6. Une
Israélienne chez les Palestiniens : Amira Hass par Agnès Rotivel
in
La Croix du samedi 24 novembre 2001
La première journaliste juive à
vivre dans les Territoires palestiniens, correspondante du journal israélien "
Haaretz ", publie en français " Boire la mer à Gaza ". Une chronique des
Palestiniens.
Octobre 2000. Dans l'obscurité du café Kan Bata Zaman,
rendez-vous de la jeunesse branchée de Ramallah, toutes les discussions tournent
autour des affrontements avec l'armée israélienne alors que l'Intifada al-Aqsa
vient d'éclater dans les territoires palestiniens. De jeunes chebab rentrent
boire un café avant de retourner sur le terrain lancer des pierres aux soldats
israéliens. En ces premiers jours d'Intifada, c'est encore l'euphorie de la
révolte. A l'une des tables, Amira Hass est en pleine discussion avec des
correspondants européens. La journaliste revient de la ligne de confrontation et
commente les événements de la rue. Dehors, les cris, les explosions se font
entendre. L'Intifada, la révolte contre l'occupation israélienne après l'échec
du sommet de Camp David, se répand progressivement dans tous les Territoires.
Amira Hass s'exprime en anglais. Son fort accent hébreu ne surprend aucunement
les habitués du café. La journaliste juive est connue à Ramallah, capitale de la
Cisjordanie où elle vit parmi les Palestiniens depuis janvier 1997.
Quelques
heures plus tard, Amira Hass se rend au bureau du Parti communiste palestinien
afin d'obtenir un manifeste signé par des intellectuels et hommes politiques
palestiniens. Elle s'exprime cette fois en arabe. Son interlocuteur est sur ses
gardes. Il a noté son accent hébreu. Un moment de tension et aussitôt, Amira
Hass embraie : " Je suis journaliste pour le quotidien Haaretz, je suis juive et
israélienne. " Le Palestinien est visiblement surpris mais se détend. Travailler
et vivre en tant qu'Israélienne en territoire palestinien ne va pas de soi dans
ces moments de tension. " Mon comportement est toujours le même, ne rien cacher
et poser d'emblée que je suis juive. "
II en faudrait plus pour décourager
Amira Hass de passer et repasser du territoire palestinien en territoire
israélien, au volant de sa voiture alors que l'Intifada précipite déjà la
séparation physique et géographique des deux peuples. Aux barrages israéliens,
les soldats de l'Etat hébreu n'apprécient pas. Ils lui font des réflexions, ne
comprennent pas qu'une Israélienne dise vouloir rentrer chez elle, le soir, à
Ramallah !
Amira Hass est la première journaliste juive et israélienne à
vivre chez les Palestiniens. Et il n'y a qu'elle en Israël pour trouver cela
normal. " Comment, sinon, comprendre une société et comment écrire sur elle ?
N'est-ce pas ce que fait n'importe quel journaliste envoyé comme correspondant à
l'étranger ? " dit-elle aujourd'hui.
En 1990, la journaliste israélienne découvre à Gaza un peuple
chaleureux
L'aventure commence en 1990. Militante de la gauche
israélienne, membre de l'association "Une ligne (téléphonique) pour les
travailleurs " (chargée de défendre les ouvriers des territoires occupés dans
leurs conflits avec leurs employeurs), Amira se rend pour la première fois à
Gaza.
" A cette époque, à l'inverse de la Cisjordanie, ce territoire était
complètement ignoré de la presse israélienne. " En fait, pour l'ensemble des
Israéliens, c'était " l'enfer ". " Si seulement la bande de Gaza pouvait sombrer
dans la mer ", avait lâché le premier ministre israélien Yitzhak Rabin, juste
avant de signer les accords d'Oslo, " Bien avant de m'y installer, j'avais eu
l'occasion de remarquer à quel point les Israéliens en ont une image déformée :
sauvage, violente et hostile aux juifs. " Or, c'est un peuple chaleureux qu'elle
découvre. " II m'est souvent arrivé de dormir chez l'un ou l'autre quand les
nuits étaient encore soumises au couvre-feu et aux patrouilles israéliennes. " "
Que feront tes hôtes si des militants découvrent qu'ils hébergent une juive ? "
lui demande à Tel-Aviv un homme connu pour être un arabisant éclairé. Amira dit
ne s'être pas posé la question, ni ses amis, d'ailleurs. " Grâce à eux, j'ai
appris à voir Gaza à travers les yeux de ses habitants et non par la fenêtre
d'une jeep de l'armée, d'une salle d'interrogatoire ou dans les documents du
Shinj3eth, le service de renseignement intérieur israélien. "
Amira tombe
amoureuse de ce petit bout de terre bordé à l'ouest par la Méditerranée, à l'est
par la frontière grillagée de l'État d'Israël. " Soixante-dix pour cent de la
population est réfugiée. C'est peut-être pour cela qu'il y a une telle chaleur
dans les contacts humains ! " Elle y retrouve des images de son enfance en
Israël. " Les eucalyptus plantés du temps du mandat britannique, les
bougainvillées. Ça me touche parce que ça évoque pour moi la Palestine,
l'innocence d'avant 1948, d'avant la Naqba (2) palestinienne. Un terme qui,
précise-t-elle, " se traduit en hébreu par Shoah " !
À l'automne, lorsqu'est
signée la déclaration de principes qui accorde aux Palestiniens une autonomie
limitée à Gaza et Jéricho, elle saute le pas, prend un appartement dans la ville
de Gaza d'où elle envoie ses premiers articles pour Haaretz.
Son objectif :
témoigner pour comprendre "jusque dans ses moindres détails, une réalité dont,
pour autant que je sache, Israël est responsable de bout en bout ". " Gaza.,
poursuit-elle, représente la contradiction essentielle de l'Etat d'Israël -
démocratie pour certains, dépossession pour d'autres. C'est notre nerf à vif. Il
me fallait connaître ces gens dont les parents, réfugiés, avaient été chassés de
leurs villages en 1948 et dont les vies avaient été bouleversées pour toujours
par la société et l'histoire dont je suis issue. ". Alors Amira raconte
régulièrement dans ses chroniques à'Haaretz la vie quotidienne des petites gens
de Gaza. Sous sa plume, les Palestiniens acquièrent un visage, une histoire qui
leur est propre. Ils rient, ils souffrent, ils s'emportent contre leur Autorité
palestinienne, ils se révoltent, bref, ils existent. Elle prend aussi des
risques en dénonçant la corruption palestinienne, les abus de pouvoir. On lui
fait comprendre qu'elle devrait quitter Gaza, mais elle reste, forte de son
droit, de la justesse de son combat. Elle rassemble ses chroniques
palestiniennes dans un livre aujourd'hui publié en français Boire la mer à Gaza
(1).
Dénonçant la politique de l'État hébreu, elle provoque de
violentes réactions en Israël
En 1994, Amira Hass est la première
journaliste israélienne à obtenir une interview d'un dirigeant islamiste, Hani
Abed. " On monte dans un taxi, il me dit : " Auriez-vous imaginé vous retrouver
un jour assise près d'un chef du Hamas ?" Je lui rétorque : " Et vous,
direz-vous à votre épouse que vous avez fait le trajet près d'une
autre femme, une Israélienne, une athée en plus ? Le diable, quoi !"
Il a éclaté de rire ", se souvient-elle.
Ses articles provoquent, de
violentes réactions en Israël, d'autant qu'elle dénonce la politique
d'expansion territoriale de l'État hébreu. " Ce sont les colonies juives du
Grand Israël (Eretz Israël) qui doivent définir les frontières de l'État :
c'était la tactique d'avant 1848; et il s'avère que c'est aussi la tactique qui
a régi le processus de paix ". Et de domination: " Au cours de la "
décennie de la paix " inaugurée par la conférence de Madrid et les accords
d'Oslo, écrit-elle encore, Israël a élaboré à Gaza un nouveau modèle de
domination sur les Palestiniens, par des moyens à la fois techniques et
bureaucratiques. En contrôlant absolument leur liberté de mouvement, Israël
retirait aux Palestiniens l'un des éléments les plus importants et les plus
fondamentaux de la vie humaine : le temps."
Certains la traitent "
d'incorrigible naïve ". Pour d'autres, Amira Hass serait atteinte du "syndrome
des diplomates", "à force de vivre chez les Palestiniens, sa vision est
déformée", dit un journaliste israélien qui loue toutefois sa démarche
courageuse. Elle riposte : " Je suis juive et israélienne. " Et poursuit : "
Nous sommes liés. On ne peut pas penser aux intérêts palestiniens sans penser
aux intérêts israéliens et vice-versa. " Amira Hass dérange. A cause de ses
articles sur la vie des Palestiniens dans les Territoires, jugés
"compatissants", son journal perd des abonnés, des pressions sont exercées à
haut niveau, mais elle continue à publier ses articles dans la rubrique opinion.
" La vraie gauche sincère, elle, lit ses articles dans Haaretz ", explique un.
Militant de " La paix maintenant ". " Ce qu'elle écrit est important, mais ce
n'est pas facile à digérer. " "Elle éveille la mauvaise conscience, ça ne peut
pas être bien vu ", dit un cinéaste israélien qui ajoute : " J'ai peur pour sa
vie, les colons et l'armée ne l'ont pas à la bonne. " En revanche, la majorité
reste indifférente, sourde, voire hostile. " Pour beaucoup, c'est trop difficile
d'admettre que ce qu'elle décrit existe, qu'il y a un réel problème. " Et ce
militant compare avec ce qui s'est passé pendant la guerre d'Algérie. " Les
Français aussi ne voulaient pas lire à l'époque le récit des exactions de leur
armée. " L'un de ses articles publié pendant l'Intifada al-Aqsa fait frémir. Il
s'agit d'une longue interview d'un soldat israélien intitulée : " Attention :
ces tirs à balles réelles sont interdits aux moins de 12 ans. " Pourtant, son
travail sur la Palestine est couronné par l'attribution, en mai 2000, du prix de
la Liberté de la presse, décerné par un jury américain.
Elle revendique l'héritage familial. le destin des juifs d'Europe
centrale dans les années 1940
Cette énergie qui la pousse:à braver
au mieux l'indifférence, au pire les sarcasmes de ses compatriotes, Amira la
trouve dans, l'héritage familial. Qu'elle revendiqué intégralement. Celui de
parents juifs d'Europe de l'Est, résistants communistes. Avraham, son père,
roumain, a survécu à quatre années passées dans le ghetto de Transnistrie ; sa
mère, Hanna, juive de Sarajevo, a été déportée au camp de Bergen-Belsen. Ses
parents se rencontrent en Israël où, chacun de leur côté, ils décident de vivre
car ils ne supportent plus de ressentir en Europe " ce vide " causé par la mort
de six millions de juifs. Son enfance est ainsi nourrie de cette résistance à
l'injustice, du courage de se dresser et d'élever la voix. " Mais de tous les
souvenirs que je me suis appropriés, il en est un plus vif que tous les autres.
Un jour d'été 1944, on fit descendre ma mère, avec tout le reste d'un convoi, du
wagon à bestiaux qui les avait transportés de Belgrade au. camp de concentration
de Bergen-Belsen. Elle aperçut un groupe de femmes allemandes, certaines a pied,
d'autres à bicyclette, qui ralentissaient pour contempler l'étrange procession
avec une expression de curiosité indifférente. A mes yeux, ces femmes sont
devenues le symbole détestable de ceux qui regardent depuis le bord du chemin
et, très tôt, j'ai décidé que ma place n'était pas parmi les badauds."
Amira
porte sur ses épaules le poids du drame de l'Holocauste, auquel s'ajoute celui
du présent des Palestiniens. Lourd fardeau ! Et si, dans son appartement de
Ramallah, entre la colonie juive de Psagot et la base militaire israélienne de
Beit El, Amira Hass vit le même confinement que les Palestiniens elle est bien
décidée, quoiqu'il lui en coûte, à poursuivre sa quête de
vérité.
(1) La Fabrique Éditions, 583
pages, 150,00 FF.
(2) Naqba et Shoah signifient l'une et l'autre "désastre"
ou "catastrophe".
7. Marwan Barghouti : "Il faut combattre et négocier
en même temps" propos recueillis à Ramallah par Pierre
Prier
in Le Figaro du vendredi 23 novembre 2001
Les
services de renseignements israéliens voit en Marwan Barghouti, Secrétaire
général du Fatah de Y. Arafat pour la Cisjordanie, l'un des principaux
organisateurs de l'intifada. L'analyste palestinien Shikaki le considère comme
l'étoile montante de la «jeune garde» palestinienne. Il chercherait à supplanter
la «vieille garde» désireuse de négocier.
- LE FIGARO - Vous êtes dans votre bureau, que tout le monde
connaît. Votre crainte d'être assassiné a-t-elle disparu ?
- Marwan
BARGHOUTI - Je ne suis pratiquement pas venu à mon bureau depuis trois mois.
C'est la première fois. J'essaie de varier mes horaires...
- Le gouvernement israélien s'est réjoui de la position adoptée par
les États-Unis dans le discours du secrétaire d'État Colin Powell. Etes-vous
déçu ?
- Il a employé des mots nouveaux, c'est déjà cela. C'est la
première fois qu'un officiel américain de haut niveau demande la fin de
l'«occupation» israélienne. Il a aussi demandé qu'Israël mette fin aux
souffrances des Palestiniens, à leur humiliation, au meurtre d'enfants
palestiniens. Il a demandé l'arrêt de la colonisation et employé comme George W.
Bush l'expression «État de Palestine». Mais Colin Powell n'a annoncé ni
mécanisme ni calendrier pour le retrait des troupes israéliennes. Ce dont nous
avons besoin, ce n'est pas d'une description de la situation, mais des moyens
pour y remédier.
- Dans son discours, Colin Powell a surtout fait porter la pression
sur les Palestiniens. Il exige un arrêt complet de la violence contre Israël.
Allez-vous lui donner satisfaction ?
- Malheureusement, en effet,
les États-Unis restent jusqu'ici fidèles à leur ligne pro-israélienne. Depuis
dix ans, ils se sont comportés en arbitre injuste et déséquilibré en faveur
d'Israël. Les Palestiniens réagissent contre l'occupation israélienne, qui est
une forme de terrorisme. Si le discours de Colin Powell vise seulement à exiger
la fin de l'intifada, les Palestiniens ne le croiront pas.
- Donc, vous ne mettrez pas fin à l'intifada ?
- Non,
pas tant que les Américains n'offriront pas au minimum un calendrier pour le
retrait total des territoires occupés par Israël. Mais dès qu'on annoncera ce
calendrier, même s'il s'étale sur des mois entiers, l'état d'esprit des
Palestiniens changera complètement.
- Mais Ariel Sharon ne veut pas négocier sous la pression de la
violence.
- Nous avons essayé pendant cent ans de combattre sans
négocier, puis pendant dix ans de négocier sans combattre. Nous n'arriverons à
rien si nous marchons sur une seule jambe. L'intifada a remis le processus sur
ses deux jambes: il faut combattre et négocier en même temps. Les Israéliens
veulent continuer l'occupation, garder les colonies, refuser le droit au retour
de réfugiés, garder tout Jérusalem, et en même temps avoir la sécurité. Dans ce
cas, ils ne l'auront pas. Ils ne seront pas en sécurité un seul moment.
- Les Israéliens disent qu'ils ne pourront jamais accepter le droit
au retour des réfugiés, car l'arrivée de quelque 4 millions de réfugiés et
descendants de réfugié signifierait la fin du caractère juif de
l'État.
- Ce que les réfugiés veulent, c'est un accord écrit disant
qu'ils ont le droit de rentrer chez eux. Il est très important pour nous que les
Israéliens reconnaissent leur responsabilité historique et morale. On pourra
négocier à partir de là. Je ne trouverai rien à redire si des réfugiés préfèrent
à la place des compensations, ou s'installer en Europe, aux États-Unis ou dans
l'État palestinien.
- Sur le terrain, vous avez joué un grand rôle dans l'alliance
entre tous les mouvements, y compris les islamistes, désignés comme terroristes
par les États-Unis. Comptez-vous maintenir cette alliance ?
- Je
préfère parler d'«unité». Il est vrai que nous nous réunissons régulièrement. Et
cela va continuer. Premièrement, le Hamas et le Djihad islamique font partie du
mouvement de libération national palestinien. Deuxièmement, ils jouent un rôle
important dans le combat. Troisièmement, notre stratégie, au Fatah, est de
concentrer nos activités sur les territoires occupés. Les islamistes, en
particulier, ont une autre opinion, et je peux le comprendre.
Les Israéliens
ont franchi toutes les lignes rouges. Ils entrent constamment dans les zones A,
théoriquement sous contrôle palestinien, ils y tuent des hommes, des femmes, des
enfants, ils démolissent des maisons, ils arrachent des arbres. Ce n'est pas
juste de demander aux Palestiniens de respecter Tel-Aviv si les Israéliens ne
respectent pas Ramallah. Ce n'est pas juste de demander aux Palestiniens de
respecter les civils israéliens s'ils ne respectent pas les nôtres.
- Cette position vous met en contradiction avec l'Autorité, qui a
ordonné des arrestations de responsables du Hamas et d'autres mouvements
radicaux.
- Je sais. Je désapprouve ces arrestations. Je demande la
libération des militants emprisonnés.
- Il y a donc un conflit à l'intérieur du camp palestinien
?
- La situation est compliquée. Quand la Sécurité préventive a
arrêté à Jénine Mohammed Tawalbe, un haut responsable du Djihad, il y a eu des
émeutes. Et la plupart des manifestants appartenaient au Fatah. J'ai fait ce que
j'ai pu pour empêcher les choses d'aller trop loin.
- On dit aussi que certains hauts responsables veulent arrêter
l'intifada.
- Il y a un vaste consensus dans le peuple pour la
continuer. Mais dans la direction palestinienne, certains n'ont pas de sympathie
pour l'intifada, et ce depuis ses premières semaines. La raison, c'est qu'ils
ont peur de perdre leurs privilèges.
- On parle d'un conflit entre les jeunes dirigeants comme vous,
issus de la première intifada, et les plus âgés, venus de Tunis.
-
Le conflit se joue plutôt entre deux visions. Il y a ceux qui pensent que nous
n'obtiendrons jamais l'indépendance sans combattre, tout en négociant. Et ceux,
nombreux dans les institutions de l'Autorité palestinienne, qui pensent que nous
ne pourrons jamais infliger une défaite à Israël et ne voient que la négociation
comme solution.
- Et Yasser Arafat, quel camp a-t-il choisi ?
- Le
président est le président. A la fin, c'est lui qui décide. Personnellement, je
pense qu'il nous soutient.
8. Visite dans les dédales d'Aïn el-Héloué - Poudrière
sous surveillance
in L'Hebdo Magazine (hebdomadaire libanais) du
vendredi 23 novembre 2001
L'ultimatum de l'armée libanaise, précédé par l'apparition de certaines
formations palestiniennes sur la liste des organisations terroristes, a remis le
camp d'Aïn el-Héloué au premier plan. Comment y maintenir l'ordre sans que le
Liban soit obligé de pénétrer dans le camp ? Quelle ambiance y règne-t-il
?
Reportage
Alors que l'on s'attendait à un climat tendu dans le camp des réfugiés
palestiniens d'Aïn el-Héloué, on y découvre des rues qui grouillent de vie. Les
soldats libanais et les miliciens du Kifah Moussallah (la police du camp) ne
donnent aucun signal d'alerte. A peine répondent-ils aux saluts des passants.
Aux barrages de contrôle, les militaires semblent peu concernés par l'ultimatum
lancé par l'armée libanaise comme par les informations faisant état de la
classification par les Etats-Unis de certaines formations palestiniennes sur la
liste des organisations terroristes.
L'ultimatum de l'armée qui a suivi
l'explosion de deux grenades près d'un barrage militaire a rouvert le dossier
des camps des réfugiés palestiniens au Liban. Ces camps qui jouissent d'une
certaine immunité n'obéissent à aucun protocole ou accord entre l'Etat libanais
et les comités qui représentent les formations palestiniennes, l'accord du Caire
ayant été aboli il y a plusieurs années.
Dispositif allégé
Les habitants du camp que nous
rencontrons révèlent que le dispositif de sécurité de l'armée a été allégé. Se
contentant de se présenter, Abou Ahmad, un quinquagénaire mal rasé, relate les
derniers incidents: «Deux explosions à proximité du barrage installé par la
troupe à l'entrée principale ont secoué le camp. Les unités de l'armée ont
immédiatement décrété l'état d'alerte. Des soldats, armés jusqu'aux dents, se
sont déployés dans la région. Un climat de tension a régné à l'intérieur et aux
abords du camp. Mais le dispositif de l'armée a été réduit par la suite.»
Une
source palestinienne nous a expliqué que les formations palestiniennes qui
avaient tout de suite publié un communiqué stigmatisant l'agression contre le
barrage de l'armée avaient entamé «une série de contacts avec les parties
influentes en vue d'alléger les dispositifs militaires. Des délégués de la
coalition et des forces islamiques ont rencontré des responsables sécuritaires
libanais et syriens. Les représentants de l'Organisation de la libération de
Palestine (OLP) se sont réunis avec les mêmes personnes mais séparément. Depuis,
les concertations se poursuivent sans relâche entre Palestiniens, d'une part, et
Palestiniens et Libanais, d'autre part, en vue d'aboutir à une meilleure
organisation des camps palestiniens au Liban».
Etat des lieux
Magazine s'est rendu à Aïn el-Héloué le
mardi 20 novembre. Les représentants de la coalition des forces palestiniennes,
du Front populaire, du Front démocratique et des formations islamiques
palestiniennes se réunissent pour la troisième journée consécutive, au siège de
la Saïka, une formation palestinienne paramilitaire d'obédience syrienne. Ils
tentent de former un comité qui représente le camp d'Aïn el-Héloué afin de
négocier avec les autorités libanaises les moyens d'organiser les relations
entre les deux parties. Les représentants de l'OLP boycottent les réunions. Un
malentendu sur la composition du comité représentatif en est la raison. Les
cadres du Front populaire, du Front démocratique et de certaines formations
islamistes essayent de jouer le rôle de médiateur entre l'OLP et la coalition
des forces palestiniennes.
Selon des sources proches de la coalition, les
représentants de l'OLP n'acceptent pas la formule suggérée par elle et qui
prévoit la représentation de l'OLP, de la coalition et des formations islamiques
par trois personnes chacune et la représentation des deux Fronts populaire et
démocratique par une seule personne chacun. Puis la coalition suggère la
formation d'un comité restreint formé par quatre délégués: celui de l'OLP, celui
de la coalition, celui des forces islamiques et un seul pour des deux fronts. Le
comité restreint aurait pour mission d'établir les contacts avec les autorités
libanaises.
L'OLP rejette la suggestion de la coalition des forces
palestiniennes. Elle propose en contrepartie la représentation de toutes les
forces et partis palestiniens par d'autres personnes en ne se contentant pas de
la présence de délégués des formations politiques. Cela signifie que le conseil
des représentants devra être formé de 30 à 40 membres. La coalition estime
qu'avec un tel nombre de personnes, il est impossible d'aboutir à des résultats
concrets. Cependant, toutes les organisations, sans exception, réclament un
protocole ou un accord politique pour gérer les relations entre l'Etat libanais
et le peuple palestinien réfugié au Liban.
Les observateurs estiment que le
Liban n'est pas vraiment embarrassé par le désordre qui règne dans les camps
palestiniens, notamment dans ceux qui se trouvent au sud du pays. Car cela
constitue un défi permanent à Israël qui craint le retour des fedayin si
l'expérience de l'Etat palestinien devait échouer. Par conséquent, le dossier
des réfugiés palestiniens ne serait pas réglé aux dépens du Liban et des
Palestiniens. Le désordre dans les camps palestiniens pourrait également servir
à faire taire l'opposition qui réclame le retrait des troupes syriennes du
Liban.
Les habitants du camp d'Aïn el-Héloué rôdent sur la route principale
en jetant des regards curieux du côté du siège de Saïka. «Nous sommes concernés
par tout ce qui se passe. Nous n'avons ni travail ni occupation. Nous nous
mêlons tous de politique. Il ne faut pas que l'OLP, ou n'importe quelle autre
partie, ignore Osbat el-Ansar. Cette organisation devient très présente. Moi, je
n'en fais pas partie mais je sais qu'elle offre beaucoup de services aux
personnes démunies», explique Jaafar.
Quelque 80000 Palestiniens sont
réfugiés à Aïn el-Héloué, dont 45000 sont initialement résidents dans ce camp.
Les autres sont des déplacés des camps de Sabra, Nabatiyé ou Tell el-Zaatar.
Tout ce monde se tasse sur une superficie de 2 kilomètres. Des informations non
officielles affirment que le taux de chômage se situe entre 70 et 80%. 72
métiers au Liban sont interdits aux réfugiés palestiniens.
La majorité des
habitants du camp ne connaissent pas la Palestine. Les générations nées sur la
terre des pères disparaissent lentement et laissent en héritage le rêve du
retour. Des jeunes de 15 ans décrivent à leurs interlocuteurs les détails de
leurs villages d'origine en Palestine occupée en 1948 et que leurs propres pères
n'ont pas connus. Les rites, les contes, la vie quotidienne de leurs
grands-parents en Palestine, tout cela est désormais légendaire et appartient à
la mémoire collective du peuple déraciné il y a déjà 53 ans.
9. Mounir Maqdah, chef de la milice de Fatah : "Les
opérations ne cesseront pas avant la défaite d'Israël"
in L'Hebdo Magazine (hebdomadaire libanais) du
vendredi 23 novembre 2001
Magazine a rencontré à Aïn
el-Héloué le colonel Mounir Maqdah, responsable des milices de Fatah au Liban,
et l'a interrogé sur les derniers développements:
- Pourquoi les organisations palestiniennes au Liban
conservent-elles des armes contrairement à ce qui se passe dans d'autres pays
arabes ?
- Le Liban est différent de tous les autres pays arabes. Au
Liban, il y a une résistance contre l'occupant israélien qui menace
quotidiennement l'espace et la mer du Liban. Les camps palestiniens sont aussi
menacés par les Israéliens. Les armes dans les camps sont réservées à la
résistance et au soutien de l'intifada en Palestine.
- Mais concrètement, la résistance palestinienne a cessé depuis
l'invasion israélienne de 1982...
- Les opérations ne cesseront pas
avant la défaite des Israéliens.
- A quoi servent vos armes depuis le retrait israélien
?
- Quand nous retournerons dans notre terre et dans nos maisons en
Palestine, nous n'aurons plus besoin de nos armes. Il n'est pas nécessaire de
rendre public tout ce que nous faisons.
- Pourquoi évoque-t-on de temps à autre la sécurité des camps
palestiniens ?
- Je crois que le taux de criminalité dans les camps
palestiniens est le plus bas au Liban. La sécurité des camps palestiniens est
évoquée souvent par les pro-américains et pro-israéliens au Liban, alors que la
position officielle libanaise est pour le droit au retour de tous les
Palestiniens à leur pays d'origine.
10. L'Etat palestinien et la déclaration "Bushlour"
! par le Dr. As'ad Abd Al-Rahman
in Al-Quds Al-Arabi (quotidien
arabe publié à Londres) du jeudi 22 novembre 2001
[traduit de l'arabe par Marcel
Charbonnier]
(Le Dr. As'ad Abd Al-Rahman est
un écrivain et chercheur palestinien.)
Un de mes interlocuteurs, qui
est aussi un ami, un vieux militant arabe qui a connu les époques héroïques,
voulait de moi que j'écrive quelque chose sur les significations et les
répercussions des déclarations de Mister Tony Blair, premier ministre
britannique, au sujet de l''Etat palestinien'. Ces déclarations, Mister Blair
les avait faites au cours de la visite du président palestinien Yasser Arafat au
Royaume-Uni, la semaine dernière. Mon ami avait ajouté, très pince-sans-rire,
que les déclarations de Blair pouvait être "assimilées" à une sorte de
"déclaration Blour" (et non pas de "déclaration Blair", vous l'aurez remarqué),
car il avait créé pour les besoins de la cause une sorte d'hybride entre 'Blair'
et Lord 'Balfour', célèbre auteur de la promesse faite aux sionistes d'un "foyer
national juif", en 1917. Mais, en m'attelant à l'écriture de cet article, je me
suis souvenu, par "scrupule scientifique", de mon devoir de relier tout cela
avec les déclarations faites par le président Bush junior, chef du monde libre
(et même non-libre) - bien qu'obscures, ces déclarations étaient absolument sans
précédant - au sujet de l'Etat palestinien et, cela, quelques jours avant les
déclarations de Blair ! Je déclare avoir pleine conscience que le fait que les
noms de famille d'Arthur Balfour, George W. Bush et Anthony Blair commencent
tous trois par la lettre "B" relève de la pure coïncidence et n'a par conséquent
aucune espèce de rapport avec la théorie du "beau rêve devenu réalité" ni,
encore moins, avec celle du "complot historique" ! Mais tout ceci m'a amené à
"étendre" la dénomination proposée par mon ami, qui a fini par devenir "la
promesse Bushlour", et non plus seulement "la promesse Blour", car j'ai tenu en
quelque sorte à réunir les noms des trois preux chevaliers (Bush, Blair et
Balfour, successivement), dans un même néologisme...
Voilà pour le nom et
l'aspect formel de la question, qui n'est pas le plus important, vous vous en
doutez bien. Qu'en est-il du sens et des conséquences de ces déclarations,
aspects bien plus importants, sans comparaison aucune ?
Au début, j'étais
sceptique, même méfiant, vis-à-vis de la déclaration américaine sur un Etat
palestinien, en raison du calendrier de cette annonce, qui me paraissait
'opportuniste' (au beau milieu des efforts visant à la constitution d'une
'coalition internationale anti-terroriste'), certes, mais aussi à cause de son
manque de clarté, sur nombre de points ! Mais ma position a évolué (elle n'a pas
changé du tout au tout), après avoir observé de plus près ce qui m'était apparu
d'emblée comme une 'remise de chèque' (le 'chèque' étant l'Etat palestinien) par
les Etats-Unis à la Grande-Bretagne ! En effet, nombreux sont les indices,
apparus à l'occasion de transitions décisives, suggérant que les Etats-Unis ont
souvent, par le passé, délégué certaines missions particulières, faisant de la
Grande-Bretagne leur fer de lance, en Europe et ailleurs. (Ce phénomène s'est
renforcé avec la consolidation de l''alliance stratégique'
américano-britannique, tout du moins depuis le règne de la 'Dame de fer',
Margaret Thatcher, ancien premier ministre du Royaume-Uni). A cela, plusieurs
raisons stratégiques et tactiques, au premier rang desquelles,
vraisemblablement, le 'rationalisme' et l'expérience européenne en matière de
colonialisme, sans équivalent, emmagasinée depuis fort longtemps par la
Grande-Bretagne, qui avait créé, et conservé jusqu'à il y a relativement peu de
temps, un empire sur lequel 'le soleil ne se couchait jamais', empire qui
englobait jusqu'à certaines parties des Etats-Unis, dont des Etats entiers ont
été, jadis, ne l'oublions pas, des colonies britanniques ! Ce qui s'est passé,
de manière essentielle, et en résumé, c'est (pour reprendre les termes de mon
ami) un 'mariage' entre les muscles américains et le cerveau britannique ou, si
l'on veut, le prêt des gros bras américain, mis à la disposition de la ruse
britannique 'mobilisée', peu ou prou, au service des intérêts communs
américano-britanniques, soit, bien évidemment, surtout au service des intérêts
américains... Mais pas seulement : en effet, la Grande-Bretagne reçoit toujours
sa part du gâteau dans cette heureuse union ! Ainsi, l'invitation en
Grande-Bretagne du président Arafat (après un long refus, puis une longue
hésitation du gouvernement britannique, en mimétisme avec la position de la
nouvelle administration américaine) est la mission impartie au premier ministre
britannique, pour de nombreuses raisons, entre autres, la marge de liberté (et,
par tant, de manoeuvre) de l'Angleterre, marge confortable qui lui offre plus de
possibilités d'agir, non seulement à elle-même, Grande-Bretagne, mais aussi au
deus ex-machina américain. Tout ceci, évidemment, si nous leur accordons la
bonne foi et si nous faisons l'hypothèse que les Etats-Unis sont tout-à-fait
sérieux lorsqu'ils proposent la création d'un Etat palestinien 'viable et
durable' pour reprendre les termes de Blair, qui venaient 'dissiper' en quelque
sorte le brouillard entourant la déclaration américaine ! Ce dernier point est
important, et il convient de l'expliciter.
* * *
Ainsi, le Royaume-Uni,
pays où le lobby sioniste n'est pas absolument tout-puissant (à la différence
des Etats-Unis) a joué, par le passé, et continue à jouer actuellement, le rôle
d'une sorte d'éponge politique' ! Ainsi, l'invitation faite à Arafat est un
message indirect (ou plus exactement : apparemment indirect) adressée à Israël,
tout en étant par ailleurs une mesure permettant d'amortir les réaction
israélo-sionistes prévisibles lors d'une visite du président palestinien aux
Etats-Unis en vue d'y rencontrer le président Bush (ne serait-ce qu'en marge des
réunions de l'ONU). Ainsi, les éclaircissements britanniques apportés au contenu
d'un Etat palestinien, d'une manière générale, ne sauraient représenter autre
chose qu'une introduction à ce qui ne manquera pas de venir du côté américain, à
savoir l''extension' du propos afin qu'il concerne cette fois 'un Etat
(palestinien) raisonnable', soit tout-à-fait autre chose que l'"Etat" auquel
Sharon pense depuis longtemps ! A ce propos, il convient de bien noter les
propos de Mister Blair : "le but est : 'l'établissement d'un Etat palestinien,
doté de toutes ses prérogatives, dans le cadre d'un règlement en cours de
négociation et d'adoption, et avec des garanties quant à la paix et à la
sécurité d'Israël'". "Notre but est qu'il y ait un Etat palestinien viable, dans
le cadre d'un accord garantissant la paix et la sécurité pour Israël". Le point
le plus important, dans ces déclarations (mis à part leur contenu, plus
explicite que la position américaine), est sans doute le désir insistant
d'avancer, d'aller vite, en quelque sorte : 'de battre le fer tant qu'il est
chaud' ! La déclaration de Blair à laquelle nous avons fait allusion a été
complétée par la bouche de Blair, qui a dit : "Nous sommes entièrement d'accord
entre nous (c-à-d : le président palestinien et le premier britannique) sur le
fait qu'il est grand temps de relancer le processus de paix". Il a appuyé ces
propos en encourageant tant Arafat que Sharon à "reprendre les négociations sans
attendre". Naturellement, personne ne parle, en l'occurrence, de solution
magique et instantanée, de lapin tiré du chapeau ! Dans ce contexte, le ministre
des affaires étrangères britannique, Jack Straw, s'est chargé d'"expliciter" le
sujet, en déclarant notamment : "la reconnaissance de l'Etat palestinien doit
s'inscrire dans le cadre d'un processus au long cours en vue de la recherche de
la paix", processus passant par "l'application des recommandations Mitchell,
paraphées par l'Autorité palestinienne et le gouvernement israélien."
* * *
Sommes-nous, réellement, en face d'une "promesse Balfour", mais de facture
américano-britannique cette fois, et adressée - changement notable - aux
Palestiniens ? Si cela est bien le cas, il s'agit d'une "promesse" capitale
(nous avons choisi de l'appeler, en l'occurrence, 'promesse Bushlour'), dont il
importe que nous mettions l'accent sur sa double origine, puisqu'elle résulte
d'une position conjointe de deux Etats et non plus d'un seul, puisqu'elle
représente (pour poursuivre notre analogie historique) la conjonction de vues
concordantes entre le "nouvel Empire" (américain) allié à l'"ancien Empire"
(britannique) ?! En conclusion, nous dirons, en résumé et en toute franchise,
que tout ce qui a pu être dit en fait de "bon augure" à tirer de cette promesse
repose entièrement sur la crédibilité... des Etats-Unis ! (C'est dire...) Alors,
permettez-nous d'attendre un peu... (Wait and see...) En effet : qui attend un
peu... voit mieux !
11. Union Européenne - Note à titre consultatif
sur les droits de douane par Herb Keinon
in The Jérusalem Post
(quotidien israélien) du jeudi 22 novembre 2001
[traduit de l'anglais par la Plateforme des ONG françaises pour la
Palestine]
L'Union Européenne a annoncé hier qu'elle
allait publier une " note à titre consultatif " adressée aux importateurs
européens de produits d'Israël fabriqués au-delà de la Ligne Verte, leur disant
qu'ils risquent d'avoir dans le futur à s'acquitter de droits de douane
rétroactifs sur ces produits.
L'Union Européenne s'est arrêtée avant de lever
dès maintenant unilatéralement des droits de douane sur ces produits, ou de
porter le problème devant une instance d'arbitrage, deux sortes d'actions
auxquelles Israël s'est catégoriquement opposé. Au lieu de cela, l'Union
Européenne a accepté la requête de renvoyer le problème devant un comité qui
cherche une " solution technique " au problème.
L'Allemagne et la
Grande-Bretagne furent les deux seuls pays qui se sont rangés du côté d'Israël
dans l'Union Européenne et qui ont poussé à ce que le problème aille devant un
comité technique. Aucune date n'a été fixée pour la réunion du comité sur ce
sujet.
Le directeur-général, ministre des Affaires Etrangères Avi Gil, qui
représentait Israël à la réunion de l'Association Union Européeene-Israel, hier
à Bruxelles, où le problème a été discuté, dit qu'Israël est " attristé et
profondément déçu " par la décision de publier cette note. Le Ministère des
Affaires Etrangères notait, cependant, que l'UE avait clairement dit que des
droits de douane ne seraient pas levés si une solution pouvait être trouvée au
comité technique.
Un officiel de l'UE en Israël a dit que le fait que l'UE
n'a pas imposé immédiatement de droits de douane ou n'ait renvoyé le problème
pour arbitrage montre qu'elle fait tous les efforts possibles - dans le cadre de
ses obligations légales - pour essayer de satisfaire Israël sur ce sujet. Il
dit, cependant, que l'UE est obligée légalement d'informer les importateurs que
les droits de douane peuvent être imposés.
Cet officiel a convenu que la
décision de reporter, sur le fond, la question a été prise pour ne pas provoquer
un affrontement avec Israël à un moment où l'Europe veut être considérée comme
un " courtier honnête " dans la région.
Tous les produits d'Israël, y compris
ceux des colonies, de Jérusalem-Est et des Hauteurs du Golan, ont bénéficié
jusqu'ici d'un statut d'exemption de droits de douane en Europe depuis plus de
25 ans. La tendance à remettre en cause ce statut-tendance dont les deux parties
admettent qu'il a des conséquences politiques significatives se prépare depuis
1998.
Un officiel du Ministère des Affaires Etrangères dit qu'Israël ne
compte sur aucune annulation immédiate de contrats avec des firmes israéliennes
d'au-delà de la Ligne Verte, mais néanmoins cette note est un signal clair de ce
que les Européens se dirigent vers le fait de retirer à ces produits leur statut
privilégié.
12. Ottawa "déplore" la détention, durant 57 jours,
d'un Arabe réfugié au Canada par Bill Schiller
in The Toronto Star
(quotidien canadien) du jeudi 22 novembre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier][The Toronto Star tire à 460 000
exemplaires. Créé en 1893, ce quotidien, plus gros tirage du pays, se situe au
centre de l'échiquier politique canadien. http://www.thestar.com]Un
arabe, incarcéré à Toronto, dans le cadre des 'retombées' des attentats du 11
septembre, a été remis en liberté conditionnelle hier, après qu'un responsable
de l'Office pour l'Immigration et les Réfugiés ait qualifié la manière dont le
gouvernement avait géré cette affaire de 'déplorable'.
Le plaignant, Ribhi
Jamel Sheikha, réfugié palestinien, avait été 'retenu' pendant 57 jours (dont 23
jours en cellule d'isolement). Hier, Dennis Paxton, un des responsables de
l'Office pour l'Immigration et les Réfugiés a ordonné qu'il soit relâché, en
expliquant que le gouvernement avait été incapable d'établir les motifs de son
arrestation.
Au cours de la même audience, un responsable du ministère de la
Citoyenneté et de l'Immigration a révélé que les autorités de l'immigration ont
reçu une liste spéciale de pays, du CSIS. Il s'agit de "pays qui ont été
identifiés comme donnant refuge à des terroristes".
Maria Perreault, chargée
des affaires juridiques de Citoyenneté et Immigration a déclaré qu'après le 11
septembre, il était requis des responsables de l'immigration "qu'ils examinent
scrupuleusement", voire "détiennent" des gens provenant de ces pays. Hors
tribunal, elle a déclaré avoir pris connaissance de la liste en question, qui,
a-t-elle dit, "inclut des pays tels l'Arabie Saoudite, la Palestine, l'Irak
(peut-être l'Iran), ainsi que d'autres... "
Danielle Sarazin, porte-parole de
Citoyenneté et Immigration, refuse de confirmer l'existence de cette liste.
"Nous n'avons pas l'intention de polémiquer sur les stratégies mises en oeuvre
par notre pays afin de dissuader les terroristes d'y venir", a-t-elle dit. Les
personnes solidaires avec M. Sheikha affirment qu'il a été arrêté pour le simple
'tort d'être arabe'.
Ils disent que sa détention est une preuve
supplémentaire du fait que les Arabes, depuis le 11 septembre, font l'objet de
discriminations, qui ont pour résultat de les exposer aux brutalités des
autorités d'immigration sur la seule base de leur appartenance ethnique.
"Je
pense que les autorités canadiennes réagissent de façon inconsidérée et que leur
zèle est tout-à-fait excessif", les a accusées Rashad Salah, président de la
Maison Palestinienne, centre de réunion pour la communauté palestinienne locale.
"Il est devenu tout-à-fait clair que le gouvernement vise ou fiche les
Arabes portant des noms musulmans". Sheikha, un Palestinien âgé de 35 ans, avait
été arrêté le 27 septembre à l'aéroport Pearson où il était arrivé à bord d'un
vol Le-Al en provenance d'Israël.
Il était monté à bord, à Tel Aviv, muni
d'un passeport palestinien en règle et d'une pièce d'identité israélienne. Mais
il avait aussi sur lui une fausse "Carte verte" américaine l'autorisant à
pénétrer au Canada. Une fois sur le sol canadien, il avait détruit cette "carte
verte" et avait demandé le statut de réfugié.
Il avait alors été alors
interrogé, puis arrêté.
Mais sa mise en état d'arrestation, théoriquement
suspensive 48 heures après son arrestation, n'avait toujours pas été suspendue,
au bout de 19 jours... Mme Perreault ne pouvait pas donner d'explications.
Ce
n'est pas tout : en effet, l'interrogatoire de 48 heures n'était qu'une
irrégularité supplémentaire parmi une litanie d'irrégularités relevées dans le
cas Sheikha.
Citoyenneté et Immigration a admis que M. Sheikha, ainsi qu'un
autre Palestinien arrivé par le même avion, ont été interrogés - non pas
séparément, mais ensemble - par des responsables de l'immigration à l'aéroport
Pearson.
"Première anomalie", a déclaré Mme Perreault, représentant le
ministre de l'immigration à l'audience.
"Qui que ce soit qui ait pris cette
décision, elle n'aurait pas dû être prise."
Un officier de l'immigration,
dont l'identité n'a pas été précisée, qui avait constitué le dossier, avait
visé, dans les documents - non pas une seule fois, mais à trois reprises - des
chapitres non pertinents de l'Acte d'Immigration, dans sa demande de mise en
détention de Sheikha.
"Il s'agissait, une fois encore, d'erreurs évidentes",
a indiqué Mme Perreault, qui poursuivit : "Je ne m'explique pas comment des
erreurs aussi grossières ont pu être commises..."
Plus tard, elle a dit que
les empreintes digitales de Sheikha avait été communiquées au RCMP d'Ottawa
mais, qu'ayant contacté l'officier chargé de l'affaire, celui -ci lui avait dit
"ne pas savoir exactement où ces empreintes digitales se trouvaient."
M.
Sheikha a pu assister à cette audience (qui a duré une journée entière) grâce à
une vidéo-conférence depuis son centre de détention, près de Peterborough. Son
visage, tendu, apparaissait sur un monitor télévision grand écran, installé dans
la salle.
Paxton était assis, calme, dans la petite salle d'audience,
au cinquième étage d'un immeuble de bureaux, situé sur la rue Victoria, dans le
centre de Toronto. La litanie des erreurs et anomalies en chaîne une fois
égrenée, il secoua la tête :
"Franchement ! Je ne sais pas quoi dire...",
intervint-il, n'y tenant plus. "Comme çà, nous sommes enfermés ici, pour tirer
tout cela au clair ?", demanda-t-il à Mme Perreau. "Sauf votre respect, c'est
vraiment déplorable."
Puis il demanda à se retirer un moment, "pour pouvoir
remettre de l'ordre dans ses idées".
A son retour, il conclut : "il est très
difficile de trouver sur quelle base légale les responsables du ministère ont
requis l'arrestation de Sheikha."
Tentant le tout pour le tout afin d'éviter
la relaxe de Sheikha, Mme Perreault dit alors : "Je ne dis pas que cet homme est
ou n'est pas un terroriste... La seule chose qui compte c'est, que
précisément à ce moment, nous avons des préoccupations, depuis ce qui s'est
passé le 11 septembre, au sujet de personnes venant de pays qui accordent leur
hospitalité à des terroristes".
L'avocate de M. Sheikha, Lisa Witer-Card, a
plaidé que son client était une victime innocente d'une procédure très mal
engagée. "Il est resté en prison durant 57 jours, la plupart de cette période,
en isolement total, sans que les autorités de la prison ne lui aient jamais
donné la moindre explication à ce sujet (en particulier, en ce qui concerne les
mesures d'isolement).
Elle a indiqué que la seule chose qu'ait faite M.
Sheikha qui aurait pu, à l'extrême rigueur, susciter des craintes quant à la
sécurité, avait été de tenter d'entrer au Canada et d'y réclamer le statut de
réfugié "après le 11 septembre."
Elle a concédé aux Canadiens la légitimité
de leurs préoccupations en matière de sécurité, mais en précisant qu'ils doivent
"s'attacher au moins autant" à faire garantir les libertés civiques,
conformément à la Charte des Droits et des Libertés.
M. Sheikha a été remis
en liberté après le versement d'une caution de 1 500 dollars, et sous certaines
conditions, notamment : conserver la même adresse et répondre à toutes les
convocations du bureau de l'immigration.
A l'annonce de cette décision, c'est
un M. Sheikha souriant qui demandait la parole, par l'intermédiaire d'un
interprète. "Merci. Je veux remercier le gouvernement canadien et le système
judiciaire canadien."
Paxton hocha la tête, depuis son bureau, concluant,
dépité : "Pas la peine d'en rajouter..."
13. Proche, orientale [un portrait
de Leïla Shahid] par Anne Diatkine
in Libération du mercredi 21 novembre 2001
Leila Shahid, 52 ans. Déléguée générale de la Palestine en France. Se
bat depuis 1967 pour l'émergence d'un Etat autonome.
- Leila Shahid en 8 dates :
- 13 juillet 1949 : Naissance à Beyrouth.
- 1969 : Rencontre Yasser Arafat à Aman.
- 1974 : Quitte Beyrouth pour Paris. Commence un
doctorat à l'Ecole des hautes études en sciences sociales sur le camp de
Chatila.
- 1976 : Elue présidente de l'Union des étudiants
palestiniens en France. Travaille avec Ezzedin Kallak, représentant de l'OLP,
assassiné à Paris en août 1978, par le groupe Abou Nidal.
- 1977 :
Epouse l'écrivain marocain Mohamed Berrada. Vit au Maroc jusqu'en 1986.
-
1989 : Représentante de l'OLP en Irlande.
- 1990 : Représentante de l'OLP aux Pays-Bas puis au
Danemark.
- Depuis 1993 : Déléguée générale de la Palestine en
France.
Le contrôleur s'approche, il tend à Leila Shahid
l'autobiographie de Chet Baker, et la déléguée générale de la Palestine en
France la lui dédicace à sa manière, en remplissant entièrement la page de
garde. Elle lui dit: «J'aimerais bien vous envoyer un livre. Politique ou
littéraire?» «Littéraire». Leila Shahid lui adressera un recueil du poète
palestinien Mahmoud Darwich «sans hésitation». Inévitablement, le contrôleur du
train lui demande son avis sur le processus de paix bloqué. S'il n'était de
service, il s'assiérait pour discuter. En dépit de ses «deux anges gardiens»,
qui ne la quittent jamais même lorsqu'elle descend acheter son poisson, Leila
Shahid a un contact immédiat avec ses interlocuteurs, parce qu'elle s'intéresse
à leur écoute, qu'elle aime convaincre, et que sa parole redessine à chaque fois
son sujet, dans tous ses méandres. Elle mime des dialogues ou un événement, et,
tout d'un coup, on a une foule devant soi, et qui plus est celle cosmopolite de
la Jérusalem du début du vingtième siècle.
Leila Shahid est, depuis 1993,
l'ambassadrice en France d'un Etat qui n'existe pas encore, d'un peuple exilé ou
«bouclé dans une immense prison», et elle n'a rien de la retenue que l'on
présuppose à la diplomatie. Son premier signe particulier, c'est sa voix. Des
intonations virevoltantes qui changent de gamme en un quart de seconde, un débit
rapide, peu à peu ralenti par la fatigue au bout d'une quinzaine d'heures. Une
conteuse qui relate sans fin l'histoire de la «Naqba» (l'engloutissement de la
Palestine alors sous mandat britannique, et l'exil des deux tiers de la
population, en 1948) ou qui décrit avec effroi les ravages du communautarisme
israélien. «Actuellement, en Israël, le seul endroit où le melting-pot existe,
c'est l'armée. C'est le seul lieu de cohésion nationale. La plupart des Russes
ont, par exemple, renoncé à parler l'hébreu; ils ont deux chaînes de télé et
quatre quotidiens dans leur langue. Comment voulez-vous qu'une force de paix
réémerge, si tout est recherche de privilèges communautaires?» De 1967 jusqu'aux
accords d'Oslo, il était interdit à Leila Shahid de revenir dans les
territoires. Depuis, elle s'y rend «dès que possible», tous les deux mois, avec
un visa de touriste, seule possibilité pour les réfugiés de 1949 de visiter leur
pays. Sur Yasser Arafat, elle répète qu'il est «celui qui a rassemblé le corps
désintégré de la Palestine». Elle est en contact permanent avec lui.
Aujourd'hui, elle est dans un train pour Saint-Nazaire, s'émerveille de la
lumière de novembre, et des performances de son portable qui lui permet
d'envoyer des textos à Gaza. Depuis le 11 septembre, Leila Shahid parcourt la
France, accepte la plupart des invitations des municipalités et d'associations,
pour répondre, parfois en duo avec un intellectuel juif, aux questions d'un
public très divers, et aussi pour en poser. «C'est ainsi que je sauve mon
humanité» dit-elle. «Comment en tant d'années pourrais-je ne pas être prise de
découragement total sur l'utilité de mon travail, s'il n'y avait des rencontres
impromptues ?» Elle ajoute: «Et puis c'est mon côté anthropologue, j'aime bien
rencontrer les Français !»
Ce qui étonne dans le discours-fleuve et érudit de Leila Shahid, c'est
qu'il porte, bien sûr, les interrogations et le désespoir des Palestiniens, mais
qu'il témoigne aussi d'une connaissance jamais rassasiée d'Israël. Michel
Warschawski, directeur du Centre d'information alternative, un organisme
israélo-palestinien à Jérusalem, le confirme: «Elle peut appeler à n'importe
quelle heure pour demander qu'on lui faxe un article du Haaretz. Elle s'est
entre autre intéressée aux nouveaux historiens israéliens, bien avant qu'ils ne
soient à la mode. De tous les politiques palestiniens, elle est celle qui s'est
le plus identifiée à l'objectif d'une réconciliation, avec toute la souffrance
que cela implique lorsqu'elle est impossible.» Comme si, en exil depuis sa
naissance, «comme quatre millions de Palestiniens», elle avait choisi de
transporter dans sa mémoire la culture de son peuple, mais aussi celle des
hommes qui vivent ou ont vécu en Terre sainte. Un savoir toujours disponible,
énonçable. Nul besoin de notes pour parler. «Je ne peux pas écrire, dit-elle.
Car, lorsque j'écris, trois langues me viennent: celle de l'éducation (le
français), des émotions et de l'enfance (l'arabe), et de la diplomatie
(l'anglais).»
Elle a été conçue au Liban, en 1948, quand le nom de son pays était effacé
de toutes les cartes du monde. Son père, professeur de médecine, a été élève
chez les jésuites, tandis que sa mère, exilée au Liban à 18 ans, a fait ses
études chez les quakers américains, bien qu'ils soient tous les deux musulmans.
Sa mère aide les réfugiés qui viennent de Galilée. Son statut de privilégiée ne
met pas fin au sentiment d'être exilée. «Lorsque j'étais enfant, ma mère
pleurait tout le temps. J'ai grandi avec le sentiment d'être dépossédée de
l'histoire de mes parents, tout en intériorisant leur nostalgie et en ayant la
certitude que nous allions retourner vivre en Palestine.» Jérusalem, c'est aussi
la ville dont son arrière-grand-père paternel a été maire, dans les années 1920:
«Musulmans, chrétiens et juifs siégeaient au conseil municipal.» Durant toute
son enfance et adolescence, Leila Shahid perçoit Israël comme un pays sans
légitimité. «Il a fallu des voyages en Europe, pour qu'on intègre la réalité du
génocide.» Cependant, son premier contact personnel avec des Israéliens date de
ses 16 ans, dans une pension à Londres où logeaient également deux jeunes filles
israéliennes. L'une chante l'hymne national israélien dès que Leila apparaissait
et, «à ma stupéfaction, j'ai noué une amitié avec la seconde. Elle allait faire
son armée, et, grâce à elle, j'ai compris qu'il y avait des soldats israéliens
qui n'avaient pas envie de l'être.»
En 1989, Leila Shahid devient la seule représentante féminine de l'OLP,
d'abord en Irlande, puis au Danemark, et aux Pays-Bas, et enfin à Paris. Une
«ambassade» qui n'emploie que quelques cadres. «Pendant la première Intifada,
Arafat a pensé qu'il devait traduire l'apparition des femmes dans la résistance,
en les nommant à des postes importants. Je suis la seule qui ait accepté!» Et
Leila Shahid d'expliquer le statut particulier des femmes dans la société
palestinienne par rapport à d'autres pays arabo-musulmans.Et de se souvenir que
son ami Jean Genet, qui lui a dédié le texte «Quatre heures à Chatila», a été
sensibilisé au peuple palestinien par les femmes, «non par les hommes». Et
d'offrir son savoir et ses interrogations, sans cacher qu'elle peut se terrer
chez elle, en larmes, quand elle apprend que le président Bush refuse de
recevoir Arafat, «alors qu'ils sont le même jour, à la même heure, dans le même
bâtiment, destiné à concevoir la paix». Elle n'a pas d'enfant. Aujourd'hui, elle
vit enfin avec son mari, l'écrivain marocain Mohamed Berrada, qui enseignait à
Rabat et l'a rejointe depuis qu'il a pris sa retraite. Même si l'un de ses
prédécesseurs, Ezzedin Kallak, s'est fait assassiner, elle ne se sent «ni plus
ni moins en danger que n'importe quel Palestinien, lorsqu'il y a des tirs et que
je suis sur place». Lorsqu'elle a du temps, elle va à des expositions d'art
contemporain - «je préfère découvrir ce que je connais mal» -, visite des
musées. «Pour le silence, aussi.»
14. Le lieu de baptême du Christ aurait été identifié
en Jordanie par Stéphane Foucart
in Le Monde du mercredi 21 novembre
2001
Une équipe d'archéologues jordaniens présente le site de Wadi
el-Kharrar, à proximité du Jourdain, comme le lieu de baptême du Christ. Une
thèse que confirment tant l'évangile selon saint Jean que des récits anciens de
voyageurs et qu'a confortée la visite du pape Jean Paul II en 2000. Sur place,
de nombreux vestiges récemment mis au jour montrent que, dès le Ier
siècle, Wadi el-Kharrar serait devenu un lieu de pèlerinage des premiers
chrétiens, comme l'atteste la présence de bassins baptismaux, d'une église de
saint Jean-Baptiste plusieurs fois reconstruite au même endroit et d'un
monastère. L'émergence de ce site a suscité quelques tensions entre la Jordanie,
d'une part, et Israël et l'Autorité palestinienne, d'autre part, qui assurent
que le Christ a été baptisé en Cisjordanie, à Qasr el-Yahoud.
WADI
EL-KHARRAR (Jordanie) notre envoyé spécial
Au nord de la mer Morte, le Wadi
el-Kharrar serpente sur quelque 2 kilomètres pour déboucher sur la rive
orientale du Jourdain. Tout proche du fleuve biblique, ce petit oued (wadi) est,
depuis 1998, présenté par le département jordanien des antiquités comme le lieu
du baptême du Christ. Et, alors qu'à quelques kilomètres des fouilles
archéologiques la construction d'un complexe touristique vient de s'achever, le
site s'ouvre progressivement aux visiteurs.
Les Evangiles restent vagues sur
la localisation du baptême du Messie. Seul l'évangéliste Jean donne un nom au
lieu où "Jean prêchait et baptisait". Jean situe l'événement à "Béthanie,
au-delà du Jourdain" (Jean 1, 28), c'est-à-dire, dans la terminologie des
Evangiles, sur la rive orientale du fleuve. C'est, précisément, le lieu
qu'affirme avoir découvert, le long du Wadi el-Kharrar, une équipe
d'archéologues jordaniens dirigée par Mohammed Wahib. Une théorie à laquelle la
visite du pape Jean Paul II sur le site, en mars 2000, a contribué à donner
quelque crédit.
Les premiers récits de pèlerinage en Terre sainte concordent,
il est vrai, de façon troublante avec les découvertes des chercheurs jordaniens.
A l'extrémité du wadi, à quelque 50 mètres du cours actuel du Jourdain, les
archéologues ont ainsi mis au jour les restes de trois églises superposées, dont
la plus ancienne remonte au début du VIe siècle. Pour Mohammed Wahib, il ne fait
aucun doute qu'il s'agit là de "l'église de saint Jean-Baptiste" décrite par les
premiers pèlerins venus aux abords du Jourdain commémorer le baptême du Messie.
"A l'endroit où le Seigneur a été baptisé (...) se trouve l'église de saint
Jean-Baptiste, construite par l'empereur Anastase", écrit notamment, vers 530,
le patriarche d'Alexandrie Théodose, à l'issue de son voyage en Terre sainte.
Une église que Théodose situe bien sur la rive orientale du Jourdain. Deux
siècles auparavant, certaines relations de voyage, comme celle de l'anonyme
Pèlerin de Bordeaux, autour de l'an 330, situent également le baptême sur la
rive orientale, "à 5 milles romains" (un peu plus de 7 kilomètres) au nord de la
mer Morte. A cette époque, on ne trouve pas mention d'une église.
"La
première église était bâtie sur des arches, à environ 6 mètres au-dessus du sol,
en raison des fortes crues du fleuve, avance Rustom Mkhjian, architecte,
responsable de la restauration du site.
Elle s'est probablement effondrée à
la suite d'un tremblement de terre, à une date qu'il est difficile de déterminer
avec précision. Toujours est-il qu'elle a été reconstruite deux fois, au niveau
du sol, les architectes byzantins espérant ainsi que les séismes futurs
resteraient sans effet sur l'édifice." L'affaissement des fondations montre que
les deux églises ont tour à tour été victimes de crues particulièrement
importantes. Surtout, explique M. Mkhjian, les constructions successives –
probablement opérées sur une durée de deux siècles – de lieux de culte sur le
même emplacement témoignent de l'importance particulière conférée à cet endroit
précis. Au sol, près de l'autel, des fragments de mosaïque sont encore
visibles.
Cet été, un escalier partiellement effondré, menant de l'autel de
l'église à une dizaine de mètres en contrebas, a été mis au jour. Selon Rustom
Mkhjian, cet escalier, qui s'achève par une rampe de pierre, devait permettre
aux pèlerins, à l'issue de l'office, d'entrer dans les eaux du fleuve.
Aujourd'hui, les marches ne mènent plus au Jourdain, qui coule à une quarantaine
de mètres plus à l'ouest. Son cours, estiment les archéologues, s'est quelque
peu infléchi depuis le Ve siècle. Une supposition que confirme une étude
géologique menée par l'université de Jordanie sur le site.
COLONNE
VOTIVE
Tout à côté de l'endroit où les premières marches devaient pénétrer
dans les eaux du fleuve, un bloc de pierre d'environ 2 mètres de côté a été
dégagé. Il pourrait s'agir, selon M. Mkhjian, du socle d'une colonne votive
mentionnée par plusieurs pèlerins. L'évêque franc Arculphe, vers 670, décrit
ainsi une "colonne de marbre surmontée d'une croix", supposée marquer l'endroit
exact du baptême du Christ. De nouvelles découvertes jugées "très importantes"
par Michele Piccirillo, archéologue et professeur d'histoire et de géographie
biblique. Ce franciscain, qui a "redécouvert" le site de Wadi el-Kharrar en
1995, un an après la signature du traité de paix israélo-jordanien, rappelle que
le wadi semble avoir été occupé dès le Ier siècle. En témoignent des tessons et
des monnaies de la période romaine, retrouvés au cours des premières
fouilles.
Celles-ci avaient également permis l'identification, le long de la
vallée, de cinq vastes bassins baptismaux, attestant que le rite du baptême a,
ici, été pratiqué à grande échelle. Deux de ces bassins, selon les archéologues,
ont été creusés vers le Ier siècle, pour être ensuite consolidés, probablement
entre le Ve et le VIe siècle. De plus, sur le tertre surplombant l'entrée du
wadi, à quelque 2 kilomètres du Jourdain, les vestiges d'un monastère,
contemporain de la première église de saint Jean-Baptiste, ont été également
dégagés. Selon les archéologues, l'édifice aurait été bâti sur un site plus
ancien, remontant probablement au début de notre ère.
TRAVERSÉE
PÉRILLEUSE
Une telle concentration de vestiges atteste de l'importance
accordée au site, aux toutes premières heures du christianisme. Toutefois, à
compter du VIIe et du VIIIe siècle, les pèlerins cessent progressivement de
franchir le Jourdain pour commémorer le baptême du Messie. L'émergence de
l'islam, sans doute, dissuade les chrétiens d'entreprendre une traversée jugée
périlleuse. Peu à peu, Wadi el-Kharrar s'efface des mémoires au profit de Qasr
el-Yahoud, sur la rive occidentale du fleuve, plus facile d'accès aux pèlerins
venant de Jérusalem.
Les deux sites revendiquent aujourd'hui la même
importance historique et religieuse, ce qui a suscité quelques tensions entre
Israël et l'Autorité palestinienne, d'une part, et la Jordanie, d'autre part.
Les dernières excavations opérées à Wadi el-Kharrar donnent cependant au site
jordanien une sérieuse prééminence sur son rival cisjordanien. Même si, comme le
regrettent certains archéologues, aucune publication scientifique complète n'a à
ce jour été produite par l'équipe de M. Wahib. Une publication qui, assurent les
archéologues jordaniens, ne saurait tarder.
15. L'Irak n'est jamais sorti de la ligne de mire de
l'administration américaine par Mouna Naïm
in Le Monde du mercredi
21 novembre 2001
Le président irakien, Saddam Hussein, est "un homme
très dangereux qui constitue une menace pour son propre peuple, une menace pour
la région et une menace pour nous, en raison de sa détermination à acquérir des
armes de destruction massive", déclarait, dimanche 18 novembre, Condoleezza
Rice, conseillère du président George Bush pour la sécurité nationale. Saddam
Hussein est l'un des "soutiens" du terrorisme, même "s'il n'est pas le seul",
renchérissait le même jour le secrétaire adjoint à la défense, Paul Wolfowitz,
l'un des plus ardents partisans d'une offensive contre l'Irak. Tous deux ont
néamoins rappelé que la priorité pour Washington était l'Afghanistan et le
démantèlement d'Al-Qaida. Certes, mais après? Après, écrivait, lundi 19
septembre, l'éditorialiste Jim Hoagland dans le Washington Post, aucun de ceux
qui se sont "autoproclamés ennemis de l'Amérique" ne doit être épargné. Et, pour
commencer, "l'Irak, que le monde a laissé pourrir aux mains d'une bande de
psychopathes criminels qui prétendent être un gouvernement". "Quiconque cherche
des liens entre le mollah Omar [l'émir des talibans] et Saddam Hussein n'a qu'à
voir la manière dont chacun d'eux a brutalisé son peuple, puis proclamé qu'il
utiliserait des moyens similaires pour obtenir “la destruction de l'Amérique”",
ajoutait l'éditorialiste, pour qui "aucune immunité ne doit être garantie au
régime terroriste irakien".
Le même jour, à l'ouverture des travaux à Genève
de la cinquième conférence de révision de la convention sur les armes
biologiques de 1972, le secrétaire d'Etat adjoint américain pour le contrôle des
armements et la sécurité internationale, John Bolton, estimait qu'"au-delà
d'Al-Qaida [le réseau terroriste d'Oussama Ben Laden], la plus sérieuse menace
est l'Irak". "Le programme d'armes biologiques de l'Irak reste une menace
sérieuse pour la sécurité internationale", a-t-il ajouté.
L'Irak n'est certes
jamais sorti de la ligne de mire de l'administration républicaine américaine
qui, dès son entrée en fonctions, a fait savoir que son objectif premier au
Proche-Orient était de resserrer l'étau autour du président irakien.
Et, bien qu'à ce jour aucun lien n'ait été établi entre Bagdad et les
attentats antiaméricains du 11 septembre ou les envois de courrier à l'anthrax,
les mises en garde et avertissements de différents responsables américains se
sont multipliés. Parallèlement, les craintes – ou les espoirs, c'est selon– de
voir l'administration américaine chercher à en découdre avec Bagdad perdurent,
en dépit des conseils des pays amis et alliés de Washington – arabes, mais aussi
français et britannique – qui craignent de voir s'effondrer la coalition
antiterroriste en cas d'attaque américaine de l'Irak.
Une échéance approche
en tout cas, qui a toutes les chances d'être l'heure de vérité. A la fin
novembre, le Conseil de sécurité de l'ONU doit se prononcer sur la reconduction,
la modification ou la suppression de sa résolution 986 sur l'Irak, plus connue
sous l'appellation "Pétrole contre nourriture".
Début juillet, les Etats-Unis
et la Grande-Bretagne avaient essuyé un camouflet au Conseil, lorsque leur
projet commun d'imposer des "sanctions intelligentes" au régime irakien n'avait
même pas pu être mis aux voix – malgré le soutien de la France et de la Chine –,
en raison d'une menace de veto russe. L'objectif de Washington et de Londres
était de faciliter les importations par Bagdad de biens civils et d'installer un
mécanisme de contrôle financier qui permette de mettre fin à la contrebande de
pétrole et d'autres produits dont seule la nomenklatura irakienne est
bénéficiaire et dont les revenus permettent au régime de reconstituer,
éventuellement, son arsenal militaire. L'armement irakien est en effet à l'abri
de tout contrôle depuis qu'en décembre 1998, à la veille d'une opération
aérienne américano-britannique de grande envergure contre l'Irak, "Renard du
désert", la commission chargée du désarmement de Bagdad, l'Unscom, s'était
retirée à l'initiative de son chef, Richard Butler.
Face donc aux objections
de Moscou, la formule "Pétrole contre nourriture" avait été reconduite en
l'état, pour cinq mois, malgré les protestations de l'Irak, qui demandait la
levée pure et simple de l'embargo commercial de l'ONU, estimant, avec le soutien
de Moscou, avoir rempli les conditions requises pour cela.
C'était avant les
attentats du 11 septembre et le lancement d'une coalition internationale
antiterroriste à laquelle la Russie s'est ralliée, en même temps qu'elle s'est
engagée avec les Etats-Unis dans une relation de "confiance", mettant fin à
l'antiaméricanisme qui caractérisait sa politique étrangère. Outre ses intérêts,
pétroliers et autres, bien compris en Irak, le flirt de Moscou avec Bagdad avant
le 11 septembre était l'une de ses cartes face aux Etats-Unis.
Que vaut
encore cette carte aujourd'hui, et Moscou continuera-t-il de s'opposer à l'ONU à
un projet de résolution américano-britannique, quelle qu'en soit l'appellation?
A en croire Londres, les tractations sont déjà en cours avec la
Russie.
L'Irak, pour sa part, semble ne tenir aucun compte de la nouvelle
donne internationale, tout en se disant convaincu d'être plus que jamais dans le
collimateur de Washington. "Américains et Britanniques planifient une agression
d'envergure contre notre peuple", déclarait, le 12 novembre encore, le
vice-premier ministre, Tarek Aziz, se joignant au refrain que plusieurs
responsables irakiens entonnaient depuis le 11 septembre. L'Irak, répètent à
l'envi ses dirigeants, refuse la reconduction du programme "Pétrole contre
nourriture" et continue de s'opposer à la résolution 1284 de l'ONU qui vise à
assurer le retour en Irak des inspecteurs du désarmement, avec, à la clé, la
promesse d'une "suspension" des sanctions si Bagdad coopère à son
désarmement.
Les autorités irakiennes continuent également d'accuser
Washington de bloquer arbitrairement au Comité des sanctions de l'ONU des
contrats autorisés par le programme "Pétrole contre nourriture". Tout aussi
régulièrement, l'Irak crie au "terrorisme d'Etat" à propos du survol du sud et
du nord de son territoire par des chasseurs américains et britanniques chargés
de surveiller les zones d'exclusion aériennes au nord du 26 e et au sud du 33 e
parallèle. Il continue de vendre du brut en contrebande.
16. Décervelage à l'américaine par Herbert I.
Schiller
in Le Monde Diplomatique du mois d'août
1999
(Herbert I. Schiller est un ancien professuer de
communication à l'université de Californie à San Diego (Etats-Unis), décédé en
2000.)
Publicité omniprésente, matraquage idéologique orchestré par
de multiples institutions financées par les entreprises ; méconnaissance du
reste du monde ; protectionnisme culturel sans équivalent : tel est le lourd
tribut que paient les Américains à l'hégémonie du business.
Depuis plus d'un
demi-siècle, la scène internationale est dominée par un seul et unique acteur :
les Etats-Unis d'Amérique. Cette domination suscite des réactions de plus en
plus hostiles, comme le signalait l'universitaire Samuel P. Huntington, qui
rapportait à cet égard les propos d'un diplomate britannique : "C'est seulement
aux Etats-Unis que l'on peut lire que le monde entier aspire au leadership
américain. Partout ailleurs, on parle plutôt de l'arrogance et de
l'unilatéralisme américains [1]". Mais la manière dont les autres nous voient
est peut-être moins révélatrice que la perception que nous, Américains, avons de
nous-mêmes.
Les citoyens de ce territoire qui dicte sa loi à l'univers
ont-ils tous conscience, dans leur vie quotidienne, du fardeau qu'ils imposent
aux autres, et fréquemment à eux-mêmes ? S'en indignent-ils ? Lui opposent-ils
la moindre résistance ? On peut en douter, tant il est vrai que le maintien du
statut de suzerain planétaire requiert non pas l'indignation, mais au contraire
le soutien actif ou passif des quelques 270 millions d'Américains.
Ce
soutien, qui n'a jamais fait défaut, est le produit d'un système combinant un
endoctrinement - à l'oeuvre dès le berceau - et une pratique de sélection ou de
rétention de l'information visant à maintenir et à renforcer l'entreprise de
domination planétaire des Etats-Unis. Les efforts de persuasion - intenses, bien
que parfois dissimulés - vont de pair avec l'exclusion des dissidences
potentielles et avec l'usage d'une panoplie de mesures coercitives allant de
l'admonestation à l'incarcération : 2 millions de détenus dans les prisons
américaines, soit, proportionnellement à la population, le record du
monde.
Ces instruments ont permis de produire sinon des croyants
enthousiastes, du moins une acceptation générale de l'appareil de contrôle
américain sur les affaires du monde. En guise de justification, les dirigeatns
rappellent en permanence à leurs concitoyens et au reste de la planète à quel
point l'existence des Etats-Unis est une bénédiction pour tous. Le thème de la
grandeur de l'Amérique est d'ailleurs récurrent dans les discours présidentiels
depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Non seulement aujourd'hui, mais
apparemment depuis l'époque du Néanderthal, le pays est unique en son genre.
L'ex-président Clinton le décrivait même comme "la nation indispensable [2]".
Comment chacun pourrait-il alors ne pas reconnaître la chance qu'il a d'y
habiter ? Curieusement, beaucoup d'Américains s'y refusent encore. Pour prévenir
toute défaillance de l'adhésion populaire au cours du prochain siècle, la mise
au point de méthodes plus globales est donc à l'ordre du jour.
L'un des
moyens de faire régner l'ordre dans les rangs est de s'assurer la maîtrise des
définitions, de faire la police des idées, ce qui signifie, pour les dirigeants,
être capables de formuler et de diffuser la vision de la réalité - locale et
globale - qui sert leurs intérêts. Pour ce faire, l'ensemble du dispositif
éducatif est mis à contribution, en même temps que les médias, l'industrie du
divertissement et les mécanismes politiques. C'est l'infrastructure médiatique
qui produit ainsi du sens et de la conscience (ou de l'inconscience). Quand elle
fonctionne en rythme de croisière, nul besoin de consignes venues d'en haut :
les Américains absorbent les images et les messages de l'ordre dominant, qui
constituent leur cadre de référence et de perception. La plupart d'entre eux
sont ainsi dans l'impossibilité d'imaginer quelque autre réalité sociale que ce
soit.
La police des idées, c'est aussi l'art du mensonge par omission. En
témoigne, entre beaucoup d'autres exemples, le numéro que l'hebdomadaire 'Time'
consacra, il y a quatre ans, aux 'Américains les plus influents de 197'. On y
trouvait, entre autres, un joueur de golf, un animateur de radio, un musicien
pop, un gestionnaire de fonds de placements collectifs, un producteur de cinéma,
un présentateur de télévision, un économiste, un érudit noir, ainsi que la
secrétaire d'Etat, Mme Madeleine Albright, et le sénateur John McCain. Les deux
seuls individus cités ayant des liens avec les véritables centres de pouvoir
étaient un héritier de la dynastie Mellon, qui finance des causes et des
organisations ultraconservatrices, et M. Robert Rubin, ancien directeur-gérant
de la banque Goldman Sachs et, à l'époque, secrétaire au Trésor. Mais, dans ces
deux cas, il s'agissait de personnes ayant pris des distances avec les
configurations de pouvoir qui leur avaient permis de s'enrichir
personnellement.
La liste de 'Time' prêtait seulement de l'autorité aux
fournisseurs de services, et pas aux détenteurs de la véritable puissance. Bien
plus utile, pour avoir un aperçu de la réalité du pouvoir, était le palmarès,
publié un mois plus tard dans les pages financières du 'New York Times', des dix
plus importantes multinationales américaines, classées par ordre de
capitalisation boursière décroissante, avec, en tête, General Motors, suivie de
Coca-Cola, Exxon et Microsoft. Les lecteurs de 'Times' auraient été autrement
éclairés si les patrons de ces firmes avaient été placés au sommet de sa liste
des Américains les plus influents. Une brève description des activités de ces
sociétés, de leurs implantations, de leurs décisions en matière d'investissement
et de main-d'oeuvre, et de la manière dont ces décisions affectent les gens aux
Etats-Unis et dans le reste du monde, en aurait dit plus long que la liste du
'Time' sur la véritable distribution du pouvoir à l'intérieur et à l'extérieur
de nos frontières.
Une information contextualisée de ce type est précisément
ce que la police des idées est décidée à prévenir. Collaborent activement à
cette tâche une myriade d'analystes et de producteurs d'information dont la
mission est de brouiller les cartes en protégeant les détenteurs du pouvoir de
l'attention du public. Il s'agit d'institutions de recherche et autres 'think
tanks' (boîtes à idées) [3] qui préparent quantités d'études sur les questions
juridiques, sociales et économiques dans une perspective favorable aux milieux
d'affaires - qui sont par ailleurs leurs bailleurs de fonds. Ces travaux sont
ensuite crédibilisés par les circuits d'information nationaux et locaux. Les
'think tankers' de droite ont leurs entrées dans les studios des radios et sur
les plateaux des chaînes de télévision, et on les voit régulièrement en
compagnie des élus et fonctionnaires locaux et fédéraux.
Le Manhattan
Institute, à New York, est l'un de ces producteurs d'information sur mesure. Sa
mission, explique son président, est "de développer des idées et de les mettre
en circulation auprès du grand public" avec, précise-t-il, l'aide de la "chaîne
alimentaire des médias". Ne lésinant pas sur les invitations massives de
journalistes, fonctionnaires, dirigeants politiques, etc. , à ses
déjeuners-débats avec un intervenant qui traite un thème choisi pour la
circonstance, cet institut est de ceux, rapportait le 'New York Times', qui ont
"déplacé le centre de gravité politique new-yorkais vers la droite [4]". De
multiples autres organisations du même acabit - les plus fréquemment citées
étant la Brookings Institution, l'Heritage Foundation, l'American Enterprise
Institute et le Cato Institute - servent de vecteurs discrets à la 'voix du
business', qui n'est pourtant pas spécialement privée d'accès aux médias par
aillers. C'est ainsi que l'information servie au public se trouve polluée à la
source.
Moins visible que ces structures de production et de diffusion de
l'idéologie, la dynamique du marché contribue encore plus efficacement à assurer
la police des idées, particulièrement dans les industries culturelles. Il s'agit
moins ici d'analyser leur poids à l'extérieur que d'évaluer leur impact
calamiteux sur la population américaine. La nation que ses dirigeants proclament
'indispensable' est aussi celle que les 'forces du marché' condamnent à ignorer
les créations du reste du monde.
Alors que 96% des films que voient les
Canadiens sont étrangers - et dans leur immense majorité produits par Hollywood
-, que c'est aussi le cas de quatre sur cinq des magazines qu'ils lisent, ce qui
ne va pas sans provoquer de fortes réactions d'Ottawa [5], les Américains
'consomment' seulement entre 1% et 2% de films et de vidéo-cassettes de
cinématographies étrangères. La raison principale, mais non exclusive, est que,
grâce à son marché intérieur, Hollywood écrase tous ses concurrents qui, eux,
n'ont pas les moyens financiers, en termes de budgets de production et de
promotion, pour accéder à un public dont les goûts sont déjà façonnés par les
majors américaines. C'est ce public qui est finalement le grand perdant de
l'affaire.
Ce qui est vrai du cinéma l'est aussi de la télévision et de
l'édition. Il ne se traduit pas plus de 200 ou 250 livres étrangers par an aux
Etats-Unis (par comparaison, 1636 droits de traduction ont été acquis, en
France, en 1998), ce qui isole dramatiquement le public américain des grands
courants de pensée mondiaux. Pour ne rien dire de l'information télévisée qui ne
s'intéresse au reste de la planète que lorsqu'y éclatent des crises. La
concentration des médias, à l'exception (provisoire ?) d'Internet, explique la
connaissance microscopique que les Américains ont du monde et de ses problèmes.
Larry Gelbart, cinéaste qui avait précédemment dénoncé les ravages de
l'industrie du tabac dans 'Barbarians at the Gate' ('Les Barbares à nos
portes'), justifie ainsi le titre, 'Weapons of Mass Destruction' ('Armes de
destruction de masse'), de son film sur les médias : "Les dirigeants des
industries du tabac sont seulement dangereux pour les fumeurs. Les dirigeants
des médias sont bien plus dangereux, car nous fumons tous de l'information. Nous
avalons la fumée de la télévision. Nous gobons tout ce qu'ils nous mettent sous
les yeux [6]."
Et ce qu'ils mettent sous nos yeux, c'est une information
sélectionnée en fonction de son aptitude à "faire de l'audience" pour les spots
publicitaires. Même si cette situation est loin d'être spécifique aux Etats-Unis
[7], c'est le pays développé où elle est la plus critique. Au point que le
politologue norvégien Johann Galtung a pu parler du 'décervelage' des Américains
par la télévision ('television idiotization'). Cette ignorance ne saurait
seulement s'expliquer par la trivialisation et la rétention de l'information.
Elle a des racines plus profondes. Le financement de la quasi-totalité des
médias par ceux qui ont les moyens d'acheter de l'espace et du temps d'antenne
garantit un appauvrissement culturel continu. Et ce malgré les efforts tenaces
d'un petit nombre de gens de talent qui, pendant des décennies, ont tenté de
promouvoir une culture non commerciale. Les 40 milliards de dollars de publicité
qui se déversent sur les chaînes de télévision créent une atmosphère marchande
qui imprègne tout le pays.
Ce matraquage commence dès le plus jeune âge et
nul ne se soucie vraiment de ses conséquences. La situation est tellement
choquante que l'hebdomadaire 'Business Week', dont l'hostilité à l'économie de
marché n'est pas le trait dominant, décrivait ainsi les déprédations infligées
aux Américains en bas âge : "A 1h55, ce mercredi 5 mai, une consommatrice est
née. Au moment, où trois jours après, elle gagnait son foyer, quelques-unes des
plus grosses entreprises de vente par correspondance des Etats-Unis étaient déjà
à ses trousses avec des échantillons, coupons et autres bons d'achat gratuits.
(...) Comme aucune autre génération avant elle, elle entre, pratiquement depuis
sa naissance, dans une culture de la consommation, entourée de logos, de badges
et de publicités. (...) A vingt mois, elle commencera à reconnaître
quelques-unes des milliers de marques qui brillent sur l'écran qu'elle a en face
d'elle. A sept ans, si elle a le profil typique de son âge, elle verra quelque
20 000 spots publicitaires par an. A douze ans, son nom figurera dans les bases
de données géantes des entreprises de vente par correspondance [8]."
Les
effets cumulatifs de cette marchandisation débridée, si difficiles qu'ilss
soient à évaluer, constituent cependant l'une des clés pour comprendre ce que
c'est que de vivre au coeur du système commercial planétaire. Cela ne prépare
pas à comprendre le monde qui existe à l'extérieur de la galerie marchande, et
encore moins à s'en soucier. C'est sur ce terrain favorable que se développent
les critiques virulentes de l'extrême droite conservatrice - disposant de
multiples fondations, omniprésente dans les radios et, de manière croissante,
dans les télévisions - contre toute forme d'organisation de la société nationale
et internationale.
L'une des cibles privilégiées de ces groupes extrémistes,
c'est le gouvernement. L'Etat américain a eu beau servir loyalement la classe
des dirigeants des grandes entreprises, il n'en est pas moins constamment et
violemment récusé. Non pas au nom d'une position anarchiste de principe, mais,
de manière à peine voilée, au profit d'une gestion du pays par les seuls
intérêts privés. Exprimés chaque jour par des milliers de canaux, ces sentiments
rendent impossible ne serait-ce que le début du commencement de la moindre
compréhension des questions qui se posent aux échelons local, national et
international.
Dans ce dernier domaine, l'opinion est sans cesse remontée
contre l'idée même des Nations unies, y compris par des médias qui ne versent
pas ordinairement dans l'extrémisme. Depuis des décennies, les campagnes de
dénigrement se succèdent contre l'ONU, l'Unesco ou l'Organisation mondiale de la
santé (OMS). Certes, ces instutitions ne sont pas à l'abri de la critique. Ce
n'est cependant pas leur fonctionnement qui est attaqué, mais bien leurs
missions, dans la mesure où elles renvoient à des principes de solidarité
internationale. Elle ne sont pas d'ailleurs les seules à pâtir de ces assauts où
la mystification le dispute à la sottise. Les Américains en viennent à se
détourner également de leurs concitoyens les plus pauvres et les plus faibles,
et à adopter les thèses de ceux qui ne voient pas l'utilité d'un filet de
protection sociale.
Malgré des poches de résistance, l'acceptation, par le
reste du monde, du modèle américain consumériste et privatisé renforce l'état
d'esprit dominant aux Etats-Unis. Seuls des bouleversements d'envergure
affectant l'économie nationale et internationale pourraient ébranler les
croyances et les valeurs présentes dans la conscience de la plupart des
Américains.
- Notes :
[1] : Samuel P.
Huntington, "The Lonely Superpower", Foreign Affairs, New York, mars-avril
1999.
[2] : Dans son discours au Congrès sur l'état de l'Union, le 4 février
1997.
[3] : Lire Serge Halimi, "Les 'boîtes à idées' de la droite
américaine", Le Monde diplomatique, mai 1995.
[4] : "Intellectuals Who Became
Influential", The New York Times, 12 mai 1997.
[5] : Lire Anthony DePalma,
"US Gets Cold Shoulder at a Culture Conference", International Herald Tribune, 2
juillet 1998.
[6] : Cité dans The New York Times, 8 mai 1997.
[7] : Lire
Ignacio Ramonet, La Tyrannie de la communication, Galilée, Paris, 1999.
[8] :
Business Week, 30 juin 1997.