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DOSSIER - Israël-Palestine : La logique
de l'apartheid par Denis Sieffert
in Politis (hebdomadaire français) du jeudi 28 juin
2001
Participant à une délégation de la société civile française en
Palestine, du 16 au 23 juin, Denis Sieffert livre ici ses impressions de voyage.
Images de la dernière guerre coloniale de la planète. Et d'une discrimination
qui rappelle de plus en plus le régime sud-africain de l'époque de
l'apartheid.
Dimanche 17 juin
À mi-voix,
l'homme qui est devant nous fait le récit des événements qui ont bouleversé sa
vie. Son visage lisse et clair, barré d'épais sourcils noirs, ne trahit aucune
colère apparente. Les mots, pourtant, sont terribles : " Mon fils a été tenu par
les mains, jeté à terre, et abattu à bout portant. Quand la commission d'enquête
a demandé aux tireurs pourquoi ils avaient fait cela, l'un d'eux a répondu :
"Parce que c'était les ordres." " Originaire d'Arabi, un village proche de
Nazareth, Hassan Asli est l'un des représentants des familles des victimes de la
répression d'octobre. À ses côtés, Salah Bushnak, du village voisin de
Kofermenda, a le trait plus émacié et plus sombre. Il prend la parole à son tour
pour raconter comment, au cours des mêmes journées, il a lui aussi perdu son
fils, Ramez, 24 ans, tombé sous les balles des forces de sécurité israéliennes.
Nous sommes assis en cercle autour d'eux dans les jardins de l'hôtel
Saint-Gabriel-de-Nazareth, un ancien couvent franciscain perché sur les hauteurs
de la ville. Il est tôt, et l'ombre des arbres domine encore au-dessus de nos
têtes. Hassan Asli raconte que son fils, Asil, 18 ans, a été tué dans un champ
d'oliviers, alors qu'il tentait de relever un ami atteint par une balle. " Il
n'était pas menaçant "., précise-t-il. Les deux hommes se relaient pour
expliquer comment la police a pris le parti des assaillants quand des
extrémistes juifs ont attaqué un village. Comment des travailleurs palestiniens
ont pu être battus dans la ville juive d'Afula sans qu'on les protège. Huit mois
après les événements, ils s'étonnent encore du déploiement hors de proportion de
soldats et de policiers : " Deux cents membres des forces de sécurité et
soixante policiers sont entrés dans mon village, se souvient Salah Bushnak,
alors qu'il n'y avait pas le moindre danger. " Au contraire, à Tibériade,
autrefois ville arabe, aujourd'hui presque exclusivement juive, la police a fait
preuve d'une étrange passivité : " Des ordres ont été donnés aux forces de
police de laisser les armes dans les voitures, alors que des extrémistes
attaquaient la mosquée. " Pourquoi cette violence ? Pourquoi ce parti pris des
autorités ? Silencieux, nous partageons ces interrogations qui n'en sont pas,
tant la réponse est évidente.
La délégation française est arrivée à Nazareth la veille au soir. L'idée
d'entamer ce long périple par la Galilée n'est pas fortuite. Trop souvent, on
oublie ces Palestiniens de nationalité israélienne qui vivent sur ce qu'on
appelle les territoires de 1948, initialement dévolus à la Jordanie, puis
conquis militairement et annexés par Israël. Ils sont un million de citoyens
israéliens de seconde zone. À la rigueur, Israël peut admettre qu'ils
manifestent pour des revendications économiques, mais jamais qu'ils se
solidarisent avec leurs frères de Cisjordanie et de Gaza. C'est pourtant ce qui
s'est produit ce 2 octobre, au début de la deuxième Intifada qui a embrasé les
territoires palestiniens après la visite provocatrice d'Ariel Sharon sur
l'esplanade des Mosquées de Jérusalem. Les Arabes israéliens ont voulu exprimer
pacifiquement leur soutien, et au-delà, leur profond sentiment d'appartenance au
peuple palestinien.
En octobre 2000, il y eut en Galilée et dans le Triangle, la région proche
d'Umm el Fahem, un peu plus au sud, treize morts, tous Palestiniens.
Si nous sommes là, c'est sans doute aussi que notre guide - et traducteur -
a plaidé pour cette première halte : universitaire et essayiste, Marwan Bishara,
qui éclairera de sa faconde et de son savoir la partie du voyage qu'il fera à
nos côtés, est originaire de cette région. Et son frère, Azmi, prestigieux
député palestinien de la Knesset, continue d'aller son chemin dans l'adversité,
ignorant superbement les appels aux meurtres dont il est la cible de la part des
extrémistes juifs.
Le directeur de la revue Adalah's nous a rejoints. Dans ce coin de jardin à
présent envahi par le soleil, il refait devant nous l'histoire de cette
population palestinienne d'Israël : le gouvernement militaire de 1948 à 1966,
puis un semblant d'ouverture politique qui s'est immédiatement accompagnée d'une
plus grande inégalité économique et sociale. Il raconte comment, au début des
années 50, s'est dressée sur les hauteurs en surplomb de la vieille Nazareth
arabe, la ville juive, Illit, qui contraste par la richesse de ses
infrastructures. " D'un côté, 60 000 Palestiniens sur 4 000 hectares, de
l'autre, 40 000 juifs sur 6 000 hectares ". Hassan Jabareen démonte surtout le
mécanisme des confiscations des terres qui refoule la population arabe dans des
ghettos : " Les autorités déclarent qu'une terre doit être réquisitionnée parce
qu'elle est utile au service public. Mais la cour suprême elle-même se refuse à
définir le service public. Israël considère que lorsqu'un juif acquiert un
appartement ou construit une maison, il ne le fait pas à son seul profit, mais
au compte de la construction de l'État juif. C'est du service public. " Et il
conclut par ces mots désabusés : " Nous sommes devenus des invités sur notre
propre terre. "
11 heures. Départ de l'hôtel en bus. Au volant, placide, éternellement
souriant, Maher, une sorte de force tranquille à la mode palestinienne qui a
déjà payé en années de prison son tribut à la cause. Nous longeons Illit. Peu de
balcons sans drapeau israélien. Un peu plus loin, sur la droite de la route, une
de ces images qui résument tout : un panneau annonce la construction prochaine
d'un centre commercial. Les bulldozers sont déjà en action, en bordure du
village d'Ein Mahel. Mais le panneau, au cœur de cette région à forte dominante
arabe, ne connaît que deux langues : l'hébreu et le russe. Selon une
configuration que l'on retrouvera souvent en Cisjordanie, le village arabe est
niché au creux de la vallée, tandis que la cité juive domine sur le coteau. " La
pollution va à Ein Mahel, et le profit à la cité juive ", commente ironiquement
Marwan. Entre les deux, un mur sordide.
Arrivée à Um el Fahem, la deuxième ville palestinienne de la région, tout
juste à l'extérieur des territoires. Un an auparavant, de graves incidents ont
eu lieu là quand les autorités israéliennes ont confisqué des terres pour
installer un camp militaire. Les soldats avaient alors occupé l'école, dont les
murs portent encore des traces de sang. La bataille s'était achevée par une
sorte d'absurde compromis. Les paysans auraient le droit à certains moments de
l'année d'aller récolter les olives. Le reste du temps, exercices militaires. Um
el Fahem est dramatiquement sous-équipée. Pas d'hôpital. Il faut aller se
soigner à Afula, grande ville juive de la région, réputée pour son atmosphère
férocement raciste, et théâtre de tentatives de lynchages pendant les événements
d'octobre.
En début d'après-midi, nous arrivons à Jérusalem-Est. Escale brève et
shuwarma au Jérusalem Hôtel, non loin de la porte de Damas qui marque l'entrée
dans la vieille ville. Retrouvailles avec l'ami Michel Warshawski, inlassable et
intarissable militant pour la justice et la paix, qui nous propose de faire avec
nous le tour de ce que les Israéliens appellent le " grand Jérusalem ",
autrement dit, cette ceinture de colonies juives qui enserrent à présent la
vieille Al Qods (la Jérusalem arabe), et la séparent de l'autre grande ville
arabe de Ramallah. En une petite heure de route nous sommes au cœur du problème.
Pédagogue et précis comme un prof de géographie, Michel connaît toutes les
hauteurs d'où nous pourrons, en un clin d'œil, saisir la situation. Du haut de
cette colline, où nous nous sommes arrêtés, il démonte la froide stratégie de
l'occupation israélienne. Le village arabe toujours en contrebas, écrasé par les
implantations juives construites en surplomb. Avant d'être économique et
militaire, l'avantage semble être psychologique. Tout un rapport de domination
s'étale devant nous. Mais il est au moins une bataille qu'Israël ne peut pas
gagner, c'est la bataille esthétique. Tandis que le vieux village arabe, alangui
sous le soleil, avec ses maisons blanches et basses, se fond harmonieusement
dans la nature et charme nos regards, la colonie blesse le paysage d'une tache
réprobatrice. D'un côté, on respire comme un parfum d'éternité ; de l'autre,
tout trahit la hâte, la rage de construire, comme on prend position sur un champ
de bataille. La géographie ne ment pas. Au nord de Jérusalem, nous avons aperçu
la colonie de Giv'at Ze'ev et celle, ancienne déjà, de Ramot. Si ancienne qu'on
y vit sans complexe colonial, même quand on est Israélien " de gauche ". À
l'est, c'est French Ill (qu'il ne faut pas traduire " colline française "
puisque son nom évoque un certain John Denton French, maréchal de l'armée
britannique). Beaucoup plus loin à l'est, marquant les limites de ce grand
Jérusalem rêvé par les colons, c'est l'immense Ma'ale Adunim, plus vaste que
Tel-Aviv. Au sud, c'est Gilo, l'une des premières colonies, et de l'autre côté
de la route, la sinistrement fameuse Har Homa, planifiée par la gauche
travailliste, et construite sous Benyamin Netanyahou. Har Homa devait boucler
géographiquement la boucle. Elle scelle aussi la continuité politique entre la
gauche et la droite israélienne. Mais voilà, sa construction a provoqué des
émeutes, et depuis le début de la deuxième Intifada, on ne se bouscule plus pour
habiter là. Conçue comme une place forte de l'occupation, la cité toute neuve,
et - avouons-le - très laide, est à portée de fusil des villages du nord de
Bethléem.
Michel nous propose une nouvelle halte géostratégique. Du promontoire où
nous nous hissons, on embrasse du regard la région de Bethléem. Au-dessus du
village de Beit Jala, la colonie d'Ar Gilo. Presque toutes les nuits, on échange
des tirs ici. Les Palestiniens visent au fusil mitrailleur ce qui est pour eux
la partie occupée de Beit Jala. Et l'artillerie israélienne riposte avec une
puissance de feu cent fois supérieure. " Il ne faut pas mesurer la colonisation
par le nombre des colons, précise Michel, mais par l'occupation de l'espace. "
Pour la première fois, en contemplant ce paysage, nous vient l'image d'un
gigantesque jeu de go. Israël pose ses colonies comme des pions, pour briser
toute continuité territoriale arabe, et à l'inverse, créer ses propres
continuités par une savante technique d'encerclement.
Sur le chemin, José Bové, Jean-Claude Amara et Jean-Baptiste Eyraud
s'offrent leur premier " check-point ", ces barrages militaires qui pourrissent
la vie des Palestiniens. Dans le sillage des trois sus-nommés, toujours prêts
pour aller en découdre, nous franchissons tous la ligne tracée par les soldats
israéliens, semant parmi eux, une belle panique. Quoi faire ? On ne traite tout
de même pas José Bové comme un Palestinien. Alors, on s'engueule ferme sur la
conduite à tenir. Et pendant ce temps, toute la délégation française poursuit sa
promenade en terres interdites sous le regard incrédule des Palestiniens qui,
eux, attendent ce privilège depuis plusieurs heures.
Un peu plus loin, autre check-point, autre arrêt. Histoire d'aller
parlementer avec le long cortège des ouvriers palestiniens retenus ici
arbitrairement. Mais à l'intersection de la route principale et d'un chemin de
terre, une voiture est immobilisée, comme sortie du rang. À cinq mètres de là,
un jeune homme, assis à même la caillasse, regarde fixement ses godasses
couvertes de poussière. Autour de lui, des centaines de douilles et des
goupilles de grenades, souvenir d'affrontements récents. Renseignement pris,
l'homme est coupable d'avoir emprunté une route interdite aux Palestiniens. Son
épouse, recluse dans la voiture, est enceinte de sept mois, et ils ont voulu
gagner quelques précieuses minutes pour aller consulter à l'hôpital le plus
proche. Punition : l'homme, extrait de sa voiture, est exposé en plein soleil.
Et la femme, comme le reste de la famille, attend dans la fournaise. Palabres,
négociations conduites avec maestria par notre " doyen ", Marcel-Francis Kahn,
anglophone distingué, et habile diplomate qui obtient finalement le départ de la
voiture. Mais sans le père. José Bové, Jean-Claude Amara, Jean-Baptiste Eyraud,
et quelques autres, prennent alors solidement position sur le capot de la Jeep
dans laquelle les militaires tentent d'emmener le jeune homme. Flottement parmi
les soldats. La police est appelée en renfort. Une autre Jeep dévale de la
colline. Car c'est l'une des caractéristiques de ce pays : l'occupant est
partout. À l'expérience, l'œil apprendra à les débusquer, blottis derrière des
sacs de sables, maladroitement fondus dans la caillasse, troquant le viseur de
leur fusil pour des caméras filmant les importuns. Rien ne peut irriter plus ces
hommes cachés, et qui prétendent voir sans être vus, que de leur adresser de
grands saluts quand on les a repérés. Les policiers sont là. La délégation forme
une chaîne autour du jeune Palestinien. Bousculade, coups. Pendant ce temps,
José Bové a pris position au volant de la Jeep. Un comble pour un pacifiste
comme lui. Et le bougre ne se laisse pas facilement arracher à sa nouvelle
passion. L'image fera les délices des photographes. Finalement, le jeune
Palestinien est emmené manu militari. Tout juste le temps de prendre ses
coordonnées. Michel est alerté. Un avocat sera dépêché sur le lieu de sa
détention.
Le soir, de retour au Jérusalem Hôtel, rencontre avec plusieurs
organisations non-gouvernementales israéliennes, dont les Rabbins pour les
droits de l'homme (et oui, ça existe !). Ici, curieux mélange de courage et de
déprime. Phrases notées à la volée : " Nous appartenons à la société israélienne
avec toutes ses contradictions " ; " Nous sommes dans une situation de grave
isolement par rapport au reste de la société " ; " Je suis de ceux qui éprouvent
aujourd'hui un certain désespoir. " Une militante nous explique que les
destructions de maisons étaient autrefois annoncées et qu'on pouvait obtenir un
sursis : " Maintenant, tout est fait par surprise et notre intervention se
résume souvent à une protestation a posteriori. " Nous retrouverons à plusieurs
reprises ces militants israéliens, ceux de cette soirée, les visages à peine
devinés dans la nuit, ou d'autres, dont les fameuses femmes en noir qui
manifestent chaque vendredi sur une place de Jérusalem. Ils et elles sont
admirables. Et malgré leur aveu de désespoir, tous témoignent d'une inébranlable
pugnacité.
Avant de gagner la chambre, on songe à cette irruption de colonies. Je
n'étais pas venu ici depuis 1991. Tout a changé. Et puis, il y a ce chiffre
obsédant : près de 30 % des colonies ont été construites (ou agrandies) après
les accords d'Oslo, de septembre 1993. Il ne reste plus aujourd'hui de cette
grande bouffée d'espoir que le sentiment amer d'une formidable entreprise de
mystification.
Lundi 18 juin
À 8 heures, le soleil est déjà bouillant. À la porte de l'officine du
ministère de l'Intérieur israélien, situé à Jérusalem-Est, des dizaines d'hommes
palestiniens se pressent. L'un d'eux, en tête de file, me dit être arrivé à deux
heures du matin. Il me montre la carte d'identité déchirée de sa fille. Pour
obtenir un document neuf, cela fait déjà deux jours qu'il vient en vain,
attendant, huit ou neuf heures devant le lourd tourniquet métallique qui ne
s'ouvre que trop parcimonieusement. Ici, c'est une prison. Mais les prisonniers
sont à l'extérieur. Inash a 37 ans, il veut un passeport pour se rendre aux
Pays-Bas, patrie de son épouse. On le retrouvera en fin de matinée, invité à
revenir le lendemain. Que pouvons nous dire à ces gens traités comme du bétail ?
" Keep hope ! " Puis, on s'éloigne en songeant à ces destins qui se fracassent
sur cette porte inhospitalière. Que peut-on pour eux ? Pas grand-chose, sinon un
mot de réconfort : " Gardez espoir ! "
10 h 30. Nous voilà devant un haut lieu de la résistance palestinienne : la
Maison d'Orient, vieille demeure de la grande famille des Husseini. Hélas, le
plus prestigieux de ses descendants, Fayçal, vient de mourir, emporté par une
crise cardiaque, après toute une vie de lutte. Son regard d'une grande douceur
couvre les murs de l'enceinte et la façade intérieure. C'était un homme simple,
apprécié par la population, et d'une grande élégance. L'endroit est
aristocratique. Nous sommes invités à nous asseoir dans une vaste salle de
réunion. Les mots de bienvenue sont prononcés par un cousin de Fayçal, Shérif al
Husseini. Malgré la peine, il a ce mot d'espoir : " Nous faisons confiance au
peuple palestinien pour produire un nouveau Fayçal. " La conversation porte sur
les menaces qui pèsent sur " la Maison ". Netanyahou avait signé un décret pour
la faire fermer. Barak n'a pas franchi le pas, mais il n'a pas non plus abrogé
le décret qui plane toujours comme une menace. Nos hôtes sont amers devant ces
timides visiteurs européens, ministres ou députés, qui préfèrent inviter la
représentation palestinienne dans leurs ambassades respectives, plutôt que de
franchir le seuil de cette maison. N'est-ce pas Nicole Fontaine, présidente du
Parlement européen ? Venir ici, c'est pourtant accomplir un double geste : c'est
protéger la Maison d'Orient contre les projets de fermeture ; et c'est affirmer
un peu de la souveraineté palestinienne sur la partie arabe de la
ville.
Alors, mesdames et messieurs les députés, les sénateurs ou les maires
français en visite dans la région, venez à la Maison d'Orient. Vous y serez
reçus comme des princes (ou des princesses) et vous délivrerez un message qui
vaut mieux que bien des discours. Bien sûr, vous déplairez un peu à Ariel
Sharon. Est-ce si grave ?
Midi. Départ pour Ramallah, la grande agglomération palestinienne située au
nord de Jérusalem. Vingt minutes de route. L'entrée de la ville porte les
stigmates des batailles inégales qui, des mois durant, ont opposé les jeunes à
l'armée. Des carcasses de voitures calcinées, le bitume brûlé, les façades des
maisons criblées d'obus : nous sommes sur les lieux des affrontements les plus
violents de la deuxième Intifada. Combien de jeunes gens sont tombés ici ? Des
dizaines sur les cinq cents victimes de la répression. Au déjeuner, que nous
prenons dans les locaux de l'association caritative Inash El Ousra, une vieille
dame, aux allures de dame patronnesse anglaise, nous accueille avec ce mot
merveilleux : " Ici, on bâtit d'une main, et on résiste de l'autre. " On refera
ce constat à plusieurs reprises. Dans le chaos, la société palestinienne
continue de se construire. Ou du moins, existe-t-il quelques visionnaires pour
oser penser à l'avenir. Et, cependant, dans le corridor d'entrée, tout près de
la cour dont les palissades sont colorées de peintures d'enfants exaltant la
paix, ou montrant un paysan creusant à l'antique son sillon avec un soc, une
image nous arrête : celle du " martyr de Tel-Aviv ", ceint de pains de dynamites
sur fond de fusils kalachnikov croisés. L'image est choquante. On la retrouvera
un peu plus tard dans la nuit sur la place Al Manara, au centre de la ville.
Elle témoigne de la détresse d'un peuple. On peut ne pas approuver le
terrorisme, mais personne parmi ceux que nous avons rencontrés ne le
désapprouveront ouvertement. Même lorsque nous les y inviterons fermement.
Un peu plus tard, sur la route, à quelques kilomètres de Bir Zeit, nouveau
check-point, nouvelle halte. Les soldats, jeunes gens boutonneux égarés dans ce
désert, retiennent un jeune Palestinien. On nous explique contradictoirement que
celui-ci figure sur " une liste noire ", puis qu'il est suspecté d'avoir
participé, quelques minutes auparavant, à une attaque contre des colons. La
conversation s'échauffe quand une voiture arrive en trombe sur nous, dérape sur
le gravillon, s'immobilise enfin. Son conducteur, homme boursouflé d'une
soixantaine d'années, casquette de base-ball sur le crâne, sort en furie. Il
éructe un américain nasillard : " Je suis ici chez moi. Tout ça, c'est mon pays.
" Pêle-mêle, il invoque la Bible, montre des impacts de balles dans la
carrosserie de sa Chevrolet, agresse verbalement Marwan. L'homme est blême,
comme au bord de la crise de nerfs. À l'arrière, sans que nous en ayons tout de
suite conscience, affluent peu à peu deux, trois, puis quatre voitures de colons
en armes, qui se précipitent sur nous, ivres de colères, émettant une
inextinguible logorrhée verbale. Ceux qui, parmi nous, tentent de les raisonner
en constatent rapidement l'impossibilité. Les colons sont bientôt une vingtaine,
fusils mitrailleurs en bandoulière, pistolets automatiques dans le pantalon, à
déferler. Soudain, l'un d'entre eux hurle : " Les Arabes sont dans le car ! "
Les Arabes, c'est le placide Maher, notre chauffeur, Fatiha Damiche, du MIB, et
quelques autres. En un instant, un déluge de pierres s'abat sur le bus. Les
vitres volent en éclats. À l'intérieur, plusieurs personnes sont coupées. Nous
tentons de les rejoindre. Un soldat arrête in extremis une main jeteuse de
pierre. Un autre crie étrangement : "I apologise for Israël" (Je m'excuse pour
Israël). L'émotion est à son comble. Dans une atmosphère de lynchage, nous
parvenons à nous hisser dans le car. Maher fait une rapide marche arrière pour
nous sortir de ce guet-apens. Le jeune Palestinien est embarqué dans une Jeep,
soustrait à la haine des colons. Nous l'avons tous échappé belle. Mais nous
avons appris qui sont vraiment ces colons : miliciens racistes et fanatisés,
organisés en réseaux, sûrs de leur impunité, capables, demain s'il le faut de
tourner leurs armes contre les soldats. Une OAS, admise et encouragée par le
gouvernement israélien. Effrayant.
Le soir venu, nous rentrons sur Ramallah, à l'hôtel Rocky Star, où nous
sommes les hôtes de la plus importante ONG palestinienne, Palestinian non
governmental organisation (prononcez " Pingo ") et de son président, Mustafa
Barghouty. L'homme, proche du parti communiste, est un politique madré. Il nous
offre un discours tout en finesses et en œillades. On parle avec lui et José
Bové de la mondialisation. Il s'intéresse à Attac. Il nous est familier par ses
préoccupations et ses manières. Il brillerait aussi bien chez nous.
Nuit à
l'hôtel. Moustiques. Insomnie. Tout le temps de contempler par la fenêtre la
ville, étonnamment calme, plongée dans l'obscurité. Et juste en face, ce champ
de ruines, traces indélébiles du fameux bombardement des avions F16, au mois
d'avril. Et d'entendre les premiers appels à la prière des muezzins qui se font
écho comme dans une litanie qui semble étirer le temps. Dans l'impeccable
douceur de la nuit, on se dit que ce pays est fait pour la paix. Et que tout
cela est trop absurde.
Mardi 19 juin
Au petit matin, quittant Ramallah, on découvrira les quartiers riches,
investis par les notables palestiniens. La société palestinienne, aujourd'hui
étouffée par l'occupation, est aussi prompte à produire ses propres injustices.
Anne, une Française qui travaille ici pour une ONG, note que Ramallah s'est
considérablement agrandie depuis Oslo. En zone A, c'est-à-dire sous
administration palestinienne, la ville a attiré à elle une partie de la
population qui a voulu échapper à la botte israélienne. Sans échapper à une
asphyxie économique qui frappe inégalement ses victimes. En redescendant plein
sud, cap vers Gaza, nous longerons le camp de réfugiés de Shu fat, nid honteux
de la misère humaine, situé à peu près à hauteur de la colonie de Ramot, déjà
entrevue la veille. De Ramallah au check-point d'Erez, qui marque l'entrée dans
la bande de Gaza, ce n'est qu'une longue route monotone qui s'étire au travers
la partie sud d'Israël. Dans le bus, on s'arrache un exemplaire du quotidien
palestinien Al Qods qui publie un article sur les démêlés, la veille, de la
délégation française avec les soldats israéliens. Photo à l'appui de José Bové
(de face) et de Jean-Baptiste Eyraut, identifiable seulement par les très
intimes.
En milieu de journée, passage sans encombre du check-point d'Erez. Les
militaires n'ayant pas le droit de fouiller les voitures, l'armée a recours à
des sociétés privées. En l'occurrence, c'est un jeune Russe, plutôt avenant, qui
veille au grain israélien. Nous passons dans le couloir réservé aux VIP, aux
diplomates, et aux ONG. Inutile de dire que l'affaire est plus compliquée, et
infiniment plus longue pour les Palestiniens, amassés sous un soleil de plomb,
dans un couloir parallèle nettement moins hospitalier. Comme prévu, Maher notre
chauffeur ne peut passer. De l'autre côté, un autre chauffeur et un autre car
nous attendent. Installation rapide au Marna Hôtel. Nous avons un aperçu de la
ville de Gaza, à la densité de population record (2 849 habitants au kilomètre
carré sur toute la bande de Gaza, contre 295,9 en Israël). C'est un ruban humain
continu qui se déroule sous nos yeux, coloré et bruyant, dans un perpétuel nuage
de poussière. Ici, la mortalité infantile est de 24 pour mille (elle est de 9
pour mille en Israël). Il faut lire ces chiffres pour mesurer l'horreur de ce
qui va suivre. À mi-chemin, un check-point vétilleux bloque la route principale.
Les Palestiniens sont invités à emprunter une route secondaire pour un long
contournement. C'est qu'une poignée de colons a élu domicile ici, dans la
minuscule colonie de Kfar Darom. Pour leur bon plaisir, ces gens pourrissent
quotidiennement la vie de centaines de milliers de Palestiniens de Gaza, qui ne
peuvent traverser cette bande de terre de moins de cinquante kilomètres de long
sans être contraints à s'arrêter longuement, et à faire un inutile détour. Un
peu plus bas, nous atteignons la ville de Khan Yunis. Nous sommes presque à
l'extrême sud de la bande de Gaza. La frontière égyptienne est à moins de dix
kilomètres. Attenant à la ville, en direction du front de mer, le camp de
réfugiés. Ici, comme souvent en Palestine, la topographie est plus éloquente
qu'un long discours. Imaginez. Nous sommes à présent face à la mer, à moins de
cinq cents mètres de nous. Là-bas, en bordure de plage, on devine à l'ombre
d'une palmeraie la silhouette de confortables villas. Comme il doit faire bon
vivre à cinq cents mètres de là : c'est la colonie juive de Neve Dekalim. Un peu
plus au nord, sur le même front de mer, c'est Nezer Hazani, puis Katif, Ganei
Tal ; un peu plus au sud, c'est Gan Or, Gadid Bedolah, Bne Atzmon, Pe'at Sade,
Selav, et encore Rafiah Yam. De là où nous sommes, en amont d'un no man's land
d'une centaine de mètres, défendu comme une forteresse par l'armée israélienne,
ce n'est que ruines, gravats, façades trouées d'obus. Et sur ces ruines, des
tentes de réfugiés plantées sur les vestiges des maisons détruites. Ici, le
paradis et l'enfer sont à quelques centaines de mètres l'un de l'autre. Tandis
que les gamins des colons juifs s'amusent dans les eaux tièdes de la
Méditerranée, les enfants palestiniens traînent dans la poussière et la crasse.
On leur a volé l'eau et la mer. Nulle part la logique d'apartheid dans laquelle
s'enfonce Israël, avec ses routes interdites aux Arabes et ses espaces réservés
aux juifs, n'est plus arrogante qu'ici. Tout pour les deux mille colons, rien
pour les centaines de milliers de réfugiés de Kahn Yunis.
Un peu plus loin, des enfants caillassent une Jeep de l'armée toutes
sirènes hurlantes. De temps en temps, un soldat sort du véhicule et pointe sur
eux une sorte de lance-grenades que mes faibles connaissances militaires
m'empêchent d'identifier. Détonation. Épaisse fumée blanche. Pas assez pour
décourager ce terrible jeu avec la mort que nous regardons de profil, comme à la
télévision, comme des voyeurs. Pour les gosses, c'est à qui ira le plus près du
canon balancer sa caillasse projetée avec une force étonnante, et dont l'impact
secoue à chaque fois la Jeep grillagée et harnachée. La vengeance visiblement
est un plat qui se mange froid : un peu plus tard nous apprendrons que deux
gamins de 12 et 15 ans, qui ne faisaient que jouer avec un cerf-volant, avaient
été abattus, la veille de notre arrivée.
Nous approchons de l'une des tentes. À l'intérieur, une jeune femme, au
visage très doux, coiffée d'un foulard, vêtue d'un chemisier fucshia et d'une
longue robe noire, nous dit sa détresse. Elle est issue d'une famille de
Bédouins qui a dû fuir la région de Beer Sheva, dans le centre, en 1948. Sa
maison a été détruite par les bombardements israéliens. Elle vit avec quinze
personnes de sa famille sous cette tente plantée dans les ruines. " La nuit,
dit-elle, on continue de nous tirer dessus. Nous sommes obligés de nous réfugier
chez des amis dans la ville. " À dix mètres, un réservoir d'eau assure la survie
de ces quelques damnés de la terre. À hauteur du village d'Al Mawazi, Bové,
Amara et Eyraud bravent le no man's land. Un porte-voix aboie : " N'avancez pas
! " Moment de tension. Finalement, l'un de nous, Georges Bartoli, armé de sa
seule carte de presse, pourra entrer dans le bunker pour demander à traverser la
ligne israélienne. Refus.
Fin d'après-midi. Rencontre avec les familles des victimes de Khan Yunis.
Grande émotion quand un homme d'une trentaine d'années, vêtu d'une chemise à
carreaux, le visage osseux, étonnamment pâle, prend la parole. Il parle,
haletant, de la mort de son fils. Fréquemment, il s'interrompt pour se passer la
paume de la main sur le visage, de haut en bas, comme pour chasser une vision
insoutenable. Nous pensons à cette propagande odieuse qui répand l'idée que les
parents palestiniens enverraient leurs enfants au martyre pour émouvoir
l'opinion internationale.
18 heures. Rencontre avec le maire de Khan Yunis. Ici, 98 % de la
population sont au-dessous du seuil de pauvreté. Depuis le début de la deuxième
Intifada, neuf cents maisons ont été détruites, à Khan Yunis, la ville de tous
les désastres.
20 heures. Rencontre et dîner au Centre palestinien des droits de l'homme,
à Gaza-ville. Il y a là, vieux monsieur d'une exquise élégance, Haidar Abdel
Shafi. C'est lui qui a conduit la délégation palestinienne à la conférence de
Madrid, en 1991, pour le premier vrai face-à-face diplomatique avec Israël.
D'une phrase, il résume près d'un siècle d'histoire : " Rien de ce qui s'est
fait depuis 1922 n'a été fait par la loi. Tout a été fait par la force. "
L'autre personnalité marquante de cette rencontre nocturne est Raji Sourani,
directeur du centre qui nous accueille. Il dénonce la conspiration du silence,
plaide avec ferveur pour une force de protection internationale. Il juge sans
indulgence une diplomatie française et européenne impuissante. L'homme a des
gestes vifs et un style direct qui tranchent avec la tradition oratoire arabe.
Il sait répondre par oui ou par non. Il s'irrite quand on lui demande ce qu'il
attend de l'Europe : " Tout le monde le sait, mais ils ne font rien. " La
réunion est l'occasion pour Bové, Amara, et Évelyne Sire-Marin, de développer
leur analyse. " Rien ne se fera sans la pression de la société civile. C'est
pourquoi nous sommes là ", martèle Amara. Évelyne Sire-Marin développe, comme de
juste, ses thèmes juridiques : la convention de Genève qui fait obligation de
protéger les populations civiles et que bafoue Israël ; les poursuites,
désormais possibles, contre Sharon pour crimes contre l'humanité, lui qui s'est
rendu au minimum complice des massacres de Sabra et Chatila, en septembre 1982.
José Bové présente à nos interlocuteurs un corps d'analyse dans lequel il
resitue le conflit dans la bataille contre la globalisation. Essayons de résumer
son propos en quelques mots. Il propose aux responsables palestiniens de
s'inscrire dans ce combat, évoque le prochain contre-sommet de Gènes (où se
tiendra le G8), à partir du 15 juillet. Ce serait pour eux rompre un certain
isolement. Et donner à leur combat historique une nouvelle dimension. Puisqu'au
fond, c'est aussi comme une sentinelle avancée de la globalisation libérale
qu'Israël mène sa guerre coloniale contre les Palestiniens. Raji Sourani
applaudit. L'analyse est solidement charpentée. La discussion ne fait que
commencer.
Mercredi 20 juin
Après une rencontre avec les partis politiques (Hamas et Djihad compris),
festival de langue de bois, et une autre avec plusieurs organisations des droits
de l'homme, départ vers Gaza-ville, puis remontée dans la région de Bethléem où
nous devons prendre part à une manifestation. Maher est de nouveau au
volant.
15 heures. Arrivée dans le village d'El-Khader où nous sommes attendus par
le comité des habitants du village, et quelques dizaines de pacifistes
israéliens, dont évidemment Michel Warchavski. Il s'agit de manifester contre
une nouvelle expropriation. Au bout du village, les militaires ont érigé une
butte de terre qui n'est pas infranchissable mais qui peut se révéler un
redoutable piège en cas d'affrontement. Les manifestants, en majorité
israéliens, et la délégation française, prennent position face aux soldats
israéliens eux-mêmes adossés à un nombre impressionnant de Jeep caparaçonnées.
Parmi les Israéliens, une majorité de très jeunes filles dont beaucoup ont
l'accent américain. Deux jours après notre rencontre abrupte avec les colons,
eux aussi souvent d'origine américaine, on se dit que ce pays, décidément, peut
donner le meilleur et le pire. Au sommet de la butte, les jeunes Palestiniens
brandissent des drapeaux et des emblèmes aux couleurs de leur pays. Les jeunes
Israéliens arborent des pancartes exigeant le départ des colons : " No more
apartheid. Settlers out " (" Arrêt de l'apartheid, colons dehors "). Un paysan
palestinien, assis sur le côté, songe à ses terres perdues : Aïssa Salah a 57
ans, sa famille cultive ce sol depuis trois cents ans. " Ce sont mes meilleures
terres qu'on vient de me prendre. "
Après un long face-à-face, le climat se tend soudain. Bousculade : Michel
Warchavski est emmené sans ménagement dans un fourgon de police. Une heure plus
tard, un porte-voix nous met en demeure de quitter les lieux sous dix minutes.
Coups de crosse dans les jambes des manifestants des premières lignes. Charge.
Grenades lacrymogènes. Du haut de la butte, les gamins palestiniens lancent une
pluie de cailloux sur les soldats. Non sans que quelques-uns se fassent
sévèrement rappeler à l'ordre par le père. Le papa palestinien ne dédaigne pas
de recourir à la bonne vieille méthode des taloches. Quand il en va de la vie de
son gamin. Dans la tourmente, on voit à peine que Bové, Amara et Eyraud et
plusieurs militants israéliens sont coffrés. On n'aura évidemment pas empêché ce
nouvel acte de colonisation. Mais au moins celui-ci se sera fait devant les
caméras de télévision, au vus et au sus de tous.
20 heures. Soirée au camp de réfugiés tout proche de Dheisheh. C'est ici
que prendra fin notre récit. C'est ici que nous avons peut-être ressenti la plus
forte émotion. Deisheh est l'un des 59 camps palestiniens du Proche-Orient ; il
abrite quelque onze mille personnes. Mais c'est aussi un lieu de culture et de
mémoire. Les murs de la cafétéria relatent en photographies l'histoire tragique
de ce peuple. On y voit notamment la porte de Damas à Jérusalem, en 1922, le
camp libanais de Nahr Al-Bered, en 1948 - immense camp de toile qui évoque
immanquablement les Indiens d'Amérique -, Dheisheh en 1950 et tant d'autres.
Mais surtout, on prépare l'avenir. Un jardin d'enfants, une bibliothèque, deux
centres informatiques, un projet d'histoire orale, une troupe de danse, des
échanges culturels internationaux : ce lieu perclus de toutes les douleurs de
l'histoire, est aussi un lieu d'espoir. Grâce à des hommes exceptionnels comme
cet Abu Khalil, quatorze ans dans les geôles israéliennes, qui, le soir venu,
prononcera devant nous un discours d'une force exceptionnelle, illuminé par un
sourire de gamin enthousiaste. Dois-je avouer (pardon, Marwan !) que j'ai
rapidement cessé d'écouter la traduction pour me concentrer sur la beauté de
cette langue arabe, à la fois douce et rugueuse, que j'avais l'impression de
comprendre. La soirée a libéré des torrents d'émotion. En des termes très
émouvants, Fatiha Damiche a dit les raisons de son engagement. Larme à l'œil
pour tout le monde. Entre temps, Bové, Amara et Eyraud avaient été relâchés. La
soirée serait belle.
[Pour une force de protection - La délégation
française qui s'est rendue en Palestine du 16 au 23 juin n'était pas une
délégation comme les autres. Foin des rendez-vous protocolaires et des
équilibres diplomatiques. Il suffit d'en voir la composition pour comprendre
qu'il s'agissait d'exporter les méthodes du nouveau mouvement social qui ont
fait leurs preuves chez nous. Partant du constat que les États occidentaux sont
trop soumis au maître américain - la France notamment - pour oser dire haut et
clair qu'il faut dans l'urgence une force de protection des populations
palestiniennes, Jean-Claude Amara et Annie Pourre (Droits devant), Jean-Baptiste
Eyraud (Droit au logement) et José Bové (Confédération paysanne) ont mis sur
pied une mission non seulement destinée à témoigner mais aussi à apporter aux
Palestiniens, grands oubliés de l'histoire, un soutien actif. L'idée est simple
: si les États ne font pas leur devoir, il incombe aux représentants de la
société civile de le faire. Associée à Marcel-Francis Kahn (Collectif des
citoyens français d'origine arabe ou juive), à Évelyne Sire-Marin (présidente du
Syndicat de la magistrature), à Fatiha Darmiche (Mouvement de l'immigration et
des banlieues), à Malika Zediri (Association pour l'emploi l'information et la
solidarité), à Lana Sadek (Association des Palestiniens de France), la
délégation était accompagnée de journalistes engagés. C'est à ce titre que
Politis était du voyage. Action et témoignage étant ici indissociablement liés
(1). Évidemment, nous tiendrons nos lecteurs informés des prochaines
initiatives.
(1) Il faut aussi citer nos amis Richard Sovied (Télé bocal), Samir
Abdallah et José Reynes (cinéastes), Rouba Sarkis (photographe et traductrice
toujours dévouée), Adila Bennedjaï-Zou (Indymédias) et, bien sûr, Joss Dray, qui
signe les photos du présent reportage.
N.B. : Pour tous ceux qui veulent en savoir (bien) plus, conseillons
une nouvelle fois la lecture du livre de Marwan Bishara, Palestine-Israël : la
paix ou l'apartheid, La Découverte, 124 p., 42 F.]
2. Israël : Le ras-le-bol des correspondants
étrangers par Brian Whitaker et Edward Helmore
in The Observer
(quotidien britanique) traduit dans Courrier International du jeudi 12 juillet
2001
Les journalistes qui couvrent le conflit israélo-arabe, explique
"The Observer", subissent un harcèlement physique et psychologique qui rappelle
l’atmosphère qui régnait à Moscou pendant la guerre froide.
Il y a quelques
semaines, les membres de la Foreign Press Association (FPA, Association de la
presse étrangère) de Jérusalem se sont retrouvés autour d’un verre et ont
débattu du harcèlement dont font l’objet les journalistes qui couvrent
l’Intifada. Il y avait énormément à dire.
Quelques jours auparavant, Josh
Hammer, le chef d’agence de Newsweek, avait été brièvement détenu par les
Palestiniens alors qu’il travaillait à Gaza. Mais ce qui inquiétait les
journalistes, ce n’était pas cette arrestation - l’intéressé a précisé qu’il
avait été bien traité et qu’il avait dégusté l’un des meilleurs repas qu’il ait
jamais pris au Moyen-Orient -, c’était plutôt le fait que le gouvernement
israélien avait profité de l’incident pour accuser l’Autorité palestinienne de
harceler, de menacer et de tuer les reporters en opération sur les points chauds
de Cisjordanie et de la Bande de Gaza. Ce que réfutent vigoureusement les
membres de la FPA.
Si les journalistes font l’objet de mesures d’intimidation
au cours de l’Intifada actuelle, ce n’est pas du fait de l’Autorité
palestinienne mais plutôt de l’armée israélienne, qu’ils accusent de leur tirer
dessus. En huit mois, huit journalistes ont été blessés, dont certains
gravement, comme Yola Monakhov, photographe de l’AP, Ben Wedeman, chef d’agence
de CNN, et Bertrand Aguirre, correspondant de la télévision française. A chaque
fois, la FPA a porté plainte. Mais les autorités israéliennes n’ont jamais
réagi. Ce harcèlement, affirment les reporters, n’est pas seulement physique, il
est aussi psychologique. Et il provient de sources aussi bien officielles
qu’officieuses. Dans les pires des cas, il n’est pas sans rappeler les tactiques
employées par les pays du bloc soviétique pendant la guerre froide. Les
correspondants qui sont allés trop loin, du point de vue des autorités
israéliennes, se voient par exemple menacés de perdre leur accréditation. Les
rédactions ont reçu des dossiers détaillant les préjugés anti-israéliens de
leurs correspondants. Et ceux qui ont le malheur de déplaire aux autorités se
sont plaints d’avoir fait l’objet de fouilles humiliantes au moment de quitter
le pays. Suzanne Goldenberg, qui travaille pour "The Guardian", a notamment subi
des attaques particulièrement virulentes. Elle a été traitée de naïve par les
médias israéliens, qui l’ont en outre accusée d’être sans expérience et d’être
une “juive animée de la haine de soi”. Après avoir été bombardée de centaines de
plaintes chaque jour, elle a dû changer d’adresse électronique.
Confrontés à
des critiques de plus en plus cinglantes de la part de la communauté
internationale pour sa façon de gérer le soulèvement palestinien, le
gouvernement Sharon et le puissant lobby pro-israélien redoublent d’efforts pour
intimider les journalistes qui suivent la crise. Les organes de presse qui ne
sont plus en odeur de sainteté sont accusés d’être propalestiniens, voire - pire
- antisémites. Au début du mois, le sentiment d’être assiégés qu’éprouvent les
journalistes est encore monté d’un cran quand les locaux de la BBC à Jérusalem
ont été submergés d’appels au sujet d’une émission intitulée Panorama. Cette
émission avait examiné, de façon parfaitement documentée, l’implication de
Sharon dans les massacres des camps de réfugiés palestiniens de Sabra et
Chatila, en 1982. A l’époque ministre de la Défense, il avait autorisé les
milices chrétiennes libanaises - qui étaient alliées de son pays - à pénétrer
dans les camps.
Si le harcèlement des correspondants considérés comme
partiaux vis-à-vis d’Israël n’est pas vraiment un fait nouveau, ce qui a changé,
c’est l’intensité à la fois des pressions et des intimidations. Ces pressions
atteignent une intensité qui peut avoir des effets pervers, constate Alan
Rusbridger, rédacteur du "Guardian", de retour après une mission d’enquête en
Israël. “Le lobby pro-israélien est très bien organisé.”
Les organisations
pro-israéliennes ont l’habitude de lancer des pétitions pour protester contre
les articles et les émissions qui leur déplaisent. Mais cette activité,
facilitée par le développement du courrier électronique, prend désormais des
proportions phénoménales. Des sites comme honestreporting.com prennent des
journalistes pour cibles et fournissent des formulaires de plainte prérédigés à
leurs abonnés. Ces derniers n’ont plus qu’à les envoyer. Honestreporting.com
distribue également des récompenses. Martin Peretz, rédacteur en chef de la
revue new-yorkaise "The New Republic", a récemment été gratifié de l’une d’entre
elles parce qu’il “s’est constamment tenu aux côtés d’Israël”. C’est aussi le
cas de Conrad Black (le propriétaire du "Daily Telegraph" et du "Sunday
Telegraph", ainsi que du magazine "Spectator"), salué pour avoir attaqué les
journalistes et les gouvernements faisant preuve d’”un anti-israélisme
enragé”.
Au Royaume-Uni, le lobby pro-israélien peut en outre compter sur des
alliés puissants. Outre les titres de Conrad Black, qui n’a jamais caché qu’il
soutenait la cause israélienne, on y trouve le "Times". Sa ligne éditoriale
partiale, dictée par Peter Stothard, serait d’ailleurs la cause du départ de Sam
Kiley, le correspondant du quotidien au Moyen-Orient, qui n’aurait pas accepté
de s’en accommoder. Il faut aussi citer, dans le monde politique, les
Conservateurs amis d’Israël. Gillian Shephard, un député qui est membre de ce
groupe de pression, se donne ainsi du mal pour expliquer à quel point les
Israéliens, et plus généralement la communauté juive, ont le sentiment d’être
persécutés par les médias. “N’oublions pas qu’Israël se sent assiégé. D’où cette
ultrasensibilité. Ils ont l’impression d’une partialité, d’une conspiration dont
ils sont victimes.”
On retrouve cette position à New York, où le seul fait de
remettre en question la politique israélienne est pratiquement considéré comme
de l’antisémitisme, avec tout ce que cela sous-entend. Thomas L. Friedman, le
célèbre éditorialiste du "New York Times", sait parfaitement pourquoi il est
aujourd’hui difficile de faire son métier de correspondant en Israël.
“Politiquement, c’est un environnement chargé, explique-t-il. Tout le monde veut
vous attirer à lui, et, si cela échoue, alors on cherchera à vous détruire. Cela
vaut presque autant pour le monde arabe que pour Israël. Il n’y a pas de
neutralité
possible.”
3. Sharon sera-t-il jugé pour ses crimes de guerre
? par Samar Al-Gamal
in Al-Ahram Hebdo du mercredi 11 juillet
2001
« Un assassin et menteur pathologique, un terroriste comparable à
Ossama bin Laden ». C’est en ces termes que le premier ministre israélien Ariel
Sharon a qualifié le président palestinien Yasser Arafat. De vraies invectives
qui témoignent d’un acharnement sans précédent de Sharon contre le dirigeant
palestinien. En lançant ces accusations, Sharon semble avoir oublié son passé de
criminel de guerre à l’heure où les fantômes de Sabra et de Chatila
resurgissent. Voire, le premier ministre israélien risque d’être poursuivi par
la justice belge pour crimes contre l’humanité, justement pour ces massacres
perpétrés dans les camps de réfugiés palestiniens au Liban en septembre 1982.
Des survivants palestiniens et libanais de ces massacres ont déposé deux
plaintes devant le juge d’instruction belge, Patrick Collignon. Ceux-ci accusent
Sharon de « génocide » et de « crimes de guerre » en vertu d’une loi de 1993 sur
le principe de compétence universelle autorisant les tribunaux belges à
poursuivre les étrangers pour des atteintes aux droits de l’homme menées en
dehors de la Belgique. Pour le moment, le Parquet de Bruxelles a requis la
recevabilité de l’une des deux plaintes.
Si les plaintes sont déclarées
recevables par la justice, le chef du gouvernement israélien risque d’être
arrêté même lors d’une visite officielle. Une telle hypothèse a inquiété le chef
de la diplomatie belge, Louis Michel, qui s’est déplacé à Berlin pour y
rencontrer Sharon lors de sa visite européenne. Il n’a pas caché son désir de
réformer la loi en faveur des dirigeants en exercice. La loi actuelle ne prévoit
aucune immunité, même pour un chef d’Etat ou de gouvernement en
exercice.
D’ailleurs, la culpabilité de Sharon, alors ministre de la Défense,
a été une première fois établie par une commission israélienne. En 1983, une
enquête officielle avait conclu que Sharon était « indirectement responsable du
massacre de plusieurs centaines d’hommes, de femmes et d’enfants palestiniens ».
L’enquête israélienne avait pour but d’éviter une enquête internationale qui
dévoilerait ce qui s’est passé vraiment pendant 3 jours dans les camps de Sabra
et Chatila. L’armée israélienne, après avoir envahi le sud du Liban puis
Beyrouth, avait autorisé la milice chrétienne phalangiste, officiellement, à
pénétrer dans ces camps pour rechercher des activistes palestiniens après
l’assassinat du président libanais Béchir Gemayel. C’était en fait le feu vert
donné par les Israéliens à leurs alliés pour massacrer les Palestiniens. On ne
saura jamais le nombre exact des victimes de ce massacre, mais il dépassa 3 000
sur les 20 000 qui habitaient ces camps à l’ouest de Beyrouth, selon les sources
palestiniennes.
Le crime était signé Sharon comme ceux commis en Croatie,
Bosnie et Kosova étaient signés Milosevic. L’ex-président yougoslave a été
transféré au Tribunal Pénal International (TPI) pour l’ex-Yougoslavie à La Haye.
Ce transfert ne représente pas la fin du processus, mais constitue quand même
une démarche importante.
Pression morale
Mais d’ici à ce
qu’une telle procédure soit appliquée à Sharon, il y aura beaucoup de chemin à
parcourir. Les analystes s’accordent à affirmer que le procès Milosevic n’aurait
pas eu lieu si les Occidentaux, notamment les Américains, ne voulaient pas se
débarrasser de lui étant donné leurs intérêts dans les Balkans. Washington avait
menacé Belgrade de bloquer l’aide prévue par la conférence des bailleurs de
fonds estimée à 1,3 milliard de dollars s’il ne concrétisait pas le transfert de
Milosevic à La Haye. Le secrétaire d’Etat américain, Colin Powell, n’a pas caché
la satisfaction de Washington : « Les pressions américaines ont joué un rôle
considérable dans cette affaire ».
Pour le cas de Sharon, qui bénéficie du
soutien des Etats-Unis, il est impensable que de telles pressions aient lieu.
Voire, selon les analystes, c’est le contraire qui pourrait se produire.
Washington ferait tout son possible pour empêcher une poursuite judiciaire
contre le premier ministre israélien. Même si les accusations contre Sharon se
multiplient. Après la procédure belge, l’Organisation de défense des droits de
l’homme, Human Rights Watch (HRW), a demandé cette semaine l’ouverture d’une
enquête « criminelle » sur les massacres de Sabra et Chatila pour étudier en
particulier le rôle d’Ariel Sharon. La Fédération Internationale des Ligues des
Droits de l’Homme (FILDH) a déclaré par la bouche de son président, Patrick
Baudouin, qu’au moment « où l’on parle tant de lutte contre l’impunité et de
justice internationale, il est difficile de ne pas s’interroger sur les
responsabilités, y compris au niveau pénal, de l’actuel premier ministre
israélien dans ces massacres ».
Ces appels devraient constituer des pressions
morales importantes. Déjà, le terrain était préparé par une émission diffusée en
juin par la télévision BBC World intitulée « l’Accusé », marquée par des
séquences et témoignages des survivants de Sabra et Chatila désignant Sharon
comme responsable de ces crimes. D’ailleurs, Sharon lui-même a indiqué qu’il
regrettait « la tragédie de Sabra et Chatila ». Mais quand on lui a demandé s’il
« allait faire des excuses pour cela », il a répondu : « Des excuses pour quoi ?
». Evidemment, un Sharon qui se livre à d’autres massacres contre les
Palestiniens ne saurait avoir de remords, confiant dans l’impunité que lui
procure le soutien, du moins l’indifférence de
Washington.
4. Offensive israélienne tous azimuts contre la
paix par Randa Achmawi et Aliaa Al-Korachi
in Al-Ahram Hebdo du
mercredi 11 juillet 2001
Sommes-nous au bord de l'apocalypse ? Le
député israélien de gauche, Yossi Sarid, vient de le suggérer. Le Proche-Orient
n'a jamais été aussi proche d'une explosion généralisée. Sharon, le « bulldozer
» comme on l'appelle, n'hésiterait pas à faire voler en éclats l'édifice fragile
du processus de paix. Non seulement il a décidé de s'en prendre à Yasser Arafat
et l'Autorité palestinienne par une politique d'assassinats « ciblés » et des
menaces à peine voilées de guerre totale, mais aussi il a tenté d'élargir vers
la Syrie et le Liban le conflit qui l'oppose aux Arabes. De quoi faire dire à un
diplomate occidental que « le mécanisme pouvant conduire au déclenchement d'une
guerre, même si personne ne le voulait vraiment, est désormais en place ». Une
estimation qui s'applique à tous les fronts.
Si ce diplomate estime qu'il
existe en Syrie et au Liban ceux pour qui une telle escalade serait profitable,
il n'est pas moins vrai que c'est le gouvernement israélien qui brandit l'arme
de la guerre.
Pour Ahmad Abdel-Halim, vice-président du Centre national
d'études du Proche-Orient, c'est l'échec de Sharon à mettre fin à l'Intifada qui
est à l'origine de l'agressivité de la classe dirigeante israélienne. « La
politique de dissuasion et de répression n'a pas été capable de mettre fin au
soulèvement, ceci parce que le système militaire israélien est fondé sur la
guerre totale ». Mais comme pour le spécialiste l'éventualité d'une telle guerre
reste faible, Sharon veut « parvenir au maximum d'escalade, même s'il sait qu'il
ne pourra atteindre le point de non retour, c'est-à-dire un conflit en bonne et
due forme », ajoute Abdel-Halim.
Effectivement, la répression de l'Intifada
faisait partie du programme de Sharon et de la logique pour laquelle il a été
élu. Ce que rappelle Hassan Nafie, chef du département de sciences politiques à
la faculté d'économie et de sciences politiques de l'Université du Caire. «
Sharon a été élu à une grande majorité (62 %) sur la base d'un programme ayant
en priorité de mettre fin à l'Intifada et non de parvenir à un règlement
politique. Une élection qui traduit une sorte de consensus jamais connu en
Israël ». C'est pour cette raison que Sharon se considère très fort encore aux
yeux de ses électeurs. Ils l'ont désigné pour ses idées et pour sa personnalité
souvent critiquée. Même s'ils savent que c'est lui qui a été à l'origine de
l'Intifada lorsqu'il s'est rendu sur l'Esplanade des mosquées en compagnie de 2
000 soldats. Cette responsabilité de Sharon a été reprise dans la résolution du
Conseil de sécurité qui a condamné Israël pour l'usage excessif de la force.
Dans cette résolution, le Conseil de sécurité déplore l'acte de provocation mené
par Sharon lorsqu'il s'est déplacé à Al-Haram Al-Chérif.
Un coup de
poker
Mais cette politique fondée sur le seul usage de la force
n'est-elle pas une fuite en avant ? Jusqu'à quand pourra-t-il poursuivre dans ce
sens, d'autant plus qu'il n'a pas réussi à apporter la sécurité aux Israéliens ?
Voire, ce dérapage contrôlé auquel il se livre n'est-il pas en soi la
conséquence d'un échec ? Quoi qu'il en soit, l'opinion israélienne lui reste en
majorité acquise. Selon un sondage publié par le quotidien israélien Maariv, 58
% des Israéliens approuvent la politique de leur premier ministre. Dans ce même
sondage, 82 % des Israéliens doutent qu'un cessez-le-feu intervienne
prochainement dans le cadre du plan d'accalmie devant préluder à l'application
des recommandations du rapport Mitchell. Pourtant, 56 % des Israéliens estiment
qu'il faudrait geler les implantations dans le cadre d'un cessez-le-feu sous la
supervision des Etats-Unis.
Toujours est-il que Sharon reste buté et ne
montre aucune bonne volonté de voir les fruits du plan Tenet sur le terrain. «
Déjà, avec sa politique d'élimination physique des activistes palestiniens,
c'est-à-dire ces assassinats ciblés, il est très difficile aux Palestiniens de
ne pas répondre », souligne Emad Gad, chercheur au Centre d'Etudes Politiques et
Stratégiques (CEPS) d'Al-Ahram. En effet, l'application de ce plan passe pour
Israël par une semaine de calme absolu pour pouvoir aborder une phase de
restauration de la confiance, au bout de laquelle les parties appliqueraient le
plan Mitchell. Or, avec ces provocations, cette semaine de calme ne pourra
jamais intervenir. « Les Palestiniens peuvent donner des assurances sur le plan
de la cessation des violences, mais on ne peut pas exiger d'eux qu'ils
garantissent à cent pour cent l'arrêt des opérations. Qui peut donner une
pareille garantie ? Sharon exige l'impossible », affirme une source diplomatique
égyptienne.
Le premier ministre israélien a tenté par tous les moyens
d'obtenir le feu vert pour mener une guerre ouverte contre les Palestiniens,
sous prétexte que le calme n'avait pas été rétabli. Il s'est rendu auprès du
président George Bush, la semaine dernière, et a effectué des visites éclair en
France et en Allemagne dans le même but. Celui de faire pression sur Arafat. Ici
et là, ce fut un échec total. Un dialogue de sourds, notamment entre le premier
ministre israélien et ses interlocuteurs français. A Berlin aussi, contrairement
à ce à quoi il s'attendait, Sharon a entendu dire des responsables allemands
qu'ils ne pouvaient pas mener une politique qui ne soit pas en accord avec celle
du reste de l'Union européenne. Le chancelier Gerhard Schroeder a plaidé pour «
une application immédiate de la première étape du rapport Mitchell ». Le
président Chirac a aussi demandé à Sharon de cesser d'affaiblir Arafat, car cela
pourrait conduire aux résultats contraires de ceux souhaités par Israël. De
plus, il a souligné que les recommandations Mitchell devraient être mises en
œuvre le plus rapidement possible, étant « incontestables, équilibrées,
acceptées par tous et formant un tout, et leur mise en œuvre doit être rapide,
commencer le plus tôt possible pour être efficaces ».
Querelle de
ménage
Mais si le point de vue des Européens était déjà connu,
l'opposition américaine aux vues de Sharon a constitué une véritable surprise,
voire un camouflet pour le premier ministre israélien. Alors qu'il a sorti son
sempiternel argument selon lequel il ne peut « négocier sous les balles et sous
la terreur », le président américain a, au contraire, estimé que « des progrès
ont été réalisés en matière de baisse du niveau de la violence et l'important,
c'est de ne pas laisser ces progrès s'effondrer ». Il a plaidé pour une «
évaluation réaliste de ce qui se passe sur le terrain ». Le journal israélien
Yedioth Aharonoth prenait acte de cette défaite diplomatique en écrivant : « La
confrontation publique entre le président Bush et Sharon est inhabituelle dans
les relations entre les deux pays. Ils ressemblaient à un couple marié qui a
décidé de se quereller devant les enfants. L'attaque du président américain
contre Sharon est avant tout destinée à transmettre un message aux pays arabes
amis des Etats-Unis et aux Palestiniens, leur disant que l'Administration
américaine actuelle n'est pas dans la poche d'Israël ».
Une querelle de
famille cependant, parce qu'elle n'a pas poussé Sharon à revenir sur sa
politique. D'ailleurs, Colin Powell, secrétaire d'Etat américain, a déclaré lors
de sa tournée dans la région qu'il appartenait à Israël de décider quand la
semaine de calme absolu « commencerait et s'achèverait ». C'est un cadeau à
Sharon en faisant de lui le seul maître à bord.
Evidemment, le premier
ministre israélien en a profité pour aller de l'avant dans sa politique du bord
du précipice. « Une étape que Sharon tentera de prolonger éternellement s'il
peut pour ne pas arriver au stade de devoir appliquer les recommandations des
accords Mitchell. Position très confortable devant son opinion publique. Face à
l'opinion internationale, il aura toujours l'excuse que les violences continuent
», commente Emad Gad. Le but ultime est de ne pas faire la paix avec les
Palestiniens, à moins de leur imposer ses propres conditions. Dans un premier
temps, il s'agira de mettre en échec les points les plus importants du plan
Mitchell : le gel de la colonisation dans les territoires palestiniens et la
mise en place d'un mécanisme de vérification sur le terrain.
De plus, Sharon
se lance contre Arafat, symbole de la légitimité palestinienne. « Même affaibli,
Arafat est le seul à pouvoir mener à bien le processus d'Oslo ». Et Sharon veut
enterrer ce processus alors qu'il constitue le seul point d'accord entre Arabes
et Israéliens, sous la bénédiction de la communauté internationale. Voire, des
ministres israéliens actuels n'ont pas hésité à qualifier ceux qui ont signé
Oslo de « criminels », Pérès y compris.
Tout annonce un enlisement total,
sinon le chaos. Sharon y voit son unique issue. Les Arabes, eux, restent
silencieux. S'agit-il d'une retenue ou ont-ils un atout dans la manche qu'ils
sortiront au bon moment ?
5. Sabra et Chatila - La plainte contre Sharon
provoque un tollé diplomatique par Scarlett Haddad
in L'Orient-Le Jour du mardi 10 juillet 2001
Le
processus semble s’emballer. En une semaine, le Premier ministre israélien Ariel
Sharon annule la visite prévue en Belgique mais envoie dans le plus grand secret
une équipe chargée d’enquêter sur la plainte déposée contre lui ; le consulat
belge à Tel-Aviv est attaqué par des jeunes extrémistes ; l’ancien ministre Élie
Hobeika propose de témoigner devant la justice belge ; et le ministre belge des
AE, Louis Michel, se déclare «embarrassé» par l’action en justice contre Sharon.
À l’origine de ce bouleversement, un avocat libanais, Chebli Mallat, marqué
depuis longtemps par les massacres de Sabra et Chatila – comme par tous les
génocides d’ailleurs – et soucieux de voir un jour s’instaurer une justice
universelle qui dépasse les enjeux politiques.
Ce qui, au Liban, semble être
une affaire de propagande, est en réalité une plainte très grave et un dossier
solide qui risquent de causer de sérieux ennuis au Premier ministre israélien.
Ce dernier est suspendu à la décision du juge d’instruction Patrick Collignon,
connu pour son courage, puisque c’est lui qui avait brisé le réseau de
pédophilie en Belgique, sans craindre de remonter haut dans la
filière.
Depuis que le parquet belge a jugé recevable la plainte déposée par
Me Chebli Mallat et ses deux collègues belges MM. Luc Walleyn et Michael
Verhaeguen au nom de 28 survivants du massacre de Sabra et Chatila, la justice
belge est sur la sellette. Tous les jours, les médias européens, arabes et
israéliens – pour les Américains, c’est une autre histoire – rapportent de
nouveaux détails sur cette affaire et de plus en plus d’organisations
internationales des droits de l’homme appuient cette initiative, qui annonce
l’émergence d’une sorte de justice universelle, équitable pour tous les
humains.
Au départ, il y a un jeune homme, docteur en droit, spécialiste en
droit pénal international. En 1982, le jeune Chebli Mallat vient d’achever ses
études de droit à l’USJ. Il assiste à une véritable guerre, à l’occupation d’une
capitale arabe, et découvre que la responsabilité de ces actes est uniquement
politique. Il suit aussi la gigantesque manifestation de 400 000 personnes à
Tel-Aviv réclamant la formation d’une commission d’enquête sur les massacres de
Sabra et Chatila. Trois mois plus tard, la commission publie ses conclusions et
demande la démission d’Ariel Sharon. Ce dernier refuse. Il faudra une autre
manifestation le 10 février 83 pour qu’il renonce au portefeuille de la Défense.
Au cours de cette manifestation, d’ailleurs, l’actuel président de la Knesset
Avraham Burg est blessé par une grenade. Le jeune diplômé en droit est marqué
par tous ces événements et découvre comment Ariel Sharon réussit à créer un flou
autour de son rôle dans les massacres de Sabra et Chatila, alors que la
commission Kahane avait elle-même conclu à sa responsabilité personnelle.
Le juge d’instruction décidera s’il doit entendre
Hobeika
L’idée d’engager la responsabilité pénale de ce chef a
commencé à faire son chemin dans l’esprit du jeune avocat. D’autant que depuis
les massacres contre les Kurdes, les Bosniaques et les Kosovars, de plus en plus
de voix se sont élevées dans le monde pour réclamer une justice internationale.
Le TPI pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda a été créé alors qu’une cour
pénale internationale est en gestation. Autant d’éléments qui encouragent le
jeune avocat à commencer à former un dossier. Le déclic est arrivé avec
l’adoption par le Parlement belge en 1999 de la loi sur la compétence
universelle, qui permet à la justice belge de traiter des dossiers
internationaux s’ils portent sur des crimes contre l’humanité. Le principe est
simple et il a été reconnu lors du procès Eichman qui a constitué une
jurisprudence en la matière : certains crimes sont tellement odieux qu’ils
concernent l’humanité entière et par conséquent ne peuvent faire l’objet d’une
prescription ou d’une juridiction territoriale. Les tribunaux belges peuvent
donc les juger. Des Rwandais ont aussitôt porté plainte contre les auteurs des
massacres dans leur pays et la justice belge a condamné quatre «génocidaires»
rwandais à des peines allant jusqu’à 20 ans de prison. Il n’en fallait pas plus
pour que Me Chebli Mallat se décide à suivre la même voie. Avec l’aide de
l’historienne Rosemary Sayegh et de l’enquêtrice palestinienne Sana Hussein, il
a recueilli plusieurs témoignages et finalement porté plainte contre Ariel
Sharon, Amos Yaron (de l’état-major israélien) et «tout responsable israélien ou
libanais dont l’enquête prouvera la responsabilité dans ces massacres» auprès de
la justice belge.
La conférence de presse que Mallat a tenue à Bruxelles avec
ses collègues belges pour annoncer le dépôt de cette plainte a attiré la presse
du monde entier qui, depuis, s’intéresse de près à cette affaire.
À tel point
que la Belgique, qui préside depuis peu l’Union européenne, est assez
embarrassée, le ministre des AE Louis Michel ayant dû se rendre in extremis en
Allemagne pour y rencontrer le Premier ministre israélien qui a annulé l’escale
belge de sa tournée européenne.
Que peut-il se passer maintenant ? Il fait
attendre la décision du juge d’instruction. C’est lui qui verra s’il peut
recueillir le témoignage de l’ancien ministre Élie Hobeika. À ce niveau, Me
Mallat estime que la proposition de ce dernier de se rendre en Belgique est très
intéressante parce qu’elle peut apporter de nouveaux éléments au dossier. Mais
en ce qui le concerne, il estime avoir assez d’éléments pour incriminer le
Premier ministre israélien. «Si l’affaire n’était pas sérieuse, la presse
israélienne ne la suivrait pas si attentivement». Mallat se désole toutefois du
black-out fait par la presse américaine, alors que l’association US Human Rights
Watch s’est prononcée en faveur d’un jugement de Sharon. Il se rend d’ailleurs
lui-même à Paris et à Londres, à l’invitation d’associations des droits de
l’homme, pour expliquer son initiative. Selon lui, le juge belge peut très bien
émettre un mandat d’arrêt secret à l’encontre du Premier ministre israélien,
même s’il estime que cette hypothèse est assez improbable pour l’instant. Ce qui
compte aujourd’hui, c’est que l’instruction suive son cours, même si celui-ci
prendra du temps et qu’un jour, les auteurs de crimes contre l’humanité se
retrouvent sous les verrous. Ne craint-il pas que la justice belge ne décide de
clore le dossier pour des raisons politico-diplomatiques ? «Le principe de la
séparation des pouvoirs est en vigueur en Belgique. C’est l’occasion de montrer
combien il est respecté».
Le ministre belge des AE réclame un amendement de
la loi de 1999, excluant au moins les responsables en exercice ? «Cette loi
avait été votée à l’unanimité et les parlementaires belges en sont très fiers.
Je ne sais pas s’ils seront nombreux à voter un amendement».
Mallat est
convaincu que la plainte aboutira. L’idée de la justice universelle et sans
frontières fait de plus en plus son chemin dans le monde. «En tout cas, je fais
mon devoir. Si j’obtiens gain de cause, cela signifiera qu’il existe un État de
droit international. Sinon, il faudra continuer à se battre». Sa grande peur est
que l’affaire ne se politise. C’est d’ailleurs pourquoi il a refusé l’aide du
gouvernement libanais. «Lorsque le juge d’instruction belge viendra enquêter à
Beyrouth, les autorités pourront l’aider. Mais à ce stade, je ne souhaite pas
leur intervention. Pour moi, il s’agit d’une question de droit et de
responsabilité pénale». Sharon n’est pour lui qu’un nom parmi d’autres. «Des
Khmers rouges à Pinochet, en passant par Sharon, pour moi, la justice doit être
égale pour tous et ce genre de crimes ne doit pas rester impuni». Mallat
reconnaît toutefois qu’en présentant cette plainte, il y avait peut-être, dans
son inconscient, une volonté de contribuer à la relance du processus de paix en
se demandant comme un homme au bagage aussi lourd pouvait prendre en charge les
destinées d’un peuple voire d’une région.
En tout cas, il a le mérite d’avoir
soulevé un vent d’espoir dans les cœurs des survivants de Sabra et Chatila, et
peut-être dans les consciences des peuples du monde.
6. Le premier ministre israélien reste intraitable sur
tous les volets de la crise avec les Palestiniens par Mouna
Naïm
in Le Monde du dimanche 8 juillet 2001
Malgré des
divergences de fond sur des questions-clés avec ses hôtes, notamment français,
le premier ministre israélien, Ariel Sharon, a tiré, vendredi 6 juillet, un
bilan positif de ses visites en Allemagne et en France, estimant avoir évité une
crise diplomatique avec l'Europe. "Il existe désormais des relations de
confiance" entre Israël et l'Europe, a-t-il assuré, tout en reconnaissant les
désaccords (lire aussi notre éditorial).
PAS LA PEINE de chercher midi à
quatorze heures, de tenter de lire entre les lignes, de percevoir ou d'espérer
une quelconque promesse d'infléchissement qui ne demanderait qu'à s'exprimer; le
premier ministre israélien, Ariel Sharon, campe sur ses positions sur tous les
volets de la crise avec les Palestiniens. Il les a réaffirmées, tantôt en public
et tantôt à ses interlocuteurs officiels, lors de la courte visite qu'il a
terminée vendredi 6 juillet à Paris. "Les choses sont très claires au niveau des
positions d'Israël; je les ai dites, je les ai répétées de façon claire et
nette, et je le fais parce que personne ne pourra défendre nos positions à notre
place", a-t-il déclaré, inflexible, au terme d'un entretien avec le premier
ministre, Lionel Jospin. Il n'a pas convaincu ses interlocuteurs, et
réciproquement.
Surtout, le premier ministre israélien et ses hôtes français ne portent pas
le même regard sur le président palestinien, Yasser Arafat. Parce que c'est une
question-clé, les autorités françaises ont insisté. M. Jospin, ayant sans doute
en mémoire les récentes diatribes anti-Arafat de M. Sharon, lui a rappelé que,
pour la France, M. Arafat est un "interlocuteur" et un "partenaire". La veille,
le président Chirac avait mis en garde le chef du gouvernement israélien contre
les conséquences négatives d'un "affaiblissement" du président palestinien. En
vain.
M. Sharon accuse M. Arafat de "mener une politique de terrorisme" : il l'a
répété dans un entretien à France 2 vendredi soir. Peu lui importe que le
dirigeant palestinien soit déstabilisé et éventuellement écarté de la scène
politique. "Nous sommes tous remplaçables; chacun d'entre nous est remplaçable",
a-t-il dit à France 2.
Simple hasard ou fuite organisée ? Le quotidien israélien Maariv publiait,
le même jour, ce qu'il affirme être un document du Shin Beth, les services
secrets israéliens, remontant à octobre 2000 et aboutissant aux conclusions
suivantes : Yasser Arafat "constitue une grave menace pour la sécurité de l'Etat
d'Israël; les dangers encourus par son éventuelle disparition de la scène sont
moindres que ceux encourus par sa présence".
Le premier ministre israélien continue par ailleurs d'exiger une période de
"calme absolu", de respect irréprochable du cessez-le-feu par les Palestiniens,
avant que le gouvernement israélien accepte de passer à la deuxième phase des
recommandations de la commission Mitchell, c'est-à-dire à l'apaisement (cooling
off), puis a fortiori à la suivante, qui prévoit l'adoption de mesures de
confiance réciproques, dont le gel des colonies de peuplement dans les
territoires palestiniens.
"LE MINIMUM NÉCESSAIRE"
En attendant, et malgré les critiques internationales, y compris de la part
des Etats-Unis, l'Etat juif continuera de liquider les activistes palestiniens,
parce que, dit-il, M. Arafat, sommé par Israël de les arrêter, s'est abstenu de
le faire. Et pour que nul ne se méprenne sur ses intentions, M. Sharon a prévenu
: "Nous faisons le minimum nécessaire aujourd'hui et nous le faisons dans la
défense active, mais ce n'est pas quelque chose qui pourra durer longtemps."
Autrement dit, les Palestiniens ne perdent rien pour attendre.
M. Jospin, selon son entourage, ne lui a pas caché ses "craintes que les
exigences du gouvernement israélien ne soient jamais satisfaites, que les
perspectives de paix ouvertes par le rapport Mitchell s'éloignent et que la
situation ne devienne encore plus dangereuse". Le président Jacques Chirac en
avait fait autant la veille, mais M. Sharon n'en a pas démordu, quitte à
admettre publiquement qu'il "n'y a pas accord sur tous les points" avec les
autorités françaises; mais il existe, selon lui, une "compréhension" mutuelle,
et "c'est surtout cela qui est important".
"Le terrorisme est aujourd'hui le danger numéro un, le danger pour
l'équilibre au Proche-Orient, le danger pour l'équilibre dans le monde", a
martelé M. Sharon. Plus nuancé, Lionel Jospin lui a fait part de son "extrême
préoccupation" face à la "menace terroriste dont Israël est victime", mais aussi
"pour les Palestiniens, qui mènent une existence à la limite du
supportable."
7. L'immunité parlementaire devrait mettre un député
arabe israélien à l'abri de poursuites judiciaires - Azmi Bishara est accusé
d'avoir tenu des propos hostiles à l'Etat juif en pays ennemi
par Catherine Dupeyron
in Le Monde du samedi 7 juillet 2001
JÉRUSALEM correspondance - Mieux vaut prévenir que guérir. Le député arabe
israélien Azmi Bishara, menacé de poursuites judiciaires pour "collaboration
avec l'ennemi en temps de guerre, maintien de contact avec un agent étranger
d'un pays ennemi, sédition, et soutien à une organisation terroriste", a averti
que si le procureur général donnait suite, il porterait l'affaire devant un
tribunal international.
Et, alors que le procureur n'a encore rien décidé, l'Union parlementaire
internationale basée à Genève, s'est déjà saisie du dossier. Dans une lettre
adressée au président de la Knesset, Abraham Burg, le secrétaire de l'Union,
Anders Johnson, conteste l'interrogatoire préliminaire de M. Bishara, mené par
la police le 27 juin ; cela constituerait, d'après lui, une violation de son
immunité parlementaire. En réalité il s'agit d'une simple enquête préliminaire
demandée par le procureur, justement destinée à déterminer s'il y a lieu ou non
de poursuivre.
La police a recommandé l'inculpation de M. Bishara pour avoir tenu des
propos hostiles à Israël en pays ennemi, la Syrie. Le 10 juin, alors qu'il
participait, aux côtés de Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah
libanais, aux cérémonies d'anniversaire de la mort d'Hafez El Assad, M. Bishara
a appelé les pays arabes "à accroître la résistance à l'occupation (israélienne)
et à apporter un soutien plus important à la lutte du peuple palestinien contre
l'occupation".
Il a également fait l'éloge du Hezbollah, qu'il a qualifié d'exemple
"héroïque de la résistance islamique".
Dès le lendemain, un certain nombre de députés juifs israéliens demandaient
qu'il soit traduit en justice. Spécialiste de la surenchère, le député d'extrême
droite Michaël Kleiner, proclamait que "dans toute nation normale (M. Bishara)
aurait été envoyé devant un peloton d'exécution". Et le ministre de l'intérieur,
Elie Yshai, membre du Shass, suggérait de retirer sa citoyenneté à M. Bishara.
Ce dernier, député depuis 1996, a expliqué qu'il avait déjà tenu ce type de
discours en Israël, y compris à la Knesset. Autrement dit, il n'y a pas lieu de
s'en émouvoir.
Ce à quoi les juristes répondent en substance : il y a une différence
majeure entre des propos tenus devant un public israélien et des déclarations
faites à l'étranger, dans un pays qui est officiellement un ennemi d'Israël et
de surcroît en présence d'éléments hostiles voire "terroristes". Dans le premier
cas, cela peut être considéré comme faisant partie des règles du jeu
démocratique. Dans le second, il en va tout autrement.
PRUDENCE
Quelle que soit la validité des charges, le procureur de l'Etat, Elyakim
Rubinstein, hésitera sans doute à lancer des poursuites contre M. Bishara et à
demander en conséquence à la Knesset de voter la levée de son immunité
parlementaire. La prudence politique devrait l'en dissuader. Si, comme le
faisait justement remarquer le député travailliste Effi Oshaya, "l'apparition de
Bishara aux côtés de Nasrallah, pour l'anniversaire de la mort d'Assad, creuse
le fossé qui existe entre Juifs et Arabes en Israël", aux yeux des Juifs, nul
doute que l'inculpation de M. Bishara produirait les mêmes effets parmi les
Arabes israéliens, déjà très ébranlés par les émeutes d'octobre 2000, qui ont
fait treize morts dans leurs rangs.
Sans doute, M. Rubinstein préférera-t-il se contenter d'une déclaration
politique informelle condamnant l'attitude de M. Bishara. A défaut d'inculpation
judiciaire, la Knesset dispose de moyens sanctionnant les éventuels manquements
à l'éthique de ses membres. Elle peut priver le parlementaire de ses émoluments
pendant un ou plusieurs mois, ou lui interdire de participer à plusieurs
séances, ce qui est plus rare. En outre, afin qu'une telle situation ne se
reproduise pas, certains députés envisagent d'étendre aux personnalités
disposant d'un passeport de VIP les dispositions légales qui interdisent aux
citoyens israéliens de se rendre dans un pays ennemi.
8. La FIDH invite Israël à intégrer sa minorité
arabe par Mouna Naïm
in Le Monde du samedi 7
juillet 2001
Relever le défi d'une parfaite intégration de sa propre
minorité arabe, d'"une cohabitation égalitaire, fraternelle et loyale" au sein
d'un même Etat, serait "incontestablement de la part d'Israël un pas sur le
chemin de la paix".
C'est en tout cas ce que pense la Fédération internationale des ligues des
droits de l'homme (FIDH), qui vient de rendre public le rapport d'une mission
d'enquête conduite en Israël sur le statut des citoyens arabes israéliens. Lors
d'une conférence de presse, mercredi 4 juillet à Paris, Claude Katz, secrétaire
général de la FIDH, insiste : "La capacité du gouvernement israélien à permettre
une égalité de droits aux citoyens arabes israéliens est une sorte de
laboratoire du futur de la cohabitation entre Arabes et Juifs au sein d'un même
Etat."
Le défi est de taille, si l'on en juge d'après l'état des lieux dressé au
terme de l'enquête conduite en collaboration avec deux organisations
israéliennes de défense des droits de l'homme, l'Association for Civil Rights in
Israël et Betselem. Le titre du rapport en dit long : "Des étrangers de
l'intérieur : le statut de la minorité palestinienne d'Israël".
"Minorité" certes, mais qui compte un peu plus d'un million de personnes,
c'est-à-dire un peu moins de 19 % de la population de l'Etat d'Israël,
globalement estimée à quelque six millions.
NEUF RECOMMANDATIONS
Cette minorité subit de nombreuses discriminations dont "une partie est
légalisée, une autre relevant davantage de pratiques", a expliqué Claude Katz.
Chiffres, textes de base et exemples concrets à l'appui, le rapport énumère la
liste de ces discriminations, qui concernent l'accès non seulement à la sphère
politique, mais aussi à l'emploi dans les secteurs public et privé - où continue
de prévaloir "un état d'esprit et un racisme antiarabe", a noté M. Katz - la
propriété de la terre, l'usage de la langue, l'enseignement supérieur, les
droits culturels et religieux. Sans oublier "la situation extrêmement
critique"des quelque cent trente mille membres de la communauté bédouine
"minorité dans la minorité", dont l'installation forcée dans des centres urbains
a entraîné une totale déstructuration des familles et du mode de vie
traditionnel. La FIDH prend acte des progrès des dernières années, dont le
mérite principal revient à la Cour suprême, qui joue un rôle essentiel en
matière judiciaire et constitutionnelle. Elle admet que le problème du statut
des Arabes israéliens "ne pourra recevoir de solution pleinement satisfaisante
sans la solution définitive du conflit"entre Israël et les Palestiniens, mais
n'en énumère pas moins neuf recommandations qui peuvent contribuer à aplanir les
discriminations.
La FIDH s'interdit de porter un "quelconque jugement, a fortiori de
remettre en cause le projet politique fondateur de l'Etat d'Israël". Elle note
néanmoins que "ce projet politique - l'instauration d'un "Etat juif" - est
porteur d'une discrimination à l'égard de la population non juive". Autrement
dit, comme le dit Claude Katz, la question du statut de la minorité
palestinienne pose le problème de la structure contradictoire d'un Etat "qui se
définit fondamentalement comme un Etat juif, mais aussi comme un Etat
démocratique".
9. José Bové, syndicaliste français par Walid
Charara
L'Hebdo Magazine (hebdomadaire libanais) du vendredi 6 juillet
2001
"Israël mène un ethnocide contre les
Palestiniens"
José Bové, leader de la confédération paysanne en
France et l'une des principales figures de la lutte contre la mondialisation
libérale, s'est rendu en Palestine avec une délégation du mouvement social en
France en «visite de solidarité» avec le peuple palestinien. Dans une interview
qu'il a accordée à Magazine, il affirme la volonté d'un plus grand engagement
des réseaux antimondialisation aux côtés des Palestiniens.
- C'est votre première visite en Palestine ?
-
Oui.
- Vous aviez déjà une connaissance de la situation sur place
?
Nous étions en relation avec le Parc (Palestinian
Agricultural Relief Committee). Notre solidarité avec le peuple palestinien
s'inscrit dans le cadre de la solidarité internationale. Durant notre lutte au
Larzac, nous avions eu un vaste mouvement de solidarité internationale avec nous
qui nous a été d'une grande utilité. Nous avons estimé qu'il était de notre
devoir à notre tour de témoigner d'une telle solidarité avec les personnes, les
associations ou les peuples en lutte pour leurs droits.
- Sur place, vous avez fait une comparaison entre la domination
coloniale israélienne et le système de l'apartheid...
- En
arrivant sur place, la première chose qui se jette à la figure est la manière
dont les populations sont parquées, aussi bien en Israël que dans les
territoires de 1967. Ce qui frappe, c'est la façon dont les Palestiniens sont de
plus en plus enfermés dans leurs villes d'origine, comme à Nazareth, où la ville
est en train d'être encerclée par la ville israélienne de Nazareth-ilit, qui se
construit autour. Les bâtiments administratifs ont été évacués de la ville arabe
pour être reconstruits dans la ville israélienne. La population palestinienne
perd totalement ses prérogatives sur la gestion de sa ville et de son territoire
puisqu'il n'y a plus d'espace pour construire. C'est un des premiers exemples
qui m'ont beaucoup frappé. Le deuxième exemple d'apartheid est la situation à
Jérusalem. Les bâtiments administratifs pour les Israéliens se trouvent à
Jérusalem-Ouest. Les Palestiniens sont obligés d'attendre à partir de 2 heures
du matin pour passer en définitive devant un petit guichet pour obtenir leurs
papiers familiaux ou renouveler leurs papiers d'identité. Tous les Palestiniens
de Jérusalem-Est sont obligés de passer par là. Ils subissent sur place les
contrôles et les vexations de la police israélienne... C'est absolument
insupportable. Tout est fait pour signifier à la population palestinienne
qu'elle est en sous-droit. Dans les territoires occupés, il y a d'abord cette
humiliation permanente de toute une population sur les check points israéliens.
Les arrestations sans aucune raison, les attentes interminables devant les
barrages israéliens pour s'entendre dire après des heures, voire plus d'une
journée d'attente, que le passage est interdit... A Gaza, nous avons vu des gens
avec leurs paquets sur la tête attendre des heures au soleil et de temps en
temps, un soldat israélien qui leur donnait l'ordre d'avancer d'un ou de deux
pas et d'attendre à nouveau... Le plus symptomatique, à Gaza, c'est cette route
barrée en deux par des blocs de béton avec un côté exclusivement pour les colons
et l'autre côté pour les Palestiniens. Ces derniers sont obligés d'attendre
lorsque les colons passent de leur côté. Ils peuvent rester à attendre pendant
des heures le bon vouloir de l'armée... Une situation de non-droit absolu. Une
manière de signifier aux gens que leur place n'est pas là. En plus, il y a ces
entreprises israéliennes implantées autour des colonies, comparables aux
maquiladoras de la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, de véritables
parcs industriels permettant à Israël d'améliorer son système de sous-traitance
en développant certaines zones industrielles au sein des populations pauvres
(îlots de richesse dans un océan de pauvreté), a priori plus productives et
adaptables aux exigences des industriels israéliens. Ce projet était en fait une
adaptation du modèle sud-africain des points de croissance (grouth points). Le
parallèle se fait automatiquement. C'est un apartheid politique, économique,
social...
- L'apartheid, c'était aussi les bantoustans, ces enclaves
territoriales où étaient parquées les populations noires.
-
Bien sûr. C'est tout à fait la même logique avec les confettis d'Etat
palestinien, ses territoires prétendument autonomes mais qui sont de plus en
plus coupés par des routes reliant les colonies entre elles. Tout est fait par
Israël pour rendre impossible la gestion d'un territoire palestinien et pour
cantonner les Palestiniens dans des morceaux de territoires. J'ai cité en
Palestine à plusieurs reprises le titre d'un livre paru en France il y a 25 ans,
La géographie, ça sert d'abord à faire la guerre, d'Yves Lacoste. C'est vraiment
la situation sur le terrain. Par une stratégie de positionnement, toute solution
politique du conflit est rendue impossible.
- Vous qui êtes écologiste et attaché à la terre, comment vous
réagissez au fait qu'Israël plante souvent des arbres, notamment des sapins du
Canada, en Galilée ou ailleurs dans une volonté délibérée d'effacer la trace des
villages palestiniens détruits et de transformer l'espace physique
?
- Il y a évidemment une volonté totalitaire de contrôle des
hommes, de contrôle des ressources et de refaçonnage de l'espace en faisant
table rase de ce qui existait déjà, et la construction d'un monde nouveau. En
même temps, il y a une fonction idéologique très forte avec cette idée qu'Israël
a transformé le désert en espace vert. Israël nie l'histoire et la culture du
peuple palestinien et reconstruit de toutes pièces une autre réalité. Par
ailleurs, sa façon de concevoir l'architecture est absolument saisissante.
L'architecture des colonies, au lieu de s'intégrer par rapport à des reliefs,
est là, posée pour être visible, l'objectif étant de montrer la puissance
israélienne. L'architecture s'impose, en quelque sorte au pays. Lorsque le
villageois palestinien se lève le matin, la première chose qu'il voit, ce sont
ces murs de béton... pour montrer la puissance de l'occupation. Il y a, par
ailleurs, une instrumentalisation des habitants de ces colonies. Ces derniers
sont composés d'extrémistes religieux, mais aussi de personnes qui sont là pour
l'ascension sociale. Au lieu de rester vivre dans leur deux-pièces à Tel-Aviv,
ils préfèrent vivre dans un quatre-pièces dans une colonie. Pour l'ascension
sociale, ils sont prêts à vivre mitraillette au poing.
Peut-être que la principale différence avec l'apartheid est cette dimension
coloniale d'Israël. Non seulement il confine les Palestiniens dans des enclaves
territoriales et les exploite, mais aussi il continue à leur confisquer leurs
terres, rétrécissant ainsi leur espace d'existence en tant que peuple. Cela
ressemble plutôt à un ethnocide...
J'ai utilisé ce terme d'ethnocide sans
qu'il soit rapporté par la presse française. Ce que les Occidentaux ont refusé
de voir en Bosnie ou au Kosovo pendant des années est en train de se répéter en
Palestine. On va vers l'épuration ethnique.
- Comment articulez-vous la lutte contre la mondialisation
libérale et le soutien à la lutte palestinienne ?
- Il y a deux
grands outils de la globalisation. L'Otan et l'OMC. A partir de ces deux outils,
il y a une complicité totale entre les Etats-Unis et l'Europe pour se partager
le monde. La guerre du Golfe en 1991 et les accords de Marrakech en 1994 sont
les deux actes fondateurs du nouvel ordre mondial dans le cadre duquel s'opère
un nouveau Yalta entre les Etats-Unis et l'Europe. Si on veut que la lutte du
peuple palestinien soit comprise, il faut que les organisations de résistance
palestiniennes posent le problème de l'ordre global dans lequel leur cause se
situe. Il faut que les Palestiniens se posent la question du mode de
développement qu'ils veulent pour eux, la façon dont ils conçoivent
l'agriculture, la terre, la logique de l'économie, les relations internationales
dans l'économie, comment construire un autre Moyen-Orient sur d'autres valeurs
que celles du marché. C'est en donnant des réponses à ces questions que la
résistance palestinienne pourra élargir le mouvement de solidarité avec sa
lutte. L'exemple du Chiapas est à cet égard édifiant. C'est un mouvement qui a
parfaitement réussi à articuler le local et le global.
De notre envoyé spécial à Deir
el-Balah (bande de Gaza).
L'armée israélienne ne recule devant rien pour imposer son ordre et tenir
en joue une population palestinienne toujours plus exposée. La famille de Khalil
Basheir, un enseignant de Deir el-Balah, vit dans la terreur depuis que Tsahal a
pris possession des deux étages de sa maison, ne lui laissant que le
rez-de-chaussée. Nous sommes pourtant en zone A, sous complet contrôle de
l'Autorité palestinienne, comme le prévoient les accords d'Oslo. Le domaine a
été saccagé par les chars. Il ne reste plus aucun oranger, fierté de Khalil. Les
palmiers ont été arrachés comme les oliviers. Les serres ont également été
abattues. Le tort des Basheir ? Habiter à dix mètres de la colonie
d'implantation juive de Kfar Darom.
" C'était le 11 décembre, en fin d'après-midi ", se souvient Amira, seize
ans. " Les soldats israéliens sont arrivés et ont tout saccagé dans le champ.
Puis ils sont entrés dans la maison et comme nous ne voulions pas partir, ils
ont pris possession des deux étages ". Les soldats ont tendu des filets de
camouflage et il est difficile de savoir s'ils sont présents ou non dans la
journée. Il faut tendre l'oreille et écouter le bruit des pas. Ils accèdent aux
étages par une échelle en fer, rouillée, dressée contre le mur de derrière. " La
nuit, quand ils montent, on entend leur souffle ", se confie-t-elle. Monter
l'escalier intérieur pour vérifier exposerait la famille Basheir qui a déjà été
menacé de représailles à plusieurs reprises si des journalistes venaient. Amira,
comme ses parents et ses frères et sours, n'en a cure. " Notre vie est en danger
mais notre volonté est forte. Nous ne sommes pas prêts à partir. Même si on
meurt ici ce ne sera pas pour rien. Nos corps fertiliseront notre terre. " La
façade de la maison témoigne de la rage soldatesque : des centaines d'impacts de
balles et de roquettes. L'une d'elle est même encore fichée dans le mur. Dès le
début de l'Intifada, colons et militaires israéliens se sont défoulés, comme
dans une fête foraine, le " jeu " principal consistant à essayer de couper les
câbles électriques. L'intérieur de la maison n'est guère en meilleur état. Les
vitres des pièces donnant directement sur la colonie ont toutes volé en éclat.
Khalil et l'un de ses fils ont été blessés sans raison il y a quelques mois
alors qu'ils se trouvaient dans l'une des chambres. Les armoires ont été
transpercées. Dans les piles de vêtements on trouve encore des balles. Amira
sort une caisse dans laquelle elle a entreposé les morceaux de projectiles
envoyés par les Israéliens. " Chaque jour ils font quelque chose contre nous ",
assure-t-elle d'une voix douce. Les militaires viennent régulièrement fouiller
la maison, à l'aide de chiens, à grand renfort de coups et d'insultes. Il a dix
jours, ils ont tout simplement modifié la frontière en installant des barbelés
en territoire palestinien.
Depuis le mois de décembre, toute la famille dort dans la même pièce, la
moins exposée. Et surtout, " on ne laisse jamais la maison vide pour qu'ils n'en
prennent pas possession ", souligne Souad, la mère. Leur vie est devenue un
enfer. Un des enfants, âgé de neuf ans, a voulu jouer dans le jardin. Mal lui en
a pris. Il a été la cible des soldats installés sur le mirador en béton, érigé à
quelques mètres. Il a également fallu se débrouiller pour l'approvisionnement en
eau puisque Tsahal a débranché les citernes se trouvant sur le toit. " On
remplit des bidons d'eau la nuit, pour ne pas venir dans la cuisine parce que
c'est trop dangereux, explique Souad. On n'a même plus accès à l'huile d'olive
et aux provisions que nous avions entreposés au 1er étage ". Elle observe une
pause et ajoute : " Je suis très triste de tous ces morts après l'attentat de
Tel Aviv. Mais pourquoi le monde entier ne réagit-il pas avec autant de force
lorsque c'est nous qui mourons ? "
Assis devant sa maison, entouré de sa femme et de ses enfants, Khalil ne
professe aucune haine à l'égard des Israéliens. Cette barbarie le touche au plus
profond de lui-même mais il veut encore croire que " ce sont des êtres humains
". Malgré les souffrances endurées, pas question de bouger de là car " quitter
cette demeure ce serait mourir ". Khalil souhaite " écrire une nouvelle page "
et adresse un message aux Israéliens, terrible et digne : " Nous ne sommes pas
vos ennemis. Apprenons l'amitié à nos enfants et laissons-les vivre. S'il y a
une place pour un compromis, faisons-le. Vous ne pouvez pas nous supprimer, nous
ne pouvons pas vous supprimer. Epargnons-nous plus de destructions. Il faut
regarder devant nous pour qu'il y ait un avenir ".
L'historien Elias Sanbar dirige aux
éditions de Minuit la réputée Revue d'études palestiniennes. Il exerce également
des responsabilités politiques au sein de la résistance palestinienne. S'il a
choisi aujourd'hui de nous donner le Bien des absents, un ensemble de textes à
l'écriture vive, remarquablement évocatrice, ce n'est assurément pas qu'il
recherche dans la littérature quelque consécration, ni même un adoubement. Rien
à voir avec cet ancien président de la République, qui concevait l'écriture
comme une autre sorte de savoir-faire et commit un jour un petit roman
désastreux et risible. Ici l'on se sent tout de suite pris par une sensibilité
particulière, par la force d'une parole.
C'est en effet un demi-siècle d'exil qui vient à se dire, dans des scènes à
la tonalité tantôt grave et tantôt plus souriante. Depuis le départ forcé de
Haïfa, en avril 1948, jusqu'à ce 1er juillet 1994, où l'on voit Arafat pouvoir
enfin remettre les pieds sur un territoire palestinien. Durant ces presque
cinquante années Elias Sanbar a enregistré des images et des sensations, qui
constituent à coup sûr son véritable bagage d'exilé. Alors que de sa ville
natale, il lui reste seulement " un trou noir " : il n'était âgé que de quinze
mois lorsque sa famille, parmi les dernières - le père, notable de la communauté
arabe, était resté jusqu'à l'ultime limite -, avait dû embarquer pour Beyrouth.
Or c'est précisément de ces derniers instants qu'il s'agit d'abord, alors que la
ville cède lentement aux groupes israéliens qui l'investissent. Elias Sanbar
reconstitue cet épisode, tandis que la canonnade se rapproche de la terrasse et
du jardin, où s'attarde encore la douceur de la lumière matinale. Il montre
aussi comment l'enchaînement des souvenirs, le travail de la mémoire à venir à
ce moment s'enclenche. Détournant le cours de son récit, il le fait retourner
dans le passé, pour évoquer la construction de la maison, la logique suivie pour
la plantation des arbres du jardin, mais aussi les fins de sieste alanguies, les
envahissantes senteurs de jasmin, et la mer enfin, visible de partout dans cette
ville " bâtie en escaliers ", telle une issue de secours vers le monde.
Une ouverture parfaitement emblématique, puisque le pays des origines est
resté pour la plupart une terre rêvée, à laquelle seuls des récits ont donné une
consistance et une tangibilité. Ce que fait à son tour Elias Sanbar, quand il
nous transporte dans cette dernière matinée de Haïfa. Son livre peut alors faire
remonter d'autres épisodes de la vie en exil : l'on sait maintenant en effet, là
derrière, les images indélébiles que l'imaginaire s'est construites, qui n'ont
pas cessé un seul instant d'alimenter la nostalgie, de tenir le corps et
l'esprit en situation d'attente, de leur " faire signe. " En même temps que les
tragédies se succédaient. Guerre des six jours, Septembre noir, Sabra et
Chatila... Obligeant à embrasser d'un même regard le rêve et la lutte, à faire
d'eux un tout indissociable. " Ma génération ne s'est pas politisée au sens où
on l'entend dans les pays jouissant de paix civile. Elle s'est retrouvée
confrontée dès l'adolescence à la nécessité d'agir ", rappelle Elias Sanbar.
Chaque récit se déploie sur cette couleur de fond, qui donne peut-être un prix
plus grand encore aux petits et grands événements de l'existence depuis l'exode.
Par exemple la livraison solennelle, dans la maison de Beyrouth, de quelques
meubles que l'on a réussi à faire sortir du pays occupé ; le couvert du frère
aîné mis à tous les repas, pendant que celui-ci est parti continuer ses études
aux Etats-Unis ; Jean-Luc Godard venu filmer les combattants et transférant sur
eux un fantasme de gauchiste occidental, jusqu'à ce que des paroles d'abord mal
audibles, sur une bande-son, lui projettent le réel en pleine figure ; Jean
Genet, l'ami, dont la silhouette bonhomme n'éveille pas les soupçons, et qui en
1982, juste après les massacres, pénètre " l'un des premiers " dans Sabra et
Chatila, donnant quelque temps après le retentissant Quatre heures à
Chatila...
Puis vient l'invitation à enseigner dans une université américaine et la
visite de la statue de la liberté, sur Ellis Island : elle était " creuse " et à
son sommet elle " tanguait. " Inutile d'en dire plus, si ce n'est qu'une
comparaison alors lentement mûrit, entre le peuple indien et le peuple
palestinien, l'un et l'autre repoussés avant de se trouver parqués dans des
réserves. Elias Sanbar accède là à l'intuition du " lien profond qui sous-tend
le jeu de miroirs entre l'américanisme et le sionisme. " Au fil de ces
expériences, la réflexion s'approfondit et s'aiguise, un lien s'établit entre la
poésie de la Palestine imaginée et le combat des Palestiniens. Le récit organise
entre les deux une véritable circulation, suggère l'Histoire en travail dans les
individus par des canaux insoupçonnés - émotions, images, mots. Plus qu'un
témoignage, une ouvre qui donne à voir et à sentir.
- Elias
Sanbar, " Le Bien des absents " aux éditions Actes Sud, 144 p, 99
F.
Jusqu'à ces derniers jours, les diplomates belges en poste en Israël ne se
sentaient pourtant pas menacés malgré la tension causée par l'instruction de la
plainte déposée à Bruxelles contre Ariel Sharon. Mais l'incident d'hier a changé
la donne car un sentiment anti-belge commence à se former dans une partie de
l'opinion de l'Etat hébreu.
A Ramat-Gan (le quartier des affaires de Tel-Aviv), l'ambassade de Belgique
reçoit de plus en plus de lettres et de communications téléphoniques insultantes
ou vengeresses. Ce qui explique sans doute pourquoi l'ambassadeur Wilfried Geens
se prépare à effectuer une démarche auprès des Affaires étrangères israéliennes
afin d'obtenir la multiplication des rondes de police devant l'immeuble où sont
situés ses bureaux (et où des mesures de sécurité interne ont d'ailleurs été
prises).
Selon les usages en vigueur dans les milieux diplomatiques, les démarches
de ce type sont confidentielles. On ne saura donc pas si l'ambassadeur évoquera
également devant ses interlocuteurs le cambriolage de sa résidence de Hertzlya
(banlieue nord de Tel-Aviv) survenu le week-end passé.
La police israélienne semble en tout cas faire diligence pour retrouver les
auteurs de l'attaque contre la résidence de M. D'Aes (que l'entourage d'Ariel
Sharon a officiellement condamnée hier) et ceux du cambriolage de la maison de
M. Geens. Mais cela n'atténue pas vraiment la tension entre Israël et la
Belgique. D'autant que la presse de l'Etat hébreu jette quotidiennement de
l'huile sur le feu publiant des informations souvent erronées sur le
fonctionnement de la justice belge et la Belgique en
général.
Israël est un Etat juif - c'est en quelque sorte sa « raison sociale ».
Près d'un cinquième de sa population (17 à 18 %) n'en est pas moins arabe. Des
citoyens israéliens, mais arabes. Et à leur égard, un mot s'impose :
discriminations. La Fédération internationale des ligues des droits de l'homme
(FIDH), qui s'est rendue sur le terrain à deux reprises (en décembre 2000 et
mars 2001), tire la sonnette d'alarme.
J'identifierais quatre aspects
saillants, explique, en primeur pour « Le Soir », Olivier De Schutter,
secrétaire général de la Ligue des droits de l'homme - Belgique francophone, qui
est l'un des auteurs du rapport de mission.
Premièrement, sur le plan
socioéconomique, les localités arabes israéliennes sont très défavorisées. Sur
le plan de la santé, de l'éducation et des services publics en général, elles
bénéficient beaucoup moins des efforts de développement, note Olivier De
Schutter. Qui souligne que cette situation est impossible à combattre en justice
puisque l'obligation de l'égalité est absente du texte fondamental israélien de
1992.
Le deuxième aspect, plus individuel, tient au fait que certains
avantages sociaux - l'accès aux bourses universitaires et à la fonction
publique, l'aide au logement - sont liés au passage par le service militaire,
explique le rapporteur. Le problème, c'est que les Arabes israéliens ne sont
encouragés, ni par leur communauté ni par l'Etat hébreu, à passer sous les
drapeaux - en fait, ils sont systématiquement exemptés. Ils ne bénéficient donc
pas de ces avantages sociaux - ils sont 6 % à l'université, représentent moins
de 6 % des fonctionnaires. Piste proposée par la FIDH : créer un service civil
alternatif allouant les mêmes avantages que le service militaire.