"Je suis moi-même un réfugié d'Irak. Plus de la moitié des Israéliens sont des réfugiés qui ont dû quitter leur pays d'origine. Je suis prêt à donner la maison de mon enfance à Bagdad à des réfugiés palestiniens. Mais un retour dans les limites du territoire israélien me paraît impossible. D'une part, parce qu'il remet en cause les fondements de l'état juif. En outre, le pays est surpeuplé, nous n'avons pas suffisamment d'eau ou de terres pour tout le monde. Il faudrait supprimer le droit au retour des réfugiés mais également geler la loi du retour qui autorise les juifs à venir vivre en Israël."
Sami Michaël - Ecrivain israélien in L'Humanité du 10 février 2001
 
 
Point d'information Palestine > N°131 du 14/02/2001

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Chronique d'un trajet par Chantal Abu Eisheh citoyenne d'El Khalil (Hébron)
 
Lundi 12 février 2001 - Saint Félix (Saïd en arabe). 8 heures, je m'approche de la station des Fords (c'est ainsi qu'on appelle ici les taxis collectifs non officiels qui sont actuellement les seuls à pouvoir se rendre à Jérusalem puisqu'ils ont un plaque minéralogique jaune). "Al Quds, Al Quds !" Tiens, la route n'est donc pas totalement coupée comme je le croyais, après qu'un Israélien ait été tué hier soir entre les tunnels à l`entrée sud de Jérusalem. Je monte et les autres passagers demandent quel est le montant de la course. En effet depuis le début de l'Intifada, on ne demande plus au chauffeur quelle route il emprunte (il ne le sait d'ailleurs pas forcément mais il se fera piloter et renseigner grâce à son téléphone portable.) mais le tarif . Celui-ci donne une idée du chemin à parcourir. En temps "normal" (hors blocus), c'est 7 shekels. Si Hébron est bouclée, c'est 10 (il faut alors contourner toute la ville par le sud et l'ouest et longer la colonie de Kyriat Arba, quelle ironie.) si l'armée ou les colons bloquent la route à la hauteur de Gush Etzion cela peut être 15 ou 20 ou 25 . Tout dépend ! Donc on sait quand on part mais rarement quand on arrive, ni par où. Le « rabatteur » annonce au moins 10 et le mot «moustaoutinin » (colons, en arabe) revient souvient. Il ajoute que seules les personnes vraiment obligées de se déplacer ont intérêt à monter car il semble que les colons soient bien présents sur la route, et l'armée israélienne aussi (mais pas forcément là où il y a les colons.). Tout le monde semble avoir une bonne raison de vouloir aller à Jérusalem : ma voisine pour aller à l'hôpital, un étudiant pour aller passer son examen, une jeune mère avec son tout petit bébé pour rejoindre sa famille et un sheikh déterminé. Il dira même au chauffeur qu'il est prêt à payer 25 shekels et que Dieu nous protégera !
On contourne donc la sortie nord, par le sud et l'ouest. Premier checkpoint, l'armée nous fait reculer, deuxième embranchement : des chars aux accès des petits villages environnants mais la route est bien vide. Le Sheikh entame à haute voix une série de prières que parfois les femmes reprennent après lui. Je regrette de temps à autre de ne pas être croyante. Passons près de la sortie de Halhoul, un gros embouteillages de taxis attendent les piétons qui escaladent le gros talus de terre et pierres mis en place par l'armée. Et puis un autre char et des soldats, ils laissent passer quelques véhicules dont notre Ford. Pourquoi ? Parce qu'un bouclage n'est que rarement hermétique à 100%, l'armée sachant pertinemment  qu'on ne peut pas totalement fermer la cocotte minute et que les chauffeurs, Palestiniens résidents de Jérusalem, contribuent en quelque sorte à laisser passer un peu d'air et éventuellement de marchandises (cartons de vêtements fabriqués à Hébron par exemple). Arrivons près du camp de réfugiés d'Al Aroub, encore un char et des soldats et des piétons qui se demandent que faire : rebrousser chemin ou attendre. Puis carrefour de Gush Etzion, la plus importante des colonies entre Hébron et Jérusalem. Re-soldats sur le côté de la route puis d'autres au milieu dela route : on s'arrête, ils demandent les papiers d'identité des passagers : tous sont de Jérusalem, sauf moi mais curieusement mon passeport n'intéresse quasiment jamais.Ma voisine me dit malgré tout que c'est grâve à ma présence qu'ils nous laissent passer. Bof.On passe et puis moins d'un kilomètre plus loin à l'embranchement d'Efrata un groupe de colons. Le chauffeur nous demande de fermer les petits rideaux, une femme rétorque que de toute façon ils verront les foulards des passagères et le keffieh du passager avant (et les floches "Allah" accrochées au retroviseur, me dis-je),on s'exécute néanmoins et là, en une fraction de seconde, je vois un colon ajustant son fusil en direction de notre taxi, coup de volant du chauffeur qui appuye sur le champignon. Il y a eu un blanc dans la psalmodie du Sheikh. Une balle de ping-pong dans ma poitrine puis une succession de soupirs de la part des passagers. qui reprennent une autre prière !
On approche des tunnels dits "de Gilo". Petite précision pour ceux qui ne connaissent pas les lieux : il est correct de dire en fait Beit Jala puisque la colline sous laquelle  ont été percés les tunnels est sur la commune de Beit Jala -comme la colonie de Gilo, d'ailleurs. Et, pour la petite histoire, la route sous le pont qui relie les deux tunnels, dans la vallée, est en zone palestinienne .mais le pont entre les tunnels est lui, bien sûr, sous contrôle israélien.
Nouvel embouteillage, les tunnels semblent fermés.A droite la route vers Al Khader est aussi bloquée par des véhicules militaires. On prend la route de Bet Shemesh et on se dit que pour le coup on paiera sans doute 25 shekels (compter un détour d'une quizaine de kilomètres au moins, de 40 au plus.) puis demi-tour, la voiture de l'armée qui bloquait la file à l'entrée des fameux tunnels se met en branle et la colonne de véhicules avance. On la rejoint et on finit par arriver à Jérusalem, Porte de Damas. On sort chacun 10 shekels de notre poche et on se dit que ce n'est pas cher payé. Certains passagers montent dans un deuxième Ford pour rejoindre Ramallah. Je leur souhaite bonne route ! Moi, j'en ai assez pour ce matin. Je verrai à 13h si je rentre sur Hébron .En effet, en arrivant rue Salah El Din, on me raconte qu'un bus de travailleurs palestiniens a été mitraillé par l'armée près de Behtléem ! Mais tout-à-l'heure est un autre jour. Je vais bosser !
PS : Je suis finalemement rentrée à Hébron en début d'après-midi, avec un autre Ford : même tarif mais sans émotion : il n'y avait plus de colons, moins de soldats, mais encore les chars et comme je connais trop bien ce paysage je me suis plongée dans ma lecture ! Et puis cette nuit les tirs ont repris à Hébron, heureusement les enfants dormaient à poings fermés. Ils m'ont demandé pourquoi je n'allais pas à Jérusalem ce matin, j'ai juste dit que j'avais changé de programme pour aujourd`hui. Je pense ce matin à ceux qui sont obligés de faire ce genre de gymkana en permanence et j`espère que ce récit ne tombera pas entre les mains de
ma mère !
 
Au sommaire de la Revue de presse
  1. Retour à Sabra et Chatila par Mouna Naïm in Le Monde du mercredi 14 février 2001
  2. Proche-Orient : Tsahal élimine un officier palestinien Dépêche de l'Agence France Presse du mardi 13 février 2001, 12h42
  3. Le blocus israélien menace l’autorité de Yasser Arafat par Georges Marion in Le Monde du mardi 13 février 2001
  4. Rafic Hariri, premier ministre libanais : "Les Israéliens restent taraudés par des idées expansionnistes" propos recueillis par Mouna Naïm et Lucien George in Le Monde du mardi 13 février 2001
  5. Tant d'yeux grand fermés par Dominique Eddé  in Le Monde du mardi 13 février 2001
  6. Guerre d'influence chez les Palestiniens à Gaza par Didier François in Libération du mardi 13 fevrier 2001
  7. Tsahal "recycle" ses mercenaires libanais par Georges Malbrunot in Le Figaro du lundi 12 février 2001
  8. Te souviens-tu de l’arbre que tu as planté ? par Gideon Levy in Ha'Aretz (quotidien israélien) du dimanche 11 février 2001 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
  9. Un Britannique, soupçonné d'appartenir au Hezbollah, écroué en Israël Dépêche de l'agence Associated Press du dimanche 11 février 2001, 23h37
  10. Au lendemain de l'élection d'Ariel Sharon, entretien avec l'écrivain israélien Sami Michaël réalisé par Yaël Avran in L'Humanité du samedi 10 février 2001
  11. Explosion de violence à Ramallah, avec tirs d'un tank israélien par Phil Reeves in The Independent (quotidien britanique) du samedi 10 février 2001 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
  12. Barak et Pérès prêts à discuter avec Sharon par Didier François in Libération du samedi 10 et dimanche 11 fevrier 2001
  13. Un photographe belge blessé par balle in La Meuse (quotidien belge) du samedi 10 février 2001
  14. Le criminel par Seumas Milne in The Guardian (quotidien britanique) du  vendredi 9 février 2001 [traduit de l'anglais par Giorgio Basile]
  15. "Le peuple palestinien est le plus humilié" in Le Soir (quotidien belge) du vendredi 9 février 2001
  16. Les réfugiés palestiniens en Jordanie se réjouissent de la victoire de Sharon par Sulayman Al-Khalidi in Al-Quds Al-Arabi (hebdomadaire arabe publié à Londres) du jeudi 8 février 2001 [traduit de l'arabe par Marcel Charbonnier]
  17. Les Palestiniens ont perdu leur chance par Norman Spector in Le Devoir (quotidien quebécois) du jeudi 8 février 2001
  18. Israël le vote des sans-mémoire par Josette Alia in Le Nouvel Observateur du jeudi 8 février 2001
  19. Ils ne croient plus à la paix par Victor Cygielman in Le Nouvel Observateur du jeudi 8 février 2001
  20. Israël n'est pas mûr pour la paix par David Grossman in Libération du jeudi 8 février 2001
  21. Lieu saint ou lieu symbolique par Michaël Illouz in Libération du jeudi 8 février 2001
  22. Analyse des informations : beaucoup de défis à relever, en peu de temps, pour Sharon par Deborah Sontag in The New York Times (quotidien américain) du jeudi 8 février 2001 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
  23. Au Liban, le souvenir de Sabra et Chatila par Doha Chamouss in L'Humanité du jeudi 8 février 2001
  24. Sharon l'obstiné par Vincent Hugeux, Hesi Carmel, Axel Gyldén in L'Express du jeudi 8 février 2001
  25. L'évolution démographique de l'ensemble Israël-Palestine nourrit les inquiétudes et les dilemmes de l'Etat juif par Jean-Pierre Langellier in Le Monde du jeudi 8 février 2000
  26. Vives tensions dans la région, tandis que les missiles Patriot américains arrivent en Israël par Steve Rodan in Middle East Newsline du mardi 6 février 2001 [traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
 
Revue de presse

1.
Retour à Sabra et Chatila par Mouna Naïm
in Le Monde du mercredi 14 février 2001
En septembre 1982, les Forces libanaises massacraient plusieurs milliers de Palestiniens réfugiés dans les camps de Sabra et Chatila, au sud de Beyrouth, avec la bénédiction d’Ariel Sharon. Des rescapés se souviennent.
NIHAD HAMAD a quarante-deux ans aujourd’hui. D’une voix étrangement posée, elle raconte, dans le moindre détail, comme si cela s’était passé hier, le cauchemar des réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila en ces journées des 14, 15, 16 et 17 septembre 1982. De ces horribles massacres, la commission israélienne d’enquête Kahane a, en février 1983, soit six mois plus tard, rejeté la responsabilité indirecte sur l’ensemble de la chaîne de commandement israélienne, en particulier le ministre de la défense d’alors, Ariel Sharon, aujourd’hui premier ministre élu. Sur ses ordres, en effet, l’armée israélienne avait, pour la seule fois à ce jour, occupé une capitale arabe, Beyrouth, avec pour objectif de bouter l’Organisation de libération de la Palestine hors du Liban.
Après le meurtre, mardi 14 septembre 1982, du président élu libanais Bechir Gemayel, qui était l’ami des Israéliens, M.Sharon et les chefs de l’armée avaient autorisé les milices chrétiennes des Forces libanaises à pénétrer à Sabra et Chatila, dans la banlieue sud de Beyrouth, pour déloger deux mille combattants prétendument restés sur place après l’évacuation de l’OLP. De combattants il n’y en avait point. L’affaire tourna à la tuerie de civils. « J’avais vingt-trois ans », raconte Nihad, qui habite toujours à Chatila, à quelques centaines de mètres de la rue où le plus grand nombre de civils ont été tués. « Mercredi, après le meurtre de Bechir Gemayel, l’aviation israélienne s’était livrée à des raids fictifs. Les gens avaient peur. On avait le sentiment d’être sans protection. L’OLP était partie. Où pouvions-nous aller? On était sûr qu’on nous ferait payer le meurtre de Bechir. Très vite le meurtrier a été arrêté. C’était un libanais. On ne s’était pas trompé. L’armée israélienne a assiégé le camp et dans la nuit de mercredi, et encore jeudi matin, ils ont essayé de pénétrer du côté est. Nos combattants étaient partis. Il n’y avait plus ici que des jeunes de quinze-seize ans. Ils bouillonnaient. Il y avait parmi eux un Libanais de Tripoli qui savait qu’il y avait une cache d’armes. Il leur a distribué des armes légères parce que les gens ne voulaient pas mourir sans se défendre. Ils se sont spontanément mobilisés et nous aussi. Nous leur apportions de l’eau et de la nourriture. »
« Dans la nuit du jeudi, les bombardements ont redoublé d’intensité, poursuit Nihad. Nous avons vite compris que les armes légères n’y pourraient rien. Alors les jeunes ont décidé de dynamiter la cache d’armes, histoire de faire croire aux Israéliens que le camp pouvait résister. Ce sont des choses que peu de gens savent », insiste Nihad.
« Entre l’explosion du dépôt et les bombardements israéliens, c’était l’apocalypse. On s’est tous réfugiés dans les abris. Mais on avait peur. Alors les notables, les gens les plus âgés ont décidé d’aller dire aux Israéliens que le camp se rendait. Ils ont pris un chiffon blanc et ils sont partis en voiture. Ils ne sont jamais revenus. Les jeunes en armes, qui allaient dans la même direction, ne revenaient pas non plus, pas plus que ceux qui allaient à leur recherche. On a alors compris qu’il valait mieux quitter les lieux. »
Nihad raconte ensuite l’enfer des bombardements, les tirs de fusées éclairantes – « On aurait pu ramasser une aiguille dans la poussière », dit-elle –, la fuite éperdue de centaines de personnes vers une salle commune, à la périphérie nord du camp – « nous étions si nombreux qu’on en étouffait presque ». Elle parle du retour chez soi, au petit matin, dans un camp «plongé dans un silence de mort, une ville fantôme ». Les bombardements avaient cessé, « on entendait parfois quelques tirs isolés, au coup par coup. Puis, déchirant le silence, les hurlements d’une femme, du côté de la mosquée.» Elle avait les cheveux en bataille, les vêtements déchirés couverts de sang, l’air d’une folle. Ses enfants, disait-elle, « ont été égorgés sur ses genoux. Elle ne savait pas à qui ni à quoi elle devait elle-même la vie…» . A quoi les gens ont-ils reconnu les miliciens des Forces libanaises? « Ils avaient l’insigne du cèdre sur l’épaule, parlaient l’arabe avec un accent libanais et s’interpellaient. Leurs noms n’étaient pas juifs », répond Nihad. Y avait-il aussi des Israéliens? « Ils leur assuraient un cordon de sécurité, dit-elle. Eux sont entrés et ont sévi, au couteau et à l’arme blanche pour que le massacre se déroule en silence.
Les gens se sont mis à crier, à parler d’une tuerie dans le quartier occidental. On a pris la fuite. Des voisins qui étaient restés chez eux ont été tués. On nous a dit que mon cousin était blessé, qu’il était à l’hôpital de Gaza. On y est allé. C’était noir de monde. Des enfants, des femmes, des hommes avaient été la cible de francs-tireurs. Mon cousin a été évacué avec d’autres vers des hôpitaux de Beyrouth-Ouest grâce à la Croix-Rouge. Il a eu de la chance car les miliciens, après en avoir fini dans le camp, sont allés terminer leur sale besogne à l’hôpital de Gaza. Ils ont tué et emmené des blessés, des médecins et des infirmiers. »
Nihad n’en a pas fini. Elle raconte la fuite des siens, un chiffon à la main et la peur au ventre, vers les quartiers ouest de Beyrouth occupés par Tsahal. Elle raconte l’asile offert pour une nuit « dans son garage et à condition de ne laisser filtrer aucun signe de vie » par une « connaissance libanaise». Elle raconte le refus des gens de croire au massacre jusqu’à ce que les radios en parlent; elle raconte la recherche d’un nouvel abri le lendemain; elle parle de «gens enterrés vivants», de «la disparition» d’autres dont on n’a jamais retrouvé la trace. «On a parlé de 3000 à 3500 victimes, dit-elle, à cause de tous ces non-retrouvés. Le problème, c’est qu’il n’y avait aucun référent pour dresser un bilan exhaustif.»
« On dit que 1500 victimes sont aujourd’hui ensevelies dans le terrain vague baptisé cimetière des Martyrs de Sabra et Chatila, à l’entrée sud du camp, dit Abou Moujahed, qui était alors secrétaire du comité populaire du lieu et qui dirige aujourd’hui un centre pour l’enfance. Mais nul ne connaît le nombre exact des victimes. Il n’y avait pas uniquement des Palestiniens. Il y avait aussi des Libanais de Tripoli, de la Bekaa, du Sud. J’ai eu moi-même connaissance d’un Syrien venu rapatrier le corps d’un parent. Des familles ont elles-mêmes enterré des corps. D’autres ont été ensevelis au cimetière des Martyrs à Beyrouth-Ouest. Il y avait les victimes visibles, parce que laissées à découvert, mais il y en a eu d’autres, mortes sous les décombres de leurs habitations. Les gens parlent aujourd’hui du quartier ouest, mais certaines personnes ont été enlevées au cœur du camp. J’en connais deux, les frères Mohamad et Aberd El Saga. Sans oublier que des massacres ont eu lieu du côté sud du camp. »
KHADIJA KHALIB a perdu, elle, dix membres de sa propre famille: sa mère, sa sœur et les huit enfants de cette dernière. « Je les avais pourtant mis à l’abri, dit-elle, à Beyrouth-Ouest. Mais mes parents étaient des gens simples; ils ont remis leur sort entre les mains de Dieu et sont rentrés chez eux sans me prévenir. J’avais de leurs nouvelles par des gens qui venaient du camp. Ce jour-là ce devait être le 17 septembre, j’ai acheté trois journaux à la fois. Les massacres faisaient la manchette, avec une photo des victimes. Aucune mention de noms. J’ai eu comme un pressentiment. Là, sous la couverture, sur la photo, c’était ma mère.»
« Nous nous sommes précipitées, une autre sœur et moi, vers le camp. Mais à l’entrée mes jambes ne me portaient plus. Je n’avais pas le courage d’avancer entre une haie de corps, de personnes tuées d’une horrible manière. Les gens fuyaient encore. On parlait de nouveaux massacres. Ma sœur y est allée. Je m’en voulais de la laisser partir seule et je me suis évanouie… Ma mère avait bien été tuée. Ma sœur et ses enfants aussi. »
Les massacres de Sabra et Chatila ont coûté à Ariel Sharon son poste de ministre de la défense. La commission Kahane l’a de fait accablé et a vivement critiqué huit autres dirigeants israéliens, principalement le chef d’état-major, le chef du Mossad, mais aussi le premier ministre d’alors, Menahem Begin. Quant au général Sharon, « il est impossible, a jugé la commission, de justifier de la part du ministre de la défense l’ignorance du danger ». Non seulement M.Sharon s’est abstenu, pendant deux jours, d’informer M.Begin de ce qui s’est passé, mais il porte, selon elle, « la responsabilité de n’avoir pas donné les ordres appropriés pour que soient réduits les risques que comportait l’intervention des phalangistes c’est-à- dire les Forces libanaises » dans le camp. Ces ordres « auraient dû être la condition du feu vert accordé à l’opération », ont insisté les membres de la commission, compte tenu du fait que, après sept années de relations suivies entre les milices chrétiennes et les dirigeants israéliens, ceux-ci auraient dû savoir à quoi s’en tenir. Les responsables du Mossad en particulier savaient, selon la commission, que les phalangistes voulaient «éliminer le problème palestinien au Liban, (…) au besoin en ayant recours à des méthodes inqualifiables ». Soulignant que « le ministre de la défense n’a pas rempli son devoir », la commission l’invitait à « tirer lui-même les conséquences de ses erreurs ».
Le 11 février 1983, M.Sharon présentait sa démission. Le rapport Kahane nommait en toutes lettres le responsable du groupe de miliciens chrétiens entré dans Sabra et Chatila. Il s’agit d’Elie Hobeika, qui était au poste de commandement avancé installé par les forces israéliennes sur le toit d’un immeuble distant de deux cents mètres seulement des limites du camp de Chatila. C’était de là que M.Sharon et le chef d’état-major de l’armée israélienne supervisaient l’occupation de Beyrouth-Ouest, après l’assassinat de Bechir Gemayel. C’était aussi de là que M.Hobeika dirigeait les opérations de ses hommes. Ses ordres, qui ne laissaient aucun doute sur ses intentions, soulignait la commission d’enquête israélienne, ont été rapportés au fur et à mesure et sur-le-champ par des officiers israéliens au chef d’état-major, qui n’en a tenu aucun compte. Mais au Liban, on a refusé en bloc les conclusions de la commission d’enquête israélienne et rejeté sur Tsahal seule la responsabilité des massacres. M.Hobeika n’a jamais été inquiété, voire a été longtemps ministre après la fin de la guerre civile en 1990. Devenu, il y a quelques années, très proche de la Syrie, il coule des jours tranquilles au Liban.
L’ACCESSION de M.Sharon au poste de premier ministre en Israël ne fait ni chaud ni froid à Nihad et Khadija. Pour elles, d’autres dirigeants israéliens « n’ont rien à lui envier en matière de crimes ». « N’est-ce pas Ehoud Barak le premier ministre sortant qui est responsable aujourd’hui des dizaines de morts de l’Intifada? Et Shimon Pérès ne doit-il pas être tenu pour responsable de la mort de 107 civils libanais à Qana » en 1996, lors de l’opération dite «Raisins de la colère», interroge Nihad? A ses yeux, tous les Israéliens se valent: « Les intermèdes pseudo-pacifistes ne servent qu’à permettre à l’Etat juif de reprendre son souffle avant de nouvelles batailles. »
L’une et l’autre originaires de la région de Safad, elles ne rêvent que de «retour». La nouvelle Intifada et la détermination dont a fait preuve l’Autorité palestinienne en exigeant la reconnaissance par Israël du droit au retour des réfugiés leur ont mis du baume au cœur et ravivé leurs espoirs. «Je marche la tête dans les nuages», assure Nihad. Lorsque l’armée israélienne a achevé son retrait du sud du Liban, le 24 mai 2000, Khadija est allée jusqu’à la frontière pour voir ElKhalsa, où elle est née. « S’il ne m’est pas donné de vivre jusqu’au “retour”, au moins l’aurai-je vue de loin », explique-t-elle, assise à la petite table de la minuscule épicerie remarquablement bien tenue qu’elle a ouverte dans le camp. « Si seulement je pouvais me rapprocher, aller chez mes deux sœurs qui vivent en Cisjordanie et à Gaza, soupire-t-elle. Ce n’est malheureusement pas possible avec une carte de réfugiée! » « Les gens, ici, explique Souhed Natour, membre du comité central du Front démocratique de libération de la Palestine, fondent un immense espoir dans l’Intifada. »
On n’en est certes pas là. Pour l’heure, Sabra et Chatila, qui n’ont jamais été un havre de prospérité et où les conditions de vie ont toujours été à la limite de la décence, sont aujourd’hui un quart-monde surpeuplé où se côtoient Palestiniens, Libanais déshérités, Syriens, Asiatiques, Ethiopiens – tous travailleurs immigrés –, bref un échantillon des malchanceux de ce monde, selon l’expression d’Abou Moujahed. Beaucoup de Palestiniens sont partis d’ici pour l’étranger, pour un autre camp ou pour un quartier populeux de Beyrouth, parce que 1982 n’a pas sonné la fin des drames. Il y eut, trois ans plus tard, ce que l’on a appelé la «guerre des camps» conduite par la milice libanaise chiite, Amal, avec son cortège de nouvelles destructions et de victimes. Et puis il y a toutes les restrictions imposées par les autorités libanaises aux réfugiés, qui les empêchent de gagner décemment leur vie. « On ne vit pas, on survit, dit Khadija. Les morts, ce ne sont pas seulement ceux qui sont sous terre. Il y a aussi des morts vivants. »
 
2.
Proche-Orient : Tsahal élimine un officier palestinien
Dépêche de l'Agence France Presse du mardi 13 février 2001, 12h42
GAZA - L'armée israélienne a assassiné mardi, dans un raid par hélicoptère, un officier de la garde personnelle e Yasser Arafat dans le cadre de sa politique d'élimination de Palestiniens qu'elle soupçonne d'avoir perpétré des attentats anti-israéliens.
Cet assassinat, qui porte à une vingtaine le nombre de victimes de cette politique d'élimination depuis novembre, est survenu après que le Premier ministre sortant Ehud Barak eut, pour la première fois, officiellement reconnu l'existence de cette politique et l'eut justifiée par "le droit international".
M. Barak a immédiatement envoyé un message de félicitations à l'armée et aux services de sécurité, affirmant que cet assassinat constituait "un avertissement clair à tous ceux qui envisageraient de s'attaquer à des Israéliens".
Massoud Ayyad, 50 ans, un commandant de la Force 17, la garde prétorienne d'Arafat, a été tué lorsqu'un hélicoptère d'assaut israélien a attaqué le véhicule qu'il conduisait près du camp de Jabaliya, dans le nord de la bande de Gaza. D'après les témoins, l'attaque a été effectuée par un hélicoptère Apache qui a tiré cinq roquettes alors que le véhicule était arrêté à un feu rouge.
L'armée a affirmé, dans un communiqué, que Massoud Ayyad était en fait un agent du mouvement chiite libanais Hezbollah. Mais le ministre palestinien de la Justice, Freih Abou Meddeine, a qualifié d'"énorme mensonge" cette accusation, assurant que la victime était un membre du Fatah, le mouvement du dirigeant palestinien, et dénoncé ce qu'il a qualifié de "terrorisme d'Etat" et de "crime de guerre".
C'est la première fois depuis le début de l'Intifada, fin septembre, que Tsahal affirme avoir tué un agent du Hezbollah, le mouvement qui constitua le fer de lance de la lutte contre l'occupation israélienne du Liban sud. L'Etat hébreu a évacué cette région en mai.
Selon l'armée, Massoud Ayyad "dirigeait une organisation palestinienne dangereuse du Hezbollah à Gaza et a mené un grand nombre d'attaques terroristes". Les deux principales ont été, selon ce communiqué, le tir d'obus de mortier contre la colonie juive de Netzarim à Gaza le 30 janvier et le 10 février.
Selon l'armée, Ayyad, qui était au Liban l'été dernier, "maintenait des contacts réguliers avec des responsables du Hezbollah qui l'activaient pour perpétrer des attaques terroristes à Gaza" et avait été "impliqué dans la préparation et une tentative d'enlèvement de soldats israéliens". Il dirigeait "une cellule terroriste" à laquelle appartenait son fils Nasser, détenu en Israël. Sur les cinq actions qui lui sont imputées depuis le 24 décembre, aucune n'a fait de victime. L'armée l'a aussi accusé de trafic d'armes et de drogue.
La première cible de cette politique d'exécutions sommaires, Hussein Abayat, chef de la milice du Fatah pour le sud de la Cisjordanie, avait été éliminé en novembre dans des circonstances identiques: un missile tiré par un hélicoptère d'assaut avait pulvérisé son véhicule. Deux passantes palestiniennes avaient également péri dans l'attaque.
Dans une lettre adressée lundi à la Cour suprême, la plus haute institution judiciaire du pays, et dont l'AFP a obtenu une copie mardi, Barak a justifié cette politique d'élimination en affirmant que "le droit international permet de frapper en cours d'opération quelqu'un qui a été identifié avec certitude comme s'apprêtant à commettre un attentat contre des objectifs israéliens".
M. Barak, également ministre sortant de la Défense, répondait à une plainte de la veuve de Sabet Sabet, un responsable palestinien assassiné le 31 décembre à Tulkarem en Cisjordanie, apparemment par des tireurs d'élite israéliens.
 
3.
Le blocus israélien menace l’autorité de Yasser Arafat par Georges Marion
in Le Monde du mardi 13 février 2001
Près d’une semaine après l’élection d’Ariel Sharon au poste de premier ministre en Israël, la violence reste très vive dans les territoires palestiniens. Ces affrontements ont lieu sur fond de crise financière dramatique pour l’Autorité palestinienne de Yasser Arafat.
JÉRUSALEM de notre correspondant
Simplement posé, le problème se résume en quelques chiffres : à cause de l’Intifada, les 120 000 fonctionnaires palestiniens, dont une bonne moitié sont des policiers, n’ont pas été payés depuis deux mois. Leur salaire constitue le seul revenu des quelque 1 200 000 personnes qui composent leur famille, soit le tiers de la population palestinienne, désormais réduites à des expédients ou à la solidarité des mouvements islamistes.
Après quatre mois d’une Intifada qui a rompu la plupart des liens économiques et financiers tissés pour faire fonctionner son embryon d’Etat, l’Autorité palestinienne n’a pas le premier cent des 110 millions de dollars nécessaires au paiement des salaires en retard. La première tranche des 650 millions de dollars de solidarité promis lors du sommet arabe du Caire, en octobre, n’a toujours pas été versée. Et le Trésor israélien, au mépris de ses engagements internationaux, rechigne à virer les 60 millions de dollars qu’il doit encore à l’Autorité au titre des taxes douanières collectées par le premier au bénéfice du second.
La situation est si sérieuse que les experts financiers internationaux en poste à Jérusalem, Ramallah ou Gaza craignent un effondrement de l’appareil palestinien, voire une catastrophe politique pour Yasser Arafat, dont le pouvoir commence à être sérieusement contesté parmi les siens. Un tel scénario, soulignent certains, aurait de graves conséquences pour Israël qui serait immanquablement entraîné dans les désordres de son voisin.
AUCUNE EXPLICATION
A plusieurs reprises, l’Union européenne et, tout récemment encore, l’administration américaine, sont intervenus pour tenter de faire donner un peu d’oxygène à la machine administrative palestinienne. En trois mois, l’Europe a versé aux services de M.Arafat, en prêts d’urgence ou en aides non remboursables, 72,5 millions de dollars. Le 31 janvier, à Bruxelles, devant le Parlement européen, le commissaire européen pour les relations extérieures, Chris Patten, invitait une nouvelle fois l’Etat juif à débloquer l’argent dû à l’Autorité palestinienne.
En pure perte. Israël n’a fourni aucune explication à son refus qui a tous les aspects d’une pression destinée à faire céder Yasser Arafat, mais à en juger par les violents affrontements des derniers jours, la démarche n’est pas très fructueuse.
Vendredi 9 février, Yasser Arafat a téléphoné à Ariel Sharon. Officiellement, le premier voulait féliciter le second pour son élection et pour la récente naissance de ses deux petits-enfants. Mais, d’après la transcription précise qu’en a donnée le quotidien Maariv, la conversation a rapidement pris un tour moins convenu. "Nous avons besoin d’argent ; mes concitoyens meurent de faim", a plaidé Yasser Arafat. Ariel Sharon lui a alors répété ce qu’il a dit durant sa campagne électorale : qu’il jugeait les sanctions collectives improductives et qu’il désirait aider ceux qui, parmi les Palestiniens, "n’étaient pas impliqués dans les actes de terrorisme" contre la population israélienne. Mais, a-t-il ajouté, toutes les mesures d’apaisement n’interviendront qu’"après l’arrêt absolu de la violence", lorsque l’Autorité palestinienne "agira contre les terroristes". En clair : pas un centime si l’Autorité ne reprend pas la coopération antiterroriste avec Israël, notamment en réemprisonnant les membres du Hamas et du Djihad islamique libérés dans le cadre de l’accord d’unité nationale et islamique conclu dans les premiers jours de l’Intifada. Autant dire que l’impasse demeure totale.
GESTION OPAQUE
Pour Yasser Arafat, qui tient son pouvoir de sa légitimité historique autant que du contrôle personnel exercé sur les finances de l’Autorité palestinienne, la situation n’a jamais été aussi grave. Chaque mois, c’est lui qui signe personnellement les chèques nécessaires au fonctionnement de la machine administrative palestinienne, gestion opaque qui, à plusieurs reprises, a suscité les critiques des donateurs internationaux. Mais quand l’argent manque, les fidélités se distendent. Beaucoup, en Cisjordanie, n’hésitent désormais plus à critiquer le "Vieux" et l’affaiblissement de l’Etat. D’autres craignent que ne s’étendent les désordres larvés que, déjà, ils dénoncent en dressant la liste des exécutions sommaires, des intimidations, des affrontements claniques ou des initiatives anti-israéliennes aventuristes et humainement coûteuses qui se sont succédé au cours des dernières semaines.
"La violence et l’énergie palestinienne qui étaient dirigées contre l’ennemi commun israélien s’exercent désormais contre nous-mêmes", déplorait récemment un psychiatre renommé de Gaza, le docteur Iyad Sarraj, dans un entretien accordé au magazine palestinien indépendant Palestine Report. Dans un texte diffusé récemment dans les milieux intellectuels palestiniens, la députée et ancienne ministre, Hanane Achraoui, de façon plus académique, renchérissait : "Plus que jamais, et de façon urgente, il nous faut affronter les problèmes de l’ordre public, de la responsabilité collective, de la cohésion sociale et des normes institutionnelles de la réalité palestinienne."
 
4.
Rafic Hariri, premier ministre libanais : "Les Israéliens restent taraudés par des idées expansionnistes" propos recueillis par Mouna Naïm et Lucien George
in Le Monde du mardi 13 février 2001
BEYROUTH, de nos envoyés spéciaux
"Avant votre visite en France, les 14 et 15 février, comment réagissez-vous à l’élection d’Ariel Sharon à la tête du gouvernement israélien?
–Le Liban garde d’Ariel Sharon un souvenir très douloureux. C’est le souvenir de l’invasion de 1982, de l’occupation de la capitale, Beyrouth, de milliers de morts, hommes, femmes et enfants, des massacres de Sabra et de Chatila, qui sont les plus connus, mais aussi d’autres tueries dont on n’a pas parlé; tels ces civils ensevelis sous les décombres de l’école dans laquelle ils s’étaient réfugiés, à Saïda (capitale du Sud), et qui a été détruite par un bombardement israélien. Sans oublier tous les jeunes qui ont été tués, ceux qui ont été conduits en Israël et ont été torturés. Pour les Libanais, le souvenir d’Ariel Sharon est fait de souffrances, de sang et de larmes: c’est celui d’une très grande catastrophe. Et si, de 1982 à 1990, les affrontements à l’intérieur du Liban se sont généralisés, c’est également Sharon qui en est responsable.
Maintenant qu’il a été élu premier ministre, c’est à lui de dire comment il conçoit l’avenir. Considère-t-il que son passé est un idéal ou a-t-il compris que le monde a changé depuis 1982 et qu’il doit en tenir compte? En tout cas, à cause de son passé, tout ce qu’il fera ou qu’il dira ne pourra que susciter la plus grande méfiance.
–Vous attendez-vous à des changements dans la politique américaine après l’accession de George W. Bush à la présidence?
–Il existe une constance de la politique américaine: qu’ils soient républicains ou démocrates, les Américains se considèrent engagés dans la défense de la sécurité d’Israël. Ce que les Arabes leur demandent, ce n’est pas de renoncer à cet engagement, mais d’adopter une politique équilibrée qui ne soit pas une politique de deux poids deux mesures. Sans tourner le dos à Israël, les Etats-Unis peuvent être aussi les amis des Arabes et prendre leurs intérêts en considération.
Israël se trompe s’il croit que les Arabes n’ont fait le choix stratégique de la paix que parce qu’ils sont faibles. C’est au contraire parce qu’ils sont forts, sûrs d’eux-mêmes et confiants dans leur capacité à relever les défis de la paix qu’ils ont fait ce choix. Ils ont opté pour une paix fondée sur la légalité internationale. Ils y sont prêts, quelles que soient les difficultés. Ce sont les Israéliens qui hésitent, s’interrogent, y compris sur eux-mêmes.
C’est à eux de décider s’ils veulent un Etat qui vit en paix avec ses voisins ou un Etat dominateur qui veut s’étendre aux dépens de ses derniers. Visiblement, les idées expansionnistes continuent de les tarauder; ils réclament quelques mètres par-ci, quelques pouces par-là, quelques pierres ailleurs… pour le principe.
–Pourquoi, malgré l’insistance de l’ONU et de pays amis, dont la France, l’armée libanaise ne s’est-elle toujours pas amplement déployée au Liban sud, neuf mois après le retrait israélien?
–Ecoutez, le Proche-Orient est très compliqué. Des choses et des actes qui paraissent relever de l’évidence et de la pure logique ne correspondent pas à la logique régionale. Bien sûr, déployer l’armée dans le Sud n’aurait rien que de très normal 1500 soldats et gendarmes sont déjà sur place. Si nous ne le faisons pas, c’est parce que nous voulons qu’Israël revienne à la table des négociations. Israël n’a toujours pas évacué le lieu-dit les fermes de Chebaa et n’a pas conclu avec la Syrie et les Palestiniens. Il maintient ainsi le Liban, la Syrie et les Palestiniens dans une situation d’instabilité. Pour qu’il revienne à la table des négociations, il faut qu’il connaisse lui aussi une situation d’instabilité. Nous ne cherchons ni la violence ni la guerre. Nous voulons la négociation et la paix.
–Les Européens, la France en particulier, n’ont pas apprécié le refus du Liban de participer au Forum euro-méditerranéen de Marseille, en décembre 2000…
–Peut-être ne nous sommes-nous pas bien expliqués. L’opinion publique, ici, est très sensible à ce qui se passe en Palestine. Les gens qui voyaient à la télévision des soldats israéliens tuer des enfants, des femmes, des jeunes désarmés n’auraient pas compris que des ministres des affaires étrangères arabes s’asseoient à la même table que leur homologue israélien, même si cela se passe à Marseille.
Nous savons très bien qu’il est de notre intérêt de participer à un tel forum, mais il faut que l’Europe comprenne qu’il existe une opinion publique arabe et que les dirigeants doivent de plus en plus en tenir compte, surtout à l’heure actuelle.
–Où en sont les discussions sur l’accord d’association avec l’Union européenne?
–Nous n’en sommes pas loin. Nous avons établi un calendrier et tout doit être terminé avant l’été. Nous avons la volonté politique d’y parvenir. Il existe encore quelques difficultés, mais des réunions intensives vont se tenir pour les aplanir. Le Liban, qui est un petit pays et qui vient de sortir de la guerre, a des problèmes économiques énormes et, sans l’assistance de nos amis, nous ne pourrons pas remettre l’économie sur pied.
–Vous admettez qu’en matière de démocratie et d’indépendance de la justice il y aurait beaucoup à redire?
–La démocratie existe. La loi existe. S’il y a des erreurs ou des défaillances, elles doivent être corrigées tout de suite. Nous devons en permanence nous employer à renforcer la démocratie, le respect des droits de l’homme, la liberté d’opinion et l’indépendance de la justice.
–Comment entendez-vous régler le problème de la dette publique? –La dette publique est importante et le déficit budgétaire aussi. Notre programme est en trois volets: la privatisation – que nous devons avoir réussie dans trois ans, en commençant dès cette année – nous permettra de diminuer la dette publique; la réduction des dépenses de l’Etat, là où c’est possible – je ne crois pas qu’il y ait beaucoup à faire – contribuera un peu à la réduction du déficit budgétaire, mais nous devons en même temps prendre en considération les conséquences sociales d’une telle mesure; enfin, la croissance devrait apporter des recettes plus importantes.
–De plus en plus de voix réclament une réorganisation de la présence syrienne au Liban…
–Il y a quelques mois, nous avons effectivement entendu des centaines de déclarations sur la présence syrienne. Les choses se sont à présent calmées et l’émotion a fait place à la raison. Nul ne demande que les Syriens se retirent aujourd’hui. De la droite à la gauche, il existe un consensus sur la légitimité et la nécessité de la présence syrienne aujourd’hui. Autrement dit, cette présence est temporaire. Le débat porte sur le moment où les Syriens doivent partir. Certains veulent d’ores et déjà fixer une date. D’autres, dont le président de la République et moi-même, estiment que ce n’est pas nécessaire, les Syriens étant des amis. Les Syriens sont là pour nous aider. Lorsque nous n’aurons plus besoin de leur présence, nous leur demanderons de partir. La situation régionale étant ce qu’elle est, il me paraît plus important que nous réfléchissions aux moyens d’assurer la sécurité, la stabilité et le développement de notre pays plutôt que de créer des problèmes avec des frères, des amis et des pays arabes.»
 
5.
Tant d'yeux grand fermés par Dominique Eddé  in Le Monde du mardi 13 février 2001
QUI est responsable, outre les Israéliens qui l'ont élu, de l'arrivée d'Ariel Sharon au pouvoir  ?
La toute-puissance américaine qui, non contente d'être juge et partie d'un conflit incendiaire, affranchit son protégé du droit international, attise ses peurs et son jusqu'au-boutisme au lieu de s'atteler à la sécurité de son avenir, retarde indéfiniment le moment du face-à-face d'Israël avec lui-même et, du même coup, celui d'une possible paix entre son identité singulière et celle d'une région qui n'est pas née hier.
Un certain nombre de médias qui rapportent l'événement sur ce ton neutre et impartial dont ils ont le secret chaque fois qu'un scandale n'a pas encore reçu le visa de l'horreur.
Les régimes arabes qui donnent à leurs peuples, depuis cinquante ans, le même os à ronger –  la lutte sacro-sainte contre Israël qu'ils se gardent bien de mener  – usant de cette diversion commode pour maintenir leurs pouvoirs répressifs et corrompus.
Les membres de l'Autorité palestinienne qui ont cédé, lors des accords d'Oslo, sur la question des colonies dont le démantèlement aurait dû être un préalable inconditionnel aux pourparlers de paix.
Les régimes occidentaux qui choisissent d'avaliser les uns et de diaboliser les autres au gré d'intérêts économiques et géostratégiques grossièrement déguisés en plaidoyer pour les droits de l'homme  ; ainsi le bombardement de l'Irak et son résultat sans nuance  : la mise à sac d'un pays rendu en miettes à un tyran indemne et plus nocif que jamais.
Les intellectuels arabes dont je suis et qui souhaitent légitimement qu'Ariel Sharon soit traduit devant un tribunal de guerre mais qui n'ont ni la cohérence ni le cran de réclamer le même sort pour les chefs de guerre, libanais par exemple, qui, après avoir perpétré les massacres de Sabra et Chatila se sont, pour certains, trouvés promus au rang de ministres.
Tous ceux, parmi nous, qui préfèrent fermer un œil sur leurs gouvernements, fermer l'autre sur les dangers du fanatisme religieux et continuer à bouder le dialogue avec des intellectuels israéliens au travail et au courage exemplaires.
Un bon nombre d'intellectuels européens, allemands et français en particulier, que l'opprobre de la seconde guerre mondiale a frappés d'un traumatisme tel qu'ils se révèlent incapables –  on peut le comprendre mais jusqu'à quand  ?  – de purger leur culpabilité sans la payer d'une nouvelle cécité.
Le titre du dernier film de Kubrick, Eyes Wide Shut (Les Yeux grand fermés), était bien trouvé.
Dominique Eddé est écrivain.
 
6.
Guerre d'influence chez les Palestiniens à Gaza par Didier François
in Libération du mardi 13 fevrier 2001
S'appuyant sur ses services de sécurité, l'Autorité palestienne tente de désarmer le Fatah et d'en arrêter les activistes. D'où rixes et émeutes.
Gaza envoyé spécial
Depuis plusieurs jours, la police a déserté les rues de Gaza, remplacée par les troupes de choc de la garde présidentielle de Yasser Arafat, renforcées de détachements de la marine. Deux unités plus réputées pour leur fidélité sans faille à la personne de Yasser Arafat que pour leurs compétences en maintien de l'ordre public. Une automitrailleuse ferme désormais le débouché de la corniche. Pièce de collection semblant tout droit sortie d'un musée militaire soviétique. Ses serveurs montent une faction débonnaire. Mais l'écusson de la Force 17, peint sur ses flancs, nourrit les anxiétés. Le déploiement d'un blindé en pleine ville, fût-il un engin d'un autre âge, n'est jamais un augure de quiétude. Alors, les rumeurs vont bon train, sur fond de lutte d'influence entre, d'une part, le Fatah, le propre parti de Yasser Arafat, et, d'autre part, l'Autorité palestinienne et ses services de sécurité.
Il y a quelques jours, une rixe a éclaté dans le camp de Nuseirat, au centre de la bande de Gaza. Preuve de l'ampleur du malaise dans cette région frondeuse, une foule d'émeutiers, dont bon nombre de militants du Fatah venus de Deir al-Balah, avait déjà pris pour cible la caserne des forces nationales de sécurité à l'entrée de Khan Younis, la semaine précédente. Les soldats avaient reçu de Yasser Arafat l'ordre de désarmer certains groupes clandestins et de récupérer une importante cargaison de munitions. Mission impossible, tant les habitants de toute la partie sud de Gaza, soumise à une intense pression militaire israélienne, se sentent abandonnés par l'Autorité. «Qui nous défendra si nous rendons nos fusils?, grogne le responsable d'une cellule d'activistes. Les juifs tirent au canon de char sur nos maisons, tous les soirs, et notre police n'a ni le droit ni les moyens de riposter.»
Pugilat et déroute. Déjà, au tout début du mois, il y avait eu l'attaque du commissariat de Jabalia. Une bataille à coups de poing, de gourdins et de pierres a opposé plusieurs heures durant les habitants de cet immense camp de réfugiés, berceau de la première Intifada, aux hommes de la très puissante Sécurité préventive. Le pugilat a tourné à la déroute pour le service de contre-espionnage du colonel Mohamed Dahalan, contraint de relâcher des militants islamistes arrêtés la veille et détenus dans les locaux assiégés. «Tout le monde a été surpris par l'ampleur de la résistance, assure un officier. D'autant qu'il y avait beaucoup de membres du Fatah parmi les manifestants.» Mais les activistes du parti de Yasser Arafat, qui prônent une alliance entre forces nationalistes et islamistes pour la poursuite de l'Intifada, n'entendent apparemment plus se laisser dicter leur conduite par l'Autorité palestinienne.
«Le Fatah, en tant qu'organisation, a été marginalisé par l'Autorité, qui préfère s'appuyer sur les services de sécurité, souligne un dirigeant du Front populaire de libération de la Palestine, et nous voyons se développer aujourd'hui une lutte d'influence. L'appareil d'Etat s'inquiète du fait que des groupes armés, hors de son contrôle direct, gagnent en puissance et en pouvoir dans la rue. Le Fatah s'est renforcé pendant l'Intifada, grâce à son alliance avec les autres partis de la résistance, islamiste ou nationaliste. Je pense que l'Autorité a voulu lui rappeler les règles du jeu. Les arrestations de ces derniers jours ne peuvent pas s'expliquer par une volonté de faire plaisir aux Israéliens. Le processus de paix est mort. La coopération sécuritaire ne fonctionne plus. En revanche, avec la situation économique qui empire, la répression israélienne qui s'accentue, les membres de sa police se tournent de plus en plus vers les réseaux de solidarité traditionnels, particulièrement dans le sud de Gaza. En cas de crise, leur loyauté sera plus forte envers leur clan, leur famille, qu'envers le gouvernement.»
Colère et frustration. Formule hautement instable quand les territoires palestiniens subissent leur cinquième mois de siège. Israël a gelé toutes les rentrées financières régulières de l'Autorité. Les droits de douane perçus par les Israéliens, et qui rapportaient 60 millions de dollars par mois, ne sont plus reversés depuis le début de l'Intifada. Un manque à gagner insupportable quand les salaires de quelque 120 000 fonctionnaires coûtent environ 50 millions de dollars mensuels. Les paies du service public sont sérieusement amputées, drame pour de très nombreuses familles privées des revenus de l'embauche journalière en Israël depuis le bouclage des territoires. Policiers et soldats n'ont perçu, hier, leurs soldes de février que grâce à un montage acrobatique fait d'un don norvégien de 10 millions de dollars, d'un reliquat de fonds de caisse et d'emprunts de l'Autorité sur le marché bancaire. «Si les choses continuent à ce rythme, nous courons à la guerre civile», prédit un jeune économiste palestinien travaillant dans un organisme international. A moins que Yasser Arafat parvienne à détourner la colère et la frustration contre les Israéliens.»
«Jeu avec le feu». Cet oracle est largement répété parmi les élites palestiniennes qui redoutent que les dirigeants d'Israël aient décidé de se passer de leur ancien partenaire de paix. «Tout semble pousser à la confrontation, craint un cadre du privé aux options plutôt modérées. Ehud Barak veut sa revanche. Il estime qu'Arafat lui a fait perdre les élections et remet en question toutes les idées avancées lors des pourparlers de Taba pour mieux marchander son entrée dans un gouvernement d'union nationale. Le président George Bush veut se démarquer de son prédécesseur et abandonne les principes de négociation définis par Bill Clinton. Cela laisse les mains libres à Ariel Sharon et pousse Arafat dans une impasse. A croire que les Israéliens et les Américains veulent le voir tomber pour qu'émerge une nouvelle direction. Je ne sais s'il s'agit d'une politique consciente ou pas, mais ils jouent avec le feu. La chute de Yasser Arafat pourrait entraîner une déstabilisation de toute la région. Elle provoquera certainement un regain de violence contre Israël.»
 
7.
Tsahal "recycle" ses mercenaires libanais par Georges Malbrunot
in Le Figaro du lundi 12 février 2001
Au moins deux positions militaires israéliennes à l'extrême sud de la bande de Gaza comptent dans leurs rangs des ex-collaborateurs arabes de l'Armée du Liban-Sud pour réprimer l'intifada, selon les nombreux témoignages recueillis sur place auprès de travailleurs palestiniens qui ont reconnu leur accent libanais. 1 500 mercenaires ont fui en Israël, fin mai, lors du départ de Tsahal du Sud-Liban. Depuis, plus de 400 sont rentrés à Beyrouth pour être jugés. Les autres, confinés au nord de l'Etat hébreu, attendent un hypothétique pays d'accueil.
Selon un diplomate américain qui a confirmé l'information, les ex-miliciens seraient une trentaine. En uniforme, ils sont postés aux barrages de Rafiah Yiam, sur une dune, à l'écart des habitations, en face de la position palestinienne de Tel Sultan et à l'intérieur de la colonie juive de Newe Dekalim, face au poste de Touffah à Khan Younès. Ce sont deux points chauds isolés, régulièrement le théâtre d'échanges de tirs nocturnes, par lesquels transitent ouvriers et pêcheurs palestiniens.
Hatem, 22 ans, travaillait dans une entreprise de production de jus de fruits à Newe Dekalim, lorsque plusieurs militaires sont venus le voir. «Lorsque j'ai repéré leur accent, dit-il, je leur ai demandé: d'où êtes-vous? Ils m'ont dit: on est de l'armée de Lahad» (du nom de leur principal dirigeant libanais).
Les enquêteurs du Palestinian Human Rights Monitoring Group (PHRMG), dirigé par Bassam Eid, ont récolté, de leur côté, plus d'une trentaine de témoignages concordants. «Pour dire tirer, explique M. Eid, ils disent awas, c'est typiquement libanais, et non pas tourh, comme en Palestine.» Dans les rangs de Tsahal, les druzes et les bédouins, placés souvent en première ligne, parlent arabe, mais avec un accent local.
De nombreux pêcheurs ont été la cible de moqueries en présentant leur pièce d'identité aux barrages. «Ils nous disent: combien tu veux? 1 000 ou 2 000 dollars», raconte l'un d'eux. Le premier montant correspond à l'indemnité reçue par la famille d'un blessé, le second à celle d'un martyr tué. «Je hais ces gens-là, dit un habitant de Khan Younès, ce sont des traîtres à la cause arabe.» Chez les ex-miliciens libanais, le sentiment antipalestinien était fort. Dès 1976, beaucoup de phalangistes se sont alliés à Israël pour expulser les fedayins qui attaquaient l'Etat hébreu à partir du Sud-Liban.
Interrogé par le PHMG, un officier de Tsahal a répondu qu'ils pouvaient être «en vacances» là-bas. Olivier Rafowicz, porte-parole de l'armée, ajoute: «Ces rumeurs sont fausses, ce sont peut-être des soldats druzes, il n'y a pas d'ex-Als dans l'armée.» Après son retrait du Sud-Liban, Tsahal a «recyclé» dans le Shin Bet (services de renseignement intérieurs israéliens) certains des 200 agents de la police secrète de l'ex-Als. Des membres de l'unité 504, des Libanais qui espionnaient pour Israël au-delà de la zone dite de sécurité au pays du Cèdre, ont été également rapatriés à cette occasion et continuent de travailler pour les services israéliens.
8.
Te souviens-tu de l’arbre que tu as planté ? par Gideon Levy
in Ha'Aretz (quotidien israélien) du dimanche 11 février 2001
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]
On dit que Dieu est dans les petits détails. Mais peut-être bien que le Diable y est aussi. Parfois les récits qui sont faits de petites conquêtes en disent bien plus long que les histoires d’atrocités à grande échelle. L’arrachage en masse d’arbres, au cours des derniers mois, dans les territoires occupés, par l’armée israélienne et les colons, n’ont pas entraîné - n’entraînent pas - généralement, d’effusion de sang. Les conquêtes d’Israël ont bien souvent été accompagnées d’actes cruels dont les arbres sont loin d’avoir été les seules victimes. Mais, à l’occasion de Tu Bishvat, le Jour des Arbres, commémoré en Israël, mardi dernier, l’hypocrisie crevait les yeux, encore une fois. Ce pays, qui dévoue tant d’efforts au reboisement, qui a une fête spéciale pour célébrer les arbres, dont les enfants sont mobilisés depuis fort longtemps pour participer à cette noble cause, la cause des arbres, ce pays dont les poètes ont composé des centaines d’élégies dédiées aux arbres, déracine, arrache et débite sans états d’âme des milliers d’arbres, tant il est vrai qu’il s’agit de ceux des autres...
Depuis le verset biblique "... et vous viendrez sur votre Terre et vous y planterez des arbres" jusqu’au "Ne déracinez pas ce qui a été planté", de Naomi Shemer ; depuis les arbres que nous avons plantés, du temps de notre enfance, et les piécette déposées le vendredi dans les petites tire-lire bleues du Fonds National Juif, l’arbre tient dans nos coeurs une place particulière. Lorsque le jour de Tu Bishvat arrive et que le pays célèbre mille cérémonies, élève mille hymnes, chants et slogans en l’honneur des arbres, tandis qu’au même moment des milliers d’arbres, en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza, sont arrachés délibérément par la même nation dendrophile, la belle Fête des Arbres de l’enfance devient le hideux festival de l’hypocrisie des adultes.
"Te souvient-il de l’arbre que tu as planté dans ton enfance ?" : telle était la question posée par un présentateur à la voix suave, au cours d’émissions récentes du JNF ( Fonds National Juif, NdT), sur un fond sonore d’oiseaux gazouillants. "Maintenant, ces arbres sont devenus une vraie forêt". Le fermier Yassin Shamalwa se souvient, lui aussi, des arbres que son père et son grand-père avaient plantés. Mais ils ne sont pas devenus une forêt, aujourd’hui, ces arbres-là. Non. Aujourd’hui, ces arbres sont devenus un tas de branches desséchées. Il y a quelques semaines de cela, Shamalwa a eu le sang glacé par le bruit lancinant d’un bulldozer dans son oliveraie. Il se précipita, au pas de course, mais des soldats, fusil en joue, lui barrèrent le chemin. Il courut jusqu’à la mosquée de son village, Kafr Hares, près d’Ariel (une colonie, NdT) et utilisa le haut-parleur du muezzin pour lancer un appel à l’aide désespéré. En vain. Le bulldozer arracha trente des arbres plantés par son grand-père et son père.
Il n’avait reçu aucun avertissement, comme le stipule pourtant la loi, et personne ne prit la peine de lui expliquer les raisons de ces actes. Personne ne lui présenta un ordre écrit, aucune possibilité d’appel ne lui fut laissée, personne ne lui offrit la moindre compensation pour cet acte de vandalisme d’Etat contre sa propriété. "Pourquoi faites-vous cela ?" "Why do you do this ?", se risqua-t-il à demander, en anglais. Un soldat aurait répondu à Shamalwa : "Va voir Arafat et Yossi Sarid : ils vont t’expliquer..."
La justification officielle, comme de bien entendu, c’est la sécurité : des pierres avaient été jetées contre des voyageurs passant sur la route d’à côté, et ces jets de pierres provenaient, apparemment, de l’oliveraie. Désormais, en lieu et place d’arbres qui pourraient éventuellement servir de cachette à quelqu’un, il y a des piles de bûches qui pourraient tout aussi aisément servir de cachette à quelqu’un, et un vieux paysan palestinien, qui a vu son monde s’écrouler autour de lui. Pour lui, les arbres étaient beaucoup plus que son bien, sa propriété. Comme le dit la radio du JNF (Fonds National Juif) dans ses annonces, ils sont "entourés d’amour", et les abattre entraîne un dommage bien plus grave qu’une simple perte de revenus. La venue d’un petit groupe de militants dévoués de B’Tselem, organisation de défense des droits de l’homme israélienne, pour apporter à Shamalwa, le jour de l’Arbre, Tu Bishvat, de jeunes scions d’olivier, l’ont ému, tout en lui apportant un peu de baume au coeur. Il faut bien y insister : c’est B’Tselem, et non le JNF (Fonds National Juif), qui aime véritablement les forêts.
Conduire sur les routes de Samarie permet de découvrir un spectacle bien attristant. Au bord des routes, on voit des centaines d’arbres déracinés, fruit de "travaux" récents, au cours des dernières semaines. Des enquêteurs-chercheurs, sur le terrain, de B’Tselem, ont recensé 2 200 arbres déracinés pour les seuls environs de Naplouse, qui s’ajoutent aux 2 100 arbres détruits depuis le début de l’intifada. Des organisations palestiniennes donnent des chiffres encore plus élevés. Parfois, les arbres sont extirpés avec leurs racines, parfois, les branches sont sciées. Parfois des parcelles de terrain, de chaque côté de la route, ont été creusées, parfois, c’est d’un seul côté de la route seulement - ce qui pose moult questions. Parfois, les agriculteurs palestiniens rendent leur tablier, capitulent, parfois, comme dans le cas des vergers du village de Dir Istiya, ils replantent les souches avec une dévotion qui n’a d’égale que leur détermination. Parfois la destruction des arbres est attribuable à l’armée (Forces israéliennes de défense), parfois, aux colons, à titre de représailles. Tabeth Iyov, fermier du village de Nebi Saleh, à l’ouest de Ramallah, a vu la totalité de son verger de cent quarante-six arbres détruite par des colons qui vinrent déverser leur haine, le lendemain du jour où Sarah Lisha, du village d’Halamish avait été tuée, au mois de novembre dernier. Bien entendu, Iyov n’est pas le seul agriculteur a avoir été victime de ces actes de vengeance. La destruction du paysage ne défrise pas les colons plus que ça, malgré leur prétention d’être les plus grands "amoureux de la terre".
"Dans la terre d’Israël, les arbres pleurent. Les soldats de Rome rasent (les arbres) dunam après dunam. Ils n’ont pas de compassion pour la vêture de la terre, pour les sept espèces".
Ainsi s’exprimait Aharon Shabtai, dans un poème publié dans le supplément littéraire hebdomadaire du journal israélien, en hébreu, Ha-Aretz. Shabtai déplore l’arrachage d’arbres en Israël, pour "libérer le terrain pour construire des fast-foods Burger King et Kentucky Fried Chicken", ce qui est une autre histoire. Mais non loin de là, il y a plus choquant encore : Israël abat sans merci d’autres arbres, des arbres "non-juifs" ; ce faisant, non seulement Israël fait pleurer les arbres, mais il fait pleurer aussi ceux qui les ont plantés : ceux qui se souviennent des arbres plantés du temps de leur enfance - des arbres qui ne pousseront plus désormais.
 
9. 
Un Britannique, soupçonné d'appartenir au Hezbollah, écroué en Israël
Dépêche de l'agence Associated Press du dimanche 11 février 2001, 23h37
JERUSALEM - La détention d'un ressortissant britannique, arrêté pour appartenance présumée au Hezbollah il y a plus d'un mois à Jérusalem et apparemment victime de mauvais traitements, a été prolongée dimanche d'une semaine par un tribunal de Jérusalem, selon son avocate. Après que Jihad Schuman se fut plaint de ''mauvais traitements physiques'' dans les geôles israéliennes, le ministère des Affaires étrangères britanniques a déclaré avoir exigé que ''les mauvais traitements envers Schuman cessent''. Arrêté le 5 janvier, quelques jours après son arrivée en Israël, selon son avocate Leah Tsemel, ce Britannique a été interrogé depuis par les services de sécurité israéliens, qui le soupçonnent de faire partie du mouvement chiite pro-iranien et d'être venu commettre un attentat. Il n'est accusé formellement de rien et a toujours nié les allégations faites à son encontre. Un médecin envoyé par le ministère des Affaires étrangères britannique a trouvé que l'état de santé de Jihad Schuman ''corroborait ses allégations de mauvais traitements physiques''. ''Nous n'avons pas vérifier par nous-mêmes que ces mauvais traitements avaient cessé''.
 
10. 
Au lendemain de l'élection d'Ariel Sharon, entretien avec l'écrivain israélien Sami Michaël réalisé par Yaël Avran
in L'Humanité du samedi 10 février 2001
Une région enrôlée par la religion
Sami Michaël est un écrivain israélien. Né à Bagdad en 1926, il adhère très jeune au Parti communiste. Lors des premières hostilités entre Juifs et Arabes en 1947, il fuit l'Irak avec sa famille et s'installe en Israël. Auteur de nombreux romans, il s'inspire souvent de son propre parcours. Son roman Victoria, traduit en français. (Ed Denoël, 1996), retrace l'histoire de la communauté juive de Bagdad.
De notre correspondante en Israël.
- Comment analysez-vous les résultats des élections du 6 février, où une majorité écrasante d'Israéliens a voté en faveur de Sharon ?
- Sami Michaël. Cette élection témoigne de la nature du conflit actuel entre Israéliens et Palestiniens. Le conflit dépasse le cadre d'une confrontation entre nations. Il est devenu religieux. Aujourd'hui, ce sont les mouvements religieux extrémistes ou modérés qui influent sur l'opinion publique, du côté israélien comme du côté palestinien. Ce n'est pas Arafat qui donne le ton en Cisjordanie ou à Gaza, mais les imams dans les mosquées. Il en est de même en Israël. Après 100 ans de conflit, les relations entre les deux peuples ont été empoisonnées par la haine et par la défiance mutuelle.
- La gauche israélienne est-elle responsable de cette situation ?
- Sami Michaël. La gauche n'est pas responsable de cette situation, de même qu'Arafat ou Barak ne sont pas responsables. Ehud Barak a réellement cherché la paix à tout prix. Aucun dirigeant israélien n'est allé aussi loin que lui dans sa volonté de paix ou dans les concessions qu'il a proposées. Mais Barak est tombé en disgrâce aux yeux des Palestiniens et au sein de son propre peuple.
- Plus profondément, ce vote ne traduit-il pas le fait que les Israéliens ont renoncé à la paix ?
- Sami Michaël. Ce vote reflète la déception des Israéliens face au blocage du processus de paix. Ce blocage est le fait des deux parties : d'une part la classe politique israélienne, tous partis confondus, mais également les politiciens palestiniens. Aucun dirigeant n'a réussi à convaincre son peuple que la voie des concessions est la seule envisageable. Par conséquent, nous sommes en proie à une guerre qui vise la destruction totale de l'autre : les Juifs doivent être jetés à la mer, et les Palestiniens repoussés vers le désert.
- Avec l'arrivée d'Ariel Sharon au pouvoir, les Palestiniens peuvent-ils espérer une reprise du processus de paix ?
- Sami Michaël. Il n'y aura pas de reprise du processus de paix. Ni les Israéliens, ni les Palestiniens ne sont mûrs pour la paix et les deux peuples ont besoin d'une guerre supplémentaire pour être convaincus de la nécessité d'un accord.
La droite palestinienne, et notamment les mouvements islamistes, ont manifesté clairement ces derniers mois leur opposition à la paix, et le changement de majorité en Israël leur convient parfaitement. Ils ont tout fait pour que Sharon soit élu, par le biais de l'intifada ou du terrorisme. Ils préfèrent voir à la tête d'Israël un dirigeant de droite, dont l'histoire personnelle est marquée par la violence, plutôt qu'un dirigeant de gauche qui appelle à la paix. Cette force montante actuellement dans les territoires oblige la majorité palestinienne à suivre leur ligne. De la même manière, la droite israélienne préfère voir les mouvements extrémistes contrôler la rue palestinienne.
- Les pays arabes avoisinants risquent-ils de changer d'attitude envers Israël dirigée par Sharon ?
- Sami Michaël. L'Egypte a montré à plusieurs reprises sa fidélité au processus de paix. Le peuple égyptien et ses dirigeants ont prouvé qu'ils respectaient les accords signés. Même durant la guerre du Liban, l'Egypte n'a pas cherché à annuler le traité signé en 1979 par Begin et Sadate. Les relations israélo-égyptiennes risquent peut-être de subir un refroidissement mais la situation interne de l'Egypte, qui traverse actuellement une grave crise économique, ne lui permet pas de s'aventurer vers un conflit armé. C'est le cas également de la Jordanie, qui lutte pour redresser son économie. En outre, elle est divisée par un conflit interne entre les Palestiniens habitant la Jordanie et la majorité hachémite. Les Jordaniens n'ont aucun intérêt à faire la guerre. Quant à la Syrie, elle est surtout préoccupée par la succession de Bachar El Assad après la mort de son père. Aucun des pays arabes avoisinants ne se lancera dans un conflit direct avec Israël, l'une des puissances militaires de la région. Même l'Irak ne représente pas une menace directe. Malgré la rhétorique de guerre ou des menaces, je n'imagine guère les troupes irakiennes attaquant Israël.
- De nombreux Israéliens pensent qu'Ehud Barak est allé trop loin dans les concessions qu'il a proposées aux Palestiniens, notamment sur la question de Jérusalem. Partagez-vous cet avis ?
- Sami Michaël. Non, il aurait pu aller plus loin encore. Mais je ne le blâme pas. Il a fait tout son possible pour obtenir la paix. Je le vois comme un précurseur qui s'est sacrifié dans sa démarche. Je l'admire pour sa détermination. Il est le premier dirigeant depuis cinquante ans qui ait mis en péril son poste pour parvenir à ses fins, mais il était en avance sur son temps. Concernant Jérusalem, le partage est la seule solution envisageable. Cette ville est divisée de facto, et quiconque prétend le contraire ment. Les Israéliens ont été abreuvés de mythes pendant des années, comme celui de la " ville unifiée ". Or il s'agit de deux capitales pour deux peuples. Quant aux lieux saints, ils ne devraient pas constituer une pomme de discorde. Après tout, les deux peuples prient le même Dieu et lisent les mêmes livres saints. Malheureusement, la religion a été empoisonnée par le nationalisme et le nationalisme a été déformé par la religion. Ces lieux sont saints aux yeux des deux peuples. La croyance en Dieu unit juifs et musulmans.
- Certains écrivains et intellectuels se sont prononcés récemment contre le droit au retour des réfugiés palestiniens. Quelle est votre position ?
- Sami Michaël. Je suis moi-même un réfugié d'Irak. Plus de la moitié des Israéliens sont des réfugiés qui ont dû quitter leur pays d'origine. Je suis prêt à donner la maison de mon enfance à Bagdad à des réfugiés palestiniens. Mais un retour dans les limites du territoire israélien me paraît impossible. D'une part, parce qu'il remet en cause les fondements de l'état juif. En outre, le pays est surpeuplé, nous n'avons pas suffisamment d'eau ou de terres pour tout le monde. Il faudrait supprimer le droit au retour des réfugiés mais également geler la loi du retour qui autorise les juifs à venir vivre en Israël. En outre, les réfugiés ont droit à des compensations, ainsi qu'à une reconnaissance de l'implication israélienne dans leur sort. Parallèlement, les pays arabes doivent agir de même envers les juifs qui ont fui durant la guerre.
- Comment expliquez-vous l'embarras de la gauche durant ces derniers mois ?
- Sami Michaël. La gauche israélienne est complètement déconnectée de la réalité et de son peuple. Elle représente uniquement l'élite israélienne et, en ce sens, elle puise ses racines dans les mouvements de gauche européens. C'est une gauche de salon, prompte à tenir de grands discours ou à recevoir des prix Nobel, mais incapable d'agir. Il s'agit d'un mouvement isolé, tout juste bon à organiser des manifestations spectacles pour la télévision. J'ai été extrêmement déçu par le comportement de la gauche israélienne ces derniers mois. Elle a une lourde part de responsabilité dans l'échec d'Ehud Barak. Outre son silence face au drame palestinien, elle ne parvient pas à s'occuper des problèmes de son propre peuple. Une gauche véritable se soucie avant tout du bien-être de sa propre nation. Or celle-ci se complaît dans un sentiment de supériorité vis-à-vis du peuple qu'elle est censée représenter. Je pense en particulier aux Arabes israéliens. La coexistence entre Juifs et Arabes n'existe pas et elle n'a jamais existé.
- Le fait que les Israéliens soient appelés aux urnes de plus en plus fréquemment signifie-t-il qu'une réforme du système électoral soit nécessaire ?
- Sami Michaël. Je ne veux pas remettre en cause la méthode. Depuis la guerre de Kippour, en 1973, l'instabilité fait partie de notre lot quotidien. Dans ce contexte, le vote est avant tout un acte de protestation envers le gouvernement au pouvoir et il est surtout révélateur des dissensions profondes au sein de la société israélienne. Cette tendance caractérise tout le Moyen-Orient, et elle s'amplifie en Israël, comme le prouvent les fréquentes élections.
- Les divisions existent surtout au sein de la Knesset, qui est contrôlée par les partis religieux. Peut-on envisager une "révolution civile" qui ôterait la force démesurée détenue actuellement pas ces partis ?
- Sami Michaël. Les deux principaux partis (le Likoud et les travaillistes) se livrent à une guerre mutuelle par le biais des partis religieux. Ces derniers sont donc en position de force et ils peuvent monnayer leur soutien dans la coalition gouvernementale.
Quant à la révolution civile, elle n'est pour l'instant qu'un simple souhait. Le conflit national que nous vivons actuellement empêche tout règlement de questions intérieures. Tant que le conflit est religieux, il ne permet aucune réforme visant à séparer l'Etat de la religion. La religion a enrôlé le pays et le pays est enrôlé par la religion...
 
11.
Explosion de violence à Ramallah, avec tirs d'un tank israélien par Phil Reeves
in The Independent (quotidien britanique) du samedi 10 février 2001
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

Moyen-Orient : Sharon prend un premier contact direct avec Arafat, tandis que les Palestiniens manifestent leur colère au cours de deux heures d'échauffourées en Cisjordanie.
Hier, les bruits sourds des impacts des obus de tanks résonnaient au-dessus des collines de Ramallah. Deux heures d'une véritable bataille sont venues apporter une preuve, s'il était besoin, de l'escalade de l'insurrection des Palestiniens, qui entre dans son cinquième mois, au lendemain de l'élection en Israël d'Ariel Sharon, un homme considéré par les Arabes comme un criminel de guerre.
Au cours de ces violences, les pires des deux semaines écoulées, dans cette ville de Cisjordanie déjà marquée des stigmates visibles du conflit, les Israéliens ont eu recours jusqu'à des snipers et des tirs de mitraillettes contre les guérilleros Palestiniens, qui leur tiraient dessus depuis l'hôtel City Inn d'El-Bireh, champ de bataille bien établi de l'intifada, où le territoire sous contrôle militaire israélien exclusif est au contact d'une zone gérée par l'Autorité palestinienne.
L'excitation était si importante que de jeunes hommes palestiniens, le visage masqué, que l'on emmenait à une clinique improvisée voisine, afin de les traiter après qu'ils eûrent inhalé des gaz lacrymogènes, étaient ramenés sur le champ des opérations, "requinqués" après quelques bouffées d'oxygène... Ici, les soldats israéliens, abrités derrière des jeeps blindées, tiraient des balles revêtues de caoutchouc - mortelles - sur la foule. Celle-ci les bombardait, en retour, de pierres, de cocktails molotov et divers projectiles lancés avec des frondes.
La bataille, qui s'est engagée après que des activistes palestiniens aient annoncé une nouvelle "Journée de Colère", et après un attentat à la voiture piégée, mardi dernier, à Jérusalem-Ouest, a commencé lorsqu'une foule de plusieurs centaines de Palestiniens s'est mise en mouvement en direction du point-frontière, pour marquer l'anniversaire de la fondation d'un petit parti d'extrême-gauche, le PPP.
Ce fut le premier jour de violence sérieuse à Ramallah, nid de résistance à Israël, et siège des administrations de l'Autorité palestinienne, en Cisjordanie, depuis l'élection, mardi 6 février, de M. Sharon, que les Palestiniens détestent au moins autant (si ce n'est encore plus) que son rival défait, Ehud Barak.
"C'est un signal délibéré donné par l'armée israélienne afin de montrer aux Palestiniens qu'ils sont très heureux que Sharon soit passé", a déclaré le Dr Mustafa Barghouthi, président de l'Union des Comités de Secours Médical Palestiniens, tandis que le bruit des tirs de mitraillettes se répandait, en échos, au-dessus des terrasses, et tandis que des Palestiniens progressaient dans les rues, en longeant les murs et en se risquant, au pas de course, d'une entrée de maison à l'autre.
M. Sharon - l'homme qui n'a fait se déclencher l'insurrection que dans un seul but : devenir Premier ministre - a tenu hier des conversations avec M. Barak à propos de la possibilité pour le Parti Travailliste - battu à plate couture - de rejoindre un gouvernement d'union nationale. Il a aussi eu son premier contact direct avec Yasser Arafat, au cours d'une conversation téléphonique. Le leader israélien parle désormais d'efforts pour obtenir un pacte de non-belligérance laissant ouvertes les possibilités de négociations à venir, avec les Palestiniens, plutôt qu'un traité de paix définitif.
Mais il y a des limites très claires à ce que M. Arafat peut faire, à supposer que tel soit son désir, afin de mettre un terme à l'intifada. Son Autorité palestinienne est chancelante et prête à s'écrouler, économiquement parlant. L'anarchie guette. L'insurrection est menée désormais par des groupes radicaux, qui incluent des éléments de sa propre organisation, le Fath, qui respectent le fait qu'il incarne le nationalisme palestinien sur la scène internationale, mais qui ne reçoivent pas d'ordres de lui.
Hier, à Gaza, une nouvelle preuve du soutien populaire dont jouissent ces militants a été donnée, lorsque des milliers de manifestants se sont déversés dans les rues pour se rassembler sous les bannières du Jihad islamique et du Hamas, brûlant des effigies de M. Sharon et de George W. Bush.
La bataille, à Ramallah, était pathétiquement inégale, c'était un conflit opposant des combattants palestiniens armés de Kalashnikovs à des troupes d'occupation hyper-protégées et équipées d'une panoplie d'artillerie lourde faite plus (et de beaucoup) pour affronter une armée ennemie bien équipée, qu'une guérilla équipée d'armes légères, et a fortiori des émeutiers non-armés. Des médecins palestiniens ont déclaré qu'au moins vingt-sept personnes ont été blessées, dont huit par balles réelles, parmi lesquelles un photographe belge.
Dans cette véritable boucherie, le sang et la souffrance étaient mêlés à l'humour : parmi les gens qui faisaient la guerre à Israël, hier, se trouvait un apiculteur d'une cinquantaine d'années, qui a délaissé ses ruches pour se livrer à une bataille quotidienne contre les occupants ennemis, sous le nom de guerre d'Abu Atef.
Engoncé dans une armure maison - un gilet pare-balles fabriqué sur ses indications par le ferronnier du coin - et la tête protégée par un vieux casque de l'armée jordanienne, il renyait sur les soldats, à l'aide d'une catapulte personnelle bricolée, les billes d'acier récupérées en "pelant" les balles revêtues de caoutchouc israéliennes.
Il a libéré ses abeilles. Bien qu'ayant la charge de six enfants, beaucoup plus âgés que les jeunes qui s'exposent aux balles, il ne pense plus désormais qu'à son combat quotidien contre les Israéliens. "Nous devons f... les Juifs hors d'ici", dit-il, avant de reprendre ses tirs de billes d'acier. "Sharon y compris".
 
12.
Barak et Pérès prêts à discuter avec Sharon par Didier François
in Libération du samedi 10 et dimanche 11 fevrier 2001
Le futur Premier ministre cherche l'union nationale.
Jérusalem envoyé spécial
Les chebab sont de retour. Un tee-shirt noué sur le visage en guise de masque à gaz, les jeunes frondeurs palestiniens ont retrouvé le chemin des carrefours où stationne l'armée israélienne. Partout dans les territoires occupés, les heurts ont repris de plus belle, vendredi, à l'occasion d'une «journée de colère». Comme si l'élection d'Ariel Sharon avait redonné quelque souffle à une Intifada moins combative. Les émeutiers ont vite été relayés par les tireurs embusqués. Et de sévères échanges de feu se sont multipliés, les forces d'Israël usant à plusieurs reprises de leurs chars. Un adolescent a été tué à Gaza. Une cinquantaine de blessés au total, dont une vingtaine dans la seule ville de Ramallah, en Cisjordanie, où le photographe français, Laurent Van Der Stock a également été touché par une balle à la jambe.
Fausse sortie. Pendant ce temps, à Jérusalem, le Premier ministre élu rencontrait son prédécesseur Ehud Barak pour tenter de mettre sur pied une coalition gouvernementale sous les dix jours. Vendredi, il a eu aussi son premier entretien téléphonique avec Yasser Arafat depuis sa victoire mardi dernier. Selon un communiqué, Sharon s'est voulu rassurant, affirmant qu'il fallait «avancer en direction de la paix».
Barak l'avait pourtant juré. Pas question de participer à un gouvernement dirigé par Sharon, alors dénoncé comme un dangereux va-t-en-guerre. Promesse de campagne, elle n'aura guère résisté à la sanction des urnes. Le Premier ministre défait a rencontré son tombeur. «Le peuple veut l'unité», avait-il lâché jeudi devant le Parti travailliste réuni à Tel-Aviv pour digérer sa déculottée électorale: «je ne pense pas qu'un mouvement comme le nôtre puisse se boucher les yeux et les oreilles». Le candidat battu avait également annoncé son intention d'abandonner la présidence de sa formation, ainsi que son siège de député.
La gauche du Parti travailliste, attachée au processus de paix, dénonce une capitulation indigne. Et d'agiter le spectre de la scission. Chef de file des opposants à une coalition, le ministre sortant de la Justice menace de créer un groupe parlementaire indépendant. Yossi Beilin assure qu'il peut d'ores et déjà compter sur le soutien de neuf députés, le tiers des élus travaillistes à la Knesset.
Cette nouvelle fraction envisagerait une alliance avec les six élus du Meretz, la moitié du Parti du centre et les deux députés du Choix démocratique. Le président de Meretz a déjà répondu favorablement à la formation d'un «bloc d'opposition active». Membre de l'équipe de négociation des travaillistes, Avi Yehezkel a, lui, estimé que «ceux qui soutiennent l'établissement d'un gouvernement d'union nationale tirent une balle dans la tête du parti. Nous devons laisser Sharon s'étouffer dans une coalition nationaliste serrée avec les Haredim», les religieux orthodoxes qui ont largement contribué à sa victoire.
Caution de Barak. Les «colombes» craignent que les conditions du compromis ne passent par l'abandon des principes fondateurs des accords d'Oslo. Dès la victoire de Sharon, son entourage a lourdement répété son rejet des concessions israéliennes proposées lors des pourparlers de ces derniers mois. On voit mal comment le nouveau Premier ministre pourra abandonner subitement son attitude de fermeté. D'autant que Barak vient de lui offrir une caution inespérée. «Les idées soulevées au cours des négociations avec le président de l'Autorité palestinienne Yasser Arafat, notamment celles évoquées au sommet de Camp David, n'engagent pas le nouveau gouvernement qui sera formé en Israël», écrit-il dans une missive adressée au président Georges Bush.
Chasse aux maroquins. Grand prince, Sharon propose aux courtisés travaillistes un nombre de portefeuilles égal à celui qu'obtiendra son mouvement, le Likoud. Avec au choix, cerise sur le gâteau, deux des trois grandes charges: la Défense, les Affaires étrangères ou les Finances.
Le doux crissement des maroquins ministériels attise donc quelques ambitions et nombreux sont les prétendants à la succession de Barak que sa fausse sortie irrite. Favorable à la formation d'un gouvernement d'union, le vieux routier Shimon Pérès ne cache plus son agacement. «La période est finie où le parti était dirigé par télécommande, sans discussions et sans instances», a-t-il prévenu. Autre candidat à la direction des travaillistes, le président de l'Assemblée Avraham Burg pousse à la tenue de primaires rapides pour trouver un nouveau chef à une gauche israélienne atomisée par l'ampleur de sa défaite.
Le secrétaire d'Etat américain Colin Powell a annoncé vendredi qu'il effectuerait fin février une tournée marathon dans cinq pays du Proche-Orient - l'Egypte, l'Arabie saoudite, Israël, la Jordanie et le Koweït - ainsi que dans les territoires palestiniens.
 
13.
Un photographe belge blessé par balle
in La Meuse (quotidien belge) du samedi 10 février 2001
Laurent Van der Stockt, un photographe belge de 36 ans qui travaille pour l'agence de presse Gamma, a été blessé au tibia par une balle de M16, lors d'une émeute qui a opposé, vendredi, «jour de colère», des Palestiniens à l'armée israélienne en Cisjordanie. Il a été transporté à l'hôpital de Ramallah avant d'être transféré à Jérusalem. Ses jours ne sont pas en danger. Originaire de Haine-St-Paul (Hainaut), Van der Stockt est spécialisé dans les reportages de guerre. Il a notamment couvert les conflits du Rwanda, de la Tchétchénie, de l'Afghanistan et de l'ex-Yougoslavie. Il a par ailleurs couvert la première Intifada, en 1987. Ce n'est pas la première fois qu'il est blessé.
 
14.
Le criminel  par Seumas Milne
in The Guardian (quotidien britanique) du  vendredi 9 février 2001
[traduit de l'anglais par Giorgio Basile]

Nous qualifions ces hommes de criminels de guerre lorsqu'ils s'appellent Milosevic ou Pinochet. Mais pas Sharon
On nous l'a régulièrement réaffirmé, les gouvernements et leurs dirigeants ne peuvent plus se soustraire à la justice globale. Ils ne peuvent plus s'abriter derrière des juridictions nationales et des souverainetés d'État. Ceux qui se sont rendus responsables de violations des droits de l'homme, d'épuration ethnique, d'atrocités et, plus encore, de crimes de guerre, doivent être et seront poursuivis, sans tenir compte des frontières nationales, dans un monde interdépendant.
Tel fut le thème de la «guerre humanitaire» menée par l'OTAN contre la Yougoslavie - soutenue avec enthousiasme par Tony Blair -, de la traque menée contre les chefs de guerre serbes et croates, du projet d'une Cour Internationale contre les crimes de guerre, et des millions de dollars accordés par le Congrès américain en vue des poursuites engagées contre les dirigeants irakiens et leurs familles.
Tel fut aussi le message lors de la tentative citoyenne de poursuivre le dictateur chilien Augusto Pinochet, et lors de la rupture des relations politiques entre l'Autriche et le reste de l'Union Européenne, en réponse à l'arrivée au pouvoir du parti d'extrême-droite conduit par Jörg Haider. Mais les partisans de cette nouvelle «doctrine de la communauté internationale» se sont fait étrangement discrets depuis l'élection au poste de premier ministre d'Israël du leader de l'extrême-droite, le général Ariel Sharon. Relations de routine, à ce qu'il semble, avec l'homme tenu pour personnellement responsable du plus important massacre de civils de l'histoire du conflit israélo-arabe.
Le premier ministre britannique a eu mercredi avec Sharon un entretien qualifié de cordial, pendant que Robin Cook envisageait avec plaisir la perspective de «construire sur des bases communes» et de «faire avancer le processus de paix» avec un homme politique dont la parade provocatrice l'an passé à Jérusalem a déclenché le soulèvement palestinien actuel, et qui suggère, pour venir à bout des manifestants, de «leur couper les testicules». Pendant ce temps, le président Bush assurait à Sharon que le soutien des États-Unis à Israël est «solide comme le roc».
Bien sûr, les gouvernements ont affaire avec toutes sortes de dirigeants au passé pas toujours brillant. Mais Sharon est plus que cela. Sous n'importe quel angle raisonnable, il doit être considéré comme un criminel de guerre. C'est un assassin, dont l'histoire, faite de terreur et de violations du droit de la guerre, remonte au début des années cinquante, lorsque son unité massacra des villageois palestiniens, se poursuit par l'assaut brutal infligé aux réfugiés de Gaza dans les années 70, pour aboutir à son rôle central dans l'invasion du Liban en 1982, au cours de laquelle 20.000 personnes trouvèrent la mort.
Environ 2.000 d'entre eux furent massacrés dans les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila, en 36 heures, au cours d'une boucherie dont les auteurs, les Phalangistes libanais, étaient en effet placés sous le contrôle de Sharon. Sharon a régulièrement prétendu que ces camps étaient infestés de terroristes. En réalité, les victimes étaient, à une écrasante majorité, des civils non armés, les combattants de l'OLP ayant été évacués après la promesse, dont les États-Unis s'étaient portés garants, que leurs familles seraient protégées.
La commission Kahan, mise en place par Israël, déclara Sharon «personnellement» mais «indirectement» responsable du massacre; savoir si une cour indépendante serait aussi généreuse reste une question ouverte.
Le retour au pouvoir de Sharon va mettre à l'épreuve la bonne foi des défenseurs d'un système juridique international. Leurs critiques prétendent que la nouvelle doctrine supranationale d'intervention et de légalité extra-territoriale est une imposture, conçue par les grandes puissances pour maquiller d'un vernis de légitimité leurs manœuvres d'intimidation à l'égard des États plus faibles qui menacent leur autorité ou leurs intérêts. Selon eux, les crimes de guerre ou les violations des droits humains, lorsqu'ils sont le fait des grandes puissances, ou de leurs alliés occidentaux en particulier, seront toujours traités selon d'autres critères, et resteront impunis.
Les perspectives ne sont certainement pas encourageantes dans le cas d'Israël, autorisé depuis longtemps par ses parrains occidentaux à violer une série de résolutions du Conseil de Sécurité de l'ONU, alors que d'autres États de la région sont soumis, pour les avoir transgressées, à un régime de sanctions meurtrières et d'attaques aériennes.
Les crimes les plus horribles de Sharon sont plus récents que ceux de Pinochet, et sa responsabilité dans les tueries de Sabra et Chatila est mieux documentée que, par exemple, celle dont est accusé l'ancien dirigeant yougoslave Slobodan Milosevic pour le massacre comparable de Srebrenica. On pourra objecter que Sharon a été porté au pouvoir par une élection démocratique, et que le poursuivre pour des crimes vieux de 18 ans ne fera en rien avancer les chances d'un règlement pacifique du conflit israélo-palestinien.
Un tel règlement deviendra plus probable une fois que la majorité des Israéliens aura pris conscience que la ligne dure de la politique de répression de Sharon ne débouchera pas sur la sécurité à laquelle ils aspirent; et des sanctions semblent mieux convenir à un État dont les citoyens ont la possibilité d'exprimer leur volonté politique, qu'à une dictature, dans laquelle ils en sont privés.
Bien sûr, aucun gouvernement occidental ne lèvera le petit doigt contre Sharon, bien que des organisations de défense des droits humains et des organisations pro-palestiniennes soient déjà en train de mettre sur pied une action légale dans le genre de celle menée contre Pinochet, pour le cas où il s'aventurerait à l'étranger. Il y a peu de chances d'entendre des remarques de désapprobation, dans le style des protestations diplomatiques à l'égard de Haider, ou d'assister à une suspension des ventes d'armes, comme l'a réclamée mercredi un groupe de parlementaires travaillistes. Cela pourrait pourtant envoyer aux électeurs israéliens le signal qu'il existe des limites au soutien matériel de l'étranger.
Durant la guerre du Kosovo, Tony Blair fit savoir que sa politique d'intervention étrangère était basée sur un «subtil mélange» d'intérêt personnel et d'intention morale. Compte tenu des réactions à l'élection de Sharon, elle semble plutôt se réduire à une intention morale avec les ennemis, et à l'intérêt personnel quand il est question d'amis.
 
15.
"Le peuple palestinien est le plus humilié"
in Le Soir (quotidien belge) du vendredi 9 février 2001
Après l'élection d'Ariel sharon comme Premier ministre israélien, les deux vice-présidents de la commission des Affaires étrangères du Sénat belge, Alain Destexhe (PRL) et Josy Dubié (Ecolo) ont écrit aux présidents du Sénat et de la commission des Affaires étrangères du Sénat cette demande d'envoi d'une mission parlementaire dans les territoires occupés.
L'élection d'Ariel Sharon risque d'entraîner un nouveau regain de tension et de violence dans les territoires occupés alors qu'il a déjà eu plus de 400 morts depuis le début de la nouvelle Intifada et que la répression israélienne a entraîné le nombre hallucinant de plus de 10.000 blessés dont 4.000 enfants ou adolescents.
Nous avons le sentiment que la communauté internationale est tellement habituée à cette occupation que nos capacités d'analyse et d'indignation en sont singulièrement émoussées.
Nous nous sommes rendus dans les territoires occupés à plusieurs reprises, l'un comme journaliste, l'autre en mission humanitaire. Pourtant coutumiers des conflits et catastrophes humanitaires, cette situation unique au monde nous a profondément marqués et choqués, même si nous ne partageons pas nécessairement la même analyse du conflit.
Ce que nous avons découvert sur place était au-delà de ce que nous avions pu voir, lire ou entendre depuis notre enfance. Trop d'hommes politiques européens croient connaître ce problème si ancien alors que, à notre avis, seule une visite sur place peut permettre de voir et de comprendre la situation d'occupation dans laquelle vivent les Palestiniens. Avons-nous oublié ce que ce terme signifie ? Les Palestiniens ne sont sans doute pas le peuple le plus opprimé de la terre (certaines dictatures arabes sont mal placées pour donner des leçons), mais c'est, à notre avis, le plus humilié. Il faut comprendre la réalité humaine qui se cache derrière des mots abstraits comme « fermeture des territoires », « implantation de colonies juives » ou « action de représailles ». Et à notre connaissance, Israël, dont nous nous sentons aussi solidaire dans son destin, est la seule démocratie au monde qui a légalisé la torture et qui tire à balles réelles sur des enfants et des adolescents, même si nous n'ignorons ni l'instrumentalisation de la violence par les autorités palestiniennes, ni l'endoctrinement d'une jeunesse désespérée et sans avenir, ni le fanatisme extrémiste de certains.
Nous pensons qu'il est urgent qu'une délégation de parlementaires belges se rende sur place. D'une part pour redécouvrir, à partir d'une expérience de terrain, une situation que l'on croit bien connaître. D'autre part, pour témoigner de ce que nous aurons vu à un moment particulièrement critique dans les rapports entre Israël et les Palestiniens. Enfin, pour affirmer une présence de l'Europe qui doit s'exprimer à plusieurs niveaux (Union, gouvernements, parlements). Nous constatons qu'aucune délégation officielle de parlementaires ne s'est jamais rendue sur place.
C'est pour ces raisons que nous demandons d'urgence à la commission des affaires étrangères, au président De Decker et au bureau du Sénat d'organiser une mission parlementaire sur place.
 
16.
Les réfugiés palestiniens en Jordanie se réjouissent de la victoire de Sharon par Sulayman Al-Khalidi
in Al-Quds Al-Arabi (hebdomadaire arabe publié à Londres) du jeudi 8 février 2001
[traduit de l'arabe par Marcel Charbonnier]

Camp de réfugiés d'Al-Buq'a (Jordanie)
Les réfugiés palestiniens en Jordanie ont accueilli la victoire d'Ariel Sharon, chef d'extrême droite du Likoud, hier mercredi, en disant que cette victoire est de nature à dévoiler enfin le "mensonge" de la paix avec l'Etat hébreu. Beaucoup des réfugiés du camp d'al-Buq'a ont exprimé leur joie à la nouvelle de la victoire écrasante de Sharon sur son concurrent Ehud Barak, aux élections de la veille, pour la désignation du premier ministre israélien.
Le camp d'al-Buq'a est le plus grand des camps de réfugiés palestiniens enregistrés à l'ONU. Les réfugiés qui y vivent pensent que leur leader les a trahis et qu'Israël les a humiliés ; ils ont perdu tout espoir en l'avenir. Imad Salaméh, cantonnier de la municipalité, nous dit : "Nous avons besoin de quelqu'un comme Sharon ; lui seul peut infliger une leçon aux régimes arabes". Ceci reflète les doutes qui envahissent un camp qui abrite 120 000 réfugiés vivant en exil depuis qu'ils ont tenté d'échapper aux guerres de 1948 et de 1967. Certains des habitants de ce camp disent qu'ils n'ont jamais cru en la paix avec Israël ou aux accords promettant une solution définitive. Bassam Salih, employé dans un commerce, nous dit : "Sharon est un homme de guerre... Les Arabes ont de la chance : Sharon est devenu le dirigeant d'Israël".
Ahmad Jamil, 72 ans et père de sept enfants, nous dit : "peut-être Sharon va-t-il réveiller les Arabes tant qu'il est encore temps... Je préfère Sharon à Barak, il est plus fiable et il n'a pas la même duplicité... lui, au moins, c'est un homme dont on sait où il veut aller..."
Mustafa Turki, 45 ans, instituteur : "j'espère que Sharon frappera les intérêts des Arabes afin que la patrie arabe ('umma) se secoue et sorte de sa léthargie".
La Jordanie accueille plus de quarante pour cent des 3,6 millions de réfugiés palestiniens enregistrés auprès de l'ONU, au Moyen-Orient. Les camps provisoires qui encerclent les hauteurs dominant les principales villes jordaniennes sont un mémorial tangible du conflit.
Un jeune garçon nous dit, la mine réjouie : "je suis heureux de la victoire de Sharon ; ce que nous voulons, c'est la guerre." Il ajoute qu'il mène une vie misérable en Jordanie où il est réfugié, et qu'il n'espère plus pouvoir retourner chez lui.
Pour lui, Sharon va ranimer l'esprit de résistance chez les Palestiniens, les droits arabes ne pouvant être obtenus qu'à travers la lutte armée contre Israël. Des jeunes au chômage et des ouvriers faisant leurs courses dans la rue principale du camp m'ont dit que les Palestiniens n'avaient rien à perdre et qu'ils sont prêts au pire. Pour Ibrahim Ayish, vendeur de légumes -qu'il produit lui-même - dans les rues surpeuplées du camp, "Sharon va mettre de l'huile sur le feu, c'est sûr..."
Mais d'autres voient en la victoire de Sharon un mauvais augure, ils pensent qu'il va renforcer la répression contre les Palestiniens. Pour Aïman Abu Dayyéh, trente-six ans, "la victoire de Sharon signifie, pour nous, les Palestiniens, l'extermination... il va apporter la destruction totale dans la région. C'est un criminel de guerre".
La majorité de la population jordanienne, qui atteint cinq millions d'âmes, est constituée de Palestiniens qui s'y sont réfugiés, fuyant les combats qui ont accompagné la création d'Israël, en 1948.
 
17.
Les Palestiniens ont perdu leur chance par Norman Spector
in Le Devoir (quotidien quebécois) du jeudi 8 février 2001
(Norman Spector est ex-ambassadeur du Canada en Israël et auprès de l'Autorité palestinienne, et éditeur du "Jerusalem Post" en 1997 et 1998.)
Yasser Arafat et Ariel Sharon se ressemblent comme deux gouttes d'eau, ce que ni l'un ni l'autre - ni leurs défenseurs les plus acharnés - n'admettront jamais. Mardi, les Israéliens ont élu comme premier ministre un guerrier, pour faire face à celui des Palestiniens. M. Sharon, un ancien général qui a la réputation de tromper ses supérieurs, a récemment dit à un journaliste de la revue américaine New Yorker que Yasser Arafat est «un menteur et un meurtrier». Il répète souvent également que ses mains sont trempées de sang.
Vous ne le sauriez pas en rencontrant le chef palestinien: ses mains sont petites et blanches, avec de grandes taches brunes. La poignée de main - que Sharon a toujours refusée - est molle, presque féminine. Yasser Arafat est un hôte charmant et courtois. Il accueille ses visiteurs à l'extérieur de son bureau à Gaza. Il vous emmène par les escaliers à une salle de réunion construite pour des invités étrangers. Après les courtoisies diplomatiques habituelles, il vous conduit dans la salle à manger adjacente. De jeunes Palestiniens, vêtus en blanc, circulent autour de la grande table rectangulaire, servant un potage de poulet qui est aussi savoureux que celui de ma grand-mère. Plus tard, nous savourons des mets arabes plus traditionnels, y compris un q'atayef merveilleux pour le dessert.
Sous le regard des soldats en uniforme, armés avec des Kalachnikovs, Arafat essuie son humus délicatement, faisant une pause pour servir ses invités personnellement - transperçant un autre morceau de poulet ici, une boule de kibbeh là. Exsudant la modération et le compromis, ses mots sont rassurants. Il est difficile de croire que cet homme a donné l'ordre qui a mené à la mort des athlètes israéliens aux Jeux olympiques en 1972, encore plus difficile d'accepter qu'il ait envoyé les terroristes qui ont tué 19 écoliers israéliens à Ma'alot. Et ceci n'est qu'une courte liste de ses énormités.
Une visite à la ferme d'Ariel Sharon, Ha'shikmim, provoque des émotions semblables, malgré les déclarations palestiniennes qu'il s'agit d'un criminel de guerre. Après avoir quitté l'autoroute à l'endroit où des troupes égyptiennes envahissantes ont été arrêtées en 1948, votre regard se porte bientôt sur la plus grande ferme en Israël, 400 hectares au coeur du désert de Néguev.
Ariel Sharon a participé à toutes les guerres principales d'Israël. Les images de 1948 montrent un soldat mince avec de longs cheveux et un large sourire sur son visage. Maintenant, ses cheveux sont blancs comme neige et il est énorme - particulièrement autour de la taille. Son épouse, Lily, était encore vivante lorsque je l'ai rencontré. Nous amadouant habilement avec son gâteau, à juste titre célèbre, elle remplit nos tasses de café à intervalles réguliers et, attentive à la conversation, intervient de temps en temps.
Sharon est détendu mais il n'est pas un penseur organisé. Parlant lentement et pensivement, il entremêle son message d'humour et même d'émotion. Il éprouve beaucoup de difficulté à sortir de sa chaise pour aller chercher les cartes qu'il veut me montrer.
La terre est l'essence de son existence. Même lorsqu'il était dans l'opposition, il invitait des diplomates à voyager avec lui en Cisjordanie, leur montrant les emplacements stratégiques et du même coup insistant sur son rapport intime avec la terre et entremêlant des allusions fréquentes à l'histoire juive dans la région.
Tout au long de sa carrière, il affirme les droits du peuple juif de vivre au Proche-Orient, même en Cisjordanie. Le défunt président égyptien, Anwar Sadat, lui a expliqué comment, pour les Arabes, la terre équivaut à l'honneur, et il dit que les juifs devraient avoir le même attachement. C'est simplement une question de dignité, un de ses mots préférés.
Notre conversation continue dans l'après-midi, et je me pince pour me rappeler que cet homme a été forcé de démissionner dans le déshonneur après les massacres des réfugiés à Sabra et à Shatila en 1982, pour lesquels il a été jugé indirectement responsable. Je me rappelle également que, en 1953, il a ordonné des représailles impitoyables à Kibya contre les guérilleros palestiniens, laissant 69 Arabes morts - la moitié d'entre eux des femmes et des enfants. Et il y a plus, beaucoup plus, dans son passé.
Cela étant, les Israéliens ont voté pour Sharon en raison de sa tactique brillante de combat dans les guerres de 1967 et de 1973, y compris ses manoeuvres audacieuses pour traverser le canal de Suez. Les Israéliens se sont fâchés avec Arafat - récemment filmé portant un fusil automatique et continuant, malgré son prix Nobel de la paix pour l'accord d'Oslo, d'apparaître en uniforme militaire.
Les Israéliens craignent pour leur sécurité, et sont fâchés avec leur soldat le plus décoré, Éhoud Barak, qu'ils blâment pour la violence qui dure maintenant depuis plus de quatre mois. Barak a détruit toutes les illusions en proposant les concessions les plus importantes que n'importe quel chef israélien ait été disposé à faire, y compris la division de Jérusalem.
Le refus d'Arafat de rendre la pareille avec des concessions, la violence qui s'ensuivit et les maladresses de Barak lui-même ont éloigné ses constituants, particulièrement les Arabes israéliens, aussi bien que les électeurs du centre qui, bien que sceptiques, avaient cru que la paix était possible. Ils croient maintenant qu'Arafat les a pris pour des freyerim, ou des dupes, une des pires insultes que vous pouvez faire à un Israélien.
Tandis que certains indiquent qu'il entendra maintenant raison, les Palestiniens sont fâchés et la majorité croient que leurs objectifs ne peuvent être réalisés que par la violence. Moins de 24 heures après que ses négociateurs eurent obtenu une réponse favorable à presque toutes leurs revendications, le chef palestinien s'est lancé dans une diatribe contre Israël à Davos, traitant ses partenaires pour la paix de «fascistes».
Essayer de tirer des concessions ultimes de Barak à la veille des élections, c'est de bonne guerre. Et beaucoup de personnes espèrent qu'Ariel Sharon voudra maintenant rejoindre le panthéon des conciliateurs du Proche-Orient, parce qu'il verra que la majorité des Israéliens soutiennent toujours le processus de paix. Comme Richard Nixon qui a ouvert des relations avec la Chine, M. Sharon est le seul chef israélien qui n'a jamais démantelé une colonie juive et ses défenseurs indiquent qu'il peut faire la paix avec les Arabes.
Je souhaite que ce soit vrai, mais crains que ce ne soit pas le cas. Ariel Sharon est fier d'avoir établi 240 colonies, et il ne croit pas qu'une seule devrait être évacuée. En rejetant des concessions importantes d'Éhoud Barak, Yasser Arafat a pu avoir manqué le bateau. Les Israéliens ont cessé de l'écouter quand il a contesté n'importe quel lien juif au Temple Mount/Haram al-Sharif et a exigé un droit au retour pour les réfugiés palestiniens, ce qui voudrait dire l'abolition d'Israël comme État juif.
On dit que les gens obtiennent les gouvernements qu'ils méritent. Tandis qu'Ariel Sharon et Yasser Arafat se méritent, je ne puis croire, connaissant les deux peuples, que l'un ou l'autre mérite le chef qu'il a maintenant. Leurs amis au Canada et dans le monde peuvent seulement espérer que ces deux chefs disparaîtront de la scène politique avant trop longtemps et que d'ici là les souffrances seront réduites au maximum.
 
18.
Israël le vote des sans-mémoire par Josette Alia
in Le Nouvel Observateur du jeudi 8 février 2001
Fermier paisible, grand-père souriant, guerrier prestigieux... On l'a montré ainsi tout au long d'une campagne électorale tragiquement démagogique. Comme si Israël avait oublié subitement que son nouveau Premier ministre était en réalité un boutefeu imprévisible qui ne croit qu'à la force
Lundi 1er février, cinq jours avant l'élection, on fêtait déjà au Likoud la victoire de Sharon. Dans une salle surchauffée ornée de drapeaux et de banderoles, des garçons et des filles en tee-shirt bleu et blanc se bousculent, rient, s'excitent, boivent du Coca. C'est la grande kermesse. « On a gagné, envoyez le champagne ! », crie un ado survolté aux cheveux hérissés en crête de coq. Les gosses grimpent sur les chaises, agitent des drapeaux, hissent des cartons : « Barak, rentre chez toi ! », « Seul Sharon nous protégera ! ». La sono entame à fond le tube du jour, « Seul Sharon apportera la paix », repris en choeur en tapant des pieds et des mains. Ça chauffe.
Sharon entre. Délire. Les gorilles serrent les rangs et lancent des regards inquiets. On ne voit plus que la crinière blanche de Sharon, un moment submergé. Un militant boutonneux qui a réussi à serrer la main du leader vient serrer la main des copains, impressionnés. Le premier discours tombe un peu à plat. Un professeur de philo - assez peu doué, il faut dire - s'enflamme : « On dit qu'il n'y a pas d'intellectuels au Likoud, ce sont des calomnies ! On lit au Likoud, on joue du violon, et même on écrit des livres. Moi-même, j'en ai écrit trois... » Bide total. La petite classe se dissipe, bavarde, téléphone aux amis. Se réveille pour huer une déléguée qui lance un ballon d'essai : « Après les élections, il faudra faire une union nationale. » Enfin Sharon parle, sans cesse interrompu par les cris « Arik ! Arik ! », « Jérusalem ! Jérusalem ! ». Lorsqu'il affirme : « Nous vaincrons Barak », les hurlements et les sifflets se déchaînent. « Nous ne vaincrons pas par l'insulte mais par le vote », réussit à placer l'orateur. Fin. La sono repart. Sharon est fatigué. Visiblement, ce public n'est plus de son âge.
Pourtant, il se force à sourire. Car pendant toute la campagne il a essayé de donner l'image d'un nouveau Sharon, relooké, ouvert et tolérant. Prêt à conclure avec les Palestiniens une paix « réaliste ». Capable surtout de gagner au centre les voix indispensables à sa victoire électorale. Pendant trois mois, tout a donc été mis en oeuvre pour rendre Sharon présentable. On l'a montré en fermier paisible, en grand-père jouant avec son petit-fils. Des conseillers en communication l'ont marqué à la culotte pour tenter de prévenir ou de corriger ses dérives verbales. Ils ont eu du travail. Ce nouveau Sharon assagi était-il crédible ? Pas vraiment. Car en Israël tout le monde connaît depuis longtemps les qualités et les défauts de Sharon.
Docteur Jekyll et Mister Hyde, dit-on souvent de lui. Il peut être charmeur, affable. Né en Palestine en 1928 dans une famille de paysans pauvres venue de Russie, il a inscrit sur sa fiche d'entrée à la Knesset « profession : paysan ». Il aime, un Stetson sur la tête, jouer au pionnier sioniste dans sa luxueuse ferme de 40 hectares, avec piscine entourée de palmiers. Car cet homme massif est aussi un hédoniste, fin mélomane. Il a été marqué par des tragédies personnelles : la mort de sa première femme dans un accident de voiture et celle de son fils de 11 ans qui se tua en nettoyant un revolver. Il vient de perdre sa deuxième femme, Lili, « mon amie et l'amour de ma vie ». En privé, il a, dit-on, de la sensibilité, de l'humour. Mais il peut aussi se montrer brutal et malmener, voire humilier ceux qui travaillent pour lui. Son passage comme ministre des Affaires étrangères a laissé aux diplomates le souvenir d'un vrai cauchemar. « Pire que David Lévy », d'après l'un d'eux. C'est dire !
Le personnage public de Sharon n'est pas moins ambigu. Dernier survivant des héros nationaux que furent Dayan, Allon, Rabin, Bar-Lev, il est aussi le plus controversé. Aujourd'hui, quel est le Sharon qui occupera le poste de Premier ministre ? Est-ce le guerrier prestigieux qui combattit à 14 ans dans la Haganah, l'armée secrète juive, et prouva son courage dans toutes les guerres d'Israël ? Le général capable d'initiatives fulgurantes, comme celle qui le conduisit, en 1973, pendant la guerre de Kippour, à désobéir à son état-major et à lancer son armée dans une traversée risquée du canal de Suez ? Sans attendre l'arrivée des ponts flottants, il fit passer ses chars sur des radeaux. Par chance, le coup réussit, la IIIe armée égyptienne fut prise à revers et Israël, qui avait frôlé la défaite, gagna la guerre in extremis. Dayan, ulcéré par l'indiscipline de Sharon, rengaina pourtant ses critiques.
Mais on peut aussi s'attendre au Sharon boutefeu, à l'homme de commando spécialiste des répressions brutales : 69 morts, femmes et enfants compris, dans le village jordanien de Qibya, rasé en 1953. Gaza entourée de barbelés et des routes ouvertes à la dynamite dans les camps de réfugiés en 1973. Ou au Sharon qui mentit à Begin, entraîna Israël dans la guerre du Liban en 1982 et fut condamné par la justice israélienne pour responsabilité indirecte dans le massacre des Palestiniens des camps de Sabra et Chatila par les phalangistes libanais. Ce qui lui valut l'interdiction d'occuper le poste de ministre de la Défense. Personne ne pensait alors qu'il pourrait un jour occuper celui de Premier ministre.
Quoi qu'il en soit, il reste, sur le plan politique, celui qui développa les colonies « idéologiques » pour en faire autant d'obstacles à la paix ; qui qualifia Oslo de « suicide national » ; qui, par provocation, a jeté une allumette dans la poudrière en allant se promener en septembre dernier sur l'esplanade des Mosquées. Il a toujours été incontrôlable, impulsif, ne comprenant que les rapports de force. Même relooké en pacifiste, on voit mal comment un tel Premier ministre pourrait, sauf retournement total de la situation, se convertir demain en apôtre de la paix avec ces Arabes qu'il dit respecter mais qu'au fond il méprise.
La paix, est-ce d'ailleurs ce que ses électeurs attendent aujourd'hui de lui ? « Si j'ai voté Sharon, c'est parce je pense qu'il va faire peur aux Arabes. Barak a eu tort de leur faire confiance. On dit chez nous que même si un Arabe est depuis quarante ans sous terre, on ne peut pas se fier à lui », affirme d'une voix douce cette femme arrivée en 1955 du Maroc, qui a « toujours voté Likoud ». « Arafat ne veut pas la paix, on l'a bien vu. » Elle soupire : « Ne croyez pas que je souhaite la guerre, mon petit-fils est à l'armée et je tremble pour lui. Mais que faire ? Nous n'avons plus d'autre choix. » A côté, le marchand qui range ses pulls sur un étal dans le marché du Shouk Hacarmel tient un discours plus élaboré. Lui aussi a voté Sharon. Pourtant, en 1999, il avait voté Barak parce qu'il croyait que Barak allait obtenir la paix. Mais Barak a échoué. « Pas de sa faute : il avait tout proposé à Arafat, 97% des territoires, la moitié de Jérusalem, et qu'a fait Arafat ? Il a voulu envoyer en Israël ses 3 millions de réfugiés. C'est clair, non ? Il n'y aura pas de paix. Peut-être dans cent ans. En attendant, je suis prêt à repartir pour une quatrième guerre. »
Partout se retrouvent les mêmes thèmes : la paix n'est plus possible, Arafat, au fond, n'en veut pas, d'ailleurs il n'est plus crédible. Alors il faut à Israël un dirigeant à poigne. Avec Sharon, au moins on sera protégé. « Si les Arabes commencent à tirer, il détruira une première rangée de maisons. Si ça continue, une deuxième rangée. Alors les Arabes comprendront. » Plus loin, un immigrant iranien complète : « L'exigence d'un retour des réfugiés signifie que les Arabes veulent nous détruire. Moi, j'ai fait la guerre du Liban et j'y ai souffert, mais je repartirai me battre s'il le faut. "Ein breira", nous n'avons pas le choix. » Un ami israélien qui m'accompagne est désespéré : « Nous voici revenus des années en arrière. Je n'avais pas entendu ce langage depuis la veille de la guerre de 1967. C'est celui de la peur. »
La peur, peut-être. L'incompréhension, sûrement. Aujourd'hui, d'après une étude récente (1), 69% des Palestiniens pensent que c'est l'« Intifada al-Aqsa » qui a forcé Israël à faire des concessions alors que 53% des Israéliens pensent au contraire que quatre mois de violence n'ont pu que durcir les positions d'Israël. Le fossé qu'on pensait peu à peu comblé s'est de nouveau creusé. Et on ne peut pas ne pas tenir compte de cette détérioration pour expliquer l'ampleur de la victoire de Sharon. Certes, Sharon a rassemblé ses troupes habituelles : le Likoud, la droite et l'extrême-droite. S'y sont ajoutés les Russes, qui ne comprennent pas qu'un gouvernement puisse restituer des territoires (« Le pays est déjà si petit ! », me dit un ancien Moscovite effaré, habitué aux grands espaces) et encore moins qu'on les rende aux Arabes.
Les religieux, discrets au début (comment choisir entre deux laïques convaincus ?), ont pris finalement position : lundi, veille du vote, le Shass a rejoint les ultra-orthodoxes qui appellent à voter Sharon. Ils ont fixé un prix élevé, consistant notamment à geler la loi autorisant les étudiants des écoles religieuses à ne pas faire de service militaire. Mais Sharon a aussi été favorisé par l'abstention des Arabes israéliens, sans lesquels la gauche n'a jamais pu gagner en Israël, et par les hésitations d'une partie de la gauche israélienne, finalement incapable de surmonter sa rancoeur contre Barak accusé de tous les maux (« Il est nul, il n'a rien fait sur le plan social ou éducatif, il a gâché les chances d'une paix avec les Palestiniens en gérant les négociations d'une manière catastrophique »).
La presse a mené jusqu'au dernier moment des campagnes vigoureuses pour convaincre les déçus de Barak de voter quand même pour leur bête noire. « Gauchistes, servez-vous de votre cerveau, pas de vos tripes ! », écrivait vendredi Yoel Marcus dans « Haaretz ». Cela n'a pas suffi. Demain, on sortira les couteaux. Demain, on passera aux règlements de comptes. Car aujourd'hui la question est : que va faire Sharon ? Et, accessoirement, que va devenir la gauche vaincue ?
Sharon a deux options. Ou il propose au Parti travailliste d'entrer avec lui dans un gouvernement d'union nationale en lui offrant des postes importants, Défense et/ou Affaires étrangères. Ou, si le Parti travailliste refuse cette proposition, il forme un gouvernement restreint.
Le Parti travailliste - conduit par Barak, Peres ou quelqu'un d'autre - peut fort bien accepter, avec des arguments du genre : il vaut mieux être au pouvoir lorsque l'avenir du pays est en jeu. Ou encore : le seul moyen de prévenir les excès prévisibles de Sharon et de sauver les meubles en participant au gouvernement. Mais en ce cas une crise s'ouvrira à l'intérieur du Parti travailliste. L'aile gauche - Ben Ami, Beilin, Burg, Ramon, Colette Avital, Yaelle Dayan, entre autres - pourrait faire scission et rejoindre le Meretz, avec lequel elle formerait un nouveau parti social-démocrate et laïque nettement marqué à gauche, partisan de la paix et de justice sociale, riche d'une vingtaine de députés, qui constituerait une opposition cohérente et attendrait son heure. Le calcul est qu'un gouvernement d'union nationale, incapable de définir une politique commune à partir d'options de départ aussi radicalement opposées, ne peut qu'éclater à court terme. D'où des élections anticipées, une redistribution des cartes, une nouvelle donne politique pour tout le pays.
Deuxième cas de figure : le Parti travailliste refuse l'union nationale et Sharon forme son gouvernement restreint. Pour faire quelle politique ? Prisonnier de son extrême-droite, comment espère-t-il tenir ses promesses de paix et de sécurité ? Echec prévisible de Sharon auquel on donne entre quatre et huit mois avant de nouvelles élections. A ce moment entrerait en scène comme candidat de la droite Netanyahou, le grand oublié d'aujourd'hui. Et on repartirait pour un tour ! Entre-temps, le Parti travailliste aura dû procéder à un grand ménage interne et à une reconstruction qui semble inéluctable s'il veut rester dans le jeu. L'inconnue est le sort de Barak. Sera-t-il la victime expiatoire, jouera-t-il le retour du Juste ou tombera-t-il simplement dans les oubliettes de l'histoire, comme il arrive souvent à ceux qui ont eu raison trop tôt ? Il restera en tout cas comme un personnage romanesque, et il en sera sans doute le premier surpris.
Ces hypothèses qui agitent la classe politique sont évidemment prématurées, ne serait-ce que parce qu'elles ne prennent en compte ni l'image internationale d'Israël ni les réactions des Palestiniens. Comme souvent en Israël, on bat et rebat les cartes politiques sans se soucier de ce qui se passera de l'autre côté. Sans entendre Marwan Barghouti qui proclame « un jour de colère » en Palestine, le Hamas qui menace de poser des bombes à Tel-Aviv, les tirs qui continuent à Hébron, à Gaza. Question à mille dollars : en attendant la sortie du labyrinthe, combien de morts de part et d'autre, combien d'attentats, combien de sang versé ? Quel sera le prix à payer pour tout ce temps perdu ?
(1) Enquête du Tel Aviv University's Tami Steinmeitz Center for Peace Research and Hebrew University's Jerusalem Media and Communications Center (JMCC).
 
19.
Ils ne croient plus à la paix par Victor Cygielman
in Le Nouvel Observateur du jeudi 8 février 2001
L'amertume des Palestiniens
Entre Barak et Sharon, l'Autorité palestinienne a refusé de choisir. Non seulement pour des raisons formelles - ne pas intervenir dans les affaires intérieures d'Israël -, mais aussi parce que les responsables palestiniens semblent parvenus à la conclusion qu'à ce stade, peu importait lequel des deux leaders serait Premier ministre : le peuple d'Israël n'est pas prêt à approuver un accord de paix prenant en compte les intérêts vitaux du peuple palestinien. Au cours d'une conférence de presse, la veille du scrutin israélien, Ahmed Abdoul Rahman, secrétaire général de l'Autorité palestinienne, a affirmé que les Palestiniens sont prêts à reprendre les négociations avec n'importe quel gouvernement israélien. « Nous sommes prêts à discuter avec tout Premier ministre élu par le peuple d'Israël, tout comme le gouvernement israélien devrait être prêt à discuter avec les dirigeants palestiniens élus », a dit Abdoul Rahman, ajoutant que ces pourparlers devraient recommencer au point où ils s'étaient interrompus lors du dernier round de négociations. Ariel Sharon, on le sait, rejette ce principe, estimant que seuls les accords signés l'engagent. Et il estime ne devoir tenir compte ni des discussions de Camp David ni de celles, plus récentes, de Taba, puisque rien n'y a été formellement conclu.
Pour les Palestiniens, Ehoud Barak ne demeurait-il tout de même pas le meilleur interlocuteur possible ? « Les Israéliens ne sont pas mûrs pour la paix, répond Ziad Abou Zayyad, membre du cabinet d'Arafat. Les concessions faites par Barak sur la question de Jérusalem et sur l'évacuation des territoires occupés sont rejetées par une opinion publique qui reste sous l'influence de la droite nationaliste et religieuse. Il faudra de nouveaux affrontements, sans doute encore plus violents, avant que la majorité des Israéliens comprennent ce que la réalité sur le terrain exige d'eux », conclut-il.
Voilà pour la position officielle. En privé, les responsables palestiniens s'avouent très préoccupés par la perspective d'un gouvernement Sharon. Ils connaissent l'homme et sa brutalité, son opposition à des accords de paix fondés sur des compromis territoriaux de la part d'Israël. Aussi, à la veille des élections, plusieurs personnalités palestiniennes ont-elles incité les Arabes palestiniens et la gauche en Israël à ne pas boycotter le scrutin. Yasser Abed Rabo, ministre de la Culture et de l'Information d'Arafat, a ainsi publiquement exhorté les Palestiniens citoyens d'Israël à voter Barak. Tandis que Samir Rantissi, directeur de l'officiel Palestine Media Center, s'est, lui, directement adressé aux électeurs israéliens : « Pour nous et pour beaucoup d'autres dans le monde arabe, votre vote exprimera le choix entre la paix et une nouvelle période de souffrances mutuelles... »
Autre donnée essentielle : la nouvelle Intifada a souligné que l'autorité d'Arafat est de plus en plus contestée dans son propre camp. Dans un manifeste, Salim Zanoun, président du Conseil national palestinien, la plus haute instance du peuple palestinien, exige à la fois d'Arafat la nomination d'un Premier ministre afin qu'il délègue ses pouvoirs, le renforcement de la lutte contre la corruption en haut lieu et la proclamation d'un Etat palestinien dans les frontières prévues par la résolution 181 de l'ONU du 29 novembre 1947 recommandant le partage de la Palestine. Cette revendication constitue une remise en cause de la position officielle de l'OLP et de l'Autorité palestinienne qui ne prévoit l'émergence d'un Etat palestinien qu'en Cisjordanie et à Gaza, dans les frontières du 4 juin 1967, c'est-à-dire aux côtés de l'Etat d'Israël. Certes, plusieurs des personnalités dont la signature figure sous le manifeste nient aujourd'hui avoir approuvé ce texte. Mais Salim Zanoun ne s'est pas rétracté. Or, signe de temps nouveaux, Arafat ne l'a pas désavoué, du moins publiquement. A vrai dire, ce raidissement de certains notables correspond aux attentes d'un peuple palestinien meurtri par la poursuite des humiliations et frustré par l'échec des pourparlers de paix avec Barak.
Tout comme les Israéliens, les Palestiniens ne croient plus à la paix. Selon les derniers sondages, 22% d'entre eux seulement ont encore foi en une négociation avec Israël ; 25% estiment que seule la force amènera Israël à la raison, 14% estiment qu'il faut combiner les démonstrations de force et les pourparlers, et, surtout, 36% d'entre eux ne croient plus du tout à la probabilité d'aboutir à un véritable accord de paix.
 
20.
Israël n'est pas mûr pour la paix par David Grossman
in Libération du jeudi 8 février 2001
David Grossman est un écrivain israélien. Dernier livre traduit en français: «Tu seras mon couteau», Seuil, 2000.
Parce qu'aucun des deux camps n'a voulu accepter de compromis douloureux lorsqu'il était temps, Ariel Sharon va pouvoir appliquer ses vues et ses instincts.
Pendant le discours de victoire de Sharon, ses partisans ont lâché des sifflets de mépris et des cris de haine chaque fois que les mots de «Barak», de «gauche» ou de «Palestiniens» ont été évoqués. Pas de doute: le public a «puni» ceux-là de la façon la plus douloureuse qui soit, et comme l'a dit quelqu'un avec une entière naïveté: «Je ne suis pas sûr que Sharon soit le meilleur pour Israël, mais c'est bien fait pour les Palestiniens!»
Est-il permis de soupçonner qu'Ariel Sharon lui-même ne croit pas à ce qui lui arrive? Cet homme, dont on a souvent prononcé l'oraison funèbre; ce politicien brutal, rusé, extrémiste et à la conduite souvent douteuse; l'homme qui a échoué dans presque chaque fonction publique qu'il a occupée et qui a trahi, ou presque, tous ceux qui lui furent associés, a reçu aujourd'hui tout un pays entre ses mains. Désormais, il pourra mettre en application ses vues, et aussi ses instincts. Et cette fois-ci, à rebours du passé, il n'y a presque personne pour l'arrêter. C'est peut-être d'ailleurs là la raison pour laquelle, ces derniers jours, alors que sa victoire était quasi assurée, que soudain l'état d'esprit de Sharon a changé... Doué d'un humour cynique et cinglant, en proie à un activisme forcené, Sharon est apparu, pendant les jours qui ont précédé le scrutin, triste et presque sans vie, au point que l'un de ses proches a lâché: «Comme si quelque chose s'est éteint en lui...» Pour la première fois peut-être de sa vie, il a semblé presque craintif, comme angoissé.
Toute sa vie, Sharon a agi en opposant (même lorsqu'il a été ministre), et, toujours, il a remis en cause les prérogatives de ses supérieurs: à l'armée, au gouvernement. Pendant une grande partie de sa carrière politique et militaire, il a contourné l'autorité, en désobéissant aux ordres, se dressant contre les dirigeants et même, pendant la guerre du Liban, trompant ses supérieurs.
Et soudain, à 73 ans, il incarne seul le pouvoir. Il est l'autorité. Il détient la responsabilité. Et personne pour l'arrêter.
Désormais, le voilà chef d'un des Etats les plus compliqués dans le monde, d'un pays plongé dans une situation inextricable, inconnue depuis des décennies. Au tréfonds de son cœur, Sharon sait: s'il veut vraiment garantir l'avenir d'Israël, il devra renoncer à une partie importante des opinions, des croyances et des symboles qu'il a prônés pendant des années. S'il s'y refuse, nul doute qu'il conduira Israël à une confrontation, non seulement avec les Palestiniens, mais aussi avec toutes les nations arabes.
C'est sans doute pour que cela que Sharon se montre préoccupé. De manière paradoxale, cette inquiétude, cette prise de conscience d'une responsabilité entière et de la complexité des dilemmes, que seul un dirigeant est obligé d'affronter, représentent des signes encourageants en mesure de nous consoler (en l'absence de tout autre espoir).
Dans ce contexte, il est intéressant de relever que, chaque fois que la droite est parvenue au pouvoir, émergeait l'impression que ses dirigeants se sentaient incertains: quelque chose dans la rhétorique des chefs de la droite, depuis Bégin jusqu'à Netanyahou, maintenait une rhétorique d'opposition, de défi contre un régime légal... A certaines périodes, sous Netanyahou par exemple, ce pouvoir se conduisait comme un groupuscule pourchassé par un «pouvoir hostile artificiel», sans croire à sa propre légitimité.
S'il devait en être ainsi aujourd'hui, nous serions témoins bientôt de dangereux débordements de la politique israélienne; cela peut se traduire par une attitude plus agressive à l'égard de l'extérieur et par de l'arrogance à l'encontre des pays voisins (comme on sait, Sharon a été à l'origine de la guerre du Liban, afin de provoquer, en fin de compte, la mainmise des Palestiniens sur la Jordanie...). L'expérience du pouvoir de la droite nous met en garde contre sa tendance aux actes spectaculaires, extrémistes, en lesquels elle voit, croit-elle, de la «splendeur» (hadar), mot magique de la droite depuis Jabotinsky (1). En fait, le plus souvent, cette agitation s'épanouit à la lisère du grotesque et du calamiteux. Sur le devant de la scène publique s'avancent aujourd'hui l'extrémisme, le fanatisme et le fondamentalisme le plus cru d'Israël. Les espoirs du centre modéré, libéral, laïque, de transformer Israël en un pays véritablement démocratique, moins militant, plus civique, plus égalitaire, ont essuyé un terrible revers.
Et toujours ce même sentiment, ancien et désastreux: à cause d'événements malheureux et d'une histoire éprouvante et traumatique, voici les Israéliens condamnés à revenir aux mêmes erreurs, à subir les mêmes maladies, à s'écraser sur les mêmes obstacles. Comme si, d'un coup, nous étions reportés trente ou quarante ans en arrière, aux temps de la rhétorique guerrière, du fanatisme religieux, de l'«essor des colonies», à la honte du conflit entre nous et nos voisins. Serions-nous donc nos propres geôliers, alors même que nous avons besoin de nous délivrer et de nous enfanter de nouveau?
Aussitôt élu, et pendant toute sa campagne, Sharon a convié les travaillistes à un gouvernement d'union. Nul doute qu'il exprime ainsi le vœu de nombreux Israéliens, de droite comme de gauche, qui brûlent de rendre au pays unité et fraternité, qui manquent tant. Mais il est difficile de percevoir quels liens peuvent unir ces deux partis, trouveraient-ils quelque «voie médiane». Israël se verrait enferrée dans la même erreur tragique dans laquelle elle est prise au piège depuis des années; à nouveau, Israël se présenterait devant le monde arabe avec un compromis honorable entre les blocs du centre gauche et entre ceux du centre droit. Compromis sans presque de rapport avec les revendications, la détresse et les espoirs des Palestiniens, en un mot, entre lui et la réalité. A nouveau, Israël mènerait une négociation virtuelle avec lui-même, entre lui-même et ses peurs, et il serait très surpris, et se sentirait même trahi, lorsque les Palestiniens lui jetteraient à la face ses propositions, sans compter l'extension d'une nouvelle Intifada.
Quant aux Palestiniens, même lorsqu'ils déclarent qu'à leurs yeux il n'y a pas de réelle différence entre Sharon et Barak, ils connaissent bien la profondeur du fossé et les conséquences de cette élection. Il semble que ce soit pour cela qu'ils aient commencé, dans les deux dernières semaines, à précipiter un compromis avec les Israéliens à Taba. Dommage que cette hâte n'eût pas été manifeste quelques semaines (ou mois) auparavant. Il est désolant qu'Arafat n'ait pas réussi à juguler ses hommes et à utiliser les énergies du début de l'Intifada afin de les transformer en un levier d'accord avec Barak. Des dizaines d'Israéliens innocents, des femmes et des enfants ont été assassinés par des bandes de Palestiniens pendant la campagne électorale. Chaque enterrement, chaque pleur d'orphelin ont «prouvé» aux Israéliens la «faute» de Barak pour avoir accepté un compromis, et les ont poussés dans les bras de celui qui prétendait de ne pas négocier sous la menace du feu. Le désespoir et la peur qui ont saisi les Israéliens - tout comme l'indifférence à l'égard de la douleur et de la souffrance des Palestiniens - ont porté Sharon au pouvoir. Et, paradoxe, ce désespoir et cette peur risquent désormais d'avoir des raisons d'être.
Il faut donc conclure de ces élections que l'opinion israélienne n'est pas encore mûre pour la paix. Certes, elle veut la paix, mais elle n'est pas encore prête à payer le lourd prix d'un tel accord. Et, de l'autre côté, les Palestiniens, eux aussi, semble-t-il, n'ont pas encore accepté l'idée de compromis douloureux, nécessaires à la paix. Il est difficile de voir comment sortir d'une telle impasse sans un nouvel épisode sanglant.
L'honnêteté commande d'offrir à Sharon la possibilité de prouver la justesse de sa voie. Mais le sentiment qui serre le cœur est dur et accablant. Ces lignes même sont douloureuses: une chose est de se tenir devant les rails du train et de décrire comment il déraille. Une autre est de raconter l'accident quand on est soi-même dans le wago
(1) Le hadar est une idée clé de la droite révisionniste. On peut la traduire par «splendeur», «gloire», «prestance»... Elle est forgée par son idéologue, Vladimir Zéev Jabotinsky (1880-1940).
(Traduit de l'hébreu par Jean-Luc Allouche).
 
21.
Lieu saint ou lieu symbolique par Michaël Illouz
in Libération du jeudi 8 février 2001
Michael Illouz est journaliste.
Que représente le mont du Temple pour Israël ? Une réponse ferait avancer le règlement du conflit.
Mont du Temple contre esplanade des Mosquées, excroissance face à la platitude, unité ou pluriel? Le conflit israélo-palestinien, et donc israélo-arabe, semble se focaliser sur cet espace sacré. Si le monde musulman a toujours adopté un discours très clair quant à son troisième lieu saint, Israël bégaye.
Le juif moderne aborde l'unique lieu saint de son patrimoine avec une très certaine réticence, comme une rencontre inéluctable et redoutée. Lors des négociations de paix, on a même vu apparaître du côté israélien le concept surprenant de «souveraineté souterraine». Désormais maître de son destin national, le juif affirme ses droits mais les cache, il tâtonne. Cette attitude inquiète les Palestiniens qui voient là une manœuvre sioniste pour remonter à la surface par les énigmatiques tunnels creusés dans les vestiges d'un passé évacué, comme autant de méandres d'une identité qui se cherche et qui les menace. Car, pour l'islam, il ne peut exister une autre réalité qui aurait précédé son avènement. Avant le Prophète régnait la jahilyah, la «barbarie». Exit le temple et ses mythes.
Ce rapport à l'autre renvoie l'Israélien à lui-même, à une conscience, politique ou révélée. Quand, en juin 1967, le général Motta Gur annonce: «Le mont du Temple est entre nos mains», il affirme surtout une victoire militaire écrasante sur la précarité de la vie juive pendant deux mille ans d'exil. C'est sur ce lieu et à ce moment que l'Etat juif fait la preuve, par l'armée, de sa force. Il existe un «après la Shoah», la pérennité du peuple peut enfin être envisagée.
Evacuer l'esplanade serait remettre en question cette toute relative tranquillité. C'est ici aussi que les laïcs aimeraient pouvoir confirmer par l'archéologie qu'une identité juive politique non religieuse est envisageable et relire les Ecritures à la lumière de découvertes scientifiques. Mais voilà, depuis 1967, la gestion du site est restée au Waqf (l'administration islamique), comme pour ne pas concrétiser la victoire, et fouiller son passé. On prête à Moshe Dayan les propos suivants prononcés du mont Scopus, les yeux tournés vers la mosquée d'Omar: «Pourquoi a-t-on besoin de tout ce Vatican là?»
Mais pour les religieux aussi la situation est ambiguë. Le lieu est saint mais interdit pour des raisons de pureté rituelle. Même le Rav Kook, maître à penser du sionisme religieux en 1967, remet à plus tard le sort du mont; dans l'immédiat, il faut construire dans les nouveaux territoires. Cette notion de souveraineté souterraine est beaucoup plus qu'un os jeté à la droite nationaliste, c'est sans doute l'expression la plus précise qu'il soit du rapport des Israéliens à l'endroit. Dans la pensée sioniste, l'Israélien succède au juif, le sujet devient responsable. Pas en ce qui concerne l'esplanade. Un discours responsable consisterait à affirmer une souveraineté totale ou une évacuation totale. Le flou artistique actuel illustre le devenir d'une identité.
Mais la pensée sioniste est-elle pertinente en la matière? Cette mère patrie, est à partager. Sur ce point au moins se dessine une très claire majorité d'Israéliens, prêts à payer le prix d'un accord avec les Palestiniens. Accepter la séparation avec la mère, signe patent de la maturité. Refus du partage, indice flagrant du chemin qu'il reste à parcourir.
Nous sommes là bien loin du politique. Itzhak Bloom, psychanalyste à Jérusalem, pense que «certains estiment que le cœur de cette terre nourricière est justement le mont du Temple, la matrice vers laquelle on aspire à retourner, le rêve messianique. L'anxiété générée par la crainte de la perte de cette terre et de la sécurité qu'elle représente provoque de l'anxiété. Une très grave anxiété paranoïde à propos du danger physique, de l'annihilation psychologique, de la perte d'identité, et de l'intrusion de l'autre.»
Mais, en hébreu, la terre n'est pas d'essence féminine. Il s'agit de «la terre des pères». L'amour n'est pas au centre de cette relation, c'est la loi qui lie le peuple a son terroir. Israël Feldman, psychanalyste et docteur en victimologie, opte donc pour une autre direction :«La judéité aux temps bibliques était transmise par le père; avec le retour des juifs sur leur terre, cette ancienne pratique est rétablie. Pendant l'exil, les juifs victimes ont développé un sentiment de culpabilité. Les bourreaux aussi bien évidemment. La loi seule permet de sortir de ce cercle vicieux. Mais cette mutation est longue et difficile.»
Quelle que soit l'attitude choisie pour aborder la relation équivoque des Israéliens à leur terre, force est de constater que ce rapport est intrinsèquement lié à leur identité elle-même. 
 
22. 
Analyse des informations : beaucoup de défis à relever, en peu de temps, pour Sharon par Deborah Sontag
in The New York Times (quotidien américain) du jeudi 8 février 2001
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

Jérusalem, 7 février -- Après une ascension de plusieurs décades, déterminée mais tortueuse, jusqu'au pinacle de la politique israélienne, le nouveau Premier ministre, Ariel Sharon est confronté, du jour au lendemain, à l'obligation d'avoir la légèreté de la gazelle. Il a très peu de temps devant lui, pour mettre sur pied une coalition qui fonctionne, à partir d'un parlement ingouvernable, tandis que le conflit avec les Palestiniens n'est certainement pas enclin à se laisser reléguer facilement au "brûleur du fond de la gazinière" (= "sous le coude").
Les propos de M. Sharon laissent entendre qu'il veut donner une nouvelle image de lui-même et déjouer les attentes du monde entier. Il n'a pas l'intention de se reposer sur un gouvernement restreint à la droite, et il veut éviter, sur le plan diplomatique, d'être l'éléphant dans un magasin de porcelaine. Il entend être ferme et conciliant et durer plus longtemps que le premier ministre sortant, Ehud Barak, au poste de dirigeant de cette contrée versatile. Mais les circonstances, la politique partisane et ses dispositions personnelles d'aventurier pourraient rapidement saper son piédestal.
Le parti Likud, de M. Sharon, ne détient que dix-neuf sièges sur les cent-vingt, au total, du Parlement. Le Likud, parti de droite et le parti Travailliste, de gauche, étaient jusqu'à présent les deux formations importantes du Parlement, mais désormais, ces deux formations ne sont plus que l'ombre d'elles-mêmes, perdues dans une multitude de petits partis sectaires.
Ce Parlement- patchwork n'a pas été remodelé, mardi dernier, les élections n'ayant visé, pour la première fois, qu'à la seule désignation du premier ministre. De ce fait, la base parlementaire, très réduite, de M. Sharon, ne s'est en rien élargie, et le Parlement n'est pas devenu plus gérable qu'il ne l'était la veille, du jour au lendemain.
Les alliés naturels de M. Sharon sont, bien sûr, les membres de droite du camp nationaliste, qui les dépasse sur sa gauche. Mais il s'agit d'une cohorte particulièrement auto-inflammable, surtout lorsqu'on sait qu'elle comporte un cocktail d'ultra-orthodoxes et de partis d'immigrants russes dont les positions sont l'exact opposé de celles des premiers cités, par rapport à la ligne de séparation entre religieux et séculier... Ils incluent aussi des politiciens d'extrême-droite qui vont s'efforcer de réveiller le guerrier qui sommeille en M. Sharon, et les représentants des colons, qui vont le presser de défendre de manière forcenée et de développer la construction de colonies qu'il a, en personne, grandement contribué à initialiser.
Il ne faut pas aller chercher plus loin les raisons de l'appel lancé, le soir même des élections, au parti Travailliste, afin qu'il vienne le rejoindre dans un gouvernement d'union nationale, gouvernement des deux plus importants partis.
Avec ces deux partis nationaux défendant la paix dans la sécurité, d'aucune arguent du fait que les différences entre les deux se sont estompées et qu'ils devraient former un gouvernement centriste. Et il est de fait qu'il est impossible de distinguer entre des Likudniks "colombe" et des Travaillistes "faucon", sur le plan idéologique.
D'autres observateurs pensent que le centre s'est effondré au cours du cyclone de la deuxième moitié de l'année écoulée, après l'échec des pourparlers de paix de Camp David II et la violence qui en a découlé, et qu'il ne devrait pas - qu'il ne peut pas - être recréé artificiellement. Non, en lieu et place, disent-ils, la démarche de paix des vétérans colombes, avec leur désir encore présent de rechercher une fin au conflit, devrait être clairement mise en opposition avec la préférence de Sharon pour un accord intérimaire sur le long-terme avec les Palestiniens.
Si le parti Travailliste devait se livrer à l'introspection (exercice auquel il ne nous a pas habitués) après la démission-éclair de M. Barak de sa direction, mardi soir, il pourrait y avoir un authentique débat idéologique autour de ces préoccupations. Mais le parti peut, tout aussi bien, sombrer dans une lutte de dévolution, entre personnes et non pas entre écoles de pensée. Avraham Burg, le porte-parole du Parlement, a d'ores et déjà annoncé sa candidature, aujourd'hui, (à la présidence du parti Travailliste), lançant le mouvement.
M. Sharon a, ainsi, lancé une invitation à un parti d'opposition sans leader, qui sera fort occupé par ses élections primaires internes, et enclin à penser plus à son propre avenir qu'à celui du pays. Il existe aussi, au sein du parti Travailliste, un fort courant qui préconise que l'on devrait laisser à M. Sharon sa chance de se casser la figure, quel qu'en soit le coût pour le pays.
De par la constitution, M. Sharon dispose de quarante-cinq jours pour former une coalition, M. Barak demeurant Premier ministre démissionnaire d'ici là. La loi israélienne stipule également que le budget 2001 doit être adopté à la majorité absolue du Parlement avant la fin mars. Si ces deux conditions ne sont pas remplies, le Parlement sera dissout et le pays appelé à de nouvelles élections. Pour éviter cela, l'objectif de M. Sharon est de mettre sur pied une coalition le plus tôt possible, mais sa hâte n'est pas partagée par le parti Travailliste, ce qui pourrait signifier qu'il pourrait être amené à former un gouvernement restreint, en laissant certains fauteuils ministériels vacants, dans l'expectative que le parti Travailliste rejoigne le gouvernement ultérieurement.
Certaines forces, à droite, sont impatientes de voir M. Sharon prendre les responsabilités de sa fonction et montrer aux Palestiniens de quel bois il se chauffe. "Nous sommes face à une vraie guerre", a dit Shlomo Filber, secrétaire général du Conseil des Colons. "Un officiel du Likud, futur ministre, m'a dit ce matin : "jusque là, c'était de la rigolade. Maintenant, c'est le début des choses sérieuses"".
Et, effectivement, quelques colons se sont empressés d'aller célébrer la victoire de M Sharon en allant jeter leur dévolu sur des terrains en Cisjordanie, contraignant M. Sharon a compliquer son travail en matière diplomatique par des considérations politiques (internes). Des officiels palestiniens disent que les colons ont parqué cinq camions sur un terrain relevant du village de Halhul, dans la région d'Hébron.
"Les colons sont ravis de la victoire de Sharon, et s'il ne leur avait pas donné lui-même le feu vert pour ce faire, il n'en auraient rien fait", a indiqué Mohammad Mashal, adjoint au maire de Halhul. "Nous avons le pressentiment que les colons vont se livrer à une campagne d'expansion sauvage et que cela va raviver l'intifada".
Tandis que Yasser Arafat envoyait un télégramme de félicitations à M. Sharon, aujourd'hui, le leader du Fatah palestinien gratifiait le nouvel élu de "boucher sanguinaire", publiant une pétition qui appelle les Palestiniens à retourner affronter les soldats israéliens dans les rues. M. Arafat a dit à M. Sharon qu'il espérait qu'ils pourraient travailler ensemble à la paix, mais le Fatah a estimé qu'à son avis, la direction palestinienne ne devrait pas discuter avec M. Sharon, appelant les leaders arabes à l'isoler sur le plan diplomatique.
Les objectifs déclarés de M. Sharon, dans les pourparlers de paix (conserver Jérusalem unie sous souveraineté israélienne, maintenir les colonies en l'état, ne pas lâcher la vallée du Jourdain) sont incompatibles avec des négociations sérieuses, disent les officiels palestiniens. Il est ainsi difficile d'imaginer comment ce qui nous attend pourrait être autre chose qu'une période de blocage diplomatique, à moins que M. Sharon ne parvienne à persuader les Palestiniens de s'engager dans des négociations sur le problème de l'heure : la levée du blocus des territoires palestiniens et l'allégement du blocus économique qui les frappe, en échange d'une coopération renforcée en matière de sécurité, par exemple.
Reste à voir comment M. Sharon va répondre à la violence, à de nouvelles flambées d'émeutes ou des attaques terroristes. M. Sharon a dit qu'il ne participerait pas à des discussions de paix sur un arrière-fond imbibé de sang, chose que beaucoup ici reprennent à leur compte sans états d'âme. Mais d'autres pensent que cette attitude apporte de l'eau au moulin des forces opposées à la paix, dans le monde arabe.
Face à une résurgence de la violence en Cisjordanie, ou face à une incursion en Israël, au nord, M. Sharon devra choisir entre son désir de restaurer la tranquillité, rechercher la paix et développer des relations internationales constructives, et sa promesse de répondre à la violence d'une manière beaucoup plus déterminée que M. Barak. Beaucoup pensent ici que M. Sharon veut racheter son passé et se présenter en homme d'Etat avisé ; ils ne pensent pas qu'il veuille se lancer de manière irréfléchie dans une guerre régionale. Toutefois, sa propension à user de la force, largement démontrée par le passé, sera certainement mise à l'épreuve.
Ainsi, M. Sharon se trouve confronté à un terrain miné, qui requiert autant de trésors de savoir-faire politique, diplomatique et militaire qu'une maîtrise de soi à toute épreuve.
"Le virage en épingle à cheveu d'hier transfère le centre de la décision politique, en Israël, de la gauche à la droite", écrit aujourd'hui l'éditorialiste Nahum Barnea dans le Yedioth Aharonoth. "Cela ne change rien à la dure réalité à laquelle le pays est confronté. La crise qui a porté Sharon au gouvernement pourrait fort bien, d'ici quelques mois, être, aussi, celle qui le renverra chez lui, en retraite".
   
23.
Au Liban, le souvenir de Sabra et Chatila par Doha Chamouss
in L'Humanité du jeudi 8 février 2001
De notre correspondante à Beyrouth.
Les deux silhouettes qui s'agitent dans l'obscurité de la nuit tombante sur les étroites ruelles des camps tristement célèbre de Sabra et Chatila (banlieue sud-est de Beyrouth) se rapprochent : une Palestinienne, accompagnée d'un jeune homme. Dès qu'elle distingue les visages qu'elle connaît bien, Zeinab demande si par hasard l'un d'entre eux ne serait pas " A+". Depuis une heure, elle cherche 4 unités de sang pour son fils hospitalisé après avoir reçu des coups de poignard lors d'une bagarre. " Les jeunes se désespèrent, ils cherchent de plus en plus à se battre. La situation des réfugiés palestiniens se détériore ", dit Ali Taha, le compagnon de Zeinab. Il ajoute : " Dès qu'on a commencé à parler du droit du retour, le processus de paix s'est effondré ! L'arrivée de Sharon, le bourreau de 2 500 Palestiniens ici même, n'améliore pas les choses. Les gens dépriment et les jeunes ne croient plus qu'en l'action. "
La situation des réfugiés ne s'améliore pas : les Palestiniens vivent depuis 1948 dans le provisoire, droit de retour oblige. Mais, entre-temps, les camps de Sabra et Chatila sont devenus surpeuplés (16 000 personnes vivent avec, en moyenne, un dollar par jour pour la plupart). " C'est un bidonville qui subit la négligence des infrastructures de la part de l'Etat libanais et les organes de l'ONU et les " sanctions " économiques imposées par Arafat parce qu'il sait que les habitants de Sabra et Chatila lui sont opposés ", souligne Yassine, un militant du Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP). Il explique : " Pas d'aides financières ici. C'est surtout aux camps d'Ain el-Heloue et de Rachidie qu'il envoie de l'argent. 100 dollars par famille et par mois pour les proches du Fatah. Mais les militants, eux, reçoivent jusqu'à 200 dollars par mois. "
Pendant plusieurs jours, les élections israéliennes ont fait la une des journaux. Les télévisions n'ont pas chômé : analyses, présence d'experts du conflit israélo-arabe, émissions spéciales. Les titres des journaux libanais ont reflété les craintes et l'amertume : " Le peuple d'Israël a élu son nouveau roi : le programme guerrier de Sharon ", pouvait-on lire à la une d'As Safir, quotidien de gauche. Pour An Nahar (conservateur), " Israël fait un coup d'Etat contre le processus de paix ". Mais, dans les camps de Beyrouth, une indifférence apparente masquait une dépression totale. " On n'a pas pu suivre les élections israéliennes. Vous voyez bien que l'électricité est coupée depuis des jours ici ", ironise Imad Saliby, dix-sept ans, en continuant à surveiller les boules du billard sous la lumière froide d'un néon. Il poursuit : " Mais pourquoi s'en préoccuper ? Est-ce que Sharon est pire que Barak ? Vous dites les massacres de Sabra et Chatila. Et les massacres de Barak en Palestine ? Qui donnait aux soldats l'ordre d'abattre les enfants ? Qui a protégé Sharon pendant sa visite provocante sur l'esplanade des Mosquées ? Les deux sont vraiment du pareil au même. " Imad est cependant d'accord avec les propos de son copain Khalil : " Je suis content de l'arrivée de Sharon, dit-il. Ça va remuer cette situation stagnante. Enfin de l'action ! ". C'est aussi l'avis d'Abou Mouhamad, pourtant leur aîné de plus de trente ans. " Sharon veut la guerre ? Très bien. Nous pensons aussi que la guerre est la seule possibilité pour que nos droits nous soient rendus. "
" C'est un vote agressif ", estime Idriss, le propriétaire d'un magasin de vêtements de seconde main. Il explique : " Cela montre que les Israéliens ne sont pas encore prêts pour la paix ! Au moins, nous pouvons dire aujourd'hui que 62 % des Israéliens sont pour la guerre. "
Dans une épicerie, une femme est assise devant un poste noir et blanc, suivant avec des yeux tristes un talk-show sur la télévision de l'Autorité palestinienne, Palestine, qui analyse les retombées de l'arrivée de Sharon au pouvoir. Shahira Abou Roudaina (quarante-deux ans) est une des figures les plus sollicitées par les médias ces derniers jours. Elle est une des rares survivantes du massacre supervisé en 1982 par celui qui est maintenant le premier ministre israélien. " J'ai passé la nuit à regarder les élections à la télé. Depuis le massacre je n'arrive pas à dormir facilement. " La mémoire de Shahira est restée vive : " øJe me rappelle comme si c'était hier. Ce jour-là, en début de soirée, on a entendu des tirs de mitraillettes et des obus qui éclataient près de nous. On était très inquiet. Ma sour est sortie pour voir ce qui se passait. Dès qu'elle est sortie, on a entendu les mitraillettes et ma sour qui criait " ya baba " (oh ! papa). Mon père est sorti en courant, criant " ils ont tué ma fille. " Alors on a entendu le même bruit. Ils l'ont mitraillé à son tour. On a été terrorisés, n'osant plus bouger. Les enfants pleuraient tout le temps, ils ne comprenaient pas mais ils pressentaient le danger. · l'aube, " ils " ont pénétré chez nous et c'était l'enfer : ils ont mitraillé les hommes d'abord puis ils les ont finis à la hache. Nous, ils nous ont traînés par les cheveux jusqu'à la cité sportive, là où ils rassemblaient les survivants pour les fusiller collectivement. Comme la cité sportive avait été minée pendant l'encerclement de Beyrouth, des mines, pour notre chance, ont sauté. Nos geôliers ont pris peur et ont fui. On en a profité pour sauver nos vies et celle de nos enfants. " Des larmes coulent des yeux de Shahira.
Lorsqu'on lui demande ce qu'elle pense du résultat des élections israéliennes, elle répond : " Je ne demande que le repos pour nos martyrs qui doivent maintenant se retourner dans leurs tombes. "
24.
Sharon l'obstiné par Vincent Hugeux, Hesi Carmel, Axel Gyldén
in L'Express du jeudi 8 février 2001
Longtemps écarté du pouvoir pour sa brutalité et ses actions d'éclat imprévisibles, il devra rompre avec ses visions guerrières archaïques s'il veut laisser une chance à la paix au Proche-Orient
Ariel Sharon aime le fracas des armes, les raids nocturnes et le son du clairon. Massif, ventru, ce Falstaff sioniste aura traversé au pas de charge le premier demi-siècle de l'Etat juif. Laissant de tenaces relents de soufre dans son sillage d'homme de coups. Coups d'éclat, coups de main, coups de sang, coups tordus. Sans doute «Arik», 72 ans révolus, espérait-il enfin redorer au fond des urnes, à la faveur de la bataille électorale du 6 février, son honneur terni d'officier. Et gommer avant tout le sceau d'infamie - la «marque de Caïn», injuste à ses yeux - que lui vaut encore le carnage de Sabra et Chatila, épilogue atroce de l'opération «Paix en Galilée», désastreuse aventure libanaise. Le 14 septembre 1982, son protégé Bachir Gemayel, chrétien à peine élu à la tête du pays du Cèdre, périt dans un attentat. Deux jours plus tard, les miliciens phalangistes, avides de venger leur idole, investissent deux des camps de la banlieue de Beyrouth, où s'entassent les réfugiés palestiniens. Et dont l'armée de l'Etat hébreu contrôle les accès. En trente heures, plus de 800 civils, hommes, femmes, enfants et vieillards, seront massacrés. Avec l'aval tacite de Tsahal.
Une commission d'enquête israélienne dénonce la «responsabilité indirecte» d'Ariel Sharon. Lequel doit renoncer, la mort dans l'âme, à son portefeuille de la Défense. Un mea culpa? Jamais! Au mieux, cette «terrible tragédie» lui inspire des «regrets». Le plus souvent, il n'a «rien à voir» avec la tuerie perpétrée par des «Arabes chrétiens aux dépens d'Arabes musulmans». Au fond, le général déchu, prétorien obstiné, n'aura de cesse de récuser le verdict, y compris devant les tribunaux. Fin 1984, il campe deux mois durant dans un prétoire new-yorkais, pour un procès en diffamation intenté au magazine Time. Puis Arik poursuit en vain Uzi Benziman. Cet éditorialiste avait eu le tort de rappeler, dans le quotidien Haaretz, comment le faucon galonné sut fourvoyer Menahem Begin, alors chef du gouvernement. «Je ne vois pas d'exemple plus éloquent de sa méthode, confie Benziman, auteur par ailleurs d'un portrait incisif du baroudeur. Manipulateur hors pair, Sharon promet au cabinet une incursion de 48 heures sur 40 kilomètres, le temps de refouler loin de la frontière les fedayin de Yasser Arafat. En fait, il avait tout planifié: foncer jusqu'à Beyrouth pour y installer un régime docile, pulvériser l'OLP et, si possible, chasser les Palestiniens vers la Jordanie, considérée comme leur Etat naturel.» La campagne devait durer deux jours. Tsahal ne s'arrachera du bourbier que dix-huit ans plus tard, sur ordre du sortant, Ehud Barak.
Pieux mensonges, demi-mensonges, mensonges par omission: «Si Arik ne malmenait pas autant la vérité, grommelait David Ben Gourion, il ferait un chef formidable.» Disséqué avec une implacable minutie par Zeev Schiff et Ehud Yaari dans La Guerre des dupes, son passé libanais le poursuit sans relâche. On le vit encore voilà peu, en pleine campagne électorale, blêmir et se cabrer sous les griefs d'une lycéenne de 16 ans, dont le père revint anéanti du front.
Très tôt, Ariel le téméraire n'en fait qu'à sa tête. Quitte à défier les ordres. Aguerri à la rude école de la Haganah - l'armée clandestine des juifs de Palestine, fer de lance du combat pour l'indépendance - il dirige dès sa création, en 1951, le «commando 101», unité d'élite chargée de mener des raids de représailles en territoire ennemi. Deux ans plus tard, au lendemain d'un attentat à la grenade meurtrier, ses hommes piègent à l'explosif une quarantaine de maisons du village jordanien de Kibya. On sortira des décombres 69 cadavres. Cette sanglante «bavure» coûtera à Israël sa première condamnation au Conseil de sécurité des Nations unies. Impulsif, audacieux, sûr de son art, le «guerrier» - ainsi a-t-il intitulé son autobiographie - manifeste une fâcheuse propension à envoyer ses hommes au casse-pipe. En 1956, loin de se borner à verrouiller le passage de Mitla, il y engouffre sa brigade parachutiste, la livrant à l'embuscade tendue par les Egyptiens. C'est Roncevaux dans le Sinaï: 36 morts, une centaine de blessés. Fureur du chef d'état-major, Moshe Dayan. Sharon échappe de peu à la cour martiale. Mais pas au réquisitoire d'un quatuor d'officiers rescapés, qui lui reprochent de sacrifier la troupe à sa légende naissante. Ni aux imprécations du Caire, où on l'accuse de liquider blessés et prisonniers. En 1973, lors de la guerre de Kippour, le bulldozer Sharon, réserviste étoilé, récidive. Bien sûr, ses tanks franchissent en force, et sans attendre les ponts flottants promis, le canal de Suez. Bien sûr, cette offensive blindée disloque les armées de Sadate et change le cours d'un conflit mal engagé. Reste que, là encore, Arik n'obéit qu'à son instinct et s'aliène le clan des généraux, exaspérés par son égocentrisme. Entre-temps, Ariel - «le lion» en hébreu - aura alterné le meilleur et le pire. Le meilleur quand, au plus fort de la guerre des Six-Jours (1967), il orchestre, avec une époustouflante maestria, une offensive combinée de l'infanterie, des blindés et des troupes héliportées sur Abu Agheila. Le pire, lorsque, maître de la bande de Gaza, ravie à l'Egypte, il brise férocement à l'orée des années 70 toute velléité de résistance. A l'époque, il est vrai, une vague d'attentats meurtriers ensanglante cette étroite langue de sable et de terre, aride et surpeuplée. Au-dessus de son bureau, le commandant de la région sud a épinglé une liste noire de 90 activistes palestiniens. Il en éliminera trois fois plus. A ce jeu-là, Sharon excelle. Un jour, un bateau de pêche en apparence libanais accoste sur une plage de Gaza. A son bord, une équipe d'agents israéliens, déguisés en fedayin traqués. On les accueille, on les nourrit, on les cache. Mieux, une poignée de «frères d'armes» vient les saluer. Pas un n'en réchappera.
A la guerre comme à la guerre? Soit. Mais Sharon, s'il prétend déjà séparer, dans les rangs palestiniens, le bon grain de l'ivraie, cogne sans discernement. Quand un gamin lance une pierre sur une patrouille, il arrive qu'on châtie pour l'exemple le père ou le frère aîné, lâché sur la rive du Jourdain avec une gourde d'eau, un bout de pain, un dinar jordanien et un drapeau blanc. On bannit, on interne, on rase les maisons des suspects. Si brutale soit-elle, la méthode paraît efficace. Succès éphémère... Ces années de plomb forgent chez Arik, fonceur que jamais le doute n'effleure, une certitude: je sais bien, moi, comment vaincre le terrorisme. Las! ses pairs et ses chefs - des jaloux, à coup sûr - discutent les mérites du franc-tireur, incontrôlable. Et freinent son avancement. «Il serait capable de tuer tous les Arabes», bougonne Moshe Dayan. Jamais Arik n'accédera au rang de chef d'état-major. Il en conçoit une amertume que rien n'adoucira. Pas même la conquête, en 1981, du maroquin de la Défense, concédé par un Menahem Begin méfiant et fasciné. Quatre ans plus tôt, le même Begin avait balayé d'une boutade les prétentions ministérielles d'Arik: «Il serait capable d'encercler mon bureau avec ses chars.»
Chez Sharon, le culte de la force vient de loin. D'une enfance en milieu hostile. Le petit Ariel Schönerman voit le jour en 1928 à Kfar Malal, un moshav - communauté coopérative agricole - de la vallée du Sharon, non loin de Tel-Aviv, enclave pionnière entourée de villages arabes. Clin d'œil du destin? Quinze ans plus tôt, sa grand-mère, sage-femme à ses heures, veillait sur la naissance d'un certain Begin, prénommé Menahem. A la maison, une bicoque de bois et de torchis, on ne plaisante guère. Venu de Biélorussie, Shmuel, le père, est un sioniste fervent, têtu comme une bourrique et vindicatif. Féru d'agronomie, il se lance dans la culture de l'avocat, alors méconnu. Ce qui déroute ses voisins, déjà irrités par les dérives droitières et les lubies du misanthrope. Car lui seul clôture ses champs ou refuse de céder une parcelle aux nouveaux venus. Ariel, solitaire et bagarreur, se balade armé d'un gourdin. A 13 ans, Shmuel lui offre un poignard, dont il parle encore. Et c'est au petit sabra - natif de la Terre promise - que revient l'honneur de planquer à l'étable le tromblon familial, quand les soldats britanniques, gardes-chiourmes de la Palestine mandataire, pointent le nez. Funeste coup du sort: devenu adulte, Arik perdra un jeune fils, tué en maniant son fusil de chasse chargé. Vera, la mère, a quant à elle délaissé à contrecœur ses études de médecine pour rejoindre un mari dont elle ne partage pas les élans défricheurs. A l'inverse de l'héritier qui, dès 14 ans, rejoint les rangs d'un mouvement paramilitaire, puis rallie la Haganah. Arik aura tôt fait de montrer sa bravoure au feu. Et d'en payer le prix. Grièvement touché à l'estomac et à une jambe lors de la bataille de Latroun, en 1948, le jeune commandant, laissé pour mort, s'en sort par miracle. C'est de cette époque que date son credo: nul n'a le droit d'abandonner un homme sur le champ de bataille.
Patriote en treillis
Epouvantail des pacifistes, Sharon le superfaucon n'a pas toujours campé à droite. Compagnon de route des travaillistes, nostalgique de l'ère des pères fondateurs, le patriote en treillis erre sur l'échiquier politique avant de prendre part à l'émergence du Likoud, qu'il quitte un temps pour fonder son propre parti, Shlomzion (la Paix de Sion). Fiasco électoral? Qu'importe, les deux sièges arrachés lors des législatives de 1977 lui suffisent à monnayer auprès de Begin son ralliement contre le portefeuille de l'Agriculture. Donc des colonies, en attendant mieux. Rare privilège, Arik jouissait de l'estime du défunt Itzhak Rabin. Lequel sortit de l'ornière, dans les années 60, la carrière de l'officier imprévisible, avant d'en faire en 1975, envers et contre tous, son conseiller antiterrorisme. De même, malgré de fracassantes querelles, Sharon ménage Shimon Peres, l'un des rares rescapés de l'époque héroïque. S'il avoue un appétit d'ogre, le héros de la droite «ne bouffe pas des Arabes au petit déjeuner». Mais se targue de les connaître, quitte à puiser dans le catalogue des clichés. Ainsi, à l'en croire, le Palestinien n'entend que le langage de la force. Il tente même, en vain, d'approcher Yasser Arafat par l'entremise d'Uri Avneri, colombe impénitente et pionnier d'un dialogue longtemps proscrit. Non pas, il est vrai, pour ébaucher un compromis - synonyme d'aveu de faiblesse dans le lexique maison - mais dans le dessein de promouvoir l'une de ses chimères: la création d'un Etat de Palestine en Jordanie. En 1970, tandis que le trône du roi Hussein vacillait sous les assauts des fedayin, Sharon aurait volontiers aidé l'OLP à renverser une monarchie hachémite qu'il juge illégitime. Croyant ainsi régler le casse-tête palestinien. Au fait, qu'a-t-il contre les dynasties, lui qui a fait de son fils et clone Omri, doté de la même grâce de sumotori, un conseiller influent? Le contact sera maintenu. Certes, le faucon refuse de serrer la main d'Arafat, cet ennemi qu'il dépeint dans le New Yorker sous les traits d'un «menteur» et d'un «criminel». Mais il reçoit discrètement son bras droit, Abou Mazen, lui adresse un message à la faveur de la fête musulmane de l'Aïd, et envoie un trio d'émissaires discuter avec le Kurde Mohammed Rachid, grand argentier du raïs.
Opportuniste, pragmatique jusqu'au cynisme, le «melech Yisrael» - roi d'Israël - rengaine sans états d'âme ses convictions en cas de besoin. Avocat, auprès d'un Begin indécis, de la paix avec l'Egypte, il démantèle à la hussarde, au lendemain de Camp David, les colonies juives du Sinaï, dont il fut le parrain zélé. L'évacuation manu militari de celle de Yamit laissera des traces chez les fidèles du Grand Israël. De même que l'accord de Wye River, qu'il négocie en ministre des Affaires étrangères, avalisant la cession à l'Autorité palestinienne de 13% de la Cisjordanie. Les colons peuvent-ils lui tenir rigueur de ces replis tactiques? Car Arik, virtuose du fait accompli, a toujours œuvré avec acharnement au quadrillage méthodique de la «Judée-Samarie», antidote éprouvé à l'émergence d'un Etat palestinien viable. A Jérusalem, il s'offre, histoire de prêcher l'exemple, une maison en plein cœur du quartier arabe de la Vieille Ville. Titulaire du portefeuille du Logement, le général retraité bâtit à tour de bras.
Attachement charnel à la terre
Et quand, en 1996, Benyamin Netanyahu, alors chef du gouvernement, confie à contrecœur à son rival un ministère des Infrastructures taillé à sa démesure, il lui cède la haute main sur le foncier, l'eau, l'énergie, les réseaux routier et ferré. Sioniste laïque, le fils Schönerman éprouve pour la terre un attachement charnel. Au point de confesser le respect que lui inspire, dans le monde arabe, cette même dévotion. C'est d'ailleurs avec une ardeur de paysan qu'il gère son immense ranch de Shikmim - les sycomores - en lisière du désert du Néguev, où les journaliers thaïlandais ont supplanté les ouvriers palestiniens. Là, du vivant de sa femme Lily, vaincue l'an dernier par un cancer, le vieux soldat deux fois veuf - sa première épouse, Margalit, sœur de Lily, succomba en 1961 dans un accident de voiture - recevait en hôte prévenant ses amis de tout bord. Car, en privé, Arik la terreur ne manque ni de chaleur ni d'humour. Il ira jusqu'à «retourner» Avi Mograbi, cinéaste de gauche vaincu par son charme. Et qui racontera cette volte-face dans un film goguenard: Comment j'ai appris à ne plus craindre et à aimer Arik Sharon. Ce dernier, arc-bouté sur les dogmes anachroniques, semble quant à lui à l'abri de toute conversion. L'accord d'Oslo? Mort et enterré. Un traité de paix? Utopique. Au mieux, un pacte de non-belligérance à long terme. La souveraineté sur Jérusalem? Israélienne à jamais. Le droit au retour des réfugiés palestiniens? Exclu. Le plateau du Golan? Hors de question de le restituer à la Syrie. L'Etat palestinien? Envisageable sur la moitié, voire les deux tiers, de la bande de Gaza et 40% de la Cisjordanie, mais corseté par deux «corridors de sécurité», un le long de la vallée du Jourdain, l'autre à l'ouest. Voilà les contours de la terre promise aux Palestiniens. Sharon professe d'ailleurs une vision très personnelle des «concessions douloureuses» que suppose toute paix: il s'agit pour lui de renoncer à reconquérir les villes autonomes... Mieux vaut s'abstenir de suggérer que sa virée le 28 septembre 2000 sur l'esplanade des Mosquées de Jérusalem - le mont du Temple pour les Juifs - déclencha «l'Intifada d'el-Aqsa». «Ce n'était, assène-t-il, que le prétexte à un soulèvement armé prémédité.»
Soucieux de ratisser large, le faucon s'est limé les serres. Dans ses clips de campagne, il paradait dans un décor bucolique en grand-père serein, sur fond de ritournelle doucereuse et dévote. Rôle de composition. «J'aimerais me tromper, admet son biographe Uzi Benziman. Mais j'ai la conviction qu'il n'a changé en rien.» «Sharon a tout pour faire un parfait paria international», soupire en écho un diplomate proche de Barak. Reste que sa prochaine bataille, le lion fourbu la livrera sur le front intérieur. Et dans son propre camp. Car Bibi Netanyahu, tapi en embuscade, parie sur son échec. D'autant que ses disciples tiennent encore l'appareil du Likoud. Et que les deux hommes se vouent un mépris réciproque et vigilant. Avec de tels amis, plus besoin d'ennemis. Arik hériterait, avec son sceptre, d'un Parlement morcelé et d'un calendrier épineux. Le budget 2001 doit obtenir l'imprimatur de la Knesset avant le 31 mars, sous peine de législatives anticipées, dont «Bibi» rêve pour rafler la mise. Sans doute le salut de Sharon passe-t-il par un gouvernement d'union nationale. A défaut, il demeurerait l'otage de ses alliés d'extrême droite et d'une coalition aléatoire. Reste à persuader Barak et Peres, pressentis à la Défense et aux Affaires étrangères, de voler à son secours. Si Ariel Sharon tient à savourer sa revanche, qu'il ne tarde pas. L'Homme qui fonce au feu rouge: ainsi Uzi Benziman avait-il intitulé son essai. Arik devrait se méfier: le char de l'Etat est moins robuste qu'un tank Merkava.
25.
L'évolution démographique de l'ensemble Israël-Palestine nourrit les inquiétudes et les dilemmes de l'Etat juif par Jean-Pierre Langellier
in Le Monde du jeudi 8 février 2000
COMMENT rester à la fois un Etat juif et démocratique ? Israël affronte ce dilemme existentiel depuis la conquête par son armée en 1967 de la Cisjordanie et de Gaza. Ne plus abriter une majorité de Juifs ôterait à Israël sa raison d'être ; renoncer à la démocratie – pour imposer la loi d'une minorité – lui ferait perdre son âme. Cette double hantise et ce double refus ont largement contribué à forger les stratégies des deux grandes familles politiques israéliennes, le Likoud et les travaillistes.
La droite s'est toujours gardée d'annexer de jure les territoires occupés pour ne pas enfanter, dans les frontières de l'ancienne Palestine mandataire, une entité binationale vouée à devenir majoritairement arabe, et qui ruinerait ainsi, à terme, le sionisme en tant que projet de peuplement. Pour les mêmes raisons, la gauche s'est peu à peu convertie massivement à l'idée d'un partage de la terre, de la restitution de la quasi-totalité des territoires, et de l'avènement d'un Etat palestinien. "En cas d'annexion, disait déjà Golda Meir (alors premier ministre) en 1970, nous nous réveillerions chaque matin en nous demandant combien de nouveau-nés arabes ont été mis au monde dans la nuit." Soucieux de préserver le caractère juif et démocratique d'Israël, les travaillistes préfèrent un pays plus petit mais plus homogène. Inaugurée par Itzhak Rabin, prolongée par Ehoud Barak, cette stratégie des "deux Etats" a failli sceller, d'Oslo (1993) à Camp David (2000), la paix israélo-palestinienne si longtemps espérée.
Aujourd'hui, l'examen de l'évolution démographique de l'ensemble Israël-Palestine donne une saisissante acuité aux inquiétudes et aux dilemmes de l'Etat juif. Les chiffres les plus récents ont été fournis notamment par deux démographes, l'un français, Philippe Fargues, l'autre israélien, Sergio Della Pergola, lors d'un débat organisé le 30 novembre dernier à Paris par l'Institut national d'études démographiques (INED), avec la participation de la revue Passages et de la Revue d'études palestiniennes.
Premier constat, dressé par Philippe Fargues : les Palestiniens deviendront majoritaires dans l'ensemble Israël-Palestine entre 2005 et 2010. En 2000, Israël – y compris Jérusalem-Est – comptait 6,3 millions d'habitants, dont plus de 1 million d'Arabes ; les territoires occupés abritaient 3 millions de personnes. Soit au total un rapport 55 % - 45 % en faveur des Juifs. Cet avantage s'évanouira avant dix ans, car le temps joue démographiquement pour les Palestiniens. Dans cinquante ans, les Juifs ne seront plus que 30 % de l'ensemble Israël-Palestine. Leur poids démographique sera proche de celui qu'ils avaient dans la Palestine britannique au cours des années 1930.
Une telle perspective ne peut qu'inciter les partisans, de plus en plus rares il est vrai, d'une annexion formelle des territoires par Israël, à enterrer leur projet, puisqu'une telle mesure transformerait rapidement l'Etat juif en un pays à majorité arabe.
IMMIGRATION DES NON-JUIFS
Second constat : les Juifs et les Arabes de l'ensemble Israël-Palestine ont une natalité très forte, compte tenu de leur niveau de développement, mais aussi très variable selon les groupes, dont certains atteignent, d'un côté comme de l'autre, des records planétaires. Chez les juifs ultra-orthodoxes – ashkénazes et séfarades –, la fécondité moyenne est de 7,6 enfants par femme; elle atteint 7,4 enfants par femme à Gaza et même 10 à 12 enfants dans la petite communauté bédouine du sud d'Israël, record mondial absolu en la matière.
A ce rythme, prévoit Sergio Della Pergola, l'ensemble Israël-Palestine comprendrait 36 millions d'habitants en 2050. Or cet ensemble (28 000 km2) équivaut aujourd'hui à la superficie de la région du Languedoc-Roussillon. Dans les années 1930, à l'époque où les sionistes commençaient de mettre en valeur ce "bout de sol" auquel avait rêvé Théodore Herzl, les autorités britanniques fixaient sa capacité d'absorption à 2 millions de personnes.
Troisième constat : la proportion de non-Juifs parmi les immigrants en Israël a progressé de façon spectaculaire. Jusqu'en 1988, leur nombre était dérisoire (0,7% du total). Il a commencé à s'élever en 1990 avec l'arrivée massive d'une nouvelle vague d'immigrants venus d'ex-URSS et n'a cessé d'augmenter depuis. Résultat : 40 % des immigrants n'étaient pas juifs en 1998, compte non tenu des travailleurs étrangers, qui ne sont pas citoyens d'Israël. C'est un tournant radical. Certains de ces immigrants ont rapidement émigré ailleurs. Il n'empêche, sur la période 1989-1998, le solde migratoire net reste impressionnant : plus de 650 000 entrées. Ce niveau n'avait jamais été atteint depuis la naissance d'Israël. Et jamais le pourcentage des Juifs du monde vivant en Israël n'a été aussi grand : 36,5 %. En outre, 95 % des Juifs israéliens sont des immigrants ou des descendants d'immigrants arrivés depuis le début du mandat britannique en 1918.
Quatrième constat : en Israël, la natalité remplace maintenant l'immigration comme principale source de l'accroissement démographique. Cela tient largement à la politique résolument nataliste d'Israël, mise en œuvre par les dirigeants sionistes avant même la naissance de l'Etat.
Le fondateur de l'Etat d'Israël, Ben Gourion, exhortait les femmes juives à mettre au monde au moins quatre enfants. Aujourd'hui, cette politique favorise fortement les familles à partir du cinquième enfant. En outre, le mécanisme gouvernemental de soutien financier aux institutions religieuses judaïques entraîne un transfert de fonds publics au profit des ultra-orthodoxes qui leur permet d'entretenir des familles nombreuses. Le natalisme officiel, en rien discriminatoire, profite surtout à la minorité palestinienne d'Israël : 40 % des "cinquièmes" naissances surviennent dans des familles arabes. La fécondité moyenne des femmes musulmanes d'Israël reste nettement supérieure à celle des femmes juives. Elle s'explique par la conjugaison de trois facteurs : une situation économique relativement favorable, un système social et hospitalier moderne, une vigoureuse tradition religieuse et culturelle pronataliste. Elle est accentuée par le maintien d'une ségrégation urbaine : la plupart des Arabes habitent loin de leur lieu de travail, situé dans des villes ou des quartiers juifs, ce qui exclut de nombreuses femmes du marché de l'emploi, les cantonne dans la vie domestique et encourage la procréation. Reste Gaza, et sa démographie hors du commun. La situation y semble paradoxale. Les conditions d'une baisse de la fécondité sont réunies : la population est beaucoup plus instruite que dans les pays arabes voisins, son état de santé est satisfaisant, son niveau d'information élevé. Mais l'état de belligérance annule tous ces facteurs. Prise en charge par la solidarité internationale, la scolarisation ne coûte pratiquement rien aux parents. Ailleurs dans le monde, ceux-ci font moins d'enfants pour améliorer le sort de chacun d'eux. A Gaza, on ne choisit pas entre la quantité des enfants et la qualité de leur éducation : la première conditionne la seconde, du moins dans l'imaginaire collectif, car elle est perçue comme un levain de la résistance à Israël. Partout dans le monde, les citadins font moins d'enfants que les autres… sauf à Gaza. La population y est urbaine à 96 %, mais ne jouit pas des avantages habituels de la ville. Le bouclage du territoire, l'isolement, le couvre-feu entravent la communication. Le foyer est l'univers quasi exclusif de sociabilité.
S'ils méditent ces chiffres, les Israéliens durciront sans doute encore leur hostilité à la reconnaissance du "droit au retour" des réfugiés palestiniens, dont la mise en œuvre équivaudrait à leurs yeux à un "suicide démographique". Les Palestiniens, quant à eux, seront tentés de continuer à livrer cette "guerre des berceaux" qui ne dit pas son nom et qui consolide leur ancrage sur la terre ancestrale. Les uns et les autres auraient plutôt intérêt à conclure rapidement la paix pour désamorcer ensemble la bombe démographique qui menace leur avenir commun.
26.
Vives tensions dans la région, tandis que les missiles Patriot américains arrivent en Israël par Steve Rodan
in Middle East Newsline du mardi 6 février 2001
[traduit de l'anglais par Marcel Charbonnier]

Tel-Aviv - Une brigade de l'armée américaine transportant des missiles anti-aériens Patriot est arrivée en Israël, tandis que des sources d'information militaire, tant israéliennes qu'arabes, font part d'un regain de tension dans la région. La brigade américaine, détachée de la 69ème unité de DCA (Défense anti-aérienne) est arrivée à Haïfa et se prépare en vue d'un exercice baptisé "Genièvre Cobra". Cet exercice, qui débutera mercredi et se prolongera durant deux semaines, s'insère dans un projet visant à renforcer la coordination américano-israélienne en matière de défense, dans un contexte de menaces d'une guerre régionale qui pourrait impliquer l'Irak et la Syrie. Les sources militaires citées font mention de mouvements de troupes israéliennes, irakiennes et libanaises, durant le week-end. Au Liban, le Hizbullah a déployé des lanceurs de missiles à courte portée, à proximité de la frontière avec Israël. De sources militaires arabes, on informe qu'Israël et le Hizbullah ont renforcé leurs troupes à proximité de la frontière avec le Liban. En fin de journée de samedi dernier, ces sources ont rapporté une intensification des patrouilles israéliennes, le déploiement de tanks supplémentaires, ainsi que le creusement d'avant-postes fortifiés tant civils que militaires. Pour sa part, le Hizbullah aurait acheminé vers la frontière de nouvelles batteries de missiles Katyusha. Ces derniers, de différents types, comportent des missiles d'une portée de 70 kilomètres, capables d'atteindre la ville de Haïfa, au Nord d'Israël. A Beyrouth, le commandant en second du Hizbullah, Naïm Kassem, a déclaré que cette formation était prête pour la confrontation avec Israël. Kassem a indiqué, notamment, que la situation, en Israël, était confuse, et que les responsables y étaient sous pression. Des sources israéliennes ont indiqué, pour leur part, que l'Irak continue à renforcer ses troupes derrière les frontières de la Syrie et de la Jordanie. Ces sources ont précisé que pratiquement deux divisions irakiennes se trouvent à proximité de la frontière syrienne, ce qui semble correspondre à un déploiement militaire coordonné avec le régime de Damas. Le quotidien Sunday-Times, de Londres, a révélé que les armées tant syrienne qu'israélienne sont en état d'alerte maximale. Les Etats-Unis ont multiplié les messages en direction de Damas pour mettre en garde cette capitale contre toute complaisance avec les plans de Bagdad visant à l'escalade. Dimanche dernier, des officiels américains ont appelé à la prudence, en particulier en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza, en proie à une guérilla israélo-palestinienne. Une source militaire israélienne a indiqué que l'arrivée dans le pays des batteries de missiles Patriot ne renforce pas réellement les capacités de défense aérienne d'Israël. Le missile Patriot avait été conçu, au départ, comme missile sol-air destiné à atteindre des aéronefs. Mais, au cours de la Guerre du Golfe, Raytheon (la société productrice) avait amélioré ce missile afin de le rendre capable de détruire des missiles ennemis en vol (avant qu'il ne touchent leur cible). Toutefois, des sources de la défense (américaine) indiquent que le Patriot est, en réalité, trop lent pour pouvoir intercepter les missiles les plus sophistiqués mis au point par l'Egypte, la Syrie et l'Iran.