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1. "Ennemis de
l'Etat"... : les choses ne font qu'empirer... par Edward Saïd
in
Al-Ahram Weekly (hebdomadaire égyptien) du jeudi juin
2001
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Confrontés au comportement abominable
d'Israël à l'égard des Palestiniens, nous, la plupart des Arabes - j'en fais
aussi partie - avons tendance à moins viser de nos critiques la situation
générale dans le monde arabe que nous le faisions en temps ordinaire. Je ne
pense pas, toutefois, qu'il soit exagéré de dire que, pour peu que nous
examinions où en est le monde arabe de nos jours, nous sommes, pour la plupart
d'entre nous, absolument dévastés par la constatation de la situation
d'ensemble, caractérisée par la médiocrité et une dégénérescence accélérée qui
semblent bien être devenues notre sort. Dans tous les domaines importants
(exceptée, peut-être, la cuisine), nous avons dégringolé en bas de la pyramide
en ce qui concerne la qualité de la vie. Nous sommes devenus des bons à rien,
tant en matière d'impuissance politique et d'hypocrisie (notamment, vis-à-vis de
l'Intifada, pour laquelle les Etats arabes ne font pratiquement rien) que pour
les conditions sociales, économiques et politiques d'une pauvreté abyssale qui
se sont imposées à tous les pays arabes sans pratiquement aucune exception.
Illettrisme, pauvreté, chômage, non-productivité se sont aggravés de manière
alarmante. Tandis que le reste du monde semble évoluer dans le sens de la
démocratie, le monde arabe va dans le sens inverse : vers encore pire en matière
de tyrannie, d'autocratie, de gouvernance maffieuse. Il en résulte que nous
sommes de plus en plus nombreux à penser que nous ne pouvons pas (nous ne devons
pas) rester silencieux plus longtemps. Toutefois, il est difficile de savoir par
où commencer, afin de tenter d'améliorer la situation, même s'il semble bien
qu'être lucides et honnêtes sur ce que nous avons permis qu'il nous arrive, par
négligence, est une bonne façon de se lancer.
Il est peu d'exemples qui
illustrent plus éloquemment mon propos que certaines données chiffrées et
certains recensements d'événements auxquels je recourrai ici. Il y a peu de
temps, l'intellectuel égypto-américain Saadeddin Ibrahim, professeur de
sociologie à l'Université américaine du Caire et directeur du Centre Ibn Khaldun
a été condamné à sept ans de travaux forcés par une cour de sécurité de l'Etat.
Cela, après deux mois d'incarcération au secret, à la suite d'une arrestation
sommaire, suivis de plusieurs mois de mise à l'épreuve pour malversations
financières, atteinte à l'image de l'Egypte, falsification électorale,
incitation aux troubles confessionnaux ou idéologiques, en sus de la livraison
d'information à l'ennemi... Ce sont là des accusations extrêmement graves,
évidemment, mais ce qui est ahurissant, c'est que le tribunal ait, en
l'occurrence, rendu son jugement en quelques heures seulement, après des mois
d'audience...
Ce procès a attiré énormément d'attention, pour des raisons
évidentes. Un intellectuel éminent a été humilié dans un pays dont la centralité
politique et la taille étaient gages, pratiquement à coup sûr, d'une couverture
médiatique maximale, tout particulièrement dans l'Occident libéral, et d'une
accumulation de jugements négatifs accablant un système qui donnait toutes les
apparences de persécuter un homme en raison de ses opinions indépendantes, sinon
toujours largement populaires. Les quelques Arabes à prendre sa défense ont
presque tous, uniformément, commencé par prendre la précaution de préciser
qu'ils trouvaient ses opinions et ses méthodes inadmissibles : il était connu
pour être en faveur de la normalisation avec Israël, il semblait être à l'aise
financièrement grâce à ce qui semblait être son esprit d'entreprise et ses idées
circulaient mieux, d'une manière générale, à l'extérieur qu'à l'intérieur du
monde arabe. Reste qu'il devait être clair, pour tout le monde, qu'on faisait de
son cas un exemple ; ainsi, il a souffert injustement, en dépit de son mode de
vie, dans l'ensemble, hors du commun et de son succès exceptionnel.
Je dois
être l'un des rares à avoir suivi ce procès depuis l'étranger mais je dois
préciser que j'ai bien connu Ibrahim, il y a une trentaine d'années, et que
j'étais sans nouvelles de lui depuis lors. Je suis allé en Egypte (et,
précisément, à l'Université américaine du Caire) à plusieurs reprises, au cours
de ces vingt dernières années, mais nos chemins ne se sont jamais croisés. Je ne
me souviens pas avoir jamais rien lu de lui, mais je connaissais bien son
intérêt pour la société civile, ses relations cordiales avec l'élite du pouvoir
en Egypte, en Jordanie et ailleurs, ainsi que son intérêt pour les processus
électoraux et le statut des minorités. Je tiens toutes ces informations sur sa
personnalité de deuxième ou de troisième mains, c'est pourquoi je ne suis pas
fondé à dire quoi que ce soit sur ses idées. Je ne pense d'ailleurs pas qu'elles
importent réellement, de quelque façon qu'on les envisage. Je suppose simplement
qu'il a des idées, et je suppose aussi que, à l'instar de tous les
intellectuels, il a suscité autour de lui autant d'hostilité que de sympathie.
Cela ne prouve rien et me semble tout ce qu'il y a de plus normal.
Ce qui me
semble, par contre, absolument anormal, c'est qu'il ait été méthodiquement
châtié par l'Etat à cause de sa renommée et parce qu'il a osé critiquer
plusieurs aspects de la politique gouvernementale. La leçon (à en tirer) semble
bien être que si vous avez assez de témérité pour trop ouvrir votre g... et si
vous déplaisez aux pouvoirs en place, vous serez sévèrement contré. Nombreux
sont les pays, de par le monde, à être régis par les décrets de l'état
d'urgence. Sans exception, ce type de gouvernement doit être dénoncé et
condamné. Il ne doit y avoir aucune raison (à part une catastrophe naturelle
d'ampleur absolue) pour suspendre de manière unilatérale l'état de droit et la
garantie d'une justice impartiale. Même les pires criminels, dans un état de
droit, bénéficient de la justice et d'une condamnation proportionnée (à la
gravité de leur crime). Ainsi, par exemple, aux Etats-Unis, de nombreux
commentateurs du procès Ibrahim n'ont pas relevé que l'Amérique (qui n'est pas
régie, que l'on sache, par l'état d'urgence) est l'un des pays les plus iniques
en matière de dénis de justice (qui affectent généralement les non-blancs), de
peine capitale et de système carcéral terrifiant, le pays détenant le record
mondial de la répression et du ratio de la population internée sur la population
générale. En d'autres termes, ce que fait l'Egypte doit être vu d'un regard qui
devrait valoir aussi pour des pays soi-disant civilisés, de la plupart desquels
les journalistes ont condamné le traitement réservé à Ibrahim sans admettre que
son cas n'est pas unique, que ce soit au Moyen-Orient ou en Occident même. Des
milliers de militants islamistes sont traités de manière bien pire, sans que des
journalistes libéraux (tel Thomas Friedman), qui se sont fait les hérauts
passionnés d'Ibrahim n'élèvent la moindre protestation. Ces journalistes ne
trouvent rien à redire, non plus, aux atteintes aux droits de l'homme perpétrées
dans leur propre pays, ou au sort d'Arabes victimes de l'iniquité de l'Etat,
mais moins visibles que Saadeddin Ibrahim...
Là où je veux en venir, bien
sûr, c'est que la justice est la justice et l'injustice reste l'injustice, sans
égard à l'identité de la personne mise en cause et maltraitée. La caricature de
procès en bonne et due forme, dans le cas d'Ibrahim, est une infamie
(inadmissible) non pas parce qu'il est riche et célèbre, mais bien parce que
toute offense à la personne est quelque chose d'extrêmement grave, quelle qu'en
soit la victime. Et ce qui est particulièrement significatif dans le cas
d'espèce, c'est le fait qu'il en dit très long sur notre malaise actuel et sur
notre impression que les priorités sont perverties, dès lors qu'on suppose que
tout citoyen, quel qu'il soit, et non pas seulement un universitaire réputé,
peut être l'objet des abus de pouvoir, dans le monde arabe. Le cas Ibrahim nous
enseigne que nos législateurs sont habités de l'idée que personne n'est à l'abri
de leur courroux et que les citoyens devraient vivre en permanence dans la peur
et la soumission et la capitulation face à quelque forme d'autorité que ce soit,
tant séculière que religieuse. Quand l'Etat est détourné de sa réalité première
de propriété du peuple et qu'il devient au contraire la chose d'un régime ou
d'un gouvernant, à utiliser comme bon semble au régime/dictateur, nous devons
admettre que nous avons été vaincus, en tant que peuple souverain, et que nous
sommes entrés dans une phase de dégénérescence avancée qu'il est peut-être déjà
trop tard pour tenter d'y remédier ou d'en inverser le cours.
Ni une
constitution ni un processus électoral n'ont de sens si de telles suspensions de
la loi et de la justice peuvent avoir lieu avec l'assentiment relatif d'un
peuple tout entier, et en particulier de ses intellectuels. Ce que je veux dire,
ce n'est pas simplement que nous n'avons pas la démocratie, mais qu'en fin de
compte nous semblons bien avoir refusé jusqu'au concept même de la démocratie.
J'en ai acquis la ferme conviction, il y a environ huit ans de cela, après une
conférence que j'ai faite à Londres, au cours de laquelle j'avais critiqué les
gouvernements arabes, leur reprochant leurs atteintes aux libertés. J'avais été
sommé de m'excuser par un ambassadeur arabe. Ayant refusé ne serait-ce que
d'adresser la parole à cet homme, un ami intercéda et s'arrangea pour que nous
nous rencontrions chez lui : il nous avait invités tous deux (séparément) à
prendre le thé... Ce qui se passa alors fut extrêmement révélateur. Alors que je
réitérais mes commentaires, l'ambassadeur sortit complètement de ses gonds (il
se trouve qu'il était aussi un membre du parti au pouvoir dans son pays) et me
dit en des termes non équivoques qu'en ce qui le concernait, et ce qui
concernait le régime (qu'il représentait), la démocratie n'était pas moins que
le SIDA, la pornographie et le chaos réunis. "Nous n'en voulons pas, de cette
saloperie!", hurla-t-il à de multiples reprises, en proie à une rage
quasi-démentielle.
C'est alors que je compris : l'autoritarisme est
maintenant tellement ancré en nous que tout défi qui lui est lancé semble rien
moins que diabolique et du même coup, inconcevable. Aussi n'est-ce pas pour rien
que tellement de personnes se soient tournées vers une forme extrémiste de
fondamentalisme religieux résultant de la perte de l'espoir et de l'absence même
de tout espoir. Lorsque les droits démocratiques furent abrogés, au début, dans
les premières années des indépendances (des pays arabes, ndt) parce que la
sécurité (nationale) semblait authentiquement menacée, personne n'imaginait que
l'"état d'urgence" allait durer un demi-siècle tout en ne donnant aucun signe de
vouloir laisser place aux prérogatives de la liberté individuelle. Au contraire,
au fur et à mesure que les Etats sécuritaires devenaient de moins en moins sûrs
- finalement, y a-t-il un seul Etat dans notre région qui puisse apporter
réellement à tous ses citoyens la sécurité et la libération de la peur et de
l'indigence, sécurité et libération auxquelles ils ont droit ? - le niveau de la
répression s'y aggravait. Personne n'est en sécurité, personne n'est délivré de
l'angoisse quotidienne, aucune valeur n'est préservée par la loi.
Le statut
de la personne a plongé si profondément que même l'un des droits les plus
basiques de la citoyenneté, le droit de tout un chacun à vivre prémuni contre le
risque de se voir menacé dans sa propre personne par l'Etat, a pratiquement
disparu. Autre exemple de ce que je suis en train de décrire comme une situation
en dégradation constante : le cas de la journaliste libanaise Raghida Dergham,
une femme de valeur qui a travaillé au bureau new-yorkais du quotidien arabe
Al-Hayat durant plusieurs années. Grand reporter et commentatrice jouissant
d'une excellente réputation en Amérique, elle a contribué au prestige de sa
profession, dans son pays, le Liban, pendant des années. Elle vient d'être
prévenue de haute trahison dans son pays pour avoir assisté à une conférence
publique, à Washington, au cours de laquelle elle a croisé le fer avec Uri
Lubrani, agent du Mossad israélien et l'un des responsables (et peut-être même
le chef) de la supervision du régime d'occupation au sud-Liban. (Ce avant quoi
il avait été l'intermédiaire entre Israël et le Shah d'Iran). Mme Dergham s'est
vu retirer son passeport. Si elle retourne au Liban, elle sera immédiatement
arrêtée. (Un autre journaliste libanais, Samir Kassir, a été déchu de la
nationalité libanaise parce qu'il a écrit quelque chose qui a eu le don de
déplaire aux autorités).
Le cas Dergham illustre une acte de perversité
absolument renversante qui donne une idée de jusqu'où peuvent aller les
différentes acceptions du "crime" de "normalisation" (avec Israël, ndt), ce
concept absolument stupide, usé jusqu'à la corde comme il l'est afin de
détourner l'attention de l'indifférence arabe à l'égard des Palestiniens, afin
d'attaquer d'autres Arabes (du pays "frère" ennemi voisin, ndt) ou pour faire la
promotion de l'ignorance, comme je l'ai mis en évidence dans mon dernier papier.
D'abord, le débat de Mme Dergham avec Lubrani a eu lieu en public, aux
Etats-Unis. Il n'avait absolument rien de secret ; il ne s'agissait de rien
d'autre qu'un débat public, et certainement pas d'une quelconque forme de
négociation! Attendre d'un citoyen normal, mentalement valide, qu'il obéisse à
des lois qui proscrivent jusqu'à la simple mention du nom d'Israël est
totalement idiot (pour rester poli). De plus, je ne connais pas d'Etat arabe qui
n'ait eu des relations à un niveau ou à un autre avec Israël, secrètement ou
ouvertement. Le monde entier - et au premier chef, les victimes d'Israël, les
Palestiniens, plus que quiconque - sait bien qu'Israël, son armée, ses agents
secrets, sa police et sa société, existent : à quoi cela peut-il bien servir,
grands dieux, de prétendre qu'Israël n'existe pas ? Mais qualifier l'attitude de
Mme Dergham de haute trahison ne vise pas tant à révéler que la notion de
trahison a été étendue au-delà de toute raison et de toute mesure, qu'à montrer
avec quelle hostilité radicale l'Etat considère ses propres citoyens, en
particuliers ceux d'entre eux qui remplissent leurs obligations professionnelles
avec compétence et conscience. De plus, dans la plupart des pays, à l'exception
malheureuse des nôtres, le débat ouvert est l'un des moyens grâce auxquels le
point de vue arabe peut être porté à la connaissance du public. Comment, dès
lors, peut-on oser y opposer une quelconque objection ?
Mais les
gouvernements arabes ont apparemment le sentiment intime, aussi triste cela
puisse-t-il sembler, qu'un avis éclairé est quelque chose qu'ils doivent
s'empresser de condamner sans tarder, en particulier lorsque cet avis éclairé
n'est pas du goût du gouvernant. On peut comprendre (on pourrait même admettre)
qu'il puisse exister un antagonisme entre l'Etat et ses citoyens, mais il y a
aujourd'hui une situation d'antagonisme si profond, allant jusqu'à ce qu'un
citoyen lambda puisse être menacé de quasi anéantissement par le gouvernement
et/ou son chef, que c'est tout l'équilibre entre les différents intérêts
constitutifs de l'Etat qui a perdu toute signification. Le crime n'est plus un
acte objectif, régi par des procédures reconnues et publiquement codifiées
d'établissement de la preuve, de jugement, de peine et d'appel, puisqu'aussi
bien il est devenu entièrement de la prérogative de l'Etat de le qualifier et de
le punir selon son bon plaisir.
Ce qui est en cause, c'est le droit à la
pensée et à l'expression libres et, de manière sous-jacente, le droit d'être
prémuni de restrictions arbitrairement opposées à la liberté de l'individu. Les
deux affaires que j'ai mentionnées ont été intentées contre des personnalités de
renom que ont les moyens et les connaissances (leur) permettant d'attirer
l'attention sur ce qui leur a été si injustement infligé. Mais une population
entière, dont la plupart des individus sont obscurs ou cachés, de victimes
potentielles, existe de nos jours dans les sociétés arabes, contre laquelle des
mesures similaires peuvent être (et/ou ont d'ores et déjà été) diligentées, à
titre individuel ou solidairement. Ils se sont vus stigmatisés de titres
d'accusation aussi ridiculement éculés que l'homosexualité, l'athéisme,
l'extrémisme, le terrorisme et le fondamentalisme, dans la plupart des cas sans
la prudence et la nuance élémentaires qui s'imposent pourtant en ces matières,
tout à fait de la même manière dont les contempteurs des milieux dirigeants
peuvent être réduits au silence et/ou embastillés. La torture est, hélas, aussi
répandue dans les prisons arabes qu'elle l'est dans les prisons
israéliennes.
La plupart d'entre nous vivent dans la hantise d'un tel sort,
et c'est la raison pour laquelle de très nombreux intellectuels gardent le
silence ou pensent qu'ils ne doivent qu'à leur bonne étoile de ne pas avoir
connu le sort réservé à Saadeddin Ibrahim et à Raghida Dergham. Il est vrai que
ces deux personnes ont été choisies pour faire un exemple de leur humiliation et
du châtiment qui leur a été imposé. Toutefois, d'autres intellectuels, en totale
inconscience, espèrent encore que s'ils se tiennent comme il faut, s'ils se
joignent au choeur des inquisiteurs, et s'ils sont en permanence sur leurs
gardes pour dire toujours et seulement "ce qu'il faut dire", ils échapperont à
un sort similaire. Là, je dois reconnaître que je ne sais pas ce qui est pire :
la censure directe telle que pratiquée par le gouvernement, ou bien
l'auto-censure de précaution pratiquée par chacun d'entre nous tous afin que
nous puissions continuer à mener notre bonhomme de chemin sans nous retrouver
entre cinq murs ou disparaître dans la nuit. Un jour pas si lointain, j'ai
rencontré un jeune Kurde irakien qui venait de s'enfuir de son pays. Là-bas, me
dit-il, si quelqu'un vous veut du mal, il lui suffit de vous dénoncer à la
police comme ennemi de l'Etat (irakien) : il est vraisemblable, après ça, que
vous-mêmes et tous les membres de votre famille "débarrasseront le plancher".
Cela est vrai de combien de pays dans le monde, aujourd'hui et, parmi ces pays,
combien sont des pays arabes ? J'ai trop honte pour pouvoir poser vraiment la
question.
Tandis que le monde arabe poursuit sa spirale régressive inexorable
vers toujours plus d'incohérence et d'infamie, il revient à chacun d'entre nous
d'élever la voix contre ces abus de pouvoir terrifiants. Personne n'est à l'abri
tant que chaque citoyen ne protestera pas contre ce qui n'est pas autre chose
qu'un retour aux pratiques autocratiques médiévales. Si nous dénonçons (à juste
titre) les agissements d'Israël envers les Palestiniens, nous devons aussi avoir
la volonté d'appliquer exactement les mêmes standards de jugement à nos propres
pays. Cette norme vaut aussi bien pour les intellectuels américains que pour les
intellectuels arabes et les intellectuels israéliens qui, tous, doivent dénoncer
les atteintes aux droits de l'homme d'un point de vue universel et non pas
seulement lorsque ces atteintes se produisent dans le camp d'un ennemi
officiellement désigné. Notre propre cause ne peut que sortir renforcée de notre
prise de positions qui puissent s'appliquer à toutes les situations, sans
clauses de style du type "Je ne suis pas d'accord avec lui, mais... " destinées
à amoindrir la difficulté et la prise de responsabilité inhérentes au fait de
s'exprimer ouvertement et clairement. La vérité, c'est qu'en tant
qu'Arabes, ce que nous avons laissé nous échapper de plus précieux,
aujourd'hui, c'est la capacité à nous exprimer et, tant que nous n'exercerons
pas ce droit, notre glissade vertigineuse sur la pente de la dégénérescence
terminale ne pourra jamais être freinée. Il est plus que grand temps.
2. La visite du
président Bashar al-Assad à Paris par Marwan Bishara
La visite du président syrien Bashar
al-Assad à Paris cette semaine devrait être exploité au maximum pour
promouvoir la cause de la paix au Moyen-Orient. La Syrie est un acteur clé dans
la région et un partenaire essentiel pour la stabilité en Méditerranée
orientale. Le jeune président a montré jusqu'à maintenant la volonté de faire
les changements nécessaires en Syrie, aussi bien en politique intérieure qu'au
plan régional, pour favoriser la stabilité au Moyen Orient.
Le retrait
partiel récent des Syriens du Liban doit être encouragé par le
gouvernement français. Le nouveau pouvoir syrien a montré une nouvelle volonté
de réorganiser les relations avec ses voisins libanais en renoncant à un
engagement militaire en faveur de relations normales entre les deux pays. La
France a une responsabilité stratégique et morale de les aider à poursuivre dans
cette voie.
Damas a réaffirmé sa volonté d'accepter ce que l'Egypte a négocié
à Camp David, c'est-à-dire le retrait des Israéliens de tous les territoires
syriens occupés en 1967 en échange d'un accord de paix. Une telle position est
au coeur du consensus international en ce qui concerne la solution du conflit
israélo-arabe fondée sur la résolution 242 des Nations Unies. Malheureusement,
c'est le gouvernement de Sharon qui rejette une telle résolution diplomatique
fondée sur la légitimité internationale.
L'escalade du conflit par le
gouvernement Sharon en Palestine menace de s'étendre à la région. Une guerre
régionale serait un scénario désastreux pour toutes les parties en cause.
L'engagement franco-européen pourrait éviter une telle issue. Quelle meilleure
occasion d'appliquer une stratégie de dissuasion d'une conflagration régionale
que cette première visite du président Assad ? Il pourrait en être de même
lors de la visite d'Ariel Sharon à Washington et à Londres.
Le leader
israélien doit être informé qu'une guerre régionale n'est pas une option dans un
Moyen-Orient post-guerre du Golfe. Non seulement une telle guerre coûterait la
vie de nombreuses personnes, en particulier parmi les civils, mais elle
n'aboutirait à rien. Tout au plus, elle forcerait les différentes parties à se
remettre à la table des négociations. L'usage de la force pour dominer est déjà
un échec. En fait, depuis la guerre de juin 1967, toutes les tentatives pour
consolider les résultats de la guerre ont été des échecs. Israël n'a pas d'autre
choix que de revenir aux frontières internationales qui ont été acceptées par
les Syriens et les Palestiniens depuis la Conférence de Madrid, il y a dix
ans.
La France a une responsabilité historique, celle de s'assurer que la
menace de guerre se limite à un chantage verbal. Si la paix, sous le
gouvernement de Sharon, n'est qu'un rêve, l'option d'un conflit armé est un
cauchemar pour tous. Le fait que, selon une récente déclaration du président
syrien, les pratiques des Israéliens sont pires que celles des Nazis, ne devrait
pas dissuader la France de tenter de créer des ponts avec le nouveau
gouvernement syrien. Cependant, lors de nombreux voyages dans la région, y
compris dans les territoires palestiniens occupés, nombreux sont ceux qui
déclarent qu'Israël est pire que le régime nazi, faisant des comparaisons avec
les pires périodes historiques. L'analogie est inexacte mais le danger n'est pas
tant dans l'analogie que dans la réalité effective du nationalisme et de
l'occupation israélienne racistes.
Malheureusement, ceux qui ont protesté
contre la visite du président syrien (cf. Le Monde samedi 23 juin 2001) sont
resté longtemps silencieux sur les pratiques israéliennes dans les territoires
occupés et se sont tus sur la visite officielle de Sharon annulée quelques jours
auparavant.
Le président Bashar al-Assad a hérité d'un pays pauvre,
sous-développé, en mal de démocratie et largement corrompu. Pour changer tout
cela, effectuer le retrait syrien du Liban et paver la route à une paix possible
au Moyen-Orient, l'Europe doit s'associer le jeune président plein de promesses.
Parler de démocratie est plus vite dit que fait. En Syrie, comme dans d'autres
Etats de la région, beaucoup de réformes doivent être entreprises, de haut en
bas, pour permettre à la démocratie de s'établir durablement.
La visite
syrienne intervient à un moment où le Moyen-Orient est à la croisée des chemins
après l'échec du processus d'Oslo. S'il y a une chance de redonner vie aux
négociations de paix au Moyen-Orient, la Syrie peut en être un acteur majeur. La
France pourrait encourager les Syriens et les Palestiniens à coordonner leurs
politiques de paix pour assurer un maximum d'harmonie et d'efficacité la
prochaine fois que les gouvernants du Moyen-Orient s'asseoiront à la table des
négociations.
[Marwan Bishara, chercheur à l'Ecole des Hautes Etudes
en Sciences Sociales (EHESS, Paris) enseigne à l'American University of Paris.
Il vient de publier Palestine Israël : la paix ou l'apartheid ? aux
Editions La Découverte.]
3. Oh, quelle
merveilleuse unité ! par Uri Avnery
[traduit de l'anglais par Sylviane de
Wangen]
Dans toutes ses 53 années d'existence, Israël
n'a jamais été comme maintenant. L'ensemble du peuple israélien semble être
devenu une bande de perroquets.
Peu importe qui parle - le vendeur de
fallafel ou un professeur d'histoire, un chauffeur de taxi ou Notre
Correspondant Politique, un officier ou un membre de la Knesset - tous répètent
indéfiniment les mêmes sept ou huit slogans exactement dans les mêmes termes
:
- " Barak a retourné chaque pierre sur le chemin de la paix. "
- " Il a
offert à Arafat (presque) tout ce qu'il demandait. Et qu'avons-nous en retour ?
La guerre. "
- " Arafat (le scélérat, tricheur, menteur, corrompu) au lieu
d'accepter des deux mains l'offre généreuse, a lancé une campagne de violence et
de terreur. "
- " Ceci prouve que les Palestiniens n'ont jamais voulu la
paix. Ils veulent annihiler l'Etat d'Israël (nous jeter à la mer). "
- " Le
droit au retour est un complot pour détruire Israël. "
- " Nous n'avons aucun
partenaire pour faire la paix. "
- " La lutte ne concerne pas les colonies,
mais Jaffa et Haïfa. "
- " Le conflit n'a tout simplement pas de solution.
"
Chacun de ces slogans est faux et peut facilement être démenti par les
faits. Mais ce n'est pas l'essentiel. L'essentiel est la totale uniformité du
discours des Israëliens, les électeurs de Barak ou de Sharon, les membres du
Parti Travailliste ou du Likoud, ceux du parti d'extrême droite Moledet et du
parti Meretz.
En soi, ceci pourrait être un sujet de recherche scientifique
intéressant. Comment cela se fait-il ? Nous n'avons pas de ministre de la
propagande type Goebbels. Les dissidents ne disparaissent pas dans le Goulag
comme en Russie stalinienne. Les intellectuels ne sont pas envoyés dans des
camps de travail, comme dans la Révolution culturelle de Mao. Ils ne sont même
pas contraints de boire de l'huile minérale, comme dans l'Italie de Mussolini.
Que s'est-il passé ? Comment un peuple entier dans une démocratie se
conduit-il comme s'il était hypnotisé ? Comment les médias libres - les
douzaines de journaux, chaînes de télévision et réseaux avec leurs centaines de
commentateurs et correspondants, se transforment-ils en organes d'une propagande
uniforme, primitive ? Comment un tel système de lavage de cerveau peut-il
exister sans un dictateur cruel, omnipotent, mais comme une sorte d'auto-lavage
de cerveau ?
C'est particulièrement bizarre, parce que le principal message
de ce lavage de cerveau n'est ni gai ni optimiste mais aussi pessimiste que
possible. Il dit qu'il n'y a aucune chance pour la paix et qu'il n'y en a jamais
eu. Que la guerre est éternelle. Qu' " ils " voudront toujours nous tuer et
qu'on n'y peut rien. Que quiconque pense autrement (à supposer qu'une telle
personne existe) vit sur la lune. Plus étrange encore, ce message cause une
certaine dépression mais cela n'est pas la seule réaction. Quand l'air s'est
échappé du ballon de la paix on pouvait entendre un vaste soupir de
soulagement.
Un étranger ne comprendra pas cela. Nous, si.
Les accords
d'Oslo, qui sont tombés sur les gens d'une manière impromptue, ont créé un choc.
Je me souviens du jour où ils ont été signés. Je me trouvais à Jérusalem. Dans
la partie orientale, c'était l'euphorie. Les Palestiniens, avec quelques
militants de la paix israéliens, buvaient le champagne à l'Hôtel American
Colony, se réjouissaient ensemble sur les marches de la Maison de l'Orient. Dans
les rues, des bandes de jeunes Palestiniens se promenaient brandissant leur
drapeau (interdit) et embrassant presque les policiers israéliens. Quand nous
sommes passés dans Jérusalem Ouest, j'ai trouvé une atmosphère étrange,
hésitante, songeuse, modérément optimiste. J'ai été invité à une émission de
télévision et j'ai trouvé la même ambiance dans le studio.
Depuis lors,
pendant huit ans, Israël s'est trouvé pris dans l'engrenage d'un syndrome
douloureux, appelé " dissonance cognitive ". C'est une situation où la nouvelle
information se heurte aux attitudes anciennes profondément enracinées.
Chacun (et, semble-t-il, tout le monde) a sa propre vision du monde, un
ensemble figé de perceptions, une sorte de carte mentale qui dirige ses pensées
et ses réactions. Sans cette carte, la personne (ou les gens) se sent perdu dans
un monde chaotique. Cette carte leur apporte la sécurité ; ils savent où ils
sont et où ils vont. Quand ils sont frappés par une information nouvelle qui
entre en contradiction avec le schéma existant, ils se trouvent dans une
situation effrayante d'incertitude, d'insécurité et d'anxiété. Quiconque en est
responsable devient objet de haine et de colère.
Pendant des centaines
d'années, les Juifs ont été persécutés dans de nombreux pays. Partout ils ont
rencontré l'anti-sémitisme, souffert de la discrimination, sont devenus victimes
de pogroms, ont été assassinés dans l'Holocauste. Même dans des pays avancés,
presque chaque enfant juif a tété avec le lait de sa mère la croyance que les
goys haïssent les Juifs, qu'ils les ont toujours haïs et qu'ils les haïront
toujours. Chaque année, à la veille de la Pâque, dans le cercle douillet de la
famille, des millions de Juifs répètent les mots : " A chaque génération, ils
essaient de nous détruire, mais Dieu nous sauvent d'eux. "
Le Sionisme était
supposé créer un Juif nouveau, mais en pratique il n'a fait que transférer le
schéma mental existant dans le nouveau pays. L'opposition arabe à la pénétration
sioniste est apparue aux Juifs comme une continuation naturelle de la vieille
histoire de la persécution et des pogroms. Le schéma juif existant n'a pas été
ébranlé mais il s'est même renforcé. Il a créé un sentiment d'unité, de
permanence et d'ordre. Un chant joyeux, commençant avec les mots " Le monde
entier est contre nous/mais peu importe... " est devenu une danse
folklorique.
Et alors Oslo est arrivé. De nouveaux sentiments de trouble nous
ont envahis. Les Arabes veulent la paix. Arafat, qui, pas plus tard qu'hier,
était le Hitler arabe, est devenu un partenaire. Les Arabes ont reconnu notre
existence. Un Nouveau Moyen-Orient. Paix, conciliation, respect, se trouvent à
portée de main.
Cette image n'a pas provoqué la joie. Au contraire. Elle a
provoqué une profonde anxiété. Il était clair que quelque chose n'allait pas. Le
schéma était ébranlé, et aucun schéma nouveau ne le remplaçait. L'ancienne
carte, qui décrivait un paysage familier, n'indiquait plus le chemin. Il était
nécessaire de dessiner une nouvelle carte, contredisant tout ce qui était connu
et créant le doute sur tout ce que l'on pensait et ressentait jusque là.
Et
alors, soudain, une puissante réaction s'est produite. Ehud Barak, l'homme de la
paix, le représentant de la gauche, a tué Oslo et a dévoilé le complot arabe. Il
a prouvé qu'il n'y avait aucun partenaire. Les Arabes veulent nous détruire.
Grâce à Dieu, tout est redevenu comme avant. Quel soulagement !
Après tout,
dans une situation de guerre et de conflit, chacun de nous sait exactement
comment se conduire, quoi faire. Il n'y a aucune raison d'être inquiet.
L'ancienne carte reste valable. Le schéma qui nous a servi pendant des centaines
d'années reste bon pour l'avenir.
Ceci cause une profonde satisfaction.
N'avons-nous pas toujours dit que tout cela n'était qu'un énorme bluff ? Comme
Yitzhaq Shamir l'a succintement posé : " Les Arabes sont toujours les Arabes,
les Juifs sont toujours les Juifs, et la mer est toujours la mer. "
Dans
cette situation, une merveilleuse unité nationale a revu le jour. Tous les
partis juifs, de la gauche à la droite, peuvent s'unir. Shimon Pérès peut siéger
dans le même gouvernement que des hommes comme Ze'evi, Lieberman et Landau, qui
pourraient donner des leçons à Haider et Le Pen. Les medias et le milieu
universitaire presque sans exception peuvent se joindre à la fête. Les
pseudo-gauchistes d'hier confessent leurs péchés comme s'ils étaient dans une
réunion soviétique d'auto-critique. Oh, quelle merveilleuse unité !
La
manifestation la plus répugnante de cette orgie est la trahison des
intellectuels. Eux, qui auraient dû dessiner la nouvelle carte qui aurait
conduit le peuple vers la réalité de la paix, trahissent sa confiance. Le petit,
très petit, nombre de ceux qui restent fidèles à leur mission sont méprisés et
haïs.
Mais c'est sur les épaules de ce petit nombre que le sort du pays
repose désormais. Il n'y a pas d'avenir pour Israël s'il continue à se conduire
comme un ghetto en armes. Un Etat n'est pas un ghetto, de même que le ghetto
n'était pas un Etat. Pour exister, l'Etat a besoin d'une nouvelle perception de
lui même et de son environnement, qui s'adapte à la nouvelle situation.
Et
cela est, d'abord et avant tout, la tâche des intellectuels.
Revue de presse
1. Une plainte
contre Ariel Sharon jugée recevable à Bruxelles
Dépêche de l'agence
Reuters du dimanche 1er juillet 2001, 18h11
JERUSALEM - Une plainte
déposée par des rescapés du massacre des camps palestiniens de Sabra et Chatila,
dans la banlieue de Beyrouth, de 1982 à l'encontre d'Ariel Sharon a été jugée
recevable par Bruxelles, faisant monter la pression dans le camp du Premier
ministre israélien.
Les services du procureur du Roi à Bruxelles ont jugé
recevable la plainte déposée par les 23 survivants palestiniens et libanais dans
l'espoir de faire inculper Sharon pour "crimes contre l'humanité", rapportait
samedi le quotidien belge Le Soir.
La décision du procureur belge autorise
désormais un magistrat à ouvrir une enquête sur les événements qui ont mené au
massacre par des milices chrétiennes libanaises de plusieurs centaines de
personnes après l'invasion de Beyrouth-Ouest par Tsahal en 1982.
Une
commission officielle israélienne avait établi en 1983 que Sharon, alors
ministre de la Défense, était indirectement responsable du massacre, pour avoir
permis aux phalangistes chrétiens libanais de pénétrer dans des camps.
Israël plus inquiet qu'il n'y paraît
Le transfert, jeudi, de l'ancien président yougoslave Slobodan Milosevic au
Tribunal pénal international de La Haye, inculpé pour crime contre l'humanité,
fait également monter la pression dans l'entourage du Premier ministre
israélien.
Un avocat de Sharon, qualifiant la procédure judiciaire de
manoeuvre politique, a toutefois déclaré à la radio de l'armée israélienne que
l'éventualité d'un procès était encore "très très éloignée".
"Le tribunal
belge n'a rien établi (...) c'est uniquement si ou lorsque l'enquête aura permis
de rassembler assez de preuves qu'une inculpation pourra être prononcée".
Mais selon le journal Yedioth Ahronoth, s'appuyant sur des sources
diplomatiques, le gouvernement israélien est plus inquiet qu'il n'y paraît. Des
représentants de l'Etat hébreu ont été dépêchés à Bruxelles pour suivre de près
l'évolution de l'affaire, rapporte dimanche le journal.
D'autres sources
politiques ont indiqué que Sharon devrait éviter la capitale belge lors de son
voyage officiel en France et en Allemagne à la fin de cette semaine.
Quelle
que soit l'issue de l'affaire, la plupart des analystes pensent qu'il sera
difficile de contraindre Sharon à venir en Belgique s'il était inculpé.
2. Méditations, à
un barrage militaire, parmi d'autres, en Cisjordanie... par Wendy
Pearlman
in The Washington Post (quotidien américain) du samedi 30 juin
2001
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
(L'auteur, docteur ès sciences
politiques de l'Université d'Harvard aux Etats-Unis, réside à Bir Zeit, en
Cisjordanie.)
Il fait trente cinq degrés à l'ombre, et le soleil
darde ses rayons tandis que je gravis une colline. Je viens juste de terminer ma
journée de travail et je traîne des légumes que j'ai glanés sur mon chemin. Je
m'efforce d'ignorer le soldat à moitié couché sur son tank arrêté au beau milieu
de la chaussée, mitraillette à la main, sécurité dégoupillée... Mais - je dois
bien l'avouer - j'ai de plus en plus de mal.
Je vis dans le village
palestinien de Bir Zeit, où la vie est depuis quelques semaines tenue en otage
par un barrage militaire israélien installé afin de bloquer le trafic sur la
route principale qui nous relie au reste de la Cisjordanie. En mars dernier,
l'armée israélienne a utilisé des bulldozers pour défoncer la chaussée, arrêtant
tout déplacement entre trente cinq villages alentour et la ville principale,
Ramallah. Bien que les volontaires palestiniens soient venus réparer les dégâts
comme un seul homme, et rouvrir cette route, les tanks israéliens et les soldats
en armes continuent à stationner à cet endroit.
Au cours des deux semaines
écoulées, les soldats ont systématiquement forcé pratiquement toute personne en
déplacement d'un point à un autre de descendre de son taxi, d'abandonner sa
voiture et de passer le barrage militaire à pied. Dans le meilleur des cas, cela
oblige les gens à rassembler leurs bagages et à marcher sur une longue distance,
sous le cagnard, avant de pouvoir prendre un autre moyen de transport de l'autre
côté. Mais il n'est pas rare, non plus, que les soldats arrêtent carrément les
gens, les forcent à rebrousser chemin, contrôlent leur carte d'identité,
confisquent leur clé de contact ou leur tirent des grenades lacrymogènes ou des
balles revêtues de caoutchouc dessus...
A l'instar de quelque soixante cinq
mille citoyens palestiniens et de dizaines de ressortissants de nationalités
diverses qui vivent en Palestine, j'emprunte cette route quotidiennement.
Parfois, lorsque je suis trop frustré de simplement passer devant les soldats
comme ça, comme si c'était normal, je m'arrête, pour leur parler. Je leur
demande ce qu'ils pensent du fait d'obliger autant d'hommes, de femmes et
d'enfant à affronter ce tourment quotidien. Leur réponse me laisse généralement
sans voix, le souffle coupé. Encore et encore, sans relâche, les soldats
israéliens m'expliquent que si les Palestiniens souffrent "suffisamment", ils
laisseront tomber leur insurrection... Si la vie quotidienne devient par trop
insupportable, disent-ils, les Palestiniens seront frustrés et ils feront
pression sur le président Arafat afin qu'il arrête la résistance et "mette un
terme à la violence". (Comme quoi, pour eux, Arafat tire toutes les ficelles!
Ndt)
Le fondement de ces commentaires, bien qu'évident pour la plupart des
Palestiniens, peut surprendre les publics occidentaux. Le barrage militaire
n'est pas une mesure sécuritaire destinée à empêcher des terroristes éventuels
de transporter des bombes. Non. Il s'agit d'une tactique politique qui vise à
faire souffrir les Palestiniens afin de (tenter de) briser leur volonté. Comme
me l'a confié un soldat, Israël sait qu'au bas mot, quatre vingt dix-neuf pour
cent des personnes qui franchissent ce barrage militaire veulent tout simplement
se rendre à leur travail ou sur leur lieu d'étude. Mais peu importe : semer leur
trajet d'obstacles est un ordre militaire... (et les ordres militaires, n'est-ce
pas...)
La politique israélienne consistant à tourmenter délibérément une
population civile captive, qui n'en peut mais, n'est pas seulement détestable,
du point de vue de l'éthique. Elle est aussi totalement illogique. Israël
pense-t-il vraiment qu'en tourmentant de la sorte les Palestiniens, ces derniers
vont se retourner contre Arafat ? N'est-il pas évident que si Israël s'entête à
tourmente les Palestiniens comme il fait, ceux-ci finiront par se révolter
(comme il est logique) contre la cause même de leur tourment : Israël ?
La
logique israélienne du pouvoir est vouée à avoir un effet boomerang. Dans sa
hantise du terrorisme, Israël emploie une violence guerrière qui conduit les
gens tout droit au terrorisme. Dans sa volonté d'écraser le radicalisme, Israël
impose un état de siège qui ne fait que rendre la population assiégée de plus en
plus radicale. Une personne qui sacrifie jusqu'à sa propre vie dans un
attentat-suicide est une personne dont l'horizon politique a fini par être
tellement bouché qu'elle en est arrivée à ne plus entrevoir d'autre solution,
pour arracher ses droits fondamentaux à une puissance (occupante) hostile, que
l'auto-immolation. Si des bombes explosent à Tel Aviv, ce n'est pas parce que
les Palestiniens veulent qu'Arafat aille au-devant des exigences israéliennes.
Si des bombes explosent à Tel Aviv, (et ailleurs), c'est parce que le siège
imposé à la population de la Cisjordanie et de la bande de Gaza par Israël a
fini par amener beaucoup de Palestiniens à avoir le sentiment qu'ils n'ont plus
rien à perdre.
Plus Israël fera souffrir le peuple palestinien, plus Israël
devra souffrir lui-même, tôt ou tard. Si les Israéliens ne ressentent aucune
empathie pour la souffrance du peuple palestinien, ils pourraient au moins
songer à leur intérêt propre bien compris. Les Palestiniens que je vois franchir
le barrage militaire, jour après jour, ne sont pas près de baisser les bras, ce
n'est pas demain la veille... Ils sont, à juste titre, courroucés, comme je le
suis et comme quiconque, contraint à subir une telle humiliation, le serait. Le
barrage militaire ne fait que renforcer notre conviction que l'occupation
israélienne doit cesser. Il confirme que nous avons un besoin impératif d'un
futur sans barrages militaires, débarrassé de l'injustice dont ils sont
l'archétype même.
Plus tôt le gouvernement israélien admettra que la force
n'apportera jamais la résignation, plus tôt nous pourrons passer à des manières
plus productives d'envisager une solution au conflit. Ni les barrages, ni les
F-16 (avions de combat, ndt) ne pourront contraindre le peuple palestinien à
abandonner ses droits légitimes à vivre sur la terre de Palestine en liberté et
en toute dignité. Je suis au regret de ne pas être d'accord avec ce soldat
gardant le barrage, qui m'a dit un jour que personne ne savait comment faire la
paix entre les Israéliens et les Palestiniens. Ici, sur la route barrée entre
Bir Zeit et Ramallah, il me semble évident que trouver une solution est tout ce
qu'il y a de plus simple : qu'Israël batte le rappel de ses soldats et de ses
colons et qu'il en débarrasse les territoires palestiniens, une bonne fois pour
toutes !
3. Controverse israélo-palestinienne au sujet du
calendrier du cessez-le-feu par Deborah Sontag
in The New York Times
(quotidien américain) du samedi 30 juin 2001
[traduit de l'anglais par Marcel
Charbonnier]
Le Secrétaire d'Etat américain, Colin
Powell a quitté Israël ce matin par avion, laissant les Israéliens et les
Palestiniens dans un état de désaccord, qui n'augure rien de bon, sur ce dont
ils étaient convenus au sujet d'une date-butoir pour cimenter leur cessez-le-feu
précaire.
Les représentants palestiniens ont dit avoir accepté, de mauvais
gré, une nouvelle demande d'Israël d'une "période d'essai" de sept jours, qui
précéderait une "période de refroidissement" de six semaines devant entraîner à
son tour des changements tangibles sur le terrain, qu'ils seraient seuls à
apprécier.
Mais ces représentants palestiniens pensaient que cette période de
sept jours devait commencer ce jour-même et que la tâche qui leur incombait
était de faire un effort maximum afin d'éviter toute violence, a indiqué Nabil
Shaath, un haut-responsable palestinien.
De leur côté, les officiels
israéliens exigent sept jours consécutifs de cessation totale de toutes les
sortes de violence "depuis les tirs de mortiers jusqu'aux caillassages de
pare-brise des automobiles", a déclaré Dore Gold, un des premiers conseillers du
premier ministre Ariel Sharon. Le gouvernement israélien "remettra la pendule à
zéro" après chaque incident violent éventuel, à partir duquel le décompte des
sept jours consécutifs reprendrait à zéro, a indiqué M. Gold.
M. Sharon n'a
pas déclaré ce jour "premier jour de la période de probation de sept jours",
parce que le calme ne règne pas, ont déclaré des officiels israéliens. Au début
de l'après-midi, un policier des frontières israélien a été blessé à Hébron (ses
jours ne sont pas en danger).
L'armée a fait état de deux incidents
impliquant des tirs, et de deux manifestations en Cisjordanie, où des pierres
ont été lancées, ainsi que des bouteilles et des cocktails molotov. De plus, six
tirs d'obus de mortiers, lancés de six points différents, ont été enregistrés ce
matin dans la bande de Gaza, tirs que les Palestiniens démentent en
totalité.
Les Palestiniens affirment avoir déployé des efforts concertés en
vue d'éviter toute attaque contre les Israéliens depuis qu'un plan circonstancié
de cessez-le-feu, proposé par le directeur de la CIA, l'Américain George J.
Tenet, a pris effet (le 13 juin).
Le président Bush, au cours d'une rencontre
avec M. Sharon, il y a quelques jours, à Washington, a affirmé que ce effort des
Palestiniens avait effectivement produit des résultats. Mais M. Sharon a marqué
un désaccord véhément, en refusant de reconnaître l'existence d'un quelconque
effort en ce sens de la part des Palestiniens;
Certains officiels
palestiniens espéraient que le Secrétaire d'Etat Powell mettrait à profit sa
visite ici afin de convaincre les Israéliens qu'ils mettaient la barre trop haut
en exigeant, comme ils le font, un calme absolu.
"Nous avons lancé ce défi à
M. Powell, hier : 'Pouvez-vous garantir une journée de violence zéro à
Washington, DC ?', lui avons-nous demandé...", a rapporté M. Shaath.
Mais au
cours d'une conférence de presse aux côtés du Premier ministre israélien, jeudi
soir, à Jérusalem, le Secrétaire d'Etat a admis qu'il revenait à M. Sharon et à
ses ministres de "juger si le calme est là ou non, et d'après leur propre
définition", et à personne d'autre...
Les Palestiniens ont confié avoir été
très déçus et quelque peu décontenancés. "Le problème, c'est que nous convenons
de quelque chose avec eux (les Israéliens, ndt), et puis voilà que c'est d'autre
chose qu'il est question quand des officiels américains rencontrent Sharon", a
commenté M. Shaath. "Je veux dire ; il était tout-à-fait clair, pour nous qu'à
partir d'aujourd'hui, commençait un compte à rebours d'une semaine, pour la
période de "refroidissement", et c'était M. Powell qui décidait si ce compte à
rebours se poursuivait ou non, et non pas M. Sharon. Que s'est-il passé ?
Mystère..."
Les Israéliens, de leur côté, étaient soulagés de voir le
Secrétaire d'Etat Powell leur laisser en mains le pouvoir de décision.
"C'est
le plus important, pour Israël - le fait que c'est Israël qui juge s'il s'agit
d'un véritable cessez-le-feu ou non, et que les Etats-Unis ne se mêlent pas de
la sécurité d'Israël, qui nous concerne au premier chef et que dont nous sommes
seuls à mêmes de juger", a déclaré M. Gold.
M. Shaath a dit qu'il doutait du
fait que les Israéliens et les Palestiniens pourraient un jour avancer si M.
Sharon était la personne qui doit décider quand il y avait le calme ou non.
Avancer, conformément à un protocole accepté par les deux parties, exigerait le
gel des constructions de colonies par les Israéliens, ce qui pourrait constituer
une difficulté (politique) pour M. Sharon. Cela exigerait aussi de revenir aux
négociations sur le règlement définitif, que M. Sharon veut repousser à plus
tard. Aussi M. Shaath a-t-il laissé entendre que M. Sharon était réticent à
toute réelle avancée.
Les officiels israéliens dénient cette mauvaise volonté
de façon véhémente, en disant que M. Sharon est sincèrement motivé par le désir
de restaurer le calme.
M. Shaath a déclaré également que les responsables
palestiniens de la sécurité avaient enquêté aujourd'hui et qu'ils n'avaient
trouvé aucune preuve que des obus de mortier auraient bien été tirés depuis la
bande de Gaza. Cela montre à l'évidence, a-t-il conclu, que des observateurs
neutres sont indispensables. Les Israéliens s'opposent radicalement à cette
idée.
Le Secrétaire d'Etat Powell a fait grandement plaisir aux Palestiniens
- tout en alarmant les Israéliens - lorsqu'aux côtés de M. Arafat à Ramallah,
jeudi dernier, il a fait sienne l'idée des observateurs internationaux.
Il a
dit qu'il serait nécessaire que "des observateurs et des surveillants constatent
ce qui se passe sur le terrain, afin de servir d'interlocuteurs prêts à se
rendre sur les points de friction et à faire un compte-rendu indépendant de ce
qui aurait, éventuellement, pu se passer", ajoutant qu'il ne savait pas
précisément "quelle nature ce système d'observation ou de surveillance pourrait
revêtir", ou qui y participerait.
Ces commentaires ont fait l'effet d'une
douche glacée sur le gouvernement israélien et ont fait l'objet des bulletins
d'information durant toute la journée de jeudi. Le gouvernement israélien
s'oppose à des observateurs ou des surveillants parce que, a dit M. Gold, "dans
des situations comportant une guerre contre le terrorisme, ces observateur
s'avèrent être bien souvent des sortes de filtres à sens unique qui autorisent
une guerre continue contre Israël mais restreignent la liberté d'action d'Israël
dans ses répliques". En d'autres termes, les Israéliens sont enclins à croire
qu'on cherche à les avoir, et qu'ils ont tendance à y prêter eux-mêmes le
flanc.
Mais, dans l'après-midi, le Secrétaire d'Etat sembla faire
marche arrière lorsqu'il présenta sa déclaration sous une forme beaucoup plus
"buvable" pour les Israéliens. A Jérusalem, debout à côté de M. Sharon, il a
déclaré qu'il n'avait jamais eu l'intention de suggérer qu'il était favorable à
ce que "des groupes de forces de l'extérieur viennent se mêler (au conflit)". Il
a précisé qu'il faisait allusion, par contre, à quelque chose comme la
supervision des efforts conjoints israélo-palestiniens en matière de sécurité
par la CIA, telle qu'elle existait du temps de l'administration Clinton...
Un
officiel israélien a expliqué ce qui, de son point de vue, a pu se passer :
"Powell a réalisé que cela allait soulever la tempête du siècle, alors il a
rattrapé le coup durant sa conférence de presse commune avec Sharon";
M.
Shaath a fait, pour sa part, le commentaire suivant : "Peut-être Sharon a-t-il
envoyé un SOS à son lobby, à Washington ?... Si vous comparez les deux
déclarations - ce que Colin Powell a dit à Ramallah et ce que Powell Colin a dit
à Jérusalem - c'est invraisemblable... Et on voudrait que nous acceptions des
garanties américaines pour ce qui va se mettre en place ici, quand ils auront
décidé de cesser de changer d'avis à tout bout de champ ?"
4. Quandt : "le pari arabe sur Bush est un pari
hasardeux" par Mufid Abd al-Rahim
in Al-Watan Al-Arabi
(hebdomadaire arabe publié à Paris) du vendredi 29 juin 2001
[traduit de l'arabe par Marcel
Charbonnier]
L'expert et ancien responsable politique
américain William Quandt n'attend pas grand-chose de la visite actuelle du
Secrétaire d'Etat américain, Colin Powell, au Moyen-Orient. Même s'il fait part
de son impression (fugace) que cette visite pouvait représenter un signe
supplémentaire d'une volonté américaine de se colleter sérieusement avec la
question moyen-orientale, il ne pense pas que l'administration du président Bush
se serait, finalement, persuadée elle-même qu'elle est en mesure de proposer une
initiative politique pour cette région du monde.
M. Quandt, ancien
responsable du conseil de sécurité nationale sous le mandat du président Carter
et professeur de droit à l'université de Virginie, tente de trouver une
explication aux causes qui ont poussé l'administration Bush à adopter la
position qu'elle est en train d'affirmer sur le conflit au Moyen-Orient et que
l'on pourrait caractériser comme "dépourvue de compréhension pour le point de
vue arabe", à dire le moins, et "totalement alignée sur Israël et le
gouvernement Sharon", à dire pis (à dire le vrai ? ndt). Il voit trois éléments
d'explication, dont les deux principaux ne sont autres que : ... a/ Sharon ; b/
Bush lui-même !
Pour Quandt, les Arabes ont beaucoup parié sur Bush et ils en
attendaient trop. Leur attitude représentait un "énorme pari politique". Il
insiste sur le fait que les Arabes espèrent toujours l'arrivée au pouvoir, aux
Etats-Unis, d'un Eisenhover, mais "ce deuxième Eisenhover n'est pas pour demain,
ni même pour après-demain"!
Nous donnons la transcription de l'interview que
M. Quandt nous a accordée.
- Al-Watan al-Arabi (WA) : L'envoi du
Secrétaire d'Etat Colin Powell au Moyen-Orient, cette semaine, pour la deuxième
fois depuis sa nomination, signifie-t-il que l'administration américaine s'est
enfin rendu compte qu'elle ne pouvait continuer à se laver les mains du devenir
du processus de paix, et qu'il fallait qu'elle s'y jette à corps perdu pour
éviter que les choses empirent ?
- William Quandt (WQ) : Oui,
c'est ce que je pense. De cette mission (de Powell), ainsi que d'autres
démarches de l'administration Bush au cours de ces dernières semaines, on peut
déduire qu'elle est passée à un autre type de traitement de la question du
Moyen-Orient, très éloigné du "lavage de mains". Mais ce changement ne
représente pas, pour moi, jusqu'ici, une mutation radicale dans le style de la
politique moyen-orientale américaine. Au cours des années écoulées, de nombreux
envoyés américains se sont rendus dans la région, mais la plupart de ces visites
ont eu fort peu de résultats. Je crois que l'implication directe du Secrétaire
d'Etat dans une mission de ce type revêt deux caractéristiques notables : tout
d'abord, Powell est encore nouveau dans sa fonction, et une visite de cette
nature ne peut que renforcer son prestige et sa stature de chef de la diplomatie
américaine, d'autant que c'est le directeur de la CIA qui aura été le dirigeant
américain capable d'obtenir un cessez-le-feu entre les Palestiniens et les
Israéliens, et non lui-même (Powell) ni son adjoint Burns. Je pense que ce fait
avait quelque peu porté atteinte au prestige de Powell, et qu'il était d'autant
plus important que celui-ci effectue cette visite, afin d'affirmer qu'il est
bien le premier conseiller du Président en matière de politique étrangère.
Ensuite, deuxième caractéristique de cette mission moyen-orientale : je pense
qu'elle permettra à Powell de prendre connaissance plus profondément du problème
et de ses développements.
- (WA) Attendez-vous de cette visite
des résultats concrets sur le plan du processus israélo-palestinien
?
- (WQ) Je n'attends pas de cette visite de Powell une grande
avancée diplomatique. Il faut ici que je rappelle bien clairement que le
personnage qui est resté jusqu'à maintenant dans les coulisses du théâtre
moyen-oriental, c'est le président Bush lui-même, dont nous ne connaissons
presque rien des positions qui sont les siennes sur ces questions, dont nous ne
savons pas, notamment, s'il est bien convaincu de l'importance stratégique qu'il
y a à faire plus que passer un simple coup de fil de temps à autre à tel ou tel
des leaders principaux de la région, pour les inviter à faire preuve de plus de
retenue : ces "invitations", en réalité, ne sauraient tenir lieu, à elles
seules, de véritable politique.
- (WA) ... Mais il semble que
certains observateurs, ici, aux Etats-Unis, avancent que la décision de
l'administration (Bush) d'approfondir son intérêt pour les questions du
Moyen-Orient est le signe d'une amélioration de la situation sur le terrain, en
Cisjordanie et en Israël, amélioration qui permettrait aux Etats-Unis de
s'engager plus fortement et plus clairement dans la région, engagement qui les
amènerait peut-être à proposer une initiative politique. Partagez-vous cette
interprétation ?
- (WQ) Je suis très prudent, et n'irai pas
jusqu'à dire que la situation s'est grandement améliorée, après seulement une
semaine de réduction des affrontements militaires entre les deux parties. Ma
prudence se base sur le fait que je ne pense pas que le cessez-le-feu pourra
être renforcé tant que la médiation en cours sera dépourvue de dimension
politique. Je n'attends d'aucune des deux parties qu'elle fasse preuve de
beaucoup de retenue tant qu'il n'y aura pas un accord politique qui permette
d'entreprendre l'aplanissement de certains problèmes sous-jacents mais néanmoins
causals. En réalité, je ne vois personne parler des modalités permettant de
nouer ce type de négociations (politiques) sérieusement. De là découlent mes
doutes sur l'importance de ce qui a pu être réalisé jusqu'ici. Je vois très bien
les avantages que peuvent retirer du cessez-le-feu tant Sharon qu'Arafat, tant
il est vrai qu'il est préférable, pour l'un comme pour l'autre, que la situation
s'apaise jusqu'à un certain point, maintenant. Cela, parce que la poursuite des
opérations militaires serait de nature à affaiblir leurs positions politiques
respectives, à de multiples égards. Si l'un comme l'autre devait s'avérer
incapable de protéger ses citoyens des violences, le prestige et la légitimité
politique de l'un, comme de l'autre, seraient gravement menacés. C'est en quoi
je considère que l'accord des deux parties pour un cessez-le-feu répond à une
certaine logique. Mais cela ne nous amènera pas très loin sur le chemin de la
réalisation du but plus éloigné stratégiquement, à savoir la relance d'une
opération politique destinée à régler les questions pendantes entre les deux
parties, c'est-à-dire les points en suspens de l'accord définitif. Je pense que
l'administration Bush en est consciente.
- (WA) Nombreux sont les
observateurs politiques à estimer que les Palestiniens ont été contraints à cet
accord contre leur gré et que des pressions nombreuses, tant régionales
qu'internationales, ont été exercées sur le leader palestinien afin de l'inciter
à accepter le plan Tenet. Mais quels gains les Palestiniens sont-ils fondés à
escompter du présent accord, n'était-ce le simple repli des deux camps en
présence à leurs positions antérieures au vingt-huit septembre de l'an dernier
?
-(WQ) Je pense qu'à bien des égards, ce que veulent les
Palestiniens en acceptant ce plan, c'est limiter les dégâts, surtout après
l'attentat de Tel-Aviv, qui a entraîné de nombreuses victimes chez les
Israéliens. Je pense que si Arafat avait été incapable de décréter un
cessez-le-feu, comme il l'a fait, il se serait exposé à deux dangers : l'opinion
publique palestinienne se serait sans doute orientée de plus en plus vers le
Hamas et le Jihad, au détriment de l'Autorité palestinienne, ce qui, on le
comprend bien, n'aurait aidé en rien Arafat en fin de compte. Le deuxième de ces
dangers menaçait le prestige d'Arafat dans le monde, en particulier en Europe
aux Etats-Unis. Arafat ne peut envisager un instant d'être soupçonné de
complicité avec des opérations visant à tuer des civils israéliens. Cela serait
considéré comme une violation de très nombreux engagements pris par Arafat
lorsqu'il a accepté d'entrer dans le processus d'Oslo. Que les Palestiniens s'en
prennent aux soldats israéliens voire même aux colons, est une chose, mais le
déplacement de l'action armée à l'intérieur du territoire israélien et la prise
pour cible de nombreux civils israéliens, comme cela a été le cas dans
l'attentat de Tel-Aviv, en est une tout autre. Arafat devait être extrêmement
attentif à ne pas donner la possibilité à son ennemi de le désigner comme celui
qui aurait donné une sorte de feu vert à des attentats de cette sorte, car cela
aurait été de nature, le cas échéant, à lui ôter toute possibilité de poursuivre
sa participation à des négociations politiques ultérieures avec Israël. Par
ailleurs, Arafat veut que nous le considérions comme la personnalité centrale
dans l'action politique et les négociations avec Israël, en vue de
l'établissement de l'Etat palestinien indépendant.
- (WA)
Beaucoup d'observateurs, à Washington, ne comprennent pas l'insistance du leader
palestinien à ne pas faire, au cours des huit mois d'affrontement, ce qu'il
devait faire (de leur point de vue) afin d'obtenir un cessez-le-feu, pour finir
par l'accepter après trois jours de discussion avec Tenet
?
-(WQ) Je ne suis pas dans la tête d'Arafat, je ne puis lire
ses pensées en permanence. Mais je peux dire qu'il est soumis à des pressions
venues de deux directions : il est soumis, d'une part, à d'énormes pressions de
son opinion publique, qui le rendent responsable d'avoir amené les Palestiniens,
une fois encore, dans le tunnel obscur de l'impasse politique, après leur avoir
promis l'Etat, l'indépendance, au moment où il a entamé le processus d'Oslo et,
d'autre part, il est soumis aux pressions américano-israélo-européennes visant à
lui faire mettre un terme à l'intifada. Et Arafat a adopté une position on ne
peut moins claire, au cours de la dernière période, ce qui est bien dans sa
manière. Je pense même que c'est ce qui lui a permis de rester aussi longtemps à
la tête du mouvement national palestinien...
- (WA) Vous avez
indiqué que la nouvelle administration américaine a décidé de changer quelque
peu son style diplomatique, qui était jusqu'ici de ne pas s'engager dans les
problèmes du Moyen-Orient. Ce changement résulte-t-il, selon vous, d'une
décision stratégique prise au plus haut niveau, ou bien du fait que
l'administration Bush était encore nouvelle et qu'elle n'avait pas jusqu'ici
encore acquis l'appareil bureaucratique lui permettant de s'intéresser
réellement aux questions de cette région, si ce n'est tout récemment
?
-(WQ) Je pense que l'orientation qui fut celle de
l'administration Bush au cours de ses six premiers mois tient à deux ou trois
facteurs. Tout d'abord, la victoire de Sharon aux élections en Israël et son
accession au poste de premier ministre ont vraisemblablement convaincu
l'administration américaine que des négociations fructueuses entre les
Palestiniens et Israël étaient peu vraisemblables à court terme. La conception
dominante, dans l'administration américaine, était qu'il urgeait de ne rien
faire, car toute initiative dans ce sens était promise à un échec retentissant
et immédiat, chose à éviter absolument pour toute administration américaine
nouvelle qui se respecte... Cela aurait été extrêmement fâcheux, d'autant
plus que la nouvelle administration a été désignée, comme on sait, par une
majorité des plus faibles qui soient, et qu'elle n'a aucun mandat clair des
Américains, sur aucun sujet, et donc à fortiori, pas sur la question du
Moyen-Orient, qui est l'une des grandes questions qui soulèvent le plus de
passions et de controverses, aux Etats-Unis. C'est ce que j'appelle "l'effet
Sharon", c'est-à-dire la difficulté de faire la paix au Moyen-Orient avec Sharon
à la tête du gouvernement israélien... Cela n'a pas changé, je pense, et c'est
ce qui explique dans une large mesure le doute des responsables américains comme
des observateurs politiques quant à la possibilité de lancer une initiative
politique générale en vue de la réalisation d'une paix israélo-palestinienne
aujourd'hui. Cela ne signifie nullement, bien entendu, qu'il n'y aurait pas
d'autre(s) option(s) diplomatique(s), dans une situation telle que celle-là,
mais il est certain par contre que le style de Clinton, fondé sur la tentative
de régler en totalité la question palestinienne, est un style dont il n'y a rien
à attendre aujourd'hui, dans les circonstances politiques présentes. Et puis, il
y a une vision des choses, de plus en plus partagée de nos jours, aux
Etats-Unis, (je veux dire, parmi les personnes concernées par le Moyen-Orient)
qui veut que Clinton, en travaillant longtemps, sincèrement, et de manière
acharnée, comme il l'a fait, pour finir par échouer dans sa tentative de
réaliser la paix attendue entre les Arabes et les Israéliens, n'a fait en
réalité que compliquer ce qui l'était déjà bien assez. Je pense personnellement
qu'il s'agit là d'une lecture erronée de l'histoire, mais je pense aussi que
c'est la lecture qui a la prédilection de l'administration actuelle, de ce qui
s'est passé, c'est-à-dire, de Camp David II et de ses conséquences. Cela donne à
l'administration actuelle une certaine excuse intellectuelle pour ne pas
entreprendre une tentative sérieuse de règlement du conflit arabo-israélien.
Enfin, il y a le "facteur Bush" lui-même...
- (WA)
Qu'entendez-vous, exactement, par : "facteur Bush" ?
-(WQ)
J'entends par là, c'est une intime conviction, bien que je ne puisse en apporter
de preuve irréfutable, que Bush Junior s'est entendu répéter, et il en a encore
aujourd'hui la conviction que son père a payé très cher son entrée en conflit
aigu avec le premier ministre israélien, du Likud, Yitzhak Shamir, au cours des
années 1991 et 1992, à propos des garanties de prêts américains à Israël. Bien
entendu, Bush a perdu les élections, en 1992, mais je ne pense pas qu'il les ait
perdues à cause de sa politique moyen-orientale. Toutefois, je suis convaincu du
fait que, pour bien des Républicains de droite, Bush avait commis une faute
inexpiable en osant affronter Shamir au sujet des prêts (américains à Israël
conditionnés à la politique israélienne en matière de colonies) et qu'il a payé
très chèrement cette faute fatale, qu'il n'aurait jamais dû commettre, et que
son fils, Bush Junior, ne doit surtout pas réitérer, car il perdrait les
élections à venir à coup sûr, faisant perdre au parti républicain la possibilité
de conserver la Maison Blanche pour huit ans et non pas seulement pour quatre...
Gardez toujours à l'esprit que l'aile droite du parti républicain a des
tendances pro-israéliennes, et Bush, ne bénéficiant pas d'un réel mandat à
diriger les Etats-Unis, en raison de son infime majorité aux élections, devra se
montrer très prudent afin de ne pas perdre le soutien de l'aile droite de son
parti, le parti républicain, tout particulièrement en ce qui concerne un
problème de politique extérieure tel que celui-ci, d'autant plus que nous
parlons bien du problème du Moyen-Orient et non d'autre chose... Si telle est
bien la réalité, je crois que Bush Junior devra se montrer plus prudent que son
père. Mais je dois ajouter qu'il y aura aussi, vraisemblablement, à tenir compte
d'une certaine ignorance, de Bush, personnellement, pour tout ce qui relève de
près ou de loin du Moyen-Orient. En cela, Bush fils n'est pas Bush père, qui
avait accédé à la présidence des Etats-Unis après avoir passé huit ans au poste
de vice-président, des années à l'ONU et plusieurs années, également, à la
direction de la CIA, auxquelles s'ajoutent ses années de service en tant
qu'ambassadeur des Etats-Unis en Chine. Et, plus important que tout : le fait
que Bush père occupait la présidence au moment où les Etats-Unis ont mené la
guerre du Golfe, au cours de laquelle il a pu nouer des amitiés personnelles
avec de nombreux leaders arabes, qu'il respectait et avec lesquels il traitait
avec sérieux et confiance. Bush Junior, quant à lui, est arrivé au pouvoir après
avoir assumé durant quelques années la responsabilité de gouverneur du Texas,
sans plus...
- (WA) ... mais un nombre non négligeable de
conseillers de Bush, dans l'administration actuelle, ne sont pas des nouveaux
venus dans la question du Moyen-Orient. Il y a, par exemple, son suppléant Dick
Cheney et le ministre des affaires étrangères, Powell, ainsi que le directeur de
la prévision politique, Hush, et Ermitage, vice-ministre des affaires
étrangères, et beaucoup d'autres experts. Où sont-ils ?
-(WQ)
Ces experts sont nombreux, mais ce sont des experts du Moyen-Orient tel qu'il
était en 1990. Ces gens connaissent le Moyen-Orient, mais à partir de leur
pratique de la région du Golfe, acquise en raison de la guerre du Golfe et ce
qui s'y rapporte. Mais je ne pense pas que les experts des questions
moyen-orientales soient si nombreux que ça dans les sphères supérieures de
l'administration actuelle. Je ne crois pas que Cheney ou Rumsfeld, par exemple,
connaissent le conflit israélo-arabe de manière approfondie. Ces gens là
connaissent un peu les pays du Golfe, mais leur problématique diffère totalement
de celle du Moyen-Orient.
- (WA) La rue arabe, officielle, ou
populaire, ressent des sentiments d'abattement, comme vous le savez, au vu de la
façon dont l'administration du président Bush agit au Moyen-Orient, jusqu'à
présent. Comment expliquez-vous les positions adoptées par l'administration Bush
sur les problèmes du Moyen-Orient, en particulier, après les énormes attentes de
bien des Arabes de la part de l'administration Bush, dont les Arabes ont cru
qu'elle serait, à défaut d'autre chose, plus impartiale dans sa façon d'aborder
les questions du Moyen-Orient que l'administration Clinton, aussi peu pro-arabe
eût été celle-ci ?
-(WQ) Bien sûr, il ne faut pas se boucher
les yeux : il y a ces clichés généralisateurs que beaucoup de gens se colportent
entre eux dans la rue arabe, tel celui qui voudrait qu'il n'y a pas eu de
président américain valable, aux yeux des Arabes, depuis des décennies... L'idée
qui voudrait que le parti républicain rassemblerait essentiellement des hommes
d'affaires et des représentants des intérêts des entreprises pétrolières et
qu'il en découlerait qu'un président républicain serait nécessairement plus
proche des Arabes qu'un président démocrate, étant donné que les Démocrates ont
plus recours aux voix et aux financements juifs, est une déduction largement
erronée. Il y a quelque vérité dans ce raisonnement, mais il n'est pas exact, et
il ne saurait, de ce fait, permettre d'expliquer l'attitude de bien des
présidents américains en regard du conflit israélo-arabe au cours des cinquante
années écoulées. Certains présidents républicains, tels Ronald Reagan, ont été
très pro-israéliens, on peut même dire qu'aucune administration républicaine n'a
été aussi partisane d'Israël que l'administration Reagan dans toute l'histoire
américaine. Je pense que l'administration Bush actuelle est l'héritière
idéologique de ce type d'idéologie républicaine, et non l'héritière idéologique
de l'administration républicaine de George Bush senior (le père). Nous avons, de
même, pu constater des différences considérables entre les différentes
politiques des gouvernements démocrates, celle du démocrate Carter ayant été, de
mon point de vue, la plus objective de toutes les politiques présidentielles eu
égard au conflit du Moyen-Orient, de même que Carter avait apporté la preuve
qu'il était l'homme politique éminent le plus favorable aux Palestiniens
qu'aucun autre président américain lui ayant succédé à la Maison-Blanche. Quant
à Clinton, on ne sait comment le classer car, dans les derniers jours de son
mandat, il avait réussi à établir une relation extrêmement confiante avec Arafat
et il avait été le premier président américain à se rendre à Gaza et à parler du
droit des Palestiniens à s'autogouverner, s'attirant l'estime et l'admiration
des Palestiniens. Mais, en raison même des attentes que cette politique liante
de l'administration Clinton faisait naître, la déception des Arabes vis-à-vis de
Clinton fut d'autant plus profonde. Les Arabes avaient espéré que tous les actes
posés par Clinton, tels sa relation intime avec Arafat, sa visite à Gaza et sa
mention des droits des Palestiniens se traduiraient en positions diplomatiques
effectives. Et lorsque ces prises de positions ne se sont pas traduites en actes
et en postures diplomatiques américaines effectives, dans les négociations,
s'est imposée la conviction que Clinton était partisan et que Bush serait un
président préférable, pour les Arabes. C'était là, de mon point de vue, faire un
pari très risqué, que supposer que l'arrivée de Bush au pouvoir allait entraîner
un grand changement - en mieux - dans les positions américaines. Je suis
convaincu que la plupart des administrations américaines finissent par adopter
une politique similaire aux politiques qu'avait adoptées les administrations
précédentes. Et l'idée qu'un jour un président des Etats-Unis soutiendra les
Arabes avec force me semble relever du rêve, tout au moins à court terme. Les
Arabes sont convaincus qu'Eisenhover était le président américain le plus proche
d'eux de toute l'histoire américaine, et je pense, personnellement, que les
Etats-Unis ne vont pas élire un Eisenhover bis avant un certain temps.
- (WA) Pensez-vous que l'administration Bush adoptera une
position ferme sur le problème des colonies israéliennes dont la commission
Mitchell a recommandé le gel total, indispensable à l'instauration de la
confiance entre les Palestiniens et les Israéliens ? La position américaine à ce
sujet était, jusqu'à présent, de dire que "les colonies représentent un élément
de provocation qui ne fait que compliquer une situation qui est bien assez
compliquée sans cela" ?
-(WQ) Il s'agit-là de la position
politique traditionnelle des Etats-Unis, depuis des années, en ce qui concerne
les colonies. La grande mutation dans la position américaine sur les colonies
s'est produite du temps de l'administration Reagan, qui les avait qualifiées
d'obstacle en travers de la voie vers la paix, après une administration Carter,
qui se contentait de les considérer simplement comme illégales. Je pense que
cette position très mesurée avait constitué, en quelque sorte, le feu vert donné
aux Israéliens pour édifier encore plus de colonies dans les territoires
palestiniens. Je pense aussi que tant qu'un président américain ne sera pas venu
déclarer que non seulement nous considérons que les colonies représentent un
obstacle à la paix, mais qu'elles contreviennent à la légalité internationale et
que le soutien (financier) américain (à Israël) ne saurait être en aucun cas
affecté à la construction de nouvelles colonies ou à l'agrandissement de
colonies déjà existantes et que tous fonds affectés à cette fin seraient
défalqués de l'aide globale américaine à Israël, nous n'obtiendrons pas
qu'Israël ou qu'un premier ministre israélien tel Sharon
obtempèrent...
Encore une fois, le premier président américain à être allé
jusque-là a été, nous le savons, George Bush père. Mais, pour les raisons que
j'ai indiquées, son président de fils hésitera à adopter une posture analogue.
Or rien de moins que cette attitude-même ne saurait être suivi d'un effet
quelconque. Nous aurons beau répéter que les colonies nous "défrisent" et que
nous ne considérons pas qu'elles puissent - euphémisme - contribuer en quoi que
ce soit à la paix - bref, ce genre de discours ; nous savons que les Israéliens
se moquent royalement de toutes ces figures de rhétorique exprimant une
réprobation polie, que nous leur adressons au sujet de leur politique de
colonisation.
- (WA) Mais il s'agit-là de la recommandation
primordiale du rapport Mitchell, qui constitue la base du plan Tenet, en cours,
qui a fini par aboutir à une certaine trêve entre les deux parties. Y a-t-il une
quelconque possibilité de mettre en application les recommandations du rapport
Mitchell sans gel total des colonies, comme le recommande expressément ce
rapport ?
- (WQ) Je pense que non. La question est un point
essentiel dans toute tentative de ramener le calme à court terme et de parvenir
à un règlement politique à moyen terme. Je pense qu'il ne faut pas s'en tenir au
seul gel des colonies. Rappelons que dans le projet Clinton - ce président
auquel je n'ai pourtant pas épargné mes critiques pour sa manière de mettre en
pratique ses conceptions politiques sur le terrain, au Moyen-Orient - Clinton
avait compris, et Barak avec lui, que si l'on voulait établir une quelconque
paix entre Palestiniens et Israéliens, il ne suffirait pas de se contenter de
geler les colonies, pour Israël, mais que ce pays devait abandonner la plupart
de ses colonies en Cisjordanie et la totalité de ses colonies dans la bande de
Gaza. Les colonies israéliennes sont - c'est une certitude - un obstacle sur la
voie de toute négociation politique viable entre Israël et les Palestiniens et
sur celle conduisant à l'établissement d'un Etat palestinien digne de ce nom. En
vérité, si les colonies devaient subsister, elles constitueraient un objet de
contentieux perpétuel entre Israël et les Palestiniens. C'est pourquoi nous
devons - et tous les partisans de la paix doivent, avec nous - non pas nous
contenter de répéter qu'il faut geler les colonies, mais bien rappeler qu'il
faut démanteler la plupart des colonies israéliennes en territoire palestinien,
dans le cadre du processus de paix. Les Israéliens s'opposent à toute mesure de
cette nature, et tout président américain devra faire preuve de la plus grande
prudence en menant ce combat, mais une réalité demeure, qui est que le problème
des colonies dépasse - et de loin - la simple nécessité de geler les colonies
dans leur état existant actuellement.
- (WA) Sharon vient, pour
la deuxième fois, à Washington, la semaine prochaine. C'est la deuxième fois en
six mois qu'il rencontre Bush sans que l'administration Bush n'ait encore envoyé
une seule invitation au président de l'Autorité palestinienne, Yasser Arafat à
venir aux Etats-Unis. Quelles sont les conséquences de cet état de faits pour
les relations américano-palestiniennes ?
-(WQ) Je pense
que l'administration Bush croit, depuis le début, que c'est Arafat qui est
responsable de l'échec du plan de paix de Clinton, l'année dernière. Et qu'il ne
faut pas récompenser Arafat pour son entêtement à Camp David ou son soutien en
sous-main à l'intifada palestinienne actuelle. L'administration américaine pense
qu'afin qu'Arafat reçoive une leçon - c'est là le genre de comportement
moralisateur que les Etats-Unis ont tendance à adopter parfois - il ne faut pas
le récompenser en raison de son mauvais comportement. Ceci, d'une part. D'autre
part, il n'est jamais mauvais, dans la politique américaine, qu'un responsable
politique américain, de quelque tendance que ce soit, adopte une attitude
réticente, voire hostile à l'égard d'Arafat. La majorité des Américains sont
tout prêts à se laisser convaincre, avec beaucoup de facilité, que le mauvais
(le "bad guy") dans l'équation du Moyen-Orient, c'est Arafat... Mais bien qu'ils
aient adopté cette attitude d'affrontement vis-à-vis d'Arafat, les membres de
l'administration actuelle ont fini par comprendre qu'ils ont absolument besoin
de parler à quelqu'un du côté palestinien, et que l'interlocuteur tout indiqué
n'est autre qu'... Arafat. Tant qu'il en sera ainsi, nous devrons (nous, le
Américains) discuter avec lui. D'aucuns diront qu'Arafat n'est pas à même de
mettre en application ce qui doit être fait, alors pourquoi "perdre" notre temps
avec lui ? Mais même ceux qui pensent cela ne peuvent trouver un substitut à
Arafat.
- (WA) D'aucuns, dans le monde arabe, pensent que cette
façon de penser en est arrivée au point où l'on chercherait désormais à se
débarrasser totalement d'Arafat. Je veux dire que cela est devenu un objectif
pour certains, en Israël, tout du moins. Pensez-vous que certains hommes
politiques américains partagent cette opinion de certains ministres de Sharon,
en la matière ?
-(WQ) Je pense que personne ne désire cela,
dans l'administration actuelle. Sans doute ne l'aiment-ils pas, souvent en
sont-ils irrités, mais ils ne pensent pas que sa mise à l'écart soit la
meilleure solution. La raison principale en est que personne n'est capable de
proposer un remplaçant à Arafat (qui le remplace en mieux). Il n'existe aucune
garantie que le prochain leader palestinien sera plus souple qu'Arafat.
Pour
ce qui est du gouvernement Sharon, je pense que ce que vous dites est possible,
dans une certaine mesure. Sharon peut bien personnellement mépriser Arafat et ne
pas vouloir lui parler, avoir affaire à lui ou même simplement lui serrer la
main. Mais Sharon observe aussi Arafat et il sait bien qu'Arafat n'est pas le
leader palestinien qu'il puisse battre au concours de la popularité mondiale,
s'il l'a comme concurrent, même en Occident, qui est la partie du monde d'où
Israël reçoit tous ses subsides et soutiens. De plus, Sharon est de plus en plus
convaincu du fait que le maintien d'un leader palestinien affaibli et
impopulaire à l'Ouest n'est pas une mauvaise chose, pour Israël. Sur le plan
affectif, je crois que Sharon aurait préféré se débarrasser d'Arafat en 1982,
mais il ne l'a pas pu. Quant à aujourd'hui, je ne pense pas que cela soit
véritablement son souci majeur.
- (WA) Pensez-vous que
l'administration du président Bush a été véritablement amenée à la conviction
qu'elle doit changer son ordre de priorités au Moyen-Orient. Je m'explique :
lorsqu'elle a accédé aux responsabilités, en janvier de cette année, le
principal point à son agenda politique était l'Irak. Pensez-vous que cela a
changé aujourd'hui et qu'elle est prête à travailler à la solution du problème
du Moyen-Orient avant l'Irak, ou tout au moins sur un même pied qu'avec l'Irak
?
-(WQ) Je pense qu'il y avait beaucoup d'irréalisme, au début,
en ce qui concerne la façon d'aborder la question irakienne. L'administration
pensait qu'elle pouvait séparer l'Irak du reste des problèmes du Moyen-Orient et
appliquer les sanctions "intelligentes" (les guillemets sont de moi, ndt) et
tout le reste, sans déployer les efforts qui s'imposent afin de trouver une
solution au problème du conflit israélo-arabe. Je pense que cette administration
a fini par comprendre que, si elle veut adopter une politique que les Arabes
puissent soutenir, dans le Golfe, elle doit adopter des politiques en direction
du conflit arabo-israélien qui ne soient pas de nature à donner le sentiment aux
responsables arabes qu'il s'agit de politiques "gênantes" pour eux. Je pense que
cela est devenu un peu plus clair pour l'administration actuelle,
maintenant...
- (WA) Pensez-vous que les Américains insistent
toujours autant sur l'imposition des sanctions "intelligentes" à l'Irak avec
toute la force dont ils sont capables ?
-(WQ) Je pense que les
sanctions intelligentes n'amèneront nulle part, parce que personne n'est prêt à
coopérer avec les Etats-Unis afin de mettre en pratique ce type de sanctions.
Nous en parlerons encore longtemps, mais je ne pense pas que l'administration
soit, aujourd'hui, toujours aussi convaincue de la facilité qu'il y aurait à
adopter ce type de politique...
5. La diplomatie
américaine se contredit au Proche-Orient - Des observateurs en Palestine ?
Powell dit oui, il est démenti par Alexandra Schwartzbrod
in Libération du vendredi
29 juin 2001
Jérusalem de notre correspondante
L'administration américaine est en train de réaliser sur le terrain à quel
point le dossier proche-oriental est explosif. Le secrétaire d'Etat, Colin
Powell, était arrivé dans la région depuis moins de vingt-quatre heures qu'il
provoquait hier un véritable incident diplomatique. A l'issue d'un entretien de
deux heures avec Yasser Arafat à Ramallah, il a créé dans l'après-midi la
surprise en se disant favorable à l'envoi d'«observateurs» dans les territoires
pour «voir ce qui se passe sur le terrain et procéder à des observations
indépendantes», exigence que les Palestiniens répètent sans relâche depuis le
début de l'Intifada, mais que les Israéliens repoussent chaque fois avec
horreur.
Fous de rage. Bourde ou manœuvre tactique? En début de soirée, alors que
Colin Powell s'apprêtait à dîner avec le Premier ministre israélien, un haut
responsable du département d'Etat a cru bon de tempérer les propos de Powell.
«Il n'a pas utilisé le mot "international" ni le mot "force", il n'a pas appuyé
le plan d'Arafat ou le plan de qui que ce soit», a affirmé celui-ci de
Jérusalem, admettant toutefois que les propos de Powell n'avaient pas été mal
interprétés par la presse. C'est simplement que ceux-ci avaient rendu les
Israéliens fous de rage. George Bush avait déjà jeté un froid mardi en tentant
de convaincre publiquement Ariel Sharon, en visite à Washington, que les
Palestiniens faisaient de réels efforts pour limiter la violence. Cette fois,
les Américains ont semblé, aux yeux des Israéliens, dépasser les bornes
tolérables.
D'autant qu'une Israélienne a été tuée dans l'après-midi par des tirs
palestiniens, avivant la colère des colons.
Hier matin, ceux-ci avaient installé une voiture remplie de barils de
pétrole devant le ministère des Affaires étrangères où Shimon Pérès recevait
Colin Powell, pour bien montrer que la diplomatie américaine n'était dictée que
par des impératifs pétroliers et donc par le souci de ménager les pays arabes.
Et hier soir, ils devaient manifester nombreux, comme ils le font chaque fois
qu'un des leurs est tué, devant le domicile du Premier ministre à l'heure où
celui-ci devait recevoir Colin Powell à dîner.
Un cadeau du ciel. Pour les Palestiniens, qui paraissaient mis au ban de la
communauté internationale depuis l'attentat de Tel-Aviv, la prise de position du
secrétaire d'Etat est considérée comme un cadeau tombé du ciel. L'administration
américaine semble avoir compris que le cessez-le-feu arraché le 13 juin aux deux
parties par le patron de la CIA ne peut pas tenir s'il est considéré par les
Palestiniens comme une capitulation. Les diplomates européens sont montés au
créneau, dès la mi-juin, pour faire comprendre aux Américains et aux Israéliens
que l'humiliation n'était pas payante et que les dirigeants palestiniens avaient
besoin d'un geste pour apaiser leurs troupes. George Bush semble par ailleurs se
lasser de l'obstination manifestée par Sharon à vouloir obtenir un arrêt total
des violences avant d'entamer la moindre discussion politique.
Pour Washington, le processus de paix ne peut pas être reporté
indéfiniment. De là à imposer des observateurs aux Israéliens, c'est peut-être
trop demander à ces derniers qui ont déjà lutté de toutes leurs forces, avec
succès, pour mettre fin à la mission de quatre «observateurs» informelle de
l'Union européenne, envoyés au début du mois dans les territoires pour
surveiller la trêve aux côtés des Palestiniens. Humilier Sharon, à l'heure où
celui-ci est poussé à la guerre par les colons, ne peut que l'inciter à envoyer
au rebut les conseils de retenue. D'où les revirements maladroits du département
d'Etat américain.
6.
DOSSIER Sabra-Chatila :
Sharon rattrapé par son passé
in Magazine (hebdomadaire libanais) du vendredi 29 juin
2001
Vingt ans après, Ariel Sharon est rattrapé par les massacres de
Sabra et Chatila. 23 personnes, des Palestiniens et des Libanais, ont porté
plainte contre le Premier ministre israélien devant un tribunal belge pour crime
contre l'humanité. La procédure est suivie par deux avocats belges et un
libanais, Me Chibli Mallat. Cette affaire intervient alors que la BBC vient de
diffuser un documentaire accablant sur les massacres de Sabra et Chatila, dans
lequel le rôle de Sharon est bien mis en évidence. Elle survient aussi à un
moment où la procédure d'extradition de l'ancien président Slobodan Milosevic,
accusé de crime contre l'humanité, a commencé en Yougoslavie. Qui est derrière
cette plainte? L'action judiciaire engagée contre le Premier ministre israélien
a-t-elle des chances d'aboutir malgré l'appui apporté mardi par George W. Bush
au Premier ministre israélien? Sharon peut-il subir le même sort que Pinochet?
Autant de questions auxquelles Magazine tente de répondre.
6.1. Chibli
Mallat, avocat des plaignants : "Pas d'immunité pour
Sharon"
Lundi 18 juin, à 9h30, une plainte
avec constitution de partie civile contre le Premier ministre israélien Ariel
Sharon est déposée à la Cour d'assises de Bruxelles. L'un des avocats des
plaignants, Me Chibli Mallat, n'exclut pas l'arrestation de Sharon au cas où il
se rendrait en Belgique à titre privé. Interview.
- Pourquoi la
Cour d'assises de Bruxelles se charge-t-elle de la plainte déposée contre Ariel
Sharon?
- Il s'agit là de ce qu'on appelle la juridiction
universelle. Une de ses manifestations n'est autre que l'affaire Pinochet,
examinée par la justice anglaise. Pour la première fois donc, des tribunaux
nationaux exercent des compétences extraterritoriales. Le pays le plus avancé
dans ce genre d'affaire est la Belgique. Les juridictions belges ont, en effet,
développé la loi du 16 juin 1993 , laquelle a été modifiée en 1999
qui considère que le crime n'a pas besoin d'être commis en Belgique. Les
plaignants peuvent ne pas être belges, ni résidents en Belgique; idem pour les
accusés. Cette loi a été ratifiée il y a un an. Depuis, nous travaillons sur
l'affaire Sharon. Il a fallu, pour préparer le dossier, plus d'une vingtaine
d'avocats libanais, belges et anglais, ainsi que des historiens, et bien entendu
les plaignants-témoins. Nous nous sommes chargés, mes deux collègues belges,
maîtres Luc Walleyn et Michaël Verhaeghe, et moi-même, de présenter la plainte
au juge d'instruction.
- Pourquoi justement la plainte a-t-elle
été présentée au juge d'instruction et pas au procureur
général?
- Le procureur général peut arrêter la procédure pour
des raisons qu'on ne peut nullement mettre en cause, comme certaines pressions
politiques. Alors que le juge d'instruction, en Belgique, a la possibilité
d'entamer l'enquête, sans que la procédure à suivre ne soit interrompue.
- L'enquête concernant la culpabilité de Sharon est-elle entamée
donc?
- Absolument. Le sérieux de la plainte et la réaction des
gens en Belgique ont été tels que le lendemain du dépôt de la plainte, le doyen
des juges a nommé sans tarder le juge Patrick Colignon pour suivre l'affaire.
- Qui sont les plaignants et quelle procédure ont-ils adopté pour porter
plainte?
- Ce sont les victimes des massacres de Sabra et Chatila, des
Libanais et des Palestiniens qui ont vu périr leurs proches. Ils se sont
constitués partie civile en Belgique pour pouvoir présenter la plainte et leurs
témoignages. En fait, ils sont des plaignants-témoins, mais on n'en a gardé que
23 plaignants; les cinq autres sont nommés témoins.
- Et les
accusés?
- Ariel Sharon et le général Amos Yaron (commandant
brigadier) sont précisés. Dans la plainte, on invoque d'autres responsables
israéliens et libanais, sans pour autant préciser des noms. L'enquête suivra son
cours et dévoilera sûrement les noms.
- Selon vous, qui parmi
les responsables libanais peut être le plus touché?
- Il y a eu
beaucoup de noms. Mais en fin de compte, ce ne sont que les exécutants de
l'ordre 6 délivré, je crois, au matin du 15 septembre par Sharon lui-même.
- D'aucuns donnent à cette affaire une dimension purement
politique. Qu'en pensez-vous?
- En tant qu'avocats, nous
pensons que l'affaire est principalement judiciaire. Tout le monde sait qu'il y
a des ramifications politiques. Ce que nous ne pouvons ni contrôler, ni prévoir.
Cet aspect ne nous intéresse pas en tant que tel. Nos clients sont des victimes
qui ont perdu leurs proches. Nous défendons leur cause.
- Si
l'accusé n'était pas Sharon, l'affaire aurait-elle pris toujours autant
d'ampleur?
- Oui, je crois. Le fait qu'Ariel Sharon soit
Premier ministre attire davantage l'attention. Mais ce n'est nullement pour
cette raison que cette action a été entreprise.
- On parle
justement d'un dirigeant en exercice. Ne bénéficie-t-il pas d'une certaine
immunité?
- C'est, justement, à ce niveau que réside la
spécificité de la loi belge, selon laquelle il n'y a pas d'immunité pour les
crimes contre l'humanité. Dans des cas précédents, la question d'immunité s'est
posée. Aujourd'hui, le droit pénal international semble confirmer que quand il
s'agit de grands crimes, l'immunité n'existe pas.
- Ariel Sharon
aurait l'intention de se rendre prochainement en Belgique. La Cour de Bruxelles
lancerait-elle un mandat d'arrêt contre lui?
- Il y a un petit
problème à ce niveau. Si le Premier ministre israélien vient en Belgique en hôte
officiel, ce serait presque impossible; si, par contre, il vient à titre privé,
il pourrait se faire arrêter. Par ailleurs, je crois qu'il y a différentes
possibilités d'interpréter la loi belge concernant son arrestation, même s'il
est en visite officielle... C'est une chose très délicate. Une chose est sûre:
Sharon viendra sûrement en Belgique, mais à mon avis, il ne sera pas arrêté.
L'important reste que l'enquête suive son cours. - Il y a, donc, des
limites à la compétence universelle?
- Je le répète. Pour les
crimes contre l'humanité, il ne devrait pas y en avoir. On n'échappe pas à ses
responsabilités. C'est un principe établi internationalement. Donc, il n'y a pas
de prescription pour les crimes contre l'humanité et de moins en moins
d'immunité.
- Croyez-vous que l'Europe puisse prendre position
contre Sharon?
- Il y a sûrement de grandes pressions, surtout
en Belgique. Shimon Peres a dernièrement fait une déclaration menaçant presque
l'Etat belge. (Quoique dans le temps il ait fait une diatribe violente vis-à-vis
de Sharon à cause des incidents de Sabra et Chatila). Reste qu'en Belgique, les
pouvoirs sont séparés. La diplomatie belge est sûrement dérangée par cette
affaire, mais ceci a toujours été le cas en ce qui concerne les dossiers du
genre.
- Tony Blair a refusé de rencontrer Ariel Sharon. Comment
expliquez-vous cette attitude?
- Je crois que du côté de la
Cour d'Angleterre, on essaye également de faire bouger les choses.
- Mais aujourd'hui le cas est différent. Le lobby juif peut
exercer différentes pressions.
- Il ne faut pas se faire
d'illusion. Des pressions sont exercées d'une part pour modifier la loi belge en
question. D'une autre part, il y a une sorte de silence dans le système
européen. Mais l'affaire a une dimension tellement humaine que peu nombreux
prendront la défense de Sharon...
- Les tribunaux internationaux
peuvent-ils interférer d'une façon ou d'une autre?
- Non, parce
qu'ils n'ont pas de compétence dans ce cas. S'il y avait un TPI, comme cela a
été le cas en Yougoslavie, le tribunal aurait pu suivre l'affaire.
- Quelle est l'attitude de l'Etat libanais face à
l'affaire?
- Avant mon départ, le chef du gouvernement Rafic
Hariri a demandé à me rencontrer. Je lui ai exposé la procédure à suivre et je
lui ai franchement demandé qu'il n'y ait pas de prise de position libanaise
officielle pour que l'affaire reste purement judiciaire.
- Et le
timing du dépôt de la plainte? Comment expliquez-vous la coïncidence entre la
diffusion de l'accusé sur la chaîne BBC et la plainte?
- C'est
une coïncidence absolue. Nous n'avons vraiment rien à voir avec la diffusion du
documentaire. Il s'est trouvé que pour la première fois, dans l'histoire du
droit, il y a possibilité de demander justice pour les incidents de Sabra et
Chatila devant une juridiction honnête et courageuse. Nous espérons, en tout
cas, qu'elle le soit, dans ce cas précisément.
- Quelles sortes
d'indemnités demandent les plaignants?
- Elles sont surtout
d'ordre moral. La dimension matérielle pourrait suivre.
- Qui se
charge des frais de la procédure?
- Nous faisons très attention
à l'aspect financier. L'argent a tendance à polluer les choses. Il s'agit là
d'une action qui jusqu'à maintenant me semble impeccable moralement. Deux
comités en Belgique et au Liban s'occupent entre autres de frais de voyage. Les
avocats ont travaillé sans rémunération. Un particulier belge a réglé les frais
de la réserve, qui se sont élevés à 1100 dollars. Sinon, d'autres comités sont
en train de bouger, notamment aux Etats-Unis. L'affaire est avant tout d'ordre
moral. Il y a eu crime contre l'humanité. Mais Sharon reste innocent jusqu'à ce
qu'il soit jugé coupable. C'est un principe de base.
[Les fondements juridiques - La plainte présentée
contre Ariel Sharon est introduite conformément à la loi du 16 juin 1993
(modifiée par la loi du 10 février 1999) relative à la répression des violations
graves du droit international humanitaire du chef de:
* Actes de génocide
(article 1).
* Crimes contre l'humanité (article 1).
* Crimes portant
atteinte aux personnes et aux biens protégés par les conventions de Genève
signées à Genève du 12 août 1949 (article 1). La plainte est également fondée
sur le droit international par rapport aux mêmes crimes. Par ces crimes, les
requérants ont été personnellement blessés et/ou ont perdu des membres proches
de leur famille ou des biens.]
6.2. Hamad Chamas
: Des images ancrées dans la mémoire
Dans les ruelles surpeuplées, les
égouts sont ouverts, les façades délabrées. Les cris des marchands ambulants se
mêlent aux voix des enfants. C'est dans ces rues, il y a presque vingt ans, que
les massacres de Sabra et Chatila ont été perpétrés. Hamad Chamas, un survivant,
se souvient.
Un escalier nous mène à la demeure d'Abou Mohammad. Il nous
reçoit avec sa femme et ses quatre enfants. Ils sont tous pieds nus. L'intérieur
respire la pauvreté. Hamad est très fier de ses enfants. "Ils ne sont pas au
complet. Il y en a encore trois", nous lance-t-il. "Et il en veut encore", se
plaint Oum Mohammad. Pour quelqu'un qui a côtoyé la mort, c'est du courage. Abou
Mohammad a aujourd'hui 37 ans. Il garde une photo des cadavres entassés pendant
le carnage. Il y repère son père, son frère et leurs voisins. "C'est ce qui me
reste d'eux... et mes pensées." Il s'assied en tailleur, prend du souffle et
raconte: "C'est la Croix-Rouge qui m'a donné cette photo. Regardez où je me
trouve, sous ces corps ensanglantés. Quand l'armée israélienne est arrivée avec
ses chars dans la Cité sportive, j'y suis allé avec un ami. Nous avons demandé
ce qui se passait. Les soldats m'ont demandé si j'étais un moukharreb
(terroriste); j'ai nié. Ils nous ont alors sommés de rentrer chez nous. C'était
le 15 septembre. Le lendemain, il était environ 16h. Mon père, mon frère, Abou
Nabil et Abou Merhef, plusieurs autres voisins et moi étions assis
tranquillement lorsque les bombardements ont commencé. Nous étions figés par les
cris des blessés. Nous sommes accourus pour les secourir avant de nous réfugier
dans les abris. Nous manquions d'eau potable. Je me suis chargé d'en apporter un
bidon. Je le déposais devant la porte de l'abri, quand des hommes armés se sont
approchés, nous ont lancé des injures et demandé aux hommes de sortir. J'ai
tenté de me cacher. Mais en voyant sortir la plupart, j'ai pris un enfant et me
suis apprêté à suivre. Les hommes armés m'ont sommé de laisser le petit et de
m'aligner contre le mur avec les autres. Abou Merhef avait dans ses poches 500
livres libanaises. Alors qu'il les priait d'en laisser 250 LL pour ses enfants,
ils ont tiré à bout portant. J'ai été blessé et j'ai fait le mort. Ils ont tiré
à nouveau pour s'assurer que rien ne bougeait. Une heure après, Ali reprend
conscience, il appelle au secours. Je lui réponds. Il me dit: "Pitié, je suis
blessé à l'estomac, salue ma mère, ma sœur et..." Il s'assied. Les hommes armés
reviennent et lui assènent un coup sur la tête. Il se relève et leur dit: "C'est
comme ça que vous nous traitez, fils de chiens!" Ils ont alors pointé le fusil
sur ma cuisse et tiré. Je n'ai pas bronché. J'étais caché par un caroubier. Vers
5h du matin, j'ai pu arriver à la porte de l'abri en me traînant. Le bidon d'eau
était toujours là. Malgré ma soif, je n'y ai pas touché. Mon père et mon frère
n'avaient pas bu avant de mourir! Je me traînais jusqu'à la maison d'Osmane
Houhou, je m'y suis glissé par la lucarne de la salle de bains. A la cuisine, il
restait une marmite de riz. A côté, un paquet avec trois cigarettes. J'ai fumé."
Hamad poursuit son récit d'une voix saccadée: "Soudain, j'ai entendu une voix à
l'accent étranger hurler dans un haut-parleur: "Sallim taslam" ("Rends-toi, tu
auras la vie sauve!"). J'essaye alors de gravir la pente pour me rendre. Mais
alors que je me rapprochais, je vois des hommes et des femmes alignés contre un
mur pour être fusillés. Je retourne me cacher dans la maison. J'entends des
voix. Un mur fissuré me sépare des miliciens. Ils étaient assis autour d'une
table et buvaient de l'alcool. Je suis resté de longues heures dans cette maison
jusqu'à ce qu'ils s'en aillent." Abou Mohammad prend une longue pause, pousse un
soupir avant de poursuivre: "J'étais désespéré, à bout de force. La vie n'avait
plus de sens. J'ai essayé de sortir mais je n'arrivais pas à marcher. Il y avait
partout des cadavres, le chemin était jonché de membres. Les corps pourrissaient
au soleil, et chaque fois que ma main en touchait un, la chair s'accrochait à
mes doigts. Je reconnais Oum Bachir, égorgée avec ses sept gosses. J'ai retrouvé
un peu plus loin les corps de mes proches, celui de mon père... J'ai continué et
j'ai vu la tête d'Abou Nabil piquée sur un poteau. J'étais pétrifié. Je n'avais
que seize ans."
[Soigné à ses frais - Hamad a été secouru par la fille
Mikdad, une voisine, qui l'a trouvé en train d'agoniser. Elle a appelé le
secours populaire qui a transporté l'adolescent à l'hôpital où il a été
soigné... à ses propres frais. Hamad garde de graves séquelles, mais il s'en est
sorti, c'est l'essentiel. D'autres témoins traînent une vie de solitaires. Ils
n'ont jamais pu s'intégrer à la société. Tourmentés par leurs souvenirs, leur
vie n'a plus de sens.]
6.3. Souad Srour el-Merhi : "Sharon m'a privée de ma
maternité"
Souad Srour el-Merhi a 36 ans
aujourd'hui. Elle fait partie de celles qui refusent de baisser les bras. Ce qui
lui est arrivé ne peut être facilement mis derrière le dos. La seule faute
qu'elle ait jamais commise est d'être palestinienne vivant à Chatila.
Souad
se souvient. Elle avait 17 ans: "Ce 17 septembre 1982, la maison familiale,
éloignée de la route principale du camp de Chatila, semble être un abri parfait
contre les soldats israéliens qui encerclent les camps depuis déjà deux jours.
Tous les voisins et parents se retrouvent dans cette petite pièce sombre,
espérant que personne ne les retrouve. Pourtant, vers 5h de l'après-midi, on
entend quelqu'un frapper à la porte. Mon père demande: "Qui est là?" La voix qui
nous parvient à travers la petite porte en bois est nette: "Nous sommes des
Israéliens, on vient fouiller la maison." Treize miliciens pénètrent dans la
maison. Ils nous ordonnent de nous tenir debout, nos visages tournés vers le
mur. Ma petite sœur collée à la robe de ma mère a peur. Elle pleure. Un des
hommes armés lui ordonne de se taire. Puis ils ouvrent le feu. Ma sœur, qui a un
an et demi, reçoit une balle dans la tête. Elle meurt sur le coup. Mon père est
blessé à la poitrine, baignant dans son sang. Mon frère meurt aussi tout de
suite. Moi, je reçois trois balles dans le dos. Paralysée, je n'arrive plus à
bouger. Ils partent. En début de soirée, ils reviennent. Il y a juste mon père
et moi. Ma mère était partie pour essayer de trouver de l'aide. Croyant que
j'étais morte, ils deviennent fous furieux quand ils voient que j'essaye de
ramper jusqu'à la cruche d'eau. Ils m'insultent et me disent: "Regarde ce qu'on
va te faire devant ton père." Et ils me violent, l'un après l'autre. Papa,
étendu sur le sol, me regarde en pleurant. Il ne peut pas me sauver. Il me dit:
"Que Dieu soit avec toi", et il rend son dernier souffle. Le soir même, quand
ils reviennent, je fais semblant d'être morte."
Enfermée dans le passé
Chez Souad, le petit salon est plongé dans la pénombre, les persiennes sont
fermées depuis une éternité. Sur le mur, derrière elle, il y a toujours l'impact
des balles. Comment fait-elle pour continuer à vivre dans cette maison tellement
chargée de souvenirs torturants? On dirait qu'elle fait exprès de demeurer dans
ces lieux pour garder cette haine qui la pousse à demander l'équité. C'est de là
peut-être qu'elle puise sa force. C'est sa façon à elle de lutter contre
l'injustice. Sous les regards de son père et de son frère qui la fixent depuis
leurs photos suspendues sur le mur, entourées d'un immense chapelet, Souad prend
son courage à deux mains. Elle lit ses souvenirs écrits dans un arabe simple sur
du papier blanc, devenu noir des horreurs inscrites par une main tremblante qui
refuse de se rendre et qui continue à témoigner. Souad en a assez de revivre ces
instants mais elle veut que justice soit faite. Il faut que vérité soit dite.
Violée sur la route de Jbeil
Son histoire ne s'arrête pas là. Quelques
jours après le massacre, sur la route vers Jbeil, dans la voiture d'un chauffeur
de taxi qui a pitié d'elle, elle est violée à nouveau à un barrage de miliciens
avant d'être abandonnée sur une plage. Elle ne sera retrouvée que plusieurs
heures plus tard, inconsciente et à moitié nue. Aujourd'hui, à 36 ans, Souad
refuse de baisser les bras. "A Bruxelles, je représentais tout le peuple
palestinien. J'ai déposé une plainte contre Sharon. J'espère de tout mon cœur
qu'il sera condamné et pendu pour ce qu'il a fait. Il m'a privée de ma
maternité", dit-elle. Le chagrin de Souad est immense. La canne à la main, elle
continue de vivre avec cette balle logée dans sa colonne vertébrale. Le souvenir
de son pays et du massacre ordonné par Sharon est tellement vivant dans sa tête.
Et bien que les images des ruelles jonchées de corps gonflés n'arrêtent pas de
resurgir dans sa mémoire, sa vie ne semble continuer que pour prouver qu'elle
n'est pas fataliste, qu'elle se moque des malheurs de la vie, car elle peut
surmonter ses peines par le témoignage. Car témoigner, pour Souad, semble être
le mot-clé de la vie.
[Travaux manuels et recyclage - Pour vivre, Souad fait
des travaux manuels, du recyclage de papier, de l'artisanat. Elle participe à
des expositions à Tyr, à Saïda et ailleurs. Elle a aussi d'autres activités par
lesquelles elle veut se prouver et montrer aux femmes leur force. Elle a
participé au sommet de la femme à Pékin. "Je suis active, oui", dit-elle. Des
photos de la mosquée Al-Aqsa sont religieusement suspendues sur le mur qui porte
les séquelles du massacre. Sur un miroir confectionné avec ses propres mains,
Souad a gravé "I love Palestine".]
6.4. Sabra et
Chatila : Récapitulatif d'un massacre
Dès l'aube du 15 septembre 1982, des
chasseurs-bombardiers commencent à survoler le secteur ouest de Beyrouth à basse
altitude. En même temps, les troupes israéliennes entament leur entrée dans
cette partie de la capitale. Quelques heures plus tard, un des plus horribles
massacres du XXe siècle commence. Récapitulatif.
L e général Ariel Sharon se
rend sur place pour diriger personnellement la poursuite de la percée
israélienne. Il s'installe au quartier général de l'armée, au carrefour de
l'ambassade du Koweït, situé à la limite de Chatila. Du toit d'un immeuble de
sept étages, il pouvait parfaitement observer la ville et les camps de Sabra et
Chatila. Aux alentours de 11h, les camps sont encerclés par les Israéliens. Le
jeudi 16 septembre, vers midi, le commandement militaire israélien donne aux
milices phalangistes le feu vert (ordre 6) pour entrer dans les camps des
réfugiés. Selon le quotidien allemand Der Spiegel, daté du 21 février 1983,
plusieurs militaires israéliens habillés en uniformes de phalangistes se
joignent aux rangs de ces derniers. Les premiers assassinats organisés débutent
ce jeudi, vers 17h, et même un peu avant en certains endroits de Chatila. Les
massacres dureront, sans interruption, quarante heures. Durant les premières
heures de la tuerie, les miliciens tirent sur tout ce qui bouge dans les
ruelles, fracassant les portes des maisons. Des familles entières sont liquidées
chez elles ou dans les abris. Dans certains cas, les corps sont mutilés. Des
femmes sont violées avant d'être achevées. Parfois, les hommes sont tirés des
maisons pour être, en groupes, exécutés dans la rue. Les femmes, apeurées,
hystériques, courent partout raconter le massacre. 19h: une communication radio
interceptée indique qu'il faut liquider une cinquantaine de personnes enlevées.
Dans l'après-midi, une partie du camp résistait encore; l'artillerie israélienne
la bombarde massivement. Dans la soirée du jeudi, des habitants de Chatila
prennent séparément deux initiatives pour tenter d'arrêter le massacre. Quatre
hommes se dirigent en délégation vers le poste israélien afin d'expliquer que
dans le camp il n'y a ni armes, ni combattants et que ses habitants se
rendaient. Rien à faire. 22h12, la BBC capte une communication de l'armée
israélienne disant qu'elle a décidé de confier aux phalangistes l'opération de
nettoyage final. Vendredi 17, à 4h du matin. Les miliciens bâillonnent les
derniers témoins. Le premier bulldozer de l'armée israélienne arrive pour
enterrer toute trace du carnage. Aux alentours de midi, l'hôpital Akka, situé en
face du camp Chatila, est envahi par une unité de miliciens. Plusieurs blessés
sont exécutés sur leurs lits. Dans l'après-midi, et selon le Time Magazine, 400
civils voulant fuir sont obligés de rebrousser chemin par la force des armes.
Samedi, entre 6 et 8h du matin, des haut-parleurs demandent aux rescapés de se
rendre. Ils sont emmenés dans des camions, certains sont liquidés et d'autres
conduits vers la Cité sportive. Vers 11h, journalistes et photographes se
rendent sur place. Des corps ensanglantés sont entassés dans les rues. Le monde
apprend avec stupeur les massacres de Sabra et Chatila. Jusqu'au matin du samedi
18 septembre 1982, l'armée israélienne, qui savait parfaitement ce qui se
passait dans les camps, s'est non seulement abstenue de toute intervention, mais
a fourni une aide directe en empêchant les civils de fuir et en organisant un
éclairage constant des camps durant la nuit, à l'aide de fusées éclairantes. Le
nombre exact des victimes n'a jamais été déterminé. Les chiffres varieront entre
700 (chiffre officiel israélien) et 3000. Environ 1000 personnes ont été
enterrées par le CICR dans une fosse commune. D'autres ont été inhumées dans des
cimetières de Beyrouth par des membres de leurs familles.
[Des victimes oubliées - Depuis le massacre, victimes
et survivants n'ont bénéficié d'aucune instruction judiciaire ni au Liban, ni en
Israël, ni ailleurs. Sous la pression d'une manifestation de 400000 personnes,
le Parlement israélien (Knesset) a nommé une commission d'enquête sous la
présidence de Yitzhak Kahan, en septembre 1982. Malgré les limitations résultant
tant du mandat de la commission (un mandat politique et non judiciaire) que de
son ignorance totale des voix et demandes des victimes, la commission a conclu
que "le ministre de la Défense était personnellement responsable des massacres".
Sur l'insistance de la commission et des manifestations qui ont suivi son
rapport, M. Sharon démissionnait de son poste de ministre de la Défense, tout en
gardant un poste au gouvernement comme ministre sans portefeuille. Le Conseil de
sécurité des Nations unies a condamné le massacre par la résolution 521 (1982)
du 19 septembre 1982. Cette condamnation a été suivie par une résolution de
l'Assemblée générale du 16 décembre 1982 qui a qualifié le massacre comme un
acte de génocide.]
6.5. La juridiction extraterritoriale : Pinochet,
Milosevic et les autres...
Ce n'est pas la première fois que des personnes sont poursuivies en justice
en dehors de leur pays pour des crimes contre l'humanité. Le principe de la
justice extraterritoriale a déjà été appliqué en Belgique et a failli l'être en
Espagne et en Grande-Bretagne. Le Tribunal pénal international peut aussi être
considéré, dans une certaine mesure, une juridiction extraterritoriale. Rappel.
Le précédent rwandais
Avant l'affaire Sharon, la
Belgique a déjà fait valoir la compétence universelle. Un précédent: le cas des
quatre Rwandais, parmi lesquels deux religieuses, accusés d'avoir participé en
1994 au génocide dans leur pays. Le verdict rendu il y a deux semaines par la
Cour d'assises de Bruxelles donne un caractère légitime au mécanisme de
compétence universelle. Les responsables du génocide au Rwanda, des Hutu
extrémistes, avaient été à l'origine d'une tuerie de 500000 personnes environ,
des Tustsi et des Hutu modérés. Les quatre accusés ont été jugés selon la même
loi qui permet qu'on arrête aujourd'hui Ariel Sharon. A la différence près que
pour l'affaire du Rwanda, un Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR)
a été formé en 1994. Le verdict en question est en tout cas le premier rendu en
Europe, et ce suivant le fondement de la justice extraterritoriale.
L'affaire Pinochet
Le nom d'Augusto Pinochet est
associé à des massacres pendant et après le coup d'Etat au Chili, dans la
seconde moitié des années 70. Son nom est également associé aux seize années de
terreur et de torture qu'il faisait subir à ses ennemis. Il y a trois ans, le
procureur espagnol Baltazar Garzon demande à la Cour d'assises de Londres
l'arrestation de Pinochet pour crime contre l'humanité, alors que ce dernier
suivait une cure dans la capitale anglaise. Une procédure est entamée. Un traité
entre les Espagnols et les Anglais est signé. Pinochet est alors arrêté
conformément à une spécificité de la loi anglaise qui lui ôte son immunité en
tant que sénateur à vie. Une convention contre la torture est décidée. C'est
cette convention en fait qui permet l'arrestation et l'éventuelle extradition de
Pinochet. Il est relâché ultérieurement pour des raisons de santé suivant une
autre loi anglaise qui permettait au ministre de l'Intérieur de rejeter
l'extradition, et ce dans des conditions spécifiques. Au Chili, où il est
aujourd'hui en résidence forcée, certains avis certifient que l'état de santé de
l'ancien dictateur permet qu'il soit jugé de nouveau.
Le cas
Milosevic
Après les massacres au Kosovo, en janvier 1998, le
procureur du Tribunal pénal international pour la Yougoslavie, formé en 1993
après les massacres de Bosnie, Louise Harbor, lance un mandat d'arrêt contre
Slobodan Milosevic et quatre autres personnes. Il est inculpé en mai 1999 par le
TPI pour crimes de guerre. Puis il y a le grand mouvement démocratique, le 24
septembre 2000, au cours duquel Milosevic perd l'élection présidentielle face à
Vokislov Kostunica. Le 1er avril, il est arrêté dans sa résidence de Belgrade.
Il est incarcéré depuis à la prison centrale de la ville, pendant la durée de
l'enquête de la justice yougoslave sur des actes de corruption et d'abus de
pouvoir. Cette semaine, les autorités yougoslaves ont entamé les procédures
légales pour l'extradition de l'ancien président. S'il est extradé, ce serait la
première fois qu'un ancien chef de l'Etat est jugé par un tribunal étranger.
7. Une colonie
qui ne dit pas son nom par Adrien Jaulmes
in Le Figaro du jeudi 28
juin 2001
Maale Adoumim, de notre envoyé spécial
On devient un
colon presque sans le savoir. Dans le petit bureau préfabriqué de Shimon, à
l'entrée du chantier de construction, on ne parle pas de politique. Shimon est
agent immobilier. Il vend des appartements en cours de construction à Maale
Adoumim. "Vous êtes à 10 minutes de Jérusalem", annonce-t-il. Selon lui, le
principal attrait de Maale Adoumim, ville de 28.000 habitants perchée sur une
crête pierreuse de l'est de Jérusalem, est la qualité de la vie. "Il n'y a pas
de criminalité ici. Les enfants peuvent aller à pied à l'école, à la piscine.
Tout est fait pour eux", assure Shimon. Bien sûr, la maison témoin comporte une
pièce blindée, avec ses volets d'acier et ses murs renforcés, mais Shimon
précise que "c'est le cas dans la plupart des constructions modernes en Israël".
Il préfère emmener les visiteurs sur la terrasse : "Regardez : vue imprenable !"
Et spectaculaire.
Les collines beiges du désert de Judée descendent jusqu'à
la mer Morte. On devine au loin la Jordanie. Mais le principal argument de
Shimon est financier: "Un appartement neuf de 100 m² à Maale Adoumim coûte
autour de 500.000 sheckels (1 million de francs)." Soit moitié moins cher qu'à
Jérusalem ou à Tel-Aviv. Sans compter les avantages offerts par le gouvernement
israélien. "En vous installant à Maale Adoumim, vous bénéficiez de 70%
d'abattement fiscal et d'un prêt sans intérêts de 50.000 sheckels (100.000
francs), dont vous ne devez rembourser que la moitié. N'hésitez pas !", lance
Shimon.
L'offre mérite pourtant réflexion. Car malgré ses allures de
banlieue résidentielle, Maale Adoumim est bâtie à l'est de la "Ligne verte", qui
séparait avant 1967 Israël de la Jordanie. C'est donc une colonie. La ville est
bâtie comme un château fort au sommet de sa montagne. Des remparts d'immeubles
serrés en haut des falaises protègent les lieux publics regroupés au centre de
l'enceinte, et la seule entrée est gardée jour et nuit. Mais les habitants ne
s'en aperçoivent qu'à peine.
"Des colons, nous ?", s'exclament en riant Eva
et Vincent. Ce jeune couple d'Israéliens d'origine française vient d'acheter un
trois-pièces à Maale Adoumim. Ils ne se sentent aucun point commun avec les
colons "idéologiques" d'Hébron ou d'ailleurs. "C'est comme si on habitait à
Jérusalem. On se sent même plus en sécurité ici", expliquent-ils. Les trois
quarts des habitants de Maale Adoumim travaillent à Jérusalem, que l'on rejoint
depuis février 1995 par une voie rapide, sans arrêt ni traversée de zones de
peuplement palestinien.
Mais l'assassinat la semaine dernière, sur cet
itinéraire, d'un prêtre grec orthodoxe, le premier incident depuis le début de
l'intifada, a brutalement rappelé aux habitants le statut de leur ville. "Pour
la première fois, j'ai peur", reconnaît Flora Zackem, la vendeuse de jouets du
centre commercial. Elle vit depuis dix-sept ans à Maale Adoumim. "Depuis cette
attaque, je réfléchis deux fois avant de prendre ma voiture pour Jérusalem,
surtout avec les enfants. Maintenant, on se sent comme les autres colons."
Beni Kashriel, le maire de Maale Adoumim, n'aime pas le terme de colonie.
"Nous sommes comme n'importe quelle autre ville israélienne. Les habitants de
Maale Adoumim ne sont ni des extrémistes ni des religieux. Ils viennent ici pour
la qualité de la vie", insiste-t-il. M. Kashriel est aussi secrétaire général du
Conseil des communautés juives en Judée, Samarie et Gaza, qui représente les
200.000 colons vivant de l'autre côté des frontières de 1967. Maale Adoumim est
avec Ariel, au nord de Ramallah, l'une des deux villes israéliennes bâties dans
les territoires palestiniens. Et de loin la plus importante. Les nouvelles
constructions n'y ont jamais vraiment cessé.
Les lotissements que fait
visiter Shimon font partie d'une nouvelle tranche de 350 nouveaux logements,
"dont 45% sont déjà vendus", assure le maire. Et les projets d'expansion
continuent. "Nous avons un taux de croissance de 8% par an. Le plus fort de tout
Israël. La ville comptera 30.000 habitants à la fin de cette année et 45.000 en
2005", promet Beni Kashriel. Il refuse d'envisager un démantèlement de Maale
Adoumim. Pour lui, "jamais Maale Adoumim ne sera évacuée! A Camp-David, quand
Barak a proposé 97% de la Cisjordanie, Maale Adoumim était dans les 3%
restants", explique-t-il.
L'intérêt stratégique de Maale Adoumim saute aux
yeux. La ville fait partie d'un réseau de "forteresses civiles" construit par
les Israéliens depuis 1967 autour de la Ville Sainte, selon l'expression de
Frédéric Encel, auteur d'une Géopolitique de Jérusalem. Reliées entre elles par
des autoroutes qui compartimentent les zones de peuplement palestinien, ces
implantations israéliennes ont profondément modifié la démographie de la ville
et coupent la partie arabe de Jérusalem du reste de la Cisjordanie. Pour les
Israéliens, ces villes font partie d'un "Grand Jérusalem" définitivement ancré à
l'Etat hébreu.
Pour les Palestiniens, Maale Adoumim est une colonie comme
les autres. "Nous refusons de faire des différences entre les colonies",
soutient Khalil Tafakji, responsable du bureau de la cartographie à la Maison de
l'Orient, la représentation officieuse de l'Autorité palestinienne à Jérusalem:
"Selon le droit international, elles sont toutes
illégales."