4. Le conflit israélo-palestinien
domine la conférence Euro-Med par Françoise Germain-Robin
in L'Humanité du mercredi 7
novembre 2001
Nouveau plan européen pour
la paix
Encouragés par l'Union européenne,
Yasser Arafat et Shimon Peres ont renoué à Bruxelles un dialogue
difficile.
De notre envoyée spéciale
à Bruxelles.
"Pour la première fois depuis
le 26 septembre, Yasser Arafat et Shimon Peres ont renoué un dialogue
politique. " Il était neuf heures du soir mardi et le porte-parole
du président en exercice de l'Union européenne, le premier
ministre belge, Guy Verofstadt, n'était pas peu fier d'annoncer
que les efforts déployés tout au long de cette journée
par les Belges avaient abouti à ce résultat : faire que les
deux dirigeants se parlent, certes, mais surtout, qu'ils abordent le fond
des choses, ce qu'ils n'avaient pas fait la semaine dernière à
Majorque. Une rencontre (1) obtenue aux forceps, après plusieurs
entretiens dans la journée entre le premier ministre et les deux
hommes, Peres et Arafat, présents à Bruxelles à l'occasion
de l'ouverture de la Conférence euro-méditerranéenne.
On n'en a pas su beaucoup plus ce
soir-là sur le fond des choses. Sauf que la présidence belge
de l'UE avait mis sur la table toute une série de " propositions
précises et concrètes " ayant pour but de " commencer à
restaurer la confiance sans laquelle il n'y a pas de négociations
possibles". "Tout le monde est d'accord pour dire qu'il faut sortir de
cette situation le plus vite possible et que la seule façon de le
faire est la négociation. Alors, allons-y, et sans condition préalable",
avait, une heure plus tôt, déclaré le ministre jordanien
des Affaires étrangères, Abdel Khatib, après avoir
entendu les deux discours, prononcés à l'ouverture de la
conférence par Yasser Arafat et Shimon Peres qui se sont tous les
deux présentés en " hommes de paix ". Yasser Arafat, après
avoir longuement évoqué les souffrances infligées
au peuple palestinien par l'armée israélienne, en a appelé
à " une action internationale collective et un effort effectif rassemblant
les Européens, les Américains, les Russes, la Chine, les
pays arabes et musulmans et l'ONU ". Il s'est dit pour sa part " décidé
à se conformer aux suggestions européennes "
Shimon Peres s'est dit lui aussi "
un homme de paix ", ce qui ne l'a pas empêché de répondre
très vertement à son homologue syrien, Farouk Al Chareh,
accusant la Syrie de " soutenir le Hezbollah (qui vient d'être mis
par Washington sur la liste des groupes à combattre) et d'abriter
des organisations terroristes ". Il a indiqué que " le peuple israélien
a montré qu'il est pour la paix en la faisant avec l'Egypte et la
Jordanie. Il est prêt à faire la même chose avec les
Palestiniens ". " Je suis, a-t-il ajouté, pour un Etat palestinien
prospère. Mais je pense comme Ariel Sharon qu'on ne peut pas négocier
sous la menace des armes. Les Palestiniens doivent tenir leurs engagements
et respecter le cessez-le-feu. C'est la première marche de l'escalier
de la paix. " Le ministre des Affaires étrangères israélien
s'est d'ailleurs montré un peu agacé par l'insistance mise
à vouloir lui faire rencontrer Yasser Arafat. " On attache trop
d'importance à ces rencontres et après, on est déçu.
On ne va pas régler des questions aussi compliquées en une
heure. "
Le fond du problème - Shimon
Peres en est conscient comme tout le monde et sait que cela menace sa propre
crédibilité - vient des réticences d'Ariel Sharon
à s'engager dans cet " escalier de la paix " où la communauté
internationale veut le pousser. L'annulation de son voyage à New
York où commence l'Assemblée générale de l'ONU
en est la dernière manifestation diplomatique.
C'est donc avec l'espoir de vaincre
ces réticences que la présidence belge de l'Union européenne
a annoncé qu'elle allait entreprendre dès la semaine prochaine
une visite au Proche-Orient pour tester, notamment auprès du premier
ministre israélien, les propositions qu'elle a mises au point et
déjà présentées mardi à Yasser Arafat
et Shimon Peres. Avec une ambition qui, pour l'instant, semble hors de
portée : lancer ce que l'on a appelé ici un " nouveau processus
de paix ", c'est-à-dire un processus qui ne reparte pas de zéro,
mais " qui intègre tous les accords déjà négociés
entre les deux parties dans le passé, sur la base de la légalité
internationale, avec l'appui des Etats-Unis, de la Russie et des Etats
arabes modérés, notamment l'Arabie Saoudite ". Et Bruxelles
caresse l'espoir que " les choses se noueront concrètement très
bientôt, en marge de l'Assemblée générale de
l'ONU ". Reste à savoir si l'Europe saura se donner les moyens de
cette superbe ambition.
(1) Y assistaient le responsable de
la Politique extérieure et de Sécurité commune Javier
Solana, le premier ministre belge Guy Verfhostadt, le ministre des Affaires
étrangères Louis Michel, le représentant de l'UE au
Proche-Orient, Miguel Moratinos.
11. Dans Tulkarem assiégé
par Tsahal par Pierre Barbancey
in L'Humanité du vendredi 2
novembre 2001
L'armée israélienne
a investi hier la ville autonome palestinienne tuant plusieurs Palestiniens.
Les habitants des cités palestiniennes
assiégés depuis plusieurs jours vivent l'enfer en particulier
quand les blindés de Tsahal quittent leurs positions pour faire
irruption dans les rues de leurs villes, témoigne notre envoyé
spécial qui se trouvait hier à Tulkarem dans le nord de la
Cisjordanie.
De notre envoyé spécial
à Tulkarem (nord-ouest de la Cisjordanie).
Loin de Jérusalem et des médias
occidentaux, l'armée israélienne tient les populations palestiniennes
dans un étau sanglant. · Naplouse, Jenine, Kalkiliya ou Tulkarem,
l'encerclement se poursuit depuis douze jours. Entrer ou sortir de ces
villes relève de l'aventure. Une aventure qui, parfois, se termine
mal, les soldats israéliens n'hésitant pas à faire
un carton. Juste pour le plaisir. Qui pourra contredire le communique officiel
faisant état d'un " terroriste " palestinien stoppé de justesse
?
Dans la nuit de mercredi à
jeudi, à Tulkarem (40 000 habitants), le mouvement des troupes israéliennes
était perceptible. Pendant plusieurs heures, on a pu entendre le
bruit des chenilles des chars, entrecoupé de rafales de mitrailleuses.
Hier matin, alors que le jour venait de se lever, quatre hélicoptères
survolaient la ville. Dans le même temps, quatre chars sillonnaient
les rues. En passant, ils tirent quelques balles sur les voitures environnantes.
" Vu leur positionnement, ces hélicoptères sont la pour tuer
", prévient Mohammad, responsable d'une organisation non gouvernementale
palestinienne. Il a vu juste. Quelques minutes plus tard, une roquette
est tirée d'un des appareils. Les chars poursuivent leur progression,
éloignant les habitants du lieu de l'attaque. Les quelques écoles
sur le chemin sont évacuées en catastrophe. Les enfants et
les adolescents sortent. Beaucoup pleurent. Une ambulance se précipite
et revient toute sirène hurlante. Elle ramène un corps ou
plutôt, ce qu'il en reste : un objet carbonisé ou l'on distingue
vaguement une tête et des bras. Les jambes ont disparu. Une heure
plus tard, un autre corps est extirpé du véhicule ciblé
par Tsahal. Une tête, des viscères et quelques os. Visions
d'horreur. Les mitrailleurs des chars n'ont pas fait dans le détail,
eux non plus. Deux petites filles, deux sours, cinq et quatre ans, arrivent
en urgence. Elles ont été touchées à la nuque.
L'une d'entre elles est maintenant hémiplégique. La veille,
un homme de cinquante-deux ans a été abattu dans le hameau
tout proche de Ezbet Naser. Il allait rendre visite à sa sour. Il
a agonisé pendant une heure avant que l'armée autorise les
secours à s'approcher. Il est mort sur le chemin de l'hôpital.
" C'est comme ça tous les jours.
On attend les cadavres ", souligne le docteur Abdelkarim Nasrif. " Celui
qui arrive vivant, même s'il est blessé gravement peut s'estimer
chanceux. " Il raconte les opérations pratiquées souvent
sans matériel. Comme cet homme atteint d'une balle en plein cour
dont on a ouvert la poitrine au ciseau parce qu'il n'y a pas de bistouri
électrique. Mais ce qui le rend particulièrement furieux,
c'est le refus israélien de transférer des malades dans d'autres
hôpitaux. Et surtout, les deux tiers des employés ne peuvent
plus se rendre à l'hôpital pour travailler pour cause de couvre-feu
ou de barrages. " Le tiers restant doit faire tout le travail. Nous passons
des nuits entières ici ", ajoute-t-il. Selon le docteur Said Hannoun,
directeur du ministère de la Santé pour le gouvernorat de
Tulkarem, " par rapport à l'an dernier, le nombre d'opérations
a augmenté de 236 % ". Il dénonce lui aussi " le manque d'humanité
" des militaires qui ne laissent pas les équipes médicales
se rendre dans les villages. " La pharmacie centrale, qui se trouve a Ramallah,
a du mal a nous ravitailler. Nous avons maintenant des problèmes
pour les vaccinations ". Enervé, il précise : " Nous respectons
le cessez-le-feu. Qu'est-ce qui change pour nous ? Rien. C'est toujours
la même chose. "
C'est la réalité quotidienne
des habitants de Tulkarem. Douze jours et douze nuits vécus dans
la peur comme en témoignent les rues défoncées, les
poteaux abattus et les traces de sang devant certaines maisons. Depuis
que les Israéliens se sont retirés de Bethléem, ils
ont tué six Palestiniens ici. Abdelkrim Abou Rabiah, vivait dans
un immeuble à Ertah, un faubourg de Tulkarem. La bâtisse est
la plus haute du coin. Un remarquable poste d'observation pour les militaires.
Un matin, l'armée israélienne est arrivée et a fait
évacuer les six familles, soit près de quarante personnes.
Interdiction d'emporter quoi que ce soit : argent, vêtements. Rien.
" Les soldats se sont installés, dorment dans nos lits, utilisent
notre télévision, la cuisine ", se plaint-il. Rajib, Abed
et Rahim n'ont pas déserté leur maison, malgré le
danger, contrairement aux voisins qui, le soir vont dormir chez des proches
ou des amis dans des secteurs moins exposés. Rajib et sa famille
vivent près de l'entrée de la ville, un endroit régulièrement
emprunté par les blindés israéliens. La maison d'en
face a été détruite il y a quelques jours. Sans raison,
le propriétaire est absent depuis plusieurs mois. " On ne s'est
pas risqué à la fenêtre, on avait trop peur ", dit-il.
" Les enfants criaient, pleuraient. On pensait qu'ils allaient détruire
aussi notre maison. C'est vraiment la terreur. Ce n'est ni aux Etats-Unis
ni en Afghanistan mais ici, en Palestine. Ce qu'ils veulent, c'est détruire
les êtres humains. " Les nuits a Tulkarem sont courtes, très
courtes. On n'ose plus dormir. On prépare les sacs au cas où.
Sa femme, institutrice s'est rendue à l'école le matin même,
un des rares établissements encore ouverts. Personne n'est venu.
" Tout le monde a peur ", murmure-t-elle. Le début de la nuit c'est
aussi le début de l'angoisse lorsque quelqu'un n'est pas rentré.
L'autre soir, Suhel, a reçu un coup de fil. Un de ses amis venait
d'être arrêté. Relâché quelques heures
plus tard, il a dû regagner son domicile en plein couvre-feu. " Ils
voulaient peut-être qu'il se suicide ", ironise Suhel.
Pas un jour sans que les hélicoptères
ne survolent la région. Le soir, on peut entendre les soldats lancer
des ordres en arabes à travers des haut-parleurs, pour imposer le
couvre-feu. · l'exception du centre-ville, le reste de la cité
est dans le silence dès la nuit tombée. Souvent c'est aussi
l'obscurité. Régulièrement Tsahal détruit les
générateurs, plongeant plusieurs secteurs de la ville dans
le noir. L'occupation israélienne, le blocus des villes, c'est aussi
le chômage force pour des milliers de personnes. Hammad n'a plus
de travail depuis un an. Il a sept enfants. Comment fait-il ? " Regardez
l'état de la maison ", répond-il en se forçant à
sourire devant ses amis dans la même situation que lui. Récemment,
il a téléphoné à son patron, en Israël
pour lui réclamer les salaires non payés, avant le début
de l'Intifada. On l'a envoyé balader. Il vient de s'endetter pour
l'hospitalisation de sa femme. Qu'attend-il ? " La liberté ", répond-il
à brûle-pourpoint. " Pouvoir travailler dans mon pays et non
plus en Israël. On n'abandonnera pas cette idée même
s'il nous faut vivre encore des années comme ça ", assure-il
sous le regard approbateur de ses copains.
12. Le maire de Tulkarem : "On nous
assassine" entretien réalisé par Pierre Barbancey
L'Humanité du vendredi 2 novembre
2001
De notre envoyé spécial
à Tulkarem.
Mahmoud Jallad, maire de Tulkarem,
est un homme en colère. Mais il est peu probable que les humiliations
lui fassent baisser les bras, au contraire. Il le dit à l'Humanité.-
Quelle est la situation de la ville ?-
Mahmoud Jallad. Les Israéliens nous empêchent de collecter
les ordures. Ils ont même tiré sur les chauffeurs des bennes.
La plupart des écoles et l'université sont fermées.
Il y a des check-points tout autour de la ville. Presque tous les jours,
trois chars se positionnent autour de ma maison et tirent. Pour le plaisir
de tirer. N'oublions pas aussi que nous sommes entourés de colonies
d'implantation juive. Ces colons n'osent pas venir jusqu'au centre-ville,
mais ils viennent donner un coup de main à l'armée lorsqu'elle
opère dans les villages. Ils ne se privent pas pour utiliser leurs
armes contre nous.Lorsque
l'armée israélienne est entrée dans Tulkarem, le 20
octobre, elle a tout d'abord détruit nos infrastructures, dont 11
transformateurs électriques créant ainsi des problèmes
de ravitaillement en eau, les routes sont également dans un sale
état. Pour la municipalité, la perte est évaluée
à 6 millions de dollars.
-
Et la population ?-
Mahmoud Jallad. Les vieilles personnes et les enfants vont mal. Ils sont
nerveux, tendus, effrayés. La plupart du temps, les Israéliens
agissent la nuit, ils tirent et les enfants ont peur. De quelle paix parlent
les Israéliens ? 10 à 15 personnes sont tuées chaque
jour en Cisjordanie ou dans la bande de Gaza. On nous assassine. Comment
pensez-vous que les Palestiniens vont réagir ? Sharon n'a aucun
programme. Plus il y a de morts plus il est content.Nous,
dans le fond, nous rêvons de retrouver nos villes comme Haïfa,
Tel-Aviv, Jaffa. C'est un rêve enfoui. Nous avons accepté
les accords d'Oslo. Yasser Arafat a bien fait de les signer. Mais il n'est
pas question qu'on nous prenne ce qui nous reste. On ne laissera personne
le prendre. Jamais. C'est une partie de notre vie, une partie de notre
honneur. Nous avons besoin de notre liberté, c'est tout.
13.
"Justice infinie" pour les Palestiniens par Gema Martin Munoz
in El Païs (quotidien espagnol)
du vendredi 2 novembre 2001
[Traduit
de l'espagnol par Michel Gilquin]
(Gema Martín Munoz est professeur
de Sociologie du Monde arabe et islamique à l'Université
autonome de Madrid)
" Du 18 octobre à aujourd'hui,
et l'assaut militaire sauvage d'Israël contre six villes " zone A
" (sous souveraineté palestinienne depuis les accords d'Oslo), ont
été mis en évidence le niveau de barbarie et l'absence
totale de respect des standards minima de la législation internationale
qui a caractérisé toute la politique et la carrière
militaire d'Ariel Sharon. La volonté délibérée
de tuer de la part des francs-tireurs israéliens visant les civils
dans les rues, dans leurs écoles, leurs commerces, leurs maisons,
leurs églises et mosquées, le bombardement délibéré
des hôpitaux et des camps de réfugiés, et le refus
cruel de laisser une femme sur le point d'accoucher d'accéder à
l'hôpital, provoquant sa mort par hémorragie à un point
de contrôle militaire, devraient rappeler au monde, une fois de plus,
qu'Ariel Sharon et ses partisans poursuivent impassiblement dans la voie
de l'assujettissement total du peuple palestinien. " Ceci était
une partie de l'appel désespéré que neuf organisations
palestiniennes de défense des droits civils et humains ont lancé
au monde le 23 octobre dernier.
Ce monde répondit, par le biais
du Conseil de Sécurité des Nations Unies, par un communiqué
sans aucune valeur juridique (parce que les Etats-Unis menacèrent
d'utiliser leur droit de veto s'il se transformait en résolution)
dans lequel était demandé à Israël de se retirer
immédiatement des zones autonomes palestiniennes ; les représentants
de l'Union Européenne se prononcèrent dans le même
sens ajoutant à la demande que cessent également les " homicides
extrajudiciaires " ; les Etats-Unis dirent à Israël que ces
incursions " n'aidaient pas, mais au contraire compliquaient la situation
et devaient être stoppées " puis, plus fermement, par la voix
du porte-parole du Département d'Etat Phil Reeker, déclarèrent
qu'ils déploraient " les actions de l'armée israélienne
qui causaient la mort de nombreux civils palestiniens dans des conditions
inacceptables " et appelèrent Israël à "contenir et
discipliner ses forces armées ". Israël répondit, en
arguant qu'il ne faisait rien de plus que ce que les Etats-Unis étaient
en train de faire en Afghanistan. Le ministre de la Sécurité
publique israélien, Uzi Landau, affirma : " Yasser Arafat
protège les terroristes comme les taliban protègent Oussama
Ben Laden ", et donc " Israël agira contre l'Autorité Palestinienne
de la même façon que la communauté internationale agit
contre les régimes qui soutiennent le terrorisme ".
D'un côté, cela nous
montre comment " la guerre internationale contre le terrorisme " qui a
commencé en bombardant l'Afghanistan sans tenir compte des souffrances
de la population civile afghane sert de très mauvais exemple
en ce sens qu'elle peut être utilisée de façon unilatérale
et abusive, être interprétée et assumée par
de nombreux alliés occidentaux à leur propre profit et contre
les droits légitimes de ceux qu'ils considèrent comme étant
leurs ennemis. D'autre part, l'absence de définition de qui sont
les terroristes, surtout dans la région du Proche-Orient où
le terme " terroriste " a sans cesse été manipulé
au service des intérêts particuliers de certains, ne génère
que de la confusion et bloque la résolution de problèmes
qui pourrissent depuis plus d'un demi-siècle ; et, dans ce cas,
cela s'est transformé en un piège pour les Etats-Unis eux-mêmes
au moment où, pour des raisons stratégiques internationales,
leur intérêt est de voir s'apaiser le conflit palestino-israélien.
Les Etats-Unis non seulement ont permis
pendant des décennies qu'Israël use et abuse du terme " terroriste
" pour discréditer devant la communauté internationale ses
ennemis dans la région, mais se sont refusés à appeler
par son nom ce qui, dans la réalité, a été
un exercice continuel de terrorisme d'Etat de la part d'Israël contre
les Palestiniens et les Libanais. Par conséquent, nous n'avons pas,
les jours écoulés, seulement vu les plus flagrants effets
de l'acceptation de ce cynisme barbare, se traduisant par la plus inhumaine
invasion militaire israélienne des territoires palestiniens occupés
depuis la guerre de 1967, mais aussi comment cette situation pouvait se
retourner contre les intérêts actuels des Etats-Unis.
Il y a eu une ténacité
ignoble de se refuser à comprendre qu'elles étaient les sources
et le moteur de la violence entre Israéliens et Palestiniens, pire,
on est parvenu à imposer systématiquement une interprétation
contraire à la réalité. Ainsi, qu'Israël agit
militairement contre les Palestiniens parce qu'il riposte à la violence
palestinienne, parce qu'il " répond ", se défend contre le
" terrorisme palestinien ", alors que la réalité est que
les actions palestiniennes ne sont pas la raison de la politique ultra
d'Ariel Sharon, mais, au contraire, sont la réaction désespérée
face à l'oppression israélienne. Les bombardements, les morts
innocents, les déportations, les assassinats politiques, la destruction
des maisons, de terres agricoles, le siège de la population civile
palestinienne, l'humiliation quotidienne, le mépris et le racisme
sont la source et le moteur du recours désespéré au
terrorisme de la part de quelques franges palestiniennes.
Le renforcement de l'occupation et
l'absence de solutions éloignent toujours davantage de l'Autorité
Palestinienne la population qui se radicalise et soutient les actions armées
à 84 % selon la dernière enquête réalisée
début octobre ; Al Djihad, groupe palestinien, est crédité
de 5,7 % d'appui, tandis que le Hamas, mieux implanté et davantage
lié à la société palestinienne, bénéficie
d'un soutien de 20,7 %. Mais le soutien à l'Autorité Palestinienne
a descendu à 23 %, le plus bas à ce jour. De son côté,
la société israélienne s'est également radicalisée
et environ 90 % approuvent la politique d'agression d'Ariel Sharon, tandis
que les défenseurs de la paix et des négociations avec les
Palestiniens se retrouvent chaque jour plus isolés et affaiblis.
Cela signifie qu'aussi bien la menace d'effondrement de l'Autorité
Palestinienne que la régression à des attitudes des plus
radicales et intransigeantes du côté israélien, sont
en train de créer une situation de véritable catastrophe
si aucun remède n'est trouvé, et pour ce faire, la participation
internationale est essentielle, en commençant par pouvoir imposer
une présence de supervision et de protection internationale sur
le terrain et en réexaminant la situation en relation avec les causes
véritables du problème, qui n'a pas commencé avec
l'Intifada, mais qui résulte d'un processus historique remontant
à plusieurs décennies. Dans ce sens, l'Intifada n'est pas
un tournant politique, c'est le cri désespéré d'un
peuple qui réclame justice. Là est la véritable question
et c'est là où se situe la responsabilité d'une communauté
internationale qui ne pourra se prévaloir d'être civilisée
tant qu'elle ne sera pas capable de démontrer qu'elle assume cette
responsabilité et contribue à l'instauration de la justice.
Et cela est un impératif moral qui va bien au delà des intérêts
stratégiques du moment ou des objectifs tactiques de la conjoncture
actuelle. De même que cela va beaucoup plus loin que de savoir si
l'Autorité palestinienne est corrompue ou arbitraire. On peut imputer
beaucoup de défauts à Yasser Arafat et je suis la première
à être très critique quant à sa gestion du processus
de paix et de l'Intifada, mais tout cela, ce sera aux citoyens palestiniens
de le résoudre dans le cadre d'un Etat palestinien réel,
souverain, avec une continuité territoriale absolue et ayant Jérusalem
Est comme capitale, et auquel sera exigé non seulement de signer
des accords de confiance mutuelle avec Israël mais aussi de s'organiser
de façon démocratique. Et il faut dire que ce dernier point
n'a pas fait partie des préoccupations de ceux qui ont participé
aux négociations de paix comme acteurs influents, mais qu'au contraire,
on a pressé Arafat à agir en marge de l'Etat de droit en
poursuivant tous ceux parmi les Palestiniens qui figuraient sur les listes
d'Israël ou qui étaient critiques sur la façon dont
s'était déroulé ce qu'on a appelé le processus
d'Oslo.
La question est non de faire des pressions
sur Arafat pour qu'il accepte l'inacceptable, ce à quoi se refuse
l'immense majorité palestinienne, mais de modifier la culture politique
israélienne qui persiste à considérer la Cisjordanie
et Gaza comme leur appartenant, ce que l'histoire, la sociologie, l'anthropologie,
la politique démentent. Et que, de plus, ceci est contraire au bon
sens pour leur propre pays. Le conflit avec les Palestiniens monopolise
tout le quotidien dans la vie nationale israélienne, absorbe la
majeure partie de son budget national en dépenses de sécurité
et de défense, le Gouvernement manque de programme de politique
intérieure, le développement des infrastructures, les dépenses
sociales et d'éducation sont abandonnés et il y a toujours
plus d'Israéliens qui laissent le pays du fait du sentiment croissant
d'insécurité et de conflit sans solution qui tenaille tous
les citoyens. A cela il faut ajouter les pertes économiques dont
Israël est en train de faire l'expérience comme conséquence
du dit conflit. La confiance dans la " manne " nord-américaine de
la part du gouvernement israélien l'amène à prêter
peu d'attention à cet aspect, mais cela signifie qu'Israël
n'est pas capable d'être productif et autosuffisant. Récemment,
dans le journal Ha'aretz , la journaliste israélienne Amira Hass
désignait ce processus comme la " tiers-mondialisation " progressive
d'Israël.
Il faut, et une fois pour toutes,
initier un nouveau processus historique au Moyen Orient qui corrige les
injustices et la souffrance accumulées pendant des décennies.
Et sans doute, il faut commencer, pour résoudre ce conflit, à
se préoccuper des maux depuis leurs racines et en corrigeant, d'Israël
aux Etats-Unis toutes les erreurs commises jusqu'à présent.
De cela, seront également les bénéficiaires les citoyennetés
palestinienne et israélienne.
14.
En tant que juif, je mens si... par Victor Ginsburgh
in Le Soir (quotidien belge) du vendredi
2 novembre 2001(Victor
Ginsburgh est professeur à l'Université libre de Bruxelles.)
Il y a des circonstances où
se taire est mentir, car le silence peut être interprété
comme un acquiescement (Miguel de Unamuno, professeur de philosophie et
recteur de l'Université de Salamanque, Espagne, 1933).
En tant que juif, je mens si je ne
m'élève pas contre le directeur de l'Institut d'études
du judaïsme de l'ULB, qui, à la question de savoir s'il pouvait
y avoir du fondamentalisme dans la religion juive (ou de l'intégrisme,
je ne sais plus, mais en l'occurrence, ça ne fait pas beaucoup de
différence), répond « non », au cours d'un débat
organisé le dimanche 21 octobre par RTL. Non, dit-il, puisque sur
les 613 commandements de la Torah, 610 peuvent être transgressés
dans certaines circonstances, notamment en cas de danger. S'il est vrai
que parmi les trois qui ne peuvent jamais l'être, deux sont capitaux
(le meurtre et l'inceste sont interdits, quoi qu'il arrive) et le dernier
(honorer Dieu, je pense) est respectable mais ne me concerne pas, la «
permission » de transgresser 99,51 % des préceptes n'en rend
pas moins beaucoup de juifs fondamentalistes, au point que même les
Israéliens laïcs effrayés, sont parfois forcés
de quitter leur quartier suite aux harcèlements dont ils font l'objet
par les juifs religieux.
Est-on nécessairement anti-
israélien et antisémite lorsqu'on ose penser qu'Israël
exagère ?
En tant que juif, je mens si j'approuve
les cartes blanches publiées dans « Le Soir » du 17
octobre, écrites par une brochette de personnalités allant
de l'ambassadeur d'Israël auprès des Communautés européennes
à la présidente du Centre communautaire laïc juif, en
passant par le coprésident du Comité des organisations juives
de Belgique, ou le président de Radio Judaica, critiquant les prises
de position (ou les silences) du Soir en faveur des Palestiniens (et, par
conséquent, en défaveur d'Israël), qui pourraient, lit-on
dans un raccourci surprenant d'une des cartes, mener en droite ligne à
Auschwitz. Est-on nécessairement anti-israélien, et par ledit
raccourci, antisémite lorsqu'on ose penser qu'Israël exagère;
lorsqu'on ose dire qu'il y a des faibles et des forts; que les forts n'ont
pas toujours raison (c'est même écrit dans la Bible); et que
les forts sont précisément ceux qui peuvent se permettre
d'être généreux, comme a essayé de le faire
le Premier ministre Rabin - et on a vu comment un réactionnaire
juif a agi mais, j'oubliais, il n'y a pas de fondamentalisme chez les juifs
-, et comme essaient toujours de le faire le ministre Peres, l'ancien ministre
Beilin et, heureusement, beaucoup d'autres israéliens et de juifs
dans le monde.
En tant que juif, je mens si je ne
puis m'insurger contre le droit que s'arroge M. Sharon d'envoyer ses chars
en territoire autonome palestinien, et ses hélicoptères abattre
des proches de M. Arafat, tout en faisant parvenir un ultimatum à
l'Autorité palestinienne qui verrait quoi si elle décidait
de ne pas livrer ceux qui ont assassiné, la semaine dernière,
le ministre israélien du Tourisme. Bien sûr, d'un côté,
les morts sont des terroristes en puissance, et préparent des attentats,
tandis que de l'autre côté, le mort est un brave homme, un
peu fondamentaliste ou intégriste sur les bords, mais, tout de même,
faudrait pas confondre. Nous mentirions tous si nous refusions de voir
l'abus de vocabulaire qui consiste à qualifier de résistants
ceux qui gagnent les guerres et de terroristes ceux qui les perdent. Mais,
quel bonheur pour nous tous, vivants, juifs et non-juifs, qu'il y ait eu
des hommes et des femmes, terroristes ou résistants, qui ont pris
les armes contre Hitler...
En tant que juif, je mens si j'accepte
que dans un débat à la RTBF il y a un an ou deux, le grand
rabbin de Belgique, assimile à un « holocauste lent »
le mariage de juifs avec des non-juifs.
Je mentirais, évidemment, si
je niais la Shoah, mais je mentirais aussi si je disais que je n'avais
pas lu avec attention l'ouvrage que Norman Finkelstein a consacré
à l'exploitation qui en est faite près de soixante ans plus
tard; ou si j'écrivais que je n'avais pas apprécié
l'opinion de Raul Hilberg, grand historien juif de la Shoah, qui considère
que le livre de Finkelstein « va dans la bonne direction ».
15.
Confrontés à la violence et à l'absence d'emplois,
les Palestiniens tentent leur chance à l'émigration par
Sophie Claudet
in The Jordan Times (quotidien jordanien)
du jeudi 1er novembre 2001
[traduit
de l'anglais par Marcel charbonnier]
Y a-t-il un phénomène
d'émigration massive des Palestiniens depuis que l'explosion de
la violence dans les territoires palestiniens a commencé à
laisser derrière elle son lot de morts, de destructions et une économie
déjà chancelante réduite en ruines ? Il est difficile
de répondre à cette question ; on ne peut qu'apporter des
indices épars et quelques statistiques émanant d'ambassades
étrangères. Après plusieurs vagues d'exil forcé,
tant en 1948 qu'en 1967, on dirait plutôt que les Palestiniens s'accrochent
fermement à leur territoire et à leurs biens. Ceci est parfaitement
exact : c'est ce que font la plupart d'entre eux. Nombreux sont les Palestiniens
à suspecter Sharon de ne rien désirer tant qu'un autre exode
massif. Ils se souviennent de ses déclarations selon lesquelles
"la Jordanie, c'est la Palestine". Un ami très proche de Sharon,
ex-ministre israélien du tourisme, feu Rehevam Ze'evi, récemment
assassiné par des activistes du FPLP, était un partisan et
propagandiste forcené du "transfert". Dans un tel scénario,
les Palestiniens seraient "volontairement" réinstallés dans
les pays arabes voisins (d'Israël). Le 26 octobre dernier, un sondage
effectué en Israël a montré que 50% des personnes interrogées
étaient favorables à cette idée : le transfert (des
Palestiniens)...
Autant l'émigration est un
sujet-tabou pour les Palestiniens, autant la presse israélienne
est friande de cette "idée" qui fait l'objet de ses fantasmes. Le
quotidien à grand tirage Ha'Aretz a publié récemment
un long article, intitulé l'"Exode secret", bourré d'interviews
de Palestiniens désireux de quitter le pays. Il y a peut-être
effectivement une tendance à l'émigration, mais personne
ne peut ou ne devrait parler d'"exode" avec une telle assurance. Les destinations
de choix sont le Canada et l'Australie, pays où les procédures
d'immigration sont relativement plus aisées que dans les autres.
Ces deux pays sont sous-peuplés et avides d'attirer une main-d'oeuvre
multilingue et qualifiée. D'après l'ambassade d'Australie
à Tel Aviv, 2 004 Palestiniens ont demandé un visa permanent
pour ce pays entre juillet 2000 et juillet 2001, à comparer avec
seulement 130 demandes du même type sur la période comparable,
un an avant (juillet 1999 - juillet 2000). Le nombre de visas effectivement
accordés a crû de 15%. Après le début de la
seconde intifada, l'ambassade du Canada à Tel Aviv a continué
à recevoir moins de 25 demandes par semaine. Mais depuis la fin
octobre 2000, ce nombre a doublé. Le journal Ha'Aretz rapporte qu'environ
90% des candidats à l'immigration au Canada sont des ingénieurs
et des pharmaciens, les 10% restants étant, pour la majorité
d'entre eux, des comptables. Les demandes de visas d'études ou touristiques
aux Etats-Unis se sont accrus d'environ 60% depuis le début de l'intifada,
et le nombre des candidats à la Carte Verte a augmenté lui
aussi. (La Carte Verte est une sorte de permis de séjour indispensable
à tout étranger désireux de séjourner aux Etats-Unis.
La "décrocher" relève de la loterie : et, en effet, elle
est décernée... par tirage au sort ! Du moins, jusqu'à
récemment... NdT).
Le profil de ceux qui ont déjà
quitté la Palestine ou des candidats au départ varie, leur
seul point commun étant qu'ils ont les moyens financiers et les
compétences professionnelles qui leur permettent d'envisager de
le faire. Ils sont tous préoccupés par leur sécurité
et ont généralement un profil politico-social laïc et
démocratique. Contrairement à un préjugé largement
répandu dans les territoires occupés, ils ne sont pas tous
chrétiens... Il est vrai que des familles chrétiennes entières
- nombreuses - de Beit Jala, de Beit Sahour et de Bethlehem sont parties.
Mais cela est dû au fait que ces villes, patrie de la majorité
des Palestiniens chrétiens (des territoires, NdT) ont été
particulièrement exposées à la violence et aux destructions
et qu'elles se trouvent confrontées au quartier de colonisation
illégal de Gilo, (jointif avec Jérusalem) et constituent,
de ce fait, une cible de choix pour les échanges de feu entre les
milices palestiniennes armées et l'armée israélienne.
Suheïr Azzouni dirigeait une
ONG palestinienne vouée à l'amélioration du statut
des femmes, jusqu'au mois de juillet dernier, où elle a quitté
les territoires avec un visa de long-séjour en France, où
elle est allée rejoindre son mari, lui aussi Palestinien chrétien,
originaire de Ramallah. Elle explique : "En 1948, 25% de la population
palestinienne étaient des chrétiens, ils n'étaient
plus que 7-8% en 1967, et aujourd'hui moins de 2% : à l'évidence,
les Chrétiens partent. Mais je ne pense pas que le fait d'être
chrétien ait quoi que ce soit à voir avec notre décision
de partir : nous ne nous sommes jamais sentis différents de nos
frères, les Palestiniens musulmans. Je pense, toutefois, qu'il est
vrai que l'Occident est sans doute plus enclin à accueillir des
Arabes chrétiens que des Arabes musulmans, particulièrement
après les derniers événements (les attentats du 11
septembre, aux Etats-Unis). Mais je pense que le problème, c'est
surtout que l'Islam n'est pas compris."
Rima, une Américano-palestinienne
âgée de trente ans, confesse qu'elle préférerait
émigrer au Canada, avec son mari qui, lui, est né en Palestine
: "Après les événements du 11 septembre, je me sens
indésirable dans mon propre pays, là où je suis née
(les Etats-Unis). Il n'empêche : après deux ans, en Palestine,
sans travail de notre niveau, nous pensons partir." Rima dit aussi qu'"elle
ne peut plus supporter les bouclages, ce sentiment d'être pris dans
une souricière." Elle est attirée par le Canada en raison
de la proximité de ce pays des Etats-Unis, ainsi que par la facilité
des procédures d'immigration.
Le drainage des cerveaux insidieux
en cours pourrait avoir des conséquences politiques et socio-économiques
à long terme sur l'avenir de la Palestine, privant potentiellement
le pays en devenir de son élite éduquée et qualifiée.
C'est précisément ce que redoute Mourad Tahboub, directeur
trentenaire de Asal Technologies, une compagnie de développement
de software (programmation informatique), basée à Ramallah
et travaillant essentiellement pour le marché... israélien.
La détérioration de
la situation politique a pratiquement mis un coup d'arrêt aux compagnies
de services en informatique dont les activités sont orientées
vers les débouchés en Israël. Au cours des derniers
mois, Tahboub a vu trop de ses collègues et de ses amis quitter
le pays, parfaitement conscients qu'ils étaient d'avoir la quasi-certitude
de pouvoir vendre leur compétence hautement recherchée où
que ce soit en Occident ou dans les pays du Golfe (arabo-persique). Le
jeune entrepreneur commente : "Nous sommes plus libéraux et nous
représentons la seule alternative démocratique. Nous comprenons
la mondialisation et la nécessité d'être connectés
au reste du monde. Cette crise nous a placés dans un état
d'isolement total, au contraire : pas étonnant que presque tout
le monde veuille partir..."
En bout de course, l'évasion
de la main-d'oeuvre qualifiée pourrait avoir un impact négatif
sur les perspectives de croissance de l'économie palestinienne et
décourager les contributions financières et physiques de
la diaspora palestinienne à l'économie nationale.
Sam Bahour, homme d'affaire palestinien
éduqué dans l'Ohio, a découvert les territoires occupés,
pour la première fois, en 1994. Pour lui, il existe deux types de
diaspora. Certains Palestiniens de l'extérieur sont venus, après
Oslo, pensant que la Paix (avec un grand P) était arrivée.
D'autres, comme lui, avaient pleine conscience du fait qu'Oslo n'était
en réalité qu'un "bleu", une ébauche, et une mauvaise
ébauche, par-dessus le marché. "Je savais, en venant ici,
que ce serait très dur. Mais, en dépit de tout, nous avions
décidé, d'un commun accord, ma femme et moi, de rester aussi
longtemps que notre sécurité ne serait pas en danger." Bahour
est très inquiet, il redoute que la détérioration
actuelle de la situation économique ne dissuade de nombreux entrepreneurs
comme lui de venir investir et contribuer au développement du secteur
privé. "Ceux qui partent ont sans doute de bonne raisons pour ce
faire, mais ils se comportent malheureusement en mauvais ambassadeurs de
la Palestine à laquelle ils font une terrible contre-publicité,
rendant encore plus difficile notre tâche, à nous qui sommes
restés ici, consistant à attirer la main-d'oeuvre qualifiée
et les investissements de la diaspora (palestinienne)." Il poursuit : "c'est
vraiment triste de voir que cela se produit justement au moment où
nous luttons pour conquérir le droit au retour pour quatre millions
de réfugiés, dont certains ont une formation excellente."
Pendant ce temps, ceux qui sont partis
ou s'apprêtent à le faire affirment leur détermination
à éduquer leurs enfants dans l'amour du pays qu'ils laissent
derrière eux. Ils insistent sur le fait qu'ils seront toujours palestiniens
et fiers de l'être. La question de savoir s'ils reviendront un jour
dépend entièrement des développements politiques à
venir, de la réalisation d'une paix juste et, pour beaucoup d'entre
eux, de l'émergence d'un Etat palestinien démocratique, cet
Etat à l'édification duquel ils pourraient apporter une contribution
si précieuse, qui fera cruellement défaut.
16.
Leila Shahid : "Une coalition pour la paix" par Jean-Pierre Bouteiller
in Les Dernières Nouvelles
d'Alsace du mercredi 31 octobre 2001
Leila Shahid, déléguée
générale de la Palestine en France, appelle à la formation
d'« une coalition pour la paix » au Proche-Orient tout en dénonçant
vigoureusement la politique des Etats-Unis et celle d'Israël.
Invitée des Conférences
du FEC à Strasbourg, dans une salle beaucoup trop petite pour un
tel événement, L. Shahid a déploré lundi soir
l'échec de la diplomatie dans le conflit israëlo-palestinien,
mais a fait preuve, au delà des souffrances du moment, de son inébranlable
foi en un avenir meilleur, basé sur la conviction que ceux qui font
la guerre n'auront pas le dernier mot. La situation au Proche-Orient
a été d'emblée placée dans un contexte mondial
: « Le drame du 11 septembre à New-York concerne tous les
citoyens du monde et il change radicalement tout le contexte. L'ancien
phénomène bipolaire est-ouest a définitivement disparu.
Ses règles ne sont plus valables, mais, grave problème, nous
n'en connaissons pas les nouvelles. Il s'agit d'un séisme. Personne
ne détient à lui seul les clés de ce nouveau monde.
» Si elle comprend le droit légitime de l'Amérique
de répondre à l'agression, L. Shahid estime toutefois que
« cette tragédie ne la disculpe pas de faire le triste bilan
de sa politique étrangère en Asie centrale et en Afghanistan
: c'est elle qui a donné naissance à l'ennemi barbare. Ben
Laden et les talibans, qui devront payer leurs crimes, ne sont que le produit
de sa vision économique, financière et pétrolière.
Une politique aveugle qui a donné naissance à un monstre
et se retourne contre elle. Aujourd'hui l'Amérique fait la guerre
à un peuple qui subit depuis vingt ans ses erreurs ».
«Un déni de justice»
envers les Palestiniens
De plus, le concept de sécurité
a changé. Il n'est plus seulement militaire mais se situe dans l'interdépendance
politique économique et culturelle : « Le bouclier antimissiles
de Bush s'est effondré avec les tours de Manhattan. L'Amérique
et sa société, à la fois d'une arrogance insupportable
et d'une grande naïveté, sont d'une totale vulnérabilité
face au terrorisme et à la haine qu'ils suscitent. Désormais,
une hyperpuissance ne peut plus s'isoler et imposer sa vision unique, notamment
en ce qui concerne la mondialisation ». Pour elle, «
Israël, enfant spirituel des Etats-Unis, et qui possède en
conséquence une foi sacro-sainte en sa puissance militaire, devrait
en tirer la leçon : l'initiative militaire, comme seule réponse,
conduit à l'échec total. L'espoir, né à Oslo
semble enterré». Malgré tout, Leila Shahid reste persuadée
«qu'on peut être proche d'une solution car, avant tout, la
sécurité d'Israël dépend de celle de la Palestine
et inversement ». Jusqu'ici, la communauté internationale
« a, par lâcheté, commis le plus flagrant déni
de justice à l'encontre des Palestiniens, ces Indiens d'Amérique,
reconnus en tant que peuple en 1993 seulement, et qui ont accepté
de laisser 80% de leurs terres à Israël. Quant aux résolutions
de l'ONU en leur faveur, elles n'ont pas été appliquées,
ce qui n'a pas été le cas de celles à l'encontre de
l'Irak... »
«Victimes des victimes»
C'est pourquoi Leila Shahid en appelle
à une prise de conscience et « une coalition pour la paix
» réunissant les Etats-Unis, l'Europe et les pays arabes :
« Il faut regarder les choses en face. Sharon avait promis la paix
et la sécurité à Israël. Or, à présent,
il n'y a jamais eu autant de peur et d'insécurité, parce
que son seul but en réalité est de mener une guerre militaire,
économique et financière contre l'OLP, de réoccuper,
de recoloniser les territoires, d'en faire des bantoustans. Mais, grâce
au sursaut de l'Intifada, cette stratégie a échoué.
Le gouvernement de coalition Sharon est totalement paralysé.
A la communauté internationale d'assumer sa responsabilité.
Le contexte, à fleur de peau, devrait l'y conduire. Sinon, une dérive
islamiste fondamentaliste serait à craindre. Les Palestiniens, victimes
des victimes, ont droit au droit ».
17. Les musulmans et la "démonisation"
de l'ennemi par Sylvain Cypelin
Le Monde du mardi 30 octobre 2001
Ce sont des fantasmes , mais ils en
disent long sur les sociétés d'où ils émanent
: le "véritable" auteur masqué des attentats du 11 septembre
serait... Israël. La rumeur court, du monde arabe au Pakistan et jusque
dans nos banlieues. Avocat aisé, le père du kamikaze Mohammed
Atta livre son intime conviction : le Mossad, le service secret israélien,
a usurpé l'identité de son enfant pour lui imputer le crime.
S'il ne s'agissait que de la douleur d'un père...
Mais non. Comment se fait-il, demandent
la télévision syrienne et nombre de journaux arabes, que
si peu de juifs aient péri dans le World Trade Center ? Sous-entendu
: eux si nombreux à New York et dans la finance... L'explication
est simple : "Le Mossad les a prévenus." Sans parler de tous ceux
convaincus que Washington est le vrai maître d'œuvre de tous les
événements. "A qui profite le crime", n'est-ce pas ?Les
théories du complot font aujourd'hui florès dans le monde
arabo-musulman. Elles ne datent pas du 11 septembre. Après le décès
de Lady D., en 1997, Le Caire bruissait d'une certitude : la princesse
Diana n'était pas morte dans un accident. Non : sur ordre de la
reine, le MI5 l'avait assassinée, elle et son amant égyptien,
parce qu'elle portait l'enfant d'un Arabe... Ces visions machiavéliques
et manipulatoires sont le symptôme d'une profonde régression
politique et intellectuelle. Ce sont elles qui ont amené une partie
de l'intelligentsia égyptienne à faire du négationniste
Roger Garaudy la star de la Foire du livre du Caire, il y a quatre ans.
Personne mieux qu'Edward Said, le célèbre professeur palestinien
de Columbia, n'a su montrer combien, véhiculés par une intelligentsia
qui a massivement renoncé à son rôle critique, ces
fantasmes participent d'une "soumission" de l'esprit à des pouvoirs
constitués autoritaires et à la magie de la déresponsabilisation,
litière du fatalisme islamique - et de sa vulgate fanatique.Qu'une
partie de la "rue" musulmane s'enflamme aujourd'hui pour des démagogues
obscurantistes est un drame et un immense danger (d'abord pour elle-même).Mais
que des intellectuels, nombreux, alimentent ou cautionnent cet obscurantisme
est un crime.Car, cinquante
ans après les indépendances, que reste-t-il, une fois réduits
à néant les mouvements communiste et nationaliste, porteurs
d'émancipation laïque mais qui ont lamentablement failli ?
Il reste une vision du monde des élites intellectuelles dans laquelle
les malheurs qui frappent leurs peuples viennent, toujours, de l'Autre.
Eux ne sont comptables de rien. "Nous sommes des victimes, nous n'avons
aucune responsabilité dans ce qui s'est passé" : tel est
l'état d'esprit le plus communément répandu, depuis
longtemps maintenant, dans le monde arabe, expliquait récemment,
pour en dénoncer les dangers, l'éditorialiste d'al Hayat
(Courrier international du 11 octobre).Cette
"déresponsabilisation" systématique fournit le terreau des
fantasmes qui ravagent la rue musulmane. En Egypte, une certaine presse
s'est fait un métier d'expliquer que tout le "mal" - sida, drogues,
prostitution, homosexualité, corruption... - "vient d'Israël".
Car cet Autre est forcément un étranger. Un étranger
si puissant et machiavélique - Israël, l'Amérique -
que les seules forces humaines n'en viendraient pas à bout. Devant
cette impuissance revendiquée, qui, sinon Dieu, permettrait de s'extraire
de cette fatalité ?Cet
Autre, source de tous les maux, est l'"objet du mal". On ose à peine
user de termes à connotation psychanalytique, tant on craint d'entrouvrir
la porte à des "interprétations" elles aussi profondément
racistes. "Telle une mère, l'Oumma, communauté des croyants
musulmans, condamne ses rejetons terroristes, mais, par réflexe,
les couve dès qu'ils sont en danger", écrit le psychanalyste
Daniel Sibony (Libération du 10 octobre), dans un texte, sosie sophistiqué
des élucubrations d'en face contre "les juifs". Reste que l'Amérique
et Israël sont bien devenus ces "objets du mal" qui obscurcissent
toute pensée rationnelle. Car il n'est point besoin de démoniser
ces pays : nombre de leurs actes sont suffisamment attentatoires aux libertés
pour être dénoncés pour ce qu'ils sont. Si, donc, on
fantasme, c'est que l'on ne se situe plus sur le terrain politique, mais
sur celui, visqueux, du racisme.A
cette aune : oui, les Palestiniens subissent une oppression coloniale,
oui, des enfants irakiens meurent de l'embargo, oui, une arrogante Amérique
impose sa loi du plus fort aux peuples faibles... Mais quand les incantations
antiaméricaines et anti-israéliennes n'ont pour autre objet
que de justifier la joie éprouvée à voir s'écrouler
les Twin Towers, seuls en bénéficient les islamistes, qui
accueillent à bras ouverts les frustrations populaires. En bénéficient,
aussi, les pouvoirs constitués, qui voient ces frustrations dérivées
vers un "ailleurs" mythifié. Sans parler de ces "anti-islamistes"
qui masquent à peine leur jubilation. Conferl'étrange coalition
entre généraux algériens, israéliens et russes
qui, au lendemain du 11 septembre, clament à l'unisson : "On vous
l'avait bien dit" !MENSONGES
ET DÉNICertes, la
"démonisation" de l'Autre se nourrit du déni dont on fait
soi-même l'objet. Ainsi comprend-on combien, pour une immense part
de l'humanité, peut être insupportable la bonne conscience
d'une Amérique qui s'interroge benoîtement : "Pourquoi nous
déteste-t-on tant" ? Tout musulman est aujourd'hui en droit de se
sentir agressé par la "croisade" du "Bien contre le Mal" que lui
promet non pas un illuminé apocalyptique, mais le président
des Etats-Unis, George Bush. Tout Palestinien des territoires qui vit dans
la peur quotidienne de l'armée israélienne ne peut que se
sentir nié et avili lorsqu'il entend un dirigeant du Conseil représentatif
des institutions juives de France (CRIF) évoquer "une occupation
que la plupart des Palestiniens ne subissent plus aujourd'hui". Ou lorsque
l'ambassadeur d'Israël en France, Elie Barnavi, historien qu'on a
connu mieux inspiré, compare Israël à quelqu'un qui
aurait acquis rubis sur l'ongle un bien que le vendeur lui contesterait
depuis (Le Monde du 4 janvier), alors que plus de 80 % des terres de l'Etat
d'Israël et des biens qu'elles contenaient ont été proprement
pris aux Palestiniens. Rien n'est plus intolérable pour sa victime
que ce déni, cette machine à travestir les faits.Mais
rien, aussi, n'est plus autodestructeur que de répondre au déni
subi par la démonisation raciste. Or la phobie raciste n'est pas
seulement haïssable lorsqu'elle émane du fort contre le faible.
Elle l'est autant, et tout aussi dangereuse, lorsqu'elle s'empare des classes
ou des peuples asservis. Pour mémoire, les puissants haïrent
dans le juif le "bolchevik", le responsable de tous les désordres.
A l'inverse, les "déshérités" haïrent en lui
Rothschild. Ce racisme-là n'était pas plus légitime
ni moins dangereux que le premier. D'ailleurs, Hitler sut très bien
conjuguer les deux musiques.Tout
comme le terrorisme aveugle qu'elles génèrent, l'autoexonération
de toute responsabilité et la démonisation raciste restent
et resteront toujours les armes du faible, du vaincu d'avance. Quand Israël
dénonce la corruption, l'absence de démocratie de l'Autorité
palestinienne et des régimes arabes, ce n'est, au fond, que pour
mieux dériver l'attention de l'oppression coloniale qu'il impose
aux Palestiniens. Mais quand un très grand nombre d'ONG du monde
arabo-musulman se focalisent, comme à Durban, sur Israël et
"les juifs", unique démon de notre réalité, quand,
comme écrit l'éditorialiste d'Al Hayat, "on se contente de
cette seule grille d'explication"pour appréhender la réalité,
c'est que l'on "refuse les transformations du monde avec une obstination
qui fait le lit de la violence". "Toutes les guerres, assène le
quotidien arabe de Londres, mènent à une autre époque.
Sauf nos guerres" ! Parce que, clame-t-il, "la modernité ne nous
habite pas. Nous n'avons pas admis la démocratie, la laïcité,
les principes du droit".Les
mensonges et le déni, le racisme et la démonisation de l'Autre,
le chauvinisme ethnocentré qui pointe les tares de l'adversaire
pour occulter les siennes propres, se nourrissent mutuellement pour mieux
se rejeter. Le courage et la probité intellectuels consistent, à
l'inverse, à faire œuvre de pédagogie, à se tourner
vers les siens pour leur dire les vérités qu'ils occultent.
C'est le courage de l'éditorialiste d'Al Hayat. C'est celui d'Edward
Saïd, critique acerbe du régime d''Arafat qui appelle aussi
les Palestiniens à se confronter à la centralité de
la Shoah. C'est le courage d'un Yossi Beilin, ancien ministre de la justice
d'Ehoud Barak, qui exhorte les Israéliens à admettre qu'"on
ne peut pas exiger des Palestiniens de renoncer au droit au retour". Ceux-là
sont peu nombreux ? Leur effort de lucidité n'en est que plus admirable.
18.
Jusqu'ici, les Etats-Unis semblent perdre la guerre des relations publiques
par Susan Sachs
in The New York Times (quotidien américain)
du dimanche 28 octobre 2001
[traduit
de l'anglais par Marcel charbonnier]
Ces derniers temps, l'administration
Bush déploie ses forces de "persuasion" afin de mener une guerre
de propagande supposée conquérir l'opinion publique arabe.
Mais cette campagne, destinée à convaincre les sceptiques
du fait que les attaques américaines contre l'Afghanistan sont justifiées
et que la politique des Etats-Unis au Moyen-Orient est équilibrée,
est restée jusqu'ici sans effet.
Des milliers de mots prononcés
par des responsables américains n'ont pu rivaliser, semble-t-il,
avec les informations du week-end passé, qui ont produit un mur
d'images concomitantes d'enfants afghans blessés et de tanks israéliens
investissant des villages palestiniens.
"Les 'bobines' de porte-parole en
plans américains ne peuvent rivaliser avec des images fortes", a
déclaré un diplomate américain en poste ici, au Caire.
"Les images suscitent des émotions, et les gens, dans cette partie
du monde, réagissent surtout émotionnellement."
Depuis que les bombes se sont mises
à pleuvoir sur l'Afghanistan, il y a environ trois semaines, il
est devenu évident pour les gens de Washington, ainsi que pour de
nombreux dirigeants arabes "amis" (des Américains) que la guerre
du président Bush "contre le terrorisme" rencontre un problème
d'image à l'extérieur des Etats-Unis.
Les raisons du scepticisme arabe ne
sont pas immédiatement compréhensibles pour beaucoup d'Américains
qui se sentent menacés personnellement par le terrorisme et sont
confrontés à une avalanche de nouvelles quotidiennes au sujet
du virus de la maladie du charbon et de jeunes soldats envoyés loin
de chez eux afin de lutter contre les terroristes.
Mais ce sentiment d'urgence - à
savoir que des terroristes menaçants pour les Etats-Unis se cachent,
actuellement, en Afghanistan - est étranger au Moyen-Orient. Tandis
que la propagation de la maladie du charbon fait l'objet d'une couverture
quotidienne dans les médias arabes, tandis que des reportages sur
le réseau terroriste de Bin Laden sont publiés fréquemment
dans la presse, ici, les agences d'information moyen-orientales ont déplacé
une bonne partie de leurs préoccupations en direction des événements
qui se déroulent dans leur propre arrière-cour, ces deux
dernières semaines.
Les 'unes' des quotidiens, dans la
région, sont consacrées à des reportages sur les attaques
récentes menées par l'armée israélienne contre
des villes palestiniennes. Les enterrements de Palestiniens victimes des
affrontements avec Israël font l'ouverture des journaux télévisés.
Les images sont reprises directement de diverses agences d'information
occidentales.
Pour la nouvelle campagne de relations
publiques de l'administration Bush, visant à conquérir les
peuples des pays arabes, la recrudescence du cycle des tueries en Israël
et dans les territoires palestiniens intervient au plus mauvais moment.
Depuis une dizaine de jours, un carrousel
de responsables américains a commencé à faire son
apparition sur les chaînes de télévision arabes afin
d'expliquer les buts de la politique américaine au Moyen-Orient,
ainsi que les objectifs des bombardements en Afghanistan.
Le secrétaire d'Etat Colin
L. Powell, le Secrétaire à la Défense Donald H. Rumsfeld
et la conseillère en matière de sécurité intérieure,
Condoleezza Rice, ont été, chacun, interviewés par
la chaîne (qatarie) Al-Jazirah, très populaire. Des responsables
du Secrétariat d'Etat (Affaires étrangères américaines)
sont apparus sur les télévisions nationales de différents
pays arabes, et des interview avec d'autres diplomates américains
ont été publiés dans la presse de la région.
Les positions américaines -
affirmant sans relâche que les Etats-Unis n'ont aucune animosité
envers les Musulmans ou l'Islam - ont occupé une place de choix.
Mais en termes de message et d'impact,
les interview ont souvent fait un 'flop'. Ainsi, Mme Rice a répété
au cours de son interview (sur la chaîne Al-Jazira) que la violence
palestinienne devait cesser avant qu'Israël puisse envisager une reprise
des négociations de paix. Presque immédiatement après
la diffusion de cette interview, les téléspectateurs ont
pu voir des images des tanks israéliens roulant lourdement dans
le centre des villes palestiniennes...
"L'Amérique a échoué
lamentablement dans sa tentative de 'vendre' sa guerre aux Arabes", a déclaré
Mustafa Kamel al-Sayyid, professeur de sciences politiques à l'Université
du Caire. "Comment les Américains pourraient-ils convaincre les
Arabes de quoi que ce soit dès lors que des tanks israéliens
'made in America' continuent à occuper les territoires palestiniens
?"
Les journaux et périodiques
américains en vente au Moyen-Orient ne font pas mieux que l'administration
américaine en matière d'explication de la guerre contre le
terrorisme aux étrangers, a ajouté M. al-Sayyid. "Ils écrivent
à longueur de colonnes combien l'Amérique a raison", a-t-il
commenté. "Ils ne cherchent absolument pas à argumenter la
pensée américaine de base. Ils écrivent tous la même
chose : les terroristes sont arabes et musulmans, ce sont les régimes
arabes qui les fabriquent."
Les Etats-Unis, il faut le dire, ont
une longueur de handicap dans la guerre de propagande, leur politique moyen-orientale
étant considérée comme aveuglément pro-israélienne
et M. Bush étant perçu comme totalement indifférent
au calvaire des Palestiniens soumis à la domination israélienne.
L'information en provenance du champ
de bataille est rare. Al-Jazira est la seule chaîne de télévision
étrangère à posséder un bureau à Kaboul.
(encore vrai le 28.10., Ndt)
Après avoir suivi durant pas
loin de trois semaines la couverture télévisée des
missiles américains traversant le ciel afghan et avoir vu les photos,
dans les journaux, de civils afghans blessés et couverts de pansements
ensanglantés, bien des Arabes demeurent sceptiques quant aux objectifs
de cette guerre.
La suspicion est palpable dans la
manière dont les nouvelles en provenance du front commencent à
être traitées.
Akhbar al-Yom, l'un des plus grands
journaux égyptiens, a publié vendredi dernier, en première
page, un linotype d'un enfant afghan blessé, écrivait ce
journal, durant un bombardement américain.
En pages intérieures, une autre
photo d'un enfant afghan dont la famille aurait été exterminée
au cours d'un bombardement américain. La légende : "Ce bébé
est-il un combattant Taliban ?"
19.
Une vision de nature à élever le moral par Edward
Saïd
in Al-Ahram Weekly (hebdomadaire égyptien)
du samedi 27 octobre 2001
[traduit
de l'anglais par Marcel Charbonnier]
Tandis que les bombes et les missiles
s'abattent sur l'Afghanistan en vertu de l'opération de destruction
massive menée par les Etats-Unis depuis les altitudes élevées
- ce qu'ils appellent 'Opération Liberté Immuable' - la question
de Palestine pourrait sembler secondaire en comparaison des événements
préoccupants de l'Asie Centrale. Mais ce serait une erreur, et pas
simplement parce qu'Oussama Bin Laden et ses disciples (dont personne ne
sait combien ils sont, théoriquement et pratiquement) ont tenté
de s'approprier la Palestine afin d'en faire la facette rhétoriquement
(présentable) de leur insoutenable campagne de terreur ; en l'occurrence,
Israël en a usé de même, à ses fins propres. Avec
l'assassinat du ministre israélien Rahavam Ze'evi, le 17 octobre,
par le FPLP, en représailles de l'assassinat de son dirigeant par
Israël en août dernier, la campagne acharnée du Général
Sharon contre une Autorité palestinienne qu'il présente comme
le 'Bin Laden d'Israël' a atteint un nouveau sommet, frisant l'hystérie.
Israël n'a cessé, au cours des derniers mois, d'assassiner
systématiquement des dirigeants et des militants palestiniens (plus
de soixante, à ce jour) : il ne saurait donc être surpris
de voir les Palestiniens répliquer, tôt ou tard, à
leurs méthodes illégales, lui rendant en quelque sorte la
monnaie de sa pièce. Mais la question de savoir pourquoi une série
d'assassinats (israéliens) serait acceptable tandis qu'un assassinat
isolé (palestinien) ne le serait pas reste une question à
laquelle ni Israël ni ses partisans ne peuvent apporter de réponse.
Et la violence de continuer, avec une occupation israélienne qui
remporte la palme des victimes et des destructions, causant une souffrance
énorme chez les civils : durant la période entre le 18 et
le 21 octobre (trois jours !) six villes palestiniennes ont été
ré-occupées par l'armée israélienne, 21 civils
palestiniens de plus ont été tués et 160, blessés
; des couvre-feu ont été imposés un peu partout -
et, par-dessus le marché, Israël a le culot de comparer son
action à la guerre menée par les Etats-Unis contre l'Afghanistan
et (accessoirement) le terrorisme...
Ainsi, la frustration et l'impasse
dans laquelle a fini par échouer la revendication des droits légitimes
d'un peuple dépossédé depuis cinquante-trois ans et
occupé militairement depuis trente-quatre ont fini par déborder
bien au-delà de l'arène principale du conflit et on les associe
peu ou prou, de toutes les manières imaginables, à la guerre
anti-terroriste globale. Israël et ses amis sont inquiets, ils craignent
que les Etats-Unis ne les envoient promener, ce qui ne les empêche,
bien entendu, nullement de protester, paradoxalement, du fait qu'Israël
n'est pas un protagoniste dans cette nouvelle guerre ?!? Les Palestiniens,
les Arabes et les Musulmans ressentent soit un malaise soit un sentiment
de culpabilité insidieux, en raison des soupçons qui sont
portés sur eux par l'opinion mondiale, en dépit des efforts
déployés par les responsables politiques afin de dissocier
Bin Laden de l'Islam et des Arabes. Mais ces derniers, ce faisant, continuent
eux aussi à désigner du doigt la Palestine comme principale
cause de leur perte de popularité.
A Washington, toutefois, George Bush
et Colin Powell ont déclaré sans ambiguïté, et
à plusieurs reprises, que l'autodétermination palestinienne
est un élément important, voire crucial, du problème
général. Le caractère désordonné de
la guerre, ses dimensions inconnues et ses complications prévisibles
(ses conséquences dans des pays tels l'Arabie Saoudite et l'Egypte
sont d'ores et déjà pressenties comme dramatiques, même
si on en ignore la nature) ont mis en émoi, pour ne pas dire en
état d'ébullition, la totalité du Moyen-Orient, de
plusieurs manières très frappantes, de telle sorte que la
nécessité d'un quelconque changement positif dans le statut
des sept millions de Palestiniens apatrides ne peut que s'affirmer, même
si un certain nombre des manifestations démoralisantes de l'impasse
où ils se trouvent n'ont rien perdu de leur évidence, jusqu'à
ce jour. Le problème principal, c'est de savoir si les Etats-Unis
et les parties au conflit vont se contenter de recourir aux mesures de
ravaudage qui nous ont amenés aux calamiteux accords d'Oslo...
L'expérience de première
main que représente l'Intifada al-Aqsa a universalisé l'impuissance
et l'exaspération des mondes arabe et musulman à un degré
jamais encore atteint. Les médias occidentaux n'ont jamais rendu
compte de la douleur et de l'humiliation écrasantes infligée
aux Palestiniens par les punitions collectives d'Israël, sa politique
de démolition de maisons, ses incursions dans les territoires palestiniens,
ses bombardements et ses exécutions extra-judiciaires programmées
aussi bien que les émissions de la chaîne Al-Jazira ou les
reportages remarquables de la journaliste israélienne Amira Hass,
du journal Ha'Aretz et d'autres commentateurs de son niveau. Au même
moment, je pense que le sentiment est très largement répandu,
chez les Arabes, que les Palestiniens (et, par extension, tous les Arabes)
ont été trahis et entraînés dans une impasse
sans espoir par leurs dirigeants. C'est un véritable abîme
qui sépare visiblement les négociateurs tirés à
quatre épingles qui multiplient les déclarations devant des
hordes de journalistes dans des cadres luxueux de l'enfer poussiéreux
des rues de Naplouse, Jenin, Hébron et ailleurs. L'enseignement
est obsolète ; le chômage et le taux de pauvreté ont
atteint des sommets alarmants ; l'anxiété et l'insécurité
sont palpables, avec un gouvernement incapable, si tant est que telle soit
son intention, de freiner tant l'ascension de l'islamisme extrémiste
qu'une corruption ostentatoire au plus haut niveau. Et - 'cerise sur le
gâteau' - les militants laïcs courageux qui protestent contre
les atteintes aux droits de l'homme, se battent contre la tyrannie théocratique
et s'efforcent de parler et d'agir dans l'intérêt d'un nouvel
ordre démocratique arabe sont bien abandonnés, abandonnés
seuls face à leurs adversaires par la culture officielle, leurs
ouvrages et leurs carrière étant de temps en temps sacrifiés
à la manière de gâteaux lancés au Cerbère
de la fureur islamiste. Un énorme nuage sombre fait de médiocrité
et d'incompétence est suspendu au-dessus de tout un chacun, ce qui
n'a pas manqué de donner naissance à une pensée /culte
magique de la mort qui s'impose plus que jamais auparavant.
Je sais bien qu'on avance souvent
l'argument selon lequel les attentats-suicides soit sont le résultat
de la frustration et du désespoir, soit émergent dans la
pathologie criminogène de quelques fanatiques dérangés.
Mais ce sont là des explications qui n'expliquent rien. Les terroristes-kamikazes
de New York et de Washington appartenaient à la classe moyenne,
ils étaient très loin d'illettrés, c'étaient
des hommes jeunes, parfaitement aptes à planifier - on l'a constaté
- une destruction tout aussi 'audacieuse' qu'épouvantablement délibérée.
Les jeunes hommes envoyés en mission par le Hamas et le Jihad islamique
font ce qu'on leur dit de faire avec une conviction qui dénote une
certaine clarté dans la motivation, à défaut d'autre
chose. Le vrai coupable de cet état de fait est un système
d'éducation élémentaire fait d'un bric-à-brac
déplorable d'éléments piqués au hasard dans
le Coran, avec des enseignants outrageusement mal équipés
et une incapacité quasi-totale d'exercer une pensée critique.
Parallèlement avec des armées arabes sur-dimensionnées
- toutes aussi encombrées les unes que les autres d'un barda de
pétoires inutilisables et sans aucun palmarès d'une quelconque
victoire réelle - cet appareil éducatif dépassé
a produit ces échecs de la logique, du raisonnement moral et de
la juste appréciation de la valeur de la vie humaine qui conduisent
paradoxalement tout à la fois à des flambées d'une
'exaltation' religieuse de la pire espèce et à une révérence
servile envers les pouvoirs en place.
On constate des failles semblables
dans la vision et la logique, du côté israélien. Comment
a-t-il pu devenir moralement possible (pire : justifié) pour Israël
de perpétuer et de se faire l'avocat de ses trente-quatre années
d'occupation : voilà qui défie l'entendement. Mais même
les intellectuels israéliens 'pacifistes' continuent à entretenir
leur fixation d'une supposée inexistence d'un camp de la paix palestinien,
en oubliant qu'un peuple soumis à occupation ne dispose pas du loisir
qu'a l'occupant de décider si, oui ou non, il existe un interlocuteur...
Par la même occasion, l'occupation militaire est considérée
comme une donnée acceptable et elle est très peu mentionnée
; le terrorisme palestinien devient alors cause première, et non
conséquence, de la violence, même si l'une des parties dispose
d'un arsenal ultra-moderne (fourni et complété sans barguigner
par les Etats-Unis), tandis que l'autre partie, la palestinienne, est sans
Etat, virtuellement sans défense, sauvagement persécutée
à volonté, confinée entre cent soixante mini-cantons,
ses écoles fermées, la vie rendue impossible. Pire que tout
: les tueries et les mutilations de Palestiniens sont accompagnées
de l'expansion continue des colonies israéliennes et par quelque
400 000 colons qui se répandent en bruine sur le paysage palestinien,
sans répit.
Un rapport publié récemment
par le mouvement La Paix Maintenant, en Israël, indique ce qui suit
:
1 - A la fin du mois de juin, 6 593
unités d'habitation étaient en cours de construction active,
dans des colonies ;
2 - durant l'administration Barak,
6 045 unités d'habitation ont été mises en chantier,
dans des colonies. En réalité, la construction dans les colonies
a atteint en l'an 2000 un nouveau pic, dépassé seulement
en 1992, avec 4 499 mises en chantier ;
3 - lorsque les accords d'Oslo furent
signés, les colonies comportaient 32 750 unités d'habitation.
Depuis la signature de ces accords, 20 371 unités d'habitation ont
été bâties, ce qui représente une augmentation
de ces dernières de : 62%.
Par essence, la position israélienne
est en totale contradiction avec ce que l''Etat juif' est supposé
vouloir: la paix et la sécurité, même si tout ce que
cet Etat entreprend n'assure ni l'une ni l'autre.
Les Etats-Unis ont donné leur
blanc-seing total à l'intransigeance et à la brutalité
israéliennes : il n'y a aucune ambiguïté à ce
sujet : 92 millions de dollars et un soutien politique total, à
la vue et au su du monde entier. Ironiquement, ceci était bien plus
vrai encore durant le processus d'Oslo qu'avant ou après celui-ci.
La vérité toute simple est que l'anti-américanisme
du monde arabo-musulman découle directement du comportement des
Etats-Unis, qui ne cessent de donner des leçons de morale et de
justice au monde entier tout en faisant l'exact contraire de ce qu'ils
prêchent. Il faut mentionner aussi une ignorance indubitable du monde
arabo-musulman pour tout ce qui touche aux Etats-Unis, et une tendance
beaucoup trop marquée à recourir aux philippiques purement
rhétoriques et aux condamnations sans appel au détriment
de l'analyse rationnelle et d'une compréhension critique de ce que
l'Amérique est en réalité. Il en va de même
des attitudes arabes vis-à-vis d'Israël.
Dans le monde arabe, tant les gouvernements
que les intellectuels ont lamentablement échoué dans ce domaine.
Les gouvernements n'ont pas su consacrer du temps et/ou des moyens à
une politique culturelle active à même de faire passer une
représentation adéquate de la culture, de la tradition et
de la société contemporaine (arabes) avec, pour résultat,
le fait que ces réalités sont largement ignorées en
Occident, laissant se perpétuer sans contradiction les images d'Epinal
présentant les Arabes comme des fanatiques violents et libidineux.
L'échec, chez les intellectuels, n'est pas de moindre ampleur. Il
ne sert absolument à rien de rabâcher des clichés convenus
sur la lutte et la résistance impliquant un programme précis
d'action militaire alors qu'aucune n'est possible ni même réellement
désirable. Notre défense contre des politiques injustes ne
peut être que morale, et nous devons avant tout occuper le terrain
des idéaux moraux avant, ensuite seulement, de promouvoir une appréhension
correcte de cette position tant en Israël qu'aux Etats-Unis, chose
que nous n'avons encore jamais faite. Nous avons refusé l'interaction
et le débat, en les qualifiant de manière stigmatisante de
'normalisation' et de 'collaboration'. Refuser de faire des compromis,
en mettant en avant la justesse de notre position (ce à quoi je
ne cesse d'appeler) ne saurait en aucun cas être considéré
comme une concession, en particulier lorsque cela est fait directement
et avec force, à l'adresse de l'occupant ou du responsable de politiques
injustes d'occupation et de répression. Pourquoi donc avons-nous
peur d'affronter nos oppresseurs directement, de manière humaine,
par la persuasion, et pourquoi nous entêtons-nous à croire
en de vagues promesses idéologiques d'une violence prétendument
rédemptrice qui diffère bien peu du poison instillé
par Bin Laden et les islamistes ? La réponse à nos besoins
se trouve dans une résistance éthique, dans une désobéissance
civile bien organisée contre l'occupation militaire et la colonisation
illégale, ainsi que dans un programme éducatif qui fasse
la promotion de la coexistence, de la citoyenneté et de la valeur
suprême de la vie humaine.
Mais nous sommes aujourd'hui coincés
dans une impasse intolérable, qui exige plus que jamais que l'on
en revienne sincèrement aux bases plus qu'abandonnées de
la paix, proclamées à Madrid en 1991 : les résolutions
des Nations Unies 242 et 332 : la terre contre la paix. Il ne saurait y
avoir de paix sans des pressions sur Israël afin qu'il se retire des
territoires occupés, y compris Jérusalem, et - comme l'a
réaffirmé le rapport Mitchell - qu'il supprime ses colonies.
Ceci peut être réalisé, bien évidemment, par
étapes, en assurant une protection d'urgence aux Palestiniens sans
défense, mais il faut dès aujourd'hui apporter un remède
au grand échec de départ d'Oslo : il faut qu'une fin soit
mise avec clarté et sans ambiguïté à l'occupation
et que soit établi un Etat palestinien viable et authentiquement
indépendant et que garantie la paix, grâce à la reconnaissance
mutuelle. Ces objectifs doivent être énoncés comme
étant les objectifs des négociations, comme une sorte de
phare indiquant le chenal en direction du port. Les négociateurs
palestiniens doivent être intraitables à ce sujet et ne pas
utiliser la réouverture de négociations - à supposer
qu'il puisse en être question, dans cette atmosphère de guerre
impitoyable menée par Israël contre le peuple palestinien -
comme prétexte pour revenir au processus d'Oslo et s'en contenter.
Disons clairement qu'en fin de compte, seuls les Etats-Unis sont à
même de réinstaurer des négociations, avec le soutien
européen, musulman, arabe et africain ; mais cela doit se faire
par l'intermédiaire des Nations-Unies, qui doivent être le
principal promoteur de cette action diplomatique.
Etant donné l'appauvrissement
sur le plan simplement humain du conflit palestino-israélien, j'aimerais
suggérer l'idée que ces gestes symboliques importants de
reconnaissance (mutuelle) et de responsabilité - posés, pourquoi
pas ?, sous les auspices d'un Mandela ou d'un aréopage d'hommes
de paix aux états de service sans reproche - devraient viser à
faire de l'équité et de la compassion les éléments
déterminants dans la suite du processus. Malheureusement, il est
sans doute vrai que ni Arafat ni Sharon ne sont aptes pour une mission
d'une telle élévation. La scène politique palestinienne
doit absolument être rehaussée afin de représenter
sans faille ce à quoi tout Palestinien aspire : la paix dans la
dignité et la justice et, plus important que tout, une coexistence
digne, dans l'égalité, avec les Juifs israéliens.
Nous devons absolument dépasser les manigances indignes, le soutien
et le gavage scandaleux d'un dirigeant qui n'a eu, à aucun moment
de sa longue carrière, à endurer des sacrifices aussi terribles
que ceux que son peuple endure. La même chose vaut pour le peuple
israélien, entraîné vers l'abîme par le Général
Sharon et ses clones. Ce dont nous avons besoin, c'est une vision qui puisse
élever un moral plus qu'abusé au-dessus du sordide de notre
temps, de quelque chose qui ne saurait faillir dès lors que présenté
résolument comme ce à quoi le peuple aspire.
20.
Prémices d'un plan américain : deux Etats, pour deux peuples,
les deux capitales à Jérusalem
in Al-Watan Al-Arabi (quotidien arabe
publié au Royaume-Uni) du vendredi 19 octobre 2001
[traduit
de l'arabe par Marcel charbonnier]
Israël est préoccupé,
ces derniers jours, par des informations provenant de Washington et reprises
par les médias israéliens, sur les principes d'un plan américain
de règlement du problème du Moyen-Orient - principes autour
desquels sera vraisemblablement échafaudé le discours de
Colin Powell (ministre des A.E.) à l'assemblée plénière
de l'ONU.
Selon une source israélienne
proche de l'administration américaine, les points fondamentaux de
la communication du Secrétariat d'Etat sont les suivants :
- incitation à la recherche
d'un règlement définitif sur la base des "deux Etats" ;
- Jérusalem : capitale double
d'Israël et de la Palestine - mais sans entrer dans des "détails"
tels le partage de la souveraineté et la solution du différend
sur l'Esplanade des Mosquées ;
- reconnaissance du caractère
national des deux Etats : Israël étant un Etat juif et la Palestine,
l'Etat du peuple palestinien ;
- adoption des résolutions
242 et 338, de la conférence de Madrid et des accords d'Oslo comme
base de la solution à venir ;
- engagement des Etats-Unis à
"assurer la sécurité d'Israël" ;
- nécessité de mettre
un terme à la violence et au terrorisme, ferme engagement des deux
parties sur la voie de l'application des recommandations Mitchell.
Ce qui inquiète le plus Ariel
Sharon (Premier ministre) dans tout cela, c'est le point qui évoque
Jérusalem. Cela ne veut pas dire que Sharon adopterait le plan américain
sans cela... Car de nombreux points contenus dans cette proposition américaine
renferment beaucoup de corollaires moins apparents et notamment, en ce
qui concerne la chasse gardée de Sharon : les colonies.
Certaines sources israéliennes
ont commenté le point relatif aux 'deux Etats nationaux' en disant
que cela signifie que le droit au retour pour les Palestiniens réfugiés
ne serait pas admis à l'intérieur d'Israël, mais seulement
dans la région sur laquelle sera établi l'Etat palestinien.
Des proches du cabinet Sharon, répliquant
à ce qui a pu être publié au sujet des propositions
américaines, ont indiqué que le Premier ministre n'est nullement
gêné par l'établissement de l'Etat palestinien évoqué
par le président George Bush, mais que la question est celle de
savoir : où cet Etat sera-t-il établi et quelle en sera la
superficie ?
Ces mêmes milieux font savoir
que le gouvernement israélien est conscient du fait que, depuis
quelque temps, le Secrétariat d'Etat, sous la direction de Colin
Powell, adopte une position favorable aux Arabes tandis que la Maison Blanche
aurait, elle, un penchant pour Israël... Mais ce qui inquiète
Israël, c'est la communauté de vues affichée récemment
entre Bush (et le Vice-Président) et Powell, au sujet du Moyen-Orient,
étant donné que les deux premiers se sont (apparemment) rangés
à celles du troisième... à la suite des attentats
du 11 septembre.
Les sources israéliennes allèguent
que l'administration américaine aurait fait part des grands principes
de son plan aux responsables gouvernementaux de l'Arabie Saoudite, de la
Jordanie et de l'Egypte... mais pas d'Israël !
A côté de l'action diplomatique
que l'administration américaine entend déployer prochainement,
la Maison Blanche a prévu de dépêcher un envoyé
spécial au Moyen-Orient. Il s'agit du général de réserve
Anthony Ziney (orthographe non garantie, NdT), qui a d'excellentes relations
avec plusieurs responsables au Moyen-Orient, héritées de
ses fonctions dans l'armée, où il était responsable
des troupes déployées dans la région du Golfe arabo-persique.
Auparavant, l'administration avait envisagé d'envoyer en mission
au Moyen-Orient William Burns, mais les accointances de ce dernier avec
les Arabes n'étaient pas du goût des responsables israéliens
et Sharon a téléphoné à Washington pour le
lui signifier. Washington a obtempéré...
Le quotidien israélien Ha'Aretz,
proche du ministre des affaires étrangères Shimon Peres,
laisse entendre que la tension s'est accrue, dans les dernières
semaines, entre celui-ci et Ariel Sharon. Cette tension résulte,
d'une manière générale, du sentiment qu'a Peres de
la responsabilité endossée par Sharon du grave enlisement
actuel des relations avec les Palestiniens avec, en particulier, les critiques
qu'il a essuyées de la part de ce dernier au sujet de ses prises
de contacts avec Yasser Arafat. Sharon a déclaré sans ambiguïté
qu'il était opposé à la poursuite des rencontres entre
les deux hommes.
Peres demanderait (toujours, selon
la presse) que des aides économiques et un assouplissement du contrôle
de leurs déplacements soient accordés aux Palestiniens. Il
pense que, pour peu que les négociations reprennent, il est possible
de parvenir à un accord avec eux. Mais Peres met aussi en garde
: pour lui, il serait contre-productif de tenter de trouver un qualificatif
à cet accord : qu'il soit transitoire ou définitif importe
peu, de son point de vue. Il pense que le problème principal est
celui des colonies, dont le projet d'extension les concernant est indéfendable
et il est en faveur de l'évacuation des colonies de la bande de
Gaza, qui serait, pense-t-il, de nature à grandement apaiser la
tension qui y règne.
Mais des sources proches de Peres
laissent entendre qu'il est peu probable que la suppression de certaines
colonies puisse être seulement envisagée aussi longtemps que
Sharon restera aux manettes du gouvernement israélien...
21.
Ben Laden, secret de famille de l'Amérique par Arundhati
Royin Le Monde du dimanche
14 octobre 2001(Arundhati
Roy est écrivain. Traduit de l'anglais par Frédéric
Maurin.)Après
les inadmissibles attentats-suicides qui ont frappé le Pentagone
et le World Trade Center, un présentateur du journal télévisé
déclarait le 17 septembre sur la chaîne américaine
Fox : "Il est rare que le bien et le mal se manifestent aussi clairement
qu'ils l'ont fait mardi dernier. Des gens que nous ne connaissons pas ont
massacré des gens que nous connaissons - et ils ont commis leurs
actes avec une jubilation pleine de mépris." Puis il a craqué
et fondu en larmes.Voilà
le hic : l'Amérique est en guerre contre des gens qu'elle ne connaît
pas (parce qu'ils ne passent pas souvent à la télévision).
Le gouvernement n'avait pas encore réussi à identifier précisément
son ennemi, ni même commencé à cerner sa nature, que
déjà, à grand renfort de publicité et de rhétorique
douteuse, il se hâtait de concocter une "coalition mondiale antiterroriste"et
mobilisait son armée, sa force aérienne, sa marine, ses médias
pour les engager dans la bataille.Le
problème, c'est que l'Amérique, une fois partie en guerre,
ne saurait décemment rapatrier ses troupes sans qu'il y ait eu,
de fait, une guerre. Si elle ne trouve pas son ennemi, il lui faudra en
fabriquer un, ne serait-ce que pour calmer la fureur de l'opinion publique.
La guerre va acquérir une dynamique, une logique et une justification
qui lui appartiendront en propre et feront perdre de vue ses mobiles initiaux.Mû
par la colère, le pays le plus puissant du monde renoue d'instinct
avec un réflexe ancestral pour livrer un nouveau type de guerre.
Mais en matière de défense nationale, ses navires aérodynamiques,
ses missiles de croisière, ses avions de combat F-16 ont soudain
l'air d'antiquailles encombrantes.Son
arsenal de bombes nucléaires, qui tenait lieu de force de persuasion,
ne vaut plus son pesant de ferraille. Cutters, canifs et froide colère
sont les armes de la guerre au XXIe siècle. Rien de plus facile
à crocheter que la colère. Elle passe la douane sans attirer
l'attention, elle échappe au contrôle des bagages.Contre
qui l'Amérique se bat-elle ? Le 20 septembre, le FBI faisait part
de ses doutes quant à l'identité de certains pirates de l'air.
Le même jour, George W. Bush déclarait savoir exactement qui
étaient les terroristes et quels gouvernements les soutenaient.
On aurait dit qu'il avait des informations dont ne disposaient ni le FBI
ni la population américaine.Pour
des raisons stratégiques, militaires et économiques, George
W. Bush doit à tout prix persuader l'opinion publique que ce sont
les valeurs nationales de la liberté et de la démocratie
qui sont visées, ainsi que le mode de vie américain. Message
facile à colporter dans l'atmosphère de chagrin, d'indignation
et de colère qui règne actuellement. Cependant, à
supposer que le contenu en soit vrai, on peut légitimement se demander
pourquoi ce sont les symboles de la suprématie économique
et militaire américaine (le World Trade Center et le Pentagone)
qui ont été pris pour cibles. Pourquoi pas la statue de la
Liberté ? Ne peut-on alors émettre l'hypothèse que
la sombre colère à l'origine des attentats n'a pas pour source
la liberté et la démocratie américaines, mais le soutien
et l'engagement exceptionnel des Américains pour des causes radicalement
opposées : pour le terrorisme militaire et économique, l'insurrection,
la dictature armée, le fanatisme religieux, le génocide impensable
(hors des frontières du pays) ?Touchée
par des pertes récentes, la majorité de la population doit
avoir du mal à regarder le monde en face, les yeux embués
de larmes, et n'y rencontrer que ce qu'elle peut interpréter comme
de l'indifférence. Mais ce n'est pas de l'indifférence. C'est
juste une intuition. Une absence de surprise. La conscience lasse que tout
finit par se payer. Les Américains doivent savoir qu'ils ne sont
pas en cause, mais que c'est la politique de leur gouvernement qui attise
la haine. Ils ne peuvent pas un instant douter qu'ils sont partout bien
reçus, eux et leurs musiciens extraordinaires, leurs écrivains,
leurs acteurs, leurs athlètes impressionnants, leur cinéma.
Immense a été la peine de l'Amérique face aux événements
; immense aussi, la dimension publique de cette peine. Mais de là
à penser qu'elle pourrait modérer ou nuancer l'angoisse,
ce serait grotesque.Toutefois,
il serait également regrettable que le pays, au lieu d'en profiter
pour tenter d'expliquer les événements, saisisse l'occasion
pour usurper la souffrance du monde entier, pour pleurer et venger la souffrance
qui le concerne seul. Car dans ce cas c'est à nous autres qu'il
reviendrait de poser les vraies questions et de prononcer les mots cruels.
Pour nos douleurs, pour notre retard, nous serions haïs, ignorés,
peut-être même enfin réduits au silence.Le
monde ne saura sans doute jamais pourquoi les pirates de l'air ont dirigé
les avions vers les immeubles qu'ils ont percutés. Ils n'avaient
que faire de la gloire. Tout ce que nous savons, c'est que la croyance
en ce qu'ils faisaient surpassait de loin l'instinct naturel de survie,
le désir humain de laisser un souvenir de soi. Presque comme si
leurs actes marquaient la limite inférieure en deçà
de laquelle ils ne pouvaient exprimer leur immense fureur. Des actes qui
ont fait voler en éclats le monde tel que nous le connaissions.
Qui, en l'absence d'informations, vont être lus par les hommes politiques,
les commentateurs et les écrivains (dont je suis) à la lumière
de leurs propres opinions et de leurs propres interprétations. Cette
réflexion, cette analyse du climat politique où ont eu lieu
les attentats ne peuvent être que bonnes à prendre.Il
n'est pas superflu de procéder à quelques éclaircissements.
Et de se demander par exemple : à qui va bénéficier
cette "justice sans limites", cette "liberté immuable" ? L'Amérique
déclare-t-elle la guerre au terrorisme en Amérique ou au
terrorisme en général ? Que s'agit-il de venger au juste
? La mort tragique de près de 6 000 personnes, la disparition de
1,4 million de mètres carrés de bureaux à Manhattan,
la destruction d'une partie du Pentagone, la perte de plusieurs centaines
de milliers d'emplois, la faillite potentielle de quelques compagnies aériennes
? Ou bien les enjeux sont-ils plus vastes ?En
1996, interrogée par Leslie Stahl sur sa réaction devant
la mort de 500 000 enfants irakiens après les sanctions économiques
américaines, Madeleine Albright, alors ambassadrice des Etats-Unis
à l'ONU, répondait sur CBS que c'était "un choix très
difficile" mais que, tout compte fait, "nous pensons que le prix en vaut
la peine". A-t-elle été renvoyée de son poste pour
avoir tenu pareils propos ? Pas du tout. Elle a continué à
parcourir le monde, à représenter les opinions et les aspirations
du gouvernement américain. Plus grave encore, dans les circonstances
actuelles : les sanctions contre l'Irak n'ont pas été levées.
Des enfants continuent à mourir. Nous y voilà. Un distinguo
peu subtil oppose la civilisation et la sauvagerie, le "massacre d'innocents"
(ou, si l'on préfère, "le heurt des civilisations") et les
"dommages de guerre". Pure sophistique, délicate algèbre
de la "justice sans limites" ! Combien faudra-t-il de morts irakiens pour
améliorer le monde ? Combien de morts afghans pour un seul mort
américain ? Combien d'enfants morts pour un seul homme mort ? Combien
de cadavres de moudjahidins pour le cadavre d'un seul banquier d'affaires
?La coalition des superpuissances
mondiales resserre son étau sur l'Afghanistan, l'un des pays les
plus pauvres qui soient, l'un des plus sinistrés, des plus déchirés
par la guerre. Les talibans au pouvoir y offrent un abri à Oussama
Ben Laden, tenu pour responsable des attentats du 11 septembre.
Faut-il décimer l'ensemble
de la population en guise de réparation ? L'économie est
chamboulée. Et le problème qui se pose à une armée
d'envahisseurs, c'est en réalité que le pays ne possède
aucun des signes ou des repères conventionnels à pointer
sur la carte : ni bases militaires, ni complexes industriels, ni usines
de traitement de l'eau. Les exploitations agricoles se sont transformées
en charniers, la campagne est jonchée de mines antipersonnel - au
nombre de 10 millions, selon les estimations les plus récentes.
L'armée américaine devrait donc commencer par déminer
le terrain et par construire des routes pour frayer une voie à ses
soldats.Contemplons-la,
la "justice sans limites" au XXIe siècle : des civils mourant de
faim en attendant d'être tués. Aux Etats-Unis, on a grossièrement
parlé de "ramener l'Afghanistan à l'âge de pierre en
le bombardant". Quelqu'un aurait-il l'amabilité d'annoncer qu'il
n'est pas besoin de l'y ramener, qu'il y est déjà ? Peut-être
que les Américains ne savent pas très bien où se trouve
l'Afghanistan, mais cela n'empêche pas le gouvernement américain
et l'Afghanistan d'être de vieux amis. En 1979, après l'invasion
soviétique de l'Afghanistan, la CIA et l'ISI (InterServices Intelligence
: les services de renseignement pakistanais) ont lancé la plus grande
opération indirecte de la CIA depuis la guerre du Vietnam. Leur
but ? Canaliser l'énergie de la résistance afghane et l'enrôler
dans une guerre sainte, un djihad islamique qui dresserait contre le régime
communiste les pays musulmans de l'Union soviétique et finirait
par l'ébranler.Au
fil des ans, par l'intermédiaire de l'ISI, la CIA a financé
et recruté, dans quarante pays musulmans, des dizaines de milliers
de moudjahidins extrémistes qui ont servi de soldats dans cette
guerre que livrait l'Amérique par pays interposés. La grande
masse d'entre eux ne savaient pas qu'ils se battaient pour l'Oncle Sam.
(Mais l'ironie veut que l'Amérique n'ait pas su non plus qu'elle
finançait une future guerre contre elle-même.)En
1989, saignés à blanc par dix années de conflit sans
relâche, les Russes se sont retirés, laissant derrière
eux une civilisation en ruine. La guerre civile s'est poursuivie de plus
belle dans le pays. Le djihad s'est étendu à la Tchétchénie,
au Kosovo, puis au Cachemire. La CIA a continué à envoyer
des fonds et du matériel militaire, mais, vu l'ampleur des frais
généraux, il a fallu trouver encore plus d'argent. C'est
alors que les moudjahidins, prétextant un "impôt révolutionnaire",
ont donné l'ordre aux paysans de planter de l'opium. Sous la protection
de l'ISI, des centaines de laboratoires de traitement de l'héroïne
se sont implantés à travers le pays. Deux ans après
l'arrivée de la CIA, la frontière pakistano-afghane était
devenue le plus grand producteur mondial d'héroïne, la principale
source d'approvisionnement pour les villes américaines. Les bénéfices
annuels, situés dans une fourchette entre 100 et 200 milliards de
dollars, étaient reversés au profit de l'entraînement
et de l'armement des militants.En
1996, les talibans, qui ne formaient alors qu'une secte dangereuse de fondamentalistes
intégristes, se sont battus pour s'emparer du pouvoir, avec le soutien
financier de l'ISI, ce vieil acolyte de la CIA, et l'appui des partis politiques
pakistanais. Ils ont instauré un régime de terreur et s'en
sont d'abord pris à leurs concitoyens, en particulier aux femmes
: fermeture des écoles de filles, licenciement des fonctionnaires
de sexe féminin, application de la charia stipulant que les femmes
jugées "immorales" devaient être lapidées et les veuves
coupables d'adultère, enterrées vivantes. Devant ce terrible
bilan qui bafoue les droits de l'homme, on a du mal à croire que
la perspective d'une guerre, ou d'une menace pesant sur la vie des civils,
suffise à intimider le gouvernement taliban ou à le détourner
de ses buts.Après
tout ce qui s'est passé, peut-il y avoir plus grande ironie que
de voir la Russie et l'Amérique se donner aujourd'hui la main pour
re-détruire l'Afghanistan ? Reste à savoir si on peut détruire
la destruction... De nouveaux bombardements en Afghanistan n'auront d'autre
résultat que de déplacer les décombres, de semer le
désordre parmi quelques vieilles tombes et de troubler les morts.
Le paysage dévasté de l'Afghanistan formait le cimetière
du communisme soviétique, le tremplin d'un monde unipolaire dominé
par les Etats-Unis. Il a accommodé le néocapitalisme et la
mondialisation des grandes entreprises - là encore sous la coupe
des Etats-Unis. Or voici que l'Afghanistan s'apprête à se
transformer en cimetière pour les soldats sortis victorieux, contre
toute attente, de cette guerre pour l'Amérique.Et
que dire de l'allié supposé des Etats-Unis ? Le Pakistan
a lui aussi subi de graves pertes. Le gouvernement américain n'a
pas hésité à soutenir les dictateurs militaires qui
ont tout fait pour empêcher l'idéal démocratique de
s'enraciner. Avant l'arrivée de la CIA, il existait un petit marché
rural de l'opium. Entre 1979 et 1985, le nombre d'héroïnomanes,
parti de presque rien, s'est considérablement accru. Même
avant le 11 septembre, des millions d'Afghans vivaient dans des camps de
réfugiés sommaires le long de la frontière.L'économie
pakistanaise s'effondre. La violence fanatique, les programmes mondialistes
d'ajustement structurel et les seigneurs de la drogue mettent le pays en
pièces. Destinés à combattre les Soviétiques,
les centres d'entraînement terroristes et les madrasas, qui affleurent
sur l'ensemble du territoire comme des dents de dragon, ont produit des
fondamentalistes qui jouissent d'un immense succès populaire au
Pakistan même. Les talibans, que le gouvernement pakistanais soutient,
finance et protège depuis des années, ont noué des
alliances matérielles et stratégiques avec les partis politiques
pakistanais. Et c'est à ce pays que le gouvernement américain
demande (oui, demande) d'étrangler le petit animal qu'il nourrit
secrètement au biberon depuis tant d'années ? Après
s'être solennellement engagé aux côtés des Etats-Unis,
le président Moucharraf pourrait bien avoir à affronter une
espèce de guerre civile plus tard.Pour
des raisons géographiques, mais aussi grâce à la vision
de ses anciens dirigeants, l'Inde a jusqu'ici eu la chance d'être
exclue de ce grand jeu. Si elle avait été attirée
dans la partie, il y a fort à parier que notre démocratie,
dans l'état où elle se trouve, n'aurait pas survécu.
Alors que nous sommes un certain nombre à contempler la situation
avec horreur, nos dirigeants se livrent à une danse du ventre effrénée
en suppliant les Etats-Unis d'établir leurs bases militaires en
Inde plutôt qu'au Pakistan. Nous étions pourtant aux premières
loges pour assister au destin ignoble de nos voisins. La volonté
du gouvernement n'est pas seulement étrange : elle est inconcevable.
Comment un pays du tiers-monde, doté d'une économie fragile
et de bases sociales complexes, peut-il encore ignorer qu'inviter sur son
sol une superpuissance comme les Etats-Unis (à titre provisoire
ou sur le long terme) revient à exposer son pare-brise à
un jet de pierres ?Dans
le matraquage médiatique qui a suivi les événements
du 11 septembre, les principales chaînes de télévision
ont été fort discrètes sur l'implication américaine
en Afghanistan. Pour ceux qui n'étaient pas au courant, les reportages
pouvaient sembler émouvants ou troublants, voire larmoyants aux
yeux des cyniques. Mais pour ceux d'entre nous qui connaissons l'histoire
récente de l'Afghanistan la couverture des attentats et la rhétorique
de la "coalition mondiale antiterroriste" ne constituent ni plus ni moins
qu'un affront. La "liberté" de la presse américaine, comme
la "liberté" de l'économie de marché, doit répondre
de bien des errements.De
toute évidence, l'opération "Liberté immuable" vise
à promouvoir le mode de vie à l'américaine. Mais elle
finira sans doute par en saper complètement les fondations. Elle
va décupler la colère et le terrorisme dans le monde entier.
Pour le commun des mortels, aux Etats-Unis, elle ne signifie rien d'autre
que vivre dans un climat révoltant d'incertitude : mes enfants seront-ils
bien protégés à l'école ? Y aura-t-il des gaz
neurotoxiques ? Une bombe dans la salle de cinéma ? La personne
que j'aime rentrera-t-elle à la maison ce soir ? On agite le spectre
d'une guerre biologique. Mais la mort au compte-gouttes risque d'être
pire que l'anéantissement brutal de l'espèce par une explosion
nucléaire.Le gouvernement
américain - suivi sans aucun doute par tous les gouvernements du
monde - va profiter du climat de guerre pour brider les libertés
civiques, restreindre la liberté d'expression, procéder à
des licenciements massifs, harceler des minorités ethniques et religieuses,
réduire les dépenses publiques et détourner d'énormes
sommes d'argent vers l'industrie de l'armement. Dans quel but ? Le président
Bush ne saurait "débarrasser le monde des agents du mal", pas plus
qu'il ne saurait le peupler de saints. Il est absurde que le gouvernement
américain caresse le projet d'éliminer le terrorisme par
une escalade de violence et d'oppression. Le terrorisme est le symptôme,
non la maladie. Il voyage sans passeport. Il est transnational, mondial,
au même titre que des entreprises comme Coca-Cola, Pepsi ou Nike.
Dès les premières difficultés, il peut lever le camp
et déménager ses "usines" dans un pays qui lui offrira plus
d'avantages. Exactement comme les multinationales.En
tant que phénomène, le terrorisme peut ne jamais disparaître.
Mais pour le maîtriser il faut déjà que l'Amérique
commence par reconnaître qu'elle partage la planète avec d'autres
nations, d'autres êtres humains qui, même s'ils ne passent
pas à la télévision, ont eux aussi leurs amours, leurs
chagrins, leurs histoires, leurs chants, leurs douleurs - grands dieux
! -, leurs droits. Mais on en est loin.Les
attentats du 11 septembre portent la marque d'un monde complètement
détraqué. Ben Laden en a peut-être rédigé
le message (qui sait ?), ses coursiers l'ont peut-être livré,
mais il aurait tout aussi bien pu être signé par les fantômes
des victimes des anciennes guerres américaines. Par les millions
de morts en Corée, au Vietnam et au Cambodge, les 17 500 morts lorsque
Israël, en 1982, a envahi le Liban avec l'appui des Etats-Unis, les
dizaines de milliers d'Irakiens morts pendant l'opération "Tempête
du désert", les milliers de Palestiniens tués en luttant
contre l'occupation de la Cisjordanie par Israël. Et par les millions
de morts en Yougoslavie, en Somalie, en Haïti, au Chili, au Nicaragua,
au Salvador, dans la République dominicaine, au Panama - autant
de pays dirigés par des terroristes, des dictateurs, des auteurs
de génocides que le gouvernement américain soutenait, formait,
finançait et armait. La liste est loin d'être exhaustive.Pour
une nation si impliquée dans la guerre et le conflit, les Américains
ont eu une chance extraordinaire. Les événements du 11 septembre
ne constituent que la deuxième attaque sur leur sol en plus de cent
ans. La première, c'était à Pearl Harbour. Les représailles
qui se sont ensuivies ont emprunté maints détours, mais elles
se sont terminées par Hiroshima et Nagasaki. Aujourd'hui, le monde
attend les horreurs à venir en retenant son souffle.Dans
un article intitulé "La nécessité de la dissidence"
(The Guardiandu 18 septembre), George Monbiot écrivait que, si Oussama
Ben Laden n'existait pas, il faudrait que l'Amérique l'invente.
Mais en un sens l'Amérique l'a bel et bien inventé. Il faisait
partie du djihad en Afghanistan en 1979, lorsque la CIA y a lancé
ses opérations. Ben Laden possède le privilège d'avoir
été créé par la CIA et d'être recherché
par le FBI. En une quinzaine de jours, il est passé du statut de
suspect à celui de suspect numéro un, puis, malgré
l'absence de preuves véritables, il a gravi tous les échelons
et s'est hissé au rang suprême de celui qu'on réclame
"mort ou vif".Les talibans
ont fait preuve d'une pertinence qui leur ressemble peu lorsque les Etats-Unis
ont exigé l'extradition de Ben Laden : "Donnez-nous les preuves,
ont-ils répondu, et nous vous le livrerons." Bush a répliqué
que ses exigences n'étaient "pas sujettes à négociation".
Est-ce que l'Inde pourrait en profiter, accessoirement, pour exiger l'extradition
de l'Américain Warren Anderson ? En tant que PDG d'Union Carbide,
il est responsable de la fuite de gaz qui s'est produite à Bhopal
en 1984, causant la mort de 16 000 personnes. Nous avons rassemblé
les preuves nécessaires. Elles sont toutes versées au dossier.
Vous pourriez nous le livrer, s'il vous plaît ? Merci.Mais
qui est vraiment Oussama Ben Laden ? Ou pour le dire autrement : qu'est-ce
qu'Oussama Ben Laden ? C'est le secret de famille de l'Amérique.
Le double noir de son président. Le jumeau sauvage de tout ce qui
se targue de beauté et de civilisation. Le rejeton d'un monde ravagé
par la politique étrangère de l'Amérique : par sa
diplomatie de la canonnière, son arsenal nucléaire, sa volonté,
comme il est dit vulgairement, de s'arroger une "domination sans partage",
par son effroyable mépris de vies qui ne sont pas américaines,
par ses interventions militaires barbares, son soutien à des régimes
despotiques et dictatoriaux, son programme économique impitoyable,
prompt à ne faire qu'une bouchée de pays pauvres comme s'il
s'agissait d'une nuée de sauterelles. Sans parler de ses multinationales
en maraude qui gouvernent l'air que nous respirons, le sol que nous foulons,
l'eau que nous buvons, les pensées que nous avons.Maintenant
que le secret de famille est divulgué, les jumeaux se fondent l'un
dans l'autre et deviennent peu à peu interchangeables. Leurs canons,
leurs bombes, leur argent et leurs drogues tournent en boucle depuis un
moment. Les missiles Stinger qui attendent les hélicoptères
américains ont été fournis par la CIA ; l'héroïne
consommée par les toxicomanes américains vient d'Afghanistan
; l'administration Bush a récemment fait don de 43 millions de dollars
pour financer une "lutte antidrogue"...Bush
et Ben Laden ont désormais recours à la même terminologie.
Chacun représente "la tête du serpent" aux yeux de l'autre.
Aucun ne se prive d'invoquer Dieu et d'employer un vague lexique millénariste
où ont cours les notions de bien et de mal. Ils sont tous les deux
impliqués dans des crimes politiques sans ambiguïté,
tous les deux armés jusqu'aux dents - l'un avec l'arsenal nucléaire
des puissants qui ne redoutent pas l'obscénité, l'autre avec
le rayonnement destructeur des cas les plus désespérés.
La boule de feu et le pic à glace. La matraque et la hache. Ce qu'il
faut garder présent à l'esprit, c'est qu'aucun terme de l'alternative
ne représente une solution acceptable pour remplacer l'autre.