrorisme, car, aussitôt formulée, celle-ci nous ferait immanquablement basculer de son côté. Pour un peu, on nous sommerait de ne pas lire les déclarations du chef terroriste, afin d'éviter la contamination par ses idées subversives. Certes, Ben Laden fait un usage rhétorique de la souffrance irakienne et palestinienne, mais ce n'est pas parce qu'il l'enrôle abusivement dans son entreprise criminelle que cette souffrance est une invention de sa propagande.
L'alliance américano-saoudienne
Nul n'ignore, en outre, que l'Amérique porte une écrasante responsabilité dans la montée en puissance de l'islamisme radical. Ce dernier fut l'antidote à l'influence communiste, patiemment distillé par la CIA au temps de la guerre froide. Puis, il survécut à la fin de l'affrontement Est-Ouest, au gré d'une stratégie américaine à géométrie variable. Mais cette connivence entre l'Amérique puritaine et l'Islam fondamentaliste ne date pas d'hier, et elle est directement liée à un enjeu qui n'a rien de métaphysique : la maîtrise des ressources pétrolières. Les premiers à s'intéresser de près aux hydrocarbures du Moyen-Orient furent les Britanniques, dès le début du 20ème siècle. Mais les Américains, poussés par l'appât du gain, n'ont pas tardé à y venir. Contrairement aux Anglais et aux Français, ils n'étaient pas perçus comme des colonisateurs et ne furent guère suspectés, à l'époque, de visées hégémoniques. C'est cette image positive de l'Amérique, ancienne colonie uniquement préoccupée de 'business', qui favorisa son alliance avec les tribus bédouines regroupées sous l'autorité d'Ibn Séoud.
La découverte, dans les années 1930, des principaux gisements de la péninsule arabique permit de sceller une alliance durable entre les Etats-Unis et la monarchie saoudienne. Les compagnies pétrolières d'outre-Atlantique en furent les principales bénéficiaires. Ce qui unit les Américains et les Saoudiens, c'est donc une étroite convergence d'intérêts économiques qui explique la permanence de cette alliance à travers les vicissitudes du siècle. Mais l'Islam rigoriste de la monarchie wahhabite présente aussi, aux yeux des Américains, un gage de conservatisme qui leur est précieux, face à la double menace qui se profile à partir des années 1950. Cette menace, c'est d'abord celle du communisme, qui se propage au Moyen-Orient dans le climat de l'affrontement Est-Ouest. Contre l'URSS, la Chine et leurs émules, les pétro-monarchies du Golfe se rangent évidemment aux côtés du capitalisme anglo-saxon, car elles défendent avec le même acharnement la libre entreprise et la propriété privée.
Haro sur le nationalisme arabe
La seconde menace, c'est celle que représente, aux yeux des Américains, le nationalisme arabe. D'abord popularisé par l'épopée nassérienne, le panarabisme connaît également un succès retentissant en Irak et en Syrie sous l'égide du parti Baas, fondé par le chrétien Michel Aflak. Ce mouvement d'inspiration laïque et progressiste n'est cependant pas dirigé contre l'Occident, dont il partage les valeurs et prétend imiter le processus de modernisation. C'est en raison du refus américain de financer la construction du barrage d'Assouan que le colonel Nasser, en 1956, nationalisa le canal de Suez et se tourna vers les Soviétiques. Beaucoup plus tard, le régime irakien de Saddam Hussein bénéficia de l'aide occidentale lors de son affrontement sanglant avec l'Iran intégriste, de 1980 à 1988. Mais, s'il n'est pas anti-occidental, le nationalisme arabe a néanmoins pour ambition de redistribuer les cartes au Moyen-Orient. Il revendique une meilleure répartition des richesses, incompatibles avec le maintien des privilèges détenus par les pétromonarchies du Golfe. C'est cette dynamique contestataire qui a trouvé son aboutissement, en 1991, dans l'invasion du Koweït par l'armée irakienne.
L'initiative de Saddam Hussein trouvait son origine immédiate dans un différend pétrolier entre l'Irak et les monarchies du Golfe, doublé d'un contentieux frontalier avec le Koweït. Au lendemain de l'interminable conflit avec l'Iran, Bagdad exigea, en effet, une élévation du cours du brut destinée à financer le développement du pays; L'Irak avait payé au prix fort sa victoire militaire sur une contagion intégriste qui menaçait l'ensemble de la région. Il demandait, en somme, un dédommagement financier pour services rendus au monde arabe. Mais, pour les Etats-Unis, il était hors de question qu'un pays gros producteur de pétrole s'opposât à sa politique pétrolière en exerçant une menace sur ses protégés, les pays du Golfe. Il était surtout inadmissible qu'un Etat arabe, ennemi d'Israël et doté d'une armée aguerrie, se mît à contester le 'leadership' américain. Ramener à la raison le trublion irakien devint alors une nécessité pour les dirigeants américains, qui attendirent que Saddam Hussein vînt lui-même se jeter dans le piège. Devant le refus du Koweït de faire la moindre concession territoriale, le dictateur irakien envisagea l'épreuve de force. Loin de l'en dissuader, et s'abstenant au contraire de toute critique intempestive, les responsables américains, habilement, lui prodiguèrent un encouragement implicite.
Après avoir laissé entendre qu'ils n'interviendraient pas, les Etats-Unis rétablirent par les armes l'intégrité du Koweït. Ils infligèrent à l'Irak un déluge de bombes sans précédent dans l'Histoire. Pire encore, ils soumirent ce petit pays de 22 millions d'habitants à un embargo qui fit des centaines de milliers de victimes, et qui n'est jamais que la guerre continuée par d'autres moyens. Mais, du point de vue américain, l'essentiel était accompli. Succès géopolitique, l'écrasement de l'Irak baassiste permit aux Etats-Unis d'atteindre simultanément trois objectifs : liquider les derniers vestiges du nationalisme arabe laïque et socialisant ; s'implanter militairement au Moyen-Orient à la demande des pays arabes eux-mêmes ; garantir définitivement la sécurité des approvisionnements pétroliers en provenance de cette région du monde.
Vertus de l'islamisme
Jusqu'à cette 'guerre du Golfe' qui mit fin aux prétentions irakiennes, les Etats-Unis et la mouvance islamiste connurent une véritable lune de miel. Rempart contre l'influence soviétique, antidote au nationalisme arabe, opportun concurrent de la subversion chiite : les stratèges de la CIA ont prêté à l'islamisme sunnite toutes les vertus. Certes, Washington resta longtemps fidèle à une alliance avec le fondamentalisme musulman, dont le paradigme est l'axe américano-saoudien. En échange du pétrole, les Américains laissèrent le champ libre à la monarchie wahhabite, qui finança, dans l'ensemble du monde musulman, un immense réseau d'officines islamistes. Peu importe à l'Amérique, pourtant férue de modernité, que les plus hautes autorités religieuses d'Arabie Saoudite proclament sans sourciller que "la terre est plate". Visiblement, les Américains s'accommodent fort bien de la diffusion, dans cette partie du monde, d'un obscurantisme religieux qui leur paraît sans doute le meilleur garant de l'ordre social. Mais, outre le libre accès au pétrole et un conservatisme de bon aloi, c'est surtout le respect de l'ordre international qui confère à l'axe Riyadh-Washington son véritable intérêt.
Car, en diluant la nation arabe au sein d'un ensemble plus vaste, le panislamisme promu par les Saoudiens a pour vertu de neutraliser le nationalisme arabe laïque et socialisant. Mieux encore : alimentée par les pétrodollars, cette islamisation de la politique arabe constitue en même temps le meilleur rempart d'Israël. A l'instar des monarchies du Golfe, l'Etat hébreu n'est-il pas lui même soumis à une pression considérable des forces confessionnelles ? Entre l'Amérique puritaine, l'Islam intégriste et l'Etat juif, une secrète connivence autorise les dérapages verbaux, mais prohibe le passage à l'acte. Conformément au voeu de Washington, aucun Etat se réclamant du fondamentalisme musulman sunnite ou chiite n'entreprit la moindre opération militaire contre l'Etat hébreu : ni les monarchies du Golfe, ni même l'Iran, en dépit de ses violentes diatribes antisionistes. En cinquante ans de conflit israélo-arabe, en revanche, seuls des Etats se réclamant du nationalisme laïque ont réellement tenté d'en découdre avec Israël : l'Egypte, la Syrie et l'Irak. C'est l'alliance indéfectible avec une Arabie Saoudite conservatrice sur le plan intérieur et docile sur le plan extérieur qui constitue ainsi, aux côtés de l'alliance avec Israël, le véritable pivot de la politique américaine au Moyen-Orient.
Le 'djihad', ou la boîte de Pandore
En soutenant la lutte armée des factions islamistes en Afghanistan, les Américains et leurs alliés wahhabites se livrèrent, toutefois, à un jeu extrêmement dangereux. Avant même l'intervention russe, dès l'été 1979, ils livrèrent des armes aux adversaires du pouvoir laïque et prosoviétique. En 1982, le directeur de la CIA ouvrit à Brooklyn un centre d'entraînement pour les combattants islamistes. Pendant dix ans, Washington versa une moyenne annuelle de 600 millions de dollars aux adeptes du 'djihad' contre le Satan soviétique. Mais le paradoxe est que l'Amérique, au lendemain de l'effondrement russe, persista dans son appui politique et financier à la nébuleuse intégriste. Cédant au vertige du succès, Washington s'extasia sur les performances de la guérilla musulmane qui, en Afghanistan, fit vaciller l'Union Soviétique. Ces guerriers islamistes, c'est l'Amérique qui les avait formés, armés et financés. Leur éclatante victoire sur l'Armée rouge auréola, à ses yeux, l'islamisme combattant d'une réputation d'efficacité qui incita Washington à le manipuler à son seul profit.
La créature, toutefois, ne tarda pas à se retourner contre son créateur. Au nom de la lutte contre l'Union Soviétique, les responsables américains ont systématiquement favorisé les organisations les plus radicales. Apprentis-sorciers de la guerre sainte, ils ont sollicité les 'ouléma' les plus conservateurs pour la diffusion de 'fatwa's faisant de la lutte armée contre l'envahisseur russe un devoir sacré. D'une incroyable imprudence, les Américains n'ont pas vu que cet appel à la guerre sainte pouvait aussi, un jour, se retourner contre eux. Ils ont ouvert une boîte de Pandore [pour reprendre l'expression de Gilles Kepel, 'Le piège du 'djihad' afghan', Le Monde, 19.09.2001] d'où s'échappèrent de nouvelles menaces, aussitôt attisées par leur présence militaire massive à proximité des Lieux saints de l'Islam. Croyant naïvement qu'ils pourraient se débarrasser des 'moudjahidin' après usage, ils restèrent aveugles à une fermentation idéologique qui abolissait toute différence entre l'Est et l'Ouest. Ils refusèrent de voir le processus à l'oeuvre dans les camps d'entraînement pakistanais, ce milieu en vase clos où les combattants du 'djihad' se persuadèrent que la victoire sur les Russes préfigurait de nouvelles batailles héroïques contre les impies d'Occident.
Les dirigeants américains furent-ils victimes de leur imprudence ? Certes. Mais ils durent aussi assumer les conséquences de leur cynisme. Ils furent captifs de cette idée, doublement erronée, que tous les moyens sont bons, et qu'il suffit de mettre fin à l'aide financière pour stopper net le déferlement du fanatisme. Sans doute ont-ils été abusés par leurs propres services secrets. Prompte à toutes les manipulations, la CIA a fini par enfanter des monstres dont elle se révéla incapable, jusqu'à la dernière minute, d'apprécier le véritable danger. Alors qu'elle échafaudait depuis dix ans d'audacieuses combinaisons entre les factions afghanes, elle ne vit rien venir de l'effroyable menace qui s'abattit sur le coeur de l'Amérique. Peut-être les responsables américains ont-ils aussi péché par excès de confiance dans la toute-puissance du dieu dollar. Il leur faut aujourd'hui se rendre à l'évidence : fort de ses ramifications internationales et de ses comptes en banque, cet islamisme combattant, qui s'est nourri de violence extrême avec leur bénédiction, n'a jamais plus besoin d'eux pour parvenir à ses fins.
Mensonge d'une guerre aseptisée
Le règlement de comptes planétaire qui se déroule depuis septembre 2001 n'oppose donc, en définitive, que de vieux complices. Comme on pouvait s'y attendre, le conflit donne lieu à une médiatisation par défaut, dont le scénario est rodé depuis la guerre contre l'Irak et la guerre du Kosovo. Dans cet affrontement, qui se résume à une série d'expéditions punitives ponctuées de déclarations triomphalistes, il ne suffit pas d'écraser au sol les forces maléfiques, il faut surtout garantir la pureté du message rédempteur, en s'attribuant l'exclusivité de sa diffusion. Les Américains ont médité l'exemple du Viêt-Nam. Ils savent qu'une propagande n'est efficace que si elle est hégémonique, et que l'exclusivité du commentaire conforte le monopole du commandement. Grâce à des médias complices, l'image de la guerre contre l'Afghanistan est ainsi lavée de l'opprobre qui entache toute violence collective. Ce que l'opinion voit du conflit, c'est ce que le Pentagone croit bon de lui montrer, c'est-à-dire peu de chose, en définitive, noyé sous le flot continu d'un discours uniforme accréditant le mensonge d'une guerre morale, où les lâchers de bombes alternent avec les largages de vivres.
La réalité visible de la guerre se trouve donc ajustée aux impératifs de la bonne conscience occidentale. Déguisée en lutte pour la civilisation, l'entreprise militaire est censée accomplir la loi morale, et l'on purge sa représentation de tout ce qui pourrait en démentir la légitimité. Parce que nous ne voyons de la guerre que sa surface politiquement correcte, nous devenons les simples réceptacles d'un déluge verbal formaté par les officines du pouvoir. Ce discours officiel se gardera de nous dire que les taliban ont pris le pouvoir, en 1996, grâce à l'appui logistique pakistanais et aux largesses américaines. Il ne nous dira rien de l'accord passé entre les taliban et la compagnie pétrolière Unocal pour la construction d'un gazoduc permettant l'acheminement, via le Pakistan, du gaz provenant des énormes gisements du Turkménistan voisin, pour le plus grand bénéfice de l'industrie pétrolière américaine. Ce discours ne nous apprendra rien sur l'abandon, par les Etats-Unis, des opposants afghans au régime taliban, ni sur ce qui fut la conséquence immédiate du lâchage occidental, l'assassinat du commandant Massoud. Sans parler du paradoxal retour en force de la Russie, dont l'approbation est d'autant plus empressée qu'elle lui vaudra quitus, de la part de l'Amérique, pour son action en Tchétchénie.
Eradiquer les causes du terrorisme
Ce que nous promet, en revanche, le discours officiel, c'est la perspective d'une guerre sans fin, aussi démentielle que notre incapacité à en éliminer les véritables causes. Ces causes, nous les connaissons depuis des années, voire des décennies : le pourrissement du conflit israélo-palestinien, le maintien d'un embargo aussi cruel qu'inutile contre l'Irak, la corruption qui sévit dans ces pétromonarchies dont le milliardaire terroriste Oussama Ben Laden est le monstrueux rejeton. Par le truchement d'un intégrisme qui est leur créature, les Etats-Unis ont récolté les raisins d'une colère qu'ils n'ont cessé d'alimenter. Tant que des milliers d'enfants irakiens agoniseront par manque de médicaments sous l'effet de l'embargo américain, les Etats-Unis seront menacés. Et tant que des centaines d'adolescents palestiniens tomberont sous les balles israéliennes, il n'y aura guère de répit possible pour les nations occidentales, qui accordent leur indulgence à l'Etat hébreu. Comment, à vrai dire, pourrait-il en être autrement ?
La paix n'a aucune chance, en effet, si l'Occident vassalisé par l'Amérique répond au terrorisme aveugle en perpétuant son propre aveuglement aux causes profondes du terrorisme. Imagine-t-on, un seul instant, que puisse cesser la violence des fanatiques si l'on ne cesse de la provoquer ? Un ancien ministre français de la Défense n'avait pas tort lorsqu'il répétait, ces dernières années, que chaque missile américain jeté sur l'Irak est une bûche jetée au foyer de l'intégrisme. Faut-il être aveugle pour ne pas voir la ressemblance entre les attentats-suicide du Hamas dans les territoires occupés, et l'attaque spectaculaire du 11 septembre 2001 ? Cette nouvelle menace terroriste, dont ils mesurent désormais l'ampleur, les Etats-Unis n'ont-ils pas contribué eux-mêmes à la forger ? Dans sa cruauté, l'offensive terroriste qui frappe l'Amérique renvoie aux Américains l'image repoussante de leur propre indifférence à la souffrance des autres.
Si les Etats-Unis veulent éliminer une telle menace, ils devront probablement modifier leur vision du monde. Faute d'éradiquer les causes du terrorisme, ce dernier résistera à tous les bombardements, ou renaîtra aussitôt sur les ruines fumantes des cités détruites. La politique des frappes aériennes n'est que l'avatar contemporain de la politique de la canonnière : elle discrédite l'hyperpuissance à l'instant même où elle paraît en montrer la force irrésistible. Elle est sans issue, car elle nourrit constamment le germe de ce qu'elle prétend combattre. Et s'il est absurde de contester aux Etats-Unis la légitimité d'une riposte, le pilonnage intensif des villes afghanes et le mélange du militaire et de l'humanitaire risquent d'obtenir l'effet inverse du but recherché. Le démantèlement des réseaux terroristes relève davantage de l'opération-commando que du bombardement aérien. Mais surtout, ce démantèlement appelle une action résolue contre le blanchiment d'argent sale et les paradis fiscaux, indissociable d'une véritable régulation de la mondialisation financière. C'est en s'engageant dans cette voie que l'Amérique contribuera à endiguer le fanatisme meurtrier de ses anciens alliés. Et c'est en pesant de tout son poids en faveur d'une solution équitable des questions palestinienne et irakienne qu'elle désamorcera les bombes humaines qui la menacent de tous côtés.