1. Je ne me sens
pas américaine par Marie-José Mondzain
in Le Monde du mercredi 19
septembre 2001
(Marie-José Mondzain est directrice de
recherche au CNRS.)
Depuis le 11 septembre, il nous est demandé
d'être américains. Personnellement, aujourd'hui, je ne me sens pas du tout
américaine, mais je sens au contraire redoubler en moi toutes les raisons de
condamner un monde qui fait chorus avec un président catastrophique, celui qui
défend la peine de mort et qui n'a que mépris pour le Moyen-Orient. L'horreur de
ce qui vient d'arriver nous plonge tous dans la tristesse et dans l'effroi. De
telles émotions ne doivent en aucun cas paralyser la pensée et nous priver de
tout jugement.
L'analyse des images qui nous submergent est mythologique-ment
claire. Le symbole d'un em- pire économique s'écroule, rien ne manque aux
emblèmes, ni la tour babélienne, ni la foudre divine, ni, surtout, le discours
qui retourne la guerre sainte des uns en justification de la sainte guerre des
autres. Des hommes et des femmes succombent ensemble, bourreaux et victimes
indistinctement. Et le deuil ne se prend qu'en cantiques et drapeaux. Dies Irae
! La planète est en prière, et l'Amérique est sûre que Dieu va exprimer sa
colère et son désir de juste vengeance contre les pieux impies.
Les morts ne
sont que des chiffres, ils s'appellent "disparus", ceux qui sont absents de
toutes les images. Jamais on n'a tant parlé de Dieu. La vraie victime n'est pas
de chair, elle n'est pas humaine, mais symbolique. Voilà ce qu'il nous faut
croire. La confusion est devenue totale entre bourreaux et victimes, mais aussi
entre réalité du deuil et fiction des drapeaux, entre symbole de béton et vie
humaine.
Certains ont pu parler des dangers d'un abus des images de "la mort
en direct", d'autres ont évoqué la lourde analogie cinématographique avec les
films-catastrophes. Il n'en est rien. Le passage en boucle d'une dizaine
d'images obsédantes et répétitives de deux tours qui s'effondrent n'a pas le
moindre rapport avec le direct d'une temporalité, qu'elle soit réelle ou
narrative. Bien au contraire, elle fait basculer le spectateur dans la
répétition hallucinatoire d'un clip-cauchemar, c'est-àdire d'un mauvais rêve
empruntant le rythme publicitaire.
La déréalisation opère dans la fascination
de l'effroi, et nous attendons le réveil salvateur. On nous hypnotise, on nous
maintient dans la stupeur. Il faut que l'imprévu entre dans l'impensable.
J'entends une radio dire : "L'impensable est arrivé." Cette situation
informative est d'une grande violence et nous prépare à la violence impensée des
réponses qui se préparent.
Soyons clairs à notre tour. Comme dans tout
scénario meurtrier, la question de l'enquêteur est : à qui profite le crime ?
Aux Palestiniens ? Certainement pas : Sharon a enfin les mains libres. Il ose
dire qu'Arafat est son Ben Laden et il va continuer sa politique aveugle face
aux nations tétanisées ! Aux Afghans écrasés par les talibans ? Non plus : les
voilà menacés de disparaître demain sous les bombes américaines. Aux pauvres ?
Aux opprimés ? Pas le moins du monde. Si Ben Laden est bien en cause, il est le
fils traître des Etats-Unis, leur ancien élève, l'outil stratégique de naguère ;
sa richesse est américaine.
A présent, dans le monde entier, les Arabes sont
montrés du doigt comme des monstres programmés religieusement. Halte à
l'amalgame, dit-on. L'amalgame est fait, voilà la triste vérité.
Non. Ceux
qui se dressent plus arrogants et plus forts que jamais sont Bush, Poutine et
Sharon. Quelle réussite ! Bush devient un immense héros à la fois tragique et
vengeur, et Poutine peut en finir avec les Tchétchènes...
Maintenant,
regardons de plus près : voilà un pays, le plus puissant du monde, qui ne vous
laisse pas entrer chez lui avec un camembert, un chien non vacciné ou une carte
du Parti communiste même périmée, mais où vous pouvez, en tant que citoyen d'un
pays arabe appartenant à des réseaux terroristes, entrer avec un faux passeport,
apprendre à piloter, vous équiper d'armes blanches sans faire l'objet du moindre
soupçon, de la plus petite surveillance. N'est-ce pas étrange ? Vous pouvez même
faire savoir qu'il se prépare quelque chose de fort méchant, on ne vous croit
pas.
Ces mêmes Arabes sont si stupides qu'ils circulent encore deux jours
après l'attentat dans un aéroport avec des armes blanches, des consignes de
pilotage ; d'autres laissent une voiture avec le Coran et un manuel de pilotage
dans un parking. Suivez la trace, c'est simple, le lendemain. La CIA et le FBI,
avant-hier encore impuissants, deviennent d'une efficacité stupéfiante. Tout
cela est si invraisemblable qu'on ne peut pas ne pas se poser des questions
graves.
Je ne suppose aucun grand complot machiavélique, mais je constate que
la stratégie confusionniste des informations vise à produire un chaos ténébreux
dans l'esprit de chacun. Si nous ne savons plus quoi penser, quelle aubaine pour
ceux qui pensent à notre place et qui prendront des décisions terribles sans que
nous ayons pu exprimer nos doutes, nos interrogations, nos analyses. Le prix
payé par les vraies victimes de cet effroyable carnage est démesuré. Encore
faut-il que les vies humaines aussi, en Occident, aient autant de prix qu'on
nous le dit. L'histoire de notre XXe siècle nous permet d'en douter.
Tout ce
que je souhaite, c'est que nos gouvernements occidentaux ne s'engouffrent pas
tête baissée dans un inextricable écheveau d'intérêts économiques dont la
population civile de la planète entière est en train de devenir l'otage. Nous
devons tous résister au désir de vengeance aveugle qui ouvre à nouveau les
vannes au racisme, au fanatisme religieux de tous les camps, et qui nous ferait
oublier de remonter aux véritables causes économiques et politiques d'un si
grand désastre.
2. Le rôle public
des écrivains et des intellectuels par Edward Saïd
in The Nation
(hebdomadaire américain) du lundi 17 septembre 2001
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier][The Nation
est un hebdomadaire publié aux Etats-Unis. Fondé en 1865, il tire à 97 000
exemplaires. Résolument à gauche, il fustige les tares politiques et économiques
de l'Amérique. Parmi les principaux actionnaires depuis 1995, l'acteur Paul
Newman et l'écrivain E. L. Doctorow : http://www.thenation.com]Dans l'usage courant, et dans les langues et
cultures dans lesquelles j'ai une certaine aisance, un "écrivain" est une
personne qui produit de la littérature - c'est-à-dire, un romancier, un poète,
un dramaturge. Je pense qu'il est généralement avéré que dans toutes les
cultures, les écrivains occupent une place à part, peut-être encore plus
honorifique, que les "intellectuels" ; l'aura de la créativité et une capacité
presque surnaturelle à l'originalité sont attribuées à des écrivains d'une
manière que l'on ne rencontre absolument pas dans le cas des intellectuels, qui
appartiennent, en regard de la littérature, à la catégorie quelque peu
illégitime et parasitaire des "critiques". Mais il n'en reste pas moins qu'à la
veille du vingt-et-unième siècle, l'écrivain assume de plus en plus certaines
des contributions rédhibitoires de l'intellectuel à des activités telles que
dire la vérité aux pouvoirs en place, être le témoin de persécutions et de
souffrances et faire entendre une voix dissidente, en conflit avec l'autorité. A
titre d'exemple de cette absorption de l'un par l'autre, on pourrait citer le
cas Salman Rushdie, dans toutes ses ramifications ; la formation de nombreux
parlements et congrès d'écrivains consacrés à des problèmes tels l'intolérance,
le dialogue interculturel, les conflits inter ethniques (comme en Bosnie et en
Algérie), la liberté d'expression et la censure, l'énonciation de la vérité et
la réconciliation (comme en Afrique du Sud, en Argentine, en Irlande et
ailleurs) ; et le rôle symbolique particulier de l'écrivain, intellectuel
attestant de l'expérience d'un pays ou d'une région, en lui donnant un caractère
public à jamais inscrit à l'ordre du jour discursif. La meilleure manière de le
démontrer, c'est tout simplement d'établir la liste des noms de certains
lauréats récents du Prix Nobel (pas tous, de toute évidence), puis à laisser
chacun de ces noms évoquer dans notre esprit une région (géographique)
emblématique, qui pourra être vue, à son tour, comme une sorte de plate-forme ou
de tremplin pour l'activité ultérieure de cet écrivain, telle son intervention
dans des débats qui peuvent se tenir en des lieux fort éloignés du monde
littéraire. Ainsi de Nadine Gordimer, Kenzaburo Oe, Derek Walcott, Wole Soyinka,
Gabriel Garcia Marquez, Octavio Paz, Elie Wiesel, Bertrand Russell, Günter
Grass, Rigoberta Menchu, parmi bien d'autres.
Il n'en reste pas moins vrai,
comme Pascale Casanova l'a brillamment démontré dans sa somme "La République
mondiale des lettres", qu'il semble bien qu'un système global de littérature se
soit mis en place, tout au long des cent cinquante années passées, un système
complet, avec son ordre propre de littérarité, son tempo, ses canons, son
internationalisme et ses valeurs de marché. L'efficacité de ce système réside en
ce qu'il semble bien avoir généré les types d'écrivains que P. Casanova étudie
en tant que ressortissant à des catégories aussi différentes entre elles que les
profils assimilé, dissident et transposé, toutes étant, en même temps,
individualisées et classifiées dans ce qu'elle démontre être un système
hautement efficient, globalisé, quasi-marchand. Ce qui donne à son argumentation
sa portée, c'est le fait qu'elle démontre que ce système puissant et totipotent
peut aller jusqu'à stimuler une sorte d'indépendance de lui-même, comme dans les
cas d'écrivains tels Joyce et Beckett, dont (même) le langage et l'orthographe
échappent aux lois imposées tant par l'Etat que par le système.
Pour autant
que je l'admire, le succès global de l'ouvrage de P. Casanova n'en comporte pas
moins des contradictions. Elle semble dire que la littérature, en tant que
système globalisé, comporte en elle même une sorte d'autonomie intégrale qui la
place, dans une grande mesure, juste après les réalités premières des
institutions et du discours publics, notion qui n'est pas dépourvue d'une
certaine plausibilité théorique dès lors qu'elle la formule comme "un espace
littéraire international", avec ses propres lois d'interprétation, sa propre
dialectique de travail individuel et collectif, ses problématiques spécifiques
de nationalisme et de langues nationales. Mais elle ne va pas aussi loin
qu'Adorno qui avance, comme je serais enclin à le faire moi-même, que l'un des
sceaux de la modernité est la manière dont, à un niveau très sous-jacent,
l'esthétique est le besoin social d'être maintenu en un état de tension
irréconciliable. De même, elle ne consacre pas assez de temps à discuter les
manières dont la littérature, ou l'écrivain, est encore impliqué - et en
réalité, fréquemment, mobilisé pour les besoins de la cause - dans les grandes
controverses entre les configurations politiques altérées du monde de
l'après-guerre froide.
Vu sous cet angle, par exemple, le débat autour de
Salman Rushdie n'a jamais réellement tourné autour des attributs littéraires des
Versets Sataniques, mais bien plutôt autour de la question de savoir s'il
pourrait y avoir un traitement littéraire d'un sujet religieux qui ne suscitât
pas des passions religieuses d'une manière aussi publique, en vérité exacerbée.
Je ne pense pas qu'une telle possibilité existât puisque, dès lors qu'une fatwa
a été prononcée et diffusée dans le monde entier par l'Ayatollah Khomeiny, le
roman, son auteur et ses lecteurs étaient placés d'emblée dans un environnement
qui ne laissait aucune place à autre chose qu'un débat intellectuel politisé
autour de problèmes aussi socio-religieux que le blasphème, les dissensions
séculières et les menaces extra-territoriales d'assassinat. Même le fait
d'affirmer que la liberté d'expression de Rushdie, en tant que romancier, ne
pouvait pas être limitée - comme nous avons été nombreux, dans le monde
musulman, à l'affirmer - revenait en fait à débattre du sujet de la liberté
littéraire d'écrire à l'intérieur d'un discours qui avait d'ores et déjà
entièrement phagocyté et occupé (dans le sens géographique du terme) le
caractère à-part de la littérature.
Dans ce cadre plus large, alors, le
distinguo de base entre écrivains et intellectuels n'a pas de raison d'être.
Pour autant qu'ils agissent l'un comme l'autre dans la nouvelle sphère publique
dominée par la globalisation (dont l'existence est présumée y compris par les
adhérents à la fatwa de Khomeïny), leur rôle public en tant qu'écrivains et en
tant qu'intellectuels peut être discuté et analysé conjointement. En d'autres
termes, nous devrions nous focaliser sur ce qu'écrivains et intellectuels ont en
commun lorsqu'ils interviennent dans la sphère publique.
Au préalable, nous
devons prendre note des caractéristiques techniques de l'intervention des
intellectuels, de nos jours. Afin de se faire une idée spectaculairement
frappante de la rapidité avec laquelle la communication s'est accélérée au cours
de la dernière décennie, je voudrais mettre en contraste la conscience que
pouvait avoir un Jonathan Swift d'intervenir de manière effective dans la sphère
publique, au début du dix-huitième siècle, avec celle qui peut être la nôtre
aujourd'hui. Swift était, sans conteste, le pamphlétaire le plus iconoclaste de
son temps et, durant sa campagne contre le Duc de Marlborough, en 1711-1712, il
avait été capable de mettre 11 000 exemplaires de son pamphlet "La Conduite des
Alliés" sur le marché. Ceci avait eu pour effet de faire tomber le Duc de son
éminent piédestal, sans néanmoins que cela changeât quoi que ce soit à
l'impression pessimiste qui hantait Swift (depuis son "Récit d'une Baignoire",
1704), qui était que ses écrits étaient fondamentalement temporaires, bons
seulement pour la courte période où le public se les arrachait. Il avait à
l'esprit, bien entendu, la querelle qui faisait rage entre les anciens et les
modernes, dans laquelle des écrivains vénérables tels Homère et Horace avaient
l'avantage sur des personnages contemporains tels Dryden, en vertu de leur
antiquité et de l'authenticité de leurs ambitions de longévité, voire même de
permanence.
A l'âge des médias électroniques, de telles considérations n'ont,
pour la plupart, aucun sens, dès lors qu'il est loisible à tout un chacun, pour
peu qu'il dispose d'un ordinateur et d'un accès quelque peu efficace au réseau
Internet, de toucher un nombre de personnes "x" fois plus important que Swift ne
pouvait le faire et, de surcroît, de mémoriser l'écrit au-delà de toute mesure
concevable. Nos idées contemporaines de discours et d'archives doivent être
radicalement modifiées et ne peuvent plus être définies comme Foucault s'était
échiné à les décrire il y a seulement une vingtaine d'années. Même si l'on écrit
pour un journal ou une revue, les chances de reproduction digitale et (au
minimum, conceptuellement) une durée de conservation illimitée ont totalement
bouleversé l'idée d'une audience réelle, par opposition à une audience
virtuelle. Ces données viennent certainement poser des limites aux pouvoirs
qu'ont les régimes de censurer ou d'interdire ce qui est considéré dangereux,
même s'il existe des moyens des plus triviaux d'arrêter, de censurer ou
d'interdire la possibilité technique, libertaire, de l'impression en ligne.
Jusqu'à très récemment, l'Arabie Saoudite et la Syrie, par exemple, ont réussi à
interdire Internet et même les télévisions par satellite. Ces deux pays tolèrent
maintenant un accès limité à Internet, même s'ils ont installé tous deux des
protocoles de limitation sophistiqués et, à long terme, d'un coût rédhibitoire,
afin de maintenir leur contrôle.
En l'état actuel des choses, un article que
j'écrirais, disons, à New York, pour un journal britannique, a de grandes
chances de réapparaître sur des sites Internet personnels, ou via la messagerie
électronique (e-mail) sur les écrans des ordinateurs aux Etats-Unis, au Japon,
au Pakistan, au Moyen-Orient et en Afrique du Sud et, pourquoi pas ? en
Australie... Les auteurs et les éditeurs n'ont que très peu de maîtrise sur ce
qui est réimprimé et remis en circulation. Cela me surprend toujours (je ne sais
pas si je dois en prendre ombrage ou en tirer vanité) lorsque que quelque chose
que j'ai écrit ou dit quelque part réapparaît presque instantanément aux
antipodes. Pour qui quelqu'un écrit-il donc lorsqu'il est devenu tellement
difficile de situer son audience avec une précision quelconque ? La plupart des
gens, je pense, se focalisent sur le débouché qui a commissionné le document ou
sur les lecteurs putatifs que nous aimerions atteindre. L'idée d'une communauté
imaginaire a acquis soudain une dimension totalement littérale, bien que
virtuelle. Certainement, comme j'en ai fait l'expérience lorsque j'ai commencé,
il y a dix ans, à écrire dans une publication arabe pour un public d'Arabes, on
s'efforce de créer, de donner une forme, de se référer à un public particulier.
Cela s'impose de nos jours, beaucoup plus qu'à l'époque de Swift, qui avait pu
tout naturellement supposer que le personnage qu'il appelait "un homme de
l'Eglise Anglicane" était en réalité son minuscule auditoire, réel et très
stable.
Chacun d'entre nous devrait, dès lors, oeuvrer aujourd'hui avec,
présente à l'esprit, une certaine notion que nous serons vraisemblablement à
même de toucher des auditoires beaucoup plus larges, et de très loin, que tout
ce que nous aurions pu imaginer ne serait-ce qu'il y a dix ans, même si les
chances de fidéliser cet auditoire sont, dans une mesure équivalente, des plus
hasardeuses. Ce n'est pas là simple question d'optimisme et de volonté : c'est
dans la nature même de l'acte d'écriture, de nos jours. Cela rend très
difficile, pour les écrivains, de considérer comme implicites certaines
évidences tacites partagées entre eux-mêmes et leurs publics ou de présumer que
les références ou les allusions vont être comprises immédiatement. Mais écrire
dans ce nouvel espace élargi a aussi, étrangement, des conséquences plus
lointaines et inhabituellement dangereuses : être encouragé à dire des choses
qui sont soit complètement opaques soit complètement transparentes (et si vous
avez un quelconque sens de vocation politique et/ou intellectuelle, il s'agira
bien entendu plus de la deuxième variante que de la première).
D'un côté,
nous avons une demi-douzaines de multinationales énormes, présidées par une
poignée d'hommes, qui contrôlent la quasi-totalité de la fourniture d'images et
d'informations au monde entier. De l'autre, les intellectuels indépendants
forment en réalité une communauté naissante, ils sont séparés les uns des autres
physiquement, mais ils sont reliés de différentes manières à un grand nombre de
communautés militantes, ignorées par les grands médias, mais disposant de
nouvelles versions de ce que Swift appelait de manière sarcastique les machines
oratoires. Pensez à l' impressionnante variété d'opportunités et de possibilités
offerte par l'estrade du conférencier, le tract, la radio, les journaux
alternatifs, les interviews, les meetings, les tribunes des églises et Internet,
pour n'en nommer que certaines. C'est vrai, c'est un inconvénient majeur de
devoir prendre conscience que l'on a bien peu de chances d'être invité sur le
plateau des infos de PBS ou des émissions du soir d'ABC et que, dût ce grand
jour arriver, cela ne serait, dans le meilleur des cas, que pour une
exceptionnelle minute d'antenne, trop vite écoulée. Mais il faut dire que
d'autres occasions peuvent alors se présenter de s'exprimer non plus en style
télégraphique, mais en disposant de temps de parole plus étendus.
Ainsi, on
le voit, la rapidité est une arme à double tranchant. Il y a la rapidité du
style "slogannesquement" réducteur, qui est le trait dominant du discours de
l'"expert", discours "à-propos", rapide, affectionnant les formules, pragmatique
en apparence - et il y a la rapidité de réponse et le format extensible que les
intellectuels et aussi la majorité des citoyens peuvent exploiter afin de
présenter des expressions plus riches et plus complètes d'un point de vue
alternatif. Je suggère par là qu'en tirant avantage de ce qui existe, sous la
forme de nombreuses plate formes (ou de scènes itinérantes, pour reprendre une
autre expression swiftienne), d'une détermination créative et vive des
intellectuels à les exploiter (c'est-à-dire, des plate formes qui, soit ne sont
pas disposées à accueillir un présentateur-vedette de la télévision, un expert
ou un politique candidat à une élection, soient sont snobées par ces types de
personnalités) on rend possible l'initialisation d'une discussion plus
large.
Le potentiel émancipateur (et les menaces qui le guettent) de cette
nouvelle situation ne doit pas être sous-estimé. Laissez-moi vous donner un
exemple très évocateur de ce que j'avance. Il y a environ quatre millions de
réfugiés palestiniens répartis dans le monde entier, dont un nombre significatif
vivent dans de grands camps de réfugiés au Liban (où se sont produits les
massacres de Sabra et Chatila, en 1982), en Jordanie, en Syrie, dans la bande de
Gaza et en Cisjordanie. En 1999, un groupe de réfugiés, jeunes, éduqués et
entreprenants, vivant dans le camp de Dheisheh, près de Bethlehem, en
Cisjordanie, ont créé le Centre Ibdaa, dont le projet principal était intitulé
"A travers les Frontières". Il s'agissait d'une manière révolutionnaire de
relier entre eux les réfugiés vivant dans la plupart des principaux camps,
séparés géographiquement et politiquement par des barrière pratiquement
infranchissables. Pour la première fois depuis la dispersion dans l'exil de
leurs parents, en 1948, des réfugiés palestiniens de la seconde génération, à
Beyrouth ou à Amman, purent communiquer avec leurs homologues à l'intérieur de
la Palestine. Certaines des choses réalisées par les participants au projet
furent tout-à-fait remarquables. Aussi, lorsque les bouclages israéliens se
furent quelque peu desserrés, les résidents du camp de Dheisheh allèrent visiter
leurs anciens villages en Palestine, puis ils décrivirent leurs émotions et ce
qu'ils avaient vu à d'autres réfugiés qui en avaient entendu parler mais
n'avaient jamais pu avoir accès à ces endroits. En l'espace de quelques semaines
seulement, une solidarité remarquable se fit jour en des temps où, coïncidence,
les soi-disant négociations sur le statut définitif entre l'OLP et Israël
commençaient à aborder la question des réfugiés et du droit au retour, qui
constitua, avec celle de Jérusalem, le noyau indépassable du processus de paix
bloqué. Dès lors, pour certains réfugiés palestiniens, leur existence, leur
présence et leur volonté politique se voyaient inscrites dans la réalité, pour
la première fois, ce qui leur donnait un statut différent, qualitativement, du
statut passif d'objets qui avait été le leur durant un demi-siècle.
Le 26
août 2000, tous les ordinateurs, à Dheisheh, furent détruits au cours d'une
action de vandalisme politique qui n'a laissé aucun doute sur le fait que les
réfugiés devaient rester des réfugiés, ce qui revient à dire qu'ils étaient
censés ne pas déranger le status quo qui avait si longtemps considéré leur
silence pour chose acquise. Il ne serait pas difficile d'établir la liste des
suspects probables, mais il est difficilement imaginable qu'un seul d'entre eux
soit dénoncé et a fortiori arrêté. Quoi qu'il en soit, les habitants du camp de
Dheisheh s'attelèrent immédiatement à la restauration du Centre Ibdaa, et il
semble qu'ils y aient réussi, dans une certaine mesure. Poser la question de
savoir "pourquoi" des individus et des groupes préfèrent écrire et parler au
silence revient à spécifier ce à quoi les intellectuels et les écrivains sont
confrontés dans la sphère publique. L'existence d'invidus ou de groupes en quête
de justice sociale et d'égalité économique - et qui comprennent, au sens de la
formulation d'Amartya Sen, que la liberté doit inclure le droit à tout un
ensemble de choix permettant le développement culturel, politique, intellectuel
et économique - conduira d'elle-même à un désir d'expression plus que de
mutisme. Il va pratiquement sans dire que pour l'intellectuel américain, la
responsabilité est plus grande, les ouvertures nombreuses, le défi très ardu.
Les Etats-Unis, après tout, sont la seule puissance mondiale ; ils interviennent
pratiquement partout et leurs ressources permettant d'assurer leur domination
sont certes très grandes, mais elles sont très loin, cependant, d'être
illimitées.
Le rôle de l'intellectuel est généralement celui de découvrir et
d'élucider la question, de défier et de défaire tant un silence imposé que la
quiétude normalisée d'un pouvoir invisible, où et quand cela est possible. En
effet, il existe une équivalence sociale et intellectuelle entre cette masse
d'intérêts collectifs autoritaires et le discours utilisé afin de justifier, de
déguiser ou de mystifier leurs actes tout en évitant, en même temps, les
objections ou les défis qui pourraient leur être opposés. Aujourd'hui, et
pratiquement partout, des expressions telles "le marché", "privatisation",
"moins de gouvernement" etc... constituent l'orthodoxie de la globalisation
(mondialisation), elles en sont, en quelque sorte les universaux contrefaits. Ce
sont des "scies" du langage dominant (staples, en anglais = litt. : des
agrafes), destinées à créer le consentement et l'approbation tacite. C'est de ce
noyau qu'émanent ces fabrications idéologiques de bas de gamme : "l'Occident",
le "clash des civilisations", "les valeurs traditionnelles" et "identité" (qui
sont sans doute les mots les plus ressassés du vocabulaire contemporain). Si
l'on fait étalage de tous ces termes, ce n'est pas pour ce qu'ils semblent être,
parfois - des incitations à débattre - mais bien, tout à fait au contraire, afin
d'étouffer, de préempter et d'écraser toute contestation en tant que de besoin,
c'est-à-dire lorsque les faux universaux se voient opposer une résistance ou une
mise en question.
L'objet principal du discours dominant en question est de
conformer la logique impitoyable du profit des sociétés par actions et du
pouvoir politique à une normalité. Derrière le show d'un débat animé entre Puch
et Judy, sur l'Occident face à l'Islam, par exemple, toutes les ficelles
antidémocratiques, paternalistes et aliénantes (la théorie du Grand Satan ou
celles de l'état-voyou et du terrorisme) sont là, toutes prêtes à servir,
c'est-à-dire à contribuer à faire diversion sur des dépossessions économiques et
sociales qui se produisent, elles, dans la réalité. Ici, Hashemi Rafsanjani
exhorte le Parlement iranien à entériner de nouvelles avancées dans le sens de
l'islamisation en guise de défense face à l'Amérique ; ailleurs, Bush, Blair et
leurs partenaires falots préparent leurs citoyens à une guerre aux contours des
plus flous contre le terrorisme, les états voyous et le reste... Le réalisme et
le pragmatisme, qui ne vient jamais très loin derrière, sont détournés de leur
contexte philosophique réel, celui qu'ils ont dans les oeuvres de Pierce, Dewey
et James, et assignés aux travaux forcés dans les salles de conseil
d'administration, là où, selon Gore Vidal, les réelles décisions, en matière de
gouvernement et de candidatures aux présidentielles, sont prises. Tout aussi
désirables soient les élections, il est aussi une réalité amère : c'est celle
que des élections ne produisent pas automatiquement la démocratie ou des
résultats démocratiques. Posez donc la question au premier habitant de la
Floride venu... L'intellectuel, en revanche, peut proposer un exposé dépassionné
de la manière dont l'identité, la tradition et la nation sont des entités
construites, le plus souvent sous la forme d'oppositions binaires qui se
traduisent quasi-inévitablement sous la forme d'attitudes hostiles envers
l'Autre. Pierre Bourdieu et ses collègues ont suggéré, de manière fort
intéressante, que le néo-libéralisme blairo-clintonien (ne voyez dans "blairo"
aucun jeu de mots douteux de ma part, Ndt), qui s'est bâti sur le démantèlement
conservateur des grandes réalisations sociales (dans les domaines de la santé,
de l'éducation, du travail, de l'assurance sociale) de l'Etat-providence
(welfare state) au cours de la période thatchéro-reaganienne, que ce
néo-libéralisme, donc, a élaboré une doxa paradoxale, une contre-révolution
symbolique qui inclut cette sorte d'auto-glorification nationale que j'ai
mentionnée un peu plus haut. (Cette politique), écrit Bourdieu, est
"conservatrice, mais elle se présente comme progressiste ; elle vise à la
restauration de l'ordre ancien dans certains mêmes de ses aspects les plus
archaïques (en particulier, en ce qui concerne les relations économiques), mais
cela n'empêche qu'elle veut faire passer des régressions, des retours en
arrière, des capitulations, pour des réformes visionnaires, voire des
révolutions censées mener à tout un Age Nouveau (New age) d'abondance et de
liberté (ainsi du langage propre à la soi-disant "nouvelle" économie et le
discours d'auto-célébration entourant les entreprises "en réseau" et
l'internet.)"
En rappel du dommage d'ores et déjà causé par ce retournement
(des réalités), Bourdieu et ses collègues ont produit une oeuvre collective
intitulée "La misère du monde" (la traduction anglaise, publiée en 1999, porte
le titre suivant : The Weight of the World : Social Suffering in Contemporary
Society : Le poids du monde : Souffrance sociale dans la société contemporaine),
dont le but était d'attirer l'attention des politiciens sur ce que l'optimisme
trompeur du discours public avait abouti à dissimuler, dans la société
française. Ce genre d'ouvrages, par conséquent, joue une sorte de rôle
intellectuel, mais en négatif, dont le but est, pour citer encore une fois
Bourdieu, "de produire et de disséminer des instruments de mise en garde et de
défense contre la domination symbolique qui s'autorise de manière croissante de
l'autorité de la science", ou contre l'expertise ou les appels à l'union
nationale, à la fierté, à la tradition, qui visent à forcer, sous le matraquage,
le peuple à se soumettre. De toute évidence, le Brésil et l'Inde sont différents
de l'Angleterre et des Etats-Unis ; mais les disparités entre cultures et
économies, souvent si frappantes, ne devraient pas dissimuler les similarités
encore beaucoup plus frappantes, qui peuvent être constatées entre certaines des
techniques, et très souvent, les buts, de la dépossession et de la répression
qui poussent un peuple à avancer, soumis. Je dois aussi ajouter qu'il n'est pas
toujours besoin de présenter une théorie exhaustive et détaillée de la justice
avant de partir en guerre intellectuellement contre l'injustice, étant donné que
nous disposons aujourd'hui d'un riche arsenal international de conventions, de
protocoles, de résolutions et de chartes auxquels les autorités nationales n'ont
plus qu'à se conformer, si telle est leur inclination. A ce même propos, j'ai
tendance à penser qu'il serait quelque peu stupide d'adopter une posture
ultra-postmoderne (à l'instar d'un Richard Rorty se battant contre son ombre :
une vague chose qu'il désigne avec une certaine agressivité comme étant la
"gauche universitaire") et de dire - alors que nous sommes confrontés au
nettoyage ethnique, ou au génocide tel qu'il se produit aujourd'hui en Irak, ou
à l'un quelconque de ces maux majeurs que sont la torture, la censure, la
famine, l'ignorance (la plupart résultant de l'action délibérée des hommes et ne
relevant nullement d'actes divins) - que les droits de l'Homme sont une "notion
culturelle" (donc, contingente, Ndt), si bien que lorsqu'ils sont violés, ils
n'ont pas réellement le statut que leur accordent des principalistes aussi mal
dégrossis que je le suis moi-même, pour qui les droits de l'homme sont aussi
réels que n'importe quoi d'autre que nous pourrions rencontrer chemin
faisant.
Tous les intellectuels sont porteurs peu ou prou de quelque
compréhension pratique ou de quelque schème du système global (dans une large
mesure, grâce à des historiens mondialistes et régionalistes tels Emmanuel
Wallerstein, Anouar Abdel-Malek, J.M. Blaut, Janet Abu-Lughod, Peter Gran, Alin
Mazrui, William McNeil) ; mais c'est dès lors que telle ou telle géographie ou
telle ou telle configuration, sont réunies, que les défis sont lancés (comme à
Seattle et à Gênes) et, peut-être même que ces défis sont (considérés comme)
gagnables. On trouvera une chronique admirable de ce que je vise ici dans les
différents essais de Bruce Robbin, publiés sous le titre : "Se sentir mondialisé
: L'internationalisme au désarroi" (1999) (Feeling Global : Internationalism in
Distress), ou Timothy Brennan, dans son ouvrage : "Chez soi, dans le monde
entier : le cosmopolitisme aujourd'hui" (1997) (At Home in the World :
Cosmopolitanism Now), ou encore Neil Lazarus, avec "Nationalisme et pratique
culturelle dans le monde post-colonial" (1999) (Nationalism and Cultural
Practice in the Postcolonial World), tous ouvrages dont les textures tant
territoriales/conscientes d'elles-mêmes que hautement entrelacées sont en
réalité la projection du sens critique (et combatif) qu'ont les intellectuels du
monde dans lequel nous vivons de nos jours, considéré comme des épisodes, voire
des fragments d'un tableau plus vaste, que leur travail et celui d'autres
(auteurs) est en train de compléter. Ce qu'ils suggèrent, c'est une cartographie
d'expériences qui auraient été indiscernables, voire même invisibles, deux
décennies en arrière, mais qui, dans la période de retombées de cet écroulement
des empires classiques que représentèrent, tout à la fois la fin de la guerre
froide, l'effondrement des blocs socialiste et non-aligné, les dialectiques
émergentes entre Nord et Sud à l'ère de la globalisation, ne sauraient être
exclues ni du champ des études culturelles ni des sphères quelque peu éthérées
des sciences humaines. Si j'ai cité quelques noms, ce n'est pas à seule fin de
mentionner au passage à quel point je considère leurs contributions comme
importantes, mais aussi de m'en servir afin d'effectuer un "du coq à l'âne" (un
"saut de grenouille", écrit E. Saïd) me permettant de passer directement à
certaines aires concrètes de préoccupation collective où, pour citer Bourdieu
une dernière fois, il existe une possibilité d'"invention collective". Bourdieu
relève que "l'ensemble de l'édifice de la pensée critique est, par tant, en
attente de reconstruction. Ce travail de reconstruction ne peut être effectué,
comme d'aucuns pouvaient le penser, par un seul grand intellectuel, un
maître-penseur muni des seules ressources de son intellect individuel, ni par le
porte-parole autorisé d'un groupe ou d'une institution présumés s'exprimer au
nom des sans-voix, d'un groupement, d'un syndicat, etc. C'est en cela que
l'intellectuel collectif (nom que Bourdieu donne à l'ensemble des individus dont
la somme des recherches et des contributions personnelles sur des sujets communs
constitue une sorte de collectif ad hoc) peut jouer son rôle irremplaçable, en
contribuant à créer les conditions sociales de la production collective
d'utopies réalistes."
Ma citation vise à mettre l'accent sur l'absence de
tout plan directeur, de tout calque ou de toute grande théorie de ce que les
intellectuels peuvent faire, ainsi que l'absence, aujourd'hui, de toute
téléologie utopiste vers laquelle l'histoire humaine peut être décrite comme en
mouvement. Par tant, chacun invente - au sens littéral du mot latin "inventio",
employé par les rhétoriciens afin de distinguer le fait de trouver à nouveau ou
de remettre ensemble à partir de performances passées, par opposition à l'usage
romantique de ce terme d"invention" en tant que chose que vous pouvez créer ex
nihilo - des buts de manière "prédatrice", c'est-à-dire : faire l'hypothèse
d'une situation plus favorable à partir de l'histoire connue et des faits de
société constatés.
Ainsi, ceci autorise effectivement des réalisations
intellectuelles sur plusieurs fronts, dans plusieurs endroits, dans plusieurs
styles, qui maintiennent en état de marche tant le sens d'opposition que celui
de participation engagée. De là découle que le cinéma, la photographie et même
la musique, ainsi que tous les arts de l'écrit, peuvent être (différents)
aspects de cette activité. Une partie de ce que nous faisons, en tant
qu'intellectuels, n'est pas seulement de définir la situation (donnée), mais
aussi de discerner les possibilités d'une intervention active, que nous prenions
nous-mêmes ces potentialités en charge ou que nous les reconnaissions chez
d'autres qui nous ont précédés ou sont déjà à l'oeuvre, auquel cas nous sommes
des intellectuels-vigies. Le provincialisme du vieux souverain - je rappelle que
je suis un littéraire spécialiste de l'Angleterre du début du dix-septième
siècle - se disqualifie de lui-même et semble, à franchement parler,
inintéressant et ne même pas mériter d'être disqualifié. L'axiome de départ doit
être que même si l'on ne peut tout faire ni même tout connaître, il doit
toujours être possible de discerner les éléments d'une lutte, d'une tension ou
d'un problème, à portée de la main, qu'il est possible d'élucider de manière
dialectique, et aussi d'avoir la perception que d'autres personnes ont un enjeu
et une même tâche à accomplir (que vous-même) dans un projet commun.
J'ai
trouvé un parallèle brillamment évocateur de ce que je veux signifier ici dans
le livre récent d'Adam Phillips, "Darwin Worms" (Les vers de Darwin), dans
lequel l'attention constante, durant toute son existence, que Darwin a pu
apporter au plus vil (en apparence) des vers de terre a révélé la capacité de
cette créature à exprimer la variabilité et le dessein de la nature sans
nécessairement qu'il ait eu à observer la totalité de tel ou tel de ces vers,
et, par conséquent, a permis de remplacer, dans son travail sur les vers de
terre, "le mythe de la création par le mythe d'une maintenance séculaire." Y
a-t-il une manière non triviale de généraliser sur les lieux où - et les
modalités avec lesquelles - de telles luttes sont en train de se dérouler
actuellement ? Je me limiterai à évoquer seulement trois d'entre elles, dont
chacune est profondément éligible à intervention et élaboration
intellectuelles.
La première occurrence est celle de la défense contre - et
la prévention de - la disparition du passé, qui, dans un contexte de changement
rapide, de reformulation de la tradition et de construction de versions
expurgées de l'histoire, se trouve placée au coeur même de la lutte décrite par
Benjamin Barber (même si ce fut trop incidemment) comme celle du "Jihad versus
McWorld" (on pourrait dire aussi : Jihad contre World Company...). Le rôle de
l'intellectuel est (ici), tout d'abord, de présenter des récits (discours)
alternatifs et d'autres perspectives historiques que celles fournies par les
combattants à la solde de la mémoire officielle et de l'identité nationale - qui
tendent à travailler en termes d'unités (de mesure) falsifiées, de manipulation
de représentations démonisées ou distordues de populations indésirables et/ou
exclues, et la propagation d'hymnes héroïques entonnés dans le but de tout
balayer devant eux. Depuis Nietzsche, au moins, l'écriture de l'histoire et les
accumulations de mémoire ont été regardées, à bien des égards, comme l'une des
fondations essentielles du pouvoir, guidant ses stratégies et consignant ses
réalisations. Voyez, par exemple, l'exploitation effroyable de souffrances
passées décrite dans les comptes rendus que font des (différentes) utilisations
de l'Holocauste (les historiens) Tom Segev, Peter Novick et Norman Finkelstein
ou, pour rester dans l'aire de la restitution historique et de la réparation, la
défiguration, le démembrement et la démémorisation d'expériences historiques
fondamentales qui n'ont pas (à leur disposition) à l'heure actuelle de lobbies
suffisamment puissants et qui "méritent" (amplement), par conséquent, d'être
écartées ou minimisées. Ce qui est requis, aujourd'hui, ce sont des
historiographies désintoxiquées, sobres, qui rendent évidentes la multiplicité
et la complexité de l'histoire sans que cela autorise pour autant quiconque à
exciper que celle-ci va de l'avant de manière désincarnée, en fonction
exclusivement de lois déterminées soit par le divin, soit par la puissance
(politico-stratégique).
Ensuite, il convient de construire des champs de
coexistence plus que des champs de bataille, en aval du travail intellectuel. Il
y a de grandes leçons à apprendre de la décolonisation : d'abord, qu'aussi noble
eussent été ses objectifs libérateurs, elle n'a pas souvent su prévenir
l'émergence de succédanés nationalistes répressifs aux régimes coloniaux ;
ensuite, que ce processus lui-même a été presque immédiatement l'otage de la
guerre froide, en dépit des efforts rhétoriques du mouvement des non-alignés ;
et, enfin, qu'il a été miniaturisé et même rendu trivial par une petite
industrie académique qui en a fait tout simplement une sorte de compétition
ambiguë entre opposants ambivalents.
Enfin, dans les différents conflits au
sujet de la justice et des droits de l'homme, que nous sommes si nombreux à
croire que nous les avons conquis, il faut que notre engagement ait une
composante qui insiste sur la nécessité de la redistribution des richesses, et
cela plaide en faveur de l'impératif théorique faisant opposition aux
accumulations énormes de pouvoir et de capital qui défigurent la vie humaine de
la manière que l'on sait. La paix ne saurait exister sans l'égalité : il s'agit
là d'une valeur intellectuelle qui doit être répétée sans relâche, qui doit être
démontrée, qui doit être affirmée. La séduction du mot lui-même - la paix - est
d'être entouré par, on pourrait même dire, trempée dans, les cajoleries de
l'approbation, le panégyrique unanime, l'adhésion affective. Les médias
internationaux (comme on a pu le voir récemment avec les guerres "autorisées" en
Irak et au Kosovo) amplifient de manière impavide, embellissent, transmettent
tout ceci sans se poser de questions à de vastes audiences pour lesquelles la
paix comme la guerre sont des spectacles destinés à une jouissance et une
consommation immédiates. Il faut beaucoup - énormément - plus de courage, de
travail et de connaissances pour faire l'analyse élémentaire de mots tels
"guerre" et "paix", pour récupérer ce qui a survécu de processus de paix
déterminés au départ par les puissants, puis pour replacer cette actualité
manquante au centre des choses, qu'il n'en faut pour écrire des articles
normatifs à destination de "libéraux" à la Michael Ignatieff, qui plaident pour
plus de destructions et de mort infligées à des civils lointains. L'intellectuel
est peut-être bien une sorte de contre-mémoire, mettant en avant son propre
contre-discours, qui ne permettra pas à la conscience de détourner les yeux ou
de tomber endormie. Le meilleur correctif est, comme l'a dit le Dr. Johnson,
d'imaginer la personne dont vous dissertez - en l'occurrence, la personne sur
laquelle les bombes vont tomber - en train de disserter, sur votre compte, et en
votre présence.
Reste que, de même que l'histoire ne saurait être finie ni
complète, il s'avère également que certaines oppositions dialectiques sont
irréconciliables, non transcendables, non réellement susceptibles d'être
englobées dans une sorte de synthèse plus élevée et indubitablement plus noble.
L'exemple le plus proche que je puisse trouver est la lutte pour la Palestine
qui, je le pense depuis toujours, ne saurait réellement être simplement résolue
par quelque réarrangement technique - au bout du compte, faisable pour un
concierge - de la géographie, accordant aux Palestiniens dépossédés le droit
(c'est exactement ce qui se passe actuellement) de vivre sur environ 20% de leur
territoire, qui serait totalement encerclé par - et totalement dépendant d' -
Israël. Pas plus qu'il ne serait acceptable moralement, d'un autre côté,
d'exiger que les Israéliens se retirent de la totalité de la Palestine
historique, devenue aujourd'hui Israël, (ce qui les amènerait à) devenir des
réfugié, tout comme les Palestiniens, dispersés partout (à travers le monde) à
nouveau. Quelque acharnée qu'ait été la manière avec laquelle j'ai cherché une
solution à cette impasse, je n'en ai pas trouvé, car il ne s'agit pas là d'un
cas facile opposant un droit à un autre. Il ne saurait être légal de priver un
peuple entier de sa terre et de son patrimoine, de l'étouffer et de le
massacrer, comme continue à le faire continûment Israël, en sa trente-quatrième
année d'occupation. Mais les Juifs constituent aussi ce que j'ai pu appeler "une
communauté de souffrance", et ils ont amené avec eux un héritage de tragédie
grandiose. Toutefois, contrairement à Zeev Sternhell, je ne peux admettre que la
conquête de la Palestine eût été une conquête nécessaire - cette simple idée
offense le sentiment de la réelle douleur palestinienne, qui n'est pas moins
tragique, à sa manière propre.
Des expériences superposées mais néanmoins
inconciliables exigent de l'intellectuel le courage de dire la situation qui est
devant nous, presque de la même façon qu'Adorno, tout au long de ses écrits sur
la musique, a insisté (sur le fait que) la musique moderne ne saurait être
réconciliée avec la société qui l'a produite ; mais, dans sa forme et dans son
contenu intensément et bien souvent désespérément artificiels, la musique peut
agir à la manière d'un silence témoin de l'inhumanité circonstante. Toute
assimilation d'une oeuvre musicale (intrinsèquement) individuelle à son contexte
social serait, affirme Adorno, fallacieuse. Je conclus avec la pensée que la
demeure provisoire de l'intellectuel doit être le domaine d'un art exigeant,
résistant, intransigeant, domaine dans lequel, hélas, on ne peut ni se retirer
ni se mettre en quête de solutions. Mais ce n'est que dans ce royaume d'exil
précaire que l'on peut véritablement saisir la difficulté de ce qui ne peut être
saisi, pour ensuite aller plus loin, et essayer quand même.
3. Anniversaire
du massacre de Sabra et Chatila - Israël refuse d’arrêter la tuerie
in Libération (quotidien marocain) du lundi 17 septembre
2001
[Libération est un quotidien marocain
qui tire à 10 000 exemplaires. Il est l'organe de l’Union socialiste des forces
populaires (USFP). C’est le porte-parole de l’opposition
socialiste.]
Israël continue ses agressions contre les
Palestiniens et multiplie les incursions dans les territoires sous contrôle de
l’Autorité de Yasser Arafat. De nouveau, dans la nuit de samedi à dimanche,
Tsahal a effectué une incursion sans précédent à Ramallah en Cisjordanie, l’un
des principaux symboles de l’Autorité palestinienne. Cette incursion, durant
laquelle Israël a eu recours à tous les moyens, s’est soldée par un mort et une
trentaine de blessés du côté palestinien. On signale aussi le décès par crise
cardiaque d’une septuagénaire palestinienne quand les chars israéliens ont
commencé à tirer contre son domicile. Cette attaque confirme l’attitude
belliqueuse et criminelle de Sharon et vient après une autre opération de grande
envergure contre plusieurs localités à Gaza. Samedi dernier, Tsahal avait en
effet lancé des attaques simultanées, aviation, armée de terre et marine, contre
la bande de Gaza occasionnant d’énormes dégâts matériels et une dizaine de
blessés. De nouveau, la barbarie israélienne s’en est prise aux symboles de
l’Autorité de M. Arafat et notamment les quartiers généraux des forces de police
palestiniennes.
Durant le même samedi, l’armée israélienne s’est également
attaquée à plusieurs localités palestiniennes autonomes en Cisjordanie faisant
une quinzaine de blessés. Autre fait gravissime, Tsahal, qui a pris l’habitude
de n’épargner les secouristes palestiniens au mépris de toutes les conventions
internationales, a assassiné un ambulancier à Bethléem pendant qu’il portait
secours à des blessés. Les tirs assassins avaient visé dans la nuit de samedi à
dimanche l’ambulance qu’il conduisait.
Ces attaques sans précédent contre les
Palestiniens ont été perpétrées au moment où tout le monde dans la région et un
peu partout à travers le monde tablait sur une rencontre entre M. Arafat et
Shimon Pérès, le ministre des Affaires étrangères d’Israël.
Cette dernière
rencontre n’avait jusque-là pas pu se tenir en raison de l’opposition de Sharon.
Elles étaient intervenues pour maintenir la tension et profiter de
l’“inattention” du monde entier pour continuer les graves agressions contre les
Palestiniens.
Finalement, Sharon a dû se plier devant les pressions
internationales et la crainte d’une crise gouvernementale notamment après les
vives critiques de Pérès. Le boucher de Sabra et Chatilla a finalement donné son
aval à une telle initiative à condition, a-t-il déclaré, d’un “calme absolu” de
48 heures. La réplique de M. Arafat n’a pas tardé et au dirigeant palestinien de
déclarer à l’issue d’une rencontre avec Moratinos, l’émissaire européen dans la
région, qu’un cessez-le-feu était déjà en vigueur.
Cette rencontre ne devait
de ce fait pas tarder à se tenir surtout que M. Pérès s’est déclaré favorable à
cette initiative n’importe où et n’importe quand. Ces développements
interviennent alors que Sharon continue de qualifier M. Arafat de Ben Laden
d’Israël et aussi au moment où l’on commémore les massacres de Sabra et Chatilla
commis entre les 16 et 18 septembre 1982 sous la direction et avec la
bénédiction de Sharon, le criminel de guerre aux commandes aujourd’hui de la
sale guerre faite aux civils palestiniens.
4. La Palestine au coeur par Françoise
Germain-Robin
in l'Humanité du lundi 17 septembre 2001
Il fallait
s'y attendre : l'espace débat du village du monde était bien trop exigu pour
tous ceux et celles qui voulaient participer au débat sur la situation au
Proche-Orient. Ceux qui ont réussi à s'y glisser n'ont pas été déçus. Les
participants étaient de qualité : Leïla Chahid, déléguée générale de Palestine
en France, dont l'arrivée fut ovationnée, Yossi Katz, député travailliste
israélien, Issam Mahoul, député communiste à la Knesset, Michel Warchawski,
journaliste israélien, militant de toujours de la paix, Pierre Barbancey, grand
reporter à l'Humanité. Bruno Odent, qui animait ce dialogue contradictoire, leur
avait demandé quelles seraient les répercussions des attentats de New York et
Washington sur le conflit israélo-palestinien. Leïla Chahid a mis en garde
contre l'utilisation inconsidérée de mots comme " vengeance " et " terrorisme ".
" Attention, a-t-elle dit, à la faveur de ce séisme à ne pas lancer une croisade
contre le monde musulman. Certains, comme Sharon, y voient un chèque en blanc
pour finir le boulot contre le peuple palestinien. Le fait qu'Ariel Sharon ait
interdit à Shimon Pérès de rencontrer Yasser Arafat est un signe très grave.
"
Pour Issam Mahoul, " la leçon principale que nous devons tirer est qu'il
faut redistribuer les cartes du monde et rendre leurs prérogatives aux
organisations internationales. Bush parle de nouvelle guerre, comme s'il n'y
avait pas d'autre solution. Il faut que la France, l'Europe et d'autres pays
trouvent les moyens d'arrêter cette guerre. Il ne faut pas laisser le
gouvernement israélien utiliser le sang américain contre le peuple palestinien
". Michel Warchawski estime, lui, " qu'il n'y aurait pas de croisade contre
l'islam mais contre tous ceux qui remettent en cause la nouvelle religion de la
mondialisation ".
Pierre Barbancey a témoigné " des souffrances et de la
colère du peuple palestinien qui vit reclus dans 60 cantons séparés les uns des
autres ", estimant que " le fond du problème, ce sont les colonies ".
Yossi
Katz s'est défini d'emblée comme " un optimiste qui croit que le processus
d'Oslo n'est pas mort " et " un ami très proche du peuple palestinien ". Selon
lui, " les deux parties ont fait beaucoup d'erreurs et portent à égalité la
responsabilité de la situation ". Une affirmation rejetée par Leïla Chahid pour
laquelle on " ne peut pas mettre sur le même plan ceux qui occupent et ceux qui
subissent ". Contrairement au député travailliste pour qui " il faut attendre
que Sharon dévoile ses cartes pour que le Parti travailliste décide de quitter
le gouvernement ", elle estime que " Sharon s'est dévoilé depuis longtemps, et
il est temps de lui dire ça suffit ". Mais rejoignant les préoccupations du
député israélien, elle a ajouté, en forme d'autocritique : " Si nous,
Palestiniens, réaffirmions avec force le droit d'Israël d'exister en sécurité
dans ses frontières de 1967, on aurait 80 % d'Israéliens qui seraient pour les
négociations et contre Sharon. Ce qui bloque, c'est qu'il n'y a plus de foi en
la paix.
"
5. Soheib Bencheikh : "Déjouer le piège que nous
tendent les terroristes" entretien réalisé par Marc Leras
in
l'Humanité du lundi 17 septembre 2001
Pour le grand mufti de
Marseille, l'islamisme est un système politico-religieux qui veut imposer l'Etat
musulman des voies fascistes, et ce sont les musulmans eux-mêmes qui en sont les
premières victimes.
Auteur de "Marianne et le prophète", Soheib Bencheikh est
le grand mufti de Marseille. Il fait partie des responsables religieux musulmans
à plaider pour un islam moderne et compatible avec la République et la laïcité.
Selon lui, seules l'intégration et la reconnaissance de la culture islamique
peuvent éviter la tentation extrémiste nourrie par les différentes frustrations
que connaissent les musulmans dans le monde.
- Alors que certains
montrent du doigt la communauté musulmane mondiale depuis le 11 septembre, que
vous inspirent les attentats américains ?
- Soheib Bencheikh. Ma
première réaction a été de m'incliner devant les victimes de ce meurtre massif
d'innocents. Je condamne avec fermeté ces actes barbares qui ne servent aucune
cause, et ma condamnation est double si les auteurs sont effectivement des
musulmans qui se revendiquent de l'islam. Mais, une fois l'émotion passée, il
faut analyser ce qui s'est déroulé. Cet événement va pousser tout le monde à
réfléchir d'une manière plus profonde. Cet acte ignoble traduit la frustration
devant une injustice et une inégalité de traitement de la part d'un Etat qui se
pensait à l'abri des soubresauts du monde qu'il dirige.
-
C'est-à-dire ?
- Soheib Bencheikh. Le peuple américain, très
dépolitisé par rapport aux populations européennes, est innocent. Mais, la
politique étrangère américaine a protégé les idéologies les plus dangereuses et
les plus extrémistes du temps de la lutte contre l'Union soviétique. Oussama Ben
Laden, qui a une vision bédouiniste et obscurantiste de l'islam, était un de
leur protégé durant la guerre d'Afghanistan et les Etats-Unis ont armé et
financé non seulement les taliban dans ce pays, mais aussi les groupes du FIS et
du GIA en Algérie. Nous, les musulmans, avons toujours vécu cette politique
comme un mépris. L'inégalité flagrante de traitement des deux parties dans le
conflit israélo-palestinien n'a fait qu'envenimer les choses. Mais, il est vrai
qu'aujourd'hui la destruction du mythe d'un Etat intouchable me laisse pensif et
inquiet.
- D'autant que la religion musulmane est aujourd'hui mise en
accusation ?
- Soheib Bencheikh. Je déplore fortement l'amalgame
entre les termes, amalgame qui a été propagé par les médias les jours qui ont
suivi les attentats. Il y a une différence entre le mot islamisme, créé par le
chercheur Bruno Etienne pour décrire les intégristes, et le terme islamique qui
a un rapport avec tous les aspects de la civilisation musulmane. L'islamisme est
un système politico-religieux qui veut imposer de force, et par des voies
fascistes, l'Etat musulman. Or, les premières victimes de cet islamisme sont les
musulmans eux-mêmes, dans les pays où les intégristes sont au pouvoir. Pourtant,
aux Etats-Unis, ces nuances semblent bien lointaines. J'espère que les
Américains, et notamment le président George W. Bush, sont sous l'effet de la
tragédie lorsqu'ils parlent du combat du bien contre le mal. Les Etats-Unis,
mais aussi la France, doivent à tout prix éviter la logique de face-à-face, qui
est exactement celle des terroristes et celle qu'ils cherchent à imposer. Ce
manichéisme n'aide pas à comprendre ce qui se passe, car l'islamisme politique
est le contraire de l'islam.
- Justement, pour vous quelles sont les
solutions pour sortir de cette spirale guerrière ?
- Soheib
Bencheikh. Le rêve de tout musulman est que son patrimoine, son histoire, sa
culture si riche et qui a été si brillante, trouve sa place dans l'ordre
international. Il n'y a que par cette reconnaissance que l'on pourra avancer.
Aujourd'hui, dans notre monde, les frontières des religions ne correspondent
plus aux frontières des Etats. La France, avec l'harmonie qui règne entre les
différentes communautés, est un pays qui peut servir d'exemple et qui peut
exporter cette réussite. Les musulmans français gèrent leur double appartenance,
nationale et spirituelle.
- Pourtant, même en France des problèmes se
posent ?
- Soheib Bencheikh. Il est vrai que j'ai été très gêné par
des manifestations de joie ici ou là après les attentats de Washington et de New
York. Mais, si l'on compare l'attitude de la communauté musulmane en France
pendant la guerre du Golfe et aujourd'hui, l'amélioration est nette.
L'inquiétude est moins grande. Ma crainte vient du fait que beaucoup de jeunes
qui vivent l'exclusion s'abritent derrière l'islam et s'en servent comme un
palliatif identitaire, sans s'intéresser aux causes réelles de leurs problèmes.
Or, ces cas doivent se régler non pas de manière religieuse, mais socialement,
politiquement et économiquement. C'est exactement ce que l'on nomme intégration.
Si l'intégration ne fonctionne pas et n'est pas soutenue, des gens comme Ben
Laden pourront effectivement représenter un idéal pour beaucoup de jeunes, ce
qui portera tort à l'ensemble des musulmans.
6. Le secret
enfoui des humiliés par Guy Sitbon
in Marianne du lundi 17 septembre
2001
Nous habitons désormais une nouvelle terre. Et, si ce feu venu du
ciel possède un sens, c'est celui-ci : l'Amérique doit se mobiliser pour gagner
la paix au Proche-Orient.
Pétrifié. L'homme changé en statue de sel. Est-ce un cauchemar ? Ou est-ce
la vraie vie devenue cauchemar ? Rêve et réalité ne font plus qu'un, la nuit et
le jour se sont fondus. Sous nos yeux, la fin du monde. C'était à nous,
c'était à notre temps de vivre la fin des temps.
D. est unique. D. est le
plus grand. Voici venue l'heure de la dernière prière.
On ne nous l'a pas
dit, nous l'avons vu. La Tour s'embrase comme s'Il avait frotté une allumette,
elle vacille, râle puis s'affaisse, s'écroule et s'effondre engloutie dans un
Déluge de cendres. Et sa jumelle. Et le Pentagone. Et l'Amérique fauchée à
l'heure où la vie commence. Apocalypse. Now.
Le métro et les ponts sont
coupés, on ne peut plus sortir de Manhattan. Manhattan souffre comme Ramallah,
comme n'importe quel village palestinien. Les ruines habitent le Pentagone, les
mêmes qu'au quartier général de Gaza bombardé hier encore. L'Amérique a été
punie. Ainsi la Palestine fut punie. Ainsi l'Irak est puni depuis plus de dix
ans. Car l'Amérique n'a pas été attaquée, elle a été châtiée. Comme elle le fait
depuis dix ans. L'injuste retour des choses prend un visage satanique lorsque
c'est en pleine poitrine, la nôtre, que le bâton revient.
A cette minute qui
durera en nous à tout jamais, ma fille travaillait dans une tour de Manhattan,
le téléphone était coupé, plus mort que vif, j'étais, jusqu'à ce que j'entende
sa voix. Qu'on ne se demande pas où bat mon coeur. D'autant que je sais
désormais que Tel-Aviv est à un cheveu du même sort, on ne voit pas quel miracle
pourrait l'en épargner. Car voilà, nous tous, candides passagers des avions de
ligne, avons été métamorphosés, par une géniale alchimie du mal, en bombes plus
précises et plus meurtrières que tout ce que l'esprit malin avait conçu à ce
jour. A tout instant, plus de 10 000 appareils volent au-dessus de nos têtes.
Plus un seul désormais n'est innocent. Chaque bruissement du ciel est la bombe
que j'attends. La vie est descendue en enfer. La gorgone règne sans partage. La
laissera-t-on aux commandes ?
Il faut que vous sachiez, car on ne vous le
dira pas, c'est un secret plus enfoui que le nom du coupable, qu'en regardant
les tours flambées et les Américains paniqués, des centaines de millions,
peut-être des milliards, aussi horrifiés que nous, ont festoyé dans leur
tréfonds, dans les catacombes de leur conscience. Quel fatal aveuglement serait
de croire que seuls ont jubilé quelques gamins filmés à Jérusalem ! L'Islam, les
Arabes et, plus loin, tous ceux qui confusément se pensent victimes de
l'arrogance occidentale, sans croire que justice a été faite, se sont sentis
vengés. Vengés, les réfugiés palestiniens, vengés les bombardements de Bagdad,
d'Hanoï et d'ailleurs, vengée la queue pour le visa devant le consulat, vengés
les refoulés à la frontières mexicaine et les noyés de Gibraltar, vengé même le
prix du pain. Cette passion primaire, sous-animale, qui depuis ce mardi, 8h50,
hante les Occidentaux (Get the bastards, attrapez-moi ces salauds) a pour patrie
l'âme même de tous les humiliés et offensés de notre terre. Ah! Ils sont riches
et nous dans des bidonvilles, regardez! Wall Street flambe, Wall Street n'existe
plus. La Morgan Bank s'est désintégrée d'un seul souffle. Leurs bombardiers à 15
000 pieds sèment la terreur au sol dans une guerre (pour eux) à zéro mort ? Des
milliers de morts en plein Manhattan, ça vous va ? L'offense de sang est lavée
dans le sang. La mère ne pleure plus son fils, elle a quitté sa robe de deuil,
le coupable a payé. Et il paiera encore, car ses crimes, D. même ne les compte
plus. Voilà où l'on en est.
On ne saura jamais qui a voulu tuer l'Amérique,
il est peut-être mort dans l'un des avions, mais on sait de quel mal le monde
souffre. Qui a frappé ? Impossible de le trouver et ce n'est peut-être pas le
plus important. Pourquoi ? Nous le savons tous. Et d'abord, il y a des guerres
au Moyen-Orient. Il faut qu'elles prennent fin. A n'importe quel prix. Peut-être
même au prix des colonies israéliennes.
Si l'Amérique mobilise tous les
peuples et les Etats à construire la paix comme elle l'a fait pour la guerre du
Golfe, aucun Sharon ni Arafat ne pourront lui résister. Nous sommes aujourd'hui
les survivants d'un monde disparu par ses fautes. Nous habitons une nouvelle
terre. Si nous, Occidentaux, ne discernons pas dans le feu venu du ciel le sens
inavouable de ses flammes, nous ne ferons que creuser notre Tour. Il y a mort
parce qu'il y a guerre. Avec la paix, la vie. Soyons-en sûr, pas avant !
7. Effondrement
des trois piliers du pouvoir aux Etats-Unis. Bush constitue une alliance
destinée à pourchasser un terroriste dont l'identité et le lieu où il se trouve
sont inconnus ! par Salim Nassar
in Al-Hayat (quotidien arabe publié
à Londres) du samedi 15 septembre 2001
[traduit
de l'arabe par Marcel Charbonnier]
(Salim
Nassar est un écrivain et journaliste libanais.)
Peu après l'annonce
de l'assassinat du général Ahmad Shah Mas'ud, en Afghanistan, les informations
faisaient état d'une série d'opérations-suicides effectuées au moyen d'avions
civils ayant frappé les bâtiments du Centre mondial du commerce (World Trade
Center) à New-York ainsi que le bunker du Pentagone, à Washington.
Les
commentateurs ont établi un rapprochement entre les deux événements,
quasi-simultanés, bien que très éloignés géographiquement, ainsi qu'entre les
messages politiques que le "cerveau" de l'opération aurait voulu envoyer tant à
la Russie qu'aux Etats-Unis. Le président Vladimir Poutine a estimé que
l'élimination du général Mas'ud de la scène de la partie du territoire afghan
insurgée contre le pouvoir des "taliban" paverait la voie devant un règlement
dont pourraient profiter les insurgés tchétchènes. Au même moment, le coup
multiple porté à la plus grande puissance mondiale prenait l'ampleur d'un coup
de grâce, puisque ce sont les trois centres de pouvoir sur lesquels repose la
grandeur de l'empire américain qui étaient atteints. En effet, le World Trade
Center, à New York, incarnait le centre de la puissance économique (des
Etats-Unis), dans la mesure où cette véritable ville verticale renfermait dans
ses banques, ses institutions et ses sièges sociaux des capitaux équivalant au
tiers de l'ensemble des budgets des états du monde entier réunis, à quoi
s'ajoute le fait qu'ils canalisaient 40% des mouvements d'investissement sur les
marchés monétaires mondiaux. C'est sans doute pourquoi le président George W.
Bush n'a cessé de répéter son mantra, selon lequel son pays ne permettra pas une
répétition de cette "nakba". Par ces propos, le président Bush veut rassurer les
pays étrangers, inquiets au sujet de la solidité de l'économie américaine, sur
le fait que son pays, les Etats-Unis, représente toujours le havre sûr par
excellence pour les dépôts et les capitaux entassés dans les coffres forts des
banques new yorkaises, ce qui n'empêche aucunement les experts de penser que le
marché européen tirera le plus grand profit des ennuis de l'Amérique...
En ce
qui concerne, cette fois, le Pentagone, le fait qu'il ait été pris pour cible
est hautement symbolique de la volonté de porter atteinte au centre nerveux de
la puissance militaire américaine, étant donné tout ce que cette institution
représente en matière de pilotage des flottes de guerre américaines tant navales
qu'aériennes, de commande des missiles nucléaires ou non, et du "bouclier
stratégique". Cette frappe magistrale représente une humiliation publique,
administrée devant le monde entier, en réponse à toute la fanfaronnade des
différents ministres de la défense américains successifs, qui se sont répandus
sur la sécurité -pour tout dire : l'inviolabilité - d'un espace aérien -
comme qui dirait - "blindé" contre les missiles de croisière
intercontinentaux(!)... Elle représente aussi une énorme raclée infligée aux
pays du pacte atlantique (OTAN) qui ont dû admettre, à leur corps défendant, que
le pacte d'assistance mutuelle n'était rien d'autre qu'un parapluie (militaire)
troué, avec lequel il serait bien difficile de se mettre (et de se sentir) à
l'abri. On peut déduire de la répétition de la proclamation par l'Europe de son
soutien à toute décision que pourrait bien prendre l'administration Bush, que
Washington a décidément bien besoin d'un réconfort moral après la paralysie dont
ses institutions vitales ont été frappées, et que les Etats-Unis voient dans la
participation (acquise) des pays alliés à l'opération punitive qu'elle appelle
de ses voeux une sorte de chèque en blanc leur assurant que ces pays leur
apporteront une couverture politique bien utile dans le cas où cette expédition
dépasserait les limites fixées (par la décence), mettant les petits pays à
l'abri des débordements des grandes puissances. C'est d'ailleurs pourquoi Pékin
a proclamé sa condamnation des opérations terroristes, mais en prenant grand
soin de demander à Washington de le consulter préalablement, au sujet de
l'expédition punitive, de peur que Washington ne commette des bêtises
inconsidérées, qui seraient de nature à compromettre gravement la réputation de
la Chine, ainsi que son rôle de puissance régionale en Asie.
Une troisième
frappe, programmée, aurait dû viser le président Bush lui-même et les membres de
son administration à la Maison Blanche. Il semble que cette troisième opération
ait échoué en raison d'une rixe entre les pirates de l'air et les passagers de
l'avion, qui aurait abouti à la chute de l'appareil et à son "crash" dans
l'ouest de l'Etat de Pennsylvanie.
La rumeur a couru, à Washington, que la
directrice de la sécurité nationale, Condolezza Rice aurait insisté sur la
nécessité, pour le président américain, de rester en Floride, car elle aurait eu
la quasi-certitude que le quatrième avion était destiné à servir de projectile
pour une quatrième opération-suicide similaire à celle qui avait pris pour cible
le Pentagone. Son argumentation repose sur le fait qu'il était dans la logique
du plan (terroriste) qu'y figure en bonne place l'élimination de la direction
politique du pays afin que s'installe l'anarchie et de faire des Etats-Unis un
pays paralysé, lobotomisé, dépourvu d'orientation et de direction. C'est ce qui
aurait pu se produire après l'assassinat du président John Kennedy, n'eût été
l'extrême diligence de son substitut, Lyndon Johnson, à prêter serment et à
prendre les rênes du pouvoir, alors même qu'il était à bord de l'avion
présidentiel. L'importance apportée à la présidence, aux Etats-Unis, n'est pas
surfaite, elle résulte de l'ampleur des missions suprêmes qui lui sont confiées,
au premier chef desquelles, la responsabilité de déclarer la guerre nucléaire.
Pour ces raisons, et d'autres, la destruction ne serait pas complète si le
centre nerveux de la décision politique n'était pas paralysé, à l'instar des
centres de décision financier et militaire. C'est à cette condition seulement
que l'on pourrait qualifier l'exécution du plan (destructeur) d'achevée et
réalisée à la perfection, les trois piliers du pouvoir -économie, défense,
décision politique - étant ensevelis sous les décombres (des palais
nationaux).
Les journaux américains ont qualifié la journée du mardi 11
septembre de jour historique tant elle rappelle aux Américains le massacre de
Pearl Harbor, qui s'était produit durant la seconde guerre mondiale. La
comparaison porte sur le mode d'action des terroristes suicidaires de New York
et de Washington avec les kamikazes japonais qui avaient précipité leurs avions
transformés en bombes volantes contre les bateaux de guerre de la flotte
américaine. Les journaux britanniques (du moins, certains d'entre eux) ont
poussé l'exagération jusqu'à qualifier les opérations contre le Pentagone et le
World Trade Center de déclaration de la troisième guerre mondiale sur le sol
américain. Ils ont tenté - labo-rieusement - de justifier ces propos alarmistes
en expliquant que toutes les guerres menées par les forces américaines au cours
du siècle dernier se sont déroulées à l'extérieur des Etats-Unis, soit : en
Europe, en Corée, au Vietnam, en Asie ou au Moyen-Orient. Certes, des ambassades
américaines ont été attaquées, par le passé, des diplomates américains ont été
enlevés ou assassinés... Mais il est vrai, également, que les ambassades sont,
par définition, des centres bâtis sur des territoires fort éloignés des
Etats-Unis. C'est la raison pour laquelle leur territoire représentait pour les
Américains le concept même de la protection et du refuge dans un abri sûr,
séparé des autres pays par une distance aussi considérable que l'étendue de
l'Océan atlantique. Et soudain, ce sentiment s'est évanoui, il a cédé la place à
un sentiment de peur et d'impuissance terrorisée, étant donné que les derniers
attentats se sont produits dans leur propre pays, dans leurs propres villes
pourtant ceinturées de bases de missiles balistiques et nucléaires.
Reste une
question lancinante, à laquelle il a été "répondu" par des conjectures et
l'intuition : qui est l'ennemi qui a asséné aux Etats-Unis ce coup de poing
douloureux, en pleine poire ?
Immédiatement après que les deux avions se
soient encastrés dans les tours jumelles du World Trade Center, les
commentateurs américains se sont précipités devant les micros et les caméras
afin d'accuser Usama Bin Laden d'être derrière cette déclaration de guerre. Les
analystes européens les ont critiqués, leur reprochant leur précipitation à
tirer des conclusions hâtives, leur rappelant les accusations qui avaient été
lancées contre le shaykh (homme de religion musulman, ndt) aveugle égyptien,
Umar Abdel Rahman, après l'explosion qui avait détruit un immeuble à Oklahoma
City. Il allait s'avérer par la suite que l'auteur de l'attentat était un
citoyen américain du nom de Timothy McFay. Mais cette explication n'a pas eu le
don de convaincre le bureau fédéral des investigations (FBI) qui a décidé de
retenir la piste d'Usama Bin Laden en se fondant sur plusieurs recoupements :
les enquêtes menées après les attaques contre deux ambassades américaines, au
Kénya et en Tanzanie, et contre le cuirassier Cole, ont permis de retrouver les
"empreintes" d'Usama Bin Laden, dans les trois cas. Par ailleurs, les centres
d'entraînement situés dans les montagnes afghanes, où se cache Bin Laden,
n'abritent que des fondamentalistes convaincus de la justesse d'une guerre
sainte allant jusqu'au sacrifice suprême (le martyre, le suicide). L'opération
aux multiples objectifs à laquelle nous avons assisté nécessitait de réunir au
minimum une vingtaine de fida'iyy (dix-huit ont été tués). D'autre part, la
nature même de l'opération confirme qu'Usama Bin Laden est derrière la
préparation des éléments suicidaires et la mise au point de leur entraînement et
de leur vie clandestine dans plusieurs villes américaines. Autre élément : en
1993, Ramzi Yusuf (un disciple de Bin Laden) a réalisé un attentat contre le
World Trade Center ; il a reconnu, au cours d'un interrogatoire, que cet
attentat avait échoué en raison de la mauvaise qualité de l'explosif utilisé.
Mais il a aussi passé des aveux inquiétants au sujet d'un plan, qu'il préparait
avec ses camarades, afin de détourner douze avions de ligne et de les précipiter
sur l'immeuble des bureaux de la CIA à Langley, en Virginie. Ces précédents
correspondant avec la nature des derniers attentats réalisés avec le succès
qu'on sait, qui sont venus achever ce que Ramzi avait prévu, il était logique
que les enquêteurs mettent en cause Bin Laden et ses partisans. Ajoutons à cela
que le représentant du mouvement des talibans (d'Afghanistan) à Islamabad (au
Pakistan) Abdel-Salam Zueïf, s'est déclaré prêt à examiner une demande
d'extradition de Bin Laden à la condition expresse que lui soient fournies des
preuves irréfutables de l'implication de celui-ci dans les derniers attentats.
Par ailleurs, Usama Bin Laden a nié personnellement toute responsabilité dans
les opérations terroristes, mais il a fait les louanges des jeunes musulmans qui
ont fait serment de sacrifier jusqu'à leur propre vie dans le jihad (effort
personnel et/ou combat sacré) sur la voie d'Allah (Dieu, chez les
Musulmans).
Les répercussions de ces opérations-suicides ont causé une
faille supplémentaire, s'il en était besoin, dans les relations
arabo-américaines en raison de la vague de colère populaire (dans les
territoires palestiniens, notamment, se traduisant par quelques scènes de
réjouissance tout à fait aisément explicables, mais jugées indécentes en
Occident) qui ont été utilisées par les dirigeants israéliens afin d'attiser le
sentiment de vengeance (des Américains) à l'égard des citoyens américains
d'origine arabe. Dans ses déclarations faites à la télévision, Netanyahu a
insisté sur la nécessité de réunir une coalition occidentale, dont Israël serait
un membre actif, de manière à ce que l'on se préoccupe de soutenir l'institution
qu'il a créée à Washington, en 1990 dont la raison d'être est de lutter contre
le "terrorisme islamiste". A cette fin, il a écrit à Georges Bush une lettre
comportant les points suivants :
1 - nécessité d'imposer un embargo sur les
livraisons de technologies avancées aux pays qui entretiennent le terrorisme ; 2
- déclaration d'un blocus diplomatique, économique et militaire à l'encontre des
pays terroristes 3 - gel des dépôts bancaires auprès des banques des pays
occidentaux s'il s'avère qu'ils financent des régimes et/ou des organisations
terroristes ; 4 - imposition de réglementations draconiennes afin de limiter
l'immigration en Europe et aux Etats-Unis et d'oeuvrer à expulser les immigrés
susceptibles d'avoir prêté main forte au terrorisme ; 5 - information du public
et entraînement des citoyens aux méthodes de lutte anti-terroriste.
Ehud
Barak lui a apporté son soutien dans ce sens, en faisant appel à
l'administration américaine afin qu'elle fasse pression sur les pays musulmans
et les pays arabes, dans l'espoir de mettre un terme au terrorisme et aux
opérations-suicides. Barak a pris l'intifada comme exemple des causes entraînant
la ruine du processus de paix, prétendant qu'Arafat se serait engagé, à Oslo, à
geler les activités du "Hamas" et du "Jihad islamique".
Rafy Eytan s'est
prévalu de ses états de service au Mossad afin de rappeler aux Américains qu'il
est à même d'organiser une opération visant à capturer Bin Laden en Afghanistan,
comme il avait réussi à enlever Adolf Eichman, en Argentine. De même, les
organisations sionistes aux Etats-Unis ont proposé de sauter sur l'occasion pour
fabriquer ("vite fait, sur le gaz") un nouveau concept correspondant aux
élucubrations abracadabrantesques de Samuel Huttington, exposées dans son
ouvrage "Le choc des civilisations", en l'occurrence, rien de moins que la mise
sur pied d'un pool mondial regroupant les Etats convaincus de démocratie et qui
ne sauraient isolément tenir en respect un terrorisme alimenté par les Etats
tyranniques.
Il est certain que la prise de parti éhontée des moyens
d'information a trouvé un écho auprès du peuple américain traumatisé et en
colère, écho qui a trouvé une traduction des plus négatives pour les membres des
communautés arabes et musulmanes (aux Etats-Unis, en particulier). De nombreux
immigrés et réfugiés, parmi lesquels de nombreux étudiants, ont été en butte à
des intimidations et des agressions racistes qui ont amené le président Bush à
intervenir et à adresser un message d'apaisement en direction d'une population
(américaine) avide de revanche. Le premier ministre britannique Blair en a fait
de même, lorsqu'il a découvert l'ampleur d'une campagne de provocation xénophobe
ouverte dans les moyens d'information, à l'encontre des communautés musulmanes
en Angleterre, qui auraient pu en arriver à des affrontements, localement. Il a
été soutenu, dans son appel à la raison, par des écrivains et des commentateurs
qui ont exhorté l'administration américaine à procéder à la nécessaire révision
de ses prises de positions provocatrices et entrant en totale contradiction avec
le rôle qu'elle devrait assumer en tant que grande puissance mondiale. Plusieurs
grands quotidiens britanniques ont publié des articles fustigeant la logique de
domination sans âme que pratique Washington sur la société internationale et les
Nations Unies. L'un de ces analystes a écrit que la politique américaine, depuis
l'entrée de l'acteur de films de série B, Ronald Reagan, à la Maison Blanche,
est sortie de sa voie traditionnelle, pour trouver son inspiration dans les
films de Rambo, ajoutant que l'étalage de la force militaire ne servira à rien
si elle ne devait pas être dirigée par une pensée mûrie et un esprit modéré et
équilibré. Le journaliste a donné plusieurs exemples des causes ayant entraîné
l'écroulement de différents empires, mettant en garde contre l'écroulement de
l'"empire américain" s'il devait s'avérer incapable de prendre rapidement
conscience des dangers mortels qui le guettent, comparant sa situation à celle
des dinosaures, ces animaux préhistoriques qui ont disparu du fait que leur
minuscule cerveau avait été incapable de s'adapter à de nouvelles conditions
climatiques.
Reste une dernière question : quelles initiatives militaires
l'administration Bush va-t-elle prendre afin de sortir de sa (triple) crise
économique, politique et sécuritaire ?
Dans sa dernière conférence de presse,
le Secrétaire d'Etat Colin Powell a déclaré que son pays se préparait à mettre
sur pied une union internationale, sur le modèle de la coalition formée par
George Bush Père, en 1990, afin d'expulser les troupes d'occupation de Saddam
Husseïn du Koweït. Etant donné qu'il serait quelque peu humiliant de mettre
toutes les armées de l'OTAN aux trousses d'une seule personne, fût cette
personne un certain Usama Bin Laden, une frappe militaire contre l'Afghanistan
serait peut-être le prix du défoulement à payer, à condition que le Pakistan
accepte d'intervenir ultérieurement afin d'oeuvrer à une solution acceptable.
Sous réserve que les enquêtes en cours ne révèlent pas, d'ici là, que c'est la
mafia colombienne qui est responsable de cet attentat si précisément programmé
et exécuté...
Après la destruction de l'immeuble d'Oklahoma City, le FBI
avait demandé le retrait des librairies d'un livre intitulé "Mémoires de
Turner", d'Andrew McDonald. La raison de cette censure était que l'auteur avéré
de l'attentat, Timothy McFay, avait reconnu s'être inspiré de la description
d'un attentat dans ces "Mémoires", description dont il s'était inspiré afin de
mener à bien son attentat grandeur nature. A la page 202 de ce livre,
Turner dit, dans ses mémoires : "Ce jour, 9 novembre 1993, je suis aux commandes
d'un jet et je dirige le nez de l'avion que je viens de détourner sur le siège
du Pentagone. Peut-être un missile téléguidé va-t-il me descendre si je perds
trop d'altitude. Peu importe : je tente le coup..."
Usama Bin Laden a-t-il lu
ce roman ? Un groupe d'opposants extrémistes américains, émules de Timothy,
a-t-il mis sept ans afin de mettre en application le plan prémonitoire de Turner
?
8. Un appel
musulman à la raison par El Hassan bin Talal
in Le Monde du samedi
15 septembre 2001
(Le prince El Hassan Bin Talal est le frère
de feu le roi Hussein de Jordanie. Traduit de l'anglais par Sylvette
Gleize.)
Ce n'est pas au titre de président de la Conférence
mondiale sur la religion et la paix ni de musulman descendant directement du
prophète Mahomet, mais en tant qu'être humain, que je souhaite présenter mes
plus profondes condoléances aux familles, amis et collègues qui ont perdu des
êtres chers dans les odieux attentats de New York, de Washington et ailleurs aux
Etats-Unis, le 11 septembre.
J'exprime aussi ma plus grande sympathie au
peuple des Etats-Unis, à tous ceux qui partout sont inquiets et au président
George W. Bush. Les croyants du monde entier sont atterrés devant cette tragédie
qui a frappé des gens ordinaires de toutes nationalités et de toutes confessions
vivant dans ce pays, et je condamne sans équivoque cet outrage à
l'humanité.
Le respect du caractère sacré de la vie est la pierre angulaire
de toutes les grandes religions.
De tels actes d'une extrême violence, dans
lesquels des êtres innocents - hommes, femmes, enfants - servent à la fois de
cibles et de pions, sont totalement inexcusables. Aucune tradition religieuse ne
peut ni ne veut tolérer un tel comportement, et toutes le condamnent
vigoureusement. Le terrorisme, par nature, frappe sans discrimination, tuant des
civils de tous âges, de toutes couleurs de peau, de toutes convictions. Il
intimide individus et communautés en tous lieux. Son existence même dépend de sa
capacité à entretenir la peur. Il est peut-être l'instrument le plus redoutable
utilisé pour exprimer la violence.
La prolifération de cellules terroristes
qui opèrent partout dans le monde est un défi pour nous tous - les gouvernements
en particulier. Au cours de ce XXIe siècle, ils devront faire face à ces
provocations à tous les niveaux.
Une réponse au coup par coup ne conviendra
pas. Pas plus qu'une réaction reposant sur des suppositions quant aux coupables.
En des temps comme ceux-là, il est tentant d'agir immédiatement et de ne
réfléchir vraiment aux questions qu'une fois prises des décisions
irrévocables.
J'exhorte donc les Etats-Unis et la communauté internationale à
faire preuve de retenue face à ces intimidations.
Et je conseille vivement de
considérer le problème dans son ensemble, car le terrorisme touche toutes les
nations, grandes et petites.
J'incite aussi tous les hommes de bonne volonté
à se rappeler les sages paroles de Martin Luther King pour qui la haine, comme
un cancer, "engendre la haine, et la violence engendre la violence dans un cycle
sans fin de destruction".
Après ce crime exécrable, le risque existe que
certaines communautés, comme les musulmans, aient à faire face à des réactions
violentes. L'islamophobie n'est pas, hélas, une forme rare de xénophobie et
d'intolérance. Il faut, en conséquence, faire savoir que tous les musulmans
ordinaires condamnent ces actes de terreur.
Les sociétés musulmanes
contemporaines ont été largement modelées par le legs récent de la sujétion
coloniale. Pourtant, en dépit de sa souvent triste réalité sociale, le musulman
ordinaire, qu'il soit homme, femme, enfant, déteste ceux qui veulent user de la
violence pour se faire entendre.
Musulmans, chrétiens et juifs partagent la
même histoire. Il ne faut pas permettre à la politique au Proche-Orient de
détruire l'aptitude naturelle qu'ont les croyants à vivre et à travailler
ensemble. Accrochons-nous aux valeurs morales de notre héritage commun, malgré
des droits en contradiction et les injustices comparables qui nous séparent
encore. Verser le sang n'est pas une solution.
Les événements tragiques du 11
septembre nous rappellent que le monde est aujourd'hui de plus en plus
interconnecté. Tandis que les frontières perdent leur sens, plus aucune nation
ne peut se permettre l'isolement. Nous allons vers un monde unique mû par un
unique programme d'action, et ce programme doit viser à la réconciliation et à
la compréhension.
Si les mesures de représailles peuvent parfois séduire à
court terme, nous savons au Proche-Orient qu'elles ne font que bafouer toutes
les tentatives pour parvenir à une paix véritable - entre les traditions, entre
les nations, entre les civilisations, entre semblables. Nous n'avons pas réussi,
pour notre part, à trouver au désaccord un cadre civilisé. Nous rejetons aussi
parfois les processus internationaux qui nous permettraient peut-être justement
de trouver le moyen d'aller de l'avant. C'est une erreur, et elle ne doit pas se
reproduire dans le contexte de la lutte contre le terrorisme. Un consensus est à
trouver afin de renforcer les résolutions du Conseil de sécurité de
l'Organisation des nations unies qui encouragent la coopération internationale
dans le combat contre les activités terroristes.
Notre objectif sera de
resserrer le nœud coulant autour des réseaux terroristes et de leurs soutiens.
Les dirigeants de la planète et les représentants de la foi doivent aussi faire
passer ce message clair que le terrorisme est anathème dans toutes les religions
et doit en être isolé.
Réfléchissant, au cours des jours et des semaines à
venir, aux terribles images de dévastation désormais gravées dans nos mémoires
et partageant la douleur de nos voisins, les Etats-Unis, nous chercherons aussi
d'autres voies pour renforcer l'humanité qu'ensemble nous partageons et
découvrir nos peurs communes.
Car ne nous y trompons pas : les récents
attentats visaient un seul monde composé de nombreuses nations, et non pas l'une
d'entre elles.
9. Israël tente
de placer Yasser Arafat dans le camp des parias mondiaux par Luis
Lema
in Le Temps (quotidien suisse) du samedi 15 septembre
2001
Devant l'ambassade de France à Tel-Aviv, la manifestation
réunissait aussi bien des militants de droite que de gauche. Tous étaient venus
vendredi clamer leur indignation devant les propos de l'ambassadeur français,
Jacques Hutzinger. Signe que les nerfs sont à vif, ces paroles ont été à deux
doigts de provoquer un grave incident diplomatique. La veille, il avait refusé
de comparer les circonstances qui règnent en Israël avec les attentats qui ont
ensanglanté l'Amérique. «Ce n'est pas la même situation, précisait l'ambassade
après le déchaînement de réactions hostiles qui a parcouru Israël. Nous sommes
ici dans une situation particulièrement compliquée, qui est celle de
l'affrontement israélo-palestinien, dans laquelle il convient de rouvrir le
chemin du dialogue.»
«Chacun son Ben Laden»
De fait, ces propos ont été
d'autant moins bien acceptés que le gouvernement de droite israélien semble
avoir fait son choix. «Chacun a son Ben Laden. Arafat est notre Ben Laden.» La
formule, utilisée mercredi par le premier ministre Ariel Sharon lors d'une
conversation avec l'Américain Colin Powell, ne peut être plus transparente. Pour
lui, il s'agit de tirer avantage de la situation et de faire l'amalgame entre la
menace terroriste palestinienne, bien réelle, et les scènes d'apocalypse vécues
par les Américains.
L'Etat hébreu le sait: la série d'attentats aux
Etats-Unis et les suites militaires que décidera d'y donner Washington seront
bénéfiques pour la relation déjà très étroite qui unit les deux pays. De par sa
longue expérience en la matière, l'Etat hébreu bénéficie d'informations et de
réseaux sans équivalent au sein des mouvances intégristes islamiques. Alors que
les services secrets américains ont été surpris en flagrant délit
d'incompétence, c'est là un avantage de situation qu'Israël ne va pas manquer
d'exploiter. Des informations semblaient indiquer que le Mossad israélien avait
alerté Washington sur les risques d'un attentat imminent. Et les responsables de
la sécurité israélienne s'emploient à qui mieux mieux à détailler quels sont les
moyens mis en œuvre depuis longtemps ici pour éviter une catastrophe similaire à
celle du World Trade Center.
Il y a dix ans, lorsque l'Irak envahissait le
Koweït, l'Etat hébreu avait été laissé à l'écart de la coalition mondiale qui
s'était formée autour des Etats-Unis contre Saddam Hussein. Israël veut éviter
qu'une telle situation se répète. Etre à même d'intégrer les rangs des Etats
victimes du terrorisme (peut-être aux côtés de certains pays arabes) serait
perçu comme une victoire diplomatique majeure.
A ces avantages, de nombreux
Israéliens souhaitent en ajouter d'autres, sur le terrain. «Israël a maintenant
une rare occasion de retourner l'opinion publique mondiale en sa faveur et de
prendre des actions diplomatiques et militaires, dont il s'est jusqu'ici privé,
craignant des réactions internationales», relevait un commentateur du journal
Maariv.
De fait, ces conseils sont déjà largement appliqués, puisque l'armée
a lancé des actions extrêmement dures sur au moins deux villes palestiniennes,
Djénine et Jéricho. Vingt Palestiniens auraient été tués et des dizaines
d'autres blessés. Comme l'affirme sans détours la presse israélienne, les
Etats-Unis, autrefois arbitre de la question proche-orientale, sont aujourd'hui
devenues victimes et donc parties prenantes du combat «mondial» qui s'annonce.
«Il faudra être avec nous ou contre nous», résumait l'éditorial du journal
Haaretz, pourtant à gauche, dans une mise en garde à Yasser Arafat.
Face à
ce qui apparaît comme une radicalisation générale, l'écrivain israélien de
gauche Amos Oz est parmi les rares à vouloir calmer les esprits, exhortant ses
concitoyens à éviter de diaboliser les Arabes et les musulmans. «N'oublions pas,
disait-il, que le fanatisme religieux croît aussi dans certaines parties du
monde chrétien, ainsi que parmi nous. Même au sein de la nation juive.»
Autre personnalité bien isolée, le ministre des Affaires étrangères, Shimon
Peres, tentait de son côté de tirer parti de l'embarras de l'Autorité
palestinienne pour obtenir une rencontre avec Yasser Arafat ce dimanche. Les
Américains verraient d'un bon œil une telle réunion qui apaiserait un peu la
région et leur permettrait de concentrer leurs efforts du côté de l'Afghanistan.
Mais plusieurs ministres de droite ont exigé d'Ariel Sharon qu'il pose un veto
absolu à la rencontre. Face à une pression considérable, Peres tranchait hier:
oui à des discussions, mais à condition qu'Arafat prenne des mesures pour faire
stopper le terrorisme en Israël. Soit, en clair, qu'il arrête tous ceux que
l'Etat hébreu soupçonne de préparer des attentats.
10. Arabes et
musulmans lancent un appel à la tolérance par Jeanne Corriveau et
Stéphanie Tremblay
Le Devoir (quotidien québécois) du vendredi 14 septembre
2001
Depuis les attentats de New York et Washington, mardi, Arabes et
musulmans, tant au Québec qu'aux États-Unis, subissent de nombreuses
manifestations de colère et de haine à leur endroit. Refusant d'être ainsi
associés à des actes de terrorisme qu'ils condamnent, ils lancent un appel à la
population afin qu'elle cesse de les accuser collectivement d'un crime perpétré
par des fanatiques.
Deux heures après l'attentat au World Trade Center,
Giulia Eldardiry, 21 ans, étudiante en anthropologie à l'université McGill, a
essuyé de premières injures verbales. Ce n'était qu'un début puisque les
insultes adressées aux Arabes et aux musulmans se sont multipliées sur les
campus universitaires et dans la rue depuis mardi.
L'hostilité est telle que
Solidarité pour les droits humains des Palestiniens (SDHP), une organisation qui
compte des membres dans les quatre universités montréalaises, a lancé un appel à
l'ensemble de la population pour mettre un terme à ces manifestations
xénophobes. «Les gestes commis par une minorité ne correspondent pas à ce que
pense la majorité», a indiqué Mme Eldardiry.
Depuis mardi, de nombreux
incidents ont été signalés sur les campus des universités McGill et Concordia.
«Ce qu'on nous dit, ce sont des choses comme "Retournez dans votre pays", "Vous
êtes tous des terroristes" ou "C'est pour ça qu'on ne devrait pas vous laisser
entrer au Canada"», relate-t-elle. Aucune agression physique n'aurait été
rapportée mais les injures répétées suffisent à alimenter la peur dans la
communauté. «La réaction contre les Arabes est plus violente que jamais. Oui, je
me sens menacée. Mes amis me disent de ne pas sortir seule»,
confie-t-elle.
En conférence de presse hier, les porte-parole du SDHP ont
invité les victimes d'agressions verbales à adresser leurs plaintes à la police
et à signaler les incidents à l'association étudiante de l'université
Concordia.
Ils ont de plus été outrés par le traitement des médias qui, dès
les premiers instants, ont dirigé leurs soupçons vers des terroristes arabes
avant même que les enquêteurs américains n'aient pu rassembler des preuves
suffisantes. Cette situation n'est pas sans rappeler l'ostracisme qu'avait subi
la communauté musulmane à la suite de l'attentat à Oklahoma City avant que les
véritables coupables, des Blancs, n'aient été identifiés. Helen Hudson, du
Groupe de recherche d'intérêt public, s'inquiète pour sa part de l'appel à la
vengeance véhiculé non seulement aux États-Unis mais partout dans le
monde.
Compte tenu des circonstances et par crainte de nouveaux incidents, le
SDHP a décidé d'annuler la marche prévue demain dans les rues de Montréal à la
mémoire des victimes du massacre de Sabra et Chatila, en 1982, au Liban.
Agressions aux États-Unis
Aux États-Unis, le président George W. Bush a lui-même demandé hier aux
Américains de ne pas prendre pour cible leurs compatriotes d'origine arabe et
musulmane après les attentats de mardi, réclamant qu'on leur assure «le respect
qui leur est dû».
Une coalition formée de plusieurs associations américaines
représentant les communautés arabes et musulmanes a émis un communiqué hier
dénonçant l'attentat du World Trade Center. La coalition a aussi remercié
plusieurs membres du gouvernement américain d'avoir émis des mises en garde
visant à éviter de stigmatiser ou de condamner les Arabes et les musulmans
américains.
«Nous demandons à nos compatriotes américains, au gouvernement et
aux médias de suivre leur exemple et de ne pas assigner de culpabilité
collective contre toute une communauté pour les crimes de quelques individus»,
conclut le communiqué émis par la coalition.
Cela n'a cependant pas empêché
certains membres des communautés arabes et musulmanes des États-Unis d'être
victimes d'agressions, et ce, à divers endroits sur le territoire
américain.
Jointe à Washington, Leila Al Qatami, qui travaille pour
l'American-Arab Anti-Discrimination Committee (ADC), a affirmé que son
organisation a reçu un certain nombre d'appels relatant des agressions subies
par des membres de la communauté arabe. Au moment où l'organisation a été
jointe, des chiffres précis sur le nombre et la nature des actes commis
n'étaient pas disponibles.
Aussi à Washington, Faisel Gill, de l'American
Muslim Council, a confirmé avoir lui aussi reçu plusieurs rapports d'agressions
commises dans plusieurs États américains. «Un certain nombre de mosquées ont été
vandalisées et des fenêtres ont été brisées», explique-t-il. L'une de ces
mosquées se trouverait près de l'aéroport Dulles, à Washington, et un centre
islamique de San Francisco aurait aussi été vandalisé. À New York, Faisel Gill
affirme que des incidents ont été rapportés dans le Bronx, où plusieurs magasins
auraient été vandalisés.
Hier après-midi, dans le centre-ville de New York,
tout était très calme et aucun incident à caractère raciste n'a pu être observé.
Cependant, à Union Square, maintenant tapissé de grandes feuilles de papier
recouvertes de mots d'encouragement écrits par des passants, il était possible
de lire quelques commentaires racistes.
11. Paris
réaffirme sa solidarité et sa libre appréciation
Dépêche de l'agence
Reuters vendredi 14 septembre 2001, 18h33
PARIS - Les ministres
français des Affaires étrangères et de la Défense réaffirment la solidarité de
la France avec les Etats-Unis, tout en soulignant que Paris entendait conserver
sa "libre appréciation" sur de possibles ripostes américaines aux attentats de
mardi.
Hubert Védrine et Alain Richard faisaient écho aux propos tenus un peu
plus tôt par le Premier ministre devant son cabinet et les membres du
secrétariat du gouvernement.
"La solidarité humaine, politique,
fonctionnelle" vis-à-vis des Etats-Unis "ne nous prive pas de notre libre
appréciation et de notre souveraineté", avait déclaré Lionel Jospin.
Jeudi,
Jacques Chirac avait souligné sur CNN que la France serait "totalement
solidaire" des Etats-Unis en ce qui concerne les représailles
américaines.
"Chaque partie déterminera les actions précises qu'elle juge
nécessaires, y compris l'emploi de la force armée, s'il le faut", a déclaré
Hubert Védrine, qui s'exprimait lors d'une réunion conjointe des commissions des
Affaires étrangères et de la Défense de l'Assemblée nationale.
"Le moment
venu, le président de la République et le gouvernement apprécieront comment doit
se traduire cette solidarité que nous avons immédiatement proclamée", a ajouté
le ministre des Affaires étrangères devant quelque 160 députés réunis dans une
salle du Palais-Bourbon.
Leila Shahid, la représentante de l'OLP à Paris,
était présente dans le public.
"Les décisions qui peuvent être prises dans le
cadre de l'Alliance (atlantique) sont des décisions nationales", a souligné pour
sa part le ministre de la Défense, Alain Richard.
Cette position a été
partagée par la plupart des députés qui ont pris la parole au cours de cette
réunion extraordinaire, comme l'ancien Premier ministre RPR Edouard
Balladur.
"Nous souhaitons que la riposte soit modulée en fonction des
objectifs, ce qui n'exclut rien à priori mais ce qui ne doit pas tout permettre
automatiquement", a-t-il dit.
Les ministres et plusieurs députés ont
également mis en garde contre tout amalgame entre terrorisme et
islam.
Refus de tout amalgame
"Prenons garde (...) à ne
pas confondre terrorisme fondamentaliste et islam", a déclaré Daniel Vaillant,
le ministre de l'Intérieur.
"Il faut tout faire pour éviter que ce soit un
choc de civilisation. Il ne faut pas confondre les fanatiques terroristes avec
les groupes religieux ou nationaux dont ils sont issus", a estimé Edouard
Balladur.
"Il ne s'agit pas d'un combat du Bien contre le Mal ou des
Occidentaux contre les musulmans", a déclaré Paul Quilès, le président
socialiste de la commission de la Défense de l'Assemblée.
"Il ne saurait être
question de se lancer dans une quelconque croisade qui provoquerait une nouvelle
fracture planétaire", a averti Jean-Marc Ayrault, président du groupe
socialiste.
Au nom du groupe UDF, Renaud Donnedieu de Vabres a stigmatisé
"les amalgames pour le moins hâtifs entre quelques fanatiques assoiffés de sang
et de puissance et la communauté musulmane dans son ensemble".
Enfin,
plusieurs intervenants ont plaidé en faveur de la recherche de solutions aux
conflits régionaux, notamment celui du Proche-Orient. "Je souhaite une très
forte pression de la communauté internationale pour imposer des solutions et une
paix durable", a dit Edouard Balladur.
"La France doit faire tout ce qui est
en son pouvoir au sein des instances européennes et de l'Onu, dont il faut
renforcer l'autorité, pour créer les conditions de régler les conflits,
notamment au Proche-Orient", a dit Alain Bocquet, le président du groupe
communiste.
Paul Quilès a pour sa part rappelé que le terrorisme, "qui est
une forme d'action politique, a besoin pour se développer d'un terreau de
haines, de frustrations et de destructuration sociale dont l'origine est
toujours, en dernière analyse, politique".
Les trois ministres, qui étaient
accompagnés de leur collègue chargé des Relations avec le Parlement, Jean-Jack
Queyranne, se sont rendus ensuite devant la commission des Affaires étrangères
et de la Défense du Sénat pour faire également le point de la situation, trois
jours après les attentats de New York et Washington.
12. Arabes et
musulmans multiplient les mises en garde contre les amalgames et les accusations
hâtives par Mouna Naïm
in Le Monde vendredi 14 septembre
2001
La tragédie américaine incite les dirigeants arabes et les
autorités religieuses musulmanes à fermement condamner les attentats commis sur
le sol des Etats-Unis.
Les dirigeants arabes et certaines des plus hautes
autorités religieuses musulmanes ont multiplié, mercredi 12 septembre, les mises
en garde contre les dérives et les amalgames consécutifs à l'offensive
terroriste dont les Etats-Unis ont été la cible. Gare à la désignation hâtive et
sans preuve des coupables au sein de la mouvance islamiste en général et
palestinienne en particulier; gare à la confusion primaire et si commode entre
islam et extrémisme activiste musulman, ont-ils prévenu, sans se priver de
reprocher aux Etats-Unis leur politique au Proche-Orient. Mais leur mise en
garde s'adressait aussi indirectement à leurs ouailles, après certaines
manifestations de joie, ici et là, à l'annonce de la vague d'attentats qui a
frappé NewYork et Washington.
L'Organisation de la Conférence islamique
"condamne les actes sauvages (les attentats anti-américains) que banissent
toutes les conventions et les valeurs humaines, ainsi que les religions
monothéistes, en tête desquelles l'islam", a déclaré le secrétaire général de
l'Organisation, Abdel Wahad Belkaziz. "L'islam valorise la vie humaine et
considère quiconque tue une seule personne comme un criminel contre l'humanité",
a ajouté le représentant de cette organisation qui regroupe cinquante-sept pays.
Dans le même ordre d'idées, cheikh Mohammad Sayed Tantaoui, l'imam d'Al
Azhar, la plus haute instance de l'islam sunnite, a affirmé que "l'islam refuse
de tels actes.
Tuer des hommes, des femmes et
des enfants innocents est un acte horrible et hideux, qu'aucune religion
monothéiste n'approuve et que rejette tout esprit saint."
L'Arabie saoudite,
dont le monarque porte le titre de "serviteur" des deux premiers lieux saints de
l'Islam, rappelle elle aussi que le terrorisme "contrevient aux valeurs
religieuses et aux principes de l'humanité". Riyad "s'emploie, avec la
communauté internationale, à lutter contre le terrorisme qu'il condamne
fermement", a déclaré un porte-parole officiel. La presse saoudienne comme celle
des autres monarchies pétrolières de la région est sur la même longueur d'onde.
Ils n'épargnent pas pour autant une administration américaine qui a adopté "une
position totalement partisane, pro-israélienne", dont la conséquence est une
"grande injustice à l'égard des Arabes et des Palestiniens en particulier"
(dixit le quotidien Arab Times du Koweït).
La confrérie des Frères musulmans
en Egypte s'est dite "horrifiée par les meurtres, les explosions, la destruction
et les agressions contre des civils innocents" et affirmé son "hostilité à toute
agression contre les vies humaines, la liberté des peuples et la dignité humaine
dans le monde entier".
CONDAMNATION DES ATTENTATS
Côté chiite, l'ayatollah
Mohammad Hussein Fadlallah, le guide spirituel du Hezbollah libanais, s'est dit
"horrifié" par les attentats dont les Etats-Unis ont été la cible, "bien que,
a-t-il rappelé, nous soyons hostiles à la politique suivie par les Etats-Unis,
notamment envers le peuple palestinien et les peuples arabe et musulman. Aucune
religion au monde ne saurait cautionner" de tels attentats. "Nous rejetons ces
méthodes, quel qu'en soit l'auteur. La Charia (la loi musulmane) n'autorise pas
de tels actes et aucune personne sensée ne peut accepter qu'un peuple subisse ce
que vient de subir le peuple américain", a ajouté Cheikh Fadlallah.
L'unique
fausse note est venue du chef d'une organisation extrémiste musulmane, Al
Mouhajiroun (les exilés). "Pour le monde musulman, aujourd'hui est un jour de
fête", a déclaré Omar Bakri au quotidien italien la Repubblica. "Seul Oussama
Ben Laden (l'islamiste d'origine saoudienne considéré par les Etats-Unis comme
leur ennemi numéro un) peut disposer de cette puissance de feu pour frapper
l'Amérique et seul le mouvement islamique qui croit dans le djihad peut avoir
mené cette attaque sans précédent grâce à la foi des martyrs (…) Pour la
première fois l'Amérique est frappée à tous les niveaux (…) Pour la première
fois l'Amérique est à genoux (…) C'est une leçon qui va changer le cours de
l'Histoire."
La fermeté des condamnations, leur répétition sur tous les tons,
le rappel de l'attachement aux fondements de l'islam et aux principes les plus
élémentaires d'humanité visent à empêcher, en Occident, une assimilation de
l'islam à l'extrémisme. Mais elles s'adressent aussi aux populations arabes et
musulmanes dont certaines – auCaire, dans des camps de réfugiés palestiniens au
Liban et dans la ville autonome palestinienne de Naplouse en Cisjordanie – ont
donné, mardi, libre cours à leur joie de voir les Etats-Unis frappés au cœur. Il
n'est peut-être pas anodin, à cet égard, de constater qu'aucune manifestation du
genre n'a eu lieu mercredi. L'ampleur du désastre dont des civils américains ont
payé très cher le prix a sans doute contribué à l'éveil des esprits et à la
décence.
13. Les responsables palestiniens s'efforcent de
montrer leur solidarité par Bruno Philip
in Le Monde vendredi 14
septembre 2001
RAMALLAH de notre envoyé spécial
Responsables de
l'Autorité palestinienne et intellectuels se sont efforcés, mercredi 12
septembre, de réparer les dommages médiatiques causés par les images de certains
de leurs concitoyens se réjouissant, la veille, des attentats aux Etats-Unis.
Ces mêmes responsables soutiennent que l'ampleur de ces manifestations a été
exagérée, et affirment qu'Israël en a profité pour exploiter à son profit ces
démonstrations d'indécence. Deux constatations s'imposent en tout cas : d'abord,
il est exact de dire que les Palestiniens qui ont défilé dans les rues de
Naplouse et de Jérusalem-Est, mardi soir, n'étaient qu'une poignée et que les
images de la télévision ont sans aucun doute donné à l'événement une dimension
disproportionnée. Il n'y a eu d'ailleurs aucun défilé, aucune autre
manifestation dans le reste de la Cisjordanie et à Gaza. En revanche, même si la
plupart des rues palestiniennes sont restées calmes, la plupart des personnes
rencontrées se réjouissaient sans vergogne de cette Amérique plongée dans le
malheur.
"Nous avons tellement souffert, nous les Palestiniens, comment
pourrait-on se réjouir du malheur des autres ?", s'interroge pourtant Moustapha
Barghouti, une personnalité communiste de Ramallah ; "les gens qui ont défilé
dans les rues, ce n'étaient que des cas isolés, je condamne sans appel ce genre
d'attitude." Hanan Ashraoui, célèbre député du Conseil législatif palestinien,
fait écho à ces propos en affirmant un peu plus tard, au cours d'une conférence
de presse : "Il y a un consensus chez les Palestiniens, dans les partis, dans
l'Autorité palestinienne et dans la société civile, pour condamner les attentats
aux Etats-Unis.
Il est nécessaire à ce stade
d'envoyer un message clair : (les manifestations de joie) sont totalement
contre-productives."
"TOUT LE MONDE EST CHOQUÉ"
Pour Bassam Abou Sharif,
un conseiller de Yasser Arafat et vieux militant de la cause palestinienne,
l'affaire est entendue : "Il n'y a, à mon avis, aucune relation entre ce qui se
passe au Moyen-Orient et les attentats ; par contre, il faut souligner à quel
point Israël utilise le fait que les Américains et les Européens sont occupés,
pour attaquer, notamment autour de la ville de Jénine, en Cisjordanie, où onze
Palestiniens ont déjà été tués ces dernières vingt-quatre heures". M. Sharif
ajoute avoir été en contact avec Yasser Arafat "jusqu'à trois heures du matin
mercredi". "Le président Arafat m'a dit que ce qui a eu lieu à NewYork et
Washington était un “crime sans précédent” et il a envoyé une lettre de
condoléances au président Bush et décidé d'annuler toutes ses activités
officielles." Et les manifestations dans Jérusalem ? "Vous avez vu les images ?
Il y avait cinq enfants !"
Professeurs de sciences politiques à l'université
de Bir Zeit, Saleh Abdel Jawad s'insurge à la pensée que des Palestiniens aient
pu se réjouir de la tragédie américaine : "Des gens sont venus chez moi regarder
la télévision ; j'ai vu une femme pleurer devant l'écran. Non, tout le monde est
choqué, croyez-moi ! Mais, même si les Palestiniens ne sont pas, en soi,
anti-Américains, il est vrai que la politique de Washington à l'égard d'Israël
fait que nombreux sont ceux ici qui se sont sentis trahis." Et de conclure, en
élargissant le champ politique de sa réflexion : "Après cette tragédie, il y a
deux solutions en ce qui concerne l'attitude américaine à l'égard du
Proche-Orient : les Etats-Unis vont ils continuer à jouer les dinosaures ou se
conduire en sages
?"
14. Les Palestiniens sous le feu israélien par
Françoise Germain-Robin
in L'Humanité du vendredi 14 septembre
2001
L'armée israélienne a profité du nouveau climat créé par les
attentats anti-américains pour accentuer son offensive contre les Palestiniens.
Des chars et des véhicules blindés appuyés par des hélicoptères ont investi dans
la nuit de mardi à mercredi la ville de Jéricho - première en Cisjordanie à
avoir accédé à l'autonomie en 1994. Elle s'est retirée de la ville au matin
après avoir détruit une route, des pylônes électriques et dynamité une maison,
laissant sept blessés palestiniens, dont un grave.
Elle a également pris le
contrôle de Jenine, complètement encerclée par les blindés depuis trois jours,
et détruit un quartier général de la Force 17 (garde du président Arafat) et des
renseignements généraux palestiniens. Trois Palestiniens ont été tués et 13
blessés. Des attaques contre des postes de police palestiniens ont également eu
lieu à Qalkilia et Salfit.
Toutes ces agressions se déroulent dans un
silence international assourdissant, que le gouvernement d'Ariel Sharon entend
bien mettre à profit pour faire avancer sa stratégie. Selon la radio
israélienne, Ariel Sharon a fait savoir au président palestinien par
l'intermédiaire de Shimon Peres et du chef du Shin Beth qu'il devait " mettre
fin au terrorisme, faute de quoi il s'exposerait à des réactions sévères
d'Israël ". Le premier ministre israélien aurait même, hier matin, qualifié
Yasser Arafat de " Ben Laden ". " Chacun a son Ben Laden (...), le nôtre
s'appelle Yasser Arafat ", a-t-il déclaré au téléphone au secrétaire d'Etat
américain Colin Powell.
Ce dernier a confirmé qu'il avait appelé les
dirigeants de la région pour souligner l'urgence d'une solution du conflit
israélo-palestinien. " J'ai encouragé toutes les parties à faire tout ce qui est
possible pour que démarre ce processus de réunions que nous attendons tous ",
a-t-il dit, appelant à hâter une rencontre Arafat-Peres. Elle pourrait, selon la
radio israélienne, avoir lieu dimanche prochain sur l'aéroport de Gaza.
Colin Powell a rejeté devant la presse les analyses selon lesquelles les
Etats-Unis auraient aggravé les tensions au Proche-Orient et attisé les risques
d'attentats en se montrant trop favorables à Israël. Il a estimé " infondées "
les accusations du roi Abdallah II de Jordanie, qui affirmait mercredi que " ces
attentats n'auraient pas eu lieu si les Etats-Unis avaient fait davantage
d'efforts pour régler les problèmes du Proche-Orient ". Un point de vue repris
hier par la monarchie saoudienne.
" Certaines organisations que nous avons
vues à l'ouvre au fil des ans mènent des activités terroristes contre les
Etats-Unis, que le processus de paix avance ou pas ", a affirmé Colin Powell.
Mais, pour Shibley Telhamy, expert de l'université du Maryland, " la chasse aux
responsables des attentats va devenir la première priorité de la politique
étrangère américaine dans les mois à venir. Et les Etats-Unis risquent de
regarder la question israélo-palestinienne au travers du prisme de cette
politique ".
15. Les
Palestiniens victimes des retombées par Françoise Germain-Robin
in
L'Humanité du jeudi 13 septembre 2001On peut déjà être assurés d'une
chose : les Palestiniens seront les premiers à pâtir du choc considérable
provoqué par les attentats de New York et Washington. L'aggravation du climat,
déjà extrêmement dur, était perceptible dès hier. Comme si le carnage provoqué
par le terrorisme aux Etats-Unis lui donnait de nouvelles raisons de tuer des
Palestiniens, l'armée israélienne a fait dès hier usage délirant de ses armes de
guerre. Onze Palestiniens ont été tués dans la seule matinée d'hier, dont neuf
dans la région de Jenine, encerclée depuis deux jours par les chars et où
l'armée israélienne a mené une nouvelle incursion censée " détruire des bases
terroristes ". Au cours de cette opération, l'armée a détruit des postes et des
positions de la police palestinienne ainsi que plusieurs maisons appartenant à
des activistes du Djihad islamique, procédant à des arrestations. Il ne fait pas
de doute, pour les Palestiniens, que les attaques de mardi risquent de changer
la donne et laisser davantage de marge de manouvre à Israël, allié stratégique
des Etats-Unis qui risque de montrer désormais une tolérance zéro à l'égard de
tout ce qui pourrait, de près ou de loin, s'apparenter au terrorisme. " Les
Palestiniens entrent maintenant dans l'une des périodes les plus sombres de leur
histoire ", commentait d'ailleurs dès hier un éditorialiste du quotidien
israélien Haaretz.
"A partir de maintenant, le monde sera divisé entre ceux
qui soutiennent le terrorisme et ceux qui s'y opposent, et il n'y a aucune
différence entre une personne qui percute un avion dans le World Trade Center et
quelqu'un qui mène une attaque suicide à Tel-Aviv ", estimait pour sa part le
Yédiot Aharonot. Tous les commentateurs estimaient que les images de
Palestiniens célébrant les attentats, qui ont passé et repassé sur les
télévisions du monde entier, montrant toujours le même petit groupe de gamins
manifestant, allaient causer un tort formidable à la cause palestinienne. " Les
Américains ne sont pas prêts d'oublier ces images, qui ont sans doute plus fait
pour la cause d'Israël que toutes les campagnes de propagande ", déclarait hier
un journaliste palestinien.
Ce changement d'atmosphère a tout de suite été
mis à profit par la droite israélienne. Plusieurs députés d'extrême droite ont
ainsi suggéré d'en profiter pour régler son compte à l'Autorité palestinienne. "
Le monde comprendra ", a commenté l'un d'eux, Zvi Hendel.
C'est ce qui
inquiète les Palestiniens. Imitant leur président, les responsables de tous les
groupes et institutions ont multiplié les condamnations sans réserve des
attentats et les expressions de sympathie à l'égard des Etats-Unis.
Yasser
Arafat, qui avait été l'un des premiers à traiter les attaques terroristes
contre les Etats-Unis de " crimes contre l'humanité " a annoncé le report de la
visite qu'il devait effectuer mercredi et jeudi à Damas.
Selon Ghassan
Khattib, du Jérusalem Media Center, l'une des raisons de l'annulation de ce
voyage est la crainte que les Israéliens ne profitent de la situation pour
tenter de se débarrasser de l'Autorité palestinienne et de son président, un
rêve que Sharon caresse depuis longtemps mais auquel se sont opposés jusqu'ici
les dirigeants américains. Les Palestiniens craignent, a-t-il dit " que les
attaques terroristes massives contre New York et Washington n'érodent la
réprobation américaine ".
En Israël, où une journée de deuil national a été
décrétée, les drapeaux sur les édifices publics ont été mis en berne et les
enfants ont eu droit dans leurs écoles à un cours spécial sur les attentats de
mardi. Le Magen David Adom, l'équivalent de la Croix-Rouge israélienne, a appelé
à des dons de sang pour les victimes américaines. Le président Moshé Katzav
devait lui-même donner son sang en début d'après-midi.
L'espace aérien
israélien a été fermé aux avions étrangers, de même que les frontières avec
l'Egypte et la Jordanie. Le ministre de la Défense, Binyamin Ben Eliezer, a
ordonné à tous les services de sécurité israéliens de " coopérer totalement "
avec les Etats-Unis dans l'enquête lancée pour retrouver les responsables des
attentats.
16. Les USA et le terrorisme international - A trop
vouloir jouer avec le feu... par Hassan Moali
in Liberté (quotidien
algérien) du jeudi 13 septembre 2001[Liberté est un quotidien algérien qui tire 50 000 exemplaires.
Profitant de la parenthèse démocratique, au cours de laquelle la liberté de la
presse a été introduite dans la Constitution de 1989, "Liberté" a fait son
apparition dans les kiosques algériens en juin 1992. Ce journal francophone,
indépendant et libéral, est proche des milieux patronaux. Républicain, démocrate
et anti-islamiste, le journal, à cause de son engagement en faveur de la libre
expression, a subi le courroux des pouvoirs publics et des extrémistes, lesquels
ont menacé à plusieurs reprises son existence. http://www.liberte-algerie.com]Ayant longtemps joué avec le feu des mentors
des terroristes, les Américains ont fini par se brûler les doigts.
Faut-il
vraiment s'étonner de la terrible catastrophe qui a frappé les Etats-Unis,
au-delà de la compassion strictement humanitaire due au peuple américain,
victime des erreurs stratégiques de ses dirigeants ? Cette question pour cynique
qu'elle apparaît n'en est pas moins pertinente, tant les USA, c'est connu, sont
les principaux sponsors du terrorisme international de ces dernières années.
C'est un secret de Polichinelle de dire que tous les mentors de ce réseau
mondial ont été formés dans les laboratoires de la CIA et financés par le
gouvernement américain. Y compris le redoutable Ben Laden, qui hante les esprits
des responsables US au point de devenir leur principale obsession. En
Afghanistan comme au Proche-Orient et dans d'autres régions encore, les
Américains ont, de tout temps, soutenu les activistes islamistes qu'ils ont
entraînés, armés, financés et hébergés pour atteindre leurs objectifs
stratégiques liés à leurs intérêts. Les accointances en tre les fers de lance du
terrorisme international et les dirigeants des Etats-Unis remontent à l'époque
de la guerre froide, plus exactement au début du conflit en Afghanistan en 1979,
entre le régime communiste mené par Najibullah et l'opposition islamiste, que
dirigeaient alors les moudjahidine afghans. Cette guerre, qui aura duré près
d'une décade, a été déclenchée et entretenue par les Américains et l'URSS, qui
se livraient à une bataille à distance à travers leurs alliés respectifs qu'ils
alimentaient en armes ultrasophistiquées. Dix années durant, les Américains
débourseront des sommes mirobolantes au profit des "combattants afghans". On
parle de la coquette somme de cinq milliards de dollars que la CIA a dépensés
pour entraîner et équiper les "moudjahidine". Pis, des hauts responsables de la
sécurité des USA reconnaissent avoir étroitement collaboré avec les islamistes
depuis le conflit en Afghanistan et les avoir dotés d'armes sophistiquées. Le
comble est qu'une bonne partie de ces vétérans du conflit afghan a réussi à
s'établir aux Etats-Unis, avec la bénédiction des responsables de ce pays. Il
convient de souligner que même Ben Laden a été encouragé par la CIA, qui voulait
"l'investir" avec les "moudjahidine" contre l'avancée du communisme soviétique,
dans le cadre de la prévention du "péril rouge", avant qu'il ne devienne
l'ennemi numéro un des Américains. D'autres activistes islamistes bénéficieront
de l'hospitalité américaine, sans qu'ils rendent un quelconque "service" à ce
pays. Bien au contraire. Le cas de Anouar Haddam, qui a revendiqué depuis
Washington l'attentat contre le boulevard Amirouche (Alger), est à cet égard
édifiant. L'on se souvient : les autorités des USA étaient quasiment favorables
à l'accession du FIS dissous au pouvoir. Ayant eu des "garanties" que leurs
intérêts pétroliers allaient être sauvegardés, les diplomates américains
soutenaient presque ouvertement le parti de Abassi Madani. C'est dire que les
Américains ont entretenu des rapports privilégiés avec les extrémistes de tous
bords qu'ils utilisent dans leurs différentes zones d'influence, moyennant asile
et fonds. Mais les stratèges de la Maison-Blanche et du Pentagone étaient loin
de se douter qu'ils étaient en train de fabriquer le "fascisme vert" qui allait
immanquablement se retourner contre eux. La preuve : depuis près d'une décennie,
les Etats-Unis sont régulièrement ciblés par des attentats meurtriers
revendiqués par les mentors de l'internationale islamiste, qui a tissé une
véritable toile d'araignée au pays de l'Oncle Sam. Et ce triple attentat, unique
en son genre, qui a ciblé les points névralgiques des USA à Washington et New
York, vient de fournir une preuve, une autre, que les responsables américains,
qui ont trop joué avec le feu, ont fini par se brûler les doigts.
La bombe
islamiste qu'ils tripotaient depuis longtemps déjà a fini par leur exploser
entre les mains. Moralité : les terroristes n'ont pas d'amis, fussent-ils des
Américains, qui se voient ainsi arrosés après avoir longtemps arrosé ces bandes
de criminels en armes et en argent.
17. A propos de
la position de Jospin sur Durban ! par Mohamed Salmawy
in Al-Ahram
Hebdo (hebdomadaire égyptien) du mercredi 12 septembre 2001
La
position bizarre du premier ministre français, Lionel Jospin, au cours de la
Conférence contre le racisme à Durban m'a étonné. Celui-ci a menacé d'un retrait
de la France de la conférence si les délégations continueraient à vouloir
assimiler le sionisme au racisme. Il a adopté ainsi une position totalement en
conformité avec celle d'Israël et des Etats-Unis. J'ai été encore plus étonné
que cette attitude émanant d'un pays « ami » soit passée inaperçue chez tous les
gouvernements arabes. Aucun gouvernement n'a répliqué à la menace par la menace,
aucun n'a fait le moindre signe de protestation et personne n'a non plus adressé
d'avertissement ... Il est également probable que Jospin savait au préalable
qu'aucun des Arabes n'allait lui causer des problèmes, ou même lui demander une
explication sur cette surprenante position. Et ce, d'autant que le dossier du
premier ministre français fait preuve d'un large registre d'hostilité envers les
Arabes et d'une partialité non dissimulée vis-à-vis d'Israël. Une partialité
dont l'acuité a augmenté ces derniers temps, à quelques mois du marathon des
présidentielles en France. Que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur de la
France, tout le monde est conscient que Jospin s'emploie depuis quelque temps à
remporter les prochaines présidentielles après les avoir perdues au profit de
Chirac.
S'il y avait une quelconque surprise à laquelle aucun des
observateurs ne s'attendait à Durban, c'est sûrement cette déclaration dont nous
a gratifiés le premier ministre français au nom de l'Union européenne, en dépit
du fait que la France n'est pas la présidente en exercice de l'union. Il était
d'ailleurs remarquable que Jospin n'avait pas laissé le soin d'afficher cette
position à la conférence au président de la délégation française, mais qu'il
avait préféré l'annoncer lui-même de Paris, pour que lui revienne, à lui seul,
ce mérite devant les voix juives qu'il commence à courtiser en prévision des
prochaines présidentielles. Cette position relève du « show » et ne vise qu'à
attirer les regards. S'il était question d'influencer la résolution finale de la
conférence et d'empêcher d'insérer la partie qui assimile le sionisme au
racisme, la seule voie pour parvenir à cet objectif aurait été la négociation
politique avec les délégations arabes qui ont d'étroites relations d'amitié avec
la France. De telles négociations sont la préoccupation majeure de toute
conférence. Mais Jospin a préféré adopter une position théâtrale attirant les
regards, au même titre que les délégations d'Israël et des Etats-Unis dont la
position a suscité l'indignation de toutes les délégations. Elle n'a même pas
échappé à la critique à l'intérieur même des Etats-Unis. J'ai devant moi un
article du Washington Post rédigé par l'un des représentants des Etats-Unis
auprès de la commission des droits de l'homme des Nations-Unies. Celui-ci estime
que le retrait de son pays et d'Israël de la conférence est un échec des
Etats-Unis dans les négociations, un manque de bonne vision des choses et une
incapacité à exercer un leadership. Bref, il s'agit plutôt d'une position de
gamins gâtés.
En réalité, si nous revenons au dossier de Jospin, nous verrons
que la position qu'il a prise à Durban est une position de fonc de son histoire
politique. La mémoire arabe indulgente se souvient très bien que le premier
ministre avait visité Israël en mars de l'an dernier et y a tenu une conférence
de presse à l'issue de sa visite pour qualifier de « terrorisme » les actes de
résistance au Sud-Liban qui était alors sous occupation israélienne. Ainsi
a-t-il repris à son compte la logique de l'occupant qui voit dans la résistance
à son occupation un acte terroriste. C'est la position traditionnelle de
n'importe quelle occupation étrangère tout au long de l'Histoire, y compris
l'occupation nazie de la France, qui qualifiait le vaillant mouvement de
résistance nationale de terrorisme et prenait ses héros pour des
criminels.
La position de Jospin prise l'année dernière a eu les résultats
escomptés : la partie juive n'a pas tari d'éloges à son égard à l'intérieur
comme à l'extérieur de la France, à tel point que le journaliste sioniste connu
pour son hostilité aux Arabes, Bernard Henri-Lévy, a écrit dans la revue Le
Point que « Jospin a incarné le courage intellectuel français, il a ainsi sauvé
la dignité de la France ! ». Quant à Henri Hajdenberg, président du Conseil
Représentatif des Institutions juives de France (CRIF), il avait déclaré que le
Hezbollah, fer de lance de la résistance au Sud-Liban, était un mouvement
terroriste et que Jospin craignait que le Liban ne se trouve sous l'emprise du
terrorisme. Comme si la source de danger pour le Liban n'était autre que la
résistance nationale et non pas l'occupation étrangère ! Mais la tournure des
événements a renversé la position de Jospin et de ses disciples parmi les
présidents des groupes politiques juifs en France. Car juste quelques semaines
après, le mouvement de résistance libanaise a réussi à contraindre les forces
israéliennes à se retirer du sud, tout comme la résistance française avait
réussi à libérer la France de l'occupation nazie.
Le dossier du premier
ministre français ne comprend pas uniquement ce qui confirme qu'il considère la
résistance arabe à l'occupation israélienne comme un mouvement terroriste qu'on
doit condamner. Mais il comporte également des positions appuyant ouvertement
les massacres israéliens dans les territoires arabes occupés. Comme ce fut le
cas à Qana au Sud-Liban lorsque l'armée d'occupation israélienne a bombardé en
1996 le siège de l'Onu, tuant environ 200 civils désarmés, dont la moitié était
des femmes et des enfants. Cette attaque sauvage a suscité la dénonciation du
monde entier, sauf celle du secrétaire général du Parti socialiste français de
l'époque, Lionel Jospin, qui a fait exception à l'unanimité internationale. Il
en a au contraire appelé pour la première fois au droit de l'occupant à se
défendre à l'intérieur des territoires d'autrui qu'il occupe par la force,
contrairement à ce que stipulent les documents internationaux (!)
La position
que le premier ministre français a tenu à afficher en personne à partir de Paris
pendant la Conférence de Durban contre le racisme est en réalité une déviation
de la politique étrangère française. Si nous la prenons au sérieux sans la
laisser passer inaperçue comme les anciennes positions de Jospin, elle affectera
sans nul doute le rôle impartial que joue la France au Proche-Orient face à la
position des Etats-Unis, alliés d'Israël. Car la position constante de la France
au Proche-Orient a été déterminée par le général de Gaulle juste avant la guerre
de juin 1967, quand il a fait sa fameuse déclaration selon laquelle la France
soutiendra l'agressé et sera contre l'agresseur. Nous serions contre celui qui
tirera la première balle !, a-t-il dit. De Gaulle a tenu sa promesse et a
immédiatement interdit la vente d'armes à Israël après qu'il fut prouvé qui
avait déclenché cette guerre. De Gaulle était ainsi le premier président d'un
Etat occidental dont la politique au Proche-Orient était basée sur les principes
et non pas sur la partialité traditionnelle en faveur de l'Etat juif. Depuis ce
temps, jamais la France n'a dévié de cette politique ni à l'époque de Pompidou,
ni de Giscard ni de Mitterrand.
D'autre part, la position de Jospin lors de
la Conférence de Durban est sortie du commun de la politique française. Il est
connu que la politique étrangère en France est plutôt du ressort du président de
la République et non pas du premier ministre. Malgré le fait que la Constitution
française ne le stipule pas, il est de mise depuis la Ve République, instaurée
par de Gaulle, que la politique étrangère est toujours faite à l'Elysée, et non
pas à Matignon. Le président de la République représente la face internationale
du pays. Mais on a l'impression que Lionel Jospin, qui court après le poste de
président, a effectivement abandonné celui de premier ministre et a commencé à
aspirer clairement à celui de l'Elysée, en s'accordant dès maintenant quelques
prérogatives du président de la République, avant même que les présidentielles
prévues l'an prochain ne soient lancées.
En réalité, Jospin se lancera dans
les prochaines présidentielles au beau milieu de divisions dangereuses au sein
de la gauche, entre le Parti socialiste d'un côté, le Parti communiste et celui
des Verts de l'autre. Il semble que Jospin essaye dès maintenant de compenser
cette division par le soutien qu'il peut recevoir des cercles juifs en France,
grâce à ses partis pris flagrants en faveur d'Israël. Il tenait à cette position
depuis sa défaite aux dernières élections. D'où sa position honteuse vis-à-vis
du massacre de Qana juste un an et demi après sa défaite aux élections, suivie
de son étrange appui à l'occupation israélienne au Sud-Liban, puis, cette année,
sa menace sans vergogne de se retirer de la Conférence de Durban, comme les
Etats-Unis et Israël, si celle-ci taxait le sionisme de racisme.
Le premier
ministre français a justifié son soutien à l'occupation israélienne du Sud-Liban
lorsqu'il a déclaré littéralement au Parlement français, après son retour
d'Israël : « Notre politique au Proche-Orient doit reposer sur une relation
privilégiée entre nous et Israël, étant donné qu'Israël participe avec nous à
rehausser les valeurs démocratiques ». Telle est comme il me semble
intégralement la position américaine. Cette politique dont la France a su se
démarquer tout au long des dernières années, en adoptant une politique
proche-orientale plus objective, tout en prenant le parti de l'ayant droit sans
qu'elle ne soit ligotée par des « relations privilégiées » avec une autre
partie. Mais voilà que Jospin répète la position américaine au Parlement
français et le voilà maintenant qu'il suit la même lignée des Etats-Unis et
d'Israël. Ce qui prouve que la position du premier ministre français, en
conformité avec la position américaine, procède d'une position de principe à la
limite du racisme parce qu'elle repose sur une conviction évidente chez le
premier ministre selon laquelle la partie israélienne est « meilleure ». C'est
pourquoi elle mérite qu'on noue avec elle une relation privilégiée, étant donné
qu'elle représente la partie symbolisant le progrès et la démocratie, alors que
la partie arabe est celle de l'arriération et du terrorisme. C'est une position
dangereuse pour un candidat à la présidence d'un pays ami qui a été lié avec le
monde arabe, tout au long d'un demi-siècle de relations basées, depuis de Gaulle
et jusqu'à Chirac, sur des principes inébranlables et non pas sur une partialité
raciale en faveur d'une partie.
La question qui s'impose actuellement est la
suivante : quelle est la position arabe envers ce candidat qui participera sans
doute aux prochaines présidentielles en France ? Quelle est l'attitude des
Arabes résidant en France qui ont le droit de vote tout comme les juifs ? Quel
type de coordination doit avoir lieu entre les pays arabes et les voix arabes en
France, au même titre que la coordination entre Israël et les organisations
juives françaises ? Quels sont les canaux qui peuvent assurer une telle
coordination ? Quels sont les outils que l'on peut utiliser dans cette bataille
politique qui influera sans doute nos relations avec la France ?
Y a-t-il des
réponses satisfaisantes à ces questions ? Ou bien allons-nous, comme ce fut le
cas avec ses précédentes positions, fermer les yeux sur la récente position du
premier ministre, lui laissant ainsi l'occasion de récolter les gains auprès de
l'autre partie, sans être dérangé ? ...
18. Les ONG plus fortes que les gouvernements
par Samar Al-Gamal et Aliaa Al-Korachi
in Al-Ahram Hebdo (hebdomadaire
égyptien) du mercredi 12 septembre 2001
La Conférence mondiale de
l'Onu contre le racisme, tenue à Durban, en Afrique du Sud, a adopté à l'arraché
ses résolutions finales après des controverses houleuses sur les questions
brûlantes du Proche-Orient et de l'esclavage. Le dossier régional a donné lieu à
un bras de fer entre pays arabes et Etats-Unis, puis à de longues négociations
avec l'Union Européenne (UE). Au final, le texte reconnaît le droit à
l'autodétermination des Palestiniens et à la création d'un Etat, mais il ne
mentionne pas le caractère raciste d'Israël comme le voulaient les Arabes.
Voire, la déclaration finale de la conférence gouvernementale a été expurgée de
toute condamnation véritable d'Israël. Ce qui explique la réaction mi-figue
mi-raisin du chef de la diplomatie égyptienne : « Je ne peux pas parler d'une
victoire pour les Arabes et les musulmans, mais plutôt de l'échec de ceux qui
ont essayé d'entraver le succès de cette conférence et d'empêcher la mention de
questions très importantes pour nous ». Tout a été prémédité pour parvenir à ce
résultat, explique de son côté Emad Gad, chercheur au Centre d'Etudes Politiques
et Stratégiques (CEPS) d'Al-Ahram. Le retrait des Etats-Unis et d'Israël et les
menaces de l'Europe, tout a été fait pour que l'Afrique du Sud propose un texte
de compromis. D'ailleurs, Gad, qui a fait partie de la délégation de l'Union des
avocats Arabes au Forum, affirme qu'on « accordait peu d'importance à la
déclaration gouvernementale. Mais celle-ci n'a fait que dévoiler les divergences
entre les pays arabes et montrer l'hégémonie des Etats-Unis sur ces régimes. Les
pays arabes n'avaient pas une politique claire et homogène. Il y avait même des
divergences entre eux sur la base de pays modérés et radicaux ».
Pourtant,
les Arabes ont obtenu un succès de prestige avec les ONG. « Je considère que le
succès de la conférence a été celui du communiqué des ONG. Il a été rédigé dans
un langage très fort et a traité des nombreuses questions avec une très grande
franchise et spontanéité. Il montre que la conscience des peuples n'est pas
endormie et qu'on ne peut pas rester silencieux face à de telles injustices »,
affirme Mohamad Orabi, chef du cabinet du ministre égyptien des Affaires
étrangères. « Israël au niveau non gouvernemental n'a aucune présence », ajoute
Gad. Ce que les Israéliens ont dû avouer. Ainsi la presse israélienne considère
que Durban a révélé que malgré le soutien indéfectible des Etats-Unis, « le
monde entier est contre nous ».
3 500 ONG contre l'apartheid
d'Israël
« Israël est un Etat raciste et d'apartheid », c'est en
ces termes que quelque 3 500 Organisations Non Gouvernementales (ONG) réunies à
Durban ont qualifié l'Etat hébreu. Elles ont dénoncé « les actes inhumains
perpétrés pour maintenir cette nouvelle forme d'apartheid ». Dans l'article 80
de leur résolution finale, les ONG appellent « à l'arrêt immédiat des crimes
racistes, systématiques commis par Israël, dont des crimes de guerre, actes de
génocide et de nettoyage ethnique ». Ainsi, les ONG n'ont pas lésiné sur les
termes à employer pour dénoncer les pratiques israéliennes à l'encontre des
Palestiniens. Pour la première fois dans une réunion aussi élargie, Israël s'est
trouvé la cible des qualifications et de critiques du même genre avec lequel il
qualifie d'habitude les détracteurs de sa politique : « génocide, attaques
militaires, tortures, arrestations, détention arbitraires, restrictions de
mouvements et punitions collectives systématiques », un langage qui renvoie à
une réalité israélienne qui se manifeste quotidiennement sur le terrain, mais
dont la dénonciation en ces termes constituait un vrai tabou. Certaines ONG en
tête, Human Rights Watch et Amnesty International, se sont désolidarisées du
texte. Cette résolution des ONG qui a été déférée à l'Onu, même si elle n'a pas
de valeur contraignante, « reste une honte qui entachera Israël à jamais. C'est
une vraie catastrophe pour l'Etat hébreu que l'opinion publique, les ONG de tous
les pays du monde adoptent un tel langage et assimilent le sionisme au racisme
», affirme Emad Gad. « Même Israël et les Etats-Unis qui dès le départ avaient
fait toutes sortes de pressions pour éviter une telle condamnation, ne
s'attendaient pas à un langage aussi inédit ».
D'où la question qui se pose
de savoir d'où émane la force des ONG qui leur a permis de franchir cette ligne
rouge d'impunité derrière laquelle se retranche Israël et faite des
réminiscences de l'holocauste et du sentiment de culpabilité ressenti par
l'Occident ? Tout d'abord, les ONG se préparent à cette conférence depuis deux
ans. « Les ONG étaient réparties sur 4 régions géographiques. Chaque groupe,
dans chaque région, adoptait un papier. Les ONG arabes étaient fortement
présentes en Afrique et en Asie, voire elles étaient les responsables de la
préparation des conférences régionales », indique Mohamad Fayeq, secrétaire
général de l'Organisation arabe des droits de l'homme. C'est ainsi qu'il a été
possible de regrouper des témoins du racisme israélien. « Palestiniens, Syriens,
Libanais et autres Arabes subissant l'occupation israélienne étaient convoqués à
ces réunions pour raconter leurs souffrances », explique Fayeq. On se souvient
que lors de la réunion préparatoire de la Conférence de Durban, tenue au Caire
en juillet, des rescapés du massacre de Sabra et Chatila, en septembre 1982,
étaient présents pour donner leur témoignage. Pour Emad Gad, d'autres facteurs
s'ajoutent pour expliquer le succès des ONG qui contraste énormément avec les
réserves et la retenue qui ont marqué la déclaration finale de la réunion des
gouvernements. Les ONG, dit-il, avaient préparé toute une série de documents en
anglais, français et arabe. Même les livrets de caricature réalisés par les
dessinateurs arabes dénonçaient la politique américaine. Ce qui a constitué un
autre facteur de succès pour les ONG. « Les ONG islamiques ont élargi leurs
contacts et actions et ont condamné l'esclavage, des positions partagées par les
Africains. Ces derniers par la suite ont soutenu les Arabes. Les efforts des
deux groupes se sont ainsi conjugués pour condamner la politique colonialiste,
la domination de l'Occident. Ils ont constaté que l'origine de leurs problèmes
était la même : les Etats-Unis. D'où le soutien accordé à la cause palestinienne
». Les manifestations qui ont eu lieu lors de la conférence et auxquelles ont
pris part 15 000 personnes toutes tendances confondues ont renforcé aussi le
climat hostile aux Etats-Unis et Israël. « Communistes, musulmans, féministes,
intouchables », tous ont défilé scandant leurs slogans particuliers. Ensuite,
ils « lançaient des appels en faveur de la Palestine en brandissant les drapeaux
de cette dernière », rapporte Gad. « Même trois rabbins venant de New York et
Londres ont dénoncé la politique israélienne en affirmant que la fin de l'Etat
israélien équivaut à la paix. Je suis juif et pas sioniste. Le sionisme est un
Etat raciste ». Même le rabbin Ysraël David Weiss, venu de Jérusalem, du
quartier orthodoxe de Mea Shearim, s'est lancé dans une longue dénonciation « de
l'hérésie que constitue la création d'un Etat juif par la force » et qu'il «
veut démanteler ».
L'Onu perd sa crédibilité
Les ONG
israéliennes ont été prises au dépourvu par cette attitude. Elles n'ont pu que
quitter le Forum. « Déjà, elles n'avaient pas de cause commune avec les autres
délégations. Elles sont venues avec arrogance, sûres du soutien des Etats-Unis.
Ces ONG croyaient se trouver en terrain conquis d'avance », ajoute Gad. La
preuve en est que Mary Robinson, le Haut-Commissaire des Nations-Unies pour les
droits de l'homme, qui s'était élevée dès le départ contre toute condamnation
d'Israël, avait tenté d'ajouter une clause dite « l'article 14 » dans la
déclaration des ONG. Cet article exprime l'inquiétude face « à la recrudescence
de la tendance anti-sioniste et aux tentatives de priver l'Etat d'Israël de sa
légitimité, à travers des accusations non-fondées, comme les crimes de guerre,
le génocide, crimes contre l'humanité, épuration ethnique et apartheid. Ce qui
constitue une nouvelle forme d'antisémitisme ». Pour être sûre que cet article
soit voté, l'Onu a tenté d'accréditer 17 nouvelles ONG après la fin des
inscriptions. Sous pressions arabes, ces ONG sionistes n'ont pu être inscrites.
Par ailleurs, des ONG d'Amérique latine ont soulevé la question de cet article
soumis au vote et réussi à le faire rejeter. Ceci a valu beaucoup de critiques à
Robinson qui, selon les ONG, ne s'est pas limitée à son rôle en refusant de
recevoir la déclaration finale des ONG, exigeant qu'elle soit modifiée. « Je ne
peux pas accepter certains termes, en particulier les références au génocide »,
arguant du fait de l'emploi « d'un langage inacceptable et blessant qui ne
devrait apparaître dans aucun document sortant de Durban ». Les ONG se sont
opposées à la manœuvre. « L'attitude de Robinson était indéfendable », estime
Mohamad Fayeq, tandis qu'Emad Gad renchérit : « Elle n'a pas le droit de
demander une modification. Son rôle est celui d'un simple facteur ». En dépit
des pressions de Robinson, le texte n'a pas changé d'un iota. « C'est un
document qui laisse la parole aux peuples qui souffrent. On ne peut pas amender
le témoignage d'une souffrance », a déclaré un délégué favorable au texte. C'est
l'ambassadrice d'Afrique du Sud qui a reçu la déclaration finalement.
« Ce
n'était pas la première gaffe de Robinson », dit Emad Gad. Déjà, elle avait
critiqué : « Telle est la vérité ... le racisme du sionisme et d'Israël », un
ouvrage de l'Union des avocats arabes en affirmant : « Je suis une juive ».
C'est-à-dire en se mettant du côté déclaré du rejet de toute critique d'Israël.
Lors de la séance de clôture du forum des ONG, le président cubain Fidel Castro
a pris la parole pour s'élever contre « le génocide dont font l'objet des
Palestiniens ». Une fois son discours de 3 heures terminé, Robinson lui a fait
la morale : « Au lieu de nous donner des leçons théoriques, il vaut mieux que
vous combattiez le racisme dans votre pays ». Les 6 000 personnes présentes ont
manifesté contre elle et refusé qu'elle prenne la parole. Même l'intervention du
chef de la diplomatie sud-africaine n'a pas réussi à calmer les esprits. Les ONG
ont quitté la salle, laissant Robinson « s'adresser à des sièges vides », dit
Gad.
Déjà, le secrétaire général de l'Onu, Kofi Annan, avait précisé lors de
la cérémonie d'ouverture que deux sujets ne seraient pas au programme,
l'assimilation du sionisme au racisme et les réparations pour les périodes
d'esclavage. Une attitude qui n'a pas manqué de susciter l'étonnement surtout de
la part d'un secrétaire général de l'Onu africain. A cet égard, le parti
communiste sud-africain a organisé une manifestation à laquelle ont pris part 15
000 personnes accusant Kofi Annan d'être « un agent des Etats-Unis ». Tout ceci
est « une preuve irréfutable du fait que l'Onu n'est qu'un instrument aux mains
des Etats-Unis », estime Gad. Il ajoute que l'opinion publique dans la plupart
des pays ne regarde plus cette organisation comme ayant un caractère
international.
Cette conférence contre le racisme a aussi souligné le racisme
des anciens pays colonisateurs, relève Gad. Ces pays, riches, avancés, qui
parlent de démocratie, du respect des droits de l'homme, étaient incapables de
rester à la table des négociations et discuter de manière civilisée. Lorsque les
intérêts sont en jeu, tous les symboles
tombent.