Point d'information Palestine > N°175 du 09/11/2001

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Sélections, traductions et adaptations de la presse étrangère par Marcel Charbonnier
 
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ERRATUM - Dans notre dernière livraison, nous avons commis une regrettable erreur. Ainsi, au sommaire de la "Revue d'études palestiniennes" N°81, qui vient de paraître, c'est un hommage à Jean-Marie Gaubert (et non Lambert, comme nous l'avons écrit), ancien président de l'Association médicale franco-palestinienne, disparu le 14 avril dernier, que la journaliste Claire Moucharafieh propose aux lecteurs de cette revue de référence publiée par les Editions de Minuit.
 
Au sommaire
 
Témoignage
Cette rubrique regroupe des textes envoyés par des citoyens de Palestine ou des observateurs. Ils sont libres de droits.
Check-points : Zay az-zift... par Nathalie Laillet, citoyenne de Bethléhem (Palestine)
 
Réseau
Cette rubrique regroupe des contributions non publiées dans la presse, ainsi que des communiqués d'ONG.
Toutes sortes de terroristes par Uri Avnery (3 novembre 2001) [traduit de l'anglais par R. Massuard et S. de Wangen]
 
Revue de presse
1. La Palestine au cœur par Hamid Zyad in Le Nouvel Afrique Asie du mois de novembre 2001
2. Un couple pour la paix par Renée Combal-Weiss in La Vie du jeudi 8 novembre 2001
3. Azmi Bichara, première victime de la "démocratie" à l’israélienne in L'Orient-Le Jour (quotidien libanais) du jeudi 8 novembre 2001
4. Le conflit israélo-palestinien domine la conférence Euro-Med par Françoise Germain-Robin in L'Humanité du mercredi 7 novembre 2001
5. Les Etats-Unis s'efforcent de conquérir le soutien de l'opinion publique outre-atlantique par Michael R. Gordon in The New York Times (quotidien américain) du mardi 6 novembre 2001 [traduit de l'anglais par Marcel charbonnier]

6. L'opinion publique musulmane subodore un complot par Warren Richey in The Christian Science Monitor (quotidien américain) du mardi 6 novembre 2001 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
7. De Marseille à Gaza : une solidarité sans frontières par Linda Bediaf in La Marseillaise du lundi 5 novembre 2001
8. Leïla Shahid : "Nous avons besoin d'un arbitre" entretien réalisé par Linda Bediaf in La Marseillaise du lundi 5 novembre 2001
9. L'esprit du terrorisme par Jean Baudrillard in Le Monde du samedi 3 novembre 2001
10. À chacun son Ben Laden... par René Aggiouri in La Revue du Liban (hebdomadaire libanais) du samedi 3 novembre 2001
11. Dans Tulkarem assiégé par Tsahal par Pierre Barbancey in L'Humanité du vendredi 2 novembre 2001
12. Le maire de Tulkarem : "On nous assassine" entretien réalisé par Pierre Barbancey L'Humanité du vendredi 2 novembre 2001
13. "Justice infinie" pour les Palestiniens par Gema Martin Munoz in El Païs (quotidien espagnol) du vendredi 2 novembre 2001 [Traduit de l'espagnol par Michel Gilquin]
14. En tant que juif, je mens si... par Victor Ginsburgh in Le Soir (quotidien belge) du vendredi 2 novembre 2001
15. Confrontés à la violence et à l'absence d'emplois, les Palestiniens tentent leur chance à l'émigration par Sophie Claudet in The Jordan Times (quotidien jordanien) du jeudi 1er novembre 2001 [traduit de l'anglais par Marcel charbonnier]
16. Leila Shahid : "Une coalition pour la paix" par Jean-Pierre Bouteiller in Les Dernières Nouvelles d'Alsace du mercredi 31 octobre 2001
17. Les musulmans et la "démonisation" de l'ennemi par Sylvain Cypel in Le Monde du mardi 30 octobre 2001
18. Jusqu'ici, les Etats-Unis semblent perdre la guerre des relations publiques par Susan Sachs in The New York Times (quotidien américain) du dimanche 28 octobre 2001 [traduit de l'anglais par Marcel charbonnier]
19. Une vision de nature à élever le moral par Edward Saïd in Al-Ahram Weekly (hebdomadaire égyptien) du samedi 27 octobre 2001 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
20. Prémices d'un plan américain : deux Etats, pour deux peuples, les deux capitales à Jérusalem in Al-Watan Al-Arabi (quotidien arabe publié au Royaume-Uni) du vendredi 19 octobre 2001 [traduit de l'arabe par Marcel charbonnier]

21. Ben Laden, secret de famille de l'Amérique par Arundhati Roy in Le Monde du dimanche 14 octobre 2001
 
Témoignage

 Check-points : Zay az-zift... par Nathalie Laillet, citoyenne de Bethléhem (Palestine)Lundi 5 novembre 2001 - Me voici à Ramallah, après une journée éreintante.Zay az-zift... C'est une expression qu'on entend pas mal ici ces derniers temps. En gros, on pourrait la traduire par : «c'est la m....». Et je trouve que ça correspond bien à ce qui se passe ici, finalement.Récit des dernières heures :Je quitte Bethléhem pour me rendre à Naplouse. Il est 11h, et je bosse à 15h: tout va bien. Le chemin se fait sans encombre jusqu'à Qalandia. Là-bas, je prends un taxi qui m'emmène, via des sentiers au travers des oliveraies, jusqu'à Naplouse. Ou plutôt jusqu'à Huwwara, petit village palestinien situé à 2 ou 3 km de l'entrée de la ville. C'est à la sortie de ce village qu'est installé le Makhsoum (check-point) israélien.Privilège de posséder un passeport français... J'ai en théorie le droit de passer par le makhsoum. J'y vais donc, en abandonnant les Palestiniens qui, eux, doivent passer par la fameuse route de Tell. Apparemment, il y a des problèmes là-bas. Il y aurait des tirs. Pas folle moi... Si je peux éviter ça...Donc je vais, à pied, jusqu'au makhsoum. Personne. Quelques Palestiniens, une ambulance. Pas un seul taxi à proximité.Je ne me sens pas très fière, moi, avec mon sac en bandoulière et mes bouquins de français sous le bras. Quelque chose, comme une petite voix, qui me dit que ça va mal se passer...J'avance vers le barrage. Le soldat hurle quelque chose, je m'arrête, mais ne bouge pas. Non pas pour faire preuve de courage ou de résistance. Simplement, je réfléchis. Qu'est-ce que je fais, moi? Je lui explique que je suis prof de français? Il est à plus de cent mètres de moi, le soldat. Je me vois mal discuter avec lui de cette façon.Le soldat en question doit interpréter mon immobilisme comme une forme de résistance. Il me met en joue. Pour le coup, je ne réfléchis plus! J'attrape mon sac et me mets à courir dans le sens opposé au soldat.Me revoilà près du groupe de Palestiniens.– «Tu lui as dit que tu étais française?», me demande l'un d'eux.
– «J'aurais bien voulu lui dire, mais il ne m'en a pas trop laissé le temps...»Bon, qu'est ce que je fais moi, maintenant? Je n'ai pas trop envie de retourner voir mon pote le soldat de trop près. Je décide de reprendre un taxi et de passer, comme les Palestiniens, par la route de Tell. Hop! Direction les chemins de terre, la poussière qui brûle la gorge!On doit parcourir à peu près 2 km en voiture, puis après autant à pied, escalader une butte de terre, pour finalement reprendre un taxi de l'autre côté, qui lui nous emmènera dans Naplouse. Au cours des deux premiers kilomètres qu'on parcourt, les gens que l'on croise nous disent: «Msakkar, msakkar! c'est fermé, c'est fermé!». On continue quand même. On descend du taxi.«C'est fermé», nous dit-on, «et les soldats tirent». Je décide, avec une femme enceinte et son mari, d'aller voir ce qui se passe. On marche un peu. 500 mètres. Sur notre gauche, on voit nettement le camp militaire. Au loin, sur la route, on devine deux soldats.«N'y allez pas, n'y allez pas», nous dit-on! Je décide pourtant de tenter à nouveau ma chance. Peut-être que j'aurai la chance de les approcher, ces deux soldats, et de leur montrer mon passeport français. Je marche vers eux. La femme enceinte aussi.Ils nous mettent en joue. Encore ! Nous reculons. Comme à l'autre barrage, il y a une centaine de mètres entre nous et eux.Je ne sais plus quoi faire. Je suis censée travailler là-bas dans une heure. Je pose mon sac et essaie de réfléchir. Je n'y arrive pas. Je reste, j'attends un hypothétique «assouplissement» de la situation... On discute avec la dizaine de personnes présentes.– «Dis-leur que tu es française.»
– «Je voudrais bien, mais à chaque fois que je m'approche ils me mettent en joue.»Un des Palestiniens a passé deux mois en France l'an dernier. On discute de Lille, de Mauroy (qui est venu à Naplouse il n'y a pas si longtemps), de la vie là-bas et de la vie ici. Tout en discutant, on essaye de grignoter quelques centimètres de terrain. Un jeune homme d'une vingtaine d'années a une technique: il pose son sac par terre, s'assoit dessus quelques minutes face aux soldats, et puis doucement il l'avance, l'air de rien...Inutile de vous dire que les soldats de la glorieuse armée commencent à s'énerver. Quoi !? Nous n'avons pas peur !? Nous ne voulons pas partir en courant !? Eh bien, on va voir ce qu'on va voir !Une jeep arrive dans un nuage de poussière (important, la poussière, on se croirait dans une production hollywoodienne sur la 2ème guerre mondiale). Les soldats marchent dans notre direction, fusils pointés... ça devient lassant... Ils hurlent. On ne bouge pas.Tout d'un coup, la jeep démarre... et fonce sur un groupe de femmes (où se trouve notamment la femme enceinte). Elles hurlent, on court tous. La jeep s'arrête, on s'arrête. Elle repart, on repart.Un «boum» tout près. Je me retourne: des gaz lacrymogènes. Heureusement, le vent est avec nous, le nuage ne nous atteint pas de plein fouet. Un deuxième «boum». On court encore. La jeep nous poursuit toujours. Des coups de feux. Les femmes hurlent. Je cours. Je ne sais plus ce que font les autres. Personne n'est blessé. Ils ont tiré en l'air.Je retourne à l'endroit où m'a laissée le taxi. Les yeux me piquent, la peau me brûle (les gaz).Aucun des Palestiniens avec moi ne portait d'armes. Aucun. Nous voulions juste aller travailler ou étudier. Dites-moi donc quel mal il y a à cela. Dites-moi en quoi c'est protéger la sécurité des citoyens israéliens que d'empêcher des Palestiniens d'entrer ou de sortir de Naplouse. Je ne comprends plus rien à tout ça. Ou plutôt, j'ai peur de trop bien comprendre.Je suis énervée, fatiguée, crevée.J'ai honte.
J'ai honte pour l'armée israélienne.
J'ai honte aussi pour la société israélienne qui ne réagit pas.
Quand les tanks étaient dans Bethléhem et pilonnaient, la nuit, l'université de Bethléhem, les bombardements s'entendaient à Jérusalem. En deux nuits, il est tombé entre 200 et 250 obus sur ce quartier de la ville. Imaginez-vous le bruit de 200 obus? Pourquoi personne ne dit-il rien?(...)Et bravo aux chauffeurs de taxis palestiniens qui nous mènent dans tous ces chemins de terre, bravo à ces paysans palestiniens qui nous indiquent le chemin quand nous sommes perdus au milieu de nulle part, bravo aux femmes qui marchent sur ces chemins en portant leurs enfants. Bravo à ces enfants qui continuent à s'amuser.J'ai passé plus de deux heures à essayer de rentrer dans Naplouse. J'ai finalement décidé de rentrer sur Ramallah. Même route au milieu des oliviers, mêmes patrouilles volantes. Le soleil se couchait. Il était 16h30–17h. C'est la lumière de jour que je préfère.Trois gamins sur le bord de la route. Derrière leur dos, une feuille. En riant, ils la brandissent quand nous passons: un drapeau palestinien y est dessiné. Sur la bande blanche, sont écrits les mots «al Quds lana» (Jérusalem est à nous). 
Réseau

 
Toutes sortes de terroristes par Uri Avnery (3 novembre 2001)
[traduit de l'anglais par R. Massuard et S. de Wangen]
Le Président Bush a déclaré une «guerre contre le terrorisme». Vraiment?
Oussama Ben Laden est, sans aucun doute, un terroriste. Tuer 4.800 civils au World Trade Center était une agression terroriste. Mais les États-Unis auraient déclaré la guerre à Ben Laden même si celui-ci s'était contenté de tuer des soldats américains en Arabie Saoudite ou de faire sauter des installations pétrolières au Moyen-Orient. Ce ne sont pas les méthodes de Ben Laden qui ont causé cette guerre mais c'est son objectif: se débarrasser des États-Unis et de ses satellites, rois et présidents arabes à travers le Moyen-Orient.
Pour mener leur guerre, les États-Unis ont mis sur pied une coalition mondiale. Tous ceux qui l'ont rejointe se sont vus accorder la permission par les Américains d'appeler leurs ennemis «terroristes»: Poutine en Tchétchénie, la Chine dans ses zones musulmanes, l'Inde au Cachemire, Sharon dans les Territoires occupés – tous sont maintenant en train de se battre contre des «terroristes». Chacun a son Ben Laden.
Il y a de nombreuses années, j'ai inventé une définition dont je suis très fier: «La différence entre des combattants de la liberté et des terroristes est que les combattants de la liberté sont de mon côté et les terroristes de l'autre.»
Depuis le drame de New York, il est devenu à la mode de gloser sur le terrorisme. Le résultat en est que ce mot a perdu toute signification précise. «Terreur» signifie peur extrême. La racine du mot est le latin «terrere» - effrayer ou être effrayé. Le terme moderne a été utilisé la première fois pour décrire le régime de terreur institué par les Jacobins, une des factions de la Révolution française, pour éliminer leurs opposants en les décapitant par la guillotine au cours des années 1793-1794. À la fin leur dirigeant, Robespierre, a subi le même sort.
Depuis lors, le terme a été d'un usage plus général. Le terrorisme est une méthode pour obtenir des résultats politiques en effrayant la population civile. Et non en effrayant les soldats. Les Japonais qui ont attaqué la flotte américaine à Pearl Harbour n'étaient pas des terroristes. Pas plus que ne l'étaient les Juifs qui attaquaient les soldats du régime d'occupation britannique en Palestine.
Clausewitz a dit que la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens. Cela est vrai du terrorisme également. Le terrorisme est toujours un instrument pour atteindre des buts politiques. Étant donné que ceux-ci peuvent être de droite ou de gauche, révolutionnaires ou réactionnaires, religieux ou laïques, le terme «terrorisme international» est un non-sens. Chaque organisation terroriste a son propre programme spécifique.
Il y a peu de mouvements de libération qui n'ont pas utilisé le terrorisme. Les femmes algériennes mettaient des bombes dans les cafés des colons français (quelques-unes d'entre elles ont été prises et horriblement torturées par les parachutistes français). Nelson Mandela a passé 28 ans en prison parce qu'il avait refusé d'ordonner à ses partisans de ne pas utiliser le terrorisme. Les Macchabées étaient des terroristes venus tuer les Juifs hellénisés, tout comme l'étaient les combattants de l'Irgoun qui, en 1938, mettaient des bombes sur les marchés arabes de Jaffa et Haïfa en représailles contre les attaques arabes. Schlomo Ben Josef a commis un acte terroriste quand il a tiré sur un autobus arabe (et j'ai rejoint l'Irgoun quand il a été pendu par les Britanniques).
En général, le terrorisme est l'arme des faibles. Un «terroriste» palestinien a dit récemment: «Donnez-moi des tanks et des avions, et je cesserai d'envoyer des kamikazes en Israël.» Mais des grandes puissances peuvent également utiliser la terreur. Lancer la bombe atomique sur Hiroshima était un acte terroriste, destiné à effrayer la population japonaise pour qu'elle demande à son gouvernement de se rendre. De même pour le blitz nazi sur Londres et pour le bombardement britannique de Dresde. Churchill et Hitler étaient aussi différents que le jour et la nuit mais ils utilisaient la même méthode.
Israël a utilisé cette méthode dès ses débuts. Au début des années 50, les FID ont commis des «raids de représailles» destinés à effrayer les villageois au-delà de la frontière afin de les inciter à faire pression sur les gouvernements jordanien et égyptien pour empêcher l'infiltration des Palestiniens en Israël. Pendant la guerre d'usure de la fin des années 60, Moshe Dayan a terrorisé un demi-million d'habitants des villes égyptiennes le long du canal de Suez, afin qu'ils fassent pression sur le président égyptien pour qu'il cesse d'attaquer les bastions israéliens le long du canal. Au cours de l'opération «Raisins de la Colère» de 1996, le premier ministre Shimon Peres a terrorisé un demi-million d'habitants du Sud Liban par des bombardement aériens les refoulant vers le nord, afin de faire pression sur le gouvernement de Beyrouth pour qu'il empêche les guérilleros chiites d'attaquer la force d'occupation israélienne et ses mercenaires. C'est la même méthode qui est utilisée dans l'armée quand un commandant punit tous les soldats d'une compagnie pour qu'ils dénoncent le responsable d'un acte.
L'inconvénient, c'est que cela ne marche pas dans les conflits entre nations. Généralement, c'est contre-productif. Les Talibans n'ont pas livré Ben Laden, mais sont devenus plus virulents dans leur opposition à l'Amérique. Les bouclages des villages palestiniens par les FID, qui cette semaine les ont privés d'eau et de nourriture, n'isole pas les «terroristes» mais au contraire les transforme en héros nationaux. La dévastation causée par les Russes en Tchétchénie n'a pas brisé – en fait elle les a renforcées – les forces d'opposition de la guérilla.
Le terrorisme étant toujours un instrument politique, la meilleure façon de le combattre est toujours politique. Résolvez le problème qui engendre le terrorisme et vous vous débarrasserez du terrorisme. Résolvez le problème israélo-palestinien et les autres abcès de fixation au Moyen-Orient, et vous vous débarrasserez d'Al-Qaida. Il dépérira comme une fleur privée d'eau.
Personne n'a jamais imaginé une autre méthode.
 
Revue de presse

                         
1. La Palestine au cœur par Hamid Zyad
in Le Nouvel Afrique Asie du mois de novembre 2001
Durant plus d’un demi-siècle, l’Occident, Etats-Unis en tête, a déclaré la guerre à tout projet d’intégration panarabe porteur de modernité, de progrès et de démocratie, croyant rendre ainsi service à la sécurité d’Israël, sa propre créature. C’est tout le contraire qui s’est produit. Sur les cendres encore fumantes de cette idéologie moderniste, a surgi une nébuleuse national-intégriste, obscurantiste, destructrice, nourrie du sein de ce même Occident aveugle et cynique. Après le 11 septembre 2001, va-t-on assister à un abandon de cette stratégie suicidaire ?
Ils étaient dix-neuf. A en croire la liste fournie par le FBI, ils étaient tous originaires du monde arabe, notamment de la Péninsule arabique, d’Egypte, du Liban et du Maghreb. Ils avaient entre trente et quarante ans. Ils étaient des enfants de la Nakba (la “catastrophe”) qui, en 1948, se solda par la création de l’Etat d’Israël et l’exode du peuple palestinien, et de la Naksa, la “défaite” politique et militaire qui, en juin 1967, a permis à Israël de clouer au sol l’armée égyptienne, dont les chefs s’étaient laissés berner par les garanties de non-agression renouvelées la veille de l’attaque israélienne par les Etats-Unis et qui s’était soldée par l’occupation du reste de la Palestine, y compris Jérusalem, le Sinaï égyptien et les hauteurs du Golan syrien. Dans le monde arabe, la haine de l’Amérique date de ce jour. Elle est encore vivace. Les peuples arabes sont d’autant moins disposés à pardonner à Washington son manquement à la parole donnée, sa trahison, que, toutes tendances confondues depuis près de quarante ans, les administrations américaines successives n’ont rien fait pour brider les agresseurs, réparer l’injustice et rétablir les Palestiniens dans leurs droits.
Qu’ils aient été enrôlés dans les réseaux islamistes d’Oussama Ben Laden ou non, les enfants et adolescents de cette génération de la Naksa arabe, ont tous gardé la Palestine au cœur et une volonté intacte de recouvrer la dignité perdue et de laver l’honneur national bafoué. Une volonté d’autant plus forte qu’elle s’est nourrie au fil des ans de nouvelles frustrations : la victoire inachevée de 1973, sur injonction des Etats-Unis, plus soucieux de la sécurité d’Israël que des droits arabes, l’installation de bases américaines en Arabie Saoudite, et la destruction méthodique, perpétrée sous trois administrations différentes depuis 1991, de l’Irak et de son peuple.
Instinctivement, les attentats du World Trade Center de New York et du Pentagone à Washington – au-delà de l’horreur qu’ils inspirent et de la compassion ressentie à l’égard des victimes – ont été politiquement vécus par la rue arabe comme une (première) revanche sur le sionisme et son soutien naturel, les Etats-Unis. On cernerait sans doute mieux le problème posé en permettant à cette vérité de base de se dégager du fatras de dénonciations désordonnées, qui ont fusé depuis le 11 septembre. En agitant le spectre d’un “choc des civilisations” emprunté à une analyse déjà ancienne de Samuel Huntington, remise brutalement au goût du jour, le président américain George W. Bush joue sans doute sa partition de leader d’une classe politique désarçonnée par la violence de l’attaque, qui ne peut que souscrire à la division manichéenne du monde en bons et méchants, en Bien et Mal, et qui est d’autant plus prompte à prendre la tête de nouvelles “croisades” qu’elle n’a connu aucune des précédentes. Les dieux ont besoin d’un diable pour faire tandem. Avec Ben Laden, on est dans cette bipolarité féconde du sacré et du profane, du laïc et du religieux. Satan permet la diversion. En hissant le débat au niveau d’un “choc de civilisation”, on occulte qu’il s’agit plus trivialement de rendre justice au peuple palestinien opprimé depuis trois quarts de siècle par un implacable mouvement sioniste armé et rendu invulnérable – et donc peu enclin à rendre compte de ses propres crimes – par les Etats-Unis.
Même Poutine, néo démocrate formé par le KGB, s’est autoproclamé conseiller de cette guerre planétaire, en proposant la méthode stalinienne qu’il a pratiquée en Tchétchénie : raser les villes (Grosny, quatre cent mille habitants) en partant de l’idée qu’“un bon Tchétchène est un Tchétchène mort”.  Plus prudent, le secrétaire d’Etat américain Colin Powell, l’ancien chef d’Etat-major de la guerre du Golfe, appelle, lui, à quitter les cieux pour revenir ici-bas et apprécier avec plus de réalisme les causes profondes de la crise actuelle, et les enjeux de l’après-11 septembre. De même que Jack Straw, le chef de la diplomatie britannique, qui, prenant le contre-pied de son va-t-en guerre de Premier ministre Tony Blair – dont le rôle de roquet aux pieds de Bush agace de plus en plus ses pairs européens – estime que “l’un des facteurs qui aident à nourrir le terrorisme est la colère que de nombreux peuples de la région éprouvent à cause des événements en Palestine depuis des années”.
Le Premier ministre israélien Ariel Sharon, militaire buté et sanguinaire, qui a aussi du flair politique, l’a d’emblée compris ainsi. Mettant à profit la confusion générale régnant dans les jours suivant l’attentat du 11 septembre, il a ordonné une escalade militaire meurtrière dans les territoires occupés palestiniens, et tenté, aux dires de son propre ministre des Affaires étrangères, Shimon Pérès, de faire assassiner Yasser Arafat, devenu sa bête noire, obstacle à son projet de “bantoustanisation” de la Palestine. Dans cette société réputée démocratique, jamais l’establishment militaire n’a eu autant de pouvoirs politiques. Il est le pouvoir politique. Pour Ariel Sharon, il était donc urgent de neutraliser définitivement la cause palestinienne en la dénonçant sans autre forme de procès comme l’avatar régional d’un “ennemi islamiste terroriste sans frontières”, avant que George W. Bush ne se mêle de redécouvrir un conflit auquel il avait reproché à son prédécesseur Bill Clinton de s’intéresser de trop près. Depuis, le chef de l’exécutif américain a reconnu pour la première fois la nécessité d’un Etat palestinien, provoquant une nouvelle et violente réaction publique de rejet de la part d’Ariel Sharon : “Pas d’entente de l’Occident avec les Arabes”.
La même stratégie de sanctuarisation d’Israël peut être perçue à travers les contributions très nombreuses – et comme préparées d’avance – qu’on a pu lire ici et là sous la signature de ce qu’on pourrait appeler les “intellectuels organiques” du sionisme, au sens où l’entendait le théoricien communiste italien Gramsci. Répartis dans le monde, ils constituent un rempart idéologique, dont la fonction première est de plaider non coupable, parfois avant même que les gouvernements israéliens aient été mis en cause publiquement. A leur yeux, Israël, éternelle victime, est innocent de tous les crimes qu’on lui attribue, ce qui ne peut être le fait que d’antisémites non repentis. On a même pu lire que cette société ultra-militarisée, dont l’armée, troisième ou quatrième puissance du monde, dispose de l’arme atomique, est en fait “assiégée”, “menacée dans son existence”  par les jeunes de l’Intifada palestinienne, qui ne disposent, eux, que de pierres et de lance-pierres.
Cela étant, malgré les avancées américaines sur un conflit, qui, s’il n’est pas réglé dans le respect des droits nationaux légitimes des Palestiniens (Etat, droit au retour, Jérusalem), continuera à nourrir la frustration et le désespoir, vivier du terrorisme, la méfiance doit être de règle. Il ne faut pas confondre ce qui semble être un retour au principe de réalité, qui a fini par imposer la cause palestinienne à la nouvelle administration républicaine, et la tactique indispensable dans ces temps de croisade, où les Etats-Unis veulent embrigader les Arabes dans une guerre sans limites ni objectifs précis. Israël, par la voix de son ministre de la Défense, Benyamin Eliezer, a fourni la clé pour un possible décryptage des nouvelles dispositions américaines à l’égard des Arabes depuis le 11 septembre : “Les Américains ne cherchent pas de partenaires dans le monde arabe. Ils ont besoin d’une approbation silencieuse, d’accords conclus sous la table”, a-t-il dit en pronostiquant qu’Israël finirait par “tirer profit de la situation actuelle”. Son analyse n’est en rien différente de celles des régimes arabes vassaux des Américains, qui se sont précipités l’un après l’autre, le doigt sur la couture du pantalon, pour se mettre au service de la croisade de Washington, sans l’annoncer ouvertement, hypocritement, la peur au ventre. Ils ne sont pas à l’abri d’un retournement de leurs peuples opprimés, qui en ont marre – et le disent – du double langage qui leur est servi en toute impunité depuis quarante ans.
Yasser Arafat a sans doute gagné en “nationalisant” la question palestinienne, mais il sait qu’il lui serait fatal de se couper de la profondeur stratégique arabe. Si l’après-11 septembre a un sens pour les Arabes c’est bien celui-là : il est temps de refermer la parenthèse de la dislocation ouverte par l’infâme paix séparée qui leur avait été imposée par l’Egyptien Anouar el-Sadate. Il ne s’agit pas de  prendre le chemin d’une solidarité molle, telle qu’on l’a vue s’exprimer ces derniers mois, alors que les Palestiniens étaient tirés comme des pigeons par la soldatesque israélienne. Mais bien plutôt, en surmontant la peur du gros bâton déjà brandi par des analystes de service, à plat ventre devant l’hyper-puissance américaine, de renouer avec une communauté de destin forgée par l’histoire et la langue, au sein d’une aire culturelle parmi les plus homogènes au monde, s’étendant du Golfe à l’Atlantique. Car même leurs pires ennemis sont en train de découvrir aujourd’hui que le modèle panarabe, qu’ils ont combattu avec la dernière énergie depuis un demi-siècle pour protéger Israël, en tentant de le noyer dans un océan d’islamisme aux contours flous, est encore la plus courte distance vers la modernité, la laïcité et la démocratie.
 
2. Un couple pour la paix par Renée Combal-Weiss
in La Vie du jeudi 8 novembre 2001
Pour Allegra Pacheco, avocate israélienne, comme pour Eyad el Serraj, psychiatre palestinien, les droits des uns ne peuvent se fonder sur le déni de ceux des autres. Ensemble, ils défendent l'idée d'un État unique binational. Pourront-ils être entendus ?
PARCOURS
Eyad el Serraj
1944 Naissance à Béer Sheva. Études de médecine à Alexandrie, spécialité psychiatrie à Londres.
1990 Directeur du programme de santé communautaire de Gaza.
1995 Médiateur de Palestine. Secrétaire général de la commission indépendante palestinienne pour les droits des citoyens.
Allegra Pacheco
1965 Naissance à New York. Études d'histoire et de droit à la Columbia University.
1995 Prend la nationalité israélienne. Membre du barreau.
1998 1" prix internat. de plaidoirie de la ville de Caen.
1999 Obtient (avec d'autres) l'interdiction de la torture par la Haute Cour israélienne.Elle vit à Jérusalem. Depuis six ans, Me Allegra Pacheco, avocate israélienne, défend les Palestiniens devant la Cour suprême d'Israël pour les destructions de maisons, les confiscations de terres, les détentions dites administratives. Allegra a même œuvré avec d'autres pour obtenir, en 1999, qu'un arrêt de la Haute Cour de Justice israélienne déclare illégal le recours à la torture. Sa vie quotidienne, ce sont les visites dans les prisons, les entretiens avec les détenus - 2 000 Palestiniens sont prisonniers en Israël. C'est aussi repérer les irrégularités, dénoncer les exactions, la torture.
Le Dr Eyad el Serraj habite Gaza. Ce psychiatre palestinien est une personnalité de la vie publique palestinienne. Une position gagnée à la force de son engagement personnel.
"Quand j'ai été élu médiateur de Palestine en 1995, j'ai fait une déclaration pour dénoncer les tortures perpétrées par l'Autorité palestinienne, j'ai été emprisonné une journée. En sortant, j'ai réitéré ma déclaration. Neuf jours de prison. J'ai alors rencontré Arafat et nous avons conclu un accord. Mais cela n'a produit aucun effet. Je lui ai écrit une lettre très ferme. j'ai été mis au secret 17 jours et torturé. C'est la mobilisation des médias internationaux qui a permis d'obtenir une amélioration... "
Amnesty international a invité en France l'Israélienne et le Palestinien, pour tenter une mission peut-être impossible : mobiliser ceux qui espèrent encore dans la paix entre Israël et la Palestine. La paix... Allegra et Eyad en parlent avec d'autant plus d'urgence que chacun subit tous les jours la violence des deux sociétés.
"Nous  sommes  obliges  d'aller  à l'étranger pour nous rencontrer, s'insurge Allegra, c'est tragique! ". Les accords d'Oslo*? " Ils ont aggravé la situation du point de vue des droits de l'homme! ", s'exclame Allegra. Eyad rappelle que le droit des uns ne peut se fonder sur le déni de celui des autres. Pendant les sept ans du processus de paix, la criminalité en Palestine a doublé chaque année. La charge de violence exercée sur les Palestiniens se retourne contre leur propre communauté. Quand Eyad ouvre son Centre de santé mentale à Gaza en 1990, il veut soigner les enfants. Mais les pères, victimes de torture, ont eux aussi besoin de soins. Il monte un programme pour eux. Il s'aperçoit alors que certains hommes sortis des mains des bourreaux torturent leurs femmes : il crée un programme d'aide psychologique aux femmes. En douze ans, 15000 personnes ont été soignées dans huit centres, avec 30 psychologues et 20 psychiatres.
Devant ce désastre humain, Allegra et Eyad proposent l'idée - simple ! - d'un État unique binational qui garantisse la dignité et l'égalité de tous. " Ni les Palestiniens, ni les Israéliens ne se battent pour la terre, souligne Eyad. Les premiers luttent pour la dignité et les seconds recherchent la sécurité. Là où un Israélien est tué par un terroriste, un Palestinien est tué pour lutter contre le terrorisme. La sécurité ne peut venir que d'une stabilité intérieure fondée sur le respect des uns et des autres. " " Ce n'est pas antisémite de critiquer Israël. Je critique le gouvernement israélien. Il faut accepter cette distinction ", tranche Allegra. Combien de juifs et de Palestiniens pourront entendre librement ce plaidoyer pour la construction et la rencontre ?
(*) Oslo 1:1993. Oslo II: 1995.
 
3. Azmi Bichara, première victime de la "démocratie" à l’israélienne
in L'Orient-Le Jour (quotidien libanais) du jeudi 8 novembre 2001
Israël - Une sanction sans précédent, "une journée noire pour la démocratie". La Knesset lève l’immunité du député Azmi Bichara.
Le Parlement israélien, la Knesset, a levé hier l’immunité du député arabe Azmi Bichara, pour les propos qu’il avait tenus au cours d’un voyage en Syrie, une sanction sans précédent en Israël. Ainsi, pour la première fois dans l’histoire de l’État hébreu, un député va être poursuivi uniquement pour ses propos.
Qu’il soit arabe illustre la problématique à laquelle est confrontée une minorité qui constitue un sixième de la population, israélienne de nationalité, palestinienne de cœur, et pose le débat sur les limites de la démocratie dans l’État juif.
Lors d’une cérémonie marquant en juin le premier anniversaire de la mort du président syrien Hafez el-Assad, en présence des chefs du Hezbollah, M. Bichara avait appelé les Arabes à adopter une position unifiée pour «poursuivre la résistance» contre Israël. Dans un vote séparé, le Parlement a également levé son immunité pour l’organisation, selon lui, «illégale» de voyages de familles arabes israéliennes en Syrie, alors que ces familles étaient allées revoir leurs proches dans ce pays.
«C’est une journée noire pour la démocratie en Israël, les votes du Parlement visent à chasser de son enceinte les élus arabes», a aussitôt répliqué le député arabe Ahmed Tibi. «Israël se veut un pays démocratique et juif, ce qui signifie en fait qu’il est démocratique pour la majorité juive», a ironisé le député.
Le député travailliste Yossi Katz a dénoncé pour sa part la levée de l’immunité. «Ce vote constitue un précédent dangereux qui risque en fin de compte de porter atteinte à la liberté d’expression. Le résultat, c’est qu’il y a 119 députés perdants sur 120, et un seul gagnant, Azmi Bichara, qui fera figure de héros ou de martyr», a-t-il dit.
«La démocratie israélienne est celle de la majorité sioniste et non des citoyens de l’État», a déclaré de son côté M. Bichara, affirmant que cette décision «était le début d’une campagne pour limiter les droits des Arabes d’Israël». «Je respecte les lois d’Israël mais on ne fera pas de moi un patriote de l’État juif», avait-il lancé mardi.
Universitaire chrétien originaire de Galilée (nord), M. Bichara, 55 ans, siège au Parlement depuis son élection en 1996 sur la liste communiste puis sur celle du parti arabe nationaliste Balad, dont il est l’unique député. Il envisage avec sérénité d’être traîné devant les tribunaux. «Ce sera une excellente occasion d’expliquer aux Israéliens la différence entre résistance et terrorisme», avait-il affirmé.
Les Arabes israéliens sont les descendants des 160 000 Palestiniens restés sur leur terre lors de la création d’Israël en 1948. Certains ont rejoint les groupes radicaux palestiniens et, dans de très rares cas, ont participé à des attentats contre des juifs.
Depuis la fin de l’administration militaire, en 1966, ils ont été intégrés dans le système politique israélien, mais souffrent toujours de graves discriminations.

4. Le conflit israélo-palestinien domine la conférence Euro-Med par Françoise Germain-Robin
in L'Humanité du mercredi 7 novembre 2001
Nouveau plan européen pour la paix
Encouragés par l'Union européenne, Yasser Arafat et Shimon Peres ont renoué à Bruxelles un dialogue difficile.
De notre envoyée spéciale à Bruxelles.
"Pour la première fois depuis le 26 septembre, Yasser Arafat et Shimon Peres ont renoué un dialogue politique. " Il était neuf heures du soir mardi et le porte-parole du président en exercice de l'Union européenne, le premier ministre belge, Guy Verofstadt, n'était pas peu fier d'annoncer que les efforts déployés tout au long de cette journée par les Belges avaient abouti à ce résultat : faire que les deux dirigeants se parlent, certes, mais surtout, qu'ils abordent le fond des choses, ce qu'ils n'avaient pas fait la semaine dernière à Majorque. Une rencontre (1) obtenue aux forceps, après plusieurs entretiens dans la journée entre le premier ministre et les deux hommes, Peres et Arafat, présents à Bruxelles à l'occasion de l'ouverture de la Conférence euro-méditerranéenne.
On n'en a pas su beaucoup plus ce soir-là sur le fond des choses. Sauf que la présidence belge de l'UE avait mis sur la table toute une série de " propositions précises et concrètes " ayant pour but de " commencer à restaurer la confiance sans laquelle il n'y a pas de négociations possibles". "Tout le monde est d'accord pour dire qu'il faut sortir de cette situation le plus vite possible et que la seule façon de le faire est la négociation. Alors, allons-y, et sans condition préalable", avait, une heure plus tôt, déclaré le ministre jordanien des Affaires étrangères, Abdel Khatib, après avoir entendu les deux discours, prononcés à l'ouverture de la conférence par Yasser Arafat et Shimon Peres qui se sont tous les deux présentés en " hommes de paix ". Yasser Arafat, après avoir longuement évoqué les souffrances infligées au peuple palestinien par l'armée israélienne, en a appelé à " une action internationale collective et un effort effectif rassemblant les Européens, les Américains, les Russes, la Chine, les pays arabes et musulmans et l'ONU ". Il s'est dit pour sa part " décidé à se conformer aux suggestions européennes "
Shimon Peres s'est dit lui aussi " un homme de paix ", ce qui ne l'a pas empêché de répondre très vertement à son homologue syrien, Farouk Al Chareh, accusant la Syrie de " soutenir le Hezbollah (qui vient d'être mis par Washington sur la liste des groupes à combattre) et d'abriter des organisations terroristes ". Il a indiqué que " le peuple israélien a montré qu'il est pour la paix en la faisant avec l'Egypte et la Jordanie. Il est prêt à faire la même chose avec les Palestiniens ". " Je suis, a-t-il ajouté, pour un Etat palestinien prospère. Mais je pense comme Ariel Sharon qu'on ne peut pas négocier sous la menace des armes. Les Palestiniens doivent tenir leurs engagements et respecter le cessez-le-feu. C'est la première marche de l'escalier de la paix. " Le ministre des Affaires étrangères israélien s'est d'ailleurs montré un peu agacé par l'insistance mise à vouloir lui faire rencontrer Yasser Arafat. " On attache trop d'importance à ces rencontres et après, on est déçu. On ne va pas régler des questions aussi compliquées en une heure. "
Le fond du problème - Shimon Peres en est conscient comme tout le monde et sait que cela menace sa propre crédibilité - vient des réticences d'Ariel Sharon à s'engager dans cet " escalier de la paix " où la communauté internationale veut le pousser. L'annulation de son voyage à New York où commence l'Assemblée générale de l'ONU en est la dernière manifestation diplomatique.
C'est donc avec l'espoir de vaincre ces réticences que la présidence belge de l'Union européenne a annoncé qu'elle allait entreprendre dès la semaine prochaine une visite au Proche-Orient pour tester, notamment auprès du premier ministre israélien, les propositions qu'elle a mises au point et déjà présentées mardi à Yasser Arafat et Shimon Peres. Avec une ambition qui, pour l'instant, semble hors de portée : lancer ce que l'on a appelé ici un " nouveau processus de paix ", c'est-à-dire un processus qui ne reparte pas de zéro, mais " qui intègre tous les accords déjà négociés entre les deux parties dans le passé, sur la base de la légalité internationale, avec l'appui des Etats-Unis, de la Russie et des Etats arabes modérés, notamment l'Arabie Saoudite ". Et Bruxelles caresse l'espoir que " les choses se noueront concrètement très bientôt, en marge de l'Assemblée générale de l'ONU ". Reste à savoir si l'Europe saura se donner les moyens de cette superbe ambition.
(1) Y assistaient le responsable de la Politique extérieure et de Sécurité commune Javier Solana, le premier ministre belge Guy Verfhostadt, le ministre des Affaires étrangères Louis Michel, le représentant de l'UE au Proche-Orient, Miguel Moratinos.

 
5. Les Etats-Unis s'efforcent de conquérir le soutien de l'opinion publique outre-atlantique par Michael R. Gordon
in The New York Times (quotidien américain) du mardi 6 novembre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel charbonnier]
L'administration Bush, préoccupée par le fait que l'opinion publique étrangère semble s'être retournée en défaveur de la campagne militaire américaine en Afghanistan, déploie des efforts majeurs afin de plaider sa cause face aux médias étrangers, en particulier : dans le monde musulman.
Ce mardi, le président Bush prononcera une allocution au sujet de la lutte anti-terroriste : elle sera transmise via satellite à une conférence réunissant les dirigeants d'Europe centrale, en Pologne. Des décideurs politiques de premier plan se sont rendus disponibles pour recevoir les médias du monde musulman.
Les efforts déployés par l'administration américaine en vue de gagner le soutien international à sa campagne contre le réseau terroriste Al-Qa'ida d'Oussama Bin Laden et le gouvernement des Taliban, en Afghanistan, sont intrinsèquement très difficiles, le message délivré par les officiels américains en direction du public américain étant en totale contradiction avec les attentes des gouvernements étrangers.
Tandis que les responsables gouvernementaux américains ont préparé les Américains à la perspective d'un conflit long et difficile, le Pakistan et d'autres nations dans la région (Asie-Centrale/Moyen-Orient) comptent sur un conflit bref et un départ rapide des forces américaines.
Dans le cadre de la campagne de communication américaine, le Général Richard B. Myers, secrétaire de la Réunion des Chefs d'Etat-major, a donné récemment une interview à la chaîne Al-Jazira, chaîne télévisée généraliste retransmise par satellite qui ne rechigne pas à diffuser les imprécations anti-américaines de M. Bin Laden. Aujourd'hui, Colin L. Powell, Secrétaire d'Etat, a accordé une interview à la télévision égyptienne.
Le Département d'Etat prépare, par ailleurs, une campagne télévisée à but 'publicitaire' afin d'influencer l'opinion publique musulmane ; une des séquences pourrait mettre en scène des célébrités américaines, parmi lesquelles des stars du sport, ainsi que des messages s'adressant à l'affect de ce public. Cette campagne a été réalisée par Charlotte Beers, sous-secrétaire d'Etat à la diplomatie publique, récemment nommée, qui est entrée au service de l'administration américaine après une longue carrière sur Madison Avenue.
Dans tous les conflits, historiquement, la victoire dans la guerre de la propagande a toujours été un élément décisif de la stratégie militaire. Mais tenter de contrer l'offensive informationnelle des Talibans, tandis que persiste un profond ressentiment, dans le monde arabe, contre le statut de superpuissance des Etats-Unis, leur soutien (inconditionnel) à Israël et leur hégémonie culturelle, n'est pas une tranche de cake.
Les Etats-Unis affirment que des attaques aériennes massives sont absolument nécessaires afin de détruire l'infrastructure terroriste et de renverser le gouvernement des Taliban, ils insistent sur le fait qu'ils font tout afin d'"épargner les civils" et qu'ils ne sont pas en guerre contre le peuple afghan. Mais le spectre de bombes tombant sur un pays indigent, ravagé par plus de vingt années de guerres incessantes, a été mis à profit par les Taliban afin d'attiser les sentiments anti-américains.
Dans les pays musulmans, l'opinion publique pourrait avoir une importance cruciale pour la sécurité nationale américaine. Une insurrection au Pakistan, par exemple, serait de nature à susciter de graves préoccupations quant à la sécurité de l'arsenal nucléaire de ce pays. Elle serait aussi de nature à priver les Etats-Unis d'une base d'opération cruciale pour sa campagne militaire. L'armée américaine utilise, par ailleurs, des bases situées dans le Golfe arabo-persique.
"Nous avons entendu des responsables arabes, et d'autres, qui nous soutiennent, dire que nous devons en faire plus", a déclaré un haut fonctionnaire de l'administration américaine, faisant allusion à la chaîne Al-Jazira. "Ces dirigeants disent : 'Al-Jazira nous tue...'"
Une nation où le message diffusé par les médias américains est reçu avec une hostilité toute particulière est l'Arabie Saoudite, pays dont le prince consort Abdullah a critiqué des rapports (de source américaine) mettant en cause la sincérité de l'engagement saoudien dans l'action anti-terroriste. Au cours d'un discours prononcé dimanche dernier, il a déclaré que le président Bush avait exprimé des regrets, au cours d'une conversation téléphonique récente avec lui, pour ce qu'il avait qualifié d''incidents ayant contribué à introduire une distance entre les deux pays'.
Aujourd'hui, la Maison Blanche n'a pas qualifié ces commentaires "d'excuses", ajoutant que le président Bush ne croyait pas que l'on puisse dire que les Etats-Unis seraient en délicatesse avec l'Arabie Saoudite. Pour lui, c'est faux.
Le monde musulman, par ailleurs, n'est pas le seul sujet de préoccupation de Washington. Des informations sur des victimes civiles des bombardements (américains) ont entraîné une chute sensible dans le pourcentage des Européens favorables à la campagne actuelle. Le journal Le Monde titrait, récemment : "La conduite de la guerre suscite les interrogations en Europe."
Afin d'apaiser l'opinion musulmane, le Pentagone a adapté le message qu'il a délivré jusqu'à ce jour à cette région du monde. Le Secrétaire à la Défense, Donald H. Rumsfeld, a déclaré, aujourd'hui, que la guerre pourrait être achevée d'ici quelques mois.
"Est-ce que je pense que la campagne en Afghanistan va prendre des années ?", s'est-il interrogé, au cours d'une conférence de presse, en Inde... "Non, je ne le pense pas".
Au cours d'un briefing, au Pentagone, la semaine dernière, M. Rumsfeld a cependant émis un message bien différent à l'adresse du peuple américain. "Nous en sommes encore aux tout, tout premiers stades de ce conflit", a-t-il dit. "Les Etats-Unis ont bombardé le Japon durant trois ans et demi, jusqu'au mois d'août 1945, avant d'avoir rempli leurs objectifs."
Toujours dans le but d'influer sur l'opinion publique internationale, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne sont en train de mettre sur pied des centres d'information à Washington, à Londres et au Pakistan, afin de fournir des argumentaires sur la guerre en cours.
Même des hauts responsables de l'administration américaine concèdent que la Maison Blanche a mis du temps avant de convenir du pouvoir de la chaîne Al-Jazira comme canal d'information en direction du monde arabe, et qu'elle a perdu un temps précieux, dans les premiers jours du conflit, en ne tentant pas de faire passer son message sur cette chaîne diffusée par satellite.
Cela a d'ores et déjà changé : Condoleezza Rice, conseillère en matière de sécurité nationale, M. Rumsfeld, le Général Myers et le Secrétaire d'Etat Powell ont, tous, accordé des interviews à la chaîne Al-Jazira. Collin Powell a accordé récemment une interview au journal arabe publié à Londres Al-Hayat. Des hauts responsables du Secrétariat d'Etat ont conféré régulièrement, par video-conférence, avec des journalistes arabes basés à Londres.
Mais ces interviews sont des exercices de style un peu convenus. Un tournant tactique important a été pris, samedi dernier, après que l'administration américaine ait appris que M. Bin Laden avait réalisé une nouvelle cassette vidéo, qu'il avait transmise à Al-Jazira.
Ari Fleischer, porte-parole de la Maison Blanche, a indiqué aujourd'hui que l'administration avait rapidement pris des dispositions afin que Christopher Ross, ancien ambassadeur américain en Syrie parlant couramment l'arabe, se rende au siège d'Al-Jazira (au Qatar, Ndt) pour y lire à l'antenne un communiqué officiel américain, en réponse (à Bin Laden).
Mais même s'il en est ainsi, l'administration américaine a bien du mal à trouver des alliés musulmans, arabes ou non, disposés à s'adresser à la région en plaidant la cause de l'Amérique.
"Ceci est une guerre contre le terrorisme, en aucun cas une guerre contre l'Islam", a déclaré un officier supérieur de l'armée américaine. "Nous avons besoin de voix musulmanes qui le proclament haut et fort".
A cette fin, M. Fleischer a repris avec tambour et trompettes des propos de Amr Moussa, secrétaire général de la Ligue Arabe, selon lesquels M. Bin Laden ne représentait aucunement les Musulmans.
Toutefois, en dépit de ses efforts en matière de relations publiques, l'administration américaine est aux prises avec un bras-de-fer avec le plus gros de l'opinion publique musulmane, y compris l'opinion publique à l'intérieur de l'Afghanistan.
Aujourd'hui, la Voix de l'Amérique a entrepris de diffuser des émissions en direction de l'Afghanistan, citant les batailles dirigées au septième siècle par le Prophète Mahomet afin de démontrer que les armées musulmanes ont bien ferraillé y compris durant le mois de Ramadan.
La radio a commenté : "Selon l'expression très judicieuse du président George Bush, 'l'ennemi ne va pas se mettre en congés durant le Ramadan, et nous non plus.'"
 6. L'opinion publique musulmane subodore un complot par Warren Richey
in The Christian Science Monitor (quotidien américain) du mardi 6 novembre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
[The Christian Science Monitor tire à 120 000 exemplaires. Publié à Boston, cet élégant tabloïd est réputé pour sa couverture des affaires internationales. La fondatrice de la Christian Science Church, Mary Baker Eddy, a créé ce journal en 1908 à l'âge de 87 ans en réaction contre la presse à sensation. Publié du lundi au vendredi, avec une sélection hebdomadaire distribuée à l'étranger, le journal de Boston est l'un des fleurons de la presse américaine. http://www.csmonitor.com]Les Etats-Unis s'orientent vers le recours à la 'communication' en direction du monde musulman, en faisant appel aux services de spécialistes en relations publiques expérimentés et en répondant plus rapidement aux vidéos d'Oussama Bin Laden.Amman - Les efforts déployés par les Etats-Unis afin d'enrôler dans leur lutte contre le terrorisme international les Arabes et les Musulmans, au niveau de la rue, vont tout droit dans le mur.
Contrairement à la majorité des Américains, qui considèrent qu'Oussama Bin Laden est le suspect numéro '1' des attentats du 11 septembre dernier, l'opinion publique s'oriente dans une toute autre direction, dans les pays arabes et musulmans. La plupart des musulmans débattent de théories 'alternatives' et beaucoup parmi eux font leur l'une de ces théories, qui l'emporte haut la main sur toutes les autres : elle fait l'hypothèse que les attentats du 11 septembre ont été menés à l'instigation des services secrets israéliens, le Mossad.
Ce scepticisme généralisé au sujet de la responsabilité alléguée de M. Bin Laden est la preuve la plus éclatante qui ait été apportée jusqu'ici du fait que les Etats-Unis sont en train de perdre lamentablement ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui 'la guerre des Relations Publiques'. Conscients de ce problème, les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux sont en train d'examiner le recours à des méthodes plus sophistiquées afin de contrer l'exploitation faite par M. Bin Laden de l'ulcération musulmane.
Après que la chaîne par satellite Al-Jazira ait diffusé le dernier communiqué de Bin Laden, samedi dernier, accusant les Etats-Unis de mener une guerre contre l'Islam et qualifiant les dirigeants arabes qui soutiennent l'ONU d''infidèles', un ancien diplomate américain s'est rendu devant les caméras et les micros de cette même chaîne, suivie de manière assidue par trente-cinq millions de téléspectateurs, et il a communiqué la réplique du gouvernement américain aux propos de Bin Laden, dans un arabe 'impeccable'.
Tout en saluant cette performance, les spécialistes du Moyen-Orient disent que les Musulmans attendent un changement substantiel dans la politique américaine (vis-à-vis d'Israël, de l'Irak et de l'Afghanistan), plutôt qu'une (relative) élévation du débat intellectuel...
Dans le même temps, les théories d'un complot (au sujet des attentats) prolifèrent, même parmi les hauts responsables des gouvernements arabes ayant rejoint la coalition.
"Le niveau atteint par la récurrence des théories du complot est incroyable : cela vous donne tout simplement l'envie de hurler", dit un diplomate occidental en poste à Amman, auquel un responsable de haut rang du gouvernement jordanien vient de donner une conférence sur le rôle 'évident' du Mossad...
Le ministre syrien de la défense, Mustafa Tlass, a partagé une opinion similaire avec un groupe d'universitaires britanniques venus lui rendre visite, le mois dernier.
De telles attitudes soupçonneuses et de telles théories du complot ne sont pas quelque chose de nouveau, au Moyen-Orient, où le Mossad est souvent considéré comme une force maléfique tapie derrière des événements inexplicables sans son intervention. Dans le cas de Bin Laden, ces attitudes ont eu pour effet de gravement miner la tentative déployée par le président Bush afin de faire en sorte que la sympathie pour les cinq mille victimes innocentes des attentats trouve une traduction 'naturelle' dans la mise en place d'une campagne internationale concertée contre le terrorisme. "Non seulement nous ne sommes pas sur la même longueur d'onde (avec les Moyen-orientaux) : nous ne sommes pas sur les ondes du tout, et l'administration Bush en est bien consciente", dit Michael Hudson, directeur des études arabes à l'Université Georgetown de Washington.
L'absence de preuve irréfutable d'un lien entre Bin Laden et les attentats, à laquelle se surajoute ce que de nombreux commentateurs arabes et musulmans considèrent comme une précipitation mise par les Américains à formuler leur sentence, aboutit à une prolifération de théories alambiquées.
Parmi celles avancées par les éditorialistes de journaux jordaniens, syriens, égyptiens, publiés à Londres, en Cisjordanie et ailleurs, on trouve :
- Les attentats sont l'ouvre du "grand manitou juif sioniste qui contrôle l'économie mondiale, les médias, et la politique."
- Bush a donné l'ordre des détournements d'avions et des attentats afin de renforcer sa mainmise sur le pouvoir à Washington et faire oublier les controverses sur le décompte des bulletins (de l'élection présidentielle), en Floride.
- Des extrémistes japonais ont fait les attentats pour se venger des bombes nucléaires lancées sur Hiroshima et Nagasaki, en 1945, par les Américains.
- La Chine (ou la Russie, c'est au choix) a lancé les attaques afin de saper les efforts américains visant à développer un bouclier de missiles de défense.
La floraison des théories du complot est la conséquence inévitable du contrôle de l'information exercé par le gouvernement, dans ces pays. Afin de compenser cette censure, les commentateurs s'efforcent de discerner la vérité en lisant entre les lignes. Il est fréquent que la spéculation résultant de ces tentatives tourne autour de la question : "à qui profite le crime ?"
"C'est le manque d'information et une certaine naïveté qui alimentent les théories du complot : les gens tentent de recourir à leur propre intuition pour imaginer ce que l'on est en train de leur cacher", dit Jon W. Anderson, anthropologue de l'Université Catholique de Washington DC. "Il y a un sérieux problème de diplomatie publique, chez les Américains, qui ne peut qu'alimenter la floraisons des théories du complot."
Afin de contrer cette absence de communication, l'administration Bush est en train de recruter des experts en relations publiques (du secteur libéral) afin de lancer des campagnes médiatiques en direction du Moyen-Orient.
Les spécialistes du Moyen-Orient sont sceptiques. "Penser le problème en termes de publicité, c'est être réellement à côté de la plaque", dit M. Hudson, de l'Université Georgetown. "Le message n'est pas le support, absolument pas", dit-il : "Ce qui est crucial, c'est que vous devez avoir quelque chose à dire".
Bien loin de voir dans les Etats-Unis une puissance œuvrant à une paix juste et durable, nombreux sont les Musulmans à se demander si le véritable objectif des Etats-Unis ne serait pas, par hasard, de faire la guerre à l'Islam afin de rendre la région plus sûre pour Israël. L'utilisation, par Bush, du mot 'Croisade' dans ses premiers discours après les attentats est encore citée, par certains Musulmans, pour en apporter, à leurs yeux, la preuve.
Dans la 'rue arabe' (ou musulmane), la politique et les objectifs des Etats-Unis sont quasi unanimement rejetés.
Une des théories les plus frappantes, en circulation actuellement, est celle de l'allégation selon laquelle les Juifs américains auraient été avertis par avance de ne pas se rendre à leur travail dans les tours du World Trade Center de New York, le matin où les attentats ont eu lieu. C'est ce que l'on prétend être la 'preuve' que le Mossad aurait été l'instigateur des attentats.
"Pourquoi les médias n'ont-ils pas insisté sur le fait que 4 000 Juifs ne sont pas allés à leur boulot dans les tours, précisément le 11 septembre ?" demande Lina, une lycéenne palestinienne vivant à Amman. Ses deux camarades, portant toutes deux le fichu islamique, hochent la tête en acquiescement...
"Les Israéliens sont ceux qui ont tout à y gagner", dit Samer, employé d'un magasin de vêtements.
D'après ces analyses, le Mossad aurait réalisé les attentats du 11 septembre afin d'entraîner les Etats-Unis dans ce qui allait être appelé à devenir une opération conjointe américano-israélienne contre l'Islam, les Etats-Unis visant Bin Laden en Afghanistan et Israël se chargeant, de son côté, des fondamentalistes musulmans en Palestine...
Une autre théorie explicative, chez certains musulmans, consiste à dire que Bin Laden ne pouvait avoir les capacités nécessaires, en aucun cas, pour mener à bien les attentats depuis son repère afghan.
"Bin Laden est visé à cause de ces attentats", ajoute Mahmoud, lycéen d'origine saoudienne vivant en Jordanie. "mais il n'y a aucune preuve qu'il y ait été mêlé".
En réalité, des preuves substantielles et circonstanciées, de plus en plus nombreuses, indiquent qu'il y a eu participation de membres du réseau Al-Qa'ida dans l'organisation des attentats. Mais la question de savoir si les enquêteurs ont découvert un quelconque lien direct impliquant personnellement Bin Laden reste en suspens.
Certains Arabes disent qu'il est déjà trop tard, qu'ils ne font absolument pas confiance aux Etats-Unis, qui ne diront jamais la vérité. "Nous pensons que ce n'est pas Oussama Bin Laden qui a fait le coup, même si une multiplication d'indices voudraient faire accroire le contraire", dit Ahmad, employé dans un restaurant.
Nida, ophtalmologue à Amman, acquiesce. "Si l'on ne révèle pas de preuve irréfutable, cela signifie que ce n'était pas Bin Laden. Mais ça, les Américains ne l'admettront jamais", conclut-elle. 
 
7. De Marseille à Gaza : une solidarité sans frontières par Linda Bediaf
in La Marseillaise du lundi 5 novembre 2001
C'est un public marseillais chaleureux qui s'est manifesté lors de la "journée d'information et de solidarité avec le peuple palestinien" intitulée "Paix comme Palestine", samedi au Théâtre Toursky à Marseille en présence de Leïla Shahid, Déléguée générale de Palestine en France.
Entre 700 et 800 personnes sont venues de Marseille, d'Avignon mais aussi de Toulouse pour participer à la rencontre débat avec les personnalités invitées par le Collectif pour les droits du peuple palestinien.
Bernard Botiveau, chercheur au CNRS, à l'IREMAM, au CERMOC et professeur à l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence, Rashid Khalidi, directeur du Centre d'études internationales de l'université de Chicago, Michel Warschawski, journaliste et fondateur du Centre d'information alternative de Jérusalem (AIC) et Leïla Shahid, Déléguée générale de Palestine en France ont lancé d'une seule et même voix un vibrant appel à la solidarité avec la Palestine.
Au travers des événements actuels, l'avenir de l'Etat palestinien suscite des interrogations auprès des citoyens pour le moins inquiets.
Personnalités et chercheurs ont dénoncé tour à tour les exactions israéliennes dans les territoires palestiniens : occupations, apparition de nouvelles formes de violences aussi. Un puissant déséquilibre entre Israël et la Palestine qui fait que dans leurs rapports de force, la Palestine se trouve en présence d'une autodéfense amoindrie, d'institutions politiques quasi-inexistantes, d'une société civile en danger, d'une économie ravagée.
Tour à tour, ils ont tenu à rappeler l'Histoire ainsi que le rôle et le devoir que doivent jouer les historiens dans la crise au Moyen-Orient. Mais c'est aussi la communauté internationale qui a longuement été pointée du doigt. Leïla Shahid en a dénoncé sa passivité, réitérant son appel à une intervention rapide.
La Journée d'information et de solidarité avec le peuple palestinien a aussi été l'occasion pour la Déléguée générale de Palestine en France d'insister sur l'importance du travail d'information auprès des citoyens et de solliciter un jumelage entre les villes de Marseille et Gaza. La solidarité entre peuples commence aussi par là.
Des témoignages sont venus enrichir le débat tout au long de cette rencontre. Notamment celui de Nathalie, une jeune étudiante française, jointe par téléphone à Bethléhem depuis l'hémicycle du Toursky. Nathalie a pu raconter comment elle a vécu la réoccupation de Bethléhem par l'armée israélienne ces derniers jours. "Pendant dix jours on avait l'impression de vivre sous couvre-feu : des nuits sans dormir, des tirs d'obus sur l'université, planqué à la maison, couché sous les lits (...) mais l'occupation c'est aussi des zones d'humiliation. J'ai eu l'impression de revoir les images de Beyrouth qui ont marqué mon enfance." Un témoignage qui a rendu la souffrance d'un peuple palestinien plus présente dans l'assemblée.
 
> Ils ont dit...
Bernard Botiveau, chercheur au CNRS, à l'IREMAM, au CERMOC et professeur à l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence "La communauté internationale ne bouge pas. Bien sûr, l'Etat palestinien a été soutenu par des partis politiques, des associations en Europe et tardivement par des gouvernements  et l'Union européenne en 1999. Il est aussi temps de résoudre la question d'une évaluation commune de l'histoire et de se mettre d'accord sur une mémoire assumée. Nous en sommes encore loin, mais cela fait partie des choses auxquelles il faut penser."
Rashid Khalidi, directeur du Centre d'études internationales de l'université de Chicago "S'il doit y avoir un Etat palestinien, c'est parce que les palestiniens auront appris à dépendre d'eux-même sans pour autant ignorer les autres, au contraire. Et ceux qui croient que la création d'un Etat palestinien dépend des américains, des européens, des arabes, des musulmans n'ont rien appris de l'histoire, des 100 ans qui viennent de s'écouler."
Michel Warschawski, journaliste et fondateur du Centre d'information alternative de Jérusalem (AIC) "En France, le PS a pris une résolution sur la question palestinienne en véritable rupture avec la politique affirmée et menée par le parti et le gouvernement socialiste. Il s'agit d'envisager sérieusement l'envoi d'une force de protection et de réfléchir sur la prise de sanctions économiques face à la politique israélienne lorsqu'elle viole les droits internationaux. Je demande à Lionel Jospin de mettre en œuvre la résolution de son parti. Il y a ici non assistance à peuple en danger."
 
8. Leïla Shahid : "Nous avons besoin d'un arbitre" entretien réalisé par Linda Bediaf
in La Marseillaise du lundi 5 novembre 2001
- Le Président américain Georges W. Bush se déclare pour la création d'un Etat palestinien. Où en est-on aujourd'hui des négociations ? Peut-on espérer une reprise du processus de paix ?
- Non, je ne pense malheureusement pas. Aujourd'hui nous n'avons plus besoin de nouvelles négociations.Les étapes déjà négociées ont été entérinées. Nous voulons revenir aux recommandations de la commission Mitchell afin de mettre en œuvre les mesures spécifiques définies : le cesser le feu, les mesures de confiances et le retour à la table des négociations sur la base des accords déjà signés.
Aujourd'hui le refus d'Ariel Sharon de rencontrer Yasser Arafat s'explique par le fait qu'il veuille avant tout sauver sa coalition qui serait mise à mal dès lors que commencera la décolonisation israélienne. Mais son absence de volonté politique et d'initiative -hormis les frappes militaires sur l'autorité palestinienne et la population civile - est un réel danger. Aujourd'hui, l'armée est en train de prendre le pouvoir et on a l'impression d'assister à un putsch dirigé par des militaires qui mènent le peuple israélien vers la guerre totale. Ariel Sharon va droit au suicide. Il attend qu'on le retienne parce qu'il n'a pas de vision stratégique. C'est pourquoi, nous demandons que la communauté internationale vote l'envoi d'observateurs internationaux mandatés par le Conseil de sécurité des Nations-Unies pour surveiller que chacun de nous fait ce qui est indiqué dans les recommandations du rapport Mitchell. Nous avons besoin d'un arbitre. Il en va de la paix dans le monde.
Aujourd'hui les Etats-Unis ont la possibilité de prouver qu'ils sont les défenseurs du droit. C'est je crois, la dernière chance, sinon cette région explosera dans une forme de guerre et de violence aveugle.
- Le Président palestinien Yasser Arafat a rejeté et qualifié de "très dangereux" l'appel lancé par Oussama Ben Laden aux Pakistanais pour que ceux-ci s'opposent à ce qu'il qualifie de "croisade contre l'Islam" ? Pourquoi ?
- Yasser Arafat rappelle à Oussama Ben Laden que personne ne l'a proclamé défenseur de l'Islam. La coalition internationale n'est pas une croisade contre l'Islam mais une réponse aux attentats terroristes faits contre le peuple américain à Washington et à New-York, le 11 septembre. Personne n'accepte la théorie et la prétention d'Oussama Ben Laden qu'il fait au nom de l'Islam. Le monde musulman a dit ne pas le reconnaître, même pas en tant que musulman. Je crois qu'en ça, Yasser Arafat est suivi par tous les dirigeants du monde arabe et des musulmans.
- Comment percevez-vous les réactions des français sur la question palestinienne et des marseillais en particulier ?
- Depuis le 11 septembre, il y a une réaction très saine en France et très citoyenne. Le public français, à Marseille mais aussi à Lille, à Paris, etc..., a besoin d'un espace de débats, de parole libre et d'écoute de sensibilités diverses pour se faire sa propre opinion. Les citoyens sont en train de réaliser qu'il faut être acteur dans ce nouveau monde dans lequel nous vivons maintenant. Il faut que les jeunes cherchent à comprendre les enjeux politiques, économiques et culturels : est-ce que ce s'est passé est une folie ou y a-t-il des raisons politiques ou économiques ? Faut-il faire uniquement des frappes contre l'Afghanistan pour arrêter le terrorisme ou lutter à partir de l'application du droit ?
Tout citoyen doit devenir acteur de son propre destin et de son siècle, qui j'espère sera un siècle de paix. Il faut ouvrir le dialogue et échanger. Tout le monde a à y gagner, surtout à Marseille où les cultures et civilisations d'Orient et d'Occident sont entre-mêlées.
Et il est important de ne pas renvoyer les jeunes musulmans de France à des stéréotypes de "clash des civilisation" entre le nord et le sud, l'Orient et l'Occident, l'Islam et le christianisme, ne pas les renvoyer à cette idée qu'on les met dans un ghetto. Car lorsqu'on met des gens dans des ghettos, on crée la violence. Nous sommes dans une république laïque où l'intégration est une réalité. C'est un énorme avantage, il faut en profiter.
 
              
9. L'esprit du terrorisme par Jean Baudrillard
in Le Monde du samedi 3 novembre 2001
(Jean Baudrillard est philosophe.)Des événement mondiaux, nous en avions eu, de la mort de Diana au Mondial de football – ou des événements violents et réels, de guerres en génocides. Mais d'événement symbolique d'envergure mondiale, c'est-à-dire non seulement de diffusion mondiale, mais qui mette en échec la mondialisation elle-même, aucun. Tout au long de cette stagnation des années 1990, c'était la "grève des événements" (selon le mot de l'écrivain argentin Macedonio Fernandez). Eh bien, la grève est terminée. Les événements ont cessé de faire grève. Nous avons même affaire, avec les attentats de New York et du World Trade Center, à l'événement absolu, la "mère" des événements, à l'événement pur qui concentre en lui tous les événements qui n'ont jamais eu lieu.Tout le jeu de l'histoire et de la puissance en est bouleversé, mais aussi les conditions de l'analyse. Il faut prendre son temps. Car tant que les événements stagnaient, il fallait anticiper et aller plus vite qu'eux. Lorsqu'ils accélèrent à ce point, il faut aller plus lentement. Sans pourtant se laisser ensevelir sous le fatras de discours et le nuage de la guerre, et tout en gardant intacte la fulgurance inoubliable des images.Tous les discours et les commentaires trahissent une gigantesque abréaction à l'événement même et à la fascination qu'il exerce. La condamnation morale, l'union sacrée contre le terrorisme sont à la mesure de la jubilation prodigieuse de voir détruire cette superpuissance mondiale, mieux, de la voir en quelque sorte se détruire elle-même, se suicider en beauté. Car c'est elle qui, de par son insupportable puissance, a fomenté toute cette violence infuse de par le monde, et donc cette imagination terroriste (sans le savoir) qui nous habite tous.Que nous ayons rêvé de cet événement, que tout le monde sans exception en ait rêvé, parce que nul ne peut ne pas rêver de la destruction de n'importe quelle puissance devenue à ce point hégémonique, cela est inacceptable pour la conscience morale occidentale, mais c'est pourtant un fait, et qui se mesure justement à la violence pathétique de tous les discours qui veulent l'effacer.A la limite, c'est eux qui l'ont fait, mais c'est nous qui l'avons voulu. Si l'on ne tient pas compte de cela, l'événement perd toute dimension symbolique, c'est un accident pur, un acte purement arbitraire, la fantasmagorie meurtrière de quelques fanatiques, qu'il suffirait alors de supprimer. Or nous savons bien qu'il n'en est pas ainsi. De là tout le délire contre-phobique d'exorcisme du mal : c'est qu'il est là, partout, tel un obscur objet de désir. Sans cette complicité profonde, l'événement n'aurait pas le retentissement qu'il a eu, et dans leur stratégie symbolique, les terroristes savent sans doute qu'ils peuvent compter sur cette complicité inavouable.Cela dépasse de loin la haine de la puissance mondiale dominante chez les déshérités et les exploités, chez ceux qui sont tombés du mauvais côté de l'ordre mondial. Ce malin désir est au cœur même de ceux qui en partagent les bénéfices. L'allergie à tout ordre définitif, à toute puissance définitive est heureusement universelle, et les deux tours du World Trade Center incarnaient parfaitement, dans leur gémellité justement, cet ordre définitif.Pas besoin d'une pulsion de mort ou de destruction, ni même d'effet pervers. C'est très logiquement, et inexorablement, que la montée en puissance de la puissance exacerbe la volonté de la détruire. Et elle est complice de sa propre destruction. Quand les deux tours se sont effondrées, on avait l'impression qu'elles répondaient au suicide des avions-suicides par leur propre suicide. On a dit : "Dieu même ne peut se déclarer la guerre." Eh bien si. L'Occident, en position de Dieu (de toute-puissance divine et de légitimité morale absolue) devient suicidaire et se déclare la guerre à lui-même.Les innombrables films-catastrophes témoignent de ce phantasme, qu'ils conjurent évidemment par l'image en noyant tout cela sous les effets spéciaux. Mais l'attraction universelle qu'ils exercent, à l'égal de la pornographie, montre que le passage à l'acte est toujours proche – la velléité de dénégation de tout système étant d'autant plus forte qu'il se rapproche de la perfection ou de la toute-puissance.Il est d'ailleurs vraisemblable que les terroristes (pas plus que les experts !) n'avaient prévu l'effondrement des Twin Towers, qui fut, bien plus que le Pentagone, le choc symbolique le plus fort. L'effondrement symbolique de tout un système s'est fait par une complicité imprévisible, comme si, en s'effondrant d'elles-mêmes, en se suicidant, les tours étaient entrées dans le jeu pour parachever l'événement.Dans un sens, c'est le système entier qui, par sa fragilité interne, prête main-forte à l'action initiale. Plus le système se concentre mondialement, ne constituant à la limite qu'un seul réseau, plus il devient vulnérable en un seul point (déjà un seul petit hacker philippin avait réussi, du fond de son ordinateur portable, à lancer le virus  I love you , qui avait fait le tour du monde en dévastant des réseaux entiers). Ici, ce sont dix-huit kamikazes qui, grâce à l'arme absolue de la mort, multipliée par l'efficience technologique, déclenchent un processus catastrophique global.Quand la situation est ainsi monopolisée par la puissance mondiale, quand on a affaire à cette formidable condensation de toutes les fonctions par la machinerie technocratique et la pensée unique, quelle autre voie y a-t-il qu'un transfert terroriste de situation ? C'est le système lui-même qui a créé les conditions objectives de cette rétorsion brutale. En ramassant pour lui toutes les cartes, il force l'Autre à changer les règles du jeu. Et les nouvelles règles sont féroces, parce que l'enjeu est féroce. A un système dont l'excès de puissance même pose un défi insoluble, les terroristes répondent par un acte définitif dont l'échange lui aussi est impossible. Le terrorisme est l'acte qui restitue une singularité irréductible au cœur d'un système d'échange généralisé. Toutes les singularités (les espèces, les individus, les cultures) qui ont payé de leur mort l'installation d'une circulation mondiale régie par une seule puissance se vengent aujourd'hui par ce transfert terroriste de situation.Terreur contre terreur – il n'y a plus d'idéologie derrière tout cela. On est désormais loin au-delà de l'idéologie et du politique. L'énergie qui alimente la terreur, aucune idéologie, aucune cause, pas même islamique, ne peut en rendre compte. Ça ne vise même plus à transformer le monde, ça vise (comme les hérésies en leur temps) à le radicaliser par le sacrifice, alors que le système vise à le réaliser par la force.Le terrorisme, comme les virus, est partout. Il y a une perfusion mondiale du terrorisme, qui est comme l'ombre portée de tout système de domination, prêt partout à se réveiller comme un agent double. Il n'y a plus de ligne de démarcation qui permette de le cerner, il est au cœur même de cette culture qui le combat, et la fracture visible (et la haine) qui oppose sur le plan mondial les exploités et les sous-développés au monde occidental rejoint secrètement la fracture interne au système dominant. Celui-ci peut faire front à tout antagonisme visible. Mais l'autre, de structure virale – comme si tout appareil de domination sécrétait son antidispositif, son propre ferment de disparition –, contre cette forme de réversion presque automatique de sa propre puissance, le système ne peut rien. Et le terrorisme est l'onde de choc de cette réversion silencieuse.Ce n'est donc pas un choc de civilisations ni de religions, et cela dépasse de loin l'islam et l'Amérique, sur lesquels on tente de focaliser le conflit pour se donner l'illusion d'un affrontement visible et d'une solution de force. Il s'agit bien d'un antagonisme fondamental, mais qui désigne, à travers le spectre de l'Amérique (qui est peut-être l'épicentre, mais pas du tout l'incarnation de la mondialisation à elle seule) et à travers le spectre de l'islam (qui lui non plus n'est pas l'incarnation du terrorisme), la mondialisation triomphante aux prises avec elle-même. Dans ce sens, on peut bien parler d'une guerre mondiale, non pas la troisième, mais la quatrième et la seule véritablement mondiale, puisqu'elle a pour enjeu la mondialisation elle-même. Les deux premières guerres mondiales répondaient à l'image classique de la guerre. La première a mis fin à la suprématie de l'Europe et de l'ère coloniale. La deuxième a mis fin au nazisme. La troisième, qui a bien eu lieu, sous forme de guerre froide et de dissuasion, a mis fin au communisme. De l'une à l'autre, on est allé chaque fois plus loin vers un ordre mondial unique. Aujourd'hui celui-ci, virtuellement parvenu à son terme, se trouve aux prises avec les forces antagonistes partout diffuses au cœur même du mondial, dans toutes les convulsions actuelles. Guerre fractale de toutes les cellules, de toutes les singularités qui se révoltent sous forme d'anticorps. Affrontement tellement insaisissable qu'il faut de temps en temps sauver l'idée de la guerre par des mises en scène spectaculaires, telles que celles du Golfe ou aujourd'hui celle d'Afghanistan. Mais la quatrième guerre mondiale est ailleurs. Elle est ce qui hante tout ordre mondial, toute domination hégémonique – si l'islam dominait le monde, le terrorisme se lèverait contre l'Islam. Car c'est le monde lui-même qui résiste à la mondialisation.Le terrorisme est immoral. L'événement du World Trade Center, ce défi symbolique, est immoral, et il répond à une mondialisation qui est elle-même immorale. Alors soyons nous-même immoral et, si on veut y comprendre quelque chose, allons voir un peu au-delà du Bien et du Mal. Pour une fois qu'on a un événement qui défie non seulement la morale mais toute forme d'interprétation, essayons d'avoir l'intelligence du Mal. Le point crucial est là justement : dans le contresens total de la philosophie occidentale, celle des Lumières, quant au rapport du Bien et du Mal. Nous croyons naïvement que le progrès du Bien, sa montée en puissance dans tous les domaines (sciences, techniques, démocratie, droits de l'homme) correspond à une défaite du Mal. Personne ne semble avoir compris que le Bien et le Mal montent en puissance en même temps, et selon le même mouvement. Le triomphe de l'un n'entraîne pas l'effacement de l'autre, bien au contraire. On considère le Mal, métaphysiquement, comme une bavure accidentelle, mais cet axiome, d'où découlent toutes les formes manichéennes de lutte du Bien contre le Mal, est illusoire. Le Bien ne réduit pas le Mal, ni l'inverse d'ailleurs : ils sont à la fois irréductibles l'un à l'autre et leur relation est inextricable. Au fond, le Bien ne pourrait faire échec au Mal qu'en renonçant à être le Bien, puisque, en s'appropriant le monopole mondial de la puissance, il entraîne par là même un retour de flamme d'une violence proportionnelle.Dans l'univers traditionnel, il y avait encore une balance du Bien et du Mal, selon une relation dialectique qui assurait vaille que vaille la tension et l'équilibre de l'univers moral – un peu comme dans la guerre froide le face-à-face des deux puissances assurait l'équilibre de la terreur. Donc pas de suprématie de l'un sur l'autre. Cette balance est rompue à partir du moment où il y a extrapolation totale du Bien (hégémonie du positif sur n'importe quelle forme de négativité, exclusion de la mort, de toute force adverse en puissance – triomphe des valeurs du Bien sur toute la ligne). A partir de là, l'équilibre est rompu, et c'est comme si le Mal reprenait alors une autonomie invisible, se développant désormais d'une façon exponentielle.Toutes proportions gardées, c'est un peu ce qui s'est produit dans l'ordre politique avec l'effacement du communisme et le triomphe mondial de la puissance libérale : c'est alors que surgit un ennemi fantomatique, perfusant sur toute la planète, filtrant de partout comme un virus, surgissant de tous les interstices de la puissance. L'islam. Mais l'islam n'est que le front mouvant de cristallisation de cet antagonisme. Cet antagonisme est partout, et il est en chacun de nous. Donc, terreur contre terreur. Mais terreur asymétrique. Et c'est cette asymétrie qui laisse la toute-puissance mondiale complètement désarmée. Aux prises avec elle-même, elle ne peut que s'enfoncer dans sa propre logique de rapports de forces, sans pouvoir jouer sur le terrain du défi symbolique et de la mort, dont elle n'a plus aucune idée puisqu'elle l'a rayé de sa propre culture.Jusqu'ici, cette puissance intégrante a largement réussi à absorber et à résorber toute crise, toute négativité, créant par là même une situation foncièrement désespérante (non seulement pour les damnés de la terre, mais pour les nantis et les privilégiés aussi, dans leur confort radical). L'événement fondamental, c'est que les terroristes ont cessé de se suicider en pure perte, c'est qu'ils mettent en jeu leur propre mort de façon offensive et efficace, selon une intuition stratégique qui est tout simplement celle de l'immense fragilité de l'adversaire, celle d'un système arrivé à sa quasi-perfection, et du coup vulnérable à la moindre étincelle. Ils ont réussi à faire de leur propre mort une arme absolue contre un système qui vit de l'exclusion de la mort, dont l'idéal est celui du zéro mort. Tout système à zéro mort est un système à somme nulle. Et tous les moyens de dissuasion et de destruction ne peuvent rien contre un ennemi qui a déjà fait de sa mort une arme contre-offensive. "Qu'importe les bombardements américains ! Nos hommes ont autant envie de mourir que les Américains de vivre !" D'où l'inéquivalence des 7 000 morts infligés d'un seul coup à un système zéro mort.Ainsi donc, ici, tout se joue sur la mort, non seulement par l'irruption brutale de la mort en direct, en temps réel mais par l'irruption d'une mort bien plus que réelle : symbolique et sacrificielle – c'est-à-dire l'événement absolu et sans appel.Tel est l'esprit du terrorisme.Ne jamais attaquer le système en termes de rapports de forces. Ça, c'est l'imaginaire (révolutionnaire) qu'impose le système lui-même, qui ne survit que d'amener sans cesse ceux qui l'attaquent à se battre sur le terrain de la réalité, qui est pour toujours le sien. Mais déplacer la lutte dans la sphère symbolique, où la règle est celle du défi, de la réversion, de la surenchère. Telle qu'à la mort il ne puisse être répondu que par une mort égale ou supérieure. Défier le système par un don auquel il ne peut pas répondre sinon par sa propre mort et son propre effondrement.L'hypothèse terroriste, c'est que le système lui-même se suicide en réponse aux défis multiples de la mort et du suicide. Car ni le système ni le pouvoir n'échappent eux-mêmes à l'obligation symbolique – et c'est sur ce piège que repose la seule chance de leur catastrophe. Dans ce cycle vertigineux de l'échange impossible de la mort, celle du terroriste est un point infinitésimal, mais qui provoque une aspiration, un vide, une convection gigantesques. Autour de ce point infime, tout le système, celui du réel et de la puissance, se densifie, se tétanise, se ramasse sur lui-même et s'abîme dans sa propre surefficacité.La tactique du modèle terroriste est de provoquer un excès de réalité et de faire s'effondrer le système sous cet excès de réalité. Toute la dérision de la situation en même temps que la violence mobilisée du pouvoir se retournent contre lui, car les actes terroristes sont à la fois le miroir exorbitant de sa propre violence et le modèle d'une violence symbolique qui lui est interdite, de la seule violence qu'il ne puisse exercer : celle de sa propre mort.C'est pourquoi toute la puissance visible ne peut rien contre la mort infime, mais symbolique, de quelques individus.Il faut se rendre à l'évidence qu'est né un terrorisme nouveau, une forme d'action nouvelle qui joue le jeu et s'approprie les règles du jeu pour mieux le perturber. Non seulement ces gens-là ne luttent pas à armes égales, puisqu'ils mettent en jeu leur propre mort, à laquelle il n'y a pas de réponse possible ("ce sont des lâches"), mais ils se sont approprié toutes les armes de la puissance dominante. L'argent et la spéculation boursière, les technologies informatiques et aéronautiques, la dimension spectaculaire et les réseaux médiatiques : ils ont tout assimilé de la modernité et de la mondialité, sans changer de cap, qui est de la détruire.Comble de ruse, ils ont même utilisé la banalité de la vie quotidienne américaine comme masque et double jeu. Dormant dans leurs banlieues, lisant et étudiant en famille, avant de se réveiller d'un jour à l'autre comme des bombes à retardement. La maîtrise sans faille de cette clandestinité est presque aussi terroriste que l'acte spectaculaire du 11 septembre. Car elle jette la suspicion sur n'importe quel individu : n'importe quel être inoffensif n'est-il pas un terroriste en puissance ? Si ceux-là ont pu passer inaperçus, alors chacun de nous est un criminel inaperçu (chaque avion devient lui aussi suspect), et au fond c'est peut-être vrai. Cela correspond peut-être bien à une forme inconsciente de criminalité potentielle, masquée, et soigneusement refoulée, mais toujours susceptible, sinon de resurgir, du moins de vibrer secrètement au spectacle du Mal. Ainsi l'événement se ramifie jusque dans le détail – source d'un terrorisme mental plus subtil encore.La différence radicale, c'est que les terroristes, tout en disposant des armes qui sont celles du système, disposent en plus d'une arme fatale : leur propre mort. S'ils se contentaient de combattre le système avec ses propres armes, ils seraient immédiatement éliminés. S'ils ne lui opposaient que leur propre mort, ils disparaîtraient tout aussi vite dans un sacrifice inutile – ce que le terrorisme a presque toujours fait jusqu'ici (ainsi les attentats-suicides palestiniens) et pour quoi il était voué à l'échec.Tout change dès lors qu'ils conjuguent tous les moyens modernes disponibles avec cette arme hautement symbolique. Celle-ci multiplie à l'infini le potentiel destructeur. C'est cette multiplication des facteurs (qui nous semblent à nous inconciliables) qui leur donne une telle supériorité. La stratégie du zéro mort, par contre, celle de la guerre "propre", technologique, passe précisément à côté de cette transfiguration de la puissance "réelle" par la puissance symbolique.La réussite prodigieuse d'un tel attentat fait problème, et pour y comprendre quelque chose il faut s'arracher à notre optique occidentale pour voir ce qui se passe dans leur organisation et dans la tête des terroristes. Une telle efficacité supposerait chez nous un maximum de calcul, de rationalité, que nous avons du mal à imaginer chez les autres. Et même dans ce cas, il y aurait toujours eu, comme dans n'importe quelle organisation rationnelle ou service secret, des fuites et des bavures.Donc le secret d'une telle réussite est ailleurs. La différence est qu'il ne s'agit pas, chez eux, d'un contrat de travail, mais d'un pacte et d'une obligation sacrificielle. Une telle obligation est à l'abri de toute défection et de toute corruption. Le miracle est de s'être adapté au réseau mondial, au protocole technique, sans rien perdre de cette complicité à la vie et à la mort. A l'inverse du contrat, le pacte ne lie pas des individus – même leur "suicide" n'est pas de l'héroïsme individuel, c'est un acte sacrificiel collectif scellé par une exigence idéale. Et c'est la conjugaison de deux dispositifs, celui d'une structure opérationnelle et d'un pacte symbolique, qui a rendu possible un acte d'une telle démesure.Nous n'avons plus aucune idée de ce qu'est un calcul symbolique, comme dans le poker ou le potlatch : enjeu minimal, résultat maximal. Exactement ce qu'ont obtenu les terroristes dans l'attentat de Manhattan, qui illustrerait assez bien la théorie du chaos : un choc initial provoquant des conséquences incalculables, alors que le déploiement gigantesque des Américains ("Tempête du désert") n'obtient que des effets dérisoires – l'ouragan finissant pour ainsi dire dans un battement d'ailes de papillon.Le terrorisme suicidaire était un terrorisme de pauvres, celui-ci est un terrorisme de riches. Et c'est cela qui nous fait particulièrement peur : c'est qu'ils sont devenus riches (ils en ont tous les moyens) sans cesser de vouloir nous perdre. Certes, selon notre système de valeurs, ils trichent : ce n'est pas de jeu de mettre en jeu sa propre mort. Mais ils n'en ont cure, et les nouvelles règles du jeu ne nous appartiennent plus.Tout est bon pour déconsidérer leurs actes. Ainsi les traiter de "suicidaires" et de "martyrs". Pour ajouter aussitôt que le martyre ne prouve rien, qu'il n'a rien à voir avec la vérité, qu'il est même (en citant Nietzsche) l'ennemi numéro un de la vérité. Certes, leur mort ne prouve rien, mais il n'y a rien à prouver dans un système où la vérité elle-même est insaisissable – ou bien est-ce nous qui prétendons la détenir ? D'autre part, cet argument hautement moral se renverse. Si le martyre volontaire des kamikazes ne prouve rien, alors le martyre involontaire des victimes de l'attentat ne prouve rien non plus, et il y a quelque chose d'inconvenant et d'obscène à en faire un argument moral (cela ne préjuge en rien leur souffrance et leur mort).Autre argument de mauvaise foi : ces terroristes échangent leur mort contre une place au paradis. Leur acte n'est pas gratuit, donc il n'est pas authentique. Il ne serait gratuit que s'ils ne croyaient pas en Dieu, que si la mort était sans espoir, comme elle l'est pour nous (pourtant les martyrs chrétiens n'escomptaient rien d'autre que cette équivalence sublime). Donc, là encore, ils ne luttent pas à armes égales, puisqu'ils ont droit au salut, dont nous ne pouvons même plus entretenir l'espoir. Ainsi faisons-nous le deuil de notre mort, alors qu'eux peuvent en faire un enjeu de très haute définition.Au fond, tout cela, la cause, la preuve, la vérité, la récompense, la fin et les moyens, c'est une forme de calcul typiquement occidental. Même la mort, nous l'évaluons en taux d'intérêt, en termes de rapport qualité/prix. Calcul économique qui est un calcul de pauvres et qui n'ont même plus le courage d'y mettre le prix.Que peut-il se passer – hors la guerre, qui n'est elle-même qu'un écran de protection conventionnel ? On parle de bioterrorisme, de guerre bactériologique, ou de terrorisme nucléaire. Mais rien de tout cela n'est de l'ordre du défi symbolique, mais bien de l'anéantissement sans phrase, sans gloire, sans risque, de l'ordre de la solution finale.Or c'est un contresens de voir dans l'action terroriste une logique purement destructrice. Il me semble que leur propre mort est inséparable de leur action (c'est justement ce qui en fait un acte symbolique), et non pas du tout l'élimination impersonnelle de l'autre. Tout est dans le défi et dans le duel, c'est-à-dire encore dans une relation duelle, personnelle, avec la puissance adverse. C'est elle qui vous a humiliés, c'est elle qui doit être humiliée. Et non pas simplement exterminée. Il faut lui faire perdre la face. Et cela on ne l'obtient jamais par la force pure et par la suppression de l'autre. Celui-ci doit être visé et meurtri en pleine adversité. En dehors du pacte qui lie les terroristes entre eux, il y a quelque chose d'un pacte duel avec l'adversaire. C'est donc exactement le contraire de la lâcheté dont on les accuse, et c'est exactement le contraire de ce que font par exemple les Américains dans la guerre du Golfe (et qu'ils sont en train de reprendre en Afghanistan) : cible invisible, liquidation opérationnelle.De toutes ces péripéties nous gardons par-dessus tout la vision des images. Et nous devons garder cette prégnance des images, et leur fascination, car elles sont, qu'on le veuille ou non, notre scène primitive. Et les événements de New York auront, en même temps qu'ils ont radicalisé la situation mondiale, radicalisé le rapport de l'image à la réalité. Alors qu'on avait affaire à une profusion ininterrompue d'images banales et à un flot ininterrompu d'événements bidon, l'acte terroriste de New York ressuscite à la fois l'image et l'événement.Entre autres armes du système qu'ils ont retournées contre lui, les terroristes ont exploité le temps réel des images, leur diffusion mondiale instantanée. Ils se la sont appropriée au même titre que la spéculation boursière, l'information électronique ou la circulation aérienne. Le rôle de l'image est hautement ambigu. Car en même temps qu'elle exalte l'événement, elle le prend en otage. Elle joue comme multiplication à l'infini, et en même temps comme diversion et neutralisation (ce fut déjà ainsi pour les événements de 1968). Ce qu'on oublie toujours quand on parle du "danger" des médias. L'image consomme l'événement, au sens où elle l'absorbe et le donne à consommer. Certes elle lui donne un impact inédit jusqu'ici, mais en tant qu'événement-image.Qu'en est-il alors de l'événement réel, si partout l'image, la fiction, le virtuel perfusent dans la réalité ? Dans le cas présent, on a cru voir (avec un certain soulagement peut-être) une résurgence du réel et de la violence du réel dans un univers prétendument virtuel. "Finies toutes vos histoires de virtuel – ça, c'est du réel !" De même, on a pu y voir une résurrection de l'histoire au-delà de sa fin annoncée. Mais la réalité dépasse-t-elle vraiment la fiction ? Si elle semble le faire, c'est qu'elle en a absorbé l'énergie, et qu'elle est elle-même devenue fiction. On pourrait presque dire que la réalité est jalouse de la fiction, que le réel est jaloux de l'image... C'est une sorte de duel entre eux, à qui sera le plus inimaginable.L'effondrement des tours du World Trade Center est inimaginable, mais cela ne suffit pas à en faire un événement réel. Un surcroît de violence ne suffit pas à ouvrir sur la réalité. Car la réalité est un principe, et c'est ce principe qui est perdu. Réel et fiction sont inextricables, et la fascination de l'attentat est d'abord celle de l'image (les conséquences à la fois jubilatoires et catastrophiques en sont elles-mêmes largement imaginaires).Dans ce cas donc, le réel s'ajoute à l'image comme une prime de terreur, comme un frisson en plus. Non seulement c'est terrifiant, mais en plus c'est réel. Plutôt que la violence du réel soit là d'abord, et que s'y ajoute le frisson de l'image, l'image est là d'abord, et il s'y ajoute le frisson du réel. Quelque chose comme une fiction de plus, une fiction dépassant la fiction. Ballard (après Borges) parlait ainsi de réinventer le réel comme l'ultime, et la plus redoutable fiction.Cette violence terroriste n'est donc pas un retour de flamme de la réalité, pas plus que celui de l'histoire. Cette violence terroriste n'est pas "réelle". Elle est pire, dans un sens : elle est symbolique. La violence en soi peut être parfaitement banale et inoffensive. Seule la violence symbolique est génératrice de singularité. Et dans cet événement singulier, dans ce film catastrophe de Manhattan se conjuguent au plus haut point les deux éléments de fascination de masse du XXe siècle : la magie blanche du cinéma, et la magie noire du terrorisme. La lumière blanche de l'image, et la lumière noire du terrorisme.On cherche après coup à lui imposer n'importe quel sens, à lui trouver n'importe quelle interprétation. Mais il n'y en a pas, et c'est la radicalité du spectacle, la brutalité du spectacle qui seule est originale et irréductible. Le spectacle du terrorisme impose le terrorisme du spectacle. Et contre cette fascination immorale (même si elle déclenche une réaction morale universelle) l'ordre politique ne peut rien. C'est notre théâtre de la cruauté à nous, le seul qui nous reste – extraordinaire en ceci qu'il réunit le plus haut point du spectaculaire et le plus haut point du défi. C'est en même temps le micro-modèle fulgurant d'un noyau de violence réelle avec chambre d'écho maximale – donc la forme la plus pure du spectaculaire – et un modèle sacrificiel qui oppose à l'ordre historique et politique la forme symbolique la plus pure du défi.N'importe quelle tuerie leur serait pardonnée, si elle avait un sens, si elle pouvait s'interpréter comme violence historique – tel est l'axiome moral de la bonne violence. N'importe quelle violence leur serait pardonnée, si elle n'était pas relayée par les médias ("Le terrorisme ne serait rien sans les médias"). Mais tout cela est illusoire. Il n'y a pas de bon usage des médias, les médias font partie de l'événement, ils font partie de la terreur, et ils jouent dans l'un ou l'autre sens.L'acte répressif parcourt la même spirale imprévisible que l'acte terroriste, nul ne sait où il va s'arrêter, et les retournements qui vont s'ensuivre. Pas de distinction possible, au niveau des images et de l'information, entre le spectaculaire et le symbolique, pas de distinction possible entre le "crime" et la répression. Et c'est ce déchaînement incontrôlable de la réversibilité qui est la véritable victoire du terrorisme. Victoire visible dans les ramifications et infiltrations souterraines de l'événement – non seulement dans la récession directe, économique, politique, boursière et financière, de l'ensemble du système, et dans la récession morale et psychologique qui en résulte, mais dans la récession du système de valeurs, de toute l'idéologie de liberté, de libre circulation, etc., qui faisait la fierté du monde occidental, et dont il se prévaut pour exercer son emprise sur le reste du monde.Au point que l'idée de liberté, idée neuve et récente, est déjà en train de s'effacer des mœurs et des consciences, et que la mondialisation libérale est en train de se réaliser sous la forme exactement inverse : celle d'une mondialisation policière, d'un contrôle total, d'une terreur sécuritaire. La dérégulation finit dans un maximum de contraintes et de restrictions équivalant à celle d'une société fondamentaliste.Fléchissement de la production, de la consommation, de la spéculation, de la croissance (mais certainement pas de la corruption !) : tout se passe comme si le système mondial opérait un repli stratégique, une révision déchirante de ses valeurs – en réaction défensive semble-t-il à l'impact du terrorisme, mais répondant au fond à ses injonctions secrètes – régulation forcée issue du désordre absolu, mais qu'il s'impose à lui-même, intériorisant en quelque sorte sa propre défaite.Un autre aspect de la victoire des terroristes, c'est que toutes les autres formes de violence et de déstabilisation de l'ordre jouent en sa faveur : terrorisme informatique, terrorisme biologique, terrorisme de l'anthrax et de la rumeur, tout est imputé à Ben Laden. Il pourrait même revendiquer à son actif les catastrophes naturelles. Toutes les formes de désorganisation et de circulation perverse lui profitent. La structure même de l'échange mondial généralisé joue en faveur de l'échange impossible. C'est comme une écriture automatique du terrorisme, réalimentée par le terrorisme involontaire de l'information. Avec toutes les conséquences paniques qui en résultent : si, dans toute cette histoire d'anthrax, l'intoxication joue d'elle-même par cristallisation instantanée, comme une solution chimique au simple contact d'une molécule, c'est que tout le système a atteint une masse critique qui le rend vulnérable à n'importe quelle agression.Il n'y a pas de solution à cette situation extrême, surtout pas la guerre, qui n'offre qu'une situation de déjà-vu, avec le même déluge de forces militaires, d'information fantôme, de matraquages inutiles, de discours fourbes et pathétiques, de déploiement technologique et d'intoxication. Bref, comme la guerre du Golfe, un non-événement, un événement qui n'a pas vraiment lieu.C'est d'ailleurs là sa raison d'être : substituer à un véritable et formidable événement, unique et imprévisible, un pseudo-événement répétitif et déjà vu. L'attentat terroriste correspondait à une précession de l'événement sur tous les modèles d'interprétation, alors que cette guerre bêtement militaire et technologique correspond à l'inverse à une précession du modèle sur l'événement, donc à un enjeu factice et à un non-lieu. La guerre comme prolongement de l'absence de politique par d'autres moyens. 10. À chacun son Ben Laden... par René Aggiouri
in La Revue du Liban (hebdomadaire libanais) du samedi 3 novembre 2001
Dans un article écrit pour le “Washington Post”, sous le titre: “La question vitale: la terre ou la paix?”, l’ancien président Jimmy Carter apporte un témoignage décisif sur les diverses phases des négociations arabo-israéliennes depuis 1978 et rappelle les points essentiels des engagements américains sur les fondements de la paix en Palestine, tels qu’ils ont été établis à Camp David entre Menahim Begin, Anouar Sadat et Carter lui-même.
M. Carter commence par constater que les échecs de la diplomatie américaine et la persistance de la violence en Proche-Orient tiennent au fait que les dirigeants israéliens continuent de pratiquer la politique du “fait accompli” en poursuivant leur entreprise de colonisation dans les territoires occupés.
“L’établissement délibéré d’îlots ou de forteresses à l’intérieur des territoires palestiniens, souligne-t-il, rend les colons vulnérables aux attaques et appelle dès lors une protection militaire massive. Cela frustre les Israéliens qui aspirent à la paix et, en même temps, empêche le gouvernement palestinien de jouir d’une intégrité territoriale effective”.
Tout cela paraît aujourd’hui irréel. Le comportement de l’armée israélienne ne tient plus aucun compte de l’existence d’une quelconque autonomie palestinienne, consacrée, pourtant, par des accords solennellement proclamés sur la pelouse de la Maison-Blanche devant un parterre international.
Cette armée réoccupe les villes de Cisjordanie et de Gaza, dévaste les terres cultivées, démolit les maisons, pourchasse les habitants, arrête ceux dont elle peut se saisir, tue ceux qui lui résistent... Tous les accords conclus depuis 1993 sont systématiquement violés.
Les positions de principe de la politique américaine de paix, telles que les rappelle le président Carter appartiennent à une époque apparemment révolue. C’était une époque où la diplomatie américaine avait des références clairement affirmées: les résolutions de l’ONU, l’inadmissibilité de l’acquisition de territoires par la force, le droit de chaque pays à vivre en sécurité à l’intérieur de son propre territoire, des frontières reconnues et la paix.
Ces principes, l’Administration américaine n’a plus de voix pour les proclamer. La seule voix qui est, désormais, tonitruante est celle de M. Ariel Sharon qui prétend donner à son peuple la sécurité en faisant la chasse à l’Arabe.
Et comme pour mieux se faire comprendre par son allié américain, il lui dit: “J’ai mon Ben Laden comme vous avez le vôtre”. Et il fait la guerre à son Ben Laden/Arafat comme Bush fait la guerre à son Ben Laden.
Il serait tristement comique de rappeler qu’on en est arrivé là au bout d’un “processus de paix” engagé sous le double parrainage des Etats-Unis et de la Russie, avec pour témoin le monde entier.
Mais, depuis le 11 septembre, les Etats-Unis ont d’autres priorités: Ben Laden et ses sbires doivent être débusqués.
Ainsi que le note le célèbre romancier britannique John Le Carré dans un article du “Monde” du 17 octobre, “ce que l’Amérique recherche à l’heure actuelle, avant même la vengeance, c’est plus d’amis et moins d’ennemis.
“Or, ce que l’Amérique se prépare comme nous autres Britanniques, c’est encore plus d’ennemis parce que malgré tous les pots-de-vin, les menaces et les promesses qui ont assemblé de bric et de broc cette vacillante coalition, nous ne pouvons pas empêcher un terroriste kamikaze de naître chaque fois qu’un missile mal guidé rase un village innocent. Et personne ne peut nous dire comment sortir du cercle vicieux désespoir-haine-vengeance”.
Pour le savoir justement, M. George W. Bush n’aurait qu’à observer le développement des opérations militaires où s’est enferré, depuis un an, son “proche allié et ami”, Ariel Sharon. Il y a là en réduction une image de ce qu’à une échelle infiniment plus vaste annoncent les opérations engagées en Afghanistan.
“Ce n’est pas un nouvel ordre mondial, pas encore et ce n’est pas la guerre de Dieu, note encore John Le Carré. C’est une opération de police atroce, nécessaire, dégradante, visant à pallier la faillite de nos services de renseignements et l’aveuglement politique avec lequel nous avons armé et utilisé les intégristes islamistes, afin qu’ils luttent contre l’envahissement soviétique, pour leur abandonner ensuite un pays dévasté et sans gouvernement. En conséquence, il nous incombe, hélas! de traquer et de punir une bande de fanatiques religieux néo-médiévaux qui tireront de cette mort, dont nous les menaçons une dimension mythique”.
Et l’écrivain conclut par ces mots: “Et une fois que ce sera fini, ce ne sera pas fini... On nous invite à croire que l’Occident s’intéresse avec un regain de conscience au problème des pauvres et des sans-abri. Et peut-être, effet, que de la peur, de la fatalité et de la rhétorique est née une moralité politique d’un nouveau genre. Mais quand les armes se tairont pour laisser place à une paix apparente, les Etats-Unis et leurs alliés resteront-ils fidèles au poste ou, comme à la fin de la guerre froide, raccrocheront-ils leurs godillots pour retourner cultiver leurs jardins? Des jardins qui ne seront plus jamais les hâvres d’antan”.
En 1991, se souvient le président Carter, il y eut une confrontation majeure entre Yitzhak Shamir et le président George Bush (le père) au sujet des colonies de Cisjordanie. Si cette colonisation devait se poursuivre, Washington menaçait de suspendre ses aides financières à Israël.
C’est dans ce climat que la conférence de Madrid avait pu s’ouvrir. Le 1er novembre de cette année-là, le secrétaire d’Etat, James Baker, déclarait à une conférence de presse: “Quand nous avons négocié avec Israël, c’était sur la base de la terre contre la paix, c’est-à-dire sur la base d’un retrait total des territoires occupés en échange de l’établissement de relations de paix. C’est là exactement notre position et nous espérons que cela s’appliquera aux négociations entre Israéliens et Syriens comme entre Israéliens et Palestiniens”.
Et le président Carter conclut: “L’issue majeure à laquelle on doit aboutir est inchangée: les frontières définitives de l’Etat d’Israël, le retour ou l’indemnisation des réfugiés palestiniens, le statut de Jérusalem. Il existe beaucoup d’autres problèmes, mais il n’y a pas moyen d’échapper à la question vitale: la terre ou la paix ?”
Ce langage clair et précis (de James Baker et de Carter) il n’y a plus personne pour le tenir à Washington où l’on prétend tout de même rallier le monde arabe à une guerre contre Ben Laden, au moment où M. Sharon s’assigne pour cible Arafat assimilé à Ben Laden.
Qui arrêtera ces folies ?
Qui oserait aujourd’hui menacer Sharon d’une suspension d’aide financière ?

11. Dans Tulkarem assiégé par Tsahal par Pierre Barbancey
in L'Humanité du vendredi 2 novembre 2001
L'armée israélienne a investi hier la ville autonome palestinienne tuant plusieurs Palestiniens.
Les habitants des cités palestiniennes assiégés depuis plusieurs jours vivent l'enfer en particulier quand les blindés de Tsahal quittent leurs positions pour faire irruption dans les rues de leurs villes, témoigne notre envoyé spécial qui se trouvait hier à Tulkarem dans le nord de la Cisjordanie.
De notre envoyé spécial à Tulkarem (nord-ouest de la Cisjordanie).
Loin de Jérusalem et des médias occidentaux, l'armée israélienne tient les populations palestiniennes dans un étau sanglant. · Naplouse, Jenine, Kalkiliya ou Tulkarem, l'encerclement se poursuit depuis douze jours. Entrer ou sortir de ces villes relève de l'aventure. Une aventure qui, parfois, se termine mal, les soldats israéliens n'hésitant pas à faire un carton. Juste pour le plaisir. Qui pourra contredire le communique officiel faisant état d'un " terroriste " palestinien stoppé de justesse ?
Dans la nuit de mercredi à jeudi, à Tulkarem (40 000 habitants), le mouvement des troupes israéliennes était perceptible. Pendant plusieurs heures, on a pu entendre le bruit des chenilles des chars, entrecoupé de rafales de mitrailleuses. Hier matin, alors que le jour venait de se lever, quatre hélicoptères survolaient la ville. Dans le même temps, quatre chars sillonnaient les rues. En passant, ils tirent quelques balles sur les voitures environnantes. " Vu leur positionnement, ces hélicoptères sont la pour tuer ", prévient Mohammad, responsable d'une organisation non gouvernementale palestinienne. Il a vu juste. Quelques minutes plus tard, une roquette est tirée d'un des appareils. Les chars poursuivent leur progression, éloignant les habitants du lieu de l'attaque. Les quelques écoles sur le chemin sont évacuées en catastrophe. Les enfants et les adolescents sortent. Beaucoup pleurent. Une ambulance se précipite et revient toute sirène hurlante. Elle ramène un corps ou plutôt, ce qu'il en reste : un objet carbonisé ou l'on distingue vaguement une tête et des bras. Les jambes ont disparu. Une heure plus tard, un autre corps est extirpé du véhicule ciblé par Tsahal. Une tête, des viscères et quelques os. Visions d'horreur. Les mitrailleurs des chars n'ont pas fait dans le détail, eux non plus. Deux petites filles, deux sours, cinq et quatre ans, arrivent en urgence. Elles ont été touchées à la nuque. L'une d'entre elles est maintenant hémiplégique. La veille, un homme de cinquante-deux ans a été abattu dans le hameau tout proche de Ezbet Naser. Il allait rendre visite à sa sour. Il a agonisé pendant une heure avant que l'armée autorise les secours à s'approcher. Il est mort sur le chemin de l'hôpital.
" C'est comme ça tous les jours. On attend les cadavres ", souligne le docteur Abdelkarim Nasrif. " Celui qui arrive vivant, même s'il est blessé gravement peut s'estimer chanceux. " Il raconte les opérations pratiquées souvent sans matériel. Comme cet homme atteint d'une balle en plein cour dont on a ouvert la poitrine au ciseau parce qu'il n'y a pas de bistouri électrique. Mais ce qui le rend particulièrement furieux, c'est le refus israélien de transférer des malades dans d'autres hôpitaux. Et surtout, les deux tiers des employés ne peuvent plus se rendre à l'hôpital pour travailler pour cause de couvre-feu ou de barrages. " Le tiers restant doit faire tout le travail. Nous passons des nuits entières ici ", ajoute-t-il. Selon le docteur Said Hannoun, directeur du ministère de la Santé pour le gouvernorat de Tulkarem, " par rapport à l'an dernier, le nombre d'opérations a augmenté de 236 % ". Il dénonce lui aussi " le manque d'humanité " des militaires qui ne laissent pas les équipes médicales se rendre dans les villages. " La pharmacie centrale, qui se trouve a Ramallah, a du mal a nous ravitailler. Nous avons maintenant des problèmes pour les vaccinations ". Enervé, il précise : " Nous respectons le cessez-le-feu. Qu'est-ce qui change pour nous ? Rien. C'est toujours la même chose. "
C'est la réalité quotidienne des habitants de Tulkarem. Douze jours et douze nuits vécus dans la peur comme en témoignent les rues défoncées, les poteaux abattus et les traces de sang devant certaines maisons. Depuis que les Israéliens se sont retirés de Bethléem, ils ont tué six Palestiniens ici. Abdelkrim Abou Rabiah, vivait dans un immeuble à Ertah, un faubourg de Tulkarem. La bâtisse est la plus haute du coin. Un remarquable poste d'observation pour les militaires. Un matin, l'armée israélienne est arrivée et a fait évacuer les six familles, soit près de quarante personnes. Interdiction d'emporter quoi que ce soit : argent, vêtements. Rien. " Les soldats se sont installés, dorment dans nos lits, utilisent notre télévision, la cuisine ", se plaint-il. Rajib, Abed et Rahim n'ont pas déserté leur maison, malgré le danger, contrairement aux voisins qui, le soir vont dormir chez des proches ou des amis dans des secteurs moins exposés. Rajib et sa famille vivent près de l'entrée de la ville, un endroit régulièrement emprunté par les blindés israéliens. La maison d'en face a été détruite il y a quelques jours. Sans raison, le propriétaire est absent depuis plusieurs mois. " On ne s'est pas risqué à la fenêtre, on avait trop peur ", dit-il. " Les enfants criaient, pleuraient. On pensait qu'ils allaient détruire aussi notre maison. C'est vraiment la terreur. Ce n'est ni aux Etats-Unis ni en Afghanistan mais ici, en Palestine. Ce qu'ils veulent, c'est détruire les êtres humains. " Les nuits a Tulkarem sont courtes, très courtes. On n'ose plus dormir. On prépare les sacs au cas où. Sa femme, institutrice s'est rendue à l'école le matin même, un des rares établissements encore ouverts. Personne n'est venu. " Tout le monde a peur ", murmure-t-elle. Le début de la nuit c'est aussi le début de l'angoisse lorsque quelqu'un n'est pas rentré. L'autre soir, Suhel, a reçu un coup de fil. Un de ses amis venait d'être arrêté. Relâché quelques heures plus tard, il a dû regagner son domicile en plein couvre-feu. " Ils voulaient peut-être qu'il se suicide ", ironise Suhel.
Pas un jour sans que les hélicoptères ne survolent la région. Le soir, on peut entendre les soldats lancer des ordres en arabes à travers des haut-parleurs, pour imposer le couvre-feu. · l'exception du centre-ville, le reste de la cité est dans le silence dès la nuit tombée. Souvent c'est aussi l'obscurité. Régulièrement Tsahal détruit les générateurs, plongeant plusieurs secteurs de la ville dans le noir. L'occupation israélienne, le blocus des villes, c'est aussi le chômage force pour des milliers de personnes. Hammad n'a plus de travail depuis un an. Il a sept enfants. Comment fait-il ? " Regardez l'état de la maison ", répond-il en se forçant à sourire devant ses amis dans la même situation que lui. Récemment, il a téléphoné à son patron, en Israël pour lui réclamer les salaires non payés, avant le début de l'Intifada. On l'a envoyé balader. Il vient de s'endetter pour l'hospitalisation de sa femme. Qu'attend-il ? " La liberté ", répond-il à brûle-pourpoint. " Pouvoir travailler dans mon pays et non plus en Israël. On n'abandonnera pas cette idée même s'il nous faut vivre encore des années comme ça ", assure-il sous le regard approbateur de ses copains.

12. Le maire de Tulkarem : "On nous assassine" entretien réalisé par Pierre Barbancey
L'Humanité du vendredi 2 novembre 2001
De notre envoyé spécial à Tulkarem.
Mahmoud Jallad, maire de Tulkarem, est un homme en colère. Mais il est peu probable que les humiliations lui fassent baisser les bras, au contraire. Il le dit à l'Humanité.- Quelle est la situation de la ville ?- Mahmoud Jallad. Les Israéliens nous empêchent de collecter les ordures. Ils ont même tiré sur les chauffeurs des bennes. La plupart des écoles et l'université sont fermées. Il y a des check-points tout autour de la ville. Presque tous les jours, trois chars se positionnent autour de ma maison et tirent. Pour le plaisir de tirer. N'oublions pas aussi que nous sommes entourés de colonies d'implantation juive. Ces colons n'osent pas venir jusqu'au centre-ville, mais ils viennent donner un coup de main à l'armée lorsqu'elle opère dans les villages. Ils ne se privent pas pour utiliser leurs armes contre nous.Lorsque l'armée israélienne est entrée dans Tulkarem, le 20 octobre, elle a tout d'abord détruit nos infrastructures, dont 11 transformateurs électriques créant ainsi des problèmes de ravitaillement en eau, les routes sont également dans un sale état. Pour la municipalité, la perte est évaluée à 6 millions de dollars.
- Et la population ?
- Mahmoud Jallad. Les vieilles personnes et les enfants vont mal. Ils sont nerveux, tendus, effrayés. La plupart du temps, les Israéliens agissent la nuit, ils tirent et les enfants ont peur. De quelle paix parlent les Israéliens ? 10 à 15 personnes sont tuées chaque jour en Cisjordanie ou dans la bande de Gaza. On nous assassine. Comment pensez-vous que les Palestiniens vont réagir ? Sharon n'a aucun programme. Plus il y a de morts plus il est content.Nous, dans le fond, nous rêvons de retrouver nos villes comme Haïfa, Tel-Aviv, Jaffa. C'est un rêve enfoui. Nous avons accepté les accords d'Oslo. Yasser Arafat a bien fait de les signer. Mais il n'est pas question qu'on nous prenne ce qui nous reste. On ne laissera personne le prendre. Jamais. C'est une partie de notre vie, une partie de notre honneur. Nous avons besoin de notre liberté, c'est tout. 
13. "Justice infinie" pour les Palestiniens par Gema Martin Munoz
in El Païs (quotidien espagnol) du vendredi 2 novembre 2001
[Traduit de l'espagnol par Michel Gilquin]
(Gema Martín Munoz est professeur de Sociologie du Monde arabe et islamique à l'Université autonome de Madrid)
" Du 18 octobre à aujourd'hui, et l'assaut militaire sauvage d'Israël contre six villes " zone A " (sous souveraineté palestinienne depuis les accords d'Oslo), ont été mis en évidence le niveau de barbarie et l'absence totale de respect des standards minima de la législation internationale qui a caractérisé toute la politique et la carrière militaire d'Ariel Sharon. La volonté délibérée de tuer de la part des francs-tireurs israéliens visant les civils dans les rues, dans leurs écoles, leurs commerces, leurs maisons, leurs églises et mosquées, le bombardement délibéré des hôpitaux et des camps de réfugiés, et le refus cruel de laisser une femme sur le point d'accoucher d'accéder à l'hôpital, provoquant sa mort par hémorragie à un point de contrôle militaire, devraient rappeler au monde, une fois de plus, qu'Ariel Sharon et ses partisans poursuivent impassiblement dans la voie de l'assujettissement total du peuple palestinien. " Ceci était une partie de l'appel désespéré que neuf organisations palestiniennes de défense des droits civils et humains ont lancé au monde le 23 octobre dernier.
Ce monde répondit, par le biais du Conseil de Sécurité des Nations Unies, par un communiqué sans aucune valeur juridique (parce que les Etats-Unis menacèrent d'utiliser leur droit de veto s'il se transformait en résolution) dans lequel était demandé à Israël de se retirer immédiatement des zones autonomes palestiniennes ; les représentants de l'Union Européenne se prononcèrent dans le même sens ajoutant à la demande que cessent également les " homicides extrajudiciaires " ; les Etats-Unis dirent à Israël que ces incursions " n'aidaient pas, mais au contraire compliquaient la situation et devaient être stoppées " puis, plus fermement, par la voix du porte-parole du Département d'Etat Phil Reeker, déclarèrent qu'ils déploraient " les actions de l'armée israélienne qui causaient la mort de nombreux civils palestiniens dans des conditions inacceptables " et appelèrent Israël à "contenir et discipliner ses forces armées ". Israël répondit, en arguant qu'il ne faisait rien de plus que ce que les Etats-Unis étaient en train de faire en Afghanistan. Le ministre de la Sécurité publique israélien, Uzi Landau,  affirma : " Yasser Arafat protège les terroristes comme les taliban protègent Oussama Ben Laden ", et donc " Israël agira contre l'Autorité Palestinienne de la même façon que la communauté internationale agit contre les régimes qui soutiennent le terrorisme ".
D'un côté, cela nous montre comment " la guerre internationale contre le terrorisme " qui a commencé en bombardant l'Afghanistan sans tenir compte des souffrances de la population civile afghane sert de  très mauvais exemple en ce sens qu'elle peut être utilisée de façon unilatérale et abusive, être interprétée et assumée par de nombreux alliés occidentaux à leur propre profit et contre les droits légitimes de ceux qu'ils considèrent comme étant leurs ennemis. D'autre part, l'absence de définition de qui sont les terroristes, surtout dans la région du Proche-Orient où le terme " terroriste " a sans cesse été manipulé au service des intérêts particuliers de certains, ne génère que de la confusion et bloque la résolution de problèmes qui pourrissent depuis plus d'un demi-siècle ; et, dans ce cas, cela s'est transformé en un piège pour les Etats-Unis eux-mêmes au moment où, pour des raisons stratégiques internationales, leur intérêt est de voir s'apaiser le conflit palestino-israélien.
Les Etats-Unis non seulement ont permis pendant des décennies qu'Israël use et abuse du terme " terroriste " pour discréditer devant la communauté internationale ses ennemis dans la région, mais se sont refusés à appeler par son nom ce qui, dans la réalité, a été un exercice continuel de terrorisme d'Etat de la part d'Israël contre les Palestiniens et les Libanais. Par conséquent, nous n'avons pas, les jours écoulés, seulement vu les plus flagrants effets de l'acceptation de ce cynisme barbare, se traduisant par la plus inhumaine invasion militaire israélienne des territoires palestiniens occupés depuis la guerre de 1967, mais aussi comment cette situation pouvait se retourner contre les intérêts actuels des Etats-Unis.
Il y a eu une ténacité ignoble de se refuser à comprendre qu'elles étaient les sources et le moteur de la violence entre Israéliens et Palestiniens, pire, on est parvenu à imposer systématiquement une interprétation contraire à la réalité. Ainsi, qu'Israël agit militairement contre les Palestiniens parce qu'il riposte à la violence palestinienne, parce qu'il " répond ", se défend contre le " terrorisme palestinien ", alors que la réalité est que les actions palestiniennes ne sont pas la raison de la politique ultra d'Ariel Sharon, mais, au contraire, sont la réaction désespérée face à l'oppression israélienne. Les bombardements, les morts innocents, les déportations, les assassinats politiques, la destruction des maisons, de terres agricoles, le siège de la population civile palestinienne, l'humiliation quotidienne, le mépris et le racisme sont la source et le moteur du recours désespéré au terrorisme de la part de quelques franges palestiniennes.
Le renforcement de l'occupation et l'absence de solutions éloignent toujours davantage de l'Autorité Palestinienne la population qui se radicalise et soutient les actions armées à 84 % selon la dernière enquête réalisée début octobre ; Al Djihad, groupe palestinien, est crédité de 5,7 % d'appui, tandis que le Hamas, mieux implanté et davantage lié à la société palestinienne, bénéficie d'un soutien de 20,7 %. Mais le soutien à l'Autorité Palestinienne a descendu à 23 %, le plus bas à ce jour. De son côté, la société israélienne s'est également radicalisée et environ 90 % approuvent la politique d'agression d'Ariel Sharon, tandis que les défenseurs de la paix et des négociations avec les Palestiniens se retrouvent chaque jour plus isolés et affaiblis. Cela signifie qu'aussi bien la menace d'effondrement de l'Autorité Palestinienne que la régression à des attitudes des plus radicales et intransigeantes du côté israélien, sont en train de créer une situation de véritable catastrophe si aucun remède n'est trouvé, et pour ce faire, la participation internationale est essentielle, en commençant par pouvoir imposer une présence de supervision et de protection internationale sur le terrain et en réexaminant la situation en relation avec les causes véritables du problème, qui n'a pas commencé avec l'Intifada, mais qui résulte d'un processus historique remontant à plusieurs décennies. Dans ce sens, l'Intifada n'est pas un tournant politique, c'est le cri désespéré d'un peuple qui réclame justice. Là est la véritable question et c'est là où se situe la responsabilité d'une communauté internationale qui ne pourra se prévaloir d'être civilisée tant qu'elle ne sera pas capable de démontrer qu'elle assume cette responsabilité et contribue à l'instauration de la justice. Et cela est un impératif moral qui va bien au delà des intérêts stratégiques du moment ou des objectifs tactiques de la conjoncture actuelle. De même que cela va beaucoup plus loin que de savoir si l'Autorité palestinienne est corrompue ou arbitraire. On peut imputer beaucoup de défauts à Yasser Arafat et je suis la première à être très critique quant à sa gestion du processus de paix et de l'Intifada, mais tout cela, ce sera aux citoyens palestiniens de le résoudre dans le cadre d'un Etat palestinien réel, souverain, avec une continuité territoriale absolue et ayant Jérusalem Est comme capitale, et auquel sera exigé non seulement de signer des accords de confiance mutuelle avec Israël mais aussi de s'organiser de façon démocratique. Et il faut dire que ce dernier point n'a pas fait partie des préoccupations de ceux qui ont participé aux négociations de paix comme acteurs influents, mais qu'au contraire, on a pressé Arafat à agir en marge de l'Etat de droit en poursuivant tous ceux parmi les Palestiniens qui figuraient sur les listes d'Israël ou qui étaient critiques sur la façon dont s'était déroulé ce qu'on a appelé le processus d'Oslo.
La question est non de faire des pressions sur Arafat pour qu'il accepte l'inacceptable, ce à quoi se refuse l'immense majorité palestinienne, mais de modifier la culture politique israélienne qui persiste à considérer la Cisjordanie et Gaza comme leur appartenant, ce que l'histoire, la sociologie, l'anthropologie, la politique démentent. Et que, de plus, ceci est contraire au bon sens pour leur propre pays. Le conflit avec les Palestiniens monopolise tout le quotidien dans la vie nationale israélienne, absorbe la majeure partie de son budget national en dépenses de sécurité et de défense, le Gouvernement manque de programme de politique intérieure, le développement des infrastructures, les dépenses sociales et d'éducation sont abandonnés et il y a toujours plus d'Israéliens qui laissent le pays du fait du sentiment croissant d'insécurité et de conflit sans solution qui tenaille tous les citoyens. A cela il faut ajouter les pertes économiques dont Israël est en train de faire l'expérience comme conséquence du dit conflit. La confiance dans la " manne " nord-américaine de la part du gouvernement israélien l'amène à prêter peu d'attention à cet aspect, mais cela signifie qu'Israël n'est pas capable d'être productif et autosuffisant. Récemment, dans le journal Ha'aretz , la journaliste israélienne Amira Hass désignait ce processus comme la " tiers-mondialisation " progressive d'Israël.
Il faut, et une fois pour toutes, initier un nouveau processus historique au Moyen Orient qui corrige les injustices et la souffrance accumulées pendant des décennies. Et sans doute, il faut commencer, pour résoudre ce conflit, à se préoccuper des maux depuis leurs racines et en corrigeant, d'Israël aux Etats-Unis toutes les erreurs commises jusqu'à présent. De cela, seront également les bénéficiaires les citoyennetés palestinienne et israélienne. 
14. En tant que juif, je mens si... par Victor Ginsburgh
in Le Soir (quotidien belge) du vendredi 2 novembre 2001(Victor Ginsburgh est professeur à l'Université libre de Bruxelles.)
Il y a des circonstances où se taire est mentir, car le silence peut être interprété comme un acquiescement (Miguel de Unamuno, professeur de philosophie et recteur de l'Université de Salamanque, Espagne, 1933).
En tant que juif, je mens si je ne m'élève pas contre le directeur de l'Institut d'études du judaïsme de l'ULB, qui, à la question de savoir s'il pouvait y avoir du fondamentalisme dans la religion juive (ou de l'intégrisme, je ne sais plus, mais en l'occurrence, ça ne fait pas beaucoup de différence), répond « non », au cours d'un débat organisé le dimanche 21 octobre par RTL. Non, dit-il, puisque sur les 613 commandements de la Torah, 610 peuvent être transgressés dans certaines circonstances, notamment en cas de danger. S'il est vrai que parmi les trois qui ne peuvent jamais l'être, deux sont capitaux (le meurtre et l'inceste sont interdits, quoi qu'il arrive) et le dernier (honorer Dieu, je pense) est respectable mais ne me concerne pas, la « permission » de transgresser 99,51 % des préceptes n'en rend pas moins beaucoup de juifs fondamentalistes, au point que même les Israéliens laïcs effrayés, sont parfois forcés de quitter leur quartier suite aux harcèlements dont ils font l'objet par les juifs religieux.
Est-on nécessairement anti- israélien et antisémite lorsqu'on ose penser qu'Israël exagère ?
En tant que juif, je mens si j'approuve les cartes blanches publiées dans « Le Soir » du 17 octobre, écrites par une brochette de personnalités allant de l'ambassadeur d'Israël auprès des Communautés européennes à la présidente du Centre communautaire laïc juif, en passant par le coprésident du Comité des organisations juives de Belgique, ou le président de Radio Judaica, critiquant les prises de position (ou les silences) du Soir en faveur des Palestiniens (et, par conséquent, en défaveur d'Israël), qui pourraient, lit-on dans un raccourci surprenant d'une des cartes, mener en droite ligne à Auschwitz. Est-on nécessairement anti-israélien, et par ledit raccourci, antisémite lorsqu'on ose penser qu'Israël exagère; lorsqu'on ose dire qu'il y a des faibles et des forts; que les forts n'ont pas toujours raison (c'est même écrit dans la Bible); et que les forts sont précisément ceux qui peuvent se permettre d'être généreux, comme a essayé de le faire le Premier ministre Rabin - et on a vu comment un réactionnaire juif a agi mais, j'oubliais, il n'y a pas de fondamentalisme chez les juifs -, et comme essaient toujours de le faire le ministre Peres, l'ancien ministre Beilin et, heureusement, beaucoup d'autres israéliens et de juifs dans le monde.
En tant que juif, je mens si je ne puis m'insurger contre le droit que s'arroge M. Sharon d'envoyer ses chars en territoire autonome palestinien, et ses hélicoptères abattre des proches de M. Arafat, tout en faisant parvenir un ultimatum à l'Autorité palestinienne qui verrait quoi si elle décidait de ne pas livrer ceux qui ont assassiné, la semaine dernière, le ministre israélien du Tourisme. Bien sûr, d'un côté, les morts sont des terroristes en puissance, et préparent des attentats, tandis que de l'autre côté, le mort est un brave homme, un peu fondamentaliste ou intégriste sur les bords, mais, tout de même, faudrait pas confondre. Nous mentirions tous si nous refusions de voir l'abus de vocabulaire qui consiste à qualifier de résistants ceux qui gagnent les guerres et de terroristes ceux qui les perdent. Mais, quel bonheur pour nous tous, vivants, juifs et non-juifs, qu'il y ait eu des hommes et des femmes, terroristes ou résistants, qui ont pris les armes contre Hitler...
En tant que juif, je mens si j'accepte que dans un débat à la RTBF il y a un an ou deux, le grand rabbin de Belgique, assimile à un « holocauste lent » le mariage de juifs avec des non-juifs.
Je mentirais, évidemment, si je niais la Shoah, mais je mentirais aussi si je disais que je n'avais pas lu avec attention l'ouvrage que Norman Finkelstein a consacré à l'exploitation qui en est faite près de soixante ans plus tard; ou si j'écrivais que je n'avais pas apprécié l'opinion de Raul Hilberg, grand historien juif de la Shoah, qui considère que le livre de Finkelstein « va dans la bonne direction ». 
15. Confrontés à la violence et à l'absence d'emplois, les Palestiniens tentent leur chance à l'émigration par Sophie Claudet
in The Jordan Times (quotidien jordanien) du jeudi 1er novembre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel charbonnier]
Y a-t-il un phénomène d'émigration massive des Palestiniens depuis que l'explosion de la violence dans les territoires palestiniens a commencé à laisser derrière elle son lot de morts, de destructions et une économie déjà chancelante réduite en ruines ? Il est difficile de répondre à cette question ; on ne peut qu'apporter des indices épars et quelques statistiques émanant d'ambassades étrangères. Après plusieurs vagues d'exil forcé, tant en 1948 qu'en 1967, on dirait plutôt que les Palestiniens s'accrochent fermement à leur territoire et à leurs biens. Ceci est parfaitement exact : c'est ce que font la plupart d'entre eux. Nombreux sont les Palestiniens à suspecter Sharon de ne rien désirer tant qu'un autre exode massif. Ils se souviennent de ses déclarations selon lesquelles "la Jordanie, c'est la Palestine". Un ami très proche de Sharon, ex-ministre israélien du tourisme, feu Rehevam Ze'evi, récemment assassiné par des activistes du FPLP, était un partisan et propagandiste forcené du "transfert". Dans un tel scénario, les Palestiniens seraient "volontairement" réinstallés dans les pays arabes voisins (d'Israël). Le 26 octobre dernier, un sondage effectué en Israël a montré que 50% des personnes interrogées étaient favorables à cette idée : le transfert (des Palestiniens)...
Autant l'émigration est un sujet-tabou pour les Palestiniens, autant la presse israélienne est friande de cette "idée" qui fait l'objet de ses fantasmes. Le quotidien à grand tirage Ha'Aretz a publié récemment un long article, intitulé l'"Exode secret", bourré d'interviews de Palestiniens désireux de quitter le pays. Il y a peut-être effectivement une tendance à l'émigration, mais personne ne peut ou ne devrait parler d'"exode" avec une telle assurance. Les destinations de choix sont le Canada et l'Australie, pays où les procédures d'immigration sont relativement plus aisées que dans les autres. Ces deux pays sont sous-peuplés et avides d'attirer une main-d'oeuvre multilingue et qualifiée. D'après l'ambassade d'Australie à Tel Aviv, 2 004 Palestiniens ont demandé un visa permanent pour ce pays entre juillet 2000 et juillet 2001, à comparer avec seulement 130 demandes du même type sur la période comparable, un an avant (juillet 1999 - juillet 2000). Le nombre de visas effectivement accordés a crû de 15%. Après le début de la seconde intifada, l'ambassade du Canada à Tel Aviv a continué à recevoir moins de 25 demandes par semaine. Mais depuis la fin octobre 2000, ce nombre a doublé. Le journal Ha'Aretz rapporte qu'environ 90% des candidats à l'immigration au Canada sont des ingénieurs et des pharmaciens, les 10% restants étant, pour la majorité d'entre eux, des comptables. Les demandes de visas d'études ou touristiques aux Etats-Unis se sont accrus d'environ 60% depuis le début de l'intifada, et le nombre des candidats à la Carte Verte a augmenté lui aussi. (La Carte Verte est une sorte de permis de séjour indispensable à tout étranger désireux de séjourner aux Etats-Unis. La "décrocher" relève de la loterie : et, en effet, elle est décernée... par tirage au sort ! Du moins, jusqu'à récemment... NdT).
Le profil de ceux qui ont déjà quitté la Palestine ou des candidats au départ varie, leur seul point commun étant qu'ils ont les moyens financiers et les compétences professionnelles qui leur permettent d'envisager de le faire. Ils sont tous préoccupés par leur sécurité et ont généralement un profil politico-social laïc et démocratique. Contrairement à un préjugé largement répandu dans les territoires occupés, ils ne sont pas tous chrétiens... Il est vrai que des familles chrétiennes entières - nombreuses - de Beit Jala, de Beit Sahour et de Bethlehem sont parties. Mais cela est dû au fait que ces villes, patrie de la majorité des Palestiniens chrétiens (des territoires, NdT) ont été particulièrement exposées à la violence et aux destructions et qu'elles se trouvent confrontées au quartier de colonisation illégal de Gilo, (jointif avec Jérusalem) et constituent, de ce fait, une cible de choix pour les échanges de feu entre les milices palestiniennes armées et l'armée israélienne.
Suheïr Azzouni dirigeait une ONG palestinienne vouée à l'amélioration du statut des femmes, jusqu'au mois de juillet dernier, où elle a quitté les territoires avec un visa de long-séjour en France, où elle est allée rejoindre son mari, lui aussi Palestinien chrétien, originaire de Ramallah. Elle explique : "En 1948, 25% de la population palestinienne étaient des chrétiens, ils n'étaient plus que 7-8% en 1967, et aujourd'hui moins de 2% : à l'évidence, les Chrétiens partent. Mais je ne pense pas que le fait d'être chrétien ait quoi que ce soit à voir avec notre décision de partir : nous ne nous sommes jamais sentis différents de nos frères, les Palestiniens musulmans. Je pense, toutefois, qu'il est vrai que l'Occident est sans doute plus enclin à accueillir des Arabes chrétiens que des Arabes musulmans, particulièrement après les derniers événements (les attentats du 11 septembre, aux Etats-Unis). Mais je pense que le problème, c'est surtout que l'Islam n'est pas compris."
Rima, une Américano-palestinienne âgée de trente ans, confesse qu'elle préférerait émigrer au Canada, avec son mari qui, lui, est né en Palestine : "Après les événements du 11 septembre, je me sens indésirable dans mon propre pays, là où je suis née (les Etats-Unis). Il n'empêche : après deux ans, en Palestine, sans travail de notre niveau, nous pensons partir." Rima dit aussi qu'"elle ne peut plus supporter les bouclages, ce sentiment d'être pris dans une souricière." Elle est attirée par le Canada en raison de la proximité de ce pays des Etats-Unis, ainsi que par la facilité des procédures d'immigration.
Le drainage des cerveaux insidieux en cours pourrait avoir des conséquences politiques et socio-économiques à long terme sur l'avenir de la Palestine, privant potentiellement le pays en devenir de son élite éduquée et qualifiée. C'est précisément ce que redoute Mourad Tahboub, directeur trentenaire de Asal Technologies, une compagnie de développement de software (programmation informatique), basée à Ramallah et travaillant essentiellement pour le marché... israélien.
La détérioration de la situation politique a pratiquement mis un coup d'arrêt aux compagnies de services en informatique dont les activités sont orientées vers les débouchés en Israël. Au cours des derniers mois, Tahboub a vu trop de ses collègues et de ses amis quitter le pays, parfaitement conscients qu'ils étaient d'avoir la quasi-certitude de pouvoir vendre leur compétence hautement recherchée où que ce soit en Occident ou dans les pays du Golfe (arabo-persique). Le jeune entrepreneur commente : "Nous sommes plus libéraux et nous représentons la seule alternative démocratique. Nous comprenons la mondialisation et la nécessité d'être connectés au reste du monde. Cette crise nous a placés dans un état d'isolement total, au contraire : pas étonnant que presque tout le monde veuille partir..."
En bout de course, l'évasion de la main-d'oeuvre qualifiée pourrait avoir un impact négatif sur les perspectives de croissance de l'économie palestinienne et décourager les contributions financières et physiques de la diaspora palestinienne à l'économie nationale.
Sam Bahour, homme d'affaire palestinien éduqué dans l'Ohio, a découvert les territoires occupés, pour la première fois, en 1994. Pour lui, il existe deux types de diaspora. Certains Palestiniens de l'extérieur sont venus, après Oslo, pensant que la Paix (avec un grand P) était arrivée. D'autres, comme lui, avaient pleine conscience du fait qu'Oslo n'était en réalité qu'un "bleu", une ébauche, et une mauvaise ébauche, par-dessus le marché. "Je savais, en venant ici, que ce serait très dur. Mais, en dépit de tout, nous avions décidé, d'un commun accord, ma femme et moi, de rester aussi longtemps que notre sécurité ne serait pas en danger." Bahour est très inquiet, il redoute que la détérioration actuelle de la situation économique ne dissuade de nombreux entrepreneurs comme lui de venir investir et contribuer au développement du secteur privé. "Ceux qui partent ont sans doute de bonne raisons pour ce faire, mais ils se comportent malheureusement en mauvais ambassadeurs de la Palestine à laquelle ils font une terrible contre-publicité, rendant encore plus difficile notre tâche, à nous qui sommes restés ici, consistant à attirer la main-d'oeuvre qualifiée et les investissements de la diaspora (palestinienne)." Il poursuit : "c'est vraiment triste de voir que cela se produit justement au moment où nous luttons pour conquérir le droit au retour pour quatre millions de réfugiés, dont certains ont une formation excellente."
Pendant ce temps, ceux qui sont partis ou s'apprêtent à le faire affirment leur détermination à éduquer leurs enfants dans l'amour du pays qu'ils laissent derrière eux. Ils insistent sur le fait qu'ils seront toujours palestiniens et fiers de l'être. La question de savoir s'ils reviendront un jour dépend entièrement des développements politiques à venir, de la réalisation d'une paix juste et, pour beaucoup d'entre eux, de l'émergence d'un Etat palestinien démocratique, cet Etat à l'édification duquel ils pourraient apporter une contribution si précieuse, qui fera cruellement défaut. 
16. Leila Shahid : "Une coalition pour la paix" par Jean-Pierre Bouteiller
in Les Dernières Nouvelles d'Alsace du mercredi 31 octobre 2001
Leila Shahid, déléguée générale de la Palestine en France, appelle à la formation d'« une coalition pour la paix » au Proche-Orient tout en dénonçant vigoureusement la politique des Etats-Unis et celle d'Israël.
Invitée des Conférences du FEC à Strasbourg, dans une salle beaucoup trop petite pour un tel événement, L. Shahid a déploré lundi soir l'échec de la diplomatie dans le conflit israëlo-palestinien, mais a fait preuve, au delà des souffrances du moment, de son inébranlable foi en un avenir meilleur, basé sur la conviction que ceux qui font la guerre n'auront pas le dernier mot.  La situation au Proche-Orient a été d'emblée placée dans un contexte mondial : « Le drame du 11 septembre à New-York concerne tous les citoyens du monde et il change radicalement tout le contexte. L'ancien phénomène bipolaire est-ouest a définitivement disparu. Ses règles ne sont plus valables, mais, grave problème, nous n'en connaissons pas les nouvelles. Il s'agit d'un séisme. Personne ne détient à lui seul les clés de ce nouveau monde. »  Si elle comprend le droit légitime de l'Amérique de répondre à l'agression, L. Shahid estime toutefois que « cette tragédie ne la disculpe pas de faire le triste bilan de sa politique étrangère en Asie centrale et en Afghanistan : c'est elle qui a donné naissance à l'ennemi barbare. Ben Laden et les talibans, qui devront payer leurs crimes, ne sont que le produit de sa vision économique, financière et pétrolière. Une politique aveugle qui a donné naissance à un monstre et se retourne contre elle. Aujourd'hui l'Amérique fait la guerre à un peuple qui subit depuis vingt ans ses erreurs ».
«Un déni de justice» envers les Palestiniens
De plus, le concept de sécurité a changé. Il n'est plus seulement militaire mais se situe dans l'interdépendance politique économique et culturelle : « Le bouclier antimissiles de Bush s'est effondré avec les tours de Manhattan. L'Amérique et sa société, à la fois d'une arrogance insupportable et d'une grande naïveté, sont d'une totale vulnérabilité face au terrorisme et à la haine qu'ils suscitent. Désormais, une hyperpuissance ne peut plus s'isoler et imposer sa vision unique, notamment en ce qui concerne la mondialisation ».  Pour elle, « Israël, enfant spirituel des Etats-Unis, et qui possède en conséquence une foi sacro-sainte en sa puissance militaire, devrait en tirer la leçon : l'initiative militaire, comme seule réponse, conduit à l'échec total. L'espoir, né à Oslo semble enterré». Malgré tout, Leila Shahid reste persuadée «qu'on peut être proche d'une solution car, avant tout, la sécurité d'Israël dépend de celle de la Palestine et inversement ».  Jusqu'ici, la communauté internationale « a, par lâcheté, commis le plus flagrant déni de justice à l'encontre des Palestiniens, ces Indiens d'Amérique, reconnus en tant que peuple en 1993 seulement, et qui ont accepté de laisser 80% de leurs terres à Israël. Quant aux résolutions de l'ONU en leur faveur, elles n'ont pas été appliquées, ce qui n'a pas été le cas de celles à l'encontre de l'Irak... »
«Victimes des victimes»
C'est pourquoi Leila Shahid en appelle à une prise de conscience et « une coalition pour la paix » réunissant les Etats-Unis, l'Europe et les pays arabes : « Il faut regarder les choses en face. Sharon avait promis la paix et la sécurité à Israël. Or, à présent, il n'y a jamais eu autant de peur et d'insécurité, parce que son seul but en réalité est de mener une guerre militaire, économique et financière contre l'OLP, de réoccuper, de recoloniser les territoires, d'en faire des bantoustans. Mais, grâce au sursaut de l'Intifada, cette stratégie a échoué. Le gouvernement de coalition Sharon est totalement paralysé.  A la communauté internationale d'assumer sa responsabilité. Le contexte, à fleur de peau, devrait l'y conduire. Sinon, une dérive islamiste fondamentaliste serait à craindre. Les Palestiniens, victimes des victimes, ont droit au droit ». 

17. Les musulmans et la "démonisation" de l'ennemi par Sylvain Cypelin Le Monde du mardi 30 octobre 2001
Ce sont des fantasmes , mais ils en disent long sur les sociétés d'où ils émanent : le "véritable" auteur masqué des attentats du 11 septembre serait... Israël. La rumeur court, du monde arabe au Pakistan et jusque dans nos banlieues. Avocat aisé, le père du kamikaze Mohammed Atta livre son intime conviction : le Mossad, le service secret israélien, a usurpé l'identité de son enfant pour lui imputer le crime. S'il ne s'agissait que de la douleur d'un père...
Mais non. Comment se fait-il, demandent la télévision syrienne et nombre de journaux arabes, que si peu de juifs aient péri dans le World Trade Center ? Sous-entendu : eux si nombreux à New York et dans la finance... L'explication est simple : "Le Mossad les a prévenus." Sans parler de tous ceux convaincus que Washington est le vrai maître d'œuvre de tous les événements. "A qui profite le crime", n'est-ce pas ?Les théories du complot font aujourd'hui florès dans le monde arabo-musulman. Elles ne datent pas du 11 septembre. Après le décès de Lady D., en 1997, Le Caire bruissait d'une certitude : la princesse Diana n'était pas morte dans un accident. Non : sur ordre de la reine, le MI5 l'avait assassinée, elle et son amant égyptien, parce qu'elle portait l'enfant d'un Arabe... Ces visions machiavéliques et manipulatoires sont le symptôme d'une profonde régression politique et intellectuelle. Ce sont elles qui ont amené une partie de l'intelligentsia égyptienne à faire du négationniste Roger Garaudy la star de la Foire du livre du Caire, il y a quatre ans. Personne mieux qu'Edward Said, le célèbre professeur palestinien de Columbia, n'a su montrer combien, véhiculés par une intelligentsia qui a massivement renoncé à son rôle critique, ces fantasmes participent d'une "soumission" de l'esprit à des pouvoirs constitués autoritaires et à la magie de la déresponsabilisation, litière du fatalisme islamique - et de sa vulgate fanatique.Qu'une partie de la "rue" musulmane s'enflamme aujourd'hui pour des démagogues obscurantistes est un drame et un immense danger (d'abord pour elle-même).Mais que des intellectuels, nombreux, alimentent ou cautionnent cet obscurantisme est un crime.Car, cinquante ans après les indépendances, que reste-t-il, une fois réduits à néant les mouvements communiste et nationaliste, porteurs d'émancipation laïque mais qui ont lamentablement failli ? Il reste une vision du monde des élites intellectuelles dans laquelle les malheurs qui frappent leurs peuples viennent, toujours, de l'Autre. Eux ne sont comptables de rien. "Nous sommes des victimes, nous n'avons aucune responsabilité dans ce qui s'est passé" : tel est l'état d'esprit le plus communément répandu, depuis longtemps maintenant, dans le monde arabe, expliquait récemment, pour en dénoncer les dangers, l'éditorialiste d'al Hayat (Courrier international du 11 octobre).Cette "déresponsabilisation" systématique fournit le terreau des fantasmes qui ravagent la rue musulmane. En Egypte, une certaine presse s'est fait un métier d'expliquer que tout le "mal" - sida, drogues, prostitution, homosexualité, corruption... - "vient d'Israël". Car cet Autre est forcément un étranger. Un étranger si puissant et machiavélique - Israël, l'Amérique - que les seules forces humaines n'en viendraient pas à bout. Devant cette impuissance revendiquée, qui, sinon Dieu, permettrait de s'extraire de cette fatalité ?Cet Autre, source de tous les maux, est l'"objet du mal". On ose à peine user de termes à connotation psychanalytique, tant on craint d'entrouvrir la porte à des "interprétations" elles aussi profondément racistes. "Telle une mère, l'Oumma, communauté des croyants musulmans, condamne ses rejetons terroristes, mais, par réflexe, les couve dès qu'ils sont en danger", écrit le psychanalyste Daniel Sibony (Libération du 10 octobre), dans un texte, sosie sophistiqué des élucubrations d'en face contre "les juifs". Reste que l'Amérique et Israël sont bien devenus ces "objets du mal" qui obscurcissent toute pensée rationnelle. Car il n'est point besoin de démoniser ces pays : nombre de leurs actes sont suffisamment attentatoires aux libertés pour être dénoncés pour ce qu'ils sont. Si, donc, on fantasme, c'est que l'on ne se situe plus sur le terrain politique, mais sur celui, visqueux, du racisme.A cette aune : oui, les Palestiniens subissent une oppression coloniale, oui, des enfants irakiens meurent de l'embargo, oui, une arrogante Amérique impose sa loi du plus fort aux peuples faibles... Mais quand les incantations antiaméricaines et anti-israéliennes n'ont pour autre objet que de justifier la joie éprouvée à voir s'écrouler les Twin Towers, seuls en bénéficient les islamistes, qui accueillent à bras ouverts les frustrations populaires. En bénéficient, aussi, les pouvoirs constitués, qui voient ces frustrations dérivées vers un "ailleurs" mythifié. Sans parler de ces "anti-islamistes" qui masquent à peine leur jubilation. Conferl'étrange coalition entre généraux algériens, israéliens et russes qui, au lendemain du 11 septembre, clament à l'unisson : "On vous l'avait bien dit" !MENSONGES ET DÉNICertes, la "démonisation" de l'Autre se nourrit du déni dont on fait soi-même l'objet. Ainsi comprend-on combien, pour une immense part de l'humanité, peut être insupportable la bonne conscience d'une Amérique qui s'interroge benoîtement : "Pourquoi nous déteste-t-on tant" ? Tout musulman est aujourd'hui en droit de se sentir agressé par la "croisade" du "Bien contre le Mal" que lui promet non pas un illuminé apocalyptique, mais le président des Etats-Unis, George Bush. Tout Palestinien des territoires qui vit dans la peur quotidienne de l'armée israélienne ne peut que se sentir nié et avili lorsqu'il entend un dirigeant du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) évoquer "une occupation que la plupart des Palestiniens ne subissent plus aujourd'hui". Ou lorsque l'ambassadeur d'Israël en France, Elie Barnavi, historien qu'on a connu mieux inspiré, compare Israël à quelqu'un qui aurait acquis rubis sur l'ongle un bien que le vendeur lui contesterait depuis (Le Monde du 4 janvier), alors que plus de 80 % des terres de l'Etat d'Israël et des biens qu'elles contenaient ont été proprement pris aux Palestiniens. Rien n'est plus intolérable pour sa victime que ce déni, cette machine à travestir les faits.Mais rien, aussi, n'est plus autodestructeur que de répondre au déni subi par la démonisation raciste. Or la phobie raciste n'est pas seulement haïssable lorsqu'elle émane du fort contre le faible. Elle l'est autant, et tout aussi dangereuse, lorsqu'elle s'empare des classes ou des peuples asservis. Pour mémoire, les puissants haïrent dans le juif le "bolchevik", le responsable de tous les désordres. A l'inverse, les "déshérités" haïrent en lui Rothschild. Ce racisme-là n'était pas plus légitime ni moins dangereux que le premier. D'ailleurs, Hitler sut très bien conjuguer les deux musiques.Tout comme le terrorisme aveugle qu'elles génèrent, l'autoexonération de toute responsabilité et la démonisation raciste restent et resteront toujours les armes du faible, du vaincu d'avance. Quand Israël dénonce la corruption, l'absence de démocratie de l'Autorité palestinienne et des régimes arabes, ce n'est, au fond, que pour mieux dériver l'attention de l'oppression coloniale qu'il impose aux Palestiniens. Mais quand un très grand nombre d'ONG du monde arabo-musulman se focalisent, comme à Durban, sur Israël et "les juifs", unique démon de notre réalité, quand, comme écrit l'éditorialiste d'Al Hayat, "on se contente de cette seule grille d'explication"pour appréhender la réalité, c'est que l'on "refuse les transformations du monde avec une obstination qui fait le lit de la violence". "Toutes les guerres, assène le quotidien arabe de Londres, mènent à une autre époque. Sauf nos guerres" ! Parce que, clame-t-il, "la modernité ne nous habite pas. Nous n'avons pas admis la démocratie, la laïcité, les principes du droit".Les mensonges et le déni, le racisme et la démonisation de l'Autre, le chauvinisme ethnocentré qui pointe les tares de l'adversaire pour occulter les siennes propres, se nourrissent mutuellement pour mieux se rejeter. Le courage et la probité intellectuels consistent, à l'inverse, à faire œuvre de pédagogie, à se tourner vers les siens pour leur dire les vérités qu'ils occultent. C'est le courage de l'éditorialiste d'Al Hayat. C'est celui d'Edward Saïd, critique acerbe du régime d''Arafat qui appelle aussi les Palestiniens à se confronter à la centralité de la Shoah. C'est le courage d'un Yossi Beilin, ancien ministre de la justice d'Ehoud Barak, qui exhorte les Israéliens à admettre qu'"on ne peut pas exiger des Palestiniens de renoncer au droit au retour". Ceux-là sont peu nombreux ? Leur effort de lucidité n'en est que plus admirable. 
18. Jusqu'ici, les Etats-Unis semblent perdre la guerre des relations publiques par Susan Sachs
in The New York Times (quotidien américain) du dimanche 28 octobre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel charbonnier]
Ces derniers temps, l'administration Bush déploie ses forces de "persuasion" afin de mener une guerre de propagande supposée conquérir l'opinion publique arabe. Mais cette campagne, destinée à convaincre les sceptiques du fait que les attaques américaines contre l'Afghanistan sont justifiées et que la politique des Etats-Unis au Moyen-Orient est équilibrée, est restée jusqu'ici sans effet.
Des milliers de mots prononcés par des responsables américains n'ont pu rivaliser, semble-t-il, avec les informations du week-end passé, qui ont produit un mur d'images concomitantes d'enfants afghans blessés et de tanks israéliens investissant des villages palestiniens.
"Les 'bobines' de porte-parole en plans américains ne peuvent rivaliser avec des images fortes", a déclaré un diplomate américain en poste ici, au Caire. "Les images suscitent des émotions, et les gens, dans cette partie du monde, réagissent surtout émotionnellement."
Depuis que les bombes se sont mises à pleuvoir sur l'Afghanistan, il y a environ trois semaines, il est devenu évident pour les gens de Washington, ainsi que pour de nombreux dirigeants arabes "amis" (des Américains) que la guerre du président Bush "contre le terrorisme" rencontre un problème d'image à l'extérieur des Etats-Unis.
Les raisons du scepticisme arabe ne sont pas immédiatement compréhensibles pour beaucoup d'Américains qui se sentent menacés personnellement par le terrorisme et sont confrontés à une avalanche de nouvelles quotidiennes au sujet du virus de la maladie du charbon et de jeunes soldats envoyés loin de chez eux afin de lutter contre les terroristes.
Mais ce sentiment d'urgence - à savoir que des terroristes menaçants pour les Etats-Unis se cachent, actuellement, en Afghanistan - est étranger au Moyen-Orient. Tandis que la propagation de la maladie du charbon fait l'objet d'une couverture quotidienne dans les médias arabes, tandis que des reportages sur le réseau terroriste de Bin Laden sont publiés fréquemment dans la presse, ici, les agences d'information moyen-orientales ont déplacé une bonne partie de leurs préoccupations en direction des événements qui se déroulent dans leur propre arrière-cour, ces deux dernières semaines.
Les 'unes' des quotidiens, dans la région, sont consacrées à des reportages sur les attaques récentes menées par l'armée israélienne contre des villes palestiniennes. Les enterrements de Palestiniens victimes des affrontements avec Israël font l'ouverture des journaux télévisés. Les images sont reprises directement de diverses agences d'information occidentales.
Pour la nouvelle campagne de relations publiques de l'administration Bush, visant à conquérir les peuples des pays arabes, la recrudescence du cycle des tueries en Israël et dans les territoires palestiniens intervient au plus mauvais moment.
Depuis une dizaine de jours, un carrousel de responsables américains a commencé à faire son apparition sur les chaînes de télévision arabes afin d'expliquer les buts de la politique américaine au Moyen-Orient, ainsi que les objectifs des bombardements en Afghanistan.
Le secrétaire d'Etat Colin L. Powell, le Secrétaire à la Défense Donald H. Rumsfeld et la conseillère en matière de sécurité intérieure, Condoleezza Rice, ont été, chacun, interviewés par la chaîne (qatarie) Al-Jazirah, très populaire. Des responsables du Secrétariat d'Etat (Affaires étrangères américaines) sont apparus sur les télévisions nationales de différents pays arabes, et des interview avec d'autres diplomates américains ont été publiés dans la presse de la région.
Les positions américaines - affirmant sans relâche que les Etats-Unis n'ont aucune animosité envers les Musulmans ou l'Islam - ont occupé une place de choix.
Mais en termes de message et d'impact, les interview ont souvent fait un 'flop'. Ainsi, Mme Rice a répété au cours de son interview (sur la chaîne Al-Jazira) que la violence palestinienne devait cesser avant qu'Israël puisse envisager une reprise des négociations de paix. Presque immédiatement après la diffusion de cette interview, les téléspectateurs ont pu voir des images des tanks israéliens roulant lourdement dans le centre des villes palestiniennes...
"L'Amérique a échoué lamentablement dans sa tentative de 'vendre' sa guerre aux Arabes", a déclaré Mustafa Kamel al-Sayyid, professeur de sciences politiques à l'Université du Caire. "Comment les Américains pourraient-ils convaincre les Arabes de quoi que ce soit dès lors que des tanks israéliens 'made in America' continuent à occuper les territoires palestiniens ?"
Les journaux et périodiques américains en vente au Moyen-Orient ne font pas mieux que l'administration américaine en matière d'explication de la guerre contre le terrorisme aux étrangers, a ajouté M. al-Sayyid. "Ils écrivent à longueur de colonnes combien l'Amérique a raison", a-t-il commenté. "Ils ne cherchent absolument pas à argumenter la pensée américaine de base. Ils écrivent tous la même chose : les terroristes sont arabes et musulmans, ce sont les régimes arabes qui les fabriquent."
Les Etats-Unis, il faut le dire, ont une longueur de handicap dans la guerre de propagande, leur politique moyen-orientale étant considérée comme aveuglément pro-israélienne et M. Bush étant perçu comme totalement indifférent au calvaire des Palestiniens soumis à la domination israélienne.
L'information en provenance du champ de bataille est rare. Al-Jazira est la seule chaîne de télévision étrangère à posséder un bureau à Kaboul. (encore vrai le 28.10., Ndt)
Après avoir suivi durant pas loin de trois semaines la couverture télévisée des missiles américains traversant le ciel afghan et avoir vu les photos, dans les journaux, de civils afghans blessés et couverts de pansements ensanglantés, bien des Arabes demeurent sceptiques quant aux objectifs de cette guerre.
La suspicion est palpable dans la manière dont les nouvelles en provenance du front commencent à être traitées.
Akhbar al-Yom, l'un des plus grands journaux égyptiens, a publié vendredi dernier, en première page, un linotype d'un enfant afghan blessé, écrivait ce journal, durant un bombardement américain.
En pages intérieures, une autre photo d'un enfant afghan dont la famille aurait été exterminée au cours d'un bombardement américain. La légende : "Ce bébé est-il un combattant Taliban ?" 
19. Une vision de nature à élever le moral par Edward Saïd
in Al-Ahram Weekly (hebdomadaire égyptien) du samedi 27 octobre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
Tandis que les bombes et les missiles s'abattent sur l'Afghanistan en vertu de l'opération de destruction massive menée par les Etats-Unis depuis les altitudes élevées - ce qu'ils appellent 'Opération Liberté Immuable' - la question de Palestine pourrait sembler secondaire en comparaison des événements préoccupants de l'Asie Centrale. Mais ce serait une erreur, et pas simplement parce qu'Oussama Bin Laden et ses disciples (dont personne ne sait combien ils sont, théoriquement et pratiquement) ont tenté de s'approprier la Palestine afin d'en faire la facette rhétoriquement (présentable) de leur insoutenable campagne de terreur ; en l'occurrence, Israël en a usé de même, à ses fins propres. Avec l'assassinat du ministre israélien Rahavam Ze'evi, le 17 octobre, par le FPLP, en représailles de l'assassinat de son dirigeant par Israël en août dernier, la campagne acharnée du Général Sharon contre une Autorité palestinienne qu'il présente comme le 'Bin Laden d'Israël' a atteint un nouveau sommet, frisant l'hystérie. Israël n'a cessé, au cours des derniers mois, d'assassiner systématiquement des dirigeants et des militants palestiniens (plus de soixante, à ce jour) : il ne saurait donc être surpris de voir les Palestiniens répliquer, tôt ou tard, à leurs méthodes illégales, lui rendant en quelque sorte la monnaie de sa pièce. Mais la question de savoir pourquoi une série d'assassinats (israéliens) serait acceptable tandis qu'un assassinat isolé (palestinien) ne le serait pas reste une question à laquelle ni Israël ni ses partisans ne peuvent apporter de réponse. Et la violence de continuer, avec une occupation israélienne qui remporte la palme des victimes et des destructions, causant une souffrance énorme chez les civils : durant la période entre le 18 et le 21 octobre (trois jours !) six villes palestiniennes ont été ré-occupées par l'armée israélienne, 21 civils palestiniens de plus ont été tués et 160, blessés ; des couvre-feu ont été imposés un peu partout - et, par-dessus le marché, Israël a le culot de comparer son action à la guerre menée par les Etats-Unis contre l'Afghanistan et (accessoirement) le terrorisme...
Ainsi, la frustration et l'impasse dans laquelle a fini par échouer la revendication des droits légitimes d'un peuple dépossédé depuis cinquante-trois ans et occupé militairement depuis trente-quatre ont fini par déborder bien au-delà de l'arène principale du conflit et on les associe peu ou prou, de toutes les manières imaginables, à la guerre anti-terroriste globale. Israël et ses amis sont inquiets, ils craignent que les Etats-Unis ne les envoient promener, ce qui ne les empêche, bien entendu, nullement de protester, paradoxalement, du fait qu'Israël n'est pas un protagoniste dans cette nouvelle guerre ?!? Les Palestiniens, les Arabes et les Musulmans ressentent soit un malaise soit un sentiment de culpabilité insidieux, en raison des soupçons qui sont portés sur eux par l'opinion mondiale, en dépit des efforts déployés par les responsables politiques afin de dissocier Bin Laden de l'Islam et des Arabes. Mais ces derniers, ce faisant, continuent eux aussi à désigner du doigt la Palestine comme principale cause de leur perte de popularité.
A Washington, toutefois, George Bush et Colin Powell ont déclaré sans ambiguïté, et à plusieurs reprises, que l'autodétermination palestinienne est un élément important, voire crucial, du problème général. Le caractère désordonné de la guerre, ses dimensions inconnues et ses complications prévisibles (ses conséquences dans des pays tels l'Arabie Saoudite et l'Egypte sont d'ores et déjà pressenties comme dramatiques, même si on en ignore la nature) ont mis en émoi, pour ne pas dire en état d'ébullition, la totalité du Moyen-Orient, de plusieurs manières très frappantes, de telle sorte que la nécessité d'un quelconque changement positif dans le statut des sept millions de Palestiniens apatrides ne peut que s'affirmer, même si un certain nombre des manifestations démoralisantes de l'impasse où ils se trouvent n'ont rien perdu de leur évidence, jusqu'à ce jour. Le problème principal, c'est de savoir si les Etats-Unis et les parties au conflit vont se contenter de recourir aux mesures de ravaudage qui nous ont amenés aux calamiteux accords d'Oslo...
L'expérience de première main que représente l'Intifada al-Aqsa a universalisé l'impuissance et l'exaspération des mondes arabe et musulman à un degré jamais encore atteint. Les médias occidentaux n'ont jamais rendu compte de la douleur et de l'humiliation écrasantes infligée aux Palestiniens par les punitions collectives d'Israël, sa politique de démolition de maisons, ses incursions dans les territoires palestiniens, ses bombardements et ses exécutions extra-judiciaires programmées aussi bien que les émissions de la chaîne Al-Jazira ou les reportages remarquables de la journaliste israélienne Amira Hass, du journal Ha'Aretz et d'autres commentateurs de son niveau. Au même moment, je pense que le sentiment est très largement répandu, chez les Arabes, que les Palestiniens (et, par extension, tous les Arabes) ont été trahis et entraînés dans une impasse sans espoir par leurs dirigeants. C'est un véritable abîme qui sépare visiblement les négociateurs tirés à quatre épingles qui multiplient les déclarations devant des hordes de journalistes dans des cadres luxueux de l'enfer poussiéreux des rues de Naplouse, Jenin, Hébron et ailleurs. L'enseignement est obsolète ; le chômage et le taux de pauvreté ont atteint des sommets alarmants ; l'anxiété et l'insécurité sont palpables, avec un gouvernement incapable, si tant est que telle soit son intention, de freiner tant l'ascension de l'islamisme extrémiste qu'une corruption ostentatoire au plus haut niveau. Et - 'cerise sur le gâteau' - les militants laïcs courageux qui protestent contre les atteintes aux droits de l'homme, se battent contre la tyrannie théocratique et s'efforcent de parler et d'agir dans l'intérêt d'un nouvel ordre démocratique arabe sont bien abandonnés, abandonnés seuls face à leurs adversaires par la culture officielle, leurs ouvrages et leurs carrière étant de temps en temps sacrifiés à la manière de gâteaux lancés au Cerbère de la fureur islamiste. Un énorme nuage sombre fait de médiocrité et d'incompétence est suspendu au-dessus de tout un chacun, ce qui n'a pas manqué de donner naissance à une pensée /culte magique de la mort qui s'impose plus que jamais auparavant.
Je sais bien qu'on avance souvent l'argument selon lequel les attentats-suicides soit sont le résultat de la frustration et du désespoir, soit émergent dans la pathologie criminogène de quelques fanatiques dérangés. Mais ce sont là des explications qui n'expliquent rien. Les terroristes-kamikazes de New York et de Washington appartenaient à la classe moyenne, ils étaient très loin d'illettrés, c'étaient des hommes jeunes, parfaitement aptes à planifier - on l'a constaté - une destruction tout aussi 'audacieuse' qu'épouvantablement délibérée. Les jeunes hommes envoyés en mission par le Hamas et le Jihad islamique font ce qu'on leur dit de faire avec une conviction qui dénote une certaine clarté dans la motivation, à défaut d'autre chose. Le vrai coupable de cet état de fait est un système d'éducation élémentaire fait d'un bric-à-brac déplorable d'éléments piqués au hasard dans le Coran, avec des enseignants outrageusement mal équipés et une incapacité quasi-totale d'exercer une pensée critique. Parallèlement avec des armées arabes sur-dimensionnées - toutes aussi encombrées les unes que les autres d'un barda de pétoires inutilisables et sans aucun palmarès d'une quelconque victoire réelle - cet appareil éducatif dépassé a produit ces échecs de la logique, du raisonnement moral et de la juste appréciation de la valeur de la vie humaine qui conduisent paradoxalement tout à la fois à des flambées d'une 'exaltation' religieuse de la pire espèce et à une révérence servile envers les pouvoirs en place.
On constate des failles semblables dans la vision et la logique, du côté israélien. Comment a-t-il pu devenir moralement possible (pire : justifié) pour Israël de perpétuer et de se faire l'avocat de ses trente-quatre années d'occupation : voilà qui défie l'entendement. Mais même les intellectuels israéliens 'pacifistes' continuent à entretenir leur fixation d'une supposée inexistence d'un camp de la paix palestinien, en oubliant qu'un peuple soumis à occupation ne dispose pas du loisir qu'a l'occupant de décider si, oui ou non, il existe un interlocuteur... Par la même occasion, l'occupation militaire est considérée comme une donnée acceptable et elle est très peu mentionnée ; le terrorisme palestinien devient alors cause première, et non conséquence, de la violence, même si l'une des parties dispose d'un arsenal ultra-moderne (fourni et complété sans barguigner par les Etats-Unis), tandis que l'autre partie, la palestinienne, est sans Etat, virtuellement sans défense, sauvagement persécutée à volonté, confinée entre cent soixante mini-cantons, ses écoles fermées, la vie rendue impossible. Pire que tout : les tueries et les mutilations de Palestiniens sont accompagnées de l'expansion continue des colonies israéliennes et par quelque  400 000 colons qui se répandent en bruine sur le paysage palestinien, sans répit.
Un rapport publié récemment par le mouvement La Paix Maintenant, en Israël, indique ce qui suit :
1 - A la fin du mois de juin, 6 593 unités d'habitation étaient en cours de construction active, dans des colonies ;
2 - durant l'administration Barak, 6 045 unités d'habitation ont été mises en chantier, dans des colonies. En réalité, la construction dans les colonies a atteint en l'an 2000 un nouveau pic, dépassé seulement en 1992, avec 4 499 mises en chantier ;
3 - lorsque les accords d'Oslo furent signés, les colonies comportaient 32 750 unités d'habitation. Depuis la signature de ces accords, 20 371 unités d'habitation ont été bâties, ce qui représente une augmentation de ces dernières de : 62%.
Par essence, la position israélienne est en totale contradiction avec ce que l''Etat juif' est supposé vouloir: la paix et la sécurité, même si tout ce que cet Etat entreprend n'assure ni l'une ni l'autre.
Les Etats-Unis ont donné leur blanc-seing total à l'intransigeance et à la brutalité israéliennes : il n'y a aucune ambiguïté à ce sujet : 92 millions de dollars et un soutien politique total, à la vue et au su du monde entier. Ironiquement, ceci était bien plus vrai encore durant le processus d'Oslo qu'avant ou après celui-ci. La vérité toute simple est que l'anti-américanisme du monde arabo-musulman découle directement du comportement des Etats-Unis, qui ne cessent de donner des leçons de morale et de justice au monde entier tout en faisant l'exact contraire de ce qu'ils prêchent. Il faut mentionner aussi une ignorance indubitable du monde arabo-musulman pour tout ce qui touche aux Etats-Unis, et une tendance beaucoup trop marquée à recourir aux philippiques purement rhétoriques et aux condamnations sans appel au détriment de l'analyse rationnelle et d'une compréhension critique de ce que l'Amérique est en réalité. Il en va de même des attitudes arabes vis-à-vis d'Israël.
Dans le monde arabe, tant les gouvernements que les intellectuels ont lamentablement échoué dans ce domaine. Les gouvernements n'ont pas su consacrer du temps et/ou des moyens à une politique culturelle active à même de faire passer une représentation adéquate de la culture, de la tradition et de la société contemporaine (arabes) avec, pour résultat, le fait que ces réalités sont largement ignorées en Occident, laissant se perpétuer sans contradiction les images d'Epinal présentant les Arabes comme des fanatiques violents et libidineux. L'échec, chez les intellectuels, n'est pas de moindre ampleur. Il ne sert absolument à rien de rabâcher des clichés convenus sur la lutte et la résistance impliquant un programme précis d'action militaire alors qu'aucune n'est possible ni même réellement désirable. Notre défense contre des politiques injustes ne peut être que morale, et nous devons avant tout occuper le terrain des idéaux moraux avant, ensuite seulement, de promouvoir une appréhension correcte de cette position tant en Israël qu'aux Etats-Unis, chose que nous n'avons encore jamais faite. Nous avons refusé l'interaction et le débat, en les qualifiant de manière stigmatisante de 'normalisation' et de 'collaboration'. Refuser de faire des compromis, en mettant en avant la justesse de notre position (ce à quoi je ne cesse d'appeler) ne saurait en aucun cas être considéré comme une concession, en particulier lorsque cela est fait directement et avec force, à l'adresse de l'occupant ou du responsable de politiques injustes d'occupation et de répression. Pourquoi donc avons-nous peur d'affronter nos oppresseurs directement, de manière humaine, par la persuasion, et pourquoi nous entêtons-nous à croire en de vagues promesses idéologiques d'une violence prétendument rédemptrice qui diffère bien peu du poison instillé par Bin Laden et les islamistes ? La réponse à nos besoins se trouve dans une résistance éthique, dans une désobéissance civile bien organisée contre l'occupation militaire et la colonisation illégale, ainsi que dans un programme éducatif qui fasse la promotion de la coexistence, de la citoyenneté et de la valeur suprême de la vie humaine.
Mais nous sommes aujourd'hui coincés dans une impasse intolérable, qui exige plus que jamais que l'on en revienne sincèrement aux bases plus qu'abandonnées de la paix, proclamées à Madrid en 1991 : les résolutions des Nations Unies 242 et 332 : la terre contre la paix. Il ne saurait y avoir de paix sans des pressions sur Israël afin qu'il se retire des territoires occupés, y compris Jérusalem, et - comme l'a réaffirmé le rapport Mitchell - qu'il supprime ses colonies. Ceci peut être réalisé, bien évidemment, par étapes, en assurant une protection d'urgence aux Palestiniens sans défense, mais il faut dès aujourd'hui apporter un remède au grand échec de départ d'Oslo : il faut qu'une fin soit mise avec clarté et sans ambiguïté à l'occupation et que soit établi un Etat palestinien viable et authentiquement indépendant et que garantie la paix, grâce à la reconnaissance mutuelle. Ces objectifs doivent être énoncés comme étant les objectifs des négociations, comme une sorte de phare indiquant le chenal en direction du port. Les négociateurs palestiniens doivent être intraitables à ce sujet et ne pas utiliser la réouverture de négociations - à supposer qu'il puisse en être question, dans cette atmosphère de guerre impitoyable menée par Israël contre le peuple palestinien - comme prétexte pour revenir au processus d'Oslo et s'en contenter. Disons clairement qu'en fin de compte, seuls les Etats-Unis sont à même de réinstaurer des négociations, avec le soutien européen, musulman, arabe et africain ; mais cela doit se faire par l'intermédiaire des Nations-Unies, qui doivent être le principal promoteur de cette action diplomatique.
Etant donné l'appauvrissement sur le plan simplement humain du conflit palestino-israélien, j'aimerais suggérer l'idée que ces gestes symboliques importants de reconnaissance (mutuelle) et de responsabilité - posés, pourquoi pas ?, sous les auspices d'un Mandela ou d'un aréopage d'hommes de paix aux états de service sans reproche - devraient viser à faire de l'équité et de la compassion les éléments déterminants dans la suite du processus. Malheureusement, il est sans doute vrai que ni Arafat ni Sharon ne sont aptes pour une mission d'une telle élévation.  La scène politique palestinienne doit absolument être rehaussée afin de représenter sans faille ce à quoi tout Palestinien aspire : la paix dans la dignité et la justice et, plus important que tout, une coexistence digne, dans l'égalité, avec les Juifs israéliens. Nous devons absolument dépasser les manigances indignes, le soutien et le gavage scandaleux d'un dirigeant qui n'a eu, à aucun moment de sa longue carrière, à endurer des sacrifices aussi terribles que ceux que son peuple endure. La même chose vaut pour le peuple israélien, entraîné vers l'abîme par le Général Sharon et ses clones. Ce dont nous avons besoin, c'est une vision qui puisse élever un moral plus qu'abusé au-dessus du sordide de notre temps, de quelque chose qui ne saurait faillir dès lors que présenté résolument comme ce à quoi le peuple aspire. 
20. Prémices d'un plan américain : deux Etats, pour deux peuples, les deux capitales à Jérusalem
in Al-Watan Al-Arabi (quotidien arabe publié au Royaume-Uni) du vendredi 19 octobre 2001
[traduit de l'arabe par Marcel charbonnier]
Israël est préoccupé, ces derniers jours, par des informations provenant de Washington et reprises par les médias israéliens, sur les principes d'un plan américain de règlement du problème du Moyen-Orient - principes autour desquels sera vraisemblablement échafaudé le discours de Colin Powell (ministre des A.E.) à l'assemblée plénière de l'ONU.
Selon une source israélienne proche de l'administration américaine, les points fondamentaux de la communication du Secrétariat d'Etat sont les suivants :
- incitation à la recherche d'un règlement définitif sur la base des "deux Etats" ;
- Jérusalem : capitale double d'Israël et de la Palestine - mais sans entrer dans des "détails" tels le partage de la souveraineté et la solution du différend sur l'Esplanade des Mosquées ;
- reconnaissance du caractère national des deux Etats : Israël étant un Etat juif et la Palestine, l'Etat du peuple palestinien ;
- adoption des résolutions 242 et 338, de la conférence de Madrid et des accords d'Oslo comme base de la solution à venir ;
- engagement des Etats-Unis à "assurer la sécurité d'Israël" ;
- nécessité de mettre un terme à la violence et au terrorisme, ferme engagement des deux parties sur la voie de l'application des recommandations Mitchell.
Ce qui inquiète le plus Ariel Sharon (Premier ministre) dans tout cela, c'est le point qui évoque Jérusalem. Cela ne veut pas dire que Sharon adopterait le plan américain sans cela... Car de nombreux points contenus dans cette proposition américaine renferment beaucoup de corollaires moins apparents et notamment, en ce qui concerne la chasse gardée de Sharon : les colonies.
Certaines sources israéliennes ont commenté le point relatif aux 'deux Etats nationaux' en disant que cela signifie que le droit au retour pour les Palestiniens réfugiés ne serait pas admis à l'intérieur d'Israël, mais seulement dans la région sur laquelle sera établi l'Etat palestinien.
Des proches du cabinet Sharon, répliquant à ce qui a pu être publié au sujet des propositions américaines, ont indiqué que le Premier ministre n'est nullement gêné par l'établissement de l'Etat palestinien évoqué par le président George Bush, mais que la question est celle de savoir : où cet Etat sera-t-il établi et quelle en sera la superficie ?
Ces mêmes milieux font savoir que le gouvernement israélien est conscient du fait que, depuis quelque temps, le Secrétariat d'Etat, sous la direction de Colin Powell, adopte une position favorable aux Arabes tandis que la Maison Blanche aurait, elle, un penchant pour Israël... Mais ce qui inquiète Israël, c'est la communauté de vues affichée récemment entre Bush (et le Vice-Président) et Powell, au sujet du Moyen-Orient, étant donné que les deux premiers se sont (apparemment) rangés à celles du troisième... à la suite des attentats du 11 septembre.
Les sources israéliennes allèguent que l'administration américaine aurait fait part des grands principes de son plan aux responsables gouvernementaux de l'Arabie Saoudite, de la Jordanie et de l'Egypte... mais pas d'Israël !
A côté de l'action diplomatique que l'administration américaine entend déployer prochainement, la Maison Blanche a prévu de dépêcher un envoyé spécial au Moyen-Orient. Il s'agit du général de réserve Anthony Ziney (orthographe non garantie, NdT), qui a d'excellentes relations avec plusieurs responsables au Moyen-Orient, héritées de ses fonctions dans l'armée, où il était responsable des troupes déployées dans la région du Golfe arabo-persique. Auparavant, l'administration avait envisagé d'envoyer en mission au Moyen-Orient William Burns, mais les accointances de ce dernier avec les Arabes n'étaient pas du goût des responsables israéliens et Sharon a téléphoné à Washington pour le lui signifier. Washington a obtempéré...
Le quotidien israélien Ha'Aretz, proche du ministre des affaires étrangères Shimon Peres, laisse entendre que la tension s'est accrue, dans les dernières semaines, entre celui-ci et Ariel Sharon. Cette tension résulte, d'une manière générale, du sentiment qu'a Peres de la responsabilité endossée par Sharon du grave enlisement actuel des relations avec les Palestiniens avec, en particulier, les critiques qu'il a essuyées de la part de ce dernier au sujet de ses prises de contacts avec Yasser Arafat. Sharon a déclaré sans ambiguïté qu'il était opposé à la poursuite des rencontres entre les deux hommes.
Peres demanderait (toujours, selon la presse) que des aides économiques et un assouplissement du contrôle de leurs déplacements soient accordés aux Palestiniens. Il pense que, pour peu que les négociations reprennent, il est possible de parvenir à un accord avec eux. Mais Peres met aussi en garde : pour lui, il serait contre-productif de tenter de trouver un qualificatif à cet accord : qu'il soit transitoire ou définitif importe peu, de son point de vue. Il pense que le problème principal est celui des colonies, dont le projet d'extension les concernant est indéfendable et il est en faveur de l'évacuation des colonies de la bande de Gaza, qui serait, pense-t-il, de nature à grandement apaiser la tension qui y règne.
Mais des sources proches de Peres laissent entendre qu'il est peu probable que la suppression de certaines colonies puisse être seulement envisagée aussi longtemps que Sharon restera aux manettes du gouvernement israélien... 
21. Ben Laden, secret de famille de l'Amérique par Arundhati Royin Le Monde du dimanche 14 octobre 2001(Arundhati Roy est écrivain. Traduit de l'anglais par Frédéric Maurin.)Après les inadmissibles attentats-suicides qui ont frappé le Pentagone et le World Trade Center, un présentateur du journal télévisé déclarait le 17 septembre sur la chaîne américaine Fox : "Il est rare que le bien et le mal se manifestent aussi clairement qu'ils l'ont fait mardi dernier. Des gens que nous ne connaissons pas ont massacré des gens que nous connaissons - et ils ont commis leurs actes avec une jubilation pleine de mépris." Puis il a craqué et fondu en larmes.Voilà le hic : l'Amérique est en guerre contre des gens qu'elle ne connaît pas (parce qu'ils ne passent pas souvent à la télévision). Le gouvernement n'avait pas encore réussi à identifier précisément son ennemi, ni même commencé à cerner sa nature, que déjà, à grand renfort de publicité et de rhétorique douteuse, il se hâtait de concocter une "coalition mondiale antiterroriste"et mobilisait son armée, sa force aérienne, sa marine, ses médias pour les engager dans la bataille.Le problème, c'est que l'Amérique, une fois partie en guerre, ne saurait décemment rapatrier ses troupes sans qu'il y ait eu, de fait, une guerre. Si elle ne trouve pas son ennemi, il lui faudra en fabriquer un, ne serait-ce que pour calmer la fureur de l'opinion publique. La guerre va acquérir une dynamique, une logique et une justification qui lui appartiendront en propre et feront perdre de vue ses mobiles initiaux.Mû par la colère, le pays le plus puissant du monde renoue d'instinct avec un réflexe ancestral pour livrer un nouveau type de guerre. Mais en matière de défense nationale, ses navires aérodynamiques, ses missiles de croisière, ses avions de combat F-16 ont soudain l'air d'antiquailles encombrantes.Son arsenal de bombes nucléaires, qui tenait lieu de force de persuasion, ne vaut plus son pesant de ferraille. Cutters, canifs et froide colère sont les armes de la guerre au XXIe siècle. Rien de plus facile à crocheter que la colère. Elle passe la douane sans attirer l'attention, elle échappe au contrôle des bagages.Contre qui l'Amérique se bat-elle ? Le 20 septembre, le FBI faisait part de ses doutes quant à l'identité de certains pirates de l'air. Le même jour, George W. Bush déclarait savoir exactement qui étaient les terroristes et quels gouvernements les soutenaient. On aurait dit qu'il avait des informations dont ne disposaient ni le FBI ni la population américaine.Pour des raisons stratégiques, militaires et économiques, George W. Bush doit à tout prix persuader l'opinion publique que ce sont les valeurs nationales de la liberté et de la démocratie qui sont visées, ainsi que le mode de vie américain. Message facile à colporter dans l'atmosphère de chagrin, d'indignation et de colère qui règne actuellement. Cependant, à supposer que le contenu en soit vrai, on peut légitimement se demander pourquoi ce sont les symboles de la suprématie économique et militaire américaine (le World Trade Center et le Pentagone) qui ont été pris pour cibles. Pourquoi pas la statue de la Liberté ? Ne peut-on alors émettre l'hypothèse que la sombre colère à l'origine des attentats n'a pas pour source la liberté et la démocratie américaines, mais le soutien et l'engagement exceptionnel des Américains pour des causes radicalement opposées : pour le terrorisme militaire et économique, l'insurrection, la dictature armée, le fanatisme religieux, le génocide impensable (hors des frontières du pays) ?Touchée par des pertes récentes, la majorité de la population doit avoir du mal à regarder le monde en face, les yeux embués de larmes, et n'y rencontrer que ce qu'elle peut interpréter comme de l'indifférence. Mais ce n'est pas de l'indifférence. C'est juste une intuition. Une absence de surprise. La conscience lasse que tout finit par se payer. Les Américains doivent savoir qu'ils ne sont pas en cause, mais que c'est la politique de leur gouvernement qui attise la haine. Ils ne peuvent pas un instant douter qu'ils sont partout bien reçus, eux et leurs musiciens extraordinaires, leurs écrivains, leurs acteurs, leurs athlètes impressionnants, leur cinéma. Immense a été la peine de l'Amérique face aux événements ; immense aussi, la dimension publique de cette peine. Mais de là à penser qu'elle pourrait modérer ou nuancer l'angoisse, ce serait grotesque.Toutefois, il serait également regrettable que le pays, au lieu d'en profiter pour tenter d'expliquer les événements, saisisse l'occasion pour usurper la souffrance du monde entier, pour pleurer et venger la souffrance qui le concerne seul. Car dans ce cas c'est à nous autres qu'il reviendrait de poser les vraies questions et de prononcer les mots cruels. Pour nos douleurs, pour notre retard, nous serions haïs, ignorés, peut-être même enfin réduits au silence.Le monde ne saura sans doute jamais pourquoi les pirates de l'air ont dirigé les avions vers les immeubles qu'ils ont percutés. Ils n'avaient que faire de la gloire. Tout ce que nous savons, c'est que la croyance en ce qu'ils faisaient surpassait de loin l'instinct naturel de survie, le désir humain de laisser un souvenir de soi. Presque comme si leurs actes marquaient la limite inférieure en deçà de laquelle ils ne pouvaient exprimer leur immense fureur. Des actes qui ont fait voler en éclats le monde tel que nous le connaissions. Qui, en l'absence d'informations, vont être lus par les hommes politiques, les commentateurs et les écrivains (dont je suis) à la lumière de leurs propres opinions et de leurs propres interprétations. Cette réflexion, cette analyse du climat politique où ont eu lieu les attentats ne peuvent être que bonnes à prendre.Il n'est pas superflu de procéder à quelques éclaircissements. Et de se demander par exemple : à qui va bénéficier cette "justice sans limites", cette "liberté immuable" ? L'Amérique déclare-t-elle la guerre au terrorisme en Amérique ou au terrorisme en général ? Que s'agit-il de venger au juste ? La mort tragique de près de 6 000 personnes, la disparition de 1,4 million de mètres carrés de bureaux à Manhattan, la destruction d'une partie du Pentagone, la perte de plusieurs centaines de milliers d'emplois, la faillite potentielle de quelques compagnies aériennes ? Ou bien les enjeux sont-ils plus vastes ?En 1996, interrogée par Leslie Stahl sur sa réaction devant la mort de 500 000 enfants irakiens après les sanctions économiques américaines, Madeleine Albright, alors ambassadrice des Etats-Unis à l'ONU, répondait sur CBS que c'était "un choix très difficile" mais que, tout compte fait, "nous pensons que le prix en vaut la peine". A-t-elle été renvoyée de son poste pour avoir tenu pareils propos ? Pas du tout. Elle a continué à parcourir le monde, à représenter les opinions et les aspirations du gouvernement américain. Plus grave encore, dans les circonstances actuelles : les sanctions contre l'Irak n'ont pas été levées. Des enfants continuent à mourir. Nous y voilà. Un distinguo peu subtil oppose la civilisation et la sauvagerie, le "massacre d'innocents" (ou, si l'on préfère, "le heurt des civilisations") et les "dommages de guerre". Pure sophistique, délicate algèbre de la "justice sans limites" ! Combien faudra-t-il de morts irakiens pour améliorer le monde ? Combien de morts afghans pour un seul mort américain ? Combien d'enfants morts pour un seul homme mort ? Combien de cadavres de moudjahidins pour le cadavre d'un seul banquier d'affaires ?La coalition des superpuissances mondiales resserre son étau sur l'Afghanistan, l'un des pays les plus pauvres qui soient, l'un des plus sinistrés, des plus déchirés par la guerre. Les talibans au pouvoir y offrent un abri à Oussama Ben Laden, tenu pour responsable des attentats du 11 septembre.
Faut-il décimer l'ensemble de la population en guise de réparation ? L'économie est chamboulée. Et le problème qui se pose à une armée d'envahisseurs, c'est en réalité que le pays ne possède aucun des signes ou des repères conventionnels à pointer sur la carte : ni bases militaires, ni complexes industriels, ni usines de traitement de l'eau. Les exploitations agricoles se sont transformées en charniers, la campagne est jonchée de mines antipersonnel - au nombre de 10 millions, selon les estimations les plus récentes. L'armée américaine devrait donc commencer par déminer le terrain et par construire des routes pour frayer une voie à ses soldats.Contemplons-la, la "justice sans limites" au XXIe siècle : des civils mourant de faim en attendant d'être tués. Aux Etats-Unis, on a grossièrement parlé de "ramener l'Afghanistan à l'âge de pierre en le bombardant". Quelqu'un aurait-il l'amabilité d'annoncer qu'il n'est pas besoin de l'y ramener, qu'il y est déjà ? Peut-être que les Américains ne savent pas très bien où se trouve l'Afghanistan, mais cela n'empêche pas le gouvernement américain et l'Afghanistan d'être de vieux amis. En 1979, après l'invasion soviétique de l'Afghanistan, la CIA et l'ISI (InterServices Intelligence : les services de renseignement pakistanais) ont lancé la plus grande opération indirecte de la CIA depuis la guerre du Vietnam. Leur but ? Canaliser l'énergie de la résistance afghane et l'enrôler dans une guerre sainte, un djihad islamique qui dresserait contre le régime communiste les pays musulmans de l'Union soviétique et finirait par l'ébranler.Au fil des ans, par l'intermédiaire de l'ISI, la CIA a financé et recruté, dans quarante pays musulmans, des dizaines de milliers de moudjahidins extrémistes qui ont servi de soldats dans cette guerre que livrait l'Amérique par pays interposés. La grande masse d'entre eux ne savaient pas qu'ils se battaient pour l'Oncle Sam. (Mais l'ironie veut que l'Amérique n'ait pas su non plus qu'elle finançait une future guerre contre elle-même.)En 1989, saignés à blanc par dix années de conflit sans relâche, les Russes se sont retirés, laissant derrière eux une civilisation en ruine. La guerre civile s'est poursuivie de plus belle dans le pays. Le djihad s'est étendu à la Tchétchénie, au Kosovo, puis au Cachemire. La CIA a continué à envoyer des fonds et du matériel militaire, mais, vu l'ampleur des frais généraux, il a fallu trouver encore plus d'argent. C'est alors que les moudjahidins, prétextant un "impôt révolutionnaire", ont donné l'ordre aux paysans de planter de l'opium. Sous la protection de l'ISI, des centaines de laboratoires de traitement de l'héroïne se sont implantés à travers le pays. Deux ans après l'arrivée de la CIA, la frontière pakistano-afghane était devenue le plus grand producteur mondial d'héroïne, la principale source d'approvisionnement pour les villes américaines. Les bénéfices annuels, situés dans une fourchette entre 100 et 200 milliards de dollars, étaient reversés au profit de l'entraînement et de l'armement des militants.En 1996, les talibans, qui ne formaient alors qu'une secte dangereuse de fondamentalistes intégristes, se sont battus pour s'emparer du pouvoir, avec le soutien financier de l'ISI, ce vieil acolyte de la CIA, et l'appui des partis politiques pakistanais. Ils ont instauré un régime de terreur et s'en sont d'abord pris à leurs concitoyens, en particulier aux femmes : fermeture des écoles de filles, licenciement des fonctionnaires de sexe féminin, application de la charia stipulant que les femmes jugées "immorales" devaient être lapidées et les veuves coupables d'adultère, enterrées vivantes. Devant ce terrible bilan qui bafoue les droits de l'homme, on a du mal à croire que la perspective d'une guerre, ou d'une menace pesant sur la vie des civils, suffise à intimider le gouvernement taliban ou à le détourner de ses buts.Après tout ce qui s'est passé, peut-il y avoir plus grande ironie que de voir la Russie et l'Amérique se donner aujourd'hui la main pour re-détruire l'Afghanistan ? Reste à savoir si on peut détruire la destruction... De nouveaux bombardements en Afghanistan n'auront d'autre résultat que de déplacer les décombres, de semer le désordre parmi quelques vieilles tombes et de troubler les morts. Le paysage dévasté de l'Afghanistan formait le cimetière du communisme soviétique, le tremplin d'un monde unipolaire dominé par les Etats-Unis. Il a accommodé le néocapitalisme et la mondialisation des grandes entreprises - là encore sous la coupe des Etats-Unis. Or voici que l'Afghanistan s'apprête à se transformer en cimetière pour les soldats sortis victorieux, contre toute attente, de cette guerre pour l'Amérique.Et que dire de l'allié supposé des Etats-Unis ? Le Pakistan a lui aussi subi de graves pertes. Le gouvernement américain n'a pas hésité à soutenir les dictateurs militaires qui ont tout fait pour empêcher l'idéal démocratique de s'enraciner. Avant l'arrivée de la CIA, il existait un petit marché rural de l'opium. Entre 1979 et 1985, le nombre d'héroïnomanes, parti de presque rien, s'est considérablement accru. Même avant le 11 septembre, des millions d'Afghans vivaient dans des camps de réfugiés sommaires le long de la frontière.L'économie pakistanaise s'effondre. La violence fanatique, les programmes mondialistes d'ajustement structurel et les seigneurs de la drogue mettent le pays en pièces. Destinés à combattre les Soviétiques, les centres d'entraînement terroristes et les madrasas, qui affleurent sur l'ensemble du territoire comme des dents de dragon, ont produit des fondamentalistes qui jouissent d'un immense succès populaire au Pakistan même. Les talibans, que le gouvernement pakistanais soutient, finance et protège depuis des années, ont noué des alliances matérielles et stratégiques avec les partis politiques pakistanais. Et c'est à ce pays que le gouvernement américain demande (oui, demande) d'étrangler le petit animal qu'il nourrit secrètement au biberon depuis tant d'années ? Après s'être solennellement engagé aux côtés des Etats-Unis, le président Moucharraf pourrait bien avoir à affronter une espèce de guerre civile plus tard.Pour des raisons géographiques, mais aussi grâce à la vision de ses anciens dirigeants, l'Inde a jusqu'ici eu la chance d'être exclue de ce grand jeu. Si elle avait été attirée dans la partie, il y a fort à parier que notre démocratie, dans l'état où elle se trouve, n'aurait pas survécu. Alors que nous sommes un certain nombre à contempler la situation avec horreur, nos dirigeants se livrent à une danse du ventre effrénée en suppliant les Etats-Unis d'établir leurs bases militaires en Inde plutôt qu'au Pakistan. Nous étions pourtant aux premières loges pour assister au destin ignoble de nos voisins. La volonté du gouvernement n'est pas seulement étrange : elle est inconcevable. Comment un pays du tiers-monde, doté d'une économie fragile et de bases sociales complexes, peut-il encore ignorer qu'inviter sur son sol une superpuissance comme les Etats-Unis (à titre provisoire ou sur le long terme) revient à exposer son pare-brise à un jet de pierres ?Dans le matraquage médiatique qui a suivi les événements du 11 septembre, les principales chaînes de télévision ont été fort discrètes sur l'implication américaine en Afghanistan. Pour ceux qui n'étaient pas au courant, les reportages pouvaient sembler émouvants ou troublants, voire larmoyants aux yeux des cyniques. Mais pour ceux d'entre nous qui connaissons l'histoire récente de l'Afghanistan la couverture des attentats et la rhétorique de la "coalition mondiale antiterroriste" ne constituent ni plus ni moins qu'un affront. La "liberté" de la presse américaine, comme la "liberté" de l'économie de marché, doit répondre de bien des errements.De toute évidence, l'opération "Liberté immuable" vise à promouvoir le mode de vie à l'américaine. Mais elle finira sans doute par en saper complètement les fondations. Elle va décupler la colère et le terrorisme dans le monde entier. Pour le commun des mortels, aux Etats-Unis, elle ne signifie rien d'autre que vivre dans un climat révoltant d'incertitude : mes enfants seront-ils bien protégés à l'école ? Y aura-t-il des gaz neurotoxiques ? Une bombe dans la salle de cinéma ? La personne que j'aime rentrera-t-elle à la maison ce soir ? On agite le spectre d'une guerre biologique. Mais la mort au compte-gouttes risque d'être pire que l'anéantissement brutal de l'espèce par une explosion nucléaire.Le gouvernement américain - suivi sans aucun doute par tous les gouvernements du monde - va profiter du climat de guerre pour brider les libertés civiques, restreindre la liberté d'expression, procéder à des licenciements massifs, harceler des minorités ethniques et religieuses, réduire les dépenses publiques et détourner d'énormes sommes d'argent vers l'industrie de l'armement. Dans quel but ? Le président Bush ne saurait "débarrasser le monde des agents du mal", pas plus qu'il ne saurait le peupler de saints. Il est absurde que le gouvernement américain caresse le projet d'éliminer le terrorisme par une escalade de violence et d'oppression. Le terrorisme est le symptôme, non la maladie. Il voyage sans passeport. Il est transnational, mondial, au même titre que des entreprises comme Coca-Cola, Pepsi ou Nike. Dès les premières difficultés, il peut lever le camp et déménager ses "usines" dans un pays qui lui offrira plus d'avantages. Exactement comme les multinationales.En tant que phénomène, le terrorisme peut ne jamais disparaître. Mais pour le maîtriser il faut déjà que l'Amérique commence par reconnaître qu'elle partage la planète avec d'autres nations, d'autres êtres humains qui, même s'ils ne passent pas à la télévision, ont eux aussi leurs amours, leurs chagrins, leurs histoires, leurs chants, leurs douleurs - grands dieux ! -, leurs droits. Mais on en est loin.Les attentats du 11 septembre portent la marque d'un monde complètement détraqué. Ben Laden en a peut-être rédigé le message (qui sait ?), ses coursiers l'ont peut-être livré, mais il aurait tout aussi bien pu être signé par les fantômes des victimes des anciennes guerres américaines. Par les millions de morts en Corée, au Vietnam et au Cambodge, les 17 500 morts lorsque Israël, en 1982, a envahi le Liban avec l'appui des Etats-Unis, les dizaines de milliers d'Irakiens morts pendant l'opération "Tempête du désert", les milliers de Palestiniens tués en luttant contre l'occupation de la Cisjordanie par Israël. Et par les millions de morts en Yougoslavie, en Somalie, en Haïti, au Chili, au Nicaragua, au Salvador, dans la République dominicaine, au Panama - autant de pays dirigés par des terroristes, des dictateurs, des auteurs de génocides que le gouvernement américain soutenait, formait, finançait et armait. La liste est loin d'être exhaustive.Pour une nation si impliquée dans la guerre et le conflit, les Américains ont eu une chance extraordinaire. Les événements du 11 septembre ne constituent que la deuxième attaque sur leur sol en plus de cent ans. La première, c'était à Pearl Harbour. Les représailles qui se sont ensuivies ont emprunté maints détours, mais elles se sont terminées par Hiroshima et Nagasaki. Aujourd'hui, le monde attend les horreurs à venir en retenant son souffle.Dans un article intitulé "La nécessité de la dissidence" (The Guardiandu 18 septembre), George Monbiot écrivait que, si Oussama Ben Laden n'existait pas, il faudrait que l'Amérique l'invente. Mais en un sens l'Amérique l'a bel et bien inventé. Il faisait partie du djihad en Afghanistan en 1979, lorsque la CIA y a lancé ses opérations. Ben Laden possède le privilège d'avoir été créé par la CIA et d'être recherché par le FBI. En une quinzaine de jours, il est passé du statut de suspect à celui de suspect numéro un, puis, malgré l'absence de preuves véritables, il a gravi tous les échelons et s'est hissé au rang suprême de celui qu'on réclame "mort ou vif".Les talibans ont fait preuve d'une pertinence qui leur ressemble peu lorsque les Etats-Unis ont exigé l'extradition de Ben Laden : "Donnez-nous les preuves, ont-ils répondu, et nous vous le livrerons." Bush a répliqué que ses exigences n'étaient "pas sujettes à négociation". Est-ce que l'Inde pourrait en profiter, accessoirement, pour exiger l'extradition de l'Américain Warren Anderson ? En tant que PDG d'Union Carbide, il est responsable de la fuite de gaz qui s'est produite à Bhopal en 1984, causant la mort de 16 000 personnes. Nous avons rassemblé les preuves nécessaires. Elles sont toutes versées au dossier. Vous pourriez nous le livrer, s'il vous plaît ? Merci.Mais qui est vraiment Oussama Ben Laden ? Ou pour le dire autrement : qu'est-ce qu'Oussama Ben Laden ? C'est le secret de famille de l'Amérique. Le double noir de son président. Le jumeau sauvage de tout ce qui se targue de beauté et de civilisation. Le rejeton d'un monde ravagé par la politique étrangère de l'Amérique : par sa diplomatie de la canonnière, son arsenal nucléaire, sa volonté, comme il est dit vulgairement, de s'arroger une "domination sans partage", par son effroyable mépris de vies qui ne sont pas américaines, par ses interventions militaires barbares, son soutien à des régimes despotiques et dictatoriaux, son programme économique impitoyable, prompt à ne faire qu'une bouchée de pays pauvres comme s'il s'agissait d'une nuée de sauterelles. Sans parler de ses multinationales en maraude qui gouvernent l'air que nous respirons, le sol que nous foulons, l'eau que nous buvons, les pensées que nous avons.Maintenant que le secret de famille est divulgué, les jumeaux se fondent l'un dans l'autre et deviennent peu à peu interchangeables. Leurs canons, leurs bombes, leur argent et leurs drogues tournent en boucle depuis un moment. Les missiles Stinger qui attendent les hélicoptères américains ont été fournis par la CIA ; l'héroïne consommée par les toxicomanes américains vient d'Afghanistan ; l'administration Bush a récemment fait don de 43 millions de dollars pour financer une "lutte antidrogue"...Bush et Ben Laden ont désormais recours à la même terminologie. Chacun représente "la tête du serpent" aux yeux de l'autre. Aucun ne se prive d'invoquer Dieu et d'employer un vague lexique millénariste où ont cours les notions de bien et de mal. Ils sont tous les deux impliqués dans des crimes politiques sans ambiguïté, tous les deux armés jusqu'aux dents - l'un avec l'arsenal nucléaire des puissants qui ne redoutent pas l'obscénité, l'autre avec le rayonnement destructeur des cas les plus désespérés. La boule de feu et le pic à glace. La matraque et la hache. Ce qu'il faut garder présent à l'esprit, c'est qu'aucun terme de l'alternative ne représente une solution acceptable pour remplacer l'autre.